s -^ ' STHR RISKS HAMMOND *"! '- -.: (?.<;, -5W^ ,Mf..*' *&:* V^W^'i^AX^ 1 ' , fe ^*^.^.fc S ; . ' ' f - v U^^fe : -*;^ ^^'C^' v^ .- ^*^:X* 1V vr?^s "3**'mi\'.^^ ''"/. ' IVERSITY0P ALIFORNIA <\N DIEGO PENSEES DE PASCAL El DE NICOLE. DE PASCAL, I'RECEDKKS UK SA VIE PAR M mc PER1BR, SA SOEUR, nus CHOIX DES PENSEES DE NICOLE, KT 1)1 ^(l^ TliMTF IH-. I.A I'M* \A K<: I.K.S IIOMMKS PARIS, LIBRAlRIt: OK 1-IHMIiN DIDOT FRERES, KILS ET C', IMI'lilMMKS DK L'lSSTITtT HE FRANCE, Rli'K JACOB, 56. 1858. il VIE DE B. PASCAL, ECRITE PAR MADAME PERIER, SA SOEUR. Monfrere naquit a Clermont, le 19 juin de 1'annee 1623. Mon pere s'appelait ttienne Pascal, president en la cour des aides; et ma mere, Antoinette Begon. Des que monfrere fut en a"ge qu'on lui put parler, il donna des marques d'un esprit extraordinaire par les petites reparties qu'il faisait fort a pro- pos ; mais encore plus par les questions qu'il faisait sur la na- ture des choses , qui surprenaient tout le monde. Ce commen- cement, qui donnait de belles esperances, ne se dementit jamais ; car a mesure qu'il croissait il augmentait toujours en force de raisonnement , en sorte qu'il etait toujours beaucoup au-dessus de son Sge. Cependant ma mere etant morte des 1'annee 1626 , que mon frere n' avail que trois ans , mon pere se voyant seul s'appliqua plus fortement au soin de sa famille ; et comme il n' avail point d'autres fils que celui-la , cette qualite de fils unique , et les grandes marques d' esprit qu'il reconnut dans cet enfant , lui dounerent une si grande affection pour lui , qu'il ne put se re- soudre a commettre son education a un autre , et se resolut des lors a 1'instruire lui-meme , comme il a fait ; mon frere n'ayanl jamais entre dans aucun college , et n'ayant jamais eu d'autre maitre que mon pere. En 1'annee 1631 , mon pere se relira a Paris, nous y mena lous , et y etablit sa demeure. Mon frere , qui n'avait que huit ans , recut un grand avantage de celle retraite , dans le dessein que mon pere avail de 1' clever ; car il est sans doute qu'il n'au- rail pas pu en prendre le meme soin dans la province, ou 1'exercioe de sa charge el les compagnies conlinuelles qui abor- daient chez lui 1'auraicnt beaucoup detourne" : mais il &ait a M VIE DE PASCAL. Paris dans unc entiere liberte; il s'y appliqua tout entier, et il eut tout le succes que purent avoir les soins cfun pere aiissi intelligent et aussi affectionne qu'on le puisse etre. Sa principale maxime dans cette education etait de tenir toujours cet enfant au-dessus de son ouvrage; et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point commencer a lui apprendre le latin qu'il n'eut douze ans, afin qu'il le fit avec plus de fa- cijite. Pendant cet intervalle il ne le laissait pas inutile, car il 1'en- tretenait de toutes les choses dont il le voyait capable. Il lui faisait voir en general ce que c' etait que les langues ; il lui montrait comme on les avait reduites en grammaires sous de certaines regies; que ces regies avaient encore des exceptions qu'on avait eu soin de remarquer ; et qu'ainsi Ton avait trouve le moyen par la de rendre toutes les langues communicables d'un pays en un autre. Cette idee ge"nerale lui debrouillait 1' esprit, et lui faisait voir la raisondes regies de la grammaire; de sorte que, quand il vint a 1'apprendre , il savait pourquoi il le faisait , et il s'appliquait pre"cisement aux choses a quoiil fallait leplus d'application. Apres ces connaissances , mon pere lui en donna d'autres; il lui parlait souvent des effets extraordinaires de la nature, comme de la poudre a canon , et d'autres choses qui surpren- nent quand on les considere. Mon frere preuait grand plaisir a cet entretien , mais il voulait savoir la raison de toutes cho- ses ; et comme elles ne sont pas toutes connues , lorsque mon pere ne les disait pas, ou qu'il disait celles qu'on allegue d' or- dinaire , qui ne sont proprement que des defailes , cela ne le contentait pas : car il a toujours eu une nettete d'esprit admira- ble pour discerner le faux ; et on peut dire que toujours et en toutes choses la ve"rit6 a e"te le seul objet de sou esprit , puisque jamais rien ne 1'a pu satisfaire que sa connaissance. Ainsi des son enfance il ne pouvait se rendre qu'a ce qui lui paraissait vrai e"videmment ; de sorte que , quand on ne lui disait pas de bonnes raisons , il en cherchait Im-m^me ; et quand ii VIE DE PASCAL. MI s' etait attache a quelque chose , il ne la quittait point qu'il n'en cut trouve quelqu'une qui le put satisfaire. Une fois entre au- tres quclqu'un ayant frappe a table un plat de faience avec un couteau , il prit garde que cela rendait un grand son , mais qu'aussitot qu'on eut mis la main dessus , cela 1'arreta. 11 vou- lut en meme temps en savoir la cause, et cette experience le porta a en faire beaucoup d'autres sur les sons. Tl y remarqua tant de choses, qu'il en fit un traite a 1'age de douze ans , qui fut trouve tout a fait bien raisonne. Son genie pour la geometric commenca a paraitre lorsqu'il n'avait encore que douze ans , par une rencontre si extraordi- naire, qu'il me semble qu'elle merite bien d'etre de"duite ea particulier. Mon pere etait homme savant dans les malhemaliques , et avail habitude par la avec tous les habiles gens en cette science, qui etaient souvent chez lui ; mais comme il avail dessein d'instruire mon frere dans les langues , et qu'il savait que la mathematique est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup 1'esprit , il ne voulut point que mon frere en etit au- cuueconnaissance , de peur que cela ne le rendil negligent pour la latine, et les autres langues dans lesquelles il voulait le per- fectionner. Par cette raison il avail serre tous les livres qui en traitent, elil s'abslenail d'en parler avec ses amis en sa pre- sence ; mais cette precaution n'empechait pas que la curiosite de cet enfanl ne fut excitee, desorte qu'il priail souvent mon pere de lui apprendre la mathematique ; mais il le lui refusait, lui promettant cela comme une recompense. II lui promettait qu'aussitot qu'il saurait le latin et le grec, ilia lui apprendrait. Mon frere , voyant cette resistance, lui demauda un jour ce que c' etait que cetle science , et de quoi on y traitait : mon pere lui dit en general que c' etait le moyen de faire des figures justes. et de trouver les proportions qu'elles avaient entre elles , et en meme temps lui defcndit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bor- ues , des qu'il eut cette simple ouverture , que la matWma- IT VIE DE PASCAL. tique dunnait des inoyens de faire des figures infaillibleinent justes , il se mit loi-meme a rever sur cela a ses heures de re- creation ; et etant seul dans une salle ou il avail accoutume de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux , cherchant les moyens de faire , par exemple , un cercle parfaitement rond , uii triangle dont les cotes et les angles fussent egaux , et les autres choses semblables. II trou- vait tout cela lui seul ; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de nion pere avait etc si grand de lui cacher toutes ces cboses, il n'en savait pas meme les noms. II fut contraint de se faire lui-meme des definitions ; il appelait un cercle un rond , une ligne unebarre, et ainsi des autres. Apres ces definitions il se fit des axiomes , et enfin il fit des demonstrations parfaites ; et comrae Ton va de Tun a Fautre dans ces choses, il poussa ses recbercbes si avant, qu'il en vint jusqu'a la trente-deuxieme proposition du premier livre d'Euclide. Comme il en etait la-dessus, mon pere entra dans le lieu ou il etait, sans que mon frere I'entendit; il le trouva si fort applique, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris , ou le Ills de voir son pere , a cause de la defense expresse qu'il lui en avait faite , ou du pere de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du pere fut bien plusgrande, lorsque, lui ayantdemande ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cberchaittelle chose qui etait la trente-deuxieme proposition du premier li- vre d'Euclide. Mon pere lui demanda ce qui 1' avait fait penser a chercher cela : il dit que c' etait qu'il avait trouve telle autre chose ; et sur cela lui ayant fait encore la meme question , il lui dit encore quelques demonstrations qu'il avait faites ; et en- fin, en retrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre , il en vint a ses definitions et a ses axiomes. Mou pere fut si epouvante de la grandeur etde la puissance de ce genie , que sans lui dire mot il le quitta , et alia che/ M. le Pailleur, qui etait son ami iutime, et qui etait aussi tres- savant. Lorsqu'il y fut arrive, il y demeura immobile comme VIE DE PASCAL. v un homme transported M. Ic Pailleur voyant cela , et voyant meme qu'il versait quelques larmes , fut epouvante , et le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause de son deplaisir. Mon pere lui repondit : Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie. Vous savez les soins que j'ai pris pour oter a mon fils la connaissance de la geomelrie , de peur de le detourner de ses autres etudes : cependant voici ce qu'il a fait. Sur cela il lui montra tout ce qu'il avail trouve , par ou Ton pouvait dire en quelque facou qu'il avail invente les mathematiques. M. Le Pailleur net'ulpasmoinssurpris que mon pere 1' avail etc, et lui dil qu'il ne trouvait pas jusle de captiver plus longtemps cet espril , el de lui cacher encore celle connaissance ; qu'il fallail lui laisser voir les livres , sansle retenir da vantage. Mon pere ayant trouve cela a propos , lui donna les Ele- ments (FEuclide pour les lire a ses heures de recreation. II les vit el les entendil toul seul , sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication ; et pendant qu'il les voyait, il composait, et allait si avant , qu'il se trouvait regulierement aux confe"- rences qui se faisaient loutes les semaines , ou tous les babiles gens de Paris s'assemblaient pour porter leurs ouvrages , ou pour examiner ceux des autres ' . Mon frere y tenait fort bien son rang, tant pour 1'examen que pour la production; car il e'tait de ceux qui y portaient le plus souvent des choses nou- velles. On voyail souvenl aussi dans ces assemblees-la des pro- posilions qui etaient envoyees d'ltalie, d'Allemagne , et d'au- Ires pays etraugers , et Ton prenait son avis sur tout avec au- tanl de soin que de pas un des autres ; car il avail des lumie- res si vives , qu'il est arrive quelquefois qu'il a decouvert des fautes dont les autres ne s' etaient point apercus. Cependant il n'employait a cette etude de geometrie que ses beures de re- creation ; car il apprenait le latin sur les regies que mon pere 1 Cetle socieM, dont 1'amilieet le gout pour les sciences formaient le double lirn , se composait du pere Mersenne , de Roberval, Mydorge, Carcavi, le Pailleur, et de plusieurs autres savants distingues. File fut le Iwrceau de rAcademie royale des sciences, dont raulorite souvcraine sanclionna 1'existencc en I66G. ( AIME-MAKTIN. ) M VIE DE PASCAL. lui avail faites expres. Mais comme il trouvait daus cette science la ve"ritc qu'il avail si ardemment recherchee , il en e"lail si sa- tisfail, qu'il y mellait son espril lout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquSl , il y avancait lellement, qu'a 1'age de seize ans il fil un Traite dcs Coniques qui passa pour elre un si grand efforl d'espril, qu'on disait que depuis Archimede on n'avait rien vu de celle force. Les habiles gens etaienl d'avis qu'on les imprimat des lors, parce qu'ils disaientqu' encore que ce fill un ouvrage qui serait loujours admirable, neanmoins si on 1'imprimail dans le temps que celui qui 1'avail invenle n'a- vait encore que seize ans, cetle circonslauce ajouterail beau- coup a sa beaute : mais comme mon frere n'a jamais eu de pas- sion pour la reputation , il ne fit pas de cas de cela ; et ainsi cet ouvrage ii'a jamais etc imprime '. Durant tous ces temps-la il continuait toujours d'apprendre Ifc latin et le grec ; et outre cela, pendant el apres le repas , mon pere 1'enlretenait tantot de la logique , tanlol de la physi- que , el des aulres parlies de la philosophic ; el c'est tout ce^ qu'il en a appris , n'ayant jamais ete au college , ni eu d'autres maitres pour cela non plus que pour le reste. Mon pere pre- nail un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progres que mon ft ere faisait dans toules les sciences, mais il lie s'apercul pas que les grandes el continuelles applications dans un age si tendre pouvaienl beaucoup interesser sa sante; et en cffet elle commenca d'etre alteree des qu'il eut atteinl 1'age de dix-huit ans. Mais comme les incommodites qu'il ressentait alors n'etaient pas encore dans une grande force , elles ne I'empScherent pas de continuer loujours dans ses occupations ordmaires; de sorte que ce fut en ce temps-la et a 1'uge de dix-neuf ans qu'il inventa celle machine d'arithmetique par laquelle on fait non-seulement toutes series de suppulalions 1 Ce Traite des Sections coniques etonna Descartes Iui-m6me, et ce grand piiilosophe s'obstina a le regarder comme 1'ouvrage des mailres de Pascal , ne pouvant croire qu'un enfant de seize ans en ful 1'auleur. (A.-M.) VIE DE PASCAL. TO sans plume et sans jetoiis , mais on les fait nieine sans savoir aucune regie d'arithmetique , et avec une surete infaillible. Cet ouvrage a ete considere comme une chose nouvelle dans la nature , d'avoir reduit en machine une science qui reside tout entiere dans 1'esprit , et d'avoir trouve le moyen d'en faire toutes les operations avec une entiere certitude , sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup , non pas pour la pensee ou pour le mouvement , qu'il trouva sans peiue, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans a le mettre dans cette per- fection ou il est a present ' . Mais cette fatigue , et la delicatesse ou se trouvait sa saute 1 Lasceur de Pascal oublie ici une aventure singuliere, et qui est cepen- dant la preface indispensable de 1'invention du jeune geometre. En 1638 , le gouverneroent ayant ordonne des retranchements sur les rentes d Photel de ville de Paris, fitienne Pascal prit parti contre cetle mesure spoliatrice , et Pordre fut donne par le cardinal de Richelieu de Penfer- mer a la Baslille. Instruit a temps , il se deroba a la colere du ministre, et s'enfuit en Auvergne. Vers cette epoque, la duchesse d'Aiguillon vou- lut faire representer devant le cardinal une piece de Scuderi, intitules r Amour ttjra unique , et jeta les yeux pour Pun des roles sur Jacqueline Pascal, soeur cadette de Blaise. La piece fut representee le 3 avril 1633, et la jeune fille s'acquilta si bien de son role, que le cardinal de Riche- lieu lui accorda la grace de son pere , qu'elle avail ose lui demander clans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir lecoupa- ble , et, frappe de ses vastes connaissances , il resolul de I'employer, et lui accorda , peu de temps apres, Pintendance de Rouen. Dans J'exercice de eel emploi , qu'il remplit pendant sept annees, fitienne Pascal apprit a son lils les operations de calcul , et ce fut dans ('intention d'abreger ce travail que Penfant inventa la machine arithmetique. La combi- naison et Pexecution de cette machine , qui execute mecaniquement tou les calculs sans autre secours que ceux des yeux et de la main , lui don- nerent des peines incroyables, et linirent par alterer sa sante. fitonnede celte decouverte , le celebre Leibnitz voulut encore la perfectionner ; mais de nos jours , en Angleterre , un celebre mecanicien nomme Babbage , suivant toujours la meme idee , est parvenu a composer une machine mathematique qui resout les problemes les plus compliques , et calcule, comme un geomelre , le mouvement des astres et le retour des eclipses. Ainsi ['invention de Pascal a ete le point de depart de cetle invention prodi- gieuse. Nous remarquerons que la plupart des decouvertes de Pascal avaient un but d'utilite generale. Ainsi il inventa la brouette, autreraent irommee vinaigrette , ou chaise roulante trainee a bras d'homme , et Ic huquel , ou charrette a longs brancards, qui est une heureuse comhi- naison du k-vior cl du plan incline. .'(A. -M.) Viii VIE I)L PASCAL. depuis quelques aunees , le jeterenl dans des incommodiles qui ne 1'ont plus quitte; de sorte qu'il nous disait quelquefois que depuis 1'agc de dix-huit ans il n'avait pas passe un jour sans douleur. Ces incommodiles neanmoins n'elanl pas tou- jours dans une egale violence , des qu'il avail un peu de rela- che, son esprit se porlait incontinent a chercher quelque chose de nouveau. Ce fut dans ce temps-la et a 1'age de vingt-trois ans qu'ayant vu 1'experience de Toricelli , il inventa ensuite et executa les autres experiences qu'on nomme ses experiences : celle du vide , qui prouvait si clairement que tous les effets qu'on avail attribues jusque-la a 1'horreur du vide sont causes par la pesanteur de Fair 1 . Cette occupation fut la derniere ou il appliqua son esprit pour les sciences humaines ; el quoi- qu'il ail invenle la roulette apres , ceia ne contredit poiul a ce que je dis ; car il la Irouva sans y penser , et d'une maniere qui fait bien voir qu'il n'y avail pas d' application , comine je dirai dans son lieu. Immediatement apres celle experience , el lorsqu'il n'avail pas encore vingl-qualre ans , la providence de Dieu ayanl lail nailre une occasion qui 1'obligea de lire des ecrils de pie"le, Dieu 1'eclaira de lelle sorle par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrelienne nous oblige a ne vivre que pour Dieu , el a n'avoir poinl d'autre objet que 1 La pesanteur de 1'air fut deroonlree par 1'ingenieuse experience du barometre sur le Puy-de-D6me, experience faile le 19 septembre 1048. Baillet accuse Pascal dlngratitude envers Descartes, et meme de plagiat, a propos de cette experience ; mais Baillet a tort, ce qui lui ar- rive assez souvent. Voici , en quelques mots, toule 1'hisloire de cetle de- wuverte. Galilee soupconnc la pesanteur de 1'air , et le premier nie rhorreur du vide ; Toricelii conjecture qu'dle produit la suspension de 1'eau dans les pompes, a une elevation de treute-deux pieds; enfin Pas- cal convertit toutes les conjectures en demonstration, en imaginant 1'ex- perience du Puy-de-D6rae , moyen neuf et decisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanleur de 1'air. Les deux trailes de Pascal sur YEquilibre des liqueurs et sur la Pesanteur de la mass- i-xTiiant la cycluiile, tome V des CEuvrcs dc Pascal. ) (A.-M. ) VIE DJi PASCAL. xix longtemps qu'il avail reuouce a toutes ses coimaissances , il ne s'avisa pas seulement de les ecrire : neanmoins en ayant parle par occasion a une personne a qui il devait toute sorte de deference, et par respect et par reconnaissance de 1'affec- tion dontil Fhonorait, cette personne, qui est aussi consi- derable par sa piete que par les eminentes qualites de son esprit et par la grandeur de sa naissance , ayant forme sur cela un dessein qui ne regardait que la gloire de Dieu , trouva a propos qu'il en usat comme il Gt , et qu'ensuite il le fit imprimer. Ce fut seulement alors qu'il 1'ecrivit, mais avec une pre- cipitation extreme , en huit jours ; car c'etait en me'me temps que les imprimeurs travaillaient, fournissant a deux en meme temps sur deux differents traites, sans que jamais il en eut d'autre copie que celle qui fut faite pour 1'impression ; ce qu'on ne sut que six mois apres que la chose fut trouvee. Cependant ses infirmites continuant toujours , sans lui don- ner un seul moment de rela'che , le reduisirent , comme j'ai Uit , a ne pouvoir plus travailler, et a ne voir quasi personne. Mais si elles rempecherent de servir le public et les parti- culiers , elles ne fureut point iuutiles pour lui-meme , et il les a souffertes avec tant de paix et tant de patience , qu'il y a sujet de croire que Dieu a voulu achever par la de le ren- dre tel qu'il le voulaitpour paraitre devant lui : car durant cette longue maladie il ne s'est jamais detourne de ces vues, ayant toujours dans 1'esprit ces deux grandes maximes , de renoncer a tout plaisir et a toute superfluite. II les pratiquait dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens , leur refusaut absolument tout ce qui leur etait agreable : et quand la necessite le contraignait a faire quel- que chose qui pouvait lui donner quelque satisfaction, il avail une adresse merveilleuse pour en detourner son esprit, aQn qu'il n'y prit point de part : par exemple , ses continuelles maladies 1'obligeant de se nourrir delicatement , il avail un soin tros-grand de lie point gouter ce qu'il mangeait; et iious XX VIE DE PASCAL. avons pris garde que , quelque peine qu'on prit a lui chercher quelque viande agreable , a cause des degouts a quoi il etait sujct , jamais il n'a dit : Voila qui est bon ; et encore lors- qu'on lui servait quelque chose de nouveau selon les saisons, si Ton lui demandait apres le repas s'il 1'avait trouve bon , il disait simplement : II fallait m'en avertir devant , et je vous avoue que je n'y ai point pris garde. Et lorsqu'il arrivait que quelqu'un admiraitla bonte de quelque viande en sa presence, il ne le pouvait souffrir ; il appelait cela e*tre sensuel , encore meme que ce ne fut que des choses communes; parce qu'il disait que c'etait une marque qu'on mangeait pour contenter le gout, ce qui etait toujours mal. Pour eviter d'y tomber, il n'a jamais voulu permettre qu'oii lui fit aucune sauce ni ragout , non pas meme de 1'orange et du verjus , ni rien de tout ce qui excite 1'appetit , quoiqu'il aimat nature! lenient toutes ces choses. Et, pour se tenir dans des bornes reglees , il avail pris garde , des le commencement de sa retraite , a ce qu'il falJait pour son estomac ; et depuis cela il avail regie tout ce qu'il devait manger ; en sorte que , quelque appetit qu'il eut, il ne passait jamais cela; et, quelque degout qu'il eut , il fallait qu'il le mangeat : et lorsqu'on lui demandait la raison pourquoi il se contraignait ainsi , il re- pondait que c'etait le besoin de 1' estomac qu'il fallait satis- faire , et non pas 1'appetit. La mortification de ses sens n'allait pas seulement a se re- trancher tout ce qui pouvait leur etre agreable , mais encore a ne leur rien refuser, par cette raison qu'il pourrait leur de- plaire, soil par sa nourriture, soil par ses remedes. Il a pris quatre ans durant des consommes sans en temoigner le moin- dre degout ; il prenait toutes les choses qu'on lui ordounait pour sa sante , sans aucune peine , quelque difficiles qu'elles fussent : et lorsque je m'etonnais de ce qu'il ne temoignait pas la moindre repugnance en les preuaut , il se moquait de moi, et me disait qu'il ne pouvait pas comprendre lui-meme comment oil pouvait temoigner de la repugnance quaiid on pro- VIE DE PASCAL. xxi nait line medecine volontairement, apres qu'on avail etc averti qu'elle etait mauvaise , et qu'il n'y avait que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C'est en cette maniere qu'il travaillait sans cesse a la mortification. II avait uu amour si grand pour la pauvrete , qu'elle lui ftait toujours presente ; de sorte que des qu'il voulait entre- prendre quelque chose, ou que quelqu'un lui demandait con- seil, la premiere pensee qui lui venait en 1'esprit, c'etait de voir si la pauvrete pouvait eHre pratiquee. Une des choses sur les- quelles il s'examinait le plus, c'etait cette fantaisiedevouloir exceller en tout, comme de se servir ententes choses des meilleurs ouvriers , et autres choses semblables. II ne pou- vait encore souffrir qu'on cherchat aveo soin toutes ses com- modites , comme d'avoir toutes choses pres de soi ; et mille autres choses qu'on fait sans scrupule , parce qu'on ne croit pas qu'il y ait du mal. Mais il n'en jugeait pas de meme , et nous disait qu'il n'y avait rien de si capable d'eteindre 1'esprit de pauvrete , comme cette recherche curieuse de ses commo- dites, de cette bienseance qui porte a vouloir toujours avoir du meilleur et du mieux fait ; et il nous disait que pour les ouvriers , il fallait toujours choisir les plus pauvres et les plus gens de bieu , et non pas cette excellence qui n'est jamais ne- cessaire , et qui ne saurait jamais etre utile. II s'ecriait quel- quefois : Si j'avais le coeur aussi pauvre que 1'esprit, je se- rais bien heureux ; car je suis merveilleusement persuade que la pauvrete est un grand moyen pour faire son salut. Cet amour qu'il avait pour la pauvrete le portait a airner les pauvres avectant de tendresse, qu'il n'a jamais pu refuser I'aumone , quoiqu'il n'en fit que de son necessaire , ayant peu de bien , et etant oblige de faire une depense qui exce- dait son revenu, a cause de ses infirmites. Mais lorsqu'on lui voulait representcr cela , quand il faisait quelque aumone considerable , il se fachait et disait : J'ai remarque une chose , que, quelque pauvre qu'on soil, on laisse toujours quelque chose en mourant. Ainsi il fermait la bouche : et il a 616" quel- x\n VIE DE PASCAL. quefois si avant , qu'il s'est reduit a preiidre de 1'argent au change , pour avoir donue aux pauvres tout ce qu'il avail , et ue voulant pas apres cela importuner ses amis. Des que Taffaire dcs carrosses fut etablie, il me dit qu'il voulait demander mille francs par avance sur sa.part a des fermiers avec qui Ton traitait, si Ton pouvait demeurer d'ac- cord avec eux, parce qu'ils etaient de sa connaissance, pour envoyer aux pauvres de Blois; et comme je lui disais que 1'af- faire n'etait pas assez sure pour cela, et qu'il fallait attendre a une autre auriee, il me fit tout aussitot cette repouse : Qu'il ue voyait pas un grand inconvenient a cela , parce que s'ils perdaient, il le leur rendrait de son bien, ct qu'il n' avail garde d'attendre a une autre annee , parce que le besoin etait trop pressant pour differer la charite. Et comme on ue s'ac- cordait pas avec ces personnes , il ne put executer cette reso- lution, par laquelle il nous faisaii voir la verite de ce qu'il nous avait dit tant de fois, et qu'il ne souhaitait avoir du bien que pour en assister les pauvres ; puisqu'en nieine temps que Dieu lui donnait 1'esperance d'en avoir, il commcncait a le distribuer par avance , avant meme qu'il en fut assure. Sa charite envers les pauvres avait toujours ete fort graude ; inais elle etait si fort redoublee a la fin de sa vie, que je ne pouvais le satisfaire davantage que de Ten entretenir. 11 m'ex- hortait avec grand soin depuis quatre ans a me consacrer au service des pauvres , et a y porter mes enfants. Et quand je lui disais que je craignais que cela ne me divertit du soin de ma famille, il me disaitque ce n'etait que manque de bonne volonte , et que comme il y a divers degres dans cette vertu , on peut bien la pratiquer en sorte que cela ue nuise point aux affaires domestiques. II disait que c' etait la vocation ge- nerale des Chretiens , et qu'il ne fallait point de marque par- ticulicre pour savoir si on y etait appele , parce que cela etait certain; que c'est sur cela que Jesus-Christ jugera le monde; et que quand on considerait que la seule omission de cette vertu est cause de la damnation , cette seule pensce serait ca- VIE DE PASCAL. pable de nous porter a nous depouiller de tout, si nous avions de la foi. 11 nous disait encore que Ja frequentation des pau- vres est extrdmement utiie, en ce que voyant continuellement les miseres dont ils sont accables , et que inline dans 1'exlre- mite de leurs maladies ils manquaient des choses les plus ne- cessaires , qu'apres cela il faudrait etre Lien dur pour ne pas se priver volontairement des commodites inutiles et des ajustements superflus. Tous ces discours nous excitaient et nous portaient quel- quefois a faire des propositions pour trouver des moyens pour des reglements generaux qui pourvussent a toules les neces- sites ; mais il ne trouvait pas cela bon , et il disait que nous n'etions pas appeles au general, mais au particulier ; et qu'il crovait que la maniere la plus agreable a Dieu etait de servir les pauvres pauvrement , c'est-a-dire chacun selon son pou- voir, sans se remplir Tesprit de ces grands desseins qui tien* nent de cette excellence dont il blamait la recberche en toutes cboses. Ce n'est pas qu'il trouva't mauvais I'etablissement des hopitaux generaux ; au contraire , il avail beaucoup d'amour pour cela, comme il 1'a bien temoigne par son testament; mais il disait que ces grandes entreprises etaient reservees a de certaines personnes que Dieu destiuait a cela , et qu'il con- duisait quasi visiblement ; mais que ce n' etait pas la vocation generale de tout le monde , comme 1'assistance journaliere et particuliere des pauvres. Voila une partie des instructions qu'il nous donnait pour nous porter a la pratique de cette vertu qui tenait une si grande place dans son coeur; c'est un petit echantillon qui nous fait voir !a grandeur de sa cbarite. Sa purete n' etait pas moindre ; et il avail un si grand respect pour cetle vertu , qu'ii etait continue!] einent en garde pour empecber qu'elle ne fill blessco ou dans lui ou dans les autres ; et il n'est pas croyable combien il etait exact sur ce point. J'en etais meme dans la crainte; car il trouvait a redixe a des discours que je faisais , el que jc croyais tres-innocetits , et dont il me faisait ensuite VIE DE PASCAL. voir Ics defauts, que je n'aurais jamais connus sans ses avis. Si je disais quelquefois par occasion que j'avais vu une belle femme , il se fSchait, et me disait qu'il ne fallait jamais tenir ce discours devant des laquais ni des jeunes gens , parce que je ne savais pas quelles pensees je pourrais exciter par la en eux. II ne pouvait souffrir aussi les caresses que je recevais de mes enfants, et il me disait qu'il fallait les en desaccoutumer, et que cela ne pouvait que leur nuire ; et qu'on leur pouvait temoigner de la tendresse en mille autres manieres. Voila les instructions qu'il me donnait la-dessus , et voila quelle etait sa vigilance pour la conservation de la purete dans lui et dans les autres. II lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort , qui en fut une preuve bien sensible , et qui fait voir en meme temps la grandeur de sa charite : comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice , il vint a lui une jeune fille d'environ quinze ans , fort belle , qui lui demanda 1'aumoue ; il fut louche de voir cette personne exposed a un danger si evident ; il lui demanda qui elle etait, et ce qui Pobligeait ainsi a demander 1'aumone ; et ayant su qu'elle etait de la campagne, et que son pere etait mort, et que sa mere etant tombee malade , on 1'avait portee a I'Hotel-Dieu ce jour-la mSine , il crut que Dieu la lui avail envoyee aussitot qu'elle avail e"t dans le besoin ; de sorte que des 1'heure meme il la mena au seminaire , ou il la mil eutre les mains d'un boil pretre a qui il donna de 1'argent, et le pria d'en prendre soin , et de la mettre en condition ou elle put recevoir de la con- duite a cause de sa jeunesse , et ou elle fut en surete de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin , il lui dit qu'il lui enverrait le lendemain une femme pour lui acheter des babits, et tout ce qui lui serait necessaire pour la mettre en etat de pouvoir servir une maitresse. Le lendemaiu il lui envoya uue femme qui travailla si bien avec ce bon pretre , qu'apres 1'a- voir fait habiller, ils la mirent dans une bonne condition, Et cet ecclesiastique ayant demande a cette femme le nom VIE DE PASCAL. vtv de celui qui faisait cette charile , elle lui dit qu'elle n'avait point charge de le dire, mais qu'elle le vieiidrait voir de temps en temps pour pourvoir avec lui aux besoins de cette jeune fille, et il la pria d'obtenir de lui la permission de lui dire son nom : Je vous promets , dit-il , que je n'en parlerai jamais pendant sa vie ; mais si Dieu permettait qu'il mourut avant moi , j'aurais de la consolation de publier cette action : car je la trouve si belle , que je ne puis souffrir qu'elle de- meure dans 1'oubli. Ainsi par cette seule rencontre ce bon ecclesiaslique , sans le connaitre, jugeait combien il avail de charite, et d'amour pour la purete. Il avail une extreme ten- dresse pour nous ; mais cette affection n'allait pas jusqu'a 1'attachement. II en donna une preuve bien sensible a la mort de ma sceur, qui preceda la sienne de dix mois. Lors- qu'il recut cette nouvelle il ne dit rien, sinon : Dieu nous fasse la grace d'aussi bien mourir ! et il s'est toujours depuis tenu dans une soumission admirable aux ordres de la pro- vidence de Dieu, sans faire jamais reflexion que Sur les gran- des graces que Dieu avail faites a ma soeur pendant sa vie , et les circonslances du temps de sa mort ; ce qui lui faisait dire sans cesse : Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu'ils meurent au Seigneur! Lorsqu'il me voyait dans de con- tinuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si forl, il se fachail , el me disail que cela n'elait pas bien , et qu'il ne fallait pas avoir ces sentiments pour la mort des justes , et qu'il fallait au contraire louer Dieu de ce qu'il 1'avait si forl recompensed des pelils services qu'elle lui avail rendus. C'esl ainsi qu'il faisail voir qu'il n' avail nulle attache pour ceux qu'il aimail ; car s'il eul ele capable d'en avoir, c'eul ele sans doute pour ma soeur, parce que c'etail assuremenl la personne du monde qu'il aimail le plus. Mais il n'en de- meurail pas la ; car non-seulemenl il n' avail poinl d'allache pour les aulres , mais il ne voulail poinl du lout que les au- tres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches cri- minelles el dangereuses : car cela est grossier, el loul le xxvi VIK DE PASCAL. monde le voit bien; mais je parle de ces amities les plus innoeentes : et c'etait une des choses sur laquelle il s'obser- vait le plus regulierement , afin de n'y point donner de sujet, et inline pour 1'empeeher : et conime je ne savais pas cela, j'etais toute surprise des rebuts qu'il me faisait quelquefois , et je le disais a ma soeur, me plaignant a elle que mon frere ne m'aimait pas , et qu'il semblait que je lui faisais de la peine, lors meme que je lui rendais mes services les plus affectionne"s dans ses infirmites. Ma soeur me disait la-clessus que je me trompais, qu'elle savait le contraire; qu'il avait pour moi une affection aussi grande que je le pouvais sou- haiter. C'est ainsi que ma soeur remettait mon esprit , et je ne tardais guere a en voir des preuves ; car aussitot qu'il se presentait quelque occasion ou j'avais besoin du secours de mon frere , il 1'embrassait avec tant de soin et de temoignages d'affection , que je n'avais pas lieu de douter qu'il ne m'aimat beaucoup; desorte que j'attribuais au chagrin de sa maladie les manieres froides dont il recevait les assiduites que je lui rendais pour le desennuyer; et cette enigme ne m'a ete expli- yuee que le jour meme de sa mort, qu'une personne des plus considerables par la grandeur de son esprit et de sa piete, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu , me dit qu'i! lui avait donne cette instruction entre autres, qu'il ne souffrit jamais de qui que cefiltqu'on Faimatavec attachement; que c'etait une faute sur laquelle on ne s' examine pas assez, parce qu'on n'en concoit pas assez la grandeur, et qu'on ne considerait pas qu'en fomentant et souffrant ces attachements , on occupait un coeur qui ne devait etre qu'a Dieu seul : que c'etait lui faire un larcin de la chose du monde qui lui etait la plus pre- cieuse. Nous avons bien vu ensuite que ce principe etait bien avant dans son coeur ; car, pour 1' avoir toujours present , il I'avait ecrit de sa main sur un petit papier separe , ou il y avait ces mots : II est injuste qu'on s' attache, quoiqu' m le fasse avec plaisir et volontairement : jo tromperais ceuxen VIE DE PASCAL. XXTH . qui je ferais n;iitre ce desir, carje ne suis ia Ha de persoune, et n'ai de quoi le satisfaire. Ne suis-je pas pret a mourir, et ainsi I'objet de leur attachement mourra done? Coimne je serais coupable de faire croire une faussete , quoique je la persuadasse doucement, qu'on la erut avec plaisir, et qu'eii cela on me fit plaisir : de meme je suis coupable si jo me fais aimer, et si j'attire les gens a s'attacher h moi. Je dois avertir ceux qui seraient prets a consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qu'il uven revienne; et de meme qu'ils ne doivent pas s'atta- cher a moi , car il faut qu'ils passent leur vie et leurs soins a pi airs a Dieu et a le chercher. Veil a dequelle maniere il s'instruisait lui-meme, et comme il pratiquait si bien ses instructions, quej'y avais ete trompee moi-meme. Farces marques que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues a notre connaissance quo par hasard , ou peut voir une partie des lumieres que Dieu lui donnait pour la perfection de la vie chretienne. II avail un si grand zele pour la gloire de Dieu , qu'il ne pouvait souffrir qu'elle i'ut violee en quoi que ce soit ; c'est ce qui le rendait si ardent pour le service du roi , qu'il resistait ii tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis ii appelait des pretextes toutes lesraisons qu'on donnait pour fcNcuser cette rebellion ; et il disait que dans un Etat etabli en republique comme Venise , c'etait un grand mal de contribuer u y mettre uii roi, et opprimer la liberte des peuples a qui Dieu 1'a donnee ; mais que dans un Etat ou la puissance royale est ^tablie , on ne pouvait violer le respect qu'on lui doit que par une espece de sacrilege ; puisque c'est non-seulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette meme puissance , a laquelle on ne pouvait s'opposer sans resister visiblement a 1'ordre deDieu; et qu'ainsi Ton ne pouvait assez exagcrer la grandeur de cette faute, outre qu'elle est toujours accompagnee de la guerre civile , qui est le plus grand peclie que 1'on puisse commettre contre la charite du (twin VIE DE PASCAL. prochain. Et il observait cette maxime si sincerement , qu'il a refuse dans ce temps-la des avantages Ires-considerables pour n'y pas manquer. II disait ordinairement qu'il avail un aussi grand eloignemenl pour ce peche-la que pour assassi- ner le monde, ou pour voler sur les grands chemins ; et qu'en- lin il n'y avail rien qui ful plus contraire a son naturel , el sur quoi il ful moins lente. Ce sonl la les senlimenls ou il elail pourle service du roi : aussi elail-il irreconciliable avec ceux qui s'y opposaienl ; et ce qui faisail voir que ce n'etait pas par temperament ou par attachemenl a ses sentiments , c'esl qu'il avail une dou- ceur admirable pour ceux qui 1'offensaient en parliculier. En sorte qu'il n'a jamais fait de difference de ceux-la d'avec les autres ; et il oubliait si absolumenl ce qui ne regardail que sa personne, qu'on avail peine a Ten faire souvenir, et il fallait pour cela circonstancier les choses. Et comme on admirait quelquefois cela , il disait : Ne vous en etonnez pas , ce n'est pas par vertu , c'esl par oubli reel; je ne m'en souviens point du tout. Cependant il esl certain qu'on voit par la que les offenses qui ne regardaienl que sa personne ne lui faisaient pas de grandes impressions, puisqu'illes oubliait si facilement ; car il avail une memoire si excellente, qu'il disait souvent qu'il n'avail jamais rien oublie des choses qu'il avail voulu relenir. II a pratique cette douceur dans la pratique des choses desobligeantesjusqu'a la fin; car peu de temps avant sa mort, ayant ete offense dans une parlie qui lui etait fort sensible , par une personne qui lui avail de grandes obligations , el ayanl en meme temps re ARTIE. ARTICLE V. 53 avoir ses admirateurs : et les philosophes meme en veu- lent. Ceux qui ecrivent centre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien ecrit; et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de 1' avoir lu ; et raoi qui ecris ceei , j'ai peut-etre cette envie ; et peut-etre que ceux qui le liront I'auront aussi. IV. Malgrc la vue de toutes nos miseres qui nous touchent et qui nous tiennent a la gorge , nous avons un instinct que nous ne pouvons reprimer, qui nous eleve. V. Nous sommes si presomptueux , que nous voudrions etre connus de toute la terre , et meme des gens qui vien- dront quand nous ne serons plus ; et nous sommes si vains , que 1'estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente. VI. La curiosite n'est que vanite. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler. On ue voyagerait pas sur la mer pour ne jamais en rien dire , et pour le seul plaisir de voir, sans esperance de s'en entretenir jamais avec personne. VII. On ne se soucie pas d'etre estime dans les villes ou Ton ne fait que passer ; mais quand on doit y demeurer un peu de temps , on s'en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionne a notre duree vaine et chetive. VIII La nature de I'amour-propre et de ce moi humain est &. 54 PENSEES DE PASCAL. de n'aimer que soi et de ne consider que soi. Mais que fera-t-il ? II ne saurait empecher que cet objet qu U aime ne soit plein de defauts et de miseres : il veut etre grand , et il se voit petit ; il veut etre heureux , et il se voit miserable; il veut etreparfait, et il se voit plein d'i in perfections ; il veut etre 1'objet de 1'amour et de 1'es- time des hommes, et il voit que ses defauts ne meritent que Icur aversion et leur mepris. Cet embarras ou il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer ; car il concoit une baine mortelle contre cette verite qui le reprend, et qui le convainc de ses defauts. II desireraitde 1'aneantir, et, ne pouvant la detruire en elle-meme, il la detruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres : c'est-a-dire qu'il met toute son application a couvrir ses defauts , et aux autres et a soi-meme , et qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie. C'est sans doute un mal que d'etre plein de defauts ; mais c'est encore un plus grand mal que d'en etre plein et de ne point vouloir les reconnaitre , puisque c'est y ajouter encore celui d'une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trou- vons pas juste qu'ils veuillent etre estimes de nous plus qu'ils ne meritent : il n'est done pas juste aussi que nous les trompions , et que nous voulions qu'ils nous estiment plus que nousne meritons. Ainsi , lorsqu'ils ne nous decouvrent que des imperfec- tions et des vices que nous avons en effet , il est visible qu'ils ne nous font point de tort , puisque ce ne sont pas eux qui en sont cause ; et qu'ils nous font un bien , puis- qu'ils nous aident a nous delivrer d'un mal, qui est 1'igno- rauce de ces imperfections. Nous ne devons pas etre f&- PREMIERE PART1E. ARTICLE V. 55 ches qu'ils les connaissent , e"tant juste et qu'ils nous con- iiaissent pour ce que nous sommes , et qu'ils nous mepri- sent , si nous sommes meprisables. Voila les sentiments qui naitraient d'un coeur qui se- rait plein d'equite et de justice. Que devons-nous done dire du n6tre, en y voyant line disposition toutecontraire? Car n'est-il pas vrai que nous haissons la verite et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu'ils se trompent a notre avantage, et que nous voulons etre estimes d'eux, autres que nous ne sommes eneffet? En voici une preuve. qui me fait horreur. La religion catholique n'oblige pas a deeouvrir ses peches indiffe- remment a tout le monde : elle souffre qu'on demeure cache a tons les autres hommes; mais elle en excepte un seul , a qui elle commande de deeouvrir le fond de son coeur, et de se faire voir tel qu'on est. II n'y a que ce seul homme an monde qu'elle nousordonne de desabu- ser, et elle 1'oblige a un secret inviolable , qui fait que cette couuaissance est dans lui comme si elle n'y etait pas. Peut-on s'imaginer rien de plus charitable et de plus doux? Et ueanmoiiis la corruption de I'homme est telle, qu'il trouve encore de la durete dans cette loi; et c'est une des principals raisons qui a fait revolter contre 1'E- glise une grande partie de 1'Europc. Que le coeur de 1'homme est iujuste et deraisonnable, pour trouver mauvais qu'on 1'oblige de faire a 1'egard d'un homme ce qu'il serait juste, en quelque sorte, qu'il fit a 1'egard de tous les hommes ! Car est-il juste que nous les trompions ? II y a differents degres dans cette aversion pour la ve- rite : mais on peut dire qu'elle est dans tous en quelque degre" , parce qu'elle est inseparable de 1'amour-propre. 66 PENSEES DE PASCAL. C'est cotte mauvaise delicatesse qui oblige ceux qui sout dans la necessite de reprendre les autres , de choisir tant de tours et de temperaments pour eviter de les choquer. II fautqu'ils diminuent nos defauts, qu'ils fassent sem- blant de les excuser, qu'ils y melent des louanges, et des temoignages d'affection et d'estime. Avectout ceJa, cette medecine ne laisse pas d'etre amere a 1'amour-propre. II en prend le moins qu'il peut, et toujours avec degout, et souvent me'me avec un secret depit centre ceux qui la lui presentent. II arrive de la que , si on a quelque inter6t d'etre aime de nous , on s'eloigne de nous rendre un office qu'on sait nous etre desagreable ; on nous traite comme nous vou- lons e*tre traites : nous haissons la verite , on nous la ca- che ; nous voulons etre flattes , on nous flatte ; nous ai- raons a etre trompes, on nous trompe. C'est ce qui fait que chaque degre de bonne fortune qui nous eleve dans le monde nous eloigne davautage de la verite", parce qu'on apprehende plus de blesser ceux dont 1'affection est plus utile et 1'aversion plus dange- reuse. Un prince sera la fable de toute 1'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en etonne pas : dire la verite cst utile a celui a qui on la dit , mais desavantageux a ceux qui la disent, parce qu'ils se font hair. Or, ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs interets que celui du prince qu'ils servent; et ainsi ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant a eux- memes. Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les plusgrandes fortunes ; mais les moindres n'eu sont pas cxemptes, parce qu'il y a toujours quelque interet a se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine o'est PREMIERE PARTIE. ARTICLE VI. 57 qu'une illusion perpetuelle ; on ne faitque s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre pre- sence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondee que sur cette mutuelle trom- perie; et peu d'amities subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas , quoiqu'il en parle alors sincerement et sans passion. L'homme n'est done que deguisement , que mensonge et hypocrisie, et en soi-meme eta 1'egard des autres. 11 ne veut pas qu'on lui disc la verite, il evite de la dire aux autres ; et toutes ces dispositions, si eloignees de la jus- tice et de la raison , ont une racine naturelle dans son co3ur. ARTICLE VI. Faiblesse de rhomme. Incertitude de ses connaissances naturelles. I. Ce qui m'etonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas etonue de sa faiblesse. On agit serieusernent , et chacun suit sa condition ; non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre , puisque la mode en est, mais comme si chacun savait certainement ou est la raison et la jus- tice. On se trouve decu a toute heure ; et , par une plai- sante humilite, on croit que c'est sa faute, etnon pas celle de Part qu'on se vante toujours d' avoir. II est bon qu'il y ait beaucoup de ces gens-la au monde , afiu de montrer que rhomme est bien capable des plus extravagantes opi- nions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et inevitable, et qu'il est,aucou- traire , dans la sagessc naturelle. 58 PENSfiES DE PASCAL, li. La faiblesse de la raison de 1'homme parait bien davan- tage eu ceux qui ue la contiaissent pas qu'cn ceux qui la connaissent. Si on est trop jeune , on ne juge pas bien ; si on est trop vieux, de meme 5 si on n'y songe pas assez, si on y songe trop , on s'entete , et Ton ue pent trouver la verite". Si Ton considere son ouvrage incontinent apres 1'a- voir fait, on en est encore tout prevenu ; si trop longtemps apres, on n'y entre plus. 11 n'y a qu'un point indivisible qui soit le veritable lieu de voir les tableaux : les autres sont trop pres, trop loin, trop haul, trop bas. La pers- pective I'assigne dans 1'artde la peinture. Mais dans la ve- rite et dans la morale , qui 1'assignera ? III. Cette maitresse d'erreur, que Ton appelle fantaisie et opinion, est d'autant plus fourbequ'elle ne Test pas tou- jours; car elle serait regie infaillible de la verite, si elle 1'etait infaillible du mensonge. Mais etant le plus sou- vent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualite, marquant de meme caractere le vrai et le faux. Cette superbe puissance , eunemie de la raison , qui se plait a la controler et a la dominer pour montrer com- bien elle peut en toutes choses , a etabli dans 1'homme une seconde nature. Elle a ses heureux et ses malheu- reux ; ses sains , ses malades ; ses riches , ses pauvres ; ses fous et ses sages : et rien ne nous depite davantage que de voir qu'elle remplit ses holes d'une satisfaction beaucoup plus pleine et entiere que la raison : les habiles par imagination se plaisant tout autrement en eux-me'mes quo les prudents ne peuvent raisonuablement se plaire. Us regardent les gens avec empire 5 ils disputent avec liar- PREMIERE PARTIE. ARTICLE VI. o& diesseet coiifiance; les autres, avec crainte et defiance : et cette gaiete de visage leur donne souvent 1'avantage dans I'opinion des e"coutants , tant les sages imaginaires ont de faveur aupresde leursjuges de meme nature! Elle ne pent rendre sages les fous; mais elle les rend contents, al'envi de la raison , qui ne pent rendre ses amis que misera- bles. L'une les comble de gloire , 1'autre les couvre de houte. Qui dispense la reputation? qui donne le respect et la veneration aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon I'opinion? Combien toutes les richesses de la terre sont-elles irisuffisantes sans son consentement ! L'opiiiion dispose de tout ; elle fait la beaute , la jus- tice , et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien , dont je ne connais que le litre , qui vaut lui seul bien des livres , Delia opinione, regina del mondo. J'y souscris sans le connaitre , sauf le ma! , s'il y en a. IV. La chose la plus importante a la vie, c'est le choix d'un metier. Le hasard en dispose. La coutume fait les macons, les soldats, les couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on ; et en parlant des soldats : Us sont bien fous , dit-on ; et les autres , au contraire : II n'y a rien de grand que la guerre ; le reste des hommes sont des co- quins. A force d'ouir louer en 1'enfauce ces metiers, ct mepriser tous les autres , on choisit ; car naturellement on aime la vertu , et Ton bait 1'imprudence. Ces mots nous emeuvent : on ne peche que dans 1'application ; et la force de la coutume est sigrande, que des pays entiers sont tons de macons, d'autres tous de soldats. Sans doute que 60 PENSEES DE PASCAL. la nature ii'est pas si unifonnc. G'est done la coutuwc qui i'ait cela , et qui entraine la nature ; mais quelquefois aussl la nature la surmonte , et retient 1'homme dans son ins- tinct, malgre toute lacoutume, bonne ou mauvaise. V. Nous ne nous tenons jamais au present. Nous anticipons 1'avenir corame trop lent, et commepour le hater ; ou nous rappelons le passe, pour 1'arreter comme trop prompt : si imprudents, quenous errons dans les temps qui ne sout pas a nous , et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons a ceux qui ne sont point, et lais- sons echapper sans reflexion le seul qui subsiste. C'est que le present, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons a notre vue, parce qu'il nous afflige; et s'il nous est agreable, nous regrettons de le voir echapper. Nous tachons de le soutenir par 1'avenir, et nous peusons a disposer les cho- ses qui ne sont pas en notre puissance , pour un temps oil nous n'avons aucune assurance d'arriver. Quechacun examine sapensee, il la trouvera toujoursoc- cupee aupasseeta 1'avenir. Nous ne pensons presque point au present ; et,'sinousy pensons , ce n'est que pour en pren- dre des lumieres pour disposer 1'avenir. Le present n'est jamais notre but : le passe et le present sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons ja- mais, mais nous esperons de vivre; et, nous disposant toujours a etre heureux , il est indubitable que nous ne le serons jamais , si nous n'aspirons a une autre beatitude qu'a eelle dont on peut jouir en cette vie. VI. Notre imagination nous grossit si fort le temps present, PREMIERE PARTIE. ARTICLE VI. 61 a force d'y faire des reflexions continuelles , et amoindrlt tellement 1'eternite , manque d'y faire reflexion , que nous faisons de 1'eternite un neant , et du neant une eternite ; et tout cela a ses racines si vives en nous , que toute notre raison ne peut nous en defendre. VII. Cromwell allait ravager toute la chretiente : la famille royale etait perdue , et la sienne a jamais puissante , sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretre. Rome meme allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier, qul n'etait rien ailleurs , mis en cet endroit , le voila mort , sa famille abaissee, et le roi retabli. VIII. On ne voit presque rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualite en changeantdeclimat. Trois degres d'e- levation du pole renversent toute la jurisprudence. Unme- ridieu decide de la verite , ou peu d'annees de possession. Les lois fondamentales changent : le droit a ses epoques. Plaisante justice , qu'une riviere ou uue montagne borne! Verite au deca des Pyrenees , erreur an dela. IX. Le larcin , Tinceste , le meurtre des enfants et des pe- res, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut- ii rien de plus plaisant qu'un bomme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au delade 1'eau, et que son prince a querelle avec le mien , quoique je n'en aie aucune avec lui? II y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu : Nihil amplius nostn estj quod nostrum dicimus, artis est; ex senatus-consut- 55 PENStfES DE PASCAL. Us et plebiscite crimina exercenlur; ut olim vitiis, sic nunc leyibus laboramus. De cette confusion arrive que 1'un dit quel'cssence do la justice est 1'autorite du legislateur ; 1'autre , la commc- dite du souverain; 1'autre, la couturae presents , et c'est le plus sur : rien , suivant la seule raison, n'est juste de soi : tout branle avec le temps; la coutume fait toute 1'e- quite , par cela seul qu'elle est recue ; c'est le fondernent mystique de son autorite. Qui la ramene a son principe, 1'aneantit ; rien n'est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leurobeit , parcequ'elles sont justes, obeit a la justice qu'il imagine, mais non pas al'essence delaloi: elle est toute ramassee en soi ; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si leger, que , s'il n'est accoutume a contempler les prodiges de rimagination humaine , il admirera qu'un siecle lui ait tant acquis de pompe et de reverence. L'art de boulever- ser les Etats , est d'ebranler les coutumes etablies , en son- dant jusque dans leur source, pour y faire remarquer leur defaut d'autorite et de justice. II faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de 1'Etat, qu'une coutume injuste a abolies ; et c'est un jeu sur pour tout perdre : rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple prete ai- sement 1'oreille a ces discours ; il secoue le joug des qu'il le reconnait ; et les grands en profitent a sa ruine , et a celle de ces curieux examinateurs des coutumes recues. Mais, par un defaut contraire, les horn mes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exem- ple. C'est pourquoi le plus sage des legislateurs disait que, pour le bien des horames, il faut sou vent les piper; et un autre,bon politique : Cum vcritalem qualibcratur if/no- ret, expedit cjuod fallalur. II ne faut pas qu'il sente la vo- PREMIERE PARTIE. ARTICLE VI. 61 rite de I'usurpation : elle a etc introduitc autrefois sans raison ; il faut la faire regarder comme authentique , eter- nelle , et en cacher le commencement, si on ne veut qu'elle prenne bientot iin. X. Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut pour marcher a son ordinaire, s'il y a au-dessous un precipice , quoique sa raison le con- vainque de sa surete, son imagination prevaudra. Plusieurs ne sauraient en soutenir la pensee sans palir et suer. Je ne veux pas en rapporter tous les effets. Qui ne sait qu'il y en a a qui la vue des chats , des rats , 1'ecrasement d'un charbon , emportent la raison hors des gonds ? XI. Ne diriez-vous pas que ce magistral, dont la vieillesse venerable impose le respect a tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arreter aux vaines ci r Constances , qui ne blessent que 1'imagination des faibles? Voyez-le entrer dans la place ou il doit rendre la justice. Le voila pret a ecouter avec une gravite exemplaire. Si 1'avocat vienta paraitre, et que la nature lui ait donn6 une voix cnrouee et un tour de visage bizarre, que son barbier 1'ait mal rase, et si lehasard 1'a encore barbouille, jeparie la perte de la gravite du magistral. XII. L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indepeudant , qu'il ne soit sujet a etre trouble par le moin- dre tintamarre qui se fait autour de lui. 11 ne faut pasle bruit d'un canon pour empecher ses pensees : il ne faut 64 PE1SSEES DE PASCAL. que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous eton- nez pas s'il ne raisonne pas bien a present ; ime mouche bourdonne a ses oreilles : e'en est assez pour le rendre in- capable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la verite , chassez cet animal qui tient sa raisonen echec, et trouble cette puissaute intelligence qui gouverne les vil- les et les royauraes. XIII. La volonte est un des principaux organes de la croyance : non qu'elle forme la croyance ; mais parce que les choses paraissent vraies ou fausses , selon la face par ou on les re- garde. La volonte, qui se plait a Tune plus qu'a 1'autre, detourne 1'esprit de considerer les qualites decelle qu'elle u'aime pas : et ainsi 1'esprit , marchant d'une piece avec la volonte, s'arrete a regarder la face qu'elle aime, et, en jugeant par ce qu'il y voit, il regie insensiblement sa croyance suivant 1'inclination de la volonte. XIV. Nous avons un autre principe d'erreur, savoir, les ma- ladies. Elles nous gatent le jugement et le sens. Et si les grandes 1'alterent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y fassent impression a proportion. Notre propre interet est encore un merveilleux instru- ment pour nous crever agreablement les yeux. L'affection ou la haine changent la justice. En effet, combien un avo- cat , bien paye par avance, trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide! Mais, par uue autre bizarrerie de 1'esprit hu- main , j'en sais qui , pour ne pas tomber dans cet amour- propre, ont etc les plus injustes du monde a contre-biais. Le moyen sur de perdre une affaire toute juste etait de la leur faire recommander par leurs prochcs parents. PREMIERE PAR TIE. ARTICLE VI. 65 ^'imagination grossit souvent les plus petits objets par vine estimation fantastique , jusqu'a en remplir notre ^me ; et, par une insolence temeraire, elle amoindrit les plus g rands jusqu'a notre mesure. XVI. Lajusticeetla verite sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop emousses pour y toucher exac- tement. S'ils y arrivent , ils en ecachent la pointe , et ap- puient tout autour, plus sur lefaux quesur le vrai. XVII. Les impressions anciennes ne sont pas seules capabies de nous amuser : les charmes de la nouveaute ont le meme pouvoir. De la viennent toutes les disputes des hommes , qui se reprochent, ou de suivre les fausses impressions de leur enfance , ou de courir temerairement apres les nou- velles. Qui tientle juste milieu? Qu'il paraisse , et qu'il leprouve. II n'y a principe, quelque naturel qu'il puisse etre , meme depuis 1'enfance , qu'on ne fasse passer pour une fausse impression , soit de 1'instruction, soitdes sens. Parce que , dit-on, vous avez cru des 1'enfance qu'un coffre etait vide lorsque vous n'y voyiez rien , vous avez cru le vide pos- sible ; c'est une illusion de vos sens, fortifiee par la cou- tume, qu'il fautque la science corrige. Et les autres disent fiucontraire : Parce qu'ou vous a dit dans 1'ecole qu'il n'y a point de vide, on a corrompu votre sens commun , qui le comprenaitsi nettement avant cctte mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant a votre premiere nature. Qui a done trompe? les sens, ou 1'instruction? XVIII. Toutes les occupations des hommes sont a avoir da f,6 POSliES DE PASCAL. bien ; et le litre par lequel Hs le possedent n'est, dans son origine, que la fantaisie de ceux qui ont fait les lois. Tia n'ont aussi aucune force pour le posseder surement : mi lie ficcidents le leur ravissent. II eiiest dememede la science : la maladie nous 1'ote. XIX. Qu'est-ce que nos principes naturels , sinon nos prin- cipes accoutumes ? Dans les enfants, ceux qu'ils ont recus de la coutume de leurs peres , comme la chasse dans les animaux. Une differente coutume donnera d'autres principes na- turels. Cela se voit par experience ; et s'il y en a d'inef- facables a la coutume, il y en a aussi de la coutume inef- t'acables a la nature. Cela depend de la disposition. Les peres craignentque 1'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est done cette nature sujette a etre effa- cee? La coutume est une seconde nature qui detruit la premiere. Pourquoi la coutume u'est-elle pas naturelle? J'ai bien peur que cette nature ne soit elle-meme qu'une premiere coutume, comme la coutume est une seconde na- ture. XX. Si nous revious toutes les nuits la meme chose, elle nous affecterait peut-etre autant que les objets que nous voyons tous les jours; etsi un artisan etait sur de rever toutes les uuits , douze heures durant , qu'il est roi , je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui reverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan. Si nous revions toutes les nuits que nous sommes pour- suivis par des ennemis etagites par des fantomespenibles, et qu'on passat tous les jours en di verses occupations, PARTIE. ARTICLE VI. 67 cornme quand on fait un voyage, on souffrirait pr<\s- que autant que si cela etait veritable , eton apprehenderait de dormir, comme on apprehende le reveil quand on craint d'entrer reellement dans de tels malheurs. En effet, ces reves feraient a peu pres les memes maux que la realite. Mais parce que les songes sont tous differents et se diver- sifient, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, a cause de la continuite, qui n'est pas pourtant si continue et egale qu'elle ne change aussi , mais moins brusqueraent , si ce n'est rarement , comme quand on voyage ; et alors on dit : II me semble que je reve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant. XXI. Nous supposons que tous les hommes concoivent et sentent de la meme sorte les objets qui se presentent a eux : mais nous le supposons bieugratuitement; car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien qu'on applique les memes mots dans les memes occasions , et que toutes les fois que deux hommes voient, par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce meme objet par les memes mots, en disant Tun et 1'autre qu'elle est blanche; et de cette conformite d' application on tire une puissante conjecture d'une conformite d'idees : mais cela n'est pas absolument convaincant , quoiqu'il y ait bien a parier pour 1'affirmative. XXII. - Quand nous voyons un effet arriver toujours de meme , nous en concluons une necessite naturelle , comme qu'il sera domain jour, etc. ; mais souvent la nature nous de- ment, et ne s'assujettit pas a ses propres regies. 68 PE.NSEES DK PASCAL. XXIII. Plusieurs choses certaiues sont contredites ; plusieurs fausses passent sans contradiction : ni la contradiction n'est marque de fausset-e , ni 1'incontradictiou u'est mar- que de verite. XXIV. Quand on est instruit, on comprcnd que, la nature portant 1'cmpreinte de son auteur gravee dans toutes cho- ses , elles tienneut presque toutes de sa double infinite. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sout infmies en 1'etendue de leurs recherches. Car qui doute que la geometric , par exemple , a une infinite d'iufmites de propositions a exposer? Elle sera aussi infinie dans la multitude et la delicatesse de leurs principes ; car qui ue voit que ceux qu'on propose pour les derniers ne se sou- tieiment pas d'eux-memes, et qu'ils sont appuyes sur d'autres , qui , en ayant d'autres pour appui , ne souffrent jamais de derniers? On voit, d'une premiere vue, que l'arithmetique seule fournit des principes sans nombre, et chaque science dc meme. Mais si 1'infinite en petitesse est bien moins visible , les philosophesont bien plus tot pretendu y arriver; et c'est la ou tous out choppe. C'est ce qui a donne lieu a ces ti- tres si ordinaires , des Principes des choses , des Princi- pes de la philosophie, et autres semblables , aussi fas- tueux en effet , quoique non en appareiice , que cet autre qui creve les yeux , De omni scibili 1 . Ne cherchons done point d'assurance et de fermete. No- 1 C'est le litre des theses que Jean Pic de la Miraiulole souliiit aveo grand Oclat a Rome, a 1'agc de vingt-(iu;Ure ans PREMIERE PART1E. ARTICLE VI. 09 tre raison est toujours decue par 1'inconstance des appa- rences; rien lie peut fixer le fini entre les deux infmis qui I'enferment et le fuient. Cela etant bien compris , je crois qu'on s'en tiendra au repos , chacun dans 1'etat ou la na- ture 1'a place. Ce milieu qui nous est echu etant toujours distant des extremes , qu'importe que 1'homme ait un peu plus d'intelligence des choses? S'il en a, il les prend d'un peu plus haul. N'est-il pas toujours infiniment eloi- gne des extremes ? et la duree de notre plus longue vie n'est-elle pas infiniment eloigneede 1'eternite? Dans la vue de ces infmis , tous les finis sont e"gaux ; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutot sur Tun que sur 1'autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine. XXV. Les sciences ont deux extremites qui se touchent : la premiere est la pure ignorance naturelle ou se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extremitc est celle oil arrivent les grandes ames , qui , ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne sa- vent rien , et se rencontrent dans cette meme ignorance d'ou ils etaient partis. Mais e'est uue ignorance savaute qui se connalt. Ceux qui sont sortis de 1'ignorance natu- relle , et n'ont pu arriver a 1'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante , et font les entendus. Ceux-la troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent, pourl'ordi- naire , le train du monde ; les autres le meprisent , et en sout meprises. XXVI. Ou se croit natureliemeut bieu plus capable d'arriver 70 PENSfiES DE PASCAL. nn centre des choses que d'embrasser leur circonference. L'etendue visible du monde nous surpasse visiblement ; mais comme c'est nous qui surpassous les petites choses , nous nous croyons plus capables de les posseder ; et cepen- dant il ne faut pas moins de capacite pour aller jusqu'au ne'ant que jusqu'au tout. II la faut infinie dans 1'un et dans Fautre ; et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu'a con- naitre I'infmi. L'un depend de 1'autre, et Fun conduit a J'autre.Les extremites se touchent et se reunissent a force de s'etre eloignees, et se retrouvent en Dieu, et en Diem seulement. Si 1'homrae commei^ait par s'etudier lui-meme, il ver- rait combien il est incapable de passer outre. Comment pourrait-il se faire qu'une partie connut le tout? II aspi- rera peut-etre a connaftre au moins les parties avec les- quellcs il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et uu tel enchainement 1'une avec Fautre, que je crois impossible de connaitre 1'une sans Fautre , et sans le tout. L'homme, par exemple , a rapport a toutce qu'il con- nait. 11 a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvementpour vivre, d'elements pour le com- poser, de chaleur et d'aliments pour le nourrir, d'air pour respirer. II voit la lumiere, il sent les corps; enfin tout tombesous son alliance. II faut done , pour connaitre I'homme , savoir d'ou vient qu'il a besoiu d'air pour subsister ; et pour connaitre Fair, il faut savoir par ou il a rapport a la vie de fhomme. La flamme ne subsiste point sans Fair : done , pour connaitre Fun , il faut connaitre Fautre. Done toutes choses etant causees et causantes , aidees PREMIERE I'ARTIE. ARTICLE VI. 71 etaidantes, mediatement et immediatement , ct toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus eloignees et les plus differentes , je tiens impossible de connaitre les parties sans connaitre le tout , non plus que de connaitre le tout sans connaitre en detail les parties. Et ce qui acheve peut-etre notrc impuissance a connai- tre leschoses, c'est qu'elles sont simples en elles-memes, et que nous sommes composes de deux natures opposees et de divers genres , d'a"me et de corps : car il est impossi- ble que la partie qui raisonne en nous soit autre que spi- rituelle ; et quand on pretendrait que nous fussions sim- plement corporels, celanous exclurait bien davantage de la connaissance des choses , n'y ayant rien de si inconce- vable quededirequelamatiere puisse se connaitre soi- meme. C'est cette composition d'espritet de corps qui a fait que presque tons les philosophes ont confondu les idees dos choses, et attribue aux corps ce qui n'appartient qu'aux esprits, et auxespritsce quinepeut convenir qu'aux corps ; car ils disent hardiment que les corps tendent en bas , qu'ils aspirent a leur centre , qu'ils fuient leur destruc- tion, qu'ils craignent le vide, qu'ils ont des inclinations, des sympathies , des antipathies , qui sont toutes choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considerent comme en un lieu, et leur attri- buent le mouvement d'une place a une autre, qui sont des choses qui n'appartiennent qu'aux corps, etc. Au lieu de recevoir les idees des choses en nous , nous teignons des qualites de notre etre compose toutes les choses simples que nous contemplons. Qui ne croirait, a nous voir composer toutes choses d' esprit etcle corps, que ce melange-la nous serait bien 75 POSHES DE PASCAL. comprehensible? C'est neanmoius la chose que Ton com- preud le moins. L'hommeesta lui-merae leplus prodigieux objet de la nature; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu 'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut etre uni avec un esprit. C'est la le comble de ses difficultes, et cependant c'est son propre etre: Modus quo corporibus adhceret spi- ritus comprehends abhominibus non potest; et hoc ta- men homo est. XXVII. L'homme n'est done qu'un sujet plein d'erreurs , inef- facables sans la grace. Rien ue lui montre la verite : tout 1'abuse. Les deux principes de verite, la raisonet lessens, outre qu'ils manquent souvent de sincerite , s'abusent re- ciproquement 1'un 1'autre. Les sens abusent la raison par de faussesapparences ; et cette meme piperie qu'ils lui ap- portent, ils la recoivent d'elle a leur tour : elle s'en revan- che. Les passions de l'me troublent les sens , et leurfont des impressions facheuses : ils mentent et se trompent a 1'envi. ARTICLE VII. Misere de 1'homme. I. Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la miscre des horames que de considerer la cause veritable de 1'agitation perpetuelle dans laquelle ils passent leur vie. L'ame est jetee dans le corps pour y faire un aejour de peu de duree. Elle sait que ce n'est qu'un passage & PREMIERE PARTIE. ARTICLE VII. 73 un voyage kernel , ct qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y preparer. Les necessites de la nature lui en ravissent une tres-grande partie. II ne lui en reste que tres-peu dontelle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste 1'incommode si fort et I'embarrasse si etrangement, qu'elle ne songe qu'a le perdre. Ce lui est une peine insup- portable d'etre obligeede vivre avec soi et de penser a soi. Ainsi tout son soin est de s'oublier soi-m*eme, et de lais- ser couler ce temps si court et si precieux sans reflexion , en s'occupant des choses qui 1'empechent d'y penser. C'est 1'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes , et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe-temps , dans lesquels on ii'a , en effet , pour but que d'y laisser passer le temps sans le sentir , ou plu- t6t sans se sentir soi-meme ; et d'eviter, en perdant cette partie de la vie, ramertumeet le degout interieur qui ac- compagnerait necessairement 1'attention que Ton ferait sur soi-meme durant ce temps-la. L'cime ue trouve rien en elle qui la contente; elle n'y voit rien qui ne I'afflige, quand elley pense. C'est ce qui lacontraint deserepan- dre au dehors , et de chercher dans I'application aux cho- ses exterieures a perdre le souvenir de son etat veritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit, pour la rendre miserable , de 1'obliger de se voir et d'etre avec soi. On charge les hommes , des 1'enfance , du soin de leur honneur,de leurs biens, etmeme du bien et de 1'hon- ueur de lenrs parents et de leurs amis. On les accable de 1' etude des langues , des sciences , des exercices etdes arts. On les charge d'affaires : on leur fait entendre qu'ilsne sau- raient etre heureux s'ils ne font en sorte, par leur Indus- trie et par leur soin, que leur fortune et leur honneur, et meine la fortune et 1'honneur de leurs amis , soient en PASCAL. PE.NSti:S. 7 74 PENSfiES DE PASCAL. bon etat, et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser des la pointe du jour. Voila, direz-vous, une etrange mauiere de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheu- reux? Demandez-vous ce qu'on pourrait faire? II ne faudrait que leur oter tous ces soins : car alors ils se verraient, et ilspenseraient a eux-memes; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi, apres s'etre charges detant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relache , ils tachent encore de le perdrea quelque divertissement qui lesoccupe tout entiers et les derobe a eux-memes. G'est pourquoi , quand je me suis mis a considerer les di verses agitations des hommes, les perils et les peines ou ils s'exposent, a la cour, a la guerre, dans la pour- Suite de leurs pretentious ambitieuses , d'ou naissent tant de querelles, de passions et d'eutreprises peril- lenses et funestes, j'ai souvent dit que tout le malheur des hommes vient de ue savoir pas se teniren repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi , n'en sortirait pas pour al- ler sur la mer , ou au siege d'une place; et si on ne cher- chait-simplement qu'a vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses. Mais quand j'y ai regarde de plus pres, j'ai trouve que ceteMoignement que les hommes ont du repos , et de demeu- rer avec eux-memes , vient d'une cause bien effective ; c'est-a-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle , et si miserable que rien ne peut nous con- soler, lorsque rieu ne nous empeche d'y penser, et que nous ne voyons que nous. Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune PREMIERE PART1E. ARTICLE VII. . 75 vue de religion. Car il est vrai que c'est une des merveillcts dela religion chretienne de reconcilier 1'homme avec soi- merae, en le reconciliant avec Dieu; de lui rendre la vue de soi-mSine supportable , et de faire que la solitude et le repos soient plus agreables a plusieurs que I'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est-ce pas en arretant 1'homme dans lui-memequ'elle produittousces effets mer- veilleux : ce n'estqu'en leportant jusqu'a Dieu , et en le soutenantdans le sentiment de sesmiseres par 1'esperance d'une autre vie , qui doit entierement Ten delivrer. Mais pourceux qui n'agissent que par les mouvements qu'ils trouvent en eux et dans leur nature , il est impossi~ ble qu'ils subsistent dans ce repos, qui leur donue lieu de se considerer et de se voir , sans etre incontinent atta- ques de chagrin et de tristesse. L'homme qui n'aime que soi ne hait rien tant que d'etre seul avec soi. II ne recher- che rien que pour soi , et ne fuit rien taut que soi ; parce que, quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se desire, ctqu'iltrouveen soi-memeunamasde miseres inevitables, et un vide debiens reels etsolides qu'il est incapable de remplir. Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme : si celui qu'on aura mis en cet e"tat est sans occupation et sans divertissement , et qu'on le laisse faire reflexion sur ce qu'il est , cette felicite* languissante ne le soutiendra pas ; il tombera par necessite dans les vues affligeantes de I'avenir ; et si on ne 1'occupe hors de lui, le voila necessai- rement malheureux. La dignite royale n'est-ellepasassezgranded'elle-meme pour reudre celui qui la possede heureux par la seule vue 76 PEiNSEES DE PASCAL. de ce qu'il est? Faudra-t-il encore le divertir de cettc pensee comme les gens du commun? Je vois bienque c'est rendre un homme heureux, que de le detournerde la vue de ses miseres domestiques , pour remplir toute sa pensee du soin de bien danser. Mais en scra-t-il de meme d'un roi? et sera-t-il plus heureux en s'attachant a ces vains amusements qu'a la vue de sa grandeur? Quel objetplus satisfaisant pourrait-on donner a son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort a sa joie , d'occuper son Sme a penser a ajus- ter ses pas a la cadence d'un air , ou a placer adroitement une balle,au lieu de le laisser jouir en repos de la con- templation de la gloire majestueuse qui I'environne? Qu'on en fasse 1'epreuve : qu'on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens , sans aucun soin dans 1'es- prit, sans compagnie, penser a soitouta loisir, et Ton verraqu'un roi qui se voitest un homme pleinde miseres, et qui les ressent comme un autre. Aussi on evite cela soigneusement, etil ne manque jamais d'y avoir aupres des personnes desrois un grand nombre degens qui veil- lent a faire succeder le divertissement aux affaires, et qui observent tous le temps de leur loisir pour leur four- nir des plaisirs etdes jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide ; c'est-a-dire qu'ils sont environnes de personnes qui out un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en etat de penser a soi , sachant qu'il sera malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense. Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si penibles, c'est qu'ils sont sans cesse detournes de penser a eux. Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'etre surinten- dant, chancelier, premier president, que d'avoir un grand nornbre de gens qui viennent de tous cotes pour ne pas PREMIERE PARTIC. ARTICLE VII. "7 leur laisser une hen re en la journee ou ils puissent penser a eux-memes ? Et quand ils sont dans la disgrace , et qu'on les envoie a leurs maisons de campagne, ou ils ne man- quent ni de biens, ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'etre miserables , parce que personne ne les empeche plus de songer a eux. De la vient que tant de personnes se plaisent au jeu , a la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur dme. Ce n'est pas qu'il y ait , en effet , du bonheur dans ce que Ton pent acquerir par le moyen de ces jeux , ni qu'on s'imagine que la vraie beatitude soit dans I' argent qu'on peut gagnerau jeu, ou dans le lievre que Ton court. On n'en voudrait pas s'il etait offert. Ce n'est pas cet usage mou et paisible, et qui nous laisse penser a notre malheu- reuse condition, qu'on recherche, mais le tracas qui nous detourne d'y peuser. De la vient que les hommes aiment tant le bruit et le turaulte du raonde, que la prison est un supplice si horri- ble, et qu'il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude. Voila tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent simplementa mon- trer la vanite etla bassesse des divertissements des hom- mes connaissent bien, a la verite, une partie de leurs miseres ; car e'en est une bien grande que de pouvoir pren- dre plaisir a des choses si basses et si meprisables : mais ils n'en connaissent pas le fond, qui leur rend ces miseres m ernes necessaires, tant qu'ils ne sont pas gueris de cette misere interieure et naturelle qui consisted ne pouvoir souffrir la vue de soi-me"me. Ce lievre qu'ils auraientachete ne les garantirait pas de cette vue; mais la chasse les en garantit. Aiusi , quand on leur reproche quece qu'ils cher- 78 PENSfiES DE PASCAL. chentavectant d'ardeur ue saurait les satisfaire, qu'il n'y a riende plus has etde plus vain ; s'ilsrepondaientcomme ils devraient le faire, s'ils y pensaient bien, ils en demeure- raient d'accord : mais ils diraienten meme temps qu'ils ne eherchent en cela qu'une occupation violente et impetueuse qui les detourne de la vue d'eux-memes , et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupe tout entiers. Mais ils ne repondeut pas cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-memes. Un gentilhomme croit sincerement qu'il y a quelque chose de grand et de noble a la chasse : il dira que c'est un plaisir royal. II enest de meme des autres choses dont la plupart des hommes s'occupent : on s'imagine qu'il y a quelque chose de reel et de solide dans les objets memes. On se persuade que, si on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir; etl'on ne sent pas la na- ture insatiable de sa cupidite. On croit chercher sincere- meut le repos , et Ton ne cherche , en effet , que 1'agita- tion. Les hommes ont un instinct secret qui les porte a cher- cher le divertissement et 1'occupation au dehors , qui vient du ressentiment de leur misere continuelle; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de leur pre- miere nature , qui leur fait connaitreque le bonheur n'est , en effet, que dans le repos ; et de ces deux instincts con- traires il se forme en eux un projet confus, quise cache a leur vue dans le fond de leur ame, qui les porte a tendre au repos par 1'agitation , et a se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera , si , en sur- montant quelques difficultes qu'ils euvisagent , ils peuvent s'ouvrir par la la porte au repos. Ainsi s'ecoule toute la vie. On cherche le repos en PREMltRE PARTJE. ARTICLE VII. 79 battant quelques obstacles ; et si on les a surmontes , le repos devient insupportable. Car, ou Ton pense aux mi- seres qu'on a , ou a celles dont on est menace. Et quand on se verrait meme assez a 1'abri de toutes parts, 1' ennui , de son autorite privee , ne laisserait pas de sortir du fond du cosur, ou il a des racines naturelles , et de remplir 1'esprit de son venin. C'est pourquoi , lorsque Cineas disait a Pyrrhus , qui se proposait de jouir du repos avec ses amis , apres avoir con- quis une grande partie du monde, qu'il ferait mieux d'avancer lui-meme son bonheur en jouissant des-lors de ce repos, sans aller le chercher par tant de fatigues , il lui donnait un conseil qui souffrait de grandes difficultes , et qui n'etait guere plus raisonnableque le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et 1'autre supposaient que I'homme peut se contenter de soi-meme etdeses biens presents, sansrem- plir le vide de son coeur d'esperances imaginaires; cequi est faux. Pyrrhus ne pouvait etre heureux, ni avant, ni apres avoir conquis le monde; et peut-etre que la vie molle que lui conseillait son ministre dtait encore moins capable dele satisfaire que F agitation de tantdeguerres et de tant de voyages qu'il meditait. On doit done reconnaitreque 1'hommeestsi malheureux, qu'il s'ennuierait me'me sans aucune cause etrangere d'en- nui , par le propre etat de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si leger, qu'etant plein de mille causes cssentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu'a le considerer serieusement, il est en- co^e plus a plaindre de ce qu'il peut se divertir a des choses si frivoles et si basses , que dece qu'il s'afflige de ses mise- ces effectives ; et ses divertissements sout infiniment moins Faisonnables que son ennui. 80 PENSEES DE PASCAL. II. D'ou vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui , accable de proces et de querelles , utait ce matin si trouble, n'y pense plus maintenant? Ne vous en ctonnez pas : il est tout occupe avoir par oil passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. II n'en faut pas da vantage pour 1'homme, quelquc plein de tristesse qu'il soit. Si Ton peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voila heureux pendant ce temps-la, mais d'un bonheur faux et imagi- naire , qui ne vient pas de la possession de quelque bien reel et solide , mais d'une legerete d'esprit qui lui fait per- dre le souvenir de ses veritables miseres , pour s'attacher a des objets bas et ridicules , indignes de son application , et encore plus de son amour. C'est une joiede malade et de frenetique, qui ne vient pas de la sante de son ame, mais de son dereglement ; c'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose etrange que de considerer ce qui plait aux hommes dans les jeux et les divertissements. II est vrai qu'occupant 1'esprit , ils les detournent du sentiment deses maux ; ce qui est reel. Mais ils ne 1'occupent que parce que I' esprit s'y forme un objet imaginaire de passion au- quel il s' attache. Quel pensez-vous que soit 1'objet de ces gens qui jouent a la paume avec tant duplication d'esprit et d'agitation du corps? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ontmieux joue qu'un autre. Voila la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets pour montrer aux savants qu'ils ont resolu une question d'algebre qui n'avait pu I'etrejusqu'ici. Ettant d'autrcs s'exposent aux plus grands perils pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auraient prise, aussi sottementarnongre. PREMIERE PARTJE. ARTICLE VII. 81 Et enfln les autres se tuent a remarquer toutes ces choses , non pas pour en devenir plus sages , mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanite : et ceux-la sont les plus sots de la bande, puisqu'ilsle sontavecconnaissance : au lieu qu'on peutpenser des autres qu'ils ne le seraient pas , s'ils avaient cette connaissance. III. Tel homme passe sa vie sans ennui , en jouant tons les jours peu de chose , qu'on rendrait malheureux en lui don- nant tous les matins 1'argent qu'il peut gagner chaquc jour, a condition dene point joner. On dira peut-etre que c'est 1'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas legain. Mais qu'on le fasse jouer pour rien , il ne s'y echauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est done pas 1'amusement seul qu'il cherche : un amusement languissant et sans passion 1'ennuiera. 11 faut qu'il s'y echauffe, et qu'il se pique lui- meme , en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnat a condition de ue point jouer, et qu'il se forme un objet de passion qui excite son desir, sacolere, sacrainte, son esperance. Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hom- mes ne sont pas seulement bas , ils sont encore faux et trompeurs ; c'est-a-dire qu'ils ont pour objet des fantomes et des illusions qui seraient incapables d'occuper I'esprit de 1'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le gout du vrai bien , et s'il n'etait rempli de bassesse , de vanite , de legerete, d'orgueil, et d'une infinite d'autres vices : etils ne nous soulageut dans nos miseres qu'en nous causant une misere plus reelle et plus effective. Car c'est ce qui nous empecheprincipalementde songeranous, etqui nous fait pordre insensiblement le temps. Sans cela nous serious 82 PENSEES DE PASCAL. dans 1'ennui , et cet ennui nous porterait a chercher quel- que moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse , et nous fait arriver insensible- rnent a la mort. IV. Les hommes n'ayant pu guerir la mort , la misere , t'i- gnorance se sont avises , pour se rendre heureux, de ne pointy penser : c'esttout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une consolation bien miserable, puisqu'elle va, non pas a guerir le mal , mais a le cacher simplement pour un peu de temps , et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas a le guerir >eritablement. Ainsi , par un dtrange renversement de la nature de 1'homme , il se trouve que 1'ennui , qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parcequ'il peut contribuer plus que toutes cboses a lui faire chercher sa veritable guerison ; et que le diver- tissement , qu'il regarde comme son plus grand bien , est en effet son plus grand mal, parce qu'il 1'eloigne plus que toutes choses de chercber le remede a ses maux : etl'un et I'autre sont une preuve admirable dela misere et de la corruption de 1'homme , et en meme temps de sa grandeur, puisque Thomme ne s'ennuie de tout, et ne cherchecette multitude d'occupations , que parce qu'il a 1'idee du bonheur qu'il a perdu , lequel ne trouvant point en soi , il le cherche inutilementdans les choses exterieures, sans pouvoir jamais se contenter, parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les creatures , mais enDieuseul. V. La nature nous rendant toujours malheureux en tous tHats , nos clesirs nous figurent un etat heureux, parce PREMIERE PARTIE. ARTICLE VIII. 83 qu'ils joignent a I'etat oil nous sommes les plaisirs de 1'e- fat ou nous ne sommes pas ; et quand nous arriverions a ces plaisirs , nous ne serions pas heureux pour cela , parce que nous aurions d'autres desirs conformes a un nouvel etat. VI. Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chai- nes , et tous condamnes a la mort , dont les uns etant cha- que jour egorges a la vue des autres , ceux qui restent voientleur propre condition dans celle deleurs semblables, et , se regardant les uns les autres avec douleur et sans es- perance , attendentleur tour: c'est 1'image de la condition des hommes. ARTICLE VIII. Raisoas de quelques opinions du peuple. I. J'ecrirai ici mes peusees sans ordre , et nonpas peut- etre dans une confusion sans dessein : c'est le veritable ordre , et qui marquera toujours mon objet par le de'sor- dre meme. Nous allons voir que toutes les opinions du peuple sont tres-saines, que le peuple n'est pas si vain qu'on le dit ; et ainsi 1'opinion qui detruisait celle du peuple sera elle-meme detruite. II. 11 est vrai , en un sens , de dire que tout le monde est dans 1'illusion : car, encore que les opinions du peuple soient saines , elles ne le sont pas dans sa tete , parce qu'il 84 PENSEES DE PASCAL. croit quc la verite est ou elle n'est pas. La ve'rite est bien dans leurs opinions , mais non pas an point ou ils se le figurent. III. Le peuple honore les personnes de grande naissancc. Les demi-habiles les meprisent , disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne , mais du hasard. Les habiles les honorent , non par la pensee du peuple, mais par une pensee plus relevee. Certains zeles , qui n'ont pas grande connaissance , les meprisent malgre cette con- sideration qui les fait honorer par les habiles, parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumiere que la piete leur donne. Mais les Chretiens parfaits les honorent par une autre lu- miere superieure. Ainsi vont les opinions se succedant du pour au centre, selon qu'ona de lumiere. IV. Le plus grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sures , si on vent recompenser le merite ; car tous diraient qu'ils meritent. Le mal a craindre d'un sot , qui succede par droit de naissance , n'est ni si grand , ni si stir. V. Pourquoi suit-on la pluralite ? est-ce a cause qu'ils ont plus de raison ? non , mais plus de force. Pourquoi suit- on les anciennes lois et les anciennes opinions? est-ce qu' elles sont plus saines? non, mais elles sont uniques, et nous 6tent la racine de diversite. VI. L'empire foude sur 1'opinion et 1'imagination regne PREMIERE PARTIE. ARTICLE VIII. 85 quelque temps , et cet empire est doux et volontaire . ce- luide la force regne toujours. Ainsi 1'opinion est comme la reine du monde , mais la force en est le tyran. VII. Que Ton a bien fait de distinguer les hommes par I'exterieur, plut6t que par les qualites interieures ! Qui passerade nous deux? qui cedera la place a 1'autre? le moins habile? Mais je suis aussi habile que lui. II faudra se battre sur cela. II a quatre laquais , et je n'en ai qu'un : cela est visible ; il n'y a qu'a compter : c'est a moi a ce- der, et je suis un sot si je conteste. Nous voila en paix par ce moyen ; ce qui est le plus grand des biens. VIII. La coutume de voir les rois accompagnes de gardes, de tambours , d'officiers , et de toutes les choses qui plient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur vi- sage , quand il est quelquefois seul et sans ces accompa- gnements , imprime dans leurs sujets le respect et la ter- reur, parce qu'on ne separe pas dans la pensee leur per- sonne d'avec leur suite , qu'on y voit d'ordinaire jointe. Le monde, qui nesait pas que cet effet a son origine dans cette coutume , croit qu'il vient d'une force naturelle ; et de la ces mots : Le caraclere de la Divinite est empreint sur son visage , etc. La puissance des rois est fondee sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande etla plus importante chose du monde a pour fondement la faiblesse : et ce fondement-la est admirablement sur ; car il n'y a rien de plus sur que cela , que le peuple sera faible. Ce qui est fonde sur la seule raison est bien mal fonde, comme 1'estimede la sagesse. (i PENSfiKS DK PASCAL. IX. Nos magistrals ont bien connu ce mystere. Leurs ro- bes rouges , leurs hermines , dont ils s'emmaillottent en chats fourres, les palaisou ils jugent, les fleurs de Ms, tout cet appareil auguste etait necessaire : et si les mede- cins n'avaient des soutanes et des mules , et que les doc- teurs n'eussent des bonnets carres , et des robes trop am- ples de quatre parties, jamais ils u'auraient dupe le monde, qui ne peut resister a cette montre authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas deguises de la sorte , parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Ils s'etablissent par la force, les autres par grimaces. C'est ainsi que nos rois n'orit pas recherche ces degui- sements. Us ne se sont pas masques d'habits extraordi- naires pour paraitre tels ; mais ils se font accompagner de gardes et de hallebardes , ces trogues armees qui n'ont de mains et de force que pour eux : les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces legions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas rhabitseulement, ils ont la force. II faudrait avoir une raison bien epuree pour regarder comme un autre homme 5e grand-seigneur, environne dans son superbe serail de quarante mille janissaires. Si les magistrals avaientla veritable justice, si les me- decins avaient le vrai art de guerir, ils n'auraieut que faire de bonnets carres : la majeste de ces sciences serait assez venerable d'elle-meme. Mais , n'ayant que des sciences imaginaires , il faut qu'ils prennent ces vains ornements qui frappent ['imagination , a laquelle ils ont affaire ; et par la en effet ils s'attirent le respect. Nous ne pouvons pas voir seulement un avocat en sou- PREMIERE PARTIE. ARTICLE VIII. tane et le bonnet en tete , sans une opinion avantageuse de sa suffisance. Les Suisses s'offeusent d'etre dits gentilshorames , et prouvent la roture derace pour etre juges dignes de grands emplois. X. On ne choisitpas pour gouverner un vaisseaucelui des voyageurs qui est de meilleure maisou. Tout le monde voit qu'on travaille pour 1'incertain , sur mer, en bataille, etc. ; mais tout le monde ne voit pas la regie des partis qui demontre qu'on le doit. Montai- gne a vu qu'on s' offense d'un esprit boiteux, etque la coutume fait tout ; mais il n'a pas vu la raison de cet ef- fet. Ceux qui ne voient que les effets , et qui ne voie.nt pas les causes , sont, a 1'egard de ceux qui decouvrent les cau- ses , comme ceux qui n'ont que des yeux a 1'egard de ceux qui ont de 1'esprit : car les effets sont comme sensibles , et les raisons sont visibles seulement a 1'esprit. Et quoique ce soil par 1'esprit que ces effets-la se voient, cet esprit est, a 1'egard de 1'esprit qui voit les causes comme les sens corporels sont a 1'egard de 1'esprit. XI. D'ou vient qu'uu boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux nous irrite? G'est a cause qu'un boiteux reconnait que nous aliens droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions plus de pitie que de colere. Epictcte demande aussi pourquoi nous ne nous facbons poiut si on dit que nous avons mal a la tete, et que nous nous fachons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, on que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, e'est que 88 PENSEES DE PASCAL. nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal a la tete , et que nous ne sommes pas boiteux : mais nous lie sommes pas aussi assures que nous choisissions le vrai. De sorte que , n'cn ayant d'assurance qu'a cause que nous le voyons de toute notre vue , quand un autre voit de toute sa vue le contraire , cela nous met en suspens et nous etonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut preferer nos lumieres a celles de tant d'autres , et cela est hardi et difficile. II n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. XII. Le respect est, Incommodez-vous : cela est vain en apparence, mais tres-juste; car c'est dire : Je m'incom- moderais bien si vous en aviez besoin , puisque je le fais sans que cela vous serve : outre que le respect est pour dis- tinguer les grands. Or, si le respect etait d'etre dans un fauteuil , on respecterait tout le monde, et ainsi onne dis- tinguerait pas ; mais , e"tant incommode , on distingue fort bien. XIII. tre brave 1 n'est pas trop vain; c'est montrcr qu'un grand nombre de gens travaillent pour soi ; c'est montrer par ses cheveux qu'on a un valet de chambre , uu parfu- meur, etc.; par son rabat, le fil et le passement, etc. Or, ce n'est pas une simple superficie, ni un simple har- nois, d'avoir plusieurs bras a son service. XIV. Cela est admirable : on lie veut pas que j'honore un homme vetu de brocatelle et suivi de sept a huit laquais ! 1 Bien mis. PREMIERE PART1E. ARTICLE VIII. 9 Rh quoi ! il me fcra dormer les etrivieres , si je ne le salue. Get habit , c'est ime force ; il n'en est pas de meme d'un cheval bien enharnache , a 1'egard d'un autre. Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle difference il y a d'admirer qu'on y en trouve, et d'en demander la raisou. XV. Le peuple a des opinions tres-saines : par exemple, d'a- voir choisi le divertissement et la chasse plutot que la poe- sie. Lesdemi-savantss'enmoquent, ettriomphentamontrer la-dessus sa folie ; mais , par une raison qu'ils ne penetrent pas , ll a raison. II fait bien aussi de distinguer les hommes par le dehors , comme par la naissance ou le bien : le monde triomphe encore a montrer combien cela estderaisonnable ; mais cela est tres-raisonnable. XVI. C'est un grand avantage que la qualite, qui, des dix- buit ou vingt ans , met un homme en passe, connu et res- pecte , comme un autre pourrait avoir merite a cinquante ans : ce sont trente ans gagnes sans peine. XVII. II y a de certaines gens qui, pour faire voir qu'on a tort de ne pas les estimer, ne manquent jamais d'alleguer 1'cxemple de personncs de qualite qui font cas d'eux. Je voudrais leur repondre : Montrez-nous le merite par ou vous avez attire 1'estime de ces personnes-l , et nous vous estimerons de meme. XVIII. Uu homme qui se met a la fenetre pour voir les passants ; 8. 90 PENSEES DE PASCAL si je passe par la, puis-je dire qu'il s'cst mis la pour me voir? Non; car il ne pense pas a moi en particulier. Mais celui qui aime uue persoune a cause de sa beaute 1'aime- t-il ? Non ; car la petite verole , qui otera la beaute sans tuer la personne, fera qu'il ne 1'aimera plus : et si on m'aime pour mon jugement ou pour mamemoire, m'aime- t-on , moi ? Non ; car je puis perdre ces qualites sans cesser d'etre. Quest done ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans 1'dme? Et comment aimer le corps ou I'Sme, sinon pour ces qualites qui ne sont point ce qui fait ce moi , puis- qu'elles sont perissables? Car aimerait-on la substance de 1'Sme d'une personne abstraitement , et quelques qualites qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime done jamais la persoime , mais seulement les qualites ; ou , si on aime la personne, il fautdire que c'est 1'assemblage des qualites qui fait la personne. XIX. Les choses qui nous tiennent le plus au coeur ne sont rien le plus souvent; comme,par exernple, de cacher qu'on aitpeu de bien. C'est un neant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d'imagination nous le fait decouvrir sans peine. XX. Ceux qui sont capables d'inventer sont rares ; ceux qui n'inventent point sont en plus grand nombre , et par conse- quent les plus forts; et Ton voit que, pour 1'ordinaire, ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils meritent et qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent a la vou- loir, et a trailer avec mepris ceux qui n'inventent pas , tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on Icur donne des noms ridi- cules, et qu'on les traitedc visionnaires. 11 faut done bieu PREMIERE PARTIE. ARTICLE IX. 'Jt sc garder de se piquer de cet a vantage, tout grand qu'il est ; et Ton doit se contenter d'etre estime du petit iiombre de ceux qui en connaissentleprix. ARTICLE IX. Pensees morales detachers. I. Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : on ne manque qu'a les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour defendre le bien pu- blic , et plusieurs le font; mais presque personne ne le fait pour la religion. II est necessaire qu'il y ait de 1'inegalite parrni les hommes ; mais eela etant accorde, voila la porte ouverte non-seulement a la plus haute domination , mais a la plus haute tyrannic. II est necessaire de relacher un pen 1'esprit; mais cela ouvre la porte aux plus grands de- bordements. Qu'on en marque les limites ; il n'y a point de bornes dans les choses : les lois veuleut y en mettre , et 1'esprit ne peut le souffrir. II. La raison nous commande bien plus imperieusemenl qu'un maitre : car en desobeissant a 1'un on est malheu- reux , et en desobeissant a I'autre on est un sot. III. Pourquoi me tuez-vous ? Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de I'autre c6te de 1'eau? Mon ami, si vous demeuriez de ce cote , je serais un assassin , cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de I'autre cote , je suis uu brave, et cela est juste. 92 PENSEES DE PASCAL. IV. Ceax qui sont dans le derdglement disent a ceux qui sont dans 1'ordre que ce sont eux qui s'eloignent de la nature , et ils croient la suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'eloignent. Le langage est pareil de tous c6tes. II faut avoir un point fixe pour en juger. Le port regie ceux qui sont dans le vaisseau ; mais ou trouverons-nous ce point dans la mo- rale? V. Comme la mode fait 1'agrement, aussi fait-elle la jus- tice. Si rhomme connaissait reellement la justice, il n'au- rait pas etabli cette maxime , la plus generate de toutes celles qui sontparmi les hommes, Que chacun suive les moeurs de son pays : 1'eclat de la veritable equite aurait assujetti tous les peuples , et les legislateurs n'auraient pas pris pour modele, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands; on la verrait plantee par tous lesEtats du monde, etdans tous les temps. VI. La justice est ce qui est etabli ; et aiiisi toutes nos lois etabliesserontnecessairement tenues pour justes sans etre examinees, puisqu'elles sont e'tablies. VII. Les seules regies universelles sout les lois du pays atix choses ordinaires; et la pluralite aux autres. D'ou vient cela? de la force qui y est. Et de la vient que les rois , qui ont la force d'ailleurs , ue suivent pas la pluralite de leurs ministres. PREMIERE PARTIE. ARTICLE M. fj VIII. Sails doute que 1'egalite des bieiis est juste ; mais , ne pouvant faire que I'homme soit force d'obeir a la justice, on Ta fait obeir a la force; ne pouvant fortifier la justice , on a justifie la force, afin que la justice et la force fussent ensemble, et que la paix fut : car elle est le souverain bien. Sumnumjus, summa injuria. La pluralite est la meilleure voie, parce qu'elle est visi- ble , et qu'elle a la force pour se faire obeir ; cependant c'est 1'avis des moins habiles. Si on avait pu', on aurait mis la force entre les mains de la justice : mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut , parce que c'est une qualite palpable , au lieu que la justice est une qualite spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force ; et ainsi on appelle justice ce qu'il est force d'ob- server. IX. II est juste que ce qui est juste soit suivi : il est neces- saire que cequi est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la puissance sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite, parce qu'il y a toujours des mediants : la force sans la justice est accusee. II faut done mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette a disputes : la force est tres-re- connaissable , et sans dispute. Ainsi on n'a qu'a donner la force a la justice. Ne pouvant faire que ce qui est juste fut fort, on a fait que ce qui est fort fut juste. 94 PENSEES DE I'ASCAL. X. II est dangereux de dire au peuple que les lois ne soul pas justes; car il n'obeit qu'a cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en meme temps qu'il doit obeir parce qu'elles sont lois , comme il faut obeir aux superieurs, non parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont superieurs. Par la toute sedition est prevenue , si on pent faire entendre cela. Voila tout ce que c'est proprement que la definition de la justice. XI. II serait bon qu'on obeit aux lois et coutumes parce qu'elles sont lois, et que le peuple comprit que c'est la cequi les rend justes. Par ce moyen, on ne les quitte- rait jamais : au lieu que , quand on fait dependre leur justice d'autre chose , il est aise" de la rendre douteuse; et voila ce qui fait que les peuples sont sujets a se re- volter. XII. Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d'hommes , condamner tant d'Espagnols a la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore inte- rcsse : ce devrait tre un tiers indifferent. XIII. Ces discours sont faux et tyranniques : Je suis beau , done on doit me craindre. Je suis fort , done on doit m'aimer. Je suis.... La tyrannic est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On read diffe"rents devoirs aux differents merites : devoir d'amour a 1'agrement ; devoir de crainte a la force 5 devoir de croyauce a la science , etc. On doit rendre ces devohs- PREMIERE PARTJE. ARTICLE IX, 95 la ; on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de meme 6trc faux et tyran , de dire : I! n'est pas fort, done je ne 1'estimerai pas; il n'est pas habile, done je ne le craindrai pas. La tyrannic con- siste au desir de domination universelle , et hors de son ordre. XIV. II y a des vices qui ne tiennent a nous que par d'au- tres , et qui , en 6tant le tronc , s'emportent comme des branches. XV. Quand la malignite a la raison de son c6te, elle de- vient fiere , et etale la raison en tout son lustre : quand 1'austerite ou le choix severe n'a pas reussi au vrai bien , et qu'il faut revenir a suivre la nature , elle devient fiere par le retour. XVI. Ce n'est pas etre heureux que de pouvoir 6tre rejoui par le divertissement ; car il vient d'ailleurs et de dehors : et ainsi il est dependant , et par consequent sujet a etre trou- ble par mille accidents, qui font les afflictions inevi- tables. XVII. L'extreme esprit est accuse de folie , comme 1'extreme de^faut. Rien ue passe pour bon que la mediocrite. C'est la pluralite qui a etabli cela, et qui mord quiconque s'en echappe par quelque bout que ce soit. Je ne m'y obstinerai pas , je consens qu'on m'y mette ; et si je refuse d'etre au has bout, ce n'est pas parce qu'il est has, mais parce qu'il est bout; car je refuserais de m6me qu'on me mit au haut. 90 PENStiES DE PASCAL. C'est sortir de 1'hunianite que de sortir du milieu : la grandeur de 1'^me huraaine consiste a savoir s'y tenir ; et tant s'en faut que sa grandeur soil d'en sortir, qu'elle est a n'en point sortir. XVIII. On ne passe point dans le monde pour se connaitre en vers , si 1'on n'a mis 1'enseigne de poe'te ; ni pour etre habile en mathematiques , si Ton n'a mis celle de mathe- maticien. Mais les vrais honnetes gens ne veulent point d'enseigne , et ne mettent guere de difference entre le metier de poete et celui de brodeur. Us ne sont point appeles ni poetes, ni geometres; mais ils jugent de tous ceux-la. On ne les devine point. Ils parleront des ehoses dont Ton parlait quand ils sont entres. On ne s'apercoit point en eux d'une qualite plut6t que d'une autre , hors de la necessity de la mettre en usage ; mais alors on s'en souvient : car il est egalement de ce caractere qu'on ne disc point d'eux qu'ils parlent bien , lorsqu'il n'est pas question du langage ; et qu'on disc d'eux qu'ils parlent bien , quand il en est question. C'est done une fausse louange quand on dit d'un homme , lorsqu'il entre , qu'il est fort habile en poesie ; et c'est une mauvaise marque , quand on n'a recours a lui que lorsqu'il s'agit de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins : il n'ai- me que ceux qui peuvent les remplir. C'est un bon ma- thematicien, dira-t-on; mais je n'ai que faire de ma- thematiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne veux la faire a personne. II faut done un hon- nete homme qui puisse s'accommoder a tous nos besoins. XIX. Quand on se porte bien , on ne comprend pas com- PREMIERE PART1E. ARTICLE JX. 97 raent on pourrait faire si on e"tait malade ; et quand on Test, on prend medecine gaiement : le mal y resout. On n'a plus les passions et les desirs des divertissements et des promenades , que la sante donnait , et qui sont in- compatibles avec les necessites de la maladie. La nature donne alors des passions et des desirs conformes a 1'etat present. Ce ne sont que les craintes que nous nous don- nous nous-memes , et non pas la nature , qui nous trou- blent ; parce qu'elles joignent a 1'etat ou nous sommes les passions de 1'etat ou nous ne sommes pas. XX. Les discours d'humilite sont matiere d'orgueil aux gens glorieux, et d'humilite aux humbles. Ainsi ceux de pyrrhonisme et de doute sont matiere d'affirmatiori aux afflrmatifs. Peu de gens parlent de 1'humilite hum- blement ; pen, de la chastete chastement ; peu, du doute en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicite, coutrarietes. Nous nous cachons et nous nous degui- sous a nous-memes. XXI. Les belles actions cachees sont les plus estimables. Quand j'en vois quelques-unes dans 1'histoire , elles me plaisent fort. Mais enfin elles n'ont pas etc tout a fait cachees , puisqu'elles ont ete sues : et ce peu par ou elles out paru en diminue te merite ; car c'est la le plus beau, d'avoir voulu les cacher. XXII. Diseur de bons mots , mauvais caractere. XXIII. Le moi est haissable : ainsi ceux qui ne l'6tent pas , et 98 PENSE-ES DE PASCAL. qui se contentent settlement de le couvrir, sont toujours haissables. Point du tout , direz-vous ; car en agissant , corame nous faisons , obligeamment pour tout le monde , on n'a pas sujet de nous hair. Cela est vrai, si on ne halssait dans le moi que le deplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu'il est iujuste et qu'il se fait centre de tout, je le halrai toujours. En un mot, le moi a deux qualites : il est injuste en soi , en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il veut les asservrr : car chaque moi est 1'ennemi et vou- drait etre le tyran de tous les autres. Vous en 6tez 1'in- commodite , mais non pas 1'injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable a ceux qui en ha'issent 1'injustice : vous ne le rendez aimable qu'aux injustes , qui n'y trou- vent plus leur ennemi; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes. XXIV. Je n'admire point un homme qui possede une vertu dans toute sa perfection , s'il ne possede en meme temps dans un pareil degre la vertu opposee, tel qu'etait Epa- minondas , qui avait 1'extreme valeur jointe a 1'extreme benignite" ; car autrement ce n'est pas monter, c'est tom- ber. On ne montrepas sa grandeur pour etre en une extre- mite', mais bien en touchant les deux a la fois, et rem- plissant tout 1'entre-deux. Mais peut-etre que ce n'est qu'un soudain mouvement de 1'ame de 1'un a 1'autre de ces extremes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que Ton tourae. Mais au moins cela marque 1'agilite de 1'^me , si cela n'en marque I'^tendue. PREMIERE PART1E. ARTICLE IX. 99 XXV. Si notre condition e"tait veritablement heureuse, il ne landrail pas nous divertir d'y penser. Peu de chose nous console , parce que peu de chose nous afflige. XXVI. J'avais passe beaucoup de temps dans 1'etudedes scien- ces abstraites ; mais le peu de gens avec qui on peut en communiquer m'en avait degoute. Quand j'ai commence 1' etude de 1'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres , et que je m'egarais plus de ma con- dition en y penetrant que les autres en les ignorant ; et je leur ai pardonne de ne point s'y appliquer. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons dans 1'etude de 1'homme, puisque c'est celle qui lui est propre. J'ai etc trompe. II y en a encore moins qui 1'etudient que la geo- metric. XXVII. Quand tout se remue e"galement, rien ne se remue en apparence : comme en un vaisseau. Quand tous vont vers !e dereglement, nul ne semble y aller. Qui s'arrete fait remarquer I'emportement des autres comme un point fixe. XXVIII. Les philosophes se croient bien fins , d'avoir renferme toute leur morale sous certaines divisions. Mais pourquoi la diviser en quatre plutot qu'en six? Pourquoi faireplu- t6t quatre especes de vertus que dix? Pourquoi la renfer- mer en abstine et sustine, plutot qu'en autre chose? Mais voila, direz-vous, tout renferme en un seul mot. Oui ; 100 PENSfiES DE PASCAL. mais cela est inutile , si on ne 1'explique ; et des qu'on vient a 1'expliquer, et qu'on ouvre ce precepte qui con- tient tous les autres , ils en sortent en la premiere confu- sion que vous vouliez eviter : et ainsi , quand ils sont tous renfermes en un , ils y sont caches et inutiles ; et lorsqu'on veut les developper, ils reparaissent dans leur confusion naturelle. La nature les a tous etablis chacun en soi- meme ; et quoiqu'on puisse les enfermer 1'un dans 1'au- tre , ils subsistent independamment 1'un de 1'autre. Ainsi toutes ces divisions et ces mots n'ont guere d'autre utilit que d'aider la memoire , et de servir d'adresse pour trou- ver ce qu'ils renferment. XXIX. Quand on veut reprendre avec utilite , et montrer a uo autre qu'il se trompe, il faut observer par quel cote il en- visage la chose (car elle est vraie ordinairement de ce cote-la), et lui avouer cette verite. II se contente de cela, parce qu'il voit qu'il ne se trompait pas , et qu'il man- quait seulement a voir tous les c6tes. Or on n'a pas de honte de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s'e"tre trompe ; et peut-etre que cela vient de ce que naturelle- ment 1'esprit ne peut se tromper dans le c6te qu'il en- visage, comme les apprehensions des sens sont toujours vraies. XXX. La vertu d'un homme ne doit pas se mesurer par ses efforts , mais par ce qu'il fait d'ordinaire. XXXI. Les grands et les petits out memes accidents , m6mes ttcheries et monies passions ; mais les uns sont au haul de PREMIERE PARTIE. ARTICLE IX. 10! la roue , et les autres pres du centre , et ainsf moius agitfo par les memes mouvements. XXXII. Quoiqueles personnes n'aient point d'inter^t a ce qu'ils disent, il ne faut pas conclure de la absolument qu'ils ne mentent point; car il y a des gens qui mentent simple^ ment pour mentir. XXXIII. L'exemple dela chastete d'AIexandren'a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intem- peYants. On n'a pas de honte de n'etre pas aussi vertueux que lui , et il semble excusable de n'etre pas plus vicieux que lui. On croit n'6tre pas tout a fait dans les vices du commun des horames , quand on se voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient a eux par le bout par ou ils tiennent au peuple. Quelque eleves qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Us ne sont pas suspendus en I'air, et se 1 - pares de notre societe. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tete plus elevee ; mais ils ont les pieds aussi has que les notres. Ils sont tous a meme niveau, et s'appuient sur la meme terre ; et par cette extre'mitd ils sont aussi abaisses que nous , que les enfants , que les betes. XXXIV. C'est le combat qui nous plait, et non pas la victoire. On aime a voir les combats des animaux , non le vain- queur acharne sur le vaincu. Que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire? Et des qu'elle est arrivee , on en est 9. 102 PENSEES DE PASCAL. soul. Ainsi dans le jeu , ainsi dans la recherche de la ve'- rite\ On aime a voir dans les disputes le combat des opi- nions ; mais de contempler la verite trouvee, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naissantde la dispute. Demesne, dans les passions, il yadu plaisir a en voir deux contraires se heurter ; mais quand 1'uue est maitresse , ce n'est plus que brutalite . Nous ne cherchons jamais les choses , mais la recherche des choses. Ainsi , dans la comedie , les scenes contentes sans erainte ne valent rien , ni les extremes miseres sans espe>ance , ni les amours brutales. XXXV. On n'apprend pas aux hommes a tre honnetes gens , et on leur apprend tout le reste; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point. XXXVI. Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre I et cela non pas en passant et centre ses maximes , comme il ar- rive a tout le monde de faillir, mais par ses propres maxi- mes, etpar uu dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par faiblesse , c'est un mal or- dinaire ; mais d'en dire a dessein , c'est ce qui n'est pas supportable , et d'en dire de telles que celles-la. XXXVII. Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupis- cence ; au contraire , on est bien aisede pouvoir se rendre ce temoignage d'huraanite , et de s'attirer la reputation de tendresse sans qu'il en coute rien : aiiisi ce n'est pas grand'- chose. PREMIERE PARTIE. ARTICLE IX. 103 XXXVIII. Qui aurait eu I'amitie du rpi d'Augleterre , du roi de Po- logne et de la reiue de Suede , aurait-il cru pouvoir man- quer de retraite et d'asile au monde? XXXIX. Les choses ont diverses qualites , et I'ame diverses incli- nations; car rien n'est simple dece qui s'offre a I'ame, et I'ame ne s'offre jamais simple a aucun sujet. De la vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois d'une meme chose. XL. II y a diverses classes de forts, de beaux, de bons es- prits et de pieux , dont chacun doit regner chez soi , non ailleurs. 11s se rencontrent quelquefois ; et le fort et le beau se battent sottement a qui sera le maitre 1'un de 1'au- tre ; car leur maitrise est de divers genre. Us ne s'en- tendent pas , et leur faute est de vouloir regner partout. Rien ne le peut, non pas meme la force : ellene fait rien au royaume des savants ; elle n'est maitresse que des ac- tions exterieures. XLI. Ferox gens nullam esse vitam sine armis pulal. Us aiment mieux la mort que la paix : les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut etre preferee a la vie , dont 1'amour parait si fort et si na- turel. XLII. Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre, sans corrompre son jugement par la maniere IM PENSEES DE PASCAL. de la lui proposer ! Si on dit , Je le trouve beau , je le trouve obscur ; on entratne 1'imagination a ce jugemcnt , ou on 1'irrite au contraire. 11 vaut mieux ne rien dire ; car alors il juge selon ce qu'il est , c'est-a-dire selou ce qu'il est alors, et selon que les autres circonstances dont on n'est pas auteur 1'auront dispose ; si ce n'est que ce silence ne fasse aussi son effet, selou le tour et 1'in- terpretation qu'il sera en humeur d'y donner , ou selon qu'il conjecturera de 1'air du visage ou du ton de la voix : tant il est aise de demonter un jugement de son assiette naturelle , ou plut6t tant il y en a peu de fermes et de stables ! XLIII. Montaigne a raison : la coutume doit etre suivie des la qu'elle est coutume, et qu'on la trouve etablie, sans examiner si elle est raisonnable ou non ; cela s'entend toujours de ce qui u'est point contraire au droit naturel ou divin. II est vrai que le peuple ne la suit que par cette seule raison qu'il la croit juste , sans quoi il ne la suivrait plus ; parce qu'on ne veut etre assujetti qu'a la raison ou a la justice. La coutume , sans cela , passerait pour tyrannic ; au lieu que 1'empire de la raison et de la justice n'est non plus tyrannie que celui de la delectation. XLIV. La science des choses exterieures ne nous consolera pas de 1'ignorance de la morale au temps de 1'affliction ; mais la science des moeurs nous consolera toujours de 1'ignorance des cboses exterieures. XLV. Lc temps amortit les afflictions et les querelles , parcc PREMIERE PARTIE. ARTICLE IX. 105 qu'on change , et qu'on devieut eomme une autre per- sonue. Ni 1'offensant, ni 1'offense, ne soiit plus les me- mes. C'est comme un peuple qu'on a irrite , et qu'on re- verrait apres deux generations. Ce sont encore les Fran- ca is , mais non les memes. XLVI. Condition de 1'homme : inconstance , ennui , inquie- tude. Qui voudra connaftre a plein la vanite" de 1'horarae, n'a qu'a considerer les causes et les effets de 1'amour. La cause en est un je ne sais quoi (COHNEILLE) ; et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu'on ne saurait le reconnaitre, remue toute la terre , Ics princes, les arraees , le monde en tier. Si le nez de Cle'op.Ure eut &c plus court , toute la face de la terre aurait change. XLVII. Cesar 6taittrop vieux, ce me semble, pour aller s'a- muser a conquerir le monde. Get amusement etait bon a Alexandre, c' etait un jeune homme qu'il etait difficile d'arreter ; mais Cesar devait etre plus mur. XLVIII. Le sentiment de la faussete des plaisirs presents , et 1'ignorance de la vanite des plaisirs absents, causent 1'in- coustance. XLIX. Les princes et les rois se jouent quelquefois. Us ne sont pas toujours sur leurs trones ; ils s'y ennuicraient. La grandeur a besoin d'etre quittee pour etre sentie. L. Mon humeur ne depend guere du temps. J'ai mon 106 PENSlifcS DE PASCAL. brouillard et mon beau temps au dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires m^mes y font peu. Je m'efforce quelquefois de moi-meme centre la mauvaise fortune , et la gloire de la dompter me la fait dompter gaiement ; au lieu que d'autres fois- je fais 1'indifferent et le degoute dans la bonne fortune. LI. En ecrivant ma pensee , elle m'echappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse , que j'oublie a toute heure ; ce qui m'instruit autant que ma pensee oubliee, car je ne tends qu'a connaitre monneant. LII. C'est une plaisante cbose a considerer , de ce qu'il y a des gens dans le monde qui , ayaut renonce a toutes les lois de Dieu et de la nature , s'en sont fait eux-me'mes auxquelles ils obeissent exactement , comme, par exem- ple, les voleurs, etc. Lift. Ce chien est a moi , disaient ces pauvres enfants ; c'est la ma place au soleil : voila le commencement et 1'image de 1'usurpation de toute la terre. LIV. Vous.avez mauvaise grSce; excusez-moi, s'il vous plait. Sans cette excuse , je n'eusse pas apercu qu'il y cut d'injure. Reverence parler, il n'y a de mauvais que I'excuse. LV. On ne s' imagine d' ordinaire Platon et Aristote qu'avec de grandcs robes , et comme des personnages toujour? PREMIERE PARTIE. ARTICLE IX. 107 graves et s6rieux. C'e'taient d'honnfites gens , qui riaient comme les autres avec leurs amis : et quand ils ont fait leurs lois et leurs traites de politique , c'a ete en se jouant et pour se divertir. C'etait la partie la raoins philosophe et la moiiis serieuse de leur vie. La plus philosophe etait de vivre simplement et tranquil lement. LVI. L'homme aime la malignite : mais ce n'est pas contre les malheureux , mais contre lesheureux superbes; et c'est se tromper que d'en juger autrement. L'epigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien , parce qu'elle ne les console pas , et ne fait que donner une pointe a la gloire de 1'auteur. Tout ce qui n'est que pour Pauteurne vaut rien. Am bttiosa recidet ornamen- ta 1 . II faut plaire a ceux qui ont les sentiments humains et tendres , et noil aux Ames barbares et inhumaines. LVII. Je me suis mal trouve de ces compliments : Je vous ai donue bieiide la peiue; Je crains de vous ennuyer; Je crains que cela ne soit trop long : ou Ton m'entraine , ou Ton m'irrite. LVIII. Un vrai ami est une chose si avantageuse , meme pour les grands seigneurs , afm qu'il dise. du bien d'eux et qu'il les soutienne en leur absence meme , qu'ils doivent tout faire pour en avoir un. Mais qu'ils choisissent bien ; car, s'ils font tons leurs efforts pour un sot, cela leur sera inutile, quelque bien qu'il dise d'eux : et meme il n'en dira pas du bien , s'il se trouve le plus faible ; 1 Horace, Art poelique. 108 PENSEES DE PASCAL. car il n'apas d'autorite, etainsi il en m&lira par com- pagnie. LIX. Voulez-vous qu'on disc du bien de vons ? n'en dites point. LX. Qu'on ne se moque pas de ceux qui se font honorer par des charges et des offices ; car on n'aime personne que pour des qualites empruntees. Tous les hommes se halssent naturellement. Je metsen fait que, s'ils savaient exactement ce qu'ilsdisentlesuns des autres, il n'y au- rait pas quatre amis dans le monde. Cela parait par les querelles que causent les rapports indiscrets qu'ou en fait quelquefois. v LXI. La mort est plus aisee supporter sans y penser, que la pensee de la mort sans peril. LXH. Qu'une chose aussi visible qu'est la vanite du monde soit si peu connue , que ce soit une chose etrange et sur- prenante de dire que c'est une sottise de chercher les gran- deurs , cela est admirable ! Qui ne voit pas la vanite" du monde est bien vain lui- meme. Aussi qui ne la voit , excepte de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et sans la pensee de I'avenir? Mais 6tez-leur leurs divertisse- ments , vous les voyez secher d' ennui ; ils sentent alors leur neant sans le connaftre : car c'est etre bien malheu- reux que d'etre dans une tristesse insupportable aussitftt qu'on est reduit & se considerer, et a n'en etre pas divert!. PREMTfcRE PARTIE. ARTICLE IX. 109 LXIH. Chaque chose est vraie en partie , et fausse en partie. La verite essentielle n'cst pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce melange la deshonore et 1'aneantit. Rien n'est vrai , en 1'entendant du pur vrai. On dira que 1' homicide est mauvais : oui, car nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon? La chastete? Je dis que non, car le monde fmirait. Le ma- riage ? Non : la continence vaut mieux. De ne point tuer? Non, car les desordres seraient horribles, et les mechants tueraient tons les bons. De tuer ? Non , car cela detruit la nature. Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie , et mele de mal et de faux. LXIV. Le mal est aise , il y en a une infinite ; le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile a trouver que ce qu'on appelle bien ; et souvent on fait passer a cette marque le mal particulier pour bien... II faut meme une grandeur d'cime extraordinaire pour y ar- river comme au bien. LXV. Les cordes qui attachent les respects des uns envers les autres sont , en general , des cordes de necessite ; car il faut qu'il y ait differents degres , tous les hommes vou- lant dominer, et tous ne le pouvant pas , mais quelques- uns le pouvant. Mais les cordes qui attachent le respect a tel et tel en particulier sont des cordes d'imagination. LXVI. Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir a une chose qu'a condition de nous facher PASCAL. rE.NSKtS. 10 110 PENStES DE PASCAL. si elle nous reussit mal; ce que mille choses peuvenl faire, et font a toute heure. Qui aurait trouvd le secret de se rejouirdu bien sans etre touche du mal contraire au- rait trouve le point. ARTICLE X. Perishes diverses de philosophic et de (literature. I. A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du comraun ne trou- vent pas de difference entre les hommes. II. On peut avoir le sens droit, et ne pas aller egalement atoutes choses; car il y en aqui, 1'ayant droit dans un. certain ordre de choses , s'eblouissent dans les autres. Les uns tirent bien les consequences de peu de principes ; les autres tirent bien les consequences des choses ou il y a beaucoupde principes. Par exemple , les uns compren- nent bien les effets de 1'eau , en quoi il y a peu de princi- pes , mais dont les consequences sont si fines , qu'il n'y a qu'une grande penetration qui puisse y aller ; et ceux- la ne seraient peut-etre pas grands geometres , parce que la geometric comprend un grand nombrede principes , et qu'une nature d'esprit peut etre telle qu'elle puisse bien peuetrer peu de principes jusqu'au fond , et qu'elle ne puisse penetrer les choses ou il y a beaucoup de prin- cipes. II y a done deux sortes d'esprits : 1'un , de penetrer vi- vement et profondement les consequences des principes , et c'est la 1'esprit de justesse ; 1'autre , de comprendre un PREMIERE P ARTIE. ARTICLE X. Ill grand nombre de principes sans les confondre , et c'est la 1'esprit de geometric. L'un est force et droiture d'esprit , I'autre-est e"tendue d'esprit. Or 1'un peut etre sans 1'autre, 1'esprit pouvant etre fort et etroit , et pouvant etre aussi e"tendu et faible. II y a beaucoup de difference entre 1'esprit de geome- tric et 1'esprit de finesse. En 1'un, les principes sont pal- pables , mais eloignes de I'usage commun ; de sorte qu'on a pcine a tourner la tete de ce c6te-la, manque d'habitude : mais , pour pen qu'on s'y tourne , on voit les principes a plein ; et il faudrait avoir tout a fait 1'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros , qu'il est presque impossible qu'ils echappent. Mais , dans 1'esprit de finesse , les principes sont dans I'usage commun, et devant les yeux detout le moude. On n'a que faire de tourner la tete , ni de se faire violence. II n'est question que d'avoir bonne vue ; mais il faut 1'a- voir bonne , car les principes en sont si delies et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en echappe. Or remission d'un principe mene a 1'erreur : ainsi il faut avoir la vuebien nette pour voir tous les principes et ensuite 1'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus. Tous les geometres seraient done fins , s'ils avaient la vue bonne ; car ils ne raisonnent pas faux sur les princi- pes qu'ils connaissent : et les esprits fins seraient geome- tres , s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inac- coutumes dc geometric. Ce qui fait done que certains esprits fins ne sont pas geometres , c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de geometric : mais ce qui fait que des geo- metres ne sont pas fins , c'est qu'ils ne voient pas ce qui 112 PENSfcES DE PASCAL. est devant eux ; et qu'etantaccoutumes aux prineipes nets et grossiers de geometric , et a ne raisonner qu'apres avoir bien vu et manie leurs principes , ils se perdent dans les choses de finesse , ou les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit a peine : on les sent plut6t qu'on lie les voit : on a des peines infinies a les faire sentir a ceux qui ne les sentent pas d'eux-m^mes : ce sont choses telleraent dedicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien delie et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les demontrer par ordre comme en geome- tric , parce qu'on n'en possede pas ainsi les principes , et que ce seraitnne chose infinie de Pentreprendre. II faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard , et non par progres de raisonnement, au moinsjusqu'a un certain de- gre. Et ainsi il est rare que les geometres soieut fins, et que les esprits fins soient geometres , a cause que les geometres veulent trailer geometriquement les choses fines , et se rendent ridicules , voulant commencer par les definitions , et ensuite par les principes ; ce qui n'est pas la maniere d'agir en cette sorte de raisonnement. Ge n'est pas que 1'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement , na- turellement, et sans art; car 1'expression en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'a peu. Et les esprits fins , au contraire , ayant accoutum6 de juger d'une seule vue , sont si etonnes quand on leur pre- sente des propositions ou ils ne comprennent rien , et ou, pour entrer , il faut passer par des definitions et des prin- cipes steriles , et qu'ils n'ont pas accoutume de voir ainsi en detail, qu'ils s'en rebutent et s'en degoutent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni geometres. Les geometres , qui ne sont que geometres , ont done 1'esprit droit , mais pourvu qu'on leur explique bien tou* PREMIERE PART1E. ARTICLE X. 113 tes choses par definitions et par principes : autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les principes bien eclaircis. Et les esprits fins , qui ne sont que fins , ne peuvent avoir la patience de descendre jus- qu'aux premiers principes des choses speculatives et d'i- magination , qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans 1'usage. III. II arrive souvent qu'on prend , pour prouver certaines choses, des exemples qui sont tels, qu'on pourrait pren- dre ces choses pour prouver ces exemples : ce qui ne laisse pas de faire son effet ; car, comme on croit toujours que la difficulte est a ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs. Ainsi , quand on veut montrer une chose generate , on donne la regie particuliere d'un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on com- mence par la regie generate. On trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver , et claire celle qu'on emploie a la prouver; car, quand on propose une chose a prou- ver, d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est done obscure ; et , au coutraire , que celle qui doit la prouver est claire , et ainsi on 1'entend aisement. IV. Tout notre raisonnement se reduit a ceder au senti- ment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sen- timent : semblable , parce qu'elle ne raisonne point; con- traire, parce qu'elle est fausse : de sorte qu'il est bien diffi- cile de distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie, et que sa fantaisie est sentiment ; et I'en dis de meme de mon cote. On aurait besoin d'une re- 114 PENSEES DE PASCAL. gle. La raison s'offre; mais elle est pliable & tous sens, et ainsi il n'y en a point. V. Ceux qui jugent d'un ouvragepar regie sont, a 1'egard des autres , comme ceux qui ont une montre a 1'egard de ceux qui n'en ont point. L'un dit : II y a deux heures que nous sommes ici ; 1'autre dit : II n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre ; je dis a 1'un : Vous vous ennuyez ; et a 1'autre : Le temps ne vous dure guere ; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui me disent que le temps me dure a moi , et que j'en juge par fantaisie : ils lie savent pas que j'en juge par ma montre. VI. II y en a qui parlent bien , et qui n'ecrivent pas de mehne . C'estque le lieu, les assistants , etc^ les echauffent, et tirent de lenr esprit plus qu'ils ne trouveraient sans cette chaleur. VII. Ce que Montaigne a de bon ne peut etre acquis que difficilement. Ce qu'il a de mauvais (j'entends hors les mosurs) cut pu etre corrige en un moment, si on 1'eut averti qu'il faisait trop d'histoires , et qu'il pai-lait trop de sol. VIII. C'est un grand mal de suivre 1' exception au lieu de la regie. II faut etre severe, et contraireal'exception. Mais n&mmoins, comme il est certain qu'il y a des exceptions de la regie, il faut en juger severement, mais justement. PREMIERE PARTIE. ARTICLE X. 115 IX. II y a des gens qui voudraient qu'un auteur ne parlat jamais des choses dont les autres ont parle ; autrement on 1'accuse de ne rien dire de nouveau. Mais si les matieres qu'il traite ne sont pas nouvelles, la disposition en est nouvelle. Quand on joue a la paume , c'est une meme balle dont on joue 1'un et 1'autre ; mais 1'un la place mieux. J'aimerais autaut qu'on 1'accusat de se servir des mots ancicns : corame si les memes peusees ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition differente, aussi bien que les memes mots forment d' autres pensees par les differentes dispositions. X. On se persuade mieux , pour 1'ordinaire , par les raisons qu'on a trouvees soi-m6me , que par celles qui sont venues dans 1'esprit des autres. XI. L'esprit croit naturellement , et la volonte" aime natu- rellement ; de sorte que , faute de vrais objets , il faut qu'ils s'attachent aux faux. XII. Ces grands efforts d' esprit , ou 1'ame touche quelque- fois , sont choses ou elle ne se tient pas. Elle y saute seu- lement, mais pour retomber aussitdt. XIII. L'homme n'est ni ange , ni bete ; et le malheur veut que qui veut faire 1'ange fait la bete. XIV. Pourvu qu'on sache la passion dominante de quel- lie PEJNSES DE PASCAL. qu'un , on est assure' de lui plaire , et n&mmoins chacun a ses fantaisies contraires a son propre biea, dans 1'idee m6me qu'il adu bien : et e'est une bizarrerie qui decon- certe ceux qui veulent gagner leur affection. XV. Un cheval ne cherche point a se faire admirer de son compagnon. On voit bien entre eux quelque sorted'emu- lation a la course , mais c'est sans consequence : car, etant a 1'etable , le plus pesant et le plus mal taille ne cede pas pour cela son avoine a 1'autre. II n'en est pas de m6me parmi les hommes : leur vertu ne se satisfait pas d'elle- meme , et ils ne sont point contents s'ils n'en tirent avantage centre les autres. XVI. Comme on se gate 1'esprit , on se gate aussi le senti- ment. On se forme 1'esprit et le sentiment par les conver- sations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gatent. II importe done , de tout , de bien savoir choisir pour se le former et ne point le gater ; et on ne saurait faire ce choix , si on ne 1'a deja forme et point gate". Ainsi cela fait un cercle, d'ou bieuheureux sont ceux qui sor- tent, XVII. Lorsque , dans les choses de la nature dont la connais- sance ne nous est pas necessaire, il y en a dont on ne sail pas la verite", il n'est peut-eMre pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui fixe 1'esprit des hommes , comme , par exemple, la lune, a qui on attribue les changements de temps, le progres des maladies, etc. Car c'est une des principales maladies de I'homme que d'avoir uue cu- PREMIERE PART1E. ARTICLE X. 117 riosite inquiete pour les choses qu'il ne peut savoir ; et je ne sals si ce ne lui est point un moindre mal d'etre dans 1'erreur pour les choses de cette nature , que d'etre dans cette curiosite inutile. XVIII. Si la foudre tombait sur les lieux has , les poetes , et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature , manqueraient de preuves. XIX. L' esprit a son ordre , qui est par principes et demons- trations ; le coeur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doitetreaime, en exposant par ordre les causes de 1'a- mour : cela serait ridicule. Jesus-Christ et saint Paul ont bien plus suivi cet ordre du coeur, qui est celui de la charite, que celui de 1'esprit ; car leur but principal n'etait pas d'instruire, mais d'e- chauffer. Saint Augustin de me'me. Cet ordre consiste principalement a la digression sur chaque point qui a rapport a la fin, pour la montrer toujours. XX. II yen a qui masquent toute la nature. II n'y a point de roi parmi eux , mais un auguste monarque ; point de Paris , mais une capitale du royaume. II y a des endroits ou il faut appeler Paris , Paris ; et d'autres ou il faut 1'appeler capitale du royaume, XXI. Quand dans un discours on trouve des mots repetes , et qu'essayant de les corriger, on les trouve si propres qu'on gatenaitle discours , il faut les laisser; e'en est la marque, ot c'est la part de 1'cnvie qui est aveugle , et qui ne salt 118 PENSEES Pli PASCAL. pas que cette repetition n'est pas faute en cet endroit : car il n'y a point de regie generate. XXII. Ceux qui font des antitheses en forcant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenStres pour la syme- trie. Leur regie n'est pas de parler juste, mais de faire des figures justes. XXIII. Une langue a I'egard d'une autre est un chiffre ou les mots sont changes en mots , et non les lettres en lettres j ainsi une langue inconnue est dechiffrable. XXIV. II y a un modele d'agrement et de beaute qui consist e en un certain rapport entre notre nature faible ou forte , telle qu'elle est, etla chose qui nous plait. Toutce qui est forme sur ce modele nous agree : maison , chanson , dis- cours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivieres, arbres, chambres, habits. Tout ce qui n'est point sur ce modele deplalt a ceux qui ont le gout bon. XXV. Comme on dit beaute poetique , on devralt dire aussi beaute geometrique , et beaute medicinale. Cependant on ne le dit point : et la raison en est qu'ou sait bien quel est 1'objet de la geometric, et quel est 1'objet de la mede- cine; mais on ne sait pas en quoi consiste 1'agrement, qui est 1'objet de la poesie. Onne sait ce que c'estque ce modele naturel qu'il faut imiter ; et , faute de cette connaissance , on a invente de certains termes bizarres, siecle d'or, merveille de nos jours, fatal laurier, belastre, etc. ; et PREMIERE PARTIE. ARTICLE X. ll'J on appelle ce jargon beaute poetique. Mais qui s'imaginera une ferame vetue sur cemodele verraune jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chaines de laiton ; et , au lieu de la trouver agreable, il ne pourra s'empecher d'en rire, parce qu'on sait mieux en quoi consiste 1'agrement d'une femme que l'agrement des vers. Mais ceux qui ne s'y connaissent pas 1'admireraient peut-etre en cet equi- page ; et il y a bien des villages ou on la prendrait pour la reine : et c'est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modele , des reines de villages. XXVI. Quand un discours naturel peint une passion, ou un effet, on trouve dans soi-meme la verite de ce qu'on en- tend, qui y etait sans qu'on le sut, et on se sent porte a aimer celui qui nous le fait sentir ; car il ne nous fait pas montre de son bien , mais du notre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable : outre que cette communaute d'in- telligence que nous avons avec lui incline necessairement le coeur a Taimer. XXVII. II faut qu'il y ait dans 1' eloquence de 1'agreable et du reel; mais il faut que cet agreable soil reel. XXVIII. Quand on voit le style naturel , on est tout etonne et ravi ; car ou s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le gout bou , et qui , en voyant un livre, croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur: Pluspoelice quam humane locutus est. Ceux-Ia honorent bien la nature, qui lui i5 PENSES DE PASCAL. fipprennent gu'elle peut parler de tout, et me 1 me de the'o- logfe. XXIX. La derniere chose qu'on trouve enfaisant un ouvrage , est de savoir celle qu'il faut mettre la premiere. XXX. Dans le discours il ne faut point detourner 1'esprit d'une chose a uue autre , si ce n'est pour le delasser ; mais dans le temps ou cela est a propos , et non autrement ; car qui veut delasser hors de propos , lasse. On se rebute et on quittetout la , tant il est difficile de rien obtenir de I'homme que par le plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut 1 XXXI. Quelle vanite que la peinture, qui attire I'admi ration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux! XXXII. Un meme sens change selon les paroles qui 1'expriment. Les sens recoivent des paroles leur dignite, au lieu de la leur donner. XXXIII. Ceux qui sont accoutumes a juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement ; car ils veulent d'abord penetrerd'unevue , et ne sont point accou- tumes a chercher les principes. Et les autres , au contraire , qui sont accoutumes a raisonner par principes , ne compren- nent rien aux choses de sentiment , y cherchant des prin- eipcs, etne pouvant voir d'une vue. PREMIERE PART1E. ARTICLE X. 121 XXXIV. La vraie eloquence se moque de 1'eloquence : la vraie morale se moque de la morale ; e'est-a-dire que la morale du jugement se moque de la morale de I'esprit, qui est sans regie. XXXV. Toutes les fausses beautes que nous blamons dans Ci- ceron ont des admirateurs en grand nombre. XXXVI. Se moquer de la philosophic, e'est vraiment philo- sopher. XXXVII. II y a beaucoup de gens qui entendent le sermon de la meme maniere qu'ils entendent vepres. XXXVIII. Les rivieres sont des chemins qui marchent, etqui por- tent ou Ton veut aller. XXXIX. Deux visages semblables , dont aucun ne fait rire en par- ticulier, font rire ensemble par leur ressemblance. XL. Les astrologues, les alchimistes, etc., ont quelques principes ; mais ils en abusent. Or, Tabus des verites doit etre autant puni que 1' introduction du mensonge. XLI. Je ne puis pardonner a Descartes : il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; 122 PENSfiES DE PASCAL. mais il n'a pu s'empecher de lui faire donner une chique- naude, pour mettre le monde en mouvement ; apres cela il n'a plus que faire de Dieu. ARTICLE XI. Sur Epiclete et Montaigne. I. Epictete est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de 1'hommc. II veut, avanttoutes choses, qu'ilregarde Dieu comme son principal objet; qu'il soit persuade qu'il gouverne tout avec justice ; qu'il se soumette a lui de bou C03ur ; et qu'il le suive volon- tairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec unetres- grande sagesse : qu'ainsi cette disposition arretera toutes les plaintes et tous les murmures, et preparera son esprit a souffrir paisiblement les evenements les plus facheux. Nedites jamais, dit-il, J'ai perdu cela; dites plutot, Je 1'airendu : mon fils est mort , je 1'ai rendu : ma femme est morte, je 1'ai rendue. Ainsi desbiens et de tout le reste. Mais celui qui me l'6te est un mechant homme , < direz-vous. Pourquoi vous mettez-vous en peine par qui celui qui vous 1'aprete vient le redemander ? Pendant qu'il vous en perm et 1' usage , ayez-en soin comme d'un bien qui appartient a autrui , comme un voyageur fait dans une h6tellerie. Vous ne devez pas , dit-il encore , desirer que les choses se fassent comme vous le voulez ; mais vous devez vouloir qn'elles se fassent comme elles sefont. Souvenez-vous, ajoute-t-il, que vous etes ici comme un acteur , et que vous jouez votre personnage dans une comedie , tel qu'il plait au maitre de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez^le court; s'il PREMIERE PARTIE. ARTICLE XI. 123 vous le donne long, jouez-le long ; soyez sur le theatre autant de temps qu'il lui plait ; paraissez-y riche ou pauvre, sekm qu'il 1'a ordonne. G'est votre fait de bien jouer le personnage qui vous est donne; mais de lechoi- sir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus in- supportables ; et jamais vous ne penserez rien de bas . et ne desirerez rien avec exces. II montre en millemanieres ce que rhomrae doitfaire. 11 veut qu'il soit humble , qu'il cache ses bonnes resolu- tions , surtout dans les commencements , et qu'il les ac- complisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. II ne se lasse point de repeter que toute 1'e- tude et le desir de 1'homme doivent etre de connaitre la volonte de Dieu, et de la suivre. Telles etaieut les lumieresdece grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de 1'homme: heureux s'il avail aussi connu sa faiblesse 1 Mais , apres avoir si bien compris ce qu'on doit faire, il se perd dans la presomption de ce que Ton peut. < Dieu , dit-il , a donne a tout homme les moyeus de s'acquitter de toutes ses obligations ;ces moyens sont toujours en sa puissance; il ne faut chercher la felicite que par les choses qui sont toujours en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a donnees a cette fin : il faut voir ce qu'il y aenuous delibre. Lesbiens, la vie, Pestime ne sont pas en notre puissance, et ne menent pas a Dieu ; mais 1' esprit ne peut etre force de croire ce qu'il sait etre faux, ni la volonte d'aimer cequ'elle sait qui la rend malheureuse : ces deux puissances sont done pleinement libres, et par elles seules nous pouvons nous rendre parfaits , counaitre Dieu parfaitement , 1'aimer , lui obeir, lui plaire, surmonter tous les vices, aequerir 12 PENSEES DE PASCAL. toutes les vertus , et ainsi nous rendre saints et compa- gnons de Dieu. Ces orgueilleux principes conduisent Epictete a d'autres erreurs, comme : que 1'ame est une portion de la substance divine; que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu'on pent se tuer quand on est si persecute, qu'on peut croire que Dieu nous np- pelle, etc. II. Montaigne , ne dans un Etat Chretien , fait profession de la religion catholique , et en cela il n'a rien de particu- lier ; mais , comme il a voulu chereher une morale fondee sur la raison , sans les lumieres de la foi , il prend ses prin- cipes dans cette supposition, et considere 1'homme desti- tue de toute revelation. II met done toutes choses dans un doute si universel et si general, que, 1'homme doutantmeme s'il doute, son incertitude roule sur elle-meme dans un eer- cle perpetuel et sansrepos : s'opposant egalement aceux qui disentque tout est incertain, et a ceux quidisent que toutne 1'estpas, parcequ'ilne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi, et dans cette ignorance qui s'ignore, que consiste 1'essence de son opinion. II ne peut 1'exprimer par aucun terme positif : car s'il dit qu'il doute, il se tra- hit, en assurant au. moins qu'il doute ; ce qui etant formel- lement contre son intention , il est reduit a s'expliquer par interrogation ; de sorte que , ne voulant pas dire , Je ne sais, il dit, Que sais-je?De quoi il a fait sa devise , en la mettant sous les bassins d'une balance , lesquels , pesant les contradictoires , se trouventdans un parfaitequilibre. En un mot, il est pur pyrrhonien. Tous sesdiscours, tous ses Essais roulent sur ce principe; et c'est la seule chose qu'il pretend bien etablir. II detruit insensiblemeut tout ce PREMIERE PARTIE. ARTICLE XI. 125 qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour etablir le contraire avec une certitude de la- quelle seule il est eunemi , mais pour faire voir seulemeut que, les apparences etant egales de part et d'autre, on ne sait ou asseoir sa croyance. Dans cet esprit , il se moque de toutes les assurances ; il combat, par exemple, ceux qui ont pense etablir un grand remede centre les proces , par la multitude et la pretendue justesse des lois : comme si on pouvait couper la racine des doutes, d'ou naissent les proces I comme s'il y avail des digues qui pussent arreter le torrent de Tin- certitude et captiver les conjectures ! II dit , a cette occa- sion , qu'il vaudrait autant soumettre sa cause au pre- mier passant, qtfa desjuges armes de ce nombre d'or- donnances. II n'a pas 1'ambition de changer 1'ordre de 1'Etat ; il ne pretend pas que son avis soit meilleur , il n'en croit aucuu bon. II veut seulement prouver la vanite des opinions les plus recues : montrautque 1'exclusionde toutes les lois diminuerait plutot le nombre des differends que cette multitude de lois qui ne sert qu'a 1'augmenter , parce que lesdifficultescroissent a mesure qu'on les pese, les obscurites se multiplient par les commentaires ; et que le plus sur moyen d' entendre le sens d'un discours est de ne pas Pexaminer, de le prendre sur la premiere apparence: car, si peu qu'on 1'observe , toute sa clarte se dissipe. Sur ce modele , il juge a 1'aventure de toutes les actions des hommes et des points d'histoire , tantot d'une maniere , tantot d'une autre ; suivant libremeut sa premiere vue , et sans contraindre sa pensee sous les regies de la raison , qui n'a , selon lui , que de fausses mesures. Ravi de mon- trer par son exemple les contrarietes d'un meme esprit dans ce genie tout libre , il lui est egalementbonde s'em- 12G PENSEES DE PASCAL. porter ou non dans les disputes, ay ant to u jours , par I'uu ou 1'autre exemple , un moyen de faire voir la faiblesse des opinions : etant porte avec tant d'a vantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie egalement par sontriom- phe et par sa defaite. C'est dans cette assiette , toute flottante et toute chan- celante qu'elle est , qu'il combat avec une fermete invin- cible les heretiques de son temps , sur ce qu'ils assuraient connaitre seuls le veritable sens de 1'Ecriture ; et c'est de la encore qu'il foudroie 1'impiete horrible de ceux qui osent dire que Dieu n'est point. II les entreprend parti- eulierement dans 1'apologie de Raimond de Sebonde; et, les trouvant depouilles volontairement de toute revela- tion , et abandonnes a leur lumiere naturelle , toute foi raise a part , il les interroge de quelle autorite ils entre- prennent de juger de cet fitre souverain, qui est infini par sa propre definition ; eux qui ne connaissent veritable- ment aucune des moindres choses de la nature I II leur demande sur quels principes ils s'appuient, et il les presse de les lui montrer. II examine tous ceux qu'ils peuvent produire ; et il penetre si avant , par le talent ou il excelle, qu'il montre la vanite de tous ceux qui passent pour les plus eclaires etles plus fermes. II demande si l'me con- nait quelque chose ; si elle se connait elle-meme; si elle est substance ou accident , corps ou esprit ; ce que c'est que chacunede ces choses, ets'il n'y a rien qui ne soit de Fun de ces ordres ; si elle connait son propre corps ; si elle saitce que c'est que matiere ; comment elle peut raisonner, si elle est matiere ; et comment elle peut etre unie a un corps particulier et en ressentir les passions , si elle est spirituelle. Quand a-t-elle commence d'etre? avec ou devaut le corps? finit-elle avec lui , ou non ? ne se trompe- PREMIERE PART IE. ARTICLE XI. 127 t-elle jamais? sait-elle quand elle erre? vu que 1'essence de la meprise consiste a la meconnaitre. II demande encore si les animaux raisonnent , pensent , parlent ; qui peut decider ce que c'est que le temps, Yespace, Vetendue, le mouvement, Vunite, toutes choses qui nous environnent, et entierement inexplicables ; ce que c'est que sante, ma- ladie, mort, vie, bien, mal, justice, peche, dont nous parlons a toute heure ; si nous avons en nous des princi- pes du vrai , et si ceux que nous croyons , et qu'on appelle axiomes, ou notions communes a tous les hommes, soul conforraes a la verite essentielle. Puisque nous ne savons que par la seule foi qu'un Etre tout bon nous les a donnes veritables, en nouscreant pour connaitre la verite; qui saura, sans cette lumiere de la foi, si, etant formees a 1'aventure , nos notions ne sout pas incertaines , ou si , etant formees par un etre faux et mechant , il ne nous les a pas donnees fausses pour nous seduire? montraut par la que Dieu et le vrai sont inseparables , et que sil'un est ou n'est pas , s'rl est certain ou incertain , 1'autre est iie- cessairement de meme. Qui sait si le sens commun , que nous prenons ordinairement pour jugedu vrai, a etc des- tine a cette fouction par eel ui qui 1'a cree? qui sait ce que c'est que verite ? et comment peut-on s'assurer de 1'avoir sans la counaitre?qui sait meme ce que c'est qu'un etre , puisqu'il est impossible de le definir , qu'il n'y a rien de plus general, et qu'il faudrait, pour 1'expliquer , se ser- vir de 1'Etre meme, en disant : G'est telle ou telle chose? Puisdonc que nous ne savons ce que c'est qu'dme, corps, temps, espace , mouvement , verite , bien, ni meme Ve- in , ni expliquer 1'idee que nous nous en formous , com- ment nous assurerons-nous qu'elle est la meme dans tous les homines? Nous n'en avons d'autres marques que 1'u- 158 PENSEES DE PASCAL. iiiformite des consequences, qui n'est pas toujours un signe de celle des principes ; car ceux-ci peuvent bieu etre differents, et conduire neanmoins aux memes conclu- sions , chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux. Enfm Montaigne examine profondement les sciences : la geometric , dont il tzlche de montrer 1'incertitude dans ses axiomes etdans les termes qu'elle ne definit point, comme A'etendue, de mouvement, etc. ; la physique et la medecine , qu'il deprime en unc infinite de facons ; 1'his- toire, la politique, la morale, la jurisprudence , etc. De sorte que, sans la revelation, nous pourrions croire , selon lui , que la vie est un songe dont nous ne nous eveillons qu'a la mort , et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la rai- son denuee de la foi , que , lui faisant douter si elle est raisonnable , et si les animaux le sont ou non , ou plus ou moins que 1'homme , il la fait descendre de 1'excellencc qu'elle s'est attribute , et la met par grace en parallele avec les betes , sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu'a ce qu'elle soil instruite , par son Createur me'me , de son rang qu'elle ignore : la menacant, si elle gronde, de la mettre au-dessous detoutes, ce qui lui parait aussi facile que le contraire ; et ne lui donnant pouvoir d'agir cepen- dant que pour reconnaitre sa faiblesse avec une humilite sincere , au lieu de s'elever par une sotte vanite. On ne peut voir sans joie , dans cet auteur, la superbe raisoii si in- vinciblement froissee par sespropres armes, et cette revolte si sanglante de I'homme contre rhomme, laquelle, de la societe avec Dieu, ou il s'elevait par les maximes de sa fai- ble raison, le precipite dans la condition des betes; et ou PREMIERE PARTiE ARTICLE XI. 129 aimerait de tout son co3ur le ministre d'une si grande ven- geance, si, etant humble disciple de I'Eglise par la foi, il eut suivi les regies de la morale , en portant les hommes , qu'il avait si utilement humilies, a ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu'il les a convaincus de ne pas pouvoir seulement connaltre. Mais il agit au contraire en paien : voyons sa morale. De ce principe , que hors de la foi tout est dans 1'incer- titude , et en considerant combien il y a de temps qu'on cherche le vrai et le bien , sans aucun progres vers la tran- quillite , il conclut qu'on doit en laisser le soin aux autres; demeurer cependant en repos, coulant legerement sur ces sujets , de peur d'y enfoncer en appuyant ; prendre le vrai et le bien sur la premiere apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si pen solides , que , quelque peu que I'on serre la main, ils s'echappent entre les doigts et la laissent vide. II suit done le rapport des sens , et les notions com- munes, parce qu'il faudrait se faire violence pour les de- mentir, et qu'il ne sait s'il y gagnerait , ignorant ou est le vrai. II fuit aussi la douleur et la mort, parce que son ins- tinct 1'y pousse , et qu'il ne veut pas y resister par la me- me raison. Mais il ne se fie pas trop a ces mouvements de crainte , et n'oserait en conclure que ce soient de verita- bles maux , vu qu'on sent aussi des mouvements de plaisir qu'on accuse d'etre mauvais , quoique la nature , dit-il , parle au contraire. Ainsi je n'ai rien d'extravagant dans ma conduite, poursuit-il ; j'agis comme les autres; et tout ce qu'ils font dans la sotte pensee qu'ils suivent le vrai bien, je le fais par un autre principe, qui est que, les vraisemblances etant pareillement de Tun et de 1'au- tre c6te, 1'exempleet la commodite sont les contre-poids qui m'entrainent. II suit les moeurs de son pays, parce 130 PEJNSEES DE PASCAL. que la coutume 1'eraporte ; il monte son cheval , parce que le cheval le souffre , mais sans croire que ce soil de droit : au coutraire , il ne salt pas si cet animal n'a pas celui de se servir de lui. 11 se fait meme quelque violence pour eviter certains vices ; il garde la fidelite au mariage , a cause de la peine qui suit les desordres : la regie de ses actions etant en tout la commodite et la tranquillite, II rejette done bien loin cette vertu stoique qu'on peint avec une mine severe , un regard farouche , des cheveux herisses , le front ride et en sueur, dans une posture p&iible et teiidue , loin des homines, dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher : fant6mei, dit Montaigne , capable d'effrayer les enfants , et qui ne fait autre chose , avec un travail continuel, que de chercher uu repos ou elle n'arrive ja mais ; au lieu que la sienne est naive , familiere, plaisante, enjouee,et pourainsi direfolatre : elle suit ce qui la charme, et badine negligemment des accidents bons et mauvais , couchee mollement dans le sein de 1'oisivete tranquille, d'ou elle montre aux hommes , qui cherchent la felicite avec tant de peine , que c'est la seulement ou elle repose, et que 1'ignorance et 1'incuriosite sont deux doux oreillers pour une tete bien faite , comme il le dit lui-me'me. III. En lisant Montaigne, et le comparant avec Epictete, on ne peut se dissimuler qu'ils etaient assurement les deux plus grands defenseurs des deux plus celebres sectes du moude infidele, et qui sont les seules, entre celles des hommes destitues de la lumiere de la religion , qui soient en quelque sorte liees et conse"quentes. En effet, que peut- on faire sans la revelation , que de suivre 1'un ou 1'autre de ces deux systemes? Le premier : II y a un Dieu , done PREMIERE PARTIE. ARTICLE XI. 131 c'est lui qui a cree 1'homme; il 1'a fait pour lui-meme ; il 1'a cree tel qii'il doit etre pour etre juste et devenir heu- reux : done 1'homme peut connaitre la verite, et il est a portee de s'elever par la sagesse jusqu'a Dieu , qui est son souverain bien. Second systeme : L'homme ne peut s'e- lever jusqu'a Dieu , ses inclinations contredisent la loi ; il est porte a chercher son bonheur dans les biens visibles, et meme en ce qu'il y a de plus honteux. Tout parait done incertain , et le vrai bien Test aussi : ce qui semble nous reduire a n' avoir ni regie fixe pour les moeurs , ni certitude dans les sciences. II y a un plaisir extreme a remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres ont apercu quelque chose de la verite qu'ils ont essaye de connaitre. Car, s'il est agreable d'observer dans la nature le desir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages ou Ton en voit quelques caracteres , parce qu'ils en sont les ima- ges, combien plus est-il juste de considerer dans les pro- ductions des esprits les efforts qu'ils font pour parvenir a la verite , et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils$'en egarent? C'est la principale utilite qu'on doit tirer de ses lectures. II semble que la source des erreurs d'Epictete et des stoiciens d'une part , de Montaigne et des epicuriens de 1'autre, est de n'avoir pas su que 1'etat de l'homme a pre- sent differe decelui de sa creation. Les uns, remarquant quelques traces de sa premiere grandeur, et ignorant sa corruption, ont traite la nature comme saine, et sans besoin de reparateur ; ce qui les mene au comble de 1'orgueil. Les autres , eprouvant sa misere presente et ignorant sa pre- miere dignite, traitent la nature comme necessairement in- lirme et irreparable ; ce qui les precipite dans le desespoir 132 PENSfiES DE PASCAL. d'arriver a un veritable bien , et de la dans une extreme lachete. Ces deuxetats, qu'il fallait connaitre ensemble pour voir toute la verite , etant connus separement , con- duisent necessairement a Tun deces deux vices : a 1'orgaeil ou a la paresse , ou sont infailliblement plonges tous les hommes avant la grSce, puisque , s'ils ne sortent point de leurs desordres par Mchete, ils n'en sortent que par va- nite , et sont toujours esclaves des esprits de malice, a qui, comme le remarque saint Augustin , on sacrifie en bien des manieres. C'est done de ces lumieres imparfaites qu'il arrive que, les uns connaissant 1'impuissance et non le devoir, ils s'a- battent dans la Mchete ; les autres connaissant le devoir sans connaitre leur impuissance, ils s'elevent dans leur orgueil. On s'imagiuerapeut-etre qu'en les alliant, on pour- rait former une morale parfaite : mais , au lieu de cette paix, il ne resulterait de leur assemblage qu'une guerre et une destruction generate : car les uns etablissant la certitude et les autres le doute , les uns la grandeur de 1'homme, les autres sa faiblesse, ils ne sauraientse reu- nir et se concilier ; ils ne peuvent ni subsister seuls a cause de leurs defauts, ni s'unir a cause de la contrariete de leurs opinions. IV. Mais il faut qu'ils se brisent et s'aneantissent, pour faire place a la verite de la revelation. C'est elle qui accorde les contrarietes les plus formelles par un art tout divin. Unis- sant tout ce qui est de vrai , chassant tout ce qu'il y a de faux , elle enseigne avec une sagesse veritablement celeste le point ou s'accordent les principes opposes , qui parais- sent incompatibles dans les doctrines purement humaine. PREMIERE PART IE. ARTICLE XI. 133 En voici la raison : les sages du monde ont place les con- trarietes dans im meme sujet; 1'un attribuait la force a la nature , 1'autre la faiblesse a cette meme nature , ce qui ne peut subsister : au lieu que la foi nous apprend les mettre en des sujets differents ; toute i'infirmite appartient a la nature, toute la puissance au secours de Dieu. Voila 1'u- nion etonnanteet nouvellequ'un Dieu seul pouvait ensei- gner, que lui seul pouvait faire , et qui n'est qu'une image et qu'un effet de 1'union ineffable des deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu. C'est ainsi que la philosophie conduit insensiblement a la theologie : et il est difficile de ne pas y entrer, quelque verite que Ton traite , parce qu'elle est le centre de toutes les verites ; ce qui parait ici parfaitement , puisqu'elle renferme si visi- blement ce qu'il y a de vrai dans ces opinions contraires. Aussi on ne voit pas comment aucun d'eux pourrait refu- ser de la suivre. S'ils sont pleins de la grandeur de 1'homme, qu'en ont-ils imagine qui ne cede aux promesses de 1'E- vangile, lesquelles ne sont autre chose que le digue prix de la mort d'un Dieu? Et s'ils se plaisent a voir I'infirmite de la nature, leur idee n'egale point cellede la veritable faiblesse du peche, doiit la meme mort a etc le remede. Chaque parti y trouve plus qu'il ne desire, et , ce qui est admira- ble, y trouve une union solide : eux qui ne pouvaient s'allier dans un degre infmiment inferieurl V. Les Chretiens ont, en general , peu de besoin de ces lec- tures philosophiques. Neanmoins Epictete a un art admi- rable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses exterieures, et pour les forcer a reconnaitre qu'ils sont de v^ritables esclaves et de miserables aveu- 134 PENSEES DE PASCAL. gles; qu'il est impossible d'evitcr 1'erreur et la douleur qu'ils fuient, s'ils uese donnent sans reserve a Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre 1'orgueil de ceux qui , sans la foi , se piquent d'une veritable jus- tice ; pour desabuser ceux qui s'attachent a leur opinion , et qui croient , independamment de 1'existenee et des per- fections de Dieu , trouver dans les sciences des verites inebranlables ; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumiere et de ses egarements, qu'il est difficile apres cela d'etre tente de rejeter les mysteres , parce qu'on croit y trouver des repugnances : car 1'esprit en est si battu, qu'il est bien eloigne de vouloir jugersi les mysteres sont pos- sibles ; ce que les hommes du commun n'agitent que trop sou vent. Mais Epictete , en combattant la paresse , mene a 1'orgueil, et pourrait etre nuisible a ceux qui ne sont pas persuades de la corruption de toute justice qui ne vient pas de la foi. Montaigne est absolument pernicieux, de son cote , & ceux qui ont quelque pente a 1'impiete et aux vi- ces. C'est pourquoi ces lectures doivent etre reglees avec beaucoup de soin , de discretion et d'egard a la condition et aux moeurs de ceux qui s'y appliquent. Mais il semble qu'en les joignant el les ne peu vent que reussir, parce que 1'uue s'oppose au mal de 1'autre. II est vrai qu'elles ne peuvent donner la vertu , mais elles troublent dans les vi- ces : 1'homme se trouvant combattu par les contraires , dont 1'un chasse 1'orgueil et 1'autre la paresse , et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements, ni aussi les fuir tous. PREMIERE PART1E. ARTICLE XII. 135 ARTICLE XII. Sur la condition des grands. Pour entrer dans la veritable connaissauce de votre condition ' , cousiderez-la dans cette image. Un homme fut jete par la tempete dans une ile incon- nue , dont les habitants etaient en peine de trouver leur roi , qui s'etait perdu : et comme il avail par hasard beau- coup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi , il fut pris pour lui , et reconnu en cette qualite par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se resolut enfln de se preter a sa bonne fortune. II re^ut done tous les respects qu'on voulut lui rendre , et il se laissa traiter de roi. Mais comme il ne pouvait oublier sa condition natu- relle , il pensait , en meme temps qu'il recevait ces res- pects , qu'il n'etait pas le roi que ce peuple cherchait , et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avail une double pensee : Tune par laquelle il agissait en roi , 1'autre par laquelle il reconnaissait son etat veritable , et que ce n'etait que le hasard qui I'avait mis en la place oil il etait. II cachail cette derniere pensee , et il decouvrait 1'aulre. C' etait par la premiere qu'il traitait avec le peu- ple, el par la derniere qu'il Iraitail avec soi-meme. Ne vous iraaginez pas que ce soil par un moindre ha- sard que vous possedez les richesses dont vous vous trouvez maitre , que celui par lequel cet homme se trou vait roi. Vous ii'y avez aucun droil de vous-meme el par 1 Pascal adresse la parole a un jeune homme d'une Illuslre nalssau.ce, Arthur de Gouflier, due de Iloannez. 136 PENSfiES DE PASCAL. votre nature , non plus que lui : et non-seulemcnt vous ne vous trouvez fils d'un due , mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinite de hasards. Votre naissance depend d'un mariage , ou plutot de tons les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'ou dependaient ces ma- riages ? d'une visite faite par rencontre , d'un discours en 1'air, de mille occasions imprevues. Vous tenez , dites-vous , vos richesses de vos ancelres ; mais n'est-ce pas par mille hasards que vos ancetres les ont acquises , et qu'ils vous les ont conservees ? Mille autres, aussi habiles qu'eux, ou n'ont pu en acquerir, ou les ont perdues apres les avoir acquises. Vous ima- ginez-vous aussi que ce soit par quelque voie naturelle que ces biens ont passe de vos ancetres a vous ? Cela n'est pas veritable. Get ordre n'est fonde que sur la seule volonte des legislateurs , qui ont pu avoir de bonnes rai- sons pour 1'etablir, mais dont aucune certainement n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avail plu d'ordonner que ces biens , apres avoir etc possedes par les peres durant leur vie , retourneraient a la republique apres leur mort, vous n'auriez aucuu sujet de vous en plaindre. Aiusi tout le litre par lequel vous possedez votre bien n'est pas un litre fonde sur la nature , mais sur un eta- blissement humain. Un aulre lour d'imaginalion dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvrc ; et ce n'est que cetle renconlre du hasard qui vous a fait naitre , avec la fanlaisie des lois , qui s'esl Irouvee favo- rable a volre egard , qui vous mel en possession de lous ces bieus. Je ne veux pas dire qu'ils ne vcus apparlienneut pas l^gitimement , el qu'il soit penuis a uu autre de vous les PREMIERE PARTIE. ARTICLE XII, 437 ravir; car Dieu , qui en est le maitre, a permis aux so* cietes de faire des lois pour les partager : et quand ces lois sont une fois etablies , il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme dont nous avons parle , qui ne possederait son royaume que par 1'erreur du peuple ; parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession, et 1'obligerait a y renoncer; au lieu qu'il autorise la v6tre. Mais ce qui vous est entierement commun avec lui , c'est que ce droit que vous y avez ii'est point fonde , non plus que le sien , sur quelque qua- lite et sur quelque merite qui soit en vous , et qui vous en rende digne. Votre 3me et votre corps sont d'eux-me- mes indifferents a 1'etat de batelier ou a celui de due ; et il n'y a nul lien naturel qui les attache a une condition plut6t qu'a une autre. Que s'ensuit-il de la? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parle , une double pensee ; et que , si vous agissez exterieurement avec les homines selon votre rang , vous devez reconnaitre par une pensee plus cachee, mais plus veritable, que vous n'avez rien na- turellement au-dessus d'eux. Si la pensee publique vous eleve au-dessus du commun des hommes, que 1'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite egalite avee tons les hommes ; car c'est votre etat naturel. Le peuple qui vous admire ne connait pas peut-etre ce secret. II croit que la noblesse est une grandeur reelle, et il considere presque les grands comme etant d'une autre nature que les autres. Ne leur decouvrez pas cette erreur, si vous voulez ; mais n'abusez pas de cette eleva- tion avec insolence : et surtout ne vous meconnaissez pas vous-meme en croyant que votre etre a quelque chose de plus eleve que celui des autres. B. 138 PENSfiES DE PASCAL. Que diriez-vous de cet homme qui aurait etc fait roi par 1'erreur du peuple, s'il venait a oublier telleraent sa con- dition naturelle , qu'il s'imaginat que ce royaume lui etait du, qu'il lemeritait, et qu'il lui appartenait de droit? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de qualite , qui vivent dans un si etrange oubli de leur etat naturel ? Que cet avis est important ! Car tous les emportements , toute la violence et toute la fierte des grands ne vienneiit que de ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont : etant difficile que ceux qui se regarderaient interieurement comme egaux a tous les hommes, etqui seraient bien per- suades qu'ils n'ontrien en eux qui me>ite ces petits avan- tages que Dieu leur a donnes au-dessus des autres , les traitassent avec insolence. II faut s'oublier soi-meme pour cela , et croire qu'on a quelque excellence reelle au-dessus d'eux : en quoi consistecette illusion que je tche de vous decouvrir. II. II est bon que vous sachiez ce que Ton vous doit, afio que vous ne pretendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous serait pas du ; car c'est une injustice visible : et ce- pendant elle est fort commune a ceux de votre condition, parce qu'ils en ignoreut la nature. II y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; caril y a des grandeurs d'etablissement et des grandeurs natu- relles. Les grandeurs d'etablissement dependent de la vo- lonte des hommes , qui ont cru , avec raison , devoir ho- norer certains tats , et y attacher certains respects. Les dignites et la noblesse sont de ce genre. En un pays oa honore les nobles , et en 1'autre les roturiers ; en celui-ci PREMIERE PARTIE. ARTICLE XII. 139 lesaines, en cet autreles cadets. Pourquoi cela? parce qu'il a plu aux homines. La chose etait indiffSrente avaiit 1'etablissement :apres 1'etablissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de le troubler. Les grandeurs naturelles sont celles qui sont inde"pen- dantes de la fantaisie des hommes , parce qu'elles consis- tent dans des qualites reelles et effectives de I'fime ou du corps , qui rendent 1'une ou 1'autre plus estimable, comme les sciences, la lumiere, 1'esprit, la vertu, la sante, la force. Nous devons quelque chose a Tune et a 1'autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d'une nature differente, nous leur devons aussi differents respects. Aux grandeurs d'etablissement, nous leur devons des respects d'etablis- sement, c'est-a-dire certaines ceremonies exterieures, qui doivent etre neanmoins aecorapagnees , comme nous 1'avons moutre , d'uue reconnaissance interieure de la justice de cet ordre , mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualite reelle en ceux que nous honorons de celte sorte. II faut parler aux rois a geuoux ; il faut se tenir de- bout dans la chambre des princes. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs. Mais pour les respects naturels, qui consistent dans 1'estime , nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles ; et nous devons , au contraire , le mepris et 1'aversion aux qualites contraires a ces grandeurs naturelles. II n'est pas n&essaire , parce que vous e"tes due , que je vous estime ; mais il est necessaire que je vous salue. Si vous etes due et hounete homme , je rendrai ce que je dois a 1'une et a 1'autrc de ces qualites. Je ne vous refuserai point les ce- re*monies que merite votre qualite de due, ni 1'estime que me'rite celle d'homme. Mais si vous etiez due sans etre 140 PEN StiES DE PASCAL. houne' te homme , je vous ferais encore justice ; car, en vous rendant les devoirs exterieurs que 1'ordre des hom- mes a attaches a votre qualite", je ne manquerais pas d'a- voir pour vous le me"pris interieur que meriterail la bas- sesse de votre esprit. Voila en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et Tin- justice consiste a attacher les respects naturels aux gran- deurs d'etablissement, ou a exiger les respects d'etablisse- ment pour les grandeurs naturelles. Monsieur N. est un plus grand geometre que moi ; en cette qualite, il veut passer devant moi : je lui dirai qu'il n'y entend rien. La geometric est line grandeur naturelle ; elle demande une preference d'estime ; mais les hommes n'y ont attache au- cune preference exterieure. Je passerai done devant lui , et 1'estimerai plus que moi, en qualite de geometre. De meme, si , etant due et pair, vous ne vous contentiez pas que je me tinsse decouvert devant vous , et que vous vou- lussiez encore que je vous estimasse , je vous prierais de me montrer les qualites qui me"ritent mon estime. Si vous le faisiez , elle vous est acquise , et je ne pourrais vous la refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander; et assurement vous n'y veussiriez pas , fussiez-vous le plus grand prince du monde. III. Je veux done vous faire connaitre votre condition veri- table ; car c'est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu'est-ce , a votre avis , que d'etre grand seigneur? C'est etre maitre de plusieurs ob- jets de la concupiscence des hommes , et pouvoir ainsi satisfaire aux besoins ct aux desirs de plusieurs. Ce sont PREMIERE PAIVflE. ARTICLE XII. 141 ces besoins et ces desirs qui les attirent aupres de vous, et qui vous les assujettissent : sans cela ils ne vous re- garderaient pas seulement ; mais ils esperent , par ces services et ces deferences qu'ils vous rendent , obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils desirent , et dont ils voient que vous dispose/. Dieu est environne de gens pleins de charite , qui lui demandent les biens de la charite qui sont en sa puis- sance : ainsi il est proprement le roi de la charite. Vous 6tes de meme environne d'un petit nombre de personnes, sur qui vous regnez en votre maniere. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence; c'est la concupiscence qui les attache a vous. Vous e"tes done proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d'e"tendue ; mais vous e"tes egal , dans le genre de royaute , aux plus grands rois de la terre. Ils sont comme vous des rois de concu- piscence. C'est la concupiscence qui fait leur force ; c'est- a-dire la possession des choses que la cupidite des hom- mes desire. Mais, en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qui lui sont propres,et nepretendez pas re- gner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne pretendez done pas les dominer par la force , ni les trailer avec durete. Contentez leurs justes desirs; soulagez leurs necessites ; mettez votre plaisir a e"tre bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concu- piscence. Ce que je vous dis ne va pas bien loin ; et, si vous en demeurez la, vous ne laisserez pas de vous perdre; mais 1 PENSEliS DE PASCAL. au moins vous vous perdrez en honn&e homme. II y a des gens qui se damnent si sottement , par 1'avarice , par la brutalite , par la debauche, par la violence, paries emportements , par les blasphemes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnete ; mais c'est tou- jours une grande folie que de se damner : et c'est pour- quoi il ne faut pas en demeurer la. II faut mepriser la concupiscence et son royaume, et aspirer a ce royaume de charite, ou tous les sujetsnerespirent que la charite, et ne desirent que les biens de la charite. D'autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir de- tourne de ces voies brutales ou je vois que plusieurs per- sonnes de qualit6 se laissent emporter, faute de bien en connaitre la veritable nature. SECONDE PARTIE, CONTENANT LES PEIfSEES IMMEDIATEMENT RELATIVES A LA RELMSION. ARTICLE PREMIER. Contrarietes etonnanles qui se trouvent dans la nature dc Phomme a 1'egard de la virile, du bonheur, et de plasieurs autres choses. I. Rien n'est plus etrange, dans la nature de I'homme, que les contrarietes qu'on y decouvre a 1'egard de toutes cho- ses. II est fait pour connaitre la verite" ; il la desire ardem- ment, il la chercbe ; et cependant, quand il tache de la saisir, il s'eblouitet se confond de telle sorte , qu'il donne sujet de lui en disputer la possession. G'est ce qui a fait naitre les deux sectes de pyrrhoniens et de dogmatistes, doiit les uns ont voulu ravir a rhomme toute connaissance de la verite, etles autres t^chent de la lui assurer; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables , qu'elles augmentent la confusion et 1'embarras de rhomme, lors- qu'il n'a point d'autre lumiere que celle qu'il trouve dan sa nature. Les principales raisons des pyrrhoniens sont que nous n'avons aucune certitude de la verite des principes hors lafoi et la revelation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or, disent-ils , ce sentiment uatu- rel n'est pas une preuve convaincante de leur verite" , puis- que, n'y ayant point de certitude hors lafoi, si rhomme est cree par un Dieu bon , ou par un demon mediant , s'il a e'te' de tout temps , ou s'il s'est fait par hasard , il est en doute si ces principes nous sont donnds , ou veritables , ou faux , ou incertains , selon notre origine. De plus , que 1*4 PENSEES DE PASCAL. personnen'ad'assurance, hors la foi, s'il veilleou s'ildort, vu que , durant le somraeil , on ne croit pas raoins fer- memcnt veiller qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces , les figures , les mouvements ; on sent couler le temps , on le mesure , et enfm on agit de rneme qu'eveille. Be sorte que , la moitie de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu , ou, quoi qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idee du vrai, tousnos sentiments etant alors des illusions ; qui sait si cette au- tre moitie de la vie ou'nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu different du premier, dont nous nous eVeillons quand nous pensons dormir, comme on reve sou- vent qu'on reve, en entassant songes sur songes? Je laisse les discours que font les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de 1'education, des moeurs , des pays , et les autres choses semblables , qui entrainent la plus grande partie des homines qui ne dog- matisent que sur ces vains fondements. L'unique fort des dogmatistes , c'est qu'en parlant de bonne foi et sincerement , on ne peut douter des principes naturels. Nous connaissons , disent-ils , la verite , non- seulement par raisonnement , mais aussi par sentiment , et par une intelligence vive et lumineuse ; et c'est de cette derniere sorte que nous connaissons les premiers princi- pes. C'est en vain que le raisonnement , qui n'y a point depart, essaye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet , y travaillent inutilemeut. Nous savons que nous ne revons point , quelque impuissance ou noussoyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison , mais non pas 1'incertitude de toutes nos connaissances , comme ils le pre"tendent : car la connaissance des pre- SECOXDE PARTIE. ARTICLE I. 145 miers principes, comme, par exemple, qu'i! ya es- pace, temps, mouvemenf, nombre, maticre, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances d'intelligence et de sentiment qu'il faut que la raison s'appuie , et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions dans Tespace , et que les nombres sont infinis ; et la rai- son demontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres car- res dont Tun soit double de 1'autre. Les principes se sen- tent , les propositions se concluent ; le tout avec certitude, quoique par differentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment et a 1'intelligence des preu- ves de ces premiers principes pour y consentir, qu'il se- rait ridicule que 1'intelligence demandat a la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle demontre. Cette impuissance ne peut done servir qu'a humilier la raison qui voudrait juger de tout ; mais non pas a combat- tre notre certitude , comme s'il n'y avait que la raisou ca- pable de nous instruire. Plut a Dieu que nous n'en eus- sions au contraire jamais besoin , et que nous connus- sions toutes cboses par instinct et par sentiment! Mais la nature nous a refuse ce bien , et elle ne nous a donne que tres-peu de connaissances de cette sorte : tou- tes les autres ne peuvent etre acquises qiie par le raison- nement. Voila done la guerre ouverte entre les hommes. II faut que chacun prenne parti , et se range necessairement , ou au dogmatisme , ou au pyrrhonisme ; car qui penserait demeurer neutre serait pyrrhonien par excellence : cette neutralite est 1'essence du pyrrhonisme ; qui n'est pas contre eux est excellemment pour eux. Que fera done I'homme en cet etat ? Doutcra-t-il de tout ? doutera-t-il s'il PASCAL. PENSEES. |:) U6 PENSES DE PASCAL. veille, si on le pince, si on le brule? Doutera-t-il s'il doute? doutera-t-il s'il est? On ne saurait en venir la ; et je mets en fait qu'il u'y a jamais eu de pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante , et 1'empeche d'extravaguer jusqu'a ce point. Dirat-il, au contraire, qu'il possede certainement la verite\ lui qui, si pen qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre , et cst force de lacher prise ? Qui demelera cet embrouillement? La nature confond les pyrrhoniens , etla raison confond lesdograatistes. Que deviendrez-vous done , 6 homme , qui cherchez votre ve- ritable condition-par votre raison naturelle? Vousne pou- vez fuirunedeces sectes, ni subsister dansaucune. Voila ce qu'est 1'homme a l'homme a 1'egard de la verite. Considerons-le maintenant a 1'egard de la felicite qu'il recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions ; car tous les hommes desirent d'etre heureux : cela est sans exception. Quelques differents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous a ce but. Ce qui fait que 1'un va a la guerre, et que 1'autre n'y va pas, c'est ce meme desir qui est dans tous les deux , accompagne de differentes vues. La volonte ne fait jamais la moindre demarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes , jusqu'a ceux qui se tuent et qui se pen- dent. Etcependant , depuis un si grand nombre d'annees , jamais personne, sans la foi, n'est arrive a ce point, oil tous tendent continuellement. Tous se plaignent , princes , sujets; nobles, roturiers ; vieillards, jeunes; forts, fai- bles ; savants, ignorants ; sains , malades ; de tout pays , de tout temps ; de tous ages et de toutes conditions. Une preuve si longue , si continuelle etsi uniforme . de- vrait bien nous convaincre de 1'impuissance ou nous SECONDE PART1E. ARTICLE I. 1 47 Kimmes d'arriver an bien par nos efforts : mais 1'exem- ple ne nous instruit point. 11 n'est jamais si parfaitement semblable , qu'il n'y ait quelque delicate difference ; et c'est de la que nous attendons que notre esperance ne sera pas decue en cette occasion comme en 1'autre. Ainsi , le present ne nous satisfaisant jamais , 1'esperance nous pipe, et, de malheur en malheur, nous mene jusqu'a la mort, qui en est le comble eternel. C'est une chose etrange, qu'il n'y a rien dans la na- ture qui n'ait ete capable de tenir la place de la fm et du bonheurde 1'homme , astres, elements, plantes, aniraaux, insectes , maladies , guerres , vices , crimes , etc. L'homme etaut dechu de son etat naturel , il n'y a rien a quoi il u'ait ete capable de se porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien , tout egalemeut peut lui paraitre tel , jusqu'a sa des- truction propre , toute contraire qu'elle est a la raison et a la nature tout ensemble. Les uns ont cherche la felicite dans 1'autorite , les au- tres dans les curiosites et dans les sciences , les autres dans les voluptes. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes ; et ceux qu'on appelle philosophes n'ont fait ef- fectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approche ont considere qu'il est nccessaire que le bien universel, que tous les homines desirent, et oil tous doivent avoir part , ne soit dans aucune des choses particulieres qui ne peuvent etre possedees que par un seul , et qui , etant partagees , affligent plus leur posses- seur, par le manque de la partie qu'il n'a pas , qu'elles ne le contentent par la jouissance de celle qui lui appar- tient. Us ont compris que le vrai bien devait etre tel, que tous pussent le posseder a la fois sans diminution et sans euvie, et que persoune ne put le perdre contra- (48 PENSEES DE PASCAL. sou gre. Us Pont compi'is , mais ils n'ont pu le trouver : et, au lieu d'un bien solide et effectif , ils n'ont embrasse que Pimage creuse d'une vertu fantastique. Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous. Nos passions nous poussent au-de- hors , quand meme les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors noustentent d'eux-memes et nous appellent, quand meme nous n'y pensons pas. Ainsi les philosophes out beau dire : Rentrez en vous- meme , vous y trouverez votre bieu ; on ne les croit pas : et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposeut les stoicieus , et de plus faux que tous leurs raisonnements ? Ils concluent qu'on peut toujoursce qu'on peut quelquefois ; etque, puisque le desir de la gloire fait bien faire quelque chose a ceux qu'il possede, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fievreux , que la saute ne peut imiter. x II. La guerre interieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partages en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux; les autres ont voulu renoncer a la rai- son et devenir betes. Mais ils ne Pont pas pu , ni les uns, ni les autres; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et Pinjustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent ; et les passions sont toujours vivantes dans ceux meme qui veulent y renoncer. III. Voila ce que peut 1'homme par lui-meme et par seb SEIXKNDE PARTIK. ARTICLE I. 149 proj)res efforts a 1'egard du vrai et du bien. Nous avons une impuissance a prouver, invincible a tout le dogma- lisme : nous avons une idee de la verite, invincible a tout le pyrrhonisme. Nous souhaitons la verite , et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bon- heur, et ne trouvons que misere. Nous sommes incapa- bles de ne pas souhaiter la verite et le bonheur, et nous sommes incapables et de certitude et de bonheur. Ce desir nous est laisse tant pour nous punir que pour nous faire sentir d'ou nous sommes tombes. IV. Si Thomme n'est pas fait pour Dieu, pourquoi n'est- il heureux qu'en Dieu? Si 1'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire a Dieu? V. L'homme ne sait a quel rang se mettre. II est visible- ment egare , et sent en lui des restes d'un etat heureux , dont il est dechu, et qu'il ne peut recouvrer. II le cherche partout avec inquietude et sans succes dans des tenebres impenetrables. C'est la source des combats des philosophes , dontles uns ont pris a tache d'elever 1'homme en decouvrant ses grandeurs , et les autres de 1'abaisser en representant ses miseres. Ce qu'il y a de plus etrange, c'est que chaque parti se sert des raisons de 1'autre pour etablir son opi- nion ; car la misere de 1'homme se conclut de sa grandeur, et sa grandeur se conclut de sa misere. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misere, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur; et les autres out conclu la grandeur avec d'autant plus de force, qu'ils 1'ont tiree de la misere memo. Tout ce que les uns ont pu dire 150 PENSIiliS DE PASCAL. pour montrer la grandeur n'a servi que (Tun argument aux autres pour conclure la misere, puisque c'est etre d'autant plus miserable, qu'on est tombe de plus haut : et les autres , au contraire. Us se sont eleves les uns sur les autres par un cercle sans fin : etaut certain qu'a me- sure que les hommes out plus de lumiere, iis decouvrent de plus en plus en I'homme de la misere et de la gran- deur. En un mot , I'homme connait qu'il est miserable. 11 est done miserable, puisqu'il le connait ; mais il est bien grand , puisqu'il connait qu'il est miserable. Quelle chimere est-ce done que 1'homme? Quelle nou- veaute , quel chaos , quel sujet de contradiction ! Juge de toutes choses , imbecile ver de terre , depositaire du vrai , amas d'incertitude , gloire et rebut de 1'univers : s'il se vante, je 1'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante; et le contredis toujours , jusqu'a ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incomprehensible. ARTICLE II. Kecessite d'etudier la religion. Que eeux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est, avant quedc la combattre. Si cette religion se vantait d'avoir une vue claire de Dieu, et de le posseder a decouvert et sans voile , ce serai t la com- battre que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le moutrc avec cette evidence. Mais puisqu'elle dit , au contraire, que les hommes sont dans les tenebres et dans 1'eloignement de Dieu , qu'il s'est cache a leur connais- sance , et que c'est meme le nom qu'il se donne dans les Ecritures, Deus absconditus; et enfin si elle travail le egalement a etablir ccs deux choses : que Dieu a mis des SECONDE PAftTll'.. ARTICLE 11. 15i marques sensibles dans 1'Eglise pour se faire reconnaitre a ceux qui le chercheraient sincerement ; et qu'il les a couvertes neanmoins de telle sorte qu'il ne sera apercu que de ceux qui le cherchent de tout leur coeur : quel a vantage peuvent-ils tirer , lorsque, dans la negligence ou ils font profession d'etre de chercher la verite , ils orient que rien ne la leur montre ; puisque cette obscu- rite ou ils sont, et qu'ils objectent a 1'Eglise, ne fait qu'etablir une des choses qu'elle soutient, sans toucher a 1'autre , et confirme sa doctrine, bien loin de la ruiner? II faudrait, pour la combattre, qu'ils criassent qu'ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout , et meme dans ce que 1'Eglise propose pour s'en instruire , mais sans aucune satisfaction. S'ils par laient de la sorte, ils combattraient, a la verite, une de ses pretentious. Mais j'espere montrer ici qu'il n'y a point de personne raisonna- ble qui puisse parler de la sorte; et j'ose meme dire que jamais personne ne I'afait. On sait assez de quelle maniere agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s'instruire, lorsqu'ils ont em- ploye quelques heures a la lecture de 1'Ecriture, etqu'ils ont interroge quelque ecclesiastique sur les verites de la foi. Apres cela, ils se vantent d'avoir cherche sanssucces dans les livres etparmi les hommes. Mais, en verite, je ne puis m'empecher de leur dire ce que j'ai dit souvent, que cette negligence n'est pas supportable. II ne s'agit pas ici de I'interet leger de quelque personne etrangere ; il s'agit de nous-memes et de notre tout. L'immortalite de rame est une chose qui nous importe si fort, et qui nous touche si profondement , qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour etre dans 1'indifference de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos 152 PENSES DE PASCAL. pensees doivent prendrc des routes si differentes , seloc qu'il y aura des biens eternels a esperer , ou non , qu'il est impossible de faire une demarche avec sens et juge- ment, qu'en la reglant par la vue de ce point, qui doit etre notre premier objet. Ainsi notre premier intcret et notre premier devoir est de nous eclaircir sur ce sujet , d'ou depend toute notre conduite. Et c'est pourquoi , parmi ceux qni n'en sont pas persuades , je fais une extreme difference entre ceux qui travaillent de toutes leurs forces a s'en instruire , et ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser. Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gemisseiit sincerement dans ce doute , qui le regardent comme le dernier des malbeurs , et qui , n'epargnant rien pour en sortir , font de cette recherche leur principale et leur plus serieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser a cette derniere fin de la vie, et qui , par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-me- mes des lumieres qui les persuadent, negligent d'en cher- cher ailleurs, et d'examiuer a fond si cette opinion est decelles quele peuple recoit par une simplicite cfedule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-memes, ont ueaumoins un fondement tres-solide ; je les considere d'une maniere toute differente. Cette negligence en une affaire ou il s'agit d'eux-memes, de leur eternite , de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; ellem'etonne et m'e- pouvante; c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zele pieux d'une devotion spirituelle. Je pretends , au contraire, que 1'amour-propre, que 1'interet humain, que la plus simple lumiere de la raison doit nous donner ces sentiments. Tl ne faut voir pour celaque ce que voient les personnes les rnoins eclairees. SECONDE PARTIE. ARTICLE II. 153 II ne faut pas avoir I'ame fort elevee pour comprendrc qu'il n'y a point ici de satisfaction veritable et solide ; que tons nos plaisirs ne sont que vanite ; que nos maux sont infinis ; et qu'enfin la mort, qui nous menace a cha- que instant , doit nous mettre dans peud'annees , et peut- etre en peu de jours , dans un etat eternel de bonheur , ou de malheur , ou d'aneantissement. Entre nous et le ciel , I'enfer ouleneant, il n'y a done que la vie, qui est la chose du monde la plus fragile ; et le ciel n'etant pas cer- tainement pour ceux qui doutent si leur ame est immor- telle , ils n'ont a attendre que I'enfer oule neant. II n'y a rien de plus reel que cela , ni de plus terrible. Faisons taut que nous voudrons les braves : voila la tin qui attend la plus belle vie du monde. C'est en vain qu'ils detournent leurs pensees de cette eternite qui les attend , comme s'ils pouvaient 1'aneantir en n'y pensaut point. Elle subsiste malgre eux, elle s'a- vance ; et la mort , qui doit I'ouvrir , les mettra infail- liblement, dans peu de temps , dans 1'horrible necessite d'etre eternellemeut ou aneantis, ou malheureux. Voila un doute d'une terrible consequence ; et c'est deja assurement un tres-grand mal que d'etre dans ce doute ; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher quand on y est. Ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien injuste et bien malheureux. Que s'il est aveccela trauquilleetsatisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanite, et que ce soit de cet etat meme qu'il fasse sujet de sa joie et de sa vanite, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante creature. Ou peut-on prendre ces sentiments? Quel sujet de joie trouve-t-on a n'attendre plus que des miseres sans res- 154 PENSEES DE PASCAL. source? Quel sujet de vanite de se voir dans desobscuri- tes impenetrables? Quelle consolation de u'attendrc jamais de consolateur? Cerepos, dans cette ignorance, est une chose mons- trueuse, et dont il faut faire sentir 1'extravagance et la stupidite a ceux qui y passent leur vie, en leur represen- tant ce qui se passe en eux-memes , pour les confondre par la vue de leur folie : car yoici comment raisonnent les hommes, quandils choisissent de vivre dans cette ignorance dece qu'ils sont, et sans rechercher d'eclair- cissement. Je ne sais qui m'a mis au monde , ni ce que c'est quo lemonde, ui que moi-meme. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mou ame : et cette partie meme de moi qui pense ce que je dis, et qui fait re- flexion sur tout et sur elie-meme , ne se connait non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de 1'univers qui m'enferment , et je me trouve attache a un coin de cette vaste etendue , sans savoir pourquoi je suis plutot place en ce lieu qu'en un autre , ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donne a vivre m'est assigne a ce point plutot qu'a un autre de toute 1'etermte qui m'a precede, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinites de toutes parts, qui m'engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans re- tour. Tout ce que jeconuais , c'est que je dois bientot mou- rir; mais ce que j'ignore leplus, c'est cette mort meme que je ne saurais eviter. Comme je ne sais d'ou je viens , aussi ne sais-je oil je vais; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombc pour jamais , ou dans le n en nt, ou dans les SECONDE PARTI E. ARTICLE II. 155 mains d'nn Dieu irrite, sans savoir a laquelle de ces deux conditions je dois etre eternellement en partage. Voila mon etat , plein de misere , de faiblesse , d'obs- curite. Et de tout cela je conclus que je dois done passer tous les jours de ma vie sans songer a ce qui doit m'ar- river ; et que je n'ai qu'a suivre mes inclinations sans reflexion et sans inquietude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur eternel , au cas que ce qu'on en dit soil veritable. Peut-etre que je pourrais trouver quelque eclaircissement dans mes doutes ; mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher : et, en traitant avec mepris ceux qui se tra- vailleraient de ce soin , je veux aller sans prevoyance et sans crainte tenter un si grand evenement, et me laisser mollement conduire a la mort, dans 1'incertitude de 1'e- ternite de ma condition future. En verite, il est glorieux a la religion d'avoir pour en- nemis des hommes si deraisonnables ; et leur opposition lui est si pen dangereuse , qu'elle sert au contraire a 1'eta- blissement des principales verites qu'elle nous enseigne. Car la foi chretienne ne va principalement qu'a etablir ces deux choses, la corruption de la nature, et la redemption de JESUS-CHRIST. Or, s'ils ne servent pas a mon- trer la verite de la redemption par la saintete de leurs moeurs, ils servent au moins admirablement a mon- trer la corruption de la nature par des sentiments si de- natures. Rienn'cst si important a rhommc que son etat; rien ne lui est si redoutable que 1'eternite. Et ainsi , qu'il se trouve des hommes indifferents a la perte de leur etre, etau peril d'une eternite de misere, cela n'est point natu- re! . Ils sont tout autres a 1'euard de toutes les autres cho- 156 PEXStiES DK PASCAL. ses : ils craignent jusqu'aux plus petites, ils les prevoient, ils les sentent; el ce meme homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le desespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense iraagi- naire a son honneur, est celui-la meme qui sail qu'il va tout perdre par lamort, et qui demeure neanmoins sans inquietude, sans trouble et sans emotion. Cette etrange insensibilite pour les choses les plus terri- bles, dans un coeur si sensible aux plus legeres, est une chose monstrueuse; c'est un enchantement incomprehen- sible , et un assoupissement surnaturel. Un homrae dans un cachot, ne sachant si son arret est donne , n'ayant plus qu'une heure pour 1'apprendre , et cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donne, pour le faire revoquer ; il est centre la nature qu'il emploie cette heure- la, non a s'informer si cet arret est donne , mais a jouer et a se divertir. C'est 1'etat oil se trouvent cespersonnes ; avec cette difference , que les maux dont ils sont mena- ces sont bien autres que la simple perte de la vie et un supplice passager que ce prisonnier apprehenderait. Ce- pendant ils courent sans souci dans le precipice, apres avoir mis quelque chose devant leurs yeux , pour s'em- pecher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent. Ainsi , non-seulemeut le zele de ceux qui cherchent Dieu prouve la veritable religion , mais aussi 1'aveugle- ment de ceux qui ne le cherchent pas , et qui viventdans cette horrible negligence. 11 faut qu'il y ait un etrange renversement dans la nature de 1'homme pour vivre dans cet etat, et encore plus pour en faire vanite. Car, quand ilsauraient une certitude entiere qu'ils n'auraient rien a craiiidre apres la mortque detomber dans le neant, ne SECONDS PARTIE. ARTICLE u. 157 serai t-ce pas un sujet de desespoir plut( A )t que de vanite? N'est-ce done pas une folie inconcevable , n'en etant pas assures, de i'aire gloire d'etre dans ce doute? Et neanmoins il est certain que 1'homme est si dena- ture, qu'il y a dans son coeur une semence de joie en cela. Ce repos brutal entre la crainte de 1'enfer et du neant sem- b!e si beau , que non-seulement ceux qui sont veritable- mcntdaus ce doute malheureux s'en glorifieut, mais que ceux raeme qui n'y sont pas croient qu'il leur est glorieux de feindre d'y etre. Car i'experience nous fait voir que la plupart de ceux qui s'en melent sont de ce dernier genre; que ce sont des gens qui se contrefont , et qui ne sont pas tels qu'ils veulent paraitre. Ce sont des personnes qui out oui dire que les belles manieres du moude consistent a faire ainsi 1'emporte. C'est ce qu'ils appellent avoir secoue le joug ; et la plupart ne le font que pour imiter les autres. Mais, s'ils ont encore tant soit pen de sens conamun, il n'est pas difficile de leur faire entendre combien ils s'a- busent en cherchant par la de 1'estime. Ce n'est pas le moyen d'en acquerir, je dis raeme parmi les personnes du nionde qui jugentsainementdes choses, et qui savent que la seule voie d'y reussir, c'est de paraitre honnete, fidele, judicieux, et capable de servir utilement ses amis; parce que les hommes u'aiment naturellement que ce qui peut leur etre utile. Or, quel avantage y a-t-il pour nous a ouir dire a un homme qu'il a secoue le joug; qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions; qu'il se con- sidere comme seul maitre de sa conduite ; qu'il ne pense a en rendre compte qu'a soi-meme? Pense-t-il nous avoir portes par la a avoir desormais bien de la confiance en lui,et a enattendre des consolations, desconseilsetdesse- cours dans tons les besoinsdelavie? Pense-t-il nous avoir 158 PENSEES DE PASCAL. bien rvjouis, deuous dire qu'il doutesi notrefime est aulre chose qu'un pen de vent et de furaee, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content? Est-ce done une chose a dire gaiement? et n'est-ce pas une chose a dire an contraire tristement, corame la chose du monde la plus triste? S'ils y pensaient serieusement , ils verraient que cela est si mal pris , si contraire an bon sens , si oppose a I'honnetete, et si eloigneen toute maniere de ce bon air qu'ils cherchent , que rien n'est plus capable de leur attirer le mepris et 1'aversion des hommes , et de les faire passer pour des personnes sans esprit et sans jugement. Et, en effet, si on leur fait rendre compte de leurs sentiments, et des raisons qu'ils ont, de douter de la religion , ils diront des choses si faibles et si basses, qu'ils persuaderont plu- tot du contraire. C'ctait ce que leur disait un jour fort a propos une personne : Si vous continuez a discourir de la sorte, leur disait-il , en verite vous me convertirez. Et il avait raison ; car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments ou Ton a pour compagnons des personnes si meprisables? Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments sont bien malheureux de contraindre leur naturel pour se ren- dre les plus impertinents des hommes. S'ils sont filches dans le fond de leur cocur de ne pas avoir plusde lumiere, qu'ils ne le dissimulent point : cette declaration ne sera pas honteuse. II n'y a de honte qu'a ne point en avoir. Rien ne decouvre davantage une etrange faiblesse d' esprit que de ne pas connaitre quel est le malheur d'un homme sans Dieu; rien ne marque davantage une extreme bassesse dc cocur que dene pas souhaiter la verite des promcsses eter- nelles; rien n'est plus lache que de faire le brave contre SECOiNDE PARTJIL ARTICLE II. I5J Dieu. Qu'ilslaissent doncces impietes a ceux qui sont assez mal nes pour eu etre veritablement capables ; qu'ils soient au moins hounetes gens, s'ils nepeuvent encore etrechre- tiens : et qu'ils recounaissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeler raisonnables ; ou ceux qui servent Dieu de tout leur cosur, parce qu'ils le connaissent ; ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur, parce qu'ils ne le connaissent pas encore. C'est done pour les personnes qui cherchent Dieu sin- cerement, et qui, reconnaissant leur misere, dcsirent veritablement d'en sortir, qu'il est juste detravailler, afiu de leur aider a trouver la lumiere qu'ils n'ont pas. Mais pour ceux qui vivent sans le connaitre et sans le chercher, ils se jugent eux-memes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres; et il faut avoir toute la charite de la religion qu'ils meprisent pour ne pas les mepriserjusqu'a les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette religion nous obligs de les re- garder toujours, tant qu'ils seront eu cette vie, comme capables de la grace qui peut les eclairer; et de croire ([u'ils peuvent etre dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes ; et que nous pouvons, au con- traire, tomber dans 1'aveuglement ou ils sont; il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on fit pour nous si nous etions a leur place, et les appeler a avoir pitie d'eux-memes , et a faire au moins quelques pas pour ten- ter s'ils ne trouveront point de lumiere. Qu'ils donnent a la lecture de cet ouvrage quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs : peut-etre y ren- contreront-ilsquelque chose, ou du moins ils n'y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporterout une siu- cerite parl'aite et un veritable desir dc couuaitrela verite, 160 PENSlitfS DE PASCAL. j'espere qu'ils y auront satisfaction , et qu'ils seront con- vaincus des preuves d'une religion si divine que 1'on y a ramassees. ARTICLE III. Qu'il est difficile de demontrer Pexistcnce de Dieu par les lumiercs naturelles; mais que le plus sur est de la croire. I. Parlons selon les lumieres naturelles. S'il y a un Dieu , il est infiniment incomprehensible-, puisque, n'ayant ni parties , ni bornes , il n'a nul rapport a nous : nous som- mes done incapables de connaitre ni ce qu'il est, ni s'il est. Cela etant ainsi , qui osera entreprendre de resoudre cette question ? Ce n'est pas nous , qui n'avons aucun rap- port a lui. II. Je n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles , ou 1'existence de Dieu , ou la Trinite , ou 1'im- mortalite de I'&me , ni aucune des choses de cette nature ; non-seulement parce que je ne me sentirais pas assez forl pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athees endurcis , mais encore parce que cette connaissance , sans JESUS-CHBIST, est inutile et sterile. Quand un horame se- rait persuade que les proportions des nombres sont des verites immaterielles, eteruelles, et dependantes d'une pre- miere verite en qui ellessubsistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avance pour son salut. III. C'estune chose admirable, que jamais auteur canoui- que ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu : tons SECONDE FARTIE. ARTICLE HI. 161 tcndent a le faire croire ; ct jamais ils u'ont dit : II n'y a point de vide; done il y a uu Dieu. II fallait qu'ils fus- sent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus depuis , qui s'en sont tous servis. Si c'est une marque de faiblesse de prouver Dieu par la nature, ne meprisezpas 1'Ecriture : si c'est une marque de force d'avoir connu ees coutrarietes , estimez-en 1'E- criture. IV. L'unite jointe a 1'infini ne I'augmente de rien, non plus qu'un pied a une mesure infinie. Le fini s'aneantit en pre- sence de 1'iuflni , et devient un pur neant. Ainsi notre es- prit devant Dieu 5 ainsi notre justice devant la justice di- vine. 11 n'y a pas si grande disproportion entre I' unite et 1'infmi qu' entre notre justice et celle de Dieu. V. Nous connaissons qu'il y a un infini , et nous ignorous sa nature. Aiusi , par exemple , nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis : done il est vrai qu'il y a uu iufini en nombre. Mais nous ne savons ce qu'il est. II est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car, en ajoutaut 1'unite, il ne change point de nature : cependant c'est un nombre , et tout nombre est pair ou impair ; il est vrai que cela s'entend de tous nombres finis. On peut done bien counaitre qu'il y a un Dieu sans sa- voir ce qu'il est : et vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point deDieu, de ce que nous ne connaissons pas parfai- tement sa nature. Je ne me servirai pas, pour vous convaincre de son existence , de la foi par laquelle nous la connaissons cer- tainemcnt , ui de toutes les autres preuves que nous eu 1 62 PENSEliS DE PASCAL. avons , puisque vous ne voulez pas les recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes memes; et je pre- tends vous faire voir, par la maniere dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre consequence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans la decision de cette impor- tante question de I'existence de Dieu. Vous dites done que nous somraes incapables de connaitre s'il y a unDieu. Ce- pendant il est certain que Dieu est , ou qu'il n'est pas ; il n'y a point de milieu. Mais de quel cote pencherons-nous? La raisou , dites-vous , ne peut rien y determiner. II y a un chaos infiui qui nous separe. II se joue un jeu a cette distance infinie ou il arrivera, croix ou pile. Que gaguerez- vous ? Par raison , vous ne pouvez assurer ni 1'un ni 1'au- tre ; par raisou, vous ne pouvez nier aucun des deux. Ne blamez done pas de faussete ccux qui ont fait un choix ; car vous ne savez pas s'ils out tort, el s'ils ont mal choisi. Jc les blamerai d'avoir fait, non ce choix, mais uu choix : et celui qui prend croix , et celui qui prend pile, ont tous deux tort : le juste est de ue point parier. Oui , mais il faut parier : cela n'est pas voloiitairc ; vous etes embarque ; et ne point parier que Uieu est , c'est pa- rier qu'il n'est pas. Lequel choisirez-vous done? Voyons ce qui vous iuteresse le moins : vous avez deux choses a perdre, le vrai et le bien; et deux choses a engager, vo- tre raisou et votre volonte, votre connaissance et votre beatitude : et votre nature a deux choses a fuir, 1'erreur et la misere. Pariez done qu'il est , sans hesiter : votre rai- son n'est pas plus blessee en choisissant 1'un que 1'autre, puisqu'il faut necessairement choisir. Voila un point vide; mais votre beatitude ? Pesons le gain et la perte : en prc- SECONDE PARTI li. ARTICLE III. 163 naut le parti de croire , si vous gagnez , vous gagnez tout ; si vous perdez , vous ne perdez i-ien. Croyez done, si vous le pouve/. Cela est admirable : oui , il faut croire ; mais je hasarde peut-etre trop. Voyons : puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte , quand vous n'auriez que deux vies a gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y en avait dix a gagner, vous seriez imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner dix a un jeu oil il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a ici une infinite de vies iniiniment heureuses a gagner, avec pareil hasard de perte etde gain ; et ce que vous jouez est si peu de chose et de si peu de duree , qu'il y a de la folie a le menager en cette occasion. Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on ga- gnera, et qu'il est certain qu'on hasarde; et que 1'infinie distance qui est entre la certitude de ce qu'ou expose et 1'incertitude de ce que Ton gagnera egale le bien fmi , qu'on expose certainement, a rinfini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et neanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fmi , sans pecher con- tre la raison. 11 n'y a pas infinite de distance entre cette certitude de ce qu'on expose et 1'incertitude du gain ; cela est faux. 11 y a, a la verite, infinite entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais 1'incertitude de ga- gner est proportionnee a la certitude de ce qu'on hasarde , scion la proportion des hasards de gain et de perte ; et de la vient que , s'il y a autant de hasards d'un cote que de 1'autre, la partie est a jouer egal contre egal; et alors la certitude de ce qu'on expose est egale a 1'incertitude du gain , taut s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et 164 PENSEES DE PASCAL. ainsi notre proposition est dans unc force iiifinie , quand il n'y a que le fini a hasarder a un jeu ou il y a pareils hasards de gain que de perte, et 1'infini a gagner. Cela est demonstratif ; et si les horames sont capables de quel- ques verites , ils doivent 1'etre de celle-la. Je le confesse , je 1'avoue. Mais encore n'y aurait-il point de moyen de ''oir le dessous du jeu ? Oui , par le moyen de 1'Ecriture , et par toutes les au- tres preuves de la religion , qui sont infinies. Ceux qui esperent leur salut , direz-vous , sont heureux en cela ; mais ils ont pour contre-poids la craiutede 1'enfer. Mais qui a le plus sujetde craiudre 1'enfer, ou celui qui est dans 1'ignorance s'il y a un enfer, et dans la certitude de damnation , s'il y en a ; ou celui qui est dans une per- suasion certaine qu'il y a un enfer, et dans 1'esperance d'e- tre sauve, s'il est? Quiconque , n'ayant plus que huit jours a vivre, ne ju- gerait pas que le parti le plus sur est de croire que tout cela n'est pas un coup de hasard , aurait entierement perdu 1'esprit. Or, si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une meme chose. Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti? Vous serez fidele , honnete , humble , reconnaissant , bienfaisant , sincere, veritable. A laverite, vous ne serez point dans les plaisirs empestes , dans la gloire , dans les delices. Mais n'en aurez-vous point d'autres? Je vous dis que vous ga- gnerez en cette vie ; et qu'a chaque pas que vous ferez dans ce chemin , vous verrez tant de certitude de gain , et tant de neant dans ce que vous hasardez, que vous connal- trez a la fin que vous avez parie pour uue chose certaine et infinie, et que vous n'avez rien douue pour 1'obtenir. Oui, maisj'ai les mains liees et la bouche muette, on SECONDE PART1E. ARTICLE ill. 165 me force a parier, et je ne suis pas en liberte, on ne me rtlache pas : et je suis fait de telle sortequeje ne puis croire. Que voulez-vous done que je fasse? Apprenez au moins votre impuissance a croire , puisque la raison vous y porte, et que neanmoins vous ne le pou- vez. Travaillez done a vous convaincre , nou pas par 1'aug- meutation des preuves de Dieu , mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller a la foi , et vous n'en savez pas le chemin ; vous voulez vous guerir de 1'infide- lite, et vous en demandez les remedes : apprenez-les de ceux qui out etc tels que vous , et qui n'ont presentement aucun doute. Us saveut ce chemin que vous voudriez sui- vre ; et ils sont gueris d'un mal dorit vous voulez guerir. Suivez la maniere par ou ils out commence ; imitez leurs actions exterieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions iuterieures ; quittez ces vains amuse- ments qui vous occupent tout entier. J'aurais bientot quitte ces plaisirs , dites-vous , si j'avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientot la foi, si vous aviez quitte ces plaisirs. Or, c'est a vous a commen- cer. Si je pouvais, je vous donnerais la foi : je ne le puis, ni par consequent eprouver la verite de ce que vous dites ; mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, et eprouver si ce que je dis est vrai. Ce discours me transporte , me ravit. Si ce discours vous plait et vous semble fort , sachez qu'il est fait par un homme qui s'est mis a genoux aupara- vant et apres, pour prier cet Etre infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien , de se soumettre aussi le v6- tre, pour votre propre bieu et pour sa gloire; et qu'ainsi la force s'accorde avec cette bassesse. 160 1'JiNSEKS Dli I'ASCAL. VI. II ne faut pas se meconnaitre : nous sommes corps au- tant qu' esprit, et de la vient que I'mstrument par lequcl la persuasion se fait n'est pas la seule demonstration. Combien y a-t-il peu de choses demontre"es ! Les preuves ne convainquent que I'esprit. La coutume fait nos preu- ves les plus fortes ; elle incline lessens, qui entrainent I'esprit sans qu'il y pense. Qui a demontre qu'il sera de- main jour, et que nous mourrous? et qu'y a-t-il de plus universellement cru? C'est done la coutume qui nous en persuade; c'est elle qui fait tant de Turcs et de pa'iens; c'est elle qui fait les metiers , les soldats , etc. II est vrai qu'il ne faut pas commencer par elle pour trouver la ve- rite; mais il faut avoir recours a elle quand une fois I'es- prit a vu ou est la verite, afin de nous abreuver et de nous teindre de cette croyance qui nous echappe a toute heure ; car d'en avoir toujours les preuves presentes , c'est trop d' affaire. II faut aoquerir uue croyance plus facile, qui est celle de Phabitude , qui , sans violence , sans art , sans argument, nous fait croire les choses , et incline toutes nos puissances a cette croyance , en sorte que notre ame y tombe naturellement. Ce n'est pas assez de ne croire que par la force de la conviction , si les sens nous portent a croire le contraire. II faut done faire marcher nos deux pieces ensemble : I'esprit , par les raisons qu'il suffit d'a- voir vues une fois en sa vie; et les sens , par la coutume, et en ue leur permettaut pas de s'incliner au contraire. SfcCOISDIi PART! i-:. ARTICf.K IV. Jf,7 ARTICLE IV. Marques de la veritable religiort. I. La Vraie religion doit avoir pour marque d'obliger a aimer Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune au- tre quelanotre ne 1'a ordonne; elle doit encore avoir connu la concupiscence de I'homme, et 1'impuissance ou il est par lui-memed'acquerir la vertu. Elle doit y avoir apporte les remedes, dont la priere est le principal. Notre religion a fait tout cela ; et nulle autre n'a jamais demande a Dieu de 1'aimer et de le suivre. II. Ilfaut, pour faire qu'une religion soit vraie, qu'elleait connu notre nature; car la vraie nature de I'homme, son vrai bien , la vraie vertu et la vraie religion , sont choses dont la connaissance est inseparable. Elle doit avoir connu la grandeur et la basscssc de l'homme, et la raison de 1'une ct de Fautre. Quelle autre religion que la chretienne a connu toutes ces choses ? Hi. Les autres religions, comme les paiennes, sont plus po- pulaires ; car elles consistent toutes en exteritw : mais dies ue sont pas pour les gens habiles. line religion pure- ment intellectuelle seraitplus proportionnee aux habiles; mais elle ne servirait pas au peuple. La seule religion chre- tienne est proportionnee a tous, etant melee d'exterieur et d'interieur. Elle eleve le peuple a 1'interieur , et abaisse les superbcs a 1'exterieur ; et n'est pas parfaite sans les deux : car il faut que le peuple cntende I'esprit de la lei- tr.S PENSfiES DK PASCAL. tre, et quc les habiles soumettent leur esprit a la lettie, en pratiquant ce qu'il y a d'exterieur. IV. Nous sommes haissables ; la raison nous en convainc. Or, nulle autre religion que la chretienue ne propose de sehalr. Nulle autre religion ne peut done etre r'eue de ceux qui savent. qu'ils ne sont dignes que de haine. Nulle autre religion que la chretienne n'a connu que rhomme est la plus excellente creature , et en meme temps la plus miserable. Les uns , qui ont bien connu la realite de son excellence, ont pris pour lachete et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d'eux-memes ; et les autres , qui ont bien connu combien cette bassesse est effective , ont traite d'une superbe ridi- cule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels a 1'homme. Nulle religion que la notre n'a enseigne que 1'homme nait en peche; nulle secte de philosophes ne 1'a dit : nulle n'a done dit vrai. V. Dieu etant cache , toute religion qui ne dit pas que Dieu est cache n'est pas veritable ; et toute religion qui n'en rend pas la raison n'est pas instruisante. La notre fait tout ce- la. Cette religion , qui consiste a croire que 1'homme est lombe d'un etat de gloire et de communication avec Dieu en un etat detristesse, de penitence et d'eloignement de Dieu, mais qu'eufin il serait retabli par un Messie qui devait venir, a toujours etc sur la terre. Toutes choses ont passe, et celle-la a subsiste pour laquelle sont toutes choses. Car Dieu voulant se former un peuple saint, qu'il separerait de toutes les autres nations, qu'il delivrerait de ses ennemis, qu'il mettrait dans un lien de repos , a pro- SECONDE PARTI E. ARTICLE IV. ftt3 mis de le faire, et de venir au monde pour ceia ; et il a prc- dit par ses prophetes le temps et la mauiere de sa venue. Et cependant , pour affermir 1'esperance de ses elus dans tous les temps , il leur en a toujours fait voir des images et des figures; et il ne les a jamais laisses sans des assu- rances de sa puissance et de sa volonte pour leur salut. Car, dans la creation de rhomme , Adam etait le temoin et ledepositaire de lapromesse du Sauveur, qui devait nai- tre de la femme. Et quoique les hommes, etant encore si prochesde la creation, nepussentavoiroublie leur creation et leur chute , et la promesse que Dieu leur avait faite d'un Redempteur, neanmoins, comme dans ce premier age du monde ils se laisserent emporter a toutes sortes de desordres, il y avait cependant des saints, comme Enoch, Lamech et d'autres , qui attendaient en patience le CHRIST promis des le commencement du monde. Eusuite Dieu a cuvoye 3Noe , qui a vu la malice des hommes au plus haul degre ; et il I'a sauve ennoyanl toute la terre, par un mi- racle qui marquait assez et le pouvoir qu'il avait de sau- ver le monde , et la volonte qu'il avait de le faire , et de faire naitre de la femme celui qu'il avait promis. Ce mi- racle suffisait pour affermir 1'esperance des hommes : et la memoire en etant encore assez fraiche parmi eux , Dieu fit des promesses a Abraham, qui etait tout environne d'i- dolatres, et il lui fit connaitre le mystere du Messie qu'il devait envoyer. Au temps d'Isaac et de Jacob , 1'abomi- nation s'etait repandue sur toute la terre : mais ces saints vivaient en la foi ; et Jacob , mourantet benissant ses en- fants , s'ecrie , par un transport qui lui fait interrompre son discours : J 'attends , 6 mon Dieu , le Sauveur que vous avez promis : Snlutare tuum exspectabo , Domine. ( Ge- nes. W, 18.) 170 PlvNStiES DE PASCAL. Les Egyptiens etaient infectes, et d'idolatrie , ct de ma- gie ; le peuple de Dieu meine etait entraine par leurs cxera- ples. Mais cependant Moise et d'autres voyaient celui qu'ils ne voyaient pas, et 1'adoraient en regardant les biens etcr- nels qu'il leur preparait. Les Grecs et les Latins ensuite ont fait regner les faus- ses divinites ; les poetes ont fait diverses theologies ; les philosophes se sont separes en mille sectes differentes : et cependant il y avail toujours au coeur de la Judee des hommes choisis-qui predisaient la venue de ce Messie^ qui n'etait connu que d'eux. II est venu enfm en la consommation des temps : et depuis, quoiqu'on ait vu naitre tant de schismes et d'here- sies , tant renverser d'Etats , tant de changements en tou- tes choses, cette Eglise , qui adore celui qui a toujours etc adore, a subsiste sans interruption. Et ce qui est admira- ble , incomparable et tout a fait diviu, c'est que cette re- ligion , qui a toujours dure , a toujours ete combattue. Mille fois ellc a ete a la veille d'une destruction universellc ; et toutes les fois qu'elle a ete en cet etat, Dieu 1'a rele- vee par des coups extraordinaires de sa puissance. C'est ce qui est etonnant, et qu'elle s'est maintenue sans llechir et plier sous la volonte des tyrans. VI. Les Etats periraient, si on ne faisait plier souvent les lois a la necessite. Mais jamais la religion n'a souffert ce- Ui, et n'en a use. Aussi il faut ces accommodements, on des miracles. II n'est pas etrange qu'on se conserve en pliant, et ce n'est pas proprement se maintenir ; et encore perissent-ils enfm entierement : il n'y en a point qui ait dure quinze cents ans. Mais que cette religion se soit tou- jours maiutenue et inflexible, cela est divin. SECONDE 1'ARTIE. ARTICLE IV. 171 VII. II y aurait trop d'obscurite, si la verite n' avail pas des marques visibles. C'en est une admirable , qu'elle se soifc toujours conservee dans une Eglise et une assemblee vi- sible. II y aurait trop de clarte, s'iln'y avail qu'un senti- ment dans cette Eglise ; mais , pour reconnaitre quel est le vrai , il n'y a qu'a voir quel esl celui qui a toujours Ote : car il est certain que le vrai y a toujours ete , et qu'aucun faux n'y a toujours ete. Ainsi le Messie a tou- jours ete cru. La tradition d'Adam etait encore nouvelle en INoe et en Moise. Les prophetes 1'ont predit depuis, en predisanl toujours d'autres choses dont les eveneraents, qui arrivaient de temps en temps a la vue des hommes, marquaient la verite de leur mission, et par consequent celle de leurs promesses touchaut le Messie. Hs out tous dit que la loi qu'ils avaient n'etait qu'en attendant celle du Messie; que jusque-la elle serait perpetuelle, mais que 1'autre durerait eternellement; qu'ainsi leur loi, ou celle du Messie, dont elle etait la proraesse, serait toujours sur la terre. En effet , elle a toujours dure ; et JESUS-CHRIST est venu dans toutes les circonstances predites. II a fait des miracles, et les apotres aussi, qui ont couverti les paiens ; et par la les propheties etant accomplies , le Mes- sie est prouve pour jamais. VIII. Je vois plusieurs religions contraires , et par consequent toutes fausses, excepte une. Cbacuue veut etre crue par sa propre autorite, et menace les incredules. Je ne les crois done pas la-dessus; chacun peut direcela, chacun peut se dire prophete. Mais je vois la religion cbretienne oil je 172 PENSEES DE PASCAL. trouve des propheties accomplies, et une infinite de mira- cles si bien attestes, qu'on ne peut raisounablement en douter ; et c'est ce que je ne trouve point dans les autres. IX. La seule religion contraire a la nature enl'etat qu'elle est, qui combat tous nos plaisirs, etqui parait d'aborcl contraire au sens commun , est la seule qui ait toujours ete. X. Toute la conduite des choses doit avoir pour objet 1'e- tablissement et la grandeur de la religion; les hommes doivent avoir en eux-memes des sentiments conformes a ce qu'elle nous enseigne ; et enfm elle doit etre tellement I'objet et le centre ou toutes choses tendent , que qui en saura les principes puisse rendre raison , et de toute la na- ture de Phomme en particulier, et de toute la conduite du monde en general. Sur ce fondement, lesimpies prennentlieu de blasphe- mer la religion chretie^ne, parce qu'ils la connaissent mal. Us s'imaginent qu'elle consiste simplement en 1'ado- ration d'un Dieu considere comme grand, puissant et eter- nel ; ce qui est proprement le deisme , presque aussi eloi- gne de la religion chretienne que 1'atheisme, qui y est tout a fait contraire. Et de la ils concluent que cette religion n'estpas veritable, parce que, si elle 1'etait, il faudrait que Dieu se manifestat aux hommes par des preuves si sensibles , qu'il fut impossible que personne le meconnut. Mais qu'ils en concluent ce qu'ils voudront contre le deisme, ils n'en concluront rien contre la religion chre- tienne, qui recommit que, depuis le peche, Dieu ne se montre point aux hommes avec toute 1'evidence qu'il pour rait faire ; et qui consiste proprement au mystere du Ho- SECO.NWi PARTIE. ARTICLE IV. i73 dempteur, qui , unissaflt en lui les deux natures, divine et humahie , a retire les homines de la corruption du pe- che pour les reconcilier a Dieu en sa personne divine. Elle enseigne done aux hommes ces deux verites : et qu'il y a un Dieu dont ils sont capables, et qu'il y a uno corruption dans la nature qui les en rend indignes. II im- porte egalement aux hommes de connaitre Tun et 1'autre de ces points ; et il est egalement dangereux a I'homme de connaitre Dieu sans connaitre sa misere , et de connaitre sa misere sans connaitre le Redempteur qui peut Ten gue- rir. Une seule de ces connaissances fait, ou 1'orgueil des philosophes qui out connu Dieu et non leur misere , ou ie desespoir des athees , qui connaissent leur misere sans Redempteur. Et ainsi , comrae il est egalement de la neces- site de I'homme de connaitre ces deux points, il est aussi egalement de la misericorde de Dieu de nous les avoir fai connaitre. La religion chretieune lefait ; c'est en cela qu'elle consiste. Qu'on examine 1'ordre du monde sur cela, et qu'on voie si toutes choses ne tendent pas a 1'etablissement des deux chefs de cette religion. Xf. Si Ton ne se connait plein d'orgueil , d'ambition , de concupiscence, de faiblesse, de misere , d'injustice, on est bien aveugle. Et si en le reconnaissant on ne desire d'en etre delivre , que peut-on dire d'un homme si pen raison- nable? Que peut-on done avoir que de 1'estime pour une religion qui connait si bien les defauts de 1'homme, et que du desir pour la verite d'une religion qui y promet desre- medes si souhaitables? XII. 11 est impossible d'euvisager toutes les preuves de la 174 PENSEES BE PASCAL. religion chretienne , ramassees ensemble sans en ressentir la force, a laquelle uul homme raisonnable ne peut re- sister. Que Ton considere son etablissement ; qu'une religion si contraire a la nature se soit etablie par elle-meme , si doucement, sans aucune force ni contrainte, et si forte- ment ueanmoins, qu'aucuns tourments n'ont pu empecher les martyrs de la confesser; et que tout cela se soit fait, non-seulement sans 1'assistance d'aucuu prince, mais mal- gre tous les princes de la terre qui 1'ont combattue. Que Ton considere la saintete , la hauteur et 1'humilite d'une ame chretienne. Les philosophes paiens se sont quel- quefois eleves au-dessus du reste des hommes par une ma- niere de vivre plus reglee , et par des sentiments qui avaient quelque couformite avec ceux du christianisme. Mais ils n'ont jamais reconnu pour vertu ce que les Chretiens appel- lent humilite , et ils 1'auraient meme crue incompatible avec les autres dont ils faisaient profession. II n'y a que la re- ligion chretienne qui ait su joindre ensemble des choses qui avaient paru jusque-la si opposees, et qui ait appris aux hommes que, bien loin que 1'humilite soit incompatible avec les autres vertus, sans elle toutes les autres vertus ne sont que des vices et des defauts. Que Ton considere les merveilles de 1'Ecrituresainte, qui sont infmies , la grandeur et la sublimite plus qu'humaine des choses qu'elle contient, et la simplicite admirable de aon style , qui n'a rien d'affecte , rien de recherche , et qui porte uu caractere de verite qu'on ue saurait desavouer. Que Ton considere la personne de JESUS-CHBIST en par- ticulier. Quelque sentiment qu'on ait de lui, on ne peut pas disconvenir qu'il n'eut uu esprit tres -grand et tres-re- leve, dont il avait donne des marques des son enfancede- SECOJNDE I' ARTIE- ARTICLE IV. 175 vant les docteurs de la loi : et cependaut , au lieu do s'ap- pliquer a cultiver ces talents par 1'etude etla frequentatiou des savants , il passe trente ans de sa vie dans le travail des mains et dans ime retraite entiere du monde ; et, pen- dant les trois anne'es de sa predication , il appelle a sa com- pagnie et choisit pour ses apotres des gens sans science , sans etude, sans credit, etil s'attire pour ennemis ceux qui passaient pour les plus savants et les plus sages de son temps. G'est une etrange conduite pour un homme qui a dessein d'etablir une nouvelle religion. Que Ton considere en particulier ces ap6tres choisis par Jiisus-CmusT, ces gens sans lettres, sans etude, et qui se trouvent tout d'un coup assez savants pour confondiv les plus habiles philosophes, et assez forts pour resister aux rois et aux tyrans qui s'opposaient a 1'etablissement de la religion chretienue qu'ils anuoncaient. Que Ton considere cette suite merveilleusedeprophetes qui se sont succede les uns aux autres pendant deux mille ans , et qui ont tous predit en tant de manieres differentes jusques aux moindres circonstajices de la vie de JESUS- CHRIST, de sa mort, de sa resurrection, de la mission des apotres , de la predication de 1'Evangile , de la conversion des nations, et de plusieurs autres choses qui concernent 1'etablissement de la religion chretienue et I'abolition du judaiisme. f Que Ton cousidere 1'accomplissement admirable de ces propheties , qui conviennent si parfaitement a la personne de JESUS-CHBIST, qu'il est impossible de ne pas le recon- naitre , a moins de vouloir s'aveugler soi-merne. Que Ton considere 1'etat du peuple juif et devant et apres la venue de JESUS-CHBIST, son etat llorissant avant la venue du Sauveur, et son etat plein de miseres depuis I/ft PENSEES DE PASCAL. qu'ils Tout rejete; car ils sont encore aujourd'hui sans an- cune marque de religion , sans temple, sans sacrifices, dis- perses par toute la terre , le mepris et le rebut de toutes les nations. Que Ton considere la perpetuite de la religion chretienne, qui atoujours subsiste depuis le commencement du monde, soit dans les saints de 1'Ancien Testament, qui ont vecu dans I'attente de JESUS-CHKIST avant sa venue ; soit dans ceux qui 1'ont recu et qui ont cru en lui depuis sa venue : au lieu que nulle autre religion n'a la perpetuite, qui est la principale marque de la veritable. Eufin que Ton considere la saintete de cette religion, sa doctrine, qui rend raison de tout, jusqu'aux contrarietes qui se rencontrent dans l'homme, et toutes les autres cho- ses singulieres , suruaturelles et divines qui y eclatent de toutes parts. Et qu'on juge apres tout cela s'il est possible de douter que la religion chretienne soit la seule veritable , et si ja- mais aucune autre a rien eu qui en approchat. ARTICLE V. Veritable religion prouvee par les contrarietes qui sont dans Hiomine , et par le peche originel. I. Les grandeurs et les miseres de 1'homme sont tellemeut visibles , qu'il faut necessairement que la veritable reli- gion nous enseigne qu'il y a en lui quelque grand principe de grandeur, et en meme temps quelque grand prineipe de misere ; car il faut que la veritable religion conuaisse a fond notre nature , c'est-a-dire qu'elle conuaisse tout ce qu'elle a de grand et tout ce qu'elle a de miserable, et la SECONDE PART1E. ARTICLE V. 177 raison de l'un ct de 1'autre. II faut encore qu'elle nous rende raisoo des etonnantes contrarietes qui s'y rencon- trent. S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraie religion nous enseignea n'adorer que lui et a n'aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons dans 1'impuissance d'adorer cc que nous ne con- naissons pas , et d'aimer autre chose que nous , il faut que la religion, qui instruit de ces devoirs, nous instruise aussi de cette impuissance , et qu'elle nous en apprenne les remedes. II faut, pour rendre 1'homme heureux, qu'elle lui mon- tre qu'il y a unDieu; qu'on cst oblige de 1 'aimer; que no- tre veritable felicite est d'etre a lui , et notre unique mal d'etre separe de lui ; qu'elle nous apprenne que nous som- mes pleins de tenebres qui nous empechent de le connai- tre et de 1'aimer ; et qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'airaer Dieu , et notre concupiscence nous en detouruant, nous sommes pleins d'injustice. It faut qu'elle nous rende raison de 1'oppositiqn que nous avons a Dieu ct a notro propre bien ; il faut qu'elle nous en enseigne les remedes , et les moyens d'obtenir ces remedes. Qu'on examine sur cela toutes les religions du monde , et qu'on voic s'il y en a une autrc que la chretieune qui y satisfasse. Sera-ce celle qu'enseignaient les philosophes , qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce la le vrai bien? Ont-ils trouve le remede a nos maux? Est-ce avoir gueri la presomption de l'homme que de 1'a voir egale a Dieu? Et ceux qui nous out egales aux betes, ct qui nous ont donne les plaisirs de la terre pour tout bien, out-ils apporte le remede a nos concupiscences? Levez vos ycux vers Dieu , disent les uns : voyez celui auquel vous ressemblez, et ({ui vous a fait pour 1'adorer ; vous pouvez 178 PENSEES DE PASCAL. vous rendre semblable a lui j la sagesse vous y egalera , si vous voulez !a suivre. Et les autres disent : Baissez vos yeux vers la terre, chetif ver que vous etes, et regardez les betes , dont vous etes le compagnon. Que deviendra done 1'homme? Sera-t-il egal a Dieu ou aux betes? Quelle effroyable distance! Que serous-nous done? Quelle religion nous enseignera a guerir 1'orgueil et la concupiscence? Quelle religion nous euseignera notre bien , nos devoirs, les faiblesses qui nous en detourneiit, les remedes qui peuvent les guerir, et le moyen d'obtenir ces remedes? Voyons ce que nous dit sur cela la Sagesse de Dieu qui nous parle dans la religion chretienne. C'est en vain , 6 homme , que vous cherchez dans vous- meme le remede a vos miseres. Toutes vos lumieres ue peuvent arriver qu'a connaitre que ce n'est point en vous que vous trouverez ni la verite ni le bien. Les philosophes vous 1'ont promis, ils u'ont pu le faire. Us ne savent ni quel est votre veritable bien , ni quel est votre veritable etat. Comment auraient-ils doiine des remedes a vos inaux, puisqu'ils ne les out pas seulement connus? Vos maladies principales sont 1'orgueil , qui vous soustrait a Dieu, et la concupiscence, qui vous attache a la terre; et ils u'ont fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces maladies. S'ils vous ont donne Dieu pour objet , ce n'a ete que pour exercer votre orgueil. Ils vous ont fait penser que vous lui etes semblable par votre nature. Et ceux qui ont vu la vauite de cette prevention vous ont jete dans I'autre precipice , en vous faisant entendre que votre na- ture etait pareille a celle des betes, et vous ont porte a ehercher votre bien dans les concupiscences, qui sont le partage des animaux. Ce n'est pas la le moyen de vous instruire de vos injustices. N'attendez done ni verite ui SECONDE PAUTIE. AHT1CLE V. (79 consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai forme, et qui puis seule vous apprendre qui vousetes. Mais vous n'etes plus maintenant en 1'etat ou je vous ai forme. J'ai cree l'homme saint, innocent, parfait; je I'ai rempli de lumiere et d'intelligence ; je lui ai communique" ma gloire et mes merveilles. L'oeil de l'homme voyait alors la ma- jeste de Dieu. II n'etait pas dans les tenebres qui 1'aveu- glent, ni dans la mortalite et dans les miseres qui 1'affli- gent. Mais il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la prescription. II a voulu se rendre centre de lui- meme, et independant de mon secours. II s'est soustrait a ma domination; et, s'egalant a moi par le desir de trouver sa felicite en lui-meme , je I'ai abandonue a lui , et , revoltant toutes les creatures qui lui etaient soumises, je les lui ai rendues ennemies : en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux betes , et dans un tel eloignement de moi , qu'a peine lui reste-t-il quelque lu- miere confuse de son auteur : tant toutes ses connaissan- ces ont ete eteintes ou troublees ! Les sens iudependants de la raison, et souvent maitres de la raison, 1'ont emporte a la recherche des plaisirs. Toutes les creatures ou Taffli- gent, ou le tentent, et dominent sur lui, ou eu lesoumet- tant par leur force , ou en le charmant par leurs douceurs ; ce qui est encore une domination plus terrible et plus im- perieuse. Voila 1'etat ou les hommes sont aujourd'hui. II leur reste quelque instinct puissant du bonheur de leur premiere na- ture, et ils sontplonges dans les miseres de leur aveugle- ment et de leur concupiscence, qui est devenue leur seconde nature. II. De ces principes que je vous ouvre, vous pouvez recon- i fro PI-;.\SI ; :KS DI: PASCAL. nailnj la- cause de tant cle contrarietes qui ont etonne tons les hommes, et qui lesont partages. Observez maintenant tons les mouvements de grandeur et de gloire que le sen- timent de tant de miseres ne peut etouffer, et voyez s'il ne faut pas que la cause en soit une autre nature. HI. Connaissez done , superbe , quel paradoxe vous etes a vous-meme. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez- vous , nature imbecile ; apprenez que 1'homme passe infi- uiment I'homme , et entendez de votre maitre votre condi- tion veritable , que vous ignorez. Car enfin, si 1'homme n'avait jamais ete corrompu , il jouirait de la verite et de la felicite avec assurance. Et si i'homme n'avait jamais ete que corrompu , il n'aurait au- cune idee ni de la verite, ni de la beatitude. Mais, mal- heureux que nous sommes , et plus que s'il n'y avait au- cune grandeur dans notre condition , nous avons une idee du bonheur, et ne pouvons y arriver ; nous sentons une image de la verite, et ne possedons que le mensonge : in- capables d'ignorer absolument et desavoircertainement, tant il est manifesto que nous avons ete dans un degre de perfection dont nous sommes malheureuscment tombes ! Qu'est-ce done que nous crie cette avidite et cette im- puissance, sinon qu'il y a eu autrefois en I'homme un ve- ritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, qu'il essaye inutilementde remplir de tout ce qui 1'environne, en cherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des presen- tes, et que les unes et les autres sont incapables de lui donner, parce que cegouffre infmi ne peut etre rempli que par un objet infmi etimmuable? SECOrSDE PARTIE. ARTICLE V. 181 IV. Chose etonnante cependant, que le mystere le plus eloigne de notre connaissance , qui est celui de la trans- mission du pech6 originel , soil une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous- memes! Car il est sans doute qu'il n'y a rien qui cheque plus notre raison que de dire que le peche du premier homme ait rendu coupables ceux qui , etant si eloignes de cette source , semblent incapables d'y participer. Cet ecoulement ne nous parait pas seulement impossible, il nous semble meme tres-injuste : car qu'y a-t-il de plus contraire aux regies de notre miserable justice que de damner eternellement un enfant incapable de volonte , pour un peche ou il parait avoir eu si peu de part qu'il est commis six milleans avant qu'il fut en etre? Certai- nement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine ; et cependant , sans ce mystere , le plus incom- prehensible de tous, nous sommes incomprehensibles a nous-memes. Le noeud de notre condition prend ses re- tours et ses plis dans cet abime. De sorte que I'homme est plus inconcevable sans ce mystere , que ce mystere n'est inconcevable a I'homme. Le peche originel est une folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel. On ne doit done pas repro- cher le defaut de raison en cette doctrine , puisqu'on ne pretend pas que la raison puisse y atteindre. Mais cetfte folie est plus sage que toute la sagesse des hommes : Quod stuitum est Dei , sapientius est hominibus. (I Cor. 1 , 25. ) Car, sans cela , que dira-t-on qu'est I'homme ? Tout son etat depend de ce point imperceptible. Et com- ment s'en fut-il apercu par sa raison , puisque c'est une chose au-dessus de sa raison ; et que sa raison , bien loin PASCAL. PESSKF.S- I* 182 PEWSfcES DL PASCAL. de I'iuventer par ses voies , s'en eloigne quand on le lui pre"sente? V. Ces deux etats d'innocence et de corruption etant ou- verls , it est impossible que nous ne les reconnaissions pas. Suivons nos mouvements , observons-nous nous-memes , et voyons si nous n'y trouverons pas les caraeteres vi- vants de ces deux natures. Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple? Cette duplicitede l'homme est si visible, qu'il y en a qui ont pense que nous avions deux ames : un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines varie"tes, d'une presomption demesurec a un horrible abattement de coeur. Ainsi toutes ces contrariety's , qui semblaient devoir le plus eloigner les hommes de la connaissance d'une religion, sont ce qui doit plutdt les conduire a la veri- table. Pour moi, j'avoue qu'aussit6t que la religion chre- tienne decouvre ce principe , que la nature des hommes est corrompue et dechue de Dieu , cela ouvre les yeux a voir partout le caractere de cette verite : car la nature est telle, qu'elle marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme , et hors de l'homme. Sans ces divines connaissances , qu'ont pu faire les hommes , sinon , ou s'elever dans le sentiment interieur qui leur reste de leur grandeur passee, ou s'abattre dans la vue de leur faiblesse presente? Car ne voyant pas la verite entiere , ils n'ont pu arriver a une parfaite vertu. Les uns considerant la nature comme interrompue , les autres comme irreparable , ils n'ont pu fuir , ou 1'orgueil , ou la paresse , qui sont les deux sources de tons les vi- SECONDE PARTIE. AKTICLL V. 183 ces; puisqu'ils ne pouvaient, sinou ou s'y abandonner par lachete, ou en sortirpar 1'orgueil. Car, s'ils connais- saient 1'excellence de 1'homme , ils en ignoraient la cor- ruption; de sorte qu'ils evitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans 1'orgueil. Et s'ils reconnaissaient I'infirmite de la nature , ils en iguoraient la dignite ; de sorte qu'ils pouvaient bien eviter la vanite , mais c'etait en se precipitant dans le desespoir. De la viennent les diverses sectes des stoiciens et des epicuriens , des dogmatistes et des academiciens , etc. La seule religion chretienne a pu guerir ces deux vices, non pas en chassant Pun par 1'autre par la sagesse de la terre , mais eu chassant 1'uri et 1'autre par la simplicite de 1'Evangile. Car elle apprend aux justes, qu'elle eleve jusqu'a la participation de la Divinite meme , qu'en ce sublime etat ils portent encore la source de toute la cor- ruption, qui les rend durant toute la vie sujets a 1'erreur, a la misere , a la mort , au peche ; et elle crie aux plus im- pies qu'ils sont capables de la grace de leur Redempteur. Ainsi , donnant a trembler a ceux qu'elle justifie, et con- solantceux qu'elle condamne , elle tempere avec tant de justesse la crainte avec 1'esperance par cette double capa- cite qui est commune a tous , et de la grace et du peche , qu'elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire , mais sans desesperer ; et qu'elle eleve infiniment plus que 1'orgueil de la nature , mais sans enfler : faisant bien voir par la qu'etant seule exempte d'erreur et de vice , H n'appartient qu'a elle , et d'instruire , et de cor- riger les hommes. VI. Nous ne concevons, ni 1'etat glorieux d'Adam, ni la nature de son peche, ni la transmission qui s'en est fait* 184 PENStiES DE PASCAL. en nous. Ce sont choses qui se sont passees dans un etat de nature tout different du notre, et qui passe notre capacite presente. Aussi tout cela nous est inutile a sa- voir pour sortir de nos miseres ; et tout ce qu'ii nous im- porte de connaitre, c'est que par Adam nous sommes mi- serables , corrompus , separes de Dieu , mais rachetes par JESUS-CHRIST ; et c'est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre. VII. Le christiauisine est etrange! II ordonue a I'homme de reconnaitre qu'il est vil, et meine abominable; et il lui ordonne en meme temps de vouloir etre semblable a Dieu. Sans un tel contrepoids , cette elevation le rendrait horriblement vain , ou cet abaissement le rendrait horri- blement abject. La misere porte au desespoir : la grandeur inspire la presomption. VIII. L'incarnation moutre a l'homme la grandeur de sa mi- sere , par la grandeur du remede qu'il a fallu. IX. Oh ne trouve pas dans la religion chretieune un abais- gemeut qui nous rende incapable du bien , ni une saintete exempte du mal. II n'y a point de doctrine plus propre a rhomme que celle-la, qui 1'instruit de sa double ca- pacite de recevoir et de perdre la grce , a cause du dou- ble peril ou il est toujours expose , de desespoir ou d'or- gueil. X. Les philosophes ne prescrivaient point des sentiments SECONDK PARTI K. ARTICLE V. 185 proportionnes aux deux etats. lis inspiraient des mouve- ments de grandeur pure , et ce n'est pas Petal de 1'homme. llsinspiraieutdes mouvements de bassesse pure, et c'est aussi peu 1'etat de 1'homme. II faut des mouvements de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais de peni- tence ; non pour y demeurer, mais pour aller a la gran- deur. II faut des mouvements de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne de la grce et non du merite, et apres avoir passe par la bassesse. XI. Nul n'est heureux eomme un vrai chretien , ui raison- nable , ui vertueux , ni aimable. Avec combieu peu d'or- gueil un chretien se croit-il uni a Dieu? avec combien peu d'abjection s'egale-t-il aux vers de la terre? Qui peut done refuser a ces celestes lumieres de les croireet deles adorer? Car n'est-il pas plus clairquelejour que nous sentons en nous-memes des caracteres ineffaca- bles d'exccllence ? Et n'est-il pas aussi veritable que nous eprouvons a toute heure les effets de notre deplorable condition? Que nous crie done ce chaos et cette confu- _sion monstrueuse , sinon la verite de ces deux etats , avec une voix si puissante , qu'il est impossible d'y resister ? XII. Ce qui detourue les hommes de croire qu'ils sont ca- pables d'etre unis a Dieu u'est autre chose que la vue de leur bassesse. Mais s'ils 1'ont bien sincere, qu'ils la sui- vent aussi loin que moi, et qu'ils reconnaissent que cette bassesse est telle en effet, que nous sommes par nous-memes incapables de connaitre si sa misericorde ne peut pas nous rendre capables de lui. Car je voudrais bien savoir d'oii cette creature, qui se reconnait si faible, 18i> Pii.NSEES DE l'AS(JAL. a le droit de mesurer la miserieorde de Dieu, etd'y met- tre les bornes que sa fantaisie lui suggere. L'homme sail si peu ce que c'est que Dieu , qu'il ue salt pas ce qu'il est lui-meme : et, tout trouble de la vue de son propre etat , il osedire que Dieu ne peut pas le rendre capable de sa communication ! Mais je voudrais lui demander si Dieu demande autre chose de lui , sinon qu'il 1'aime et le con- naisse ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimablea lui , puisqu'il est naturellemeut capable d'amour et de connaissance. Car il est sans doute qu'il connait au moins qu'il est, et qu'il aime quelque chose. Done s'il voit quelque chose dans les tenebres on il est, et s'il trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre , pourquoi , si Dieu lui donne quelques rayons de son essence , ne sera-t-il pas capable de !e connaftre el d*e I' aimer en la maniere qu'il lui plaira de se communiquer a lui? II y a done sans doute une presomption insupporta- ble dans ces sortes de raisonnements , quoiqu'ils paiais- sent fondes sur une humilite apparente , qui n'est ni sin- cere , ni raisonnable , si elle ne nous fait confesser que, ne sachant de nous-memes qui nous sommes, nous nepou- vons 1'apprendre que de Dieu. ARTICLE VI. Soumission et usage de la raison. I. La derniere demarche de la raison, c'est de connaitre qu'il y a une infinite de choses qui la surpassent. Elle est bien faible, si elle ne va jusque-la. II faut savoir douter ou il faut, assurer oil il faut, se soumettve oil il faut. Qui ne fait ainsi, n'entend pas la force de la raison. II y en a SECOiNDE PART1E. ARTICLE VI. 187 qui pechent centre ces trois principes, ou en assurant tout comme demonstratif , manque de se connaftre en demons- trations ; ou en doutant de tout, manque de savoir oil ii taut se soumettre; ou en se soumettant en tout, manque de savoir ou il faut juger. II. Si on soumet tout a la raison , notre religion n'aura rien de mysterieux ni de surnaturel. Si on cheque les priucipes de la raison, notrc religion sera absurde et ridicule. La raison, dit saint Augustiu , ne se soumettrait jamais, si elle ne jugeait qu'il y a des occasions oil elle doit se sou- mettre. II est done juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle doit se soumettre; et qu'elle ne se soumette pas, quand elle juge avec foudement qu'elle ne doit pas le faire : mais il faut prendre garde a ne pas se tromper. III. La piete est differente de la superstition. Pousser la piete jusqu'a la superstition , c'est la detruire. Les hereti- ques nous reprochent cette soumission superstitieuse. C'est faire ce qu'ils nous reprochent, que d'exiger cette soumis- sion dans les choses qui ne sont pas matiere de soumission. 11 n'y a rien de si conforme a la raison que le desaveu de la raisou dans les choses qui sont de foi ; et rien de si contraire a la raisou que le desaveu de la raison dans les choses qui ne sont pas de foi. Ce sout deux exces egale- ment dangereux , d'exclure la raison , de n'admettre qwe la raison. IV. La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais jamais le contraire. Elle est au-dessus , et non pas centre. 188 PEiNSEES DE PASCAL. V. Si j'avais vu un miracle, disent quelques gens, je me convertirais. Us ue parleraient pas ainsi , s'ils savaient ce que c'est que conversion. Us s'imaginent qu'il ne faut pour cela que recounaitre qu'il y a uu Dieu ; et que 1'ador.ation consiste a lui tenir de certains discours , tels a peu pres que les pa'iens en faisaient a leurs idoles. La conversion veritable consiste a s'aneantir devant cet 6tre souverain qu'on a irrite tant de fois , et qui peut nous perdre legiti- mement a toute heure ; a reconnaitre qu'on ne peut rien sans lui , et qu'on n'a rien merite de lui que sa disgrace. Elle consiste a connaitre qu'il y a une opposition invinci- ble eutre Dieu et nous; et que, sans un mediateur, il ne peut y avoir de commerce. - VI. ISe yous etonnez pas devoir des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne 1'amour de sa justice et la haine d'eux-me'mes. II incline leur coeur a croire. On ne croira jamais d'une croyauce utile et de foi , si Dieu n'incline le coeur ; et on croira des qu'il 1'inclinera. Et c'est ce que David connaissait bien , lorsqu'il disait : Fnclina cor meuniy Deus^ in testimonial, tua. (Ps. cxvm, 36.) VII. Ceux qui croient sans avoir examine les preuves de la religion , croient parcequ'ils ont une disposition interieure toute sainte, etque ce qu'ils entendent dire de notre reli- gion y est conforme. Us sentent qu'un Dieu les a fails. Us ne veulent aimer que lui ; ils ne veulent hair qu'eux-memes. Us sentent qu'ils n'en ont pas la force; qu'ils son t incapa- bles d'aller a Dieu ; et que , si Dieu ne vient a eux , ils ue SECONDi: PARTIK. ARTICLE VII. 189 peuvent avoir aucune communication avec lui. Et ils en- tendent dire dans uotre religion qu'il nefaut aimer que Dieu , et ne hair que soi-meme : mais qu'etanttous eorrom- pus et incapables de Dieu , Dieu s'est fait homme pour s'u- nir a nous. II n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont cette disposition dans le coeur, et cette connaissance de leur devoir et de leur incapacite. VIII. Ceux que nous voyons Chretiens sans la connaissance des propheties et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jn- gent par le coeur, comme les autres en jugent par 1'esprit. C'est Dieu lui-meme qui les incline a croire; et ainsi ils sont tres-efficacement persuades. J'avoue bien qu'un de ces Chretiens qui croient sans preu- ves n'aura peut-etre pas dequoi convaincreun infidele qui en dira autant dc soi. Mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficulte que ce fidele est ve- ritablement inspire de Dieu, quoiqu'il ne put leprouver lui-meme. ARTICLE VI. Image d'un homme qui s'est lasse de chercher Dieu par le seul raisonne- ment , el qui commence a lire 1'Ecriture. I. En voyant I'aveuglement et la misere de 1'homme , et ces contrarietes etonnantes qui se decouvrent dans sa na- ture; et regardant tout Fuuivers muet, et 1'homme sans lurniere, abandonne a lui-meme, et comme egare dans ce recoin de 1'univers , sans savoir qui 1'y a mis , ce qu'il 190 PENStieS Dli PASCAL. estvenuy faire, ce qu'il deviendra en mourant , j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porte endormi dans une ile deserte et effroyable, et qui s'eveillerait sans con- naltre ou il est, et sans avoir aucun moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas eu desespoir d'un si mesirable etat. Je vois d'autres personnes aupres de moi , de semblable nature : je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi , et ils me disent que non ; et sur cela , ces miserables egares ayant regarde autour d'eux , et ayant vu quelques objets plaisants , s'y sont donnes et s'y sont attaches. Pour moi, je n'ai pu m'y arreter, ni me reposer dans la societe de ces personnes semblables a moi, miserables comme moi, impuissantes comme moi. Je vois qu'ils ne m'aideraient point a mourir : je mourrai seul ; il faut done faire comme si j'etais seul : or, si j'etais seul , je ne batirais point des maisons, je ne m'embarrasserais point dans les occupations tumultuaires , je ne chercherais I'estime de personne; mais je tacherais seulement de de- couvrir la verite. Ainsi , considerant combien il y a d'apparence qu'il y a autre chose que ce que je vois , j'ai recherche si ce Dieu , dont tout le monde parle , n'aurait pas laisse quelques marques de lui. Je regarde de toutes parts , et ne vois par- tout qu'obscurite. La nature ne m'offre rien qui ne soit matiere de doute et d'inquietude. Si je n'y voyais rien qui marquat une Divinite, je me determinerais a n'en rien croire. Si je voynis partoutles marques d'un Createur,je reposerais en paix dans la foi. Mais, voyant trop pour nier, et trop peu pour m'assurer, je suis dans un etat aplain- dre, et ou j'ai souhaite cent fois que, si un Dieu soutienl la nature, elle le marquat sans Equivoque; et que, si les marques qu'elle en donne sont trompeuses , elle les sup- SECOMJK I'AKTIE. ARTICLE VC. 191 prfmat tout a fait ; qu'elle dit tout ou ricn , afm que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu'en 1'etat oil je suis, ignorant ce que je suis et ce que je dois faire , je ne connais ni ma condition , ni mon devoir. Mon coeur tend tout entier a connaitre ou est le vrai bien , pour le suivre. Rien ne me sera it trop cher pour cela. Je vois des multitudes de religions en plusieurs endroits du monde , et dans tons les temps. Mais elles n'ont ni mo- rale qui puisse me plaire, ni preuvescapables de m'arre- ter. Et ainsi j'aurais refuse egalement la religion de Mahomet, etcelle de la Chine, et celle des anciens Ro- mains , et celle des Egyptiens , par cette seule raison que Pune n'ayant pas plus de marques de verite que I'autre, ni rien qui determine, la raison ne pent pencher plutot vers Tune que vers I'autre. Mais , en considerant ainsi cette inconstante et bizarre variete de mreurs et de croyance dans les divers temps, jelrouve en une petite partie du monde un peuple parti- culier, separd de tons les autres peuples de la terre , et dont les histoires precedent de plusieurs siecles les plus ancien- nes que nous ayons. Je trouve done ce peuple grand et nombreux , qui adore un seul Dieu , et qui se conduit par une loi qu'ils disent tenir de samain. Ilssoutiennent qu'ils sont les seuls du monde auxquete Dieu a revele ses mys- teres ; que tons les hommes sont corrompus et dans la dis- grace de Dieu ; qu'ils sont tous abandomies a leurs sens et a leur propre esprit ; et que de la viennent les etranges egarements et les changements continuels qui arrivent entre eux , et de religion, et de coutume; au lieu qu'eux de- meurent inebranlables dans leur conduite : mais que Dieu ne laissera pas eternellement les autres peuples dans ces tenebres ; qu'il viendra un liberateur pour tous ; qu'ils sont au monde pour 1'annoncer ; qu'ils sont formes expres pour 193 PEiNSKliS DK PASCAL. etre les herauts de ce grand aveneraent , et pour appelcr lous les peuples a s'unir a eux dans 1'attente de ce libera- teur. La rencontre de ce peuple m'etonne, et me semble digne d'une extreme attention , par quantite de choses admiru- bles et singulieres qui y paraissent. C'estun peuple tout compose de freres : et, au lieu que tous les autres sont formes de 1'assemblage d'une infinite de families, celui-ci, quoiquesi etrangement abondant , est tout sorti d'un seul homme ; et, etant ainsi une meme chair etmembres les uns des autres, ils composent une puissance extreme d'une seule famille. Cela est unique. Ce peuple est le plus ancien qui soil dans la coonais- sance des hommes; ce qui me semble devoir lui attirer une veneration particuliere , et principalement dans la recherche que nous faisons ; puisque , si Dieu s'est de tout temps communique aux hommes , c'est a ceux-ci qu'il taut recourir pour en savoir la tradition. Ce peuple n'est pas seulement considerable par son an- tiquite; mais il est encore singulier en sa duree, qui a toujours continue depuis son origine jusqu'a maintenant : car au lieu que les peuples de la Grece, d'ltalie, de La- cedemone , d'Athenes , de Rome , et les autres qui sont ve- uus si longtemps apres , ont fini il y a longtemps , ceux- ci subsistent toujours ; et , malgre les entreprises de taut de puissants rois qui ont cent Ms essaye de les faire pe- rir, comme les historiens le temoignent , et comme il est aisede lejuger par 1'ordre nature! des choses , pendant un si long espace d'annees ils se sont toujours conserves ; et , s'etendant depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme dans sa duree celle de toutes nos histoires. La loi par laquelle ce peuple ost gouverne est tout en- SECONDS l> ARTIE. ARTICLE VJI. 193 serable la pins ancicnne loi du mondc , la plus parfaite, et la seule qui ait ton jours ete gardee sans interruption dans un Etat. C'est ce que Philon, Juif, raontre en divers lieux , et Josephe admirab lenient centre Appion , on il fait voir qu'elle est si ancienne, que le nom meme de la loi n'a eteconnu des plus anciens que plusdemilleans apres; en sorte (m'Homere, qui a parle de tant de peuples, ne s'en estjamais servi. Et il est aise de juger de la perfec- tion de cette loi par sa simple lecture, on Ton voit qu'on y a pourvu a toutes choses avec tant de sagesse , tant d'equite, tant de jugement, que les plus anciens legisla- teurs grecs et romains en ayant quelque lumiere , en out emprunte leurs principales lois ; ce qui parait par celles qu'ils appellentdes Dpuze Tables, etpar les autrespreu- ves que Josephe en donue. Mais cette loi est en meme temps la plus severe et la plus rigoureuse de toutes , obligeant ce peuple , pour le retenir dans son devoir, a mille observations particulieres et peuibles, snr peine de la vie. De sorte que c'est tine chose etonnante qu'elle se soit toujours conservee durant tant desiecles parmi un peuple rebelle et impatient comme celui-ci ; pendant que tous les autres Etats ont change de temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faci- les a observer. II. Ce peuple est encore admirable en sincerite. Us gardeut avec amour et fidelite le livre ou Moise declare qu'ils ont toujours ete ingrats envers Dieu , et qu'il sait qu'ils lese- ront encore plus apres sa mort; mais qu'il appelle le ciel et la terre a temoin contre eux , qu'il le leur a assez dit : qu'enfm Dieu , s'irritant contre eux , les dispersera par tous les peuples de la terre : que , comme ils 1'ont irrite en ado- 194 PENS1&S DE PASCAL. rant desdicux qui n'etaient point leurs dieux, il les irri- tera en appelant un peuple qui n'etait point son peuple. Gependant ce livre , qui les deshonore en tant de facons , ils le conservent auxdepens de leur vie. G'est une sincerite qui n'a point d'exemple dans le monde , ni sa ratine dans la nature. Au reste, je ne trouve aucun sujet de douter de la ve- rite du livre qui contient toutes ces ehoses ; car il y abien de la difference entre un livre que fait un particulier, et qu'il jette parmi le peuple, et un livre qui fait lui-meme un peuple. On ne pent douter que le livre ne soil aussiau- cien que le peuple. G'est un livre fait par des auteurs contemporains. Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sibylles et de Trismegiste , et tant d'autres qui ont eu credit au monde, et se trouvent faux dans la suite des temps. Mais il n'enest pas de meme des auteurs contemporains. III. Qu'il y a de difference d'un livre a unautre! Je ne m'etonne pas de ce que les Grecs ont fait 1'Jliade, ni les Egyptiens et les Chinois leurs histoires. II nefautque voir comment eel a est ne. Ccs historiens fabuleux ne sont pas contemporains des ehoses dont ils ecrivent. Homere fait un roman, qu'il donne pour tel; car personne nedoutait queTroie et Aga- memnon n'avaient non plus ete, que lapomme d'or. 11 ne pensait pas aussi a en faire une histoire , mais seulement un divertissement. Son livre est le seul qui etait de son temps : la beautede 1'ouvrage fait durer la chose : tout le monde 1'apprend et en parle : il faut la savoir; chacun la saitpar cosur. Quatre cents ans apres, les temoins des SECONDE PAR I IE. ARTICLE VIII. I'J5 choses ne sont plus vivants ; personne ne salt plus par sa connaissance si c'est uue fable ou une histoire : on 1'a seulemeut apprise de ses ancetres, cela peut passer pour vr.ai. ARTICLE VIII. Des Juifs consideres par rapport ii notre religion. I. La creation et le deluge etant passes , et Dieu ne devant plus detruire le monde, non plus que le creer, ni don- ner de ces grandes marques de lui , il coramenca d'ela- blir un peuple sur laterre, forme expres, qui devait du- rer jusqu'au peuple que le Messie formerait par son es- prit. II. Dieu, voulant faire paraitre qu'il pouvait former un peuple saint d'une saintete invisible, et le remplir d'une gloire etcrnelle, a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grSce, afin qu'on jugeal qu'il pouvait faire les choses invisibles, puisqu'il faisait bien les visibles. II a done sauve son peuple du deluge dans la personne de Noe ; il 1'a fait naitre d' Abraham , il 1'a rachete d'entre ses ennemis , et 1'a mis dans le repos. L'objetde Dieu n'etait pas de sauver du deluge , et de faire naitre d 1 Abraham tout un peuple, simplement pour I'introduire dans une terre abondante. Mais , comme la nature est une image de la grace , aussi ces miracles visi- bles sont les images des invisibles qu'il voulait faire. 1% PKNSEES DE PASCAL. III. Une autre raison pour laquelle il a forme le peuple juif , c'est qu'ayant dessein de priver les siens des biens charnels et perissables , il voulait montrer par tant de miracles que ce n'etait pas par impuissance. Ce peuple etait plonge dans ces pensees terrestres , que Dieu aimait leur pere Abraham, sa chair et ce qui en sor- tirait ; et que c'etait pour cela qu'il les avait multiplies , et distingues de tous les autres peuples, sans souffrir qu'ilss'y melassent; qu'il les avait retires del' Egypteavec tons ces grands signes qu'il fit en leur faveur ; qu'il les avait noum's de la manne dans le desert ; qu'il les avait me- nes dans une terre heureuse et abondante ; qu'il leur avait donne des rois , et un temple bien bati , pour y offrir des betes, et pour y etre purifies par 1'effusion de leur sang; et qu'il devait leur envoyer le Messie, pour les rendre maitres de tout le monde. Les Juifsetaient accoutumes aux grands et eclatants miracles; et, n'ayant regarde les grands coups de la mer Rouge et de la terre de Chanaanque comme un abrege des graudes choses de leur Messie, ils attendaient de lui en core des choses plus eclatantes , et dont tout ce qu'avait fait Mo'ise ne fut que 1'echantillon. Ayant done vieilli dans ces erreurs charnelles, JESUS- CHRIST est venu dans le temps predit, mais non pas dans 1'eclat attendu ; et ainsi ils n'ont pas pense que ce fut lui. Apres sa mort, saint Paul est venu apprendre aux hom- ines que toutes ces choses etaient arrivees en figures ; que !e royaume de Dieu n'etait pas dans la chair, mais dans I' esprit; que les ennemis des homines n'etaient pas les Babyloniens , mais leurs passions ; que Dieu ne se plai- SECONDE P ARTIE. ARTICLE VIII. 107 sait pas aux temples faits de la main des hommes, mais dans un coeur pur et humilie; que la circoncision du corps elail inutile, mais qu'il fallait celle du coeur, etc. IV. Dieu n'ayaut pas voulu decouvrir ces choses a ce peu- ple qui en etait indigne, etayant voulu neanmoins les pre- dire afin qu'elles fussent crues, en avait prcdit le temps clairement, et les avait memequelquefoisexprimeesclai- remeut, mais ordinairement en figures, afin que ceux qui aimaieut les figurantes ' s'y arretassent, et que ceux qui aimaientles choses figurees 2 les y vissent. G'est ce qui a fait qu'au temps du Messie les peuples se sont partages : les spirituels 1'ont recu,et lescharnels, qui 1'ont rejete , sont demeures pour lui servir de temoins. V. Les Juifs charnels n'entendaient ni la grandeur ni 1'a- baissement du Messie predit dans leurs propheties. Us 1'ont meconnu dans sa grandeur, comme quand il est dit que le Messie sera seigneur de David , quoique son fils ; qu'il est avant Abraham, et qu'il 1 1'a vu. Us ne le croyaient pas si grand , qu'il fut de toute eternite ; et ils Vont meconnu de meme dans son abaissement et dans sa mort. Le Messie, disaient-ils, demeure eternellement , et celui-ci dit qu'il mourra. Ils ue le croyaient done ni mor- tel , ni eternel : ils ne cherchaient en lui qu'une grandeur charnelle. Ils outtant aime les choses figurantes , et les ont si uni- 1 (;"csl-;i-dire les choses charnelles qui servaient de figures. 1 C'esl-ii-dire les ve rites spiriluelles iigurees pw les choses cliarnelles. * Et (|if Abraham 1'a vu. 17. 198 PKNStfliS DE PASCAL. quement attendues, qu'ils out meconnu larealite quand elle est venue dans le temps et en la maniere pre"dite. VI. Ceux qui ont peine a croire en cherehent un sujet en ce que les Juifs ne croient pas. Si cela etait si clair, dit-on , pourquoi ne croyaient-ils pas? Mais c'est leur refus meme qui est le fondement de notre croyance. PVous y serions bien moins disposes, s'ils etaient des notres. Nous au- rions alors un bien plus ample pretexte d'increduliteet de defiance. Cela est admirable, de voir des Juifs grands ama- teurs des choses predites et grands ennemis de 1'accom- plissement , et que cette aversion meme ait etc predite ! VII. II fallait que, pour donner foi au Messie, il y eut des propheties precedentes , et qu'elles fussent portees par des gens non suspects, et d'une diligence, d'une fidelite et d'un zele extraordinaire, et connu de toute la terre. Pour faire reussir tout cela, Dieu a choisi ce peuple charnel , auquel il a mis en depot les propheties qui pre- disent le Messie comme liberateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait ; et ainsi il a eu une- ardeur extraordinaire pour ses prophetes , et a porte a la vue de tout le monde ces livres ou le Messie est predit : assurant toutes les nations qu'il devait venir, et en la ma- niere predite dans leurs livres , qu'ils tenaient ouverts a tout le monde. Mais etant decus par 1'avenement ignomi- nieux et pauvre du Messie , ils ont ete ses plus grands en- nemis. De sorte que voila le peuple du monde le moins suspeot de nous favoriser, qui fait pour nous, etqui, par le zele qu'il a pour sa loi et pour ses prophetes , porte ct SECCXNDli i'ABTIE. ARTICLE V1IF. I9'J conserve avecunc exactitude incorruptible, etsa coiulam- nation, et DOS preuves. VIII. Ceux qui ont rejete et crucifie JESUS-CHRIST, qui leur a ete en scandale, sont ceux qui portent les livres qui te- moignent de lui , etqui disent qu'il sera rejete et en scan- dale. Ainsi ils ont marque que c'etait lui en le refusant; et il a ete egalement prouve, et par les Juifs justes qui Tout recu , et par les injustes qui 1'ont rejete : 1'uu et 1'autie ayant etc predits. G'est pour cela que les propheties ont un sens cache, le spirituel, dont ce peuple etait ennemi, sous le charnel qu'il aimait. Si le sens spirituel eut ete decouvert, ilsn'e- taient pascapables de 1'aimer ; et, ne pouvant le porter, ils n'eussent pas eu de zele pour la conservation de leurs livres et de leurs ceremonies. Et, s'ils avaient aime ces promesses spirituelles, et qu'ils les eussent conservees in- corrompues jusqu'au Messie , leur temoignage n'eut pas eu de force, puisqu'ils en eussent ete amis. Voila pour- quoi il etait bon que le sens spirituel flit convert. Mais, d'un autre cote, si ce sens eut ete tellement cache qu'il n'eut point du tout paru, il n'eut pu servir de preuve au Messie. Qu'a-t-il done ete fait? Ce sens a ete convert sous le temporel dans la foule des passages , et a ete decouvert dairement en quelques-uns : outre que le temps et I'etat du monde ont ete predits si clairement , que le soleil n'est pas plus clair. Et ce sens spirituel est si clairement expli- que en quelques endroits, qu'il fallait un aveuglement pa- reil a celui que la chair jette dans 1'esprit quand il lui est assujetti , pour ne pas le reconnaitre. Voila done quelle a etc la conduite de Dieu. Ce sens JOO PENSEES DE PASCAL. spirituel est convert d'un autre en une infinite d'endroits, et decouvert en quelques-uns , rarement, a la verite, mais en telle sorte neanmoins que les lieux oil il est cache sont equivoques , et peuvent convenir aux deux : au lieu que les lieux ou il est decouvert sont univoques, et ne peuvent convenir qu'au sens spirituel. De sorte que celanepouvaitinduire en erreur, et qu'il n'y avait qu'un peuple'aussi charnel que celui-la qui put s'y meprendre. Car quand les biens sont promis en abondance , qui les empfichait d' entendre les veritables biens, sinon leur cu- pidite, qui determinait ce sens aux biens de la terre? Mais ceux qui n'avaient des biens qu'en Dieu les rappor- taient uniquement a Dieu. Car il y a deux principes qui partagent les volontesdeshommes, la cupidite etla charite. Cen'estpas que la cupidite ne puisse demeurer avec la foi , et que la charite ne subsiste avec les biens de la terre. Mais la cupidite use de Dieu et jouit du monde ; et la cha- rite, au contraire, use du monde et jouit de Dieu. Or, la derniere fin est ce qui donne le nom aux choses. Tout ce qui nous empeche d'y arriver est appele ennemi. Aiiisi les creatures , quoique bonnes , sont ennemies dcs justes, quand elles les detournent de Dieu ; etDieu meime est 1'ennemi de ceux dont il trouble la convoitise. Ainsi le mot ft ennemi dependant de la derniere fin , les justes entendaient par la leurs passions, et les charnels entendaient par la les Babyloniens : de sorte que ces termes n'etaient obscurs que pour les injustes. Et c'est ce que dit Isaie : Signa leyem in discipulis meis (Is. 8 , 16); et que JESUS-CHRIST sempierre de scandale (tb. 8 , 14). Mais bienheureux ceux qui ne seront point scandalises en lui ! (llatth. II, 1G.) Osee le dit aussi parfaitement : SECONDE PART1E. ARTICLE VIII. 201 Ou est le sage? ct it cntendra ce queje dis. Car les votes de Dicu sonl droites ; lesjustes y marchcront, mais les mediants ij trcbucheront (Osee , 14, 10.) Et cependant ce Testament , fait de telle sorte qu'en eclairaut les uns il aveugle les autres, marquait, en ceiix nieme qu'il aveuglait, la verite qui devait etre connue des autres ; car les biens visibles qu'ils recevaient de Dieu etaient si grands et si divins, qu'il paraissait bien qu'il avait le pouvoir de leur douner les invisibles, et un Messie. IX. Le temps du premier avenement de Jesus-Christ est predit; le temps du second ne 1'est point, parce que le premier devait etre cache : au lieu que le second doit etre eclatant, et tellement manifeste, que ses ennemis me'me le reconnaitront. Mais , comme il ne devait venir qu'obs- eurement , et pour etre connu seulement de ceux qui son- deraient les Ecritures, Dieu avait tellement dispose les choses, que toutservait a le faire reconnaitre. LesJuifs le prouvaient en le recevant ; car ils etaient les depositaires des propheties : et ils le prouvaient aussi en ne le recevanl point, parce qu' en cela ilsaccomplissaieut les propheties. X. Les Juifs avaient des miracles, des propheties qu'ils voyaient accomplir ; et la doctrine de leur loi etait de n'a- dorer et de n' aimer qu'un Dieu : elle etait aussi perpetuelle. Ainsi elle avait toutes les marques de la vraie religion : aussi 1'etait-elle. Mais il faut distinguer la doctrine des Juifs d'avec la doctrine de la loi des Juifs. Or, la doctrine des Juifs n'etait pas vraie, quoiqu'elle cut les miracles, les propheties et la perpetuite , parce qu'elle n'avait pas cet autre point de n'adorer et de n'airaerque Dieu. 102 PEJNSfiES DE PASCAL. La religion juive doit done etre regardee differemment dans la tradition de leurs saints et dans la tradition du peuple. La morale et la felicite en sont ridicules dans la tra- dition du peuple; mais elle est incomparable dans celle de leurs saints. Le fondement en est admirable. C'est le plus ancien livre du monde , et le plus authentique ; et, au lieu que Mahomet, pour faire subsister le sien, a defendu de le lire, Moise, pour faire subsister le sien, a ordonne a tout le monde de le lire. XI. La religion juive est toute divine dans son autorite , dans sa duree, dans saperpetuite, dans sa morale, dans sa con- duite, dans sa doctrine, dans ses effets , etc. Elle a etc for- mee sur la ressemblance de la verite du Messie ; et la ve- rite du Messie a ete reconnue par la religion des Juifs, qui en etait la figure. Parmi les Juifs, la verite n'etaitqu'en figure. Dans le ciel, elle est decouverte. Dans 1'Eglise, elle est couverte, et reconnue par le rapport a la figure. La figure a ete faite sur la verite, et la verite a ete reconnue sur la figure. XT1. Qui jugera de la religion des Juifs par ies grossiers, la connaitra mal. Elle est visible dans les saints livres et dans la tradition des prophetes , qui ont assez fait voir qu'ils n'entendaient pas la loi a la lettre. Ainsi notre reli- gion est divine dans 1'Evangile, les apotres et la tradition; mais elle est toute defiguree dans ceux qui la traitent mal. XIII. Les Juifs etaient de deux sortes. Les uns n'avaient que SECONDE PARTI K. ARTICLE VIH. 203 les affections paiennes , les autres avaient les affections chretiennes. Le Messie , selon les Juifs charuels , doit etre un grand prince temporal. Selon les Chretiens charnels , il est venu nous dispenser d'aimer Dieu , et nous douner des sacrements qui operent tout sans nous. Ni 1'im ni 1'autre n'est la religion chretienne, ni juive. Les vrais Juifs et les vrais Chretiens ont reconnu un Messie qui les ferait aimer Dieu, et, par cet amour, triompher de leurs ennemis. XIV. Le voile qui est sur les livres de I'Ecriture pour les Juifs y est aussi pour les mauvais Chretiens, et pour tous ceux qui ne se haissent pas eux-memes. Mais qu'on est bien dispose a les entendre et aconnaitre JESUS-CHBIST , quand on se hait veritablement soi-meme ! XV. Les Juifs charnels tiennent le milieu entre les Chretiens et les paiens. Les paiens ne connaissent point Dieu , et n'aiment que la terre. Les Juifs connaissent le vrai Dieu, et n'aiment que la terre. Les Chretiens connaissent le vrai Dieu, et n'aiment point la terre. Les Juifs et les paiens ai- ment les memes biens. Les Juifs et les Chretiens connais- sent le memeDieu. XVI. C'est visiblement un peuple fait expres pour servir de temoin au Messie. II porte les livres, et les aime, et ne les entend point. Et tout cela est predit ; car il est dit que les jugements de Dieu leur sontconfies, mais comme un li- vre scelle. Tandis que les prophetes ont etc pour maintenir la loi , le peuple a etc negligent. Mais depuis qu'il n'y a plus eu 204 PEX5EES J)K PASCAL. de prophetes , le zele a succede ; ce qui est une providence admirable. XVII. La creation du monde cornmencant a s'eloigner, Dieu a pourvu d'un historien contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre, afin que cette histoire fut la plus authentique du monde, et que tous les hommes pussent apprendre une chose si necessaire a savoir, et qu'on ne peut savoir que par la. XVIII. Moise etait habile homme rcelaostclair. Done, s'il eut eu dessein de tromper, il eut fait en sorte qu'on n'eut pu le convaincre de tromperie. II a fait tout le contraire ; car, s'il eut debite des fables, il n'y eut point eu de Juif qui n'en exit pu reconnaitre 1'imposture. Pourquoi , par exemple , a-t-il fait la vie des premiers hommes si longue , et si peu de generations ? II eut pu se cacher dans une multitude de generations : mais il ne le pouvait en si peu ; car ce n'est pas le nombre des annees , mais la multitude des generations, qui rend les choses obs- cures. La verite ne s'altere que par le changement des hommes. Et cependant il met deux choses les plus memorables qui se soient jamais imaginees , savoir, la creation et le de- luge, si proches, qu'on y touche par le peu qu'il fait de generations. De sorte qu'au temps ou il ecrivait ces cho- ses, la memoire devait encore en etre toute recente dans 1'esprit de tous les Juifs. Sem , qui a vu Lamech , qui a vu Adam, a vu au moins Abraham; et Abraham a vu Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Moise. Done le delude et la creation sont vrais. SEGONDE PARTIE. ARTICLE V1FI 205 Cela conclut entre de certaines gens qui 1'entendent hien. La longueur de la vie des patriarches, au lieu de faire que les histoires passees se perdisseut, servait, au con- traire , a les conserver. Car ce qui fait que 1'on n'est pas quelquefois assez instruit dans 1'histoire de ses ancetres , c'est qu'on n'a jamais guere vecu avee eux, et qu'ils sont morts sou vent avant que Ton eut atteint 1'age de raison. Mais, lorsque les hommes vivaient si long-temps, les en- fants vivaient longtemps avec leurs peres, et ainsi ils les entretenaient longtemps. Or, de quoi les eussent-ils entre- tenus , sinon de 1'histoire de leurs ancetres , puisque toute Thistoire etait r&luite a celle-la, et qu'ils n'avaient ni les sciences, ni les arts, qui occupent une grande partie des discours de la vie? Aussi Ton voit qu'en ce temps-la les peuples avaient un soin particulier de conserver leurs ge- nealogies. XIX. Plus j'examine les Juifs , plus j'y trouve de verites; et cette marque qu'ils sont sans prophetes ni roi; et qu'e- tant nos ennemis , ils sont d'admirables temoins de la ve- rite de ces propheties , ou leur vie et leur aveuglement meme est predit. Je trouve en cette euchassure cette reli- gion toute divine dans sou autorite , dans sa duree, dans sa perpetuite, dans sa morale, dans sa conduite. dans ses ef- fets. Et ainsi je tends les bras a. mon liberateur, qui, ay ant etc predit durant quatremilleans, est venusouffriretmou- rir pour moi sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances qui en ont ete predites ; et, par sa grace, j'at- tends la mort en paix, dans 1'esperance de lui etre eternelle- mentuni; etje vis cependant avec joie , soil dans lesbiens qu'il lui plait de me donner, soil dans les maux qu'ii nV en- is 206 PEiNSEES DE PASCAL. voie pour mon bien , et qu'il m'a appris a souffrir par son exemple. Des la je refute toutes les autres religions : par la je trouve reponse a toutes les objections. II est juste qu'un Dieu si pur ne se decouvre qu'a ceux dont le coeur est pu rifle. Je irouve d'effectif que, depuis que la memoire des hommes dure , voici un peuple qui subsiste plus ancieu que tout autre peuple. II est annonce constamment aux hommes qu'ils sout dans une corruption universelle , mais qu'il viendra un reparateur : ce n'est pas un seul homme qui le dit, mais une infinite, et 1111 peuple entier prophe- tisant durant quatre mille ans. ARTICLE IX. Des figures ; que Pancienne loi etait figurative. I. II y a des figures claires et demonstratives ; mais il y en a d'autres qui semblent moins naturelles , et qui ne prou- vent qu'a ceux qui sont persuades d'ailleurs. Ces figures- la seraient semblables a celles de ceux qui fondent des pro- pheties sur 1'Apocalypse, qu'ils expliquent a leur fantai- sie. Mais la difference qu'il y a , c'est qu'ils n'en ont point d'indubitables qui les appuient. Tellement qu'il n'y arien de si injuste que quand ils pretendent que les leurs sont aussi bien fondees que quelques-unes des notres ; car ils n'eu ont pas de demonstratives comme nous en avons. La partie n'est done pas egale. II ne faut pas egaler et cou- fondre ces choses parce qu'elles semblent etre sembla- bles par un bout, etant si differentes par I'autre. SECONDE PARTIE. ARTICLE IX. M7 II. Une des principales raisons pour lesquelles les prophe- tes ont voile les biens spirituels qu'ils promettaient sous fes figures des biens temporels , c'est qu'ils avaient affaire a un peuple charnel, qu'il fallait rendre depositaire du testament ^pirituel. JESUS-CHBIST, figure par Joseph, bien-aime de son pere, envoye du pere pour voir ses freres, est 1'innocent vendu par ses freres vingt deniers , et par la devenu leur seigneur, leur sauveur, et le sauveur des etrangers , et le sauveur du raonde ; ce qui n'eut point ete sans le dessein de le perdre , sans la vente et la reprobation qu'ils en firent. Dans la prison , Joseph innocent entre deux criminels : JESUS en la croix entre deux larrons. Joseph predit le sa- lut a 1'un , et la mort a 1'autre , sur les memes apparen- ces : JESUS-CHBIST sauve 1'un , et laisse 1'autre, apres les memes crimes. Joseph ne fait que predire : JESUS-CHRIST fait. Joseph demande a celui qui sera sauve qu'il se sou- vienne de lui quand il sera venu en sa gloire ; et celui que JESUS-CHBIST sauve lui demande qu'il se souvienne de lui quand il sera en son royaume. HI. La gr^ce est la figure de la gloire ; car elle n'est pas la derniere fm. Elle a ete figuree par la loi , et elle figure elle- meme la gloire ; mais de telle maniere, qu'elle est en meme temps un moyen pour y arriver. IV. La synagogue ne perissait point , parce qu'elle etait ia figure de 1'Eglise; mais parce qu'elle n'etait que la figure, elle est tombee dans la servitude. Lafigureasubsistejus- 208 POSEES DE PASCAL. qu'a la verite, afin que 1'Eglise fut toujours visible, ou dans la peinture qui la promettait, ou dans 1'effet. V. Pour prouver tout d'un coup les deux Testaments , il ne faut que voir si les prophetics de Tun sont accomplies en 1'autre. Pour examiner les propheties , il faut les en- tendre: car, si Ton croit qu'elles n'ont qu'un sens, ii est sur que le Messie ne sera point venu 5 mais si el les ont deux sens, il est sur qu'il sera venu en JESUS-CHBIST. Toute la question est done de savoir si elles ont deux sens, si elles sont figures, ou realites; c'est-a-dire, s'il faut y chercher quelque autre chose que ce qui parait d'a- bord, ou s'il faut s'arreter uniquement a ce premier sens qu'elles presentent. Si la loi et les sacrifices sont la verite, il faut qu'ils plai- sent a Dieu, et qu'ils ne lui deplaisent point. S'ils sont figures , il faut qu'ils plaisent et deplaisent. Or, dans toute 1'Ecriture ils plaisent et deplaisent : done ils sont figures. VI. Pour voir clairement que Fancien Testament n'est que figuratif , et que par les biens temporels les prophetes en- tendaient d'autres bieus, il ne faut que prendre garde, premierement, qu'il serait indigne de Dieu de n'appeler les hommes qu'a la jouissance des felicites temporelles. Secondement, que les discours des prophetes expriment clairement la promesse des biens temporels ; et qu'ils disent neamnoiusque leurs discours sont obscurs, et queleur sens n'est pas celui qu'ils expriment a decouvert ; qu'on ne I'en- tcndra qu'a la fm des temps, (.lerem. 23, 22, et 30 , 24.) SECONDE PARTIE. ARTICLE IX. 209 Done ils entendaient parler d'autres sacrifices, d'unautre liberateur, etc. Enfln il faut remarquer que leurs discours sont eontrai- res et se detruisent , si Ton pense qu'ils n'aient entendu par les mots de lot et de sacrifice autre chose que la loi de IVIoise etses sacrifices ; et il y aurait contradiction manifesto et grossiere dans leurs livres, et quelquefois dans un meme chapitre. D'ou il s'eusuit qu'il faut qu'ils aient en- tendu autre chose. VII. 1 1 est dit que la loi sera changee ; que le sacrifice sera change; qu'ils seront sans roi , sans princes et sans sacri- iices; qu'il sera fait une uouvelle alliance ; que ia loi sera renouvelee ; que les preceptes qu'ils out recus ne sont pas bons ; que leurs sacrifices sont abominables ; que Dieu n'en a point demande. 11 est dit, au contraire , que la loi durera eternellement ; que cette alliance sera eternelle ; que le sacrifice sera eter- nel; que le sceptre ne sortira jamais d'avec eux , puisqu'il ne doit point en sortir que le Roi eternel n'arrive. Tons ces passages marquent-ils que ce soit realite? non. Mar- quent-ils aussi que ce soit figure? non : mais que c'est realite, ou figure. Mais les premiers, excluant la realite, marquent que ce n'est que figure. Tous ces passages ensemble ne pew vent etre dits de la realite ; tous peuvent etre dits de la figure : done ils ne sont pas dits de la realite , mais de la figure. VIII. Pour savoir si la loi et les sacrifices sont realite ou fi- gure, il faut voir si les prophetes , en parlant de ces cho- ses, y arretaient leur vue et leur pense"e, en sorte qu'ils 18. 210 I'LMSECS DE PASCAL. ne vissent que cette ancienne alliance ; ou s'ils y voyaient quelque autre chose dont elles fussent la peinture ; car dans un portrait on voit la chose figuree. II ne faut pour cela qu'examiner ce qu'ils disent. Quand ils diseut qu'elle sera eternelle, entendent-ils par- ler de 1'alliance de laquelle ils disent qu'elle sera changee; et de meme des sacrifices , etc. ? IX. Les prophetes ont dit clairement qu'Israel serait toujours aime de Dieu, et que la loi serait eternelle; et ils ont dit que Ton n'entendrait point leur sens , et qu'il etait voile. Le chiffre a deux sens. Quand on surprend une lettre im- portante ou 1'on trouve un sens clair, et ou il est dit nean- moins que le sens est voile et obscurci ; qu'il est cache en sorte qu'on verra cette lettre sans la voir, et qu'on 1'enten- dra sans I'entendre; que doit-on penser, sinon que c'est un chiffre a double sens ; et d'autant plus , qu'on y trouve des contrarietes manifestes dans le sens litteral ? Combien doit-on done estimer ceux qui nous decouvrent le chiffre , et nous apprennent a connaitre le sens cache ; et principa- lement quand les principes qu'ils en prennent sont tout a fait naturels et clairs! C'est ce qu'ont fait JESUS-CHRIST et les apotres. Ils ont leve le sceau , ils ont rompu le voile , et decouvert 1'esprit. Ils nous ont appris pour cela que lesennemis de I'homme sont ses passions; que le Redemp- teur serait spirituel; qu'il y aurait deux avenements: 1'un de misere, pour abaisser I'homme superbe; 1'autre de gloire, pour clever I'homme humilie; que JESUS-CHRIST sera Dieu et horn me. X. JESUS-CHRIST n'a fait autre chose qu'apprendre aux SECONDS PARTIE. ARTICLE IX. 2tl hommes qu'ils s'aimaieut eux-memes , et qu'ils etaient es- claves, aveugles, malades, malheureux et pecheurs ; qu'il fallait qu'il les delivr^t, eclairSt, guerit et b6atifiat ; que cela se ferait en se haissant soi-meme, et en le suivant par la misere et la mort de la croix. La lettre tue : tout arrivait en figure : il fallait que le CHBIST souffrit. Un Dieu humilie, circoncision du coeur , vraijeune, vrai sacrifice, vrai temple, double loi, dou- ble table de la loi , double temple , double captivite , voila le chiffre qu'il nous a donne. II nous a appris enfin que toutes ces choses n'etaient que des figures , et ce que c'est que vraiment libre , vrai Israelite , vraie circoncision , vrai pain du ciel, etc. XI. Dans ces promesses-Ia chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son coeur, les biens temporels , ou les biens spi- rituels , Dieu , ou les creatures ; mais avec cette difference ; que ceux qui y cherchent les creatures les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions , avec la defense de les aimer, avec ordre de n'adorer que Dieu et de n'aimer que lui ; au lieu que ceux qui y cherchent Dieu le trouvent , et sans aucune contradiction , et avec commandement de n'aimer que lui. XII. Les sources des contrarietes de 1'Ecriture sout, un Dieu humilie jusqu'a la mort de la croix , un Messie triomphant de la mort par sa mort , deux natures en JESUS-CHRIST , deux avenements , deux etats de la nature de l'homme. Comme on ne peut bien faire le caractere d'une per- sonne qu'en accordant toutes les contrarietes, et qu'il ne suffit pas de suivre unc suite de qualites accordantes sans 212 PENS6ES DE PASCAL. concilier les contraires ; aussi , pour entendre le sens d'uu auteur, il faut concilier tons les passages contraires. Ainsi, pour entendre 1'Ecriture, il faut avoir un sens dans lequel tons les passages contraires s'accordent. II ne suftit pas d'en avoir un qui convienne a plusieurs passa- ges accordants; mais il faut en avoir un qui concilie les passages m ernes contraires. Tout auteur a un sens auquel tous les passages contrai- res s'accordent, ou il n'a point desens du tout. On nepeut pas dire cela de 1'Ecriture, ni des prophetes. Us avaient effectiveraent trop bon sens. II faut done en chercher un qui accorde toutes les contrarietes. Le veritable sens n'est done pas celui des Juifs ; mais en Jesus-Christ toutes les contradictions sont accordees. Les Juifs ne sauraient accorder la cessation de la royaute et principaute, predite par Osee, avec la prophe- tie de Jacob. Si on prend la loi , les sacrifices et le royaume pour rea- lites, on ne pent accorder tous les passages d'un meme auteur, ni d'un meme livre, ni quelquefois d'un meme chapitre. Ce qui marque assez quel etait le sens de 1'auteur. XIII. II n'etait point permis de sacrifier hors de Jerusalem , qui etait le lieu que le Seigneur avait choisi, nl meme de manger ailleurs les decimes. Osee a predit qu'ils seraient sans roi , sans prince, sans sacrifices et sans idoles ; ce qui est accompli aujourd'hui , (les Juifs} ne pouvant faire de sacrifice legitime hors de Jerusalem. XIV. Quand la parole de Dieu. qui est veritable, est fausse SECONDS PARTIE. ARTICLE IX. 213 litte>alement, elle est vraie spirituellcment. Scdea dextrin meis. Cela est faux , litteralement dit; cela est vrai spiri- tuellemeut. En ces expressions il est parle de Dieu a la ma- niere des hommes ; et cela ne signifie autre chose sinon que ('intention que les hommes ont en faisant asseoir a leur droite, Dieu 1'aura aussi. C'est done line marque de I'in- tention de Dieu , et uon de sa maniere de 1'executer. Ainsi quand ii est dit : Dieu a recu 1'odeur de vos par- f inns , et vous donnera en recompense une terre fertile et abondante ; c'est-a-dire que la meme intention qu'au- rait un homme qui , agreant vos parfums , vous donne- rait en recompense une terre abondante , Dieu 1'aura pour vous, parce que vous avez eu pour lui la m6me in- tention qu'un homme a pour celui a qui il donne des parfums. XV. L'unique objet de 1'Ecriture est la charite. Tout ce qui ne va point a ('unique but en est la figure : car, puisqu'il n'y a qu'un but, tout ce qui n'y va point en mots propres est figure. Dieu diversifie ainsi cet unique precepte de charite pour satisfaire notre faiblesse , qui recherche la diversite, par cette diversite qui nous mene toujours a notre uni- que necessaire. Car une seule chose est necessaire, et nous aimons la diversite ; et Dieu satisfait a 1'un et a 1'autre par ces diversites , qui menent a ce seul neces- saire. XVI. Les rabbins prennent pour figures les mamelles de I'E- pouse , et tout ce qui n'exprime pas 1'unique but qu'ils ont des biens temporels. 214 PENStfES Dl VERSES. XVII. 11 y en a qui voientbien qu'il u'y a pas d'autre ennemi de I'homme que la concupiscence, qui le detourne de Dieu ; ni d'autre bien que Dieu, et non pas une terre fertile. Ceux qui croient que le bien de 1'homme est en la chair , et le mal en ce qui le detourne des plafeirs des sens ; qu'ils s'en soulent et qu'ils y meurent. Mais ceuxqui cherchent Dieu de tout leur coeur ; qui n'ont de deplaisir que d'etre prives de sa vue ; qui n'ont de desir que pour le posse- der, et d'ennemis que ceux qui les en detournent; qui s'affligent de se voir environnes et domines de tels enne- mis : qu'ils se consolent ; il y a un liberateur pour eux , il y a un Dieu pour eux. Un Messiea ete promis pour de*Ii- vrer des ennemis ; et il en est venu un pour delivrer des iniquites , mais non pas des ennemis. XVIII. Quand David predit que le Messie delivrera son peuple de ses ennemis, on peut croire charnellement que ce sera des Egyptiens ; et alors je ne saurais montrer que la prophetie soil accomplie. Mais on peut bien croire aussi que ce sera des iniquites : car, dans la verite, les Egyp- tiens ne sont pas des ennemis ; mais les iniquites le sont. Ce mot ftenncmis est done equivoque. Mais s'il dit a 1'homme, comme il fait, qu'il delivrera son peuple de ses peche"s, aussi bien qu'Isaie et les autres, 1'equivoque est 6tee , et le sens double des ennemis re- duit au sens simple ftiniquites : car, s'il avail dans 1'es- prit les peches , il pouvait bien les denoter par ennemis ; mais s'il pensait aux ennemis ,il ne pouvait pas les desi- gner par iniquites. Or , Moise , David et Isaie usaient des memes termes. SECOxNDE P ARTIE. ARTICLE X. 2 la Qui dira done qu'ils n'avaient pas le meme sens , et que le sens de David , qui est mauifestement d'iniquites lors- qu'il parlait d'ennemis, ne fut pas le meme que eelui de Moise en parlant d'ennemis ? Daniel, chap. 9 , prie pour la delivrauce du peuple de ia captivite de lews ennemis; mais il pensait aux peches : et, pour le montrer, il dit que Gabriel vint luidire qu'il etait exauce , et qu'il n'avait que septante semaines a at- tendre ; apres quoi le peuple serait delivre d'iniquite , le peche prendrait fln ; et le liberateur , le Saint des saints amenerait la justice eternelle, non la legale, mais 1'e- ternelle. Des qu'uue t'ois on a ouvert ce secret, il est impossible de ne pas le voir. Qu'on lise I'Ancieu Testament en celte vue, et qu'on voie si les sacrifices etaient vrais , si la pa- rente d'Abraham etait la vraie cause de 1'amitie de Dieu , si la terre promise etait le veritable lieu de repos. Non. Done c' etaient des figures. Qu'on voic de meme toutes les ceremonies ordonnees et tous les commandements qui ue sont pas de la charite , on verra que e'en sont les figures. ARTICLE X. De Jesus-Christ. I. La distance infiuie des corps aux esprits figure la dis- tance infmiment plus infinie des esprits a la charite ; car elle est surnaturelle. Tout 1'eclat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de I'esprit. La irandeur des gens d' esprit est invisible aux riches, aux rois, aux con- Itfl PENSEES DE PASCAL. (juerants , et a tous ces grauds de chair. La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu est invisible aux chan- nels et aux gens d' esprit. Ce sonttroisordresdedifferents genres. Les grands genies ont leur empire , leur eclat , leur grandeur, leurs victoires , et n'ont nul besoin des gran- deurs charnelles, qui n'ont nul rapport avec celles qu'ils cherchent. Us sont vus des esprits , non des yeux ; inais c'est assez. Les saints ont leur empire , leur eclat , leurs grandeurs, leurs victoires , et n'ont nul besoin des gran- deurs charnelles ou spirituelles , qui ne sont pas de leur ordre, et qui n'ajoutent ni n'otent a la grandeur qu'ils desirent. Us sont vus de Dieu et des anges , et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit. Archimede , sans aucun eclat de naissance , serait en meme veneration. II n'a pas donne des batailles ; mais il a laisse a tout 1'univers des inventions admirables. qu'il est grand et eclatant aux yeux de 1' esprit ! JESUS- CHRIST , sans bien et sans aucune production de science au-dehors , est dans son ordre de saintete. II n'a point donne d'inventions , il n'a point regne ; mais il est hum- ble, patient, saint devant Dieu, terrible aux demons, sans aucun peche. qu'il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du ccEur, et qui voient la sagesse ! II eut ete inutile a Archimede de faire le prince dans les Hvres de geometric, quoiqu'il le flit. 11 eut ete inutile a notre Seigneur JKSUS-CHRIST , pour eclater dans son re- gne de saintete , de venir en roi : mais qu'il est bien venu avec I'^clat de son ordre ! II est ridicule de se scandaliser de la bassessedeJasus- CHRIST, comme si cette bassesse etaitdu meme ordre que SECO.NL8E 1'AKTIE. ARTICLE X. 2*7 la grandeur qu'il venait faire paraitre. Qu'on considere cettc grandeur-la dans sa vie , dans sa passion , dans son o!)Scurite, dans sa mort, dans 1'eleclion des sieus, dans leur fuite , dans sa secrete resurrection , et dans le reste ; on la verra si grande , qu'on n'aura pas sujet de se scan- daliserd'unebassessequin'yest pas. Mais il yen aqui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, com me s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'autres qui n'ad- mirent que les spirituelles , comme s'il n'y en avail pas d'infmiment plus hautes dans la sagesse. Tous les corps, le firmament, les etoiles, la terre et les royaumes ne valent pas le moindre des esprits ; car il conuait tout cela , et soi-meme ; et le corps , rien. Et tous les corps, et tous les esprits ensemble, et lou- tes leurs productions , ne valent pas le moindre mouve- ment de charite -, car elle est d'un ordre infiniment plus el eve. De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moin- dre pensee : cela est impossible, et d'un autre ordre. Tous les corps ct les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvementde vraie charite : cela est impossible, etd'uu autre ordre tout surnaturel. II. JESUS-CHRIST a ete dans une obscurite (selon ce que le monde appelle obscurite ) telle , que les historiens , qui n'ecrivent que les choses importautes , Font a peine apercu. III. Quel homme cut jamais plus d'eclat que JESUS-CHRIST ! I.e peuple juif tout entier le predit avant sa venue. Le peuplegentil 1'adore apres qu'il est vcnu. Les deux peu- I'ASCAL. II..NM.1-.. 19 JI8 PliNSELS DE PASCAL. pies gentil et juif le regardent comme leur centre. Et ce- pendant quel homme jouit jamais moins detout cet eclat? l)e trente-trois ans , il en vittrente saus paraitre. Dans les trois autres , il passe pour un impostear; les pretres et les principaux desa nation le rejettent; ses amis etses proches lemeprisent. Enlinil meurt d'unemort honteuse, trahi par un des siens , renie par 1'autre, et abandonne de tons. Quelle part a-t-il done a cet eclat ? Jamais homme n'a eu tant d'eclat; jamais homme n'a eii plus d'jgnominie. Tout cet eclat n'a servi qu'a nous , pour nous le rendre reconnaissable ; et il n'en a rien eu pour lui. IV. JESUS-CHRIST parle des plus grandes choses si simple- ment, qu'ilsemble qu'il n'y a pas pense; et si nettement neanmoins, qu'on voitbien ce qu'il enpeusait. Cette elarte, jointea cette naivete, est admirable. Qui a appris aux evangelistes les qualites d'une Qu'il doit etre la .victime pour les peches du raonde (Is. 53,5). . Qu'il doit etre la pierre fondamentale et precieuse. (Is. 28, 16). Qu'il doit etre la pierre d'achoppement et de scandale (As-. 8,14). Que Jerusalem doit heurter centre cette pierre ( [s. 8 , 15). Que les edifiants doivent rejeter cette pierre. (Ps. 117, 22). Que Dieu doit faire de cette pierre le chef du coin ( Ibid.). Et que cette pierre doit croitre en une montague im- mense, et remplir toute la terre. ( Dan. 2, 35.) Qu'ainsi il doit etre rejete (Ps. 117, 22), mcconnu ( Is. 53 , 2 et 3) , train ( Ps. 40 , 10) vendu ( Zach. ,11, 12), soufflete (Is. 50, 6), moque (Is. 54, 16),afflige en une infinite de rnanieres (Ps. 68, 27), abreuve de fiel ( Ps. 68, 22 ) ; qu'il aurait les pieds et les mains per- ces (Ps. 21, 17); qu'on lui cracherait au visage (fs. 50 , 6) ; qu'il serait tue ( Dan. 9 , 26) , et ses habits jetes au sort (Ps. 21, 19). Qu'il ressusciterait le troisieme jour (Ps. 15, 10. Osee, 6,3). Qu'il monterait au ciel (Ps. 56, 6 et 67, 19), pour s'asseoir a la droite de Dieu. (Ps. 109, 1.) Que les rois s'armeraient contre lui. ( Ps. 2,2.) Qu'etanta la droite duPere, il sera \iclorieux de scs cnncmis. (Ps. 109, 5). Que les rois de la terre et tous les peuples 1'adoreraient. (/'.-. 71,11.) Q.it> les Juifs subsistrront en nation ( Jcrcm. 31 , 36). 22C PENSEES DE PASCAL. Qu'ils seront errants (Amos, 9, 9), sans rois, sans sacrifices , sans autel , etc. ( Osee ,3,4), sans prophetes (Ps. 73 , 9) , attendant le salut, et ne le trouvant point. (Is. 59, 9. Jerem. 8, 15. ) III. Le Messie devait lui seul produire un grand peuple , elu, saint et choisi; leconduire, le nourrir, 1'introduire dans le lieu de repos et de saintete ; le rendre saint a Dieu ; en faire le temple de Dieu , le reconcilier a Dieu, le sauver de la colere de Dieu , le delivrer de la servi- tude du peche, qui regne visiblement dans I'homme; donner des lois a ce peuple , graver ces lois dans leur coeur, s'offrir a Dieu pour eux, se sacrifier pour eux, etreune hostie sans tache, et lui-meme sacrificateur : il devait offrir lui-meme , et s'offrir son corps et sou sang , et neanmoins offrir pain et vin a Dieu. JESUS-GHBIST a fait tout cela. II est predit qu'il devait venir un liberateur, qui ecra- serait la tete au demon , qui devait delivrer son peuple de ses peches , ex omnibus iniquitatibus(Ps. 129 , 8 ) ; qu'il devait y avoir un nouveau Testament qui serait eternel ; qu'il devait y avoir une autre pretrise selon 1'ordre de Melchisedech ; que cel!e-la serait eternelle ; que le CHRIST devait etre glorieux, puissant, fort , et neanmoins si mise- rable, qu'il ne serait pas reconnu; qu'onne le prendrait pas pour ce qu'il est; qu'on le rejetterait, qu'on le tue- rait; que son peuple, qui 1'aurait renie, ne serait plus son peuple ; que les idolatres le recevraient , et auraient recours a lui ; qu'il quitterait Sion pour regner au centre de I'idolatrie; que neanmoins les Juifs subsisteraient tou- jours ; qu'il devait sortir de .Tilda , et quand il n'y aura it plus de rois. SECOXDE PARTJE. ARTICLE XL 111 IV. Qu'on considere que , depuis le commencement du monde , 1'attente ou 1'adoration du Mcssie subsiste sans interruption ; qu'il a ete promis au premier homme aussi- tot apres sa chute ; qu'il s'est trouve depuis des hommes qui ont dit que Dieu leur avait revele qu'il devait naitre un Redempteur qui sauverait son peuple ; qu' Abraham est venu ensuite dire qu'il avait eu revelation qu'il nai- trait de lui par un fils qu'il aurait ; que Jacob a declare que , de ses douze enfants , ce serait de Juda qu'il naitrait ; que Moise ct les prophetes sont venus ensuite declarer le temps et la maniere de sa venue ; qu'ils ont dit que la loi qu'ils avaient n' etait qu'en attendant celle du Messie; que jusque-la elle subsisterait , mais que I'autre durerait eternellement; qu'ainsi leur loi ou celle du Messie, dont elle etait la promesse , serait toujours sur la terre ; qu'en effet elle a toujours dure; et qu'enfin JESUS-CHRIST est venu dans toutes les circonstances predites. Cela est admirable. Si cela etait si clairement predit aux Juifs , dira-t-on , comment ne 1'ont-ils pas cm? ou comment n'ont-ils pas ete extermines pour avoir resiste a une chose si claire ? Je reponds que I'un et I'autre a ete predit, et qu'ils ne croiraient point une chose si claire, et qu'ils ne seraient point extermines. Etrien n'est plus glorieux au Messie; car il ne suffisait pas qu'il y eut des prophetes; il fallait que leurs propheties fussent conservees sans so.upcon. Or, etc. V. Les prophetes sont me les de propheties particulieres, et de celles du Messie , afin que les propheties du Messie ne 228 PENSI<:S DK PASCAL. fussent pas sans preuves, ct que Ics propheties partieulie- res ne fussent pas sans fruit. Non habemus regem nisi Ccesarem, disaient les Juif's (Joan. 19,15). Done JESUS-CHRIST etait le Messie , puis- qu'ils u'avaient plus de roi qu'un etranger, et qu'ils n'en voulaient point d'autre. Les septante semaines de Daniel sent equivoques pour le terme du commencement , a cause des termes de la prophetie ; et pour le terme de la fin , a cause dcs diversi- tes des chronologistes. Mais toute cette difference ne va qu'a deux cents ans. Les propheties qui represeutent JESUS-CHIUST pauvre le representent aussi maitre des nations ( Is. 53. "2 et suiv. Zach. ,9,9,10). Les propheties qui predisent le temps ne le predisent que maitre des Gentils et souffrant ; et non dans les nues , ni juge ; ct celles qui le representent ainsi jugeant les na- tions et glorieux, ne marquent point le temps. Quand il est parle du Messie comme grand et glorieux, il est visible que c'est pour juger le monde, et non pour leracheter (/*. 66, 15, 16). ARTICLE XII. Diverges preuves de Jesus-Christ. I. Pour ne pas croire les apotres , il faut dire qu'ils ont eto trompes , ou trompeurs. L'un et 1'autre est difficile. Car, pour le premier, il n'est pas possible de s'abuser a prendre un homme pouretre ressuscite; et pour 1'autre, 1'hypo- Uiese qu'ils aient etc fourbes est etrangement absurdo. SECONDS PARTI!-:. ARTICLE XII. 229 Qu'on la suive tout au long ; qu'on s'imagine ces douze hommes assembles apres la mort de JESUS-CHRIST, fai- sant le complotde dire qu'il est ressuscite : ils attaquent par la toutes les puissances. Le cceur des hommes est etrangement penchant a la legerete, au changement, aux promesses, aux biens. Si peu qu'un d'eux se fut dementi par tous ces attraits , et qui plus est par les prisons , par les tortures et par la mort, ils etaient perdus. Qu'on suive cela. Tandis que JESUS-CHRIST etait avec eux, il pouvait les soutenir. Mais apres cela , s'il ne leur est apparu , qui les a faitagir? II. Le style de 1'Evangile est admirable en une infinite de manieres, et entre autres en ce qu'il n'y a aucune invec- tive de la part des historiens contre Judas ou Pilate, ni coutre aucun des ennemis ou des bourreaux de JESUS- CHRIST. Si cette modestie des historiens evangeliques avait etc affectee, aussi bien que tant d'autres traits d'un si beau caractere , et qu'ils ne 1'eussent affectee que pour la faire remarquer, s'ils n'avaient ose la remarquer eux-memes , iJs n'auraient pas manque de se procurer des amis , qui eussent fait ces remarques a leur avantage. Mais comme ils out agi de la sorte sans affectation, et par un mouve- ment tout desinteresse , ils ne 1'ont fait remarquer par personne : je ne sais meme si cela aete remarquejusqu'ici ; <>t c'est ce qui temoigne la naivete avec laquelle la chose a etc faite. III. JESUS-CHRIST a fait des miracles, et les apdtres ei- 20 230 PENStfES DE PASCAL. suite , et Ics premiers saints en ont fait aussi beaucoup ; parce que , les propheties n'etaut pas encore accornplies , et s'accomplissant par eux, rien ne rendait te'moignage que les miracles. II etait predit que le Messie convertirait les nations. Comment cette prophetic se fut-elle accornplie sans la conversion des nations? Et comment les nations se fussent-elles convertiesau Messie, ne voyant pas ce dernier effet des propheties qui le prouvent? Avant done qu'ilfut mort , qu'il fut ressuscite , et que les nations fussent con- verties , tout n'etait pas accompli ; et ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps-la. Maintenant il n'eu faut plus pourprouver la verite de la religion chretienue, car les propheties accomplies sont un miracle subsistant. IV. L'etat oil 1'on voit les Juifs est encore une grande preuve de la religion. Car c'est une chose etonnante de voir ce peuple subsister depuis tant d'annees, et de le voirtoujours miserable : etant necessaire pour la preuve de JESUS-CHBIST , et qu'ils subsistent pour le prouver, et qu'ils soient miserables , puisqu'ils I'ont crucifie : et, quoi- qu'il soit contraire d'etre miserable et de subsister, il sub- siste neanmoins toujours, malgre sa misere. Mais n'ont-ils pas e"te presque au meme etat au temps de la captivite? Non. Le sceptre ne fut point interrompu par la captivite de Babylone , a cause que leretour etait promis et predit. Quand Nabuchodonosor emmena le peu- ple, de peur qu'on ne crut quele sceptre fut ote de Juda, il leur fut dit auparavant qu'ils y seraient peu , et qu'ils seraient retablis. Us furent toujours consoles par les pro- phetes , et leurs rois continuerent. Mais la seconde destruc- tion est sans promesse de retablissement, sans prophetes, SECONDE PART1E. ARTICLE XII. 231 sans rois , sans consolation, sans esperance, parce que le sceptre est ote pour jamais. Ce n'est pas avoir ete captif que de 1'avoir etc avec as- surance d'etre delivre dans soixante-dix ans. Mais main- tenant ils le sont sans aucun espoir. Dieu leur a prorais qu'encore qu'il les dispersal aux extremites du monde, neanmoins, s'ils etaient fideles a sa loi , il les rassemblerait. Ils y sont done tres-fideles , et demeurent opprimes. II faut done que le Messiesoit venu, et qtie la loi qui contenait ces promesses soit fmie par 1'e- tablissement d'une loi nouvelle. V. Si les Juifseussent etetous convertispar JESUS-CHBIST, nous n'aurions plus que des temoins suspects; et s'ils avaientete extermines, nous n'en aurions point du tout. Les Juifs le refusent, non pas tous. Les saints lere- coivent , et non les charnels. Et tant s'en faut que cela soit contre sa gloire, que c'est le dernier trait qui 1'acheve. La raison qu'ils en ont , et la seule qui se trouve dans leurs cents , dans le Talmud et dans les rabbins , n'est que parce que JESUS-CHBIST n'a pas dompte les nations a main armee. JESUS-CHBIST a ete tue, disent-ils; il a suc- combe ; il n'a pas dompte les paiens par sa force ; il ne nous a pas donne leurs depouilles ; il ne donne point de ri- chcsscs. N'ont-ils que cela a dire ? C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne voudrais point celui qu'ils se figurent. VI. Qu'il est beau de voir, par les yeux de la foi , Darius , Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompte et Herode agir, saris le savoir, pour la gloire de I'Evangile'. 232 PENSfcKS DK PASCAL. VII. La religion mahometane a pour fondement 1' Alcoran ct Mahomet. Mais ce prophete , qui devait etre la derniere attente du monde , a-t-il ete predit? Et quelle marque a-t-il que n'ait aussi tout homme qui voudra se dire pro- phete? Quels miracles dit-il lui-meme avoir faits? Quel mystere a-t-il enseigne seloo sa tradition meme? Quelle morale et quelle felicite? Mahomet est sans autorite. II faudrait done que ses raisons fussent bien puissantes , n'ayant que leur propre force. VIII. Si deux hommes disent des choses qui paraissent bas- ses, mais que les discours de Tun aient un double sens, entendu par ceux qui le suivent , et que les diseours de 1'autre n' aient qu'un seul sens : si quelqu'un , n'etant pas du secret, enteud discourir les deux en cette sorte, il en fera un meme jugeraent. Mais si ensuite, dans le reste du discours, 1'un dit des choses angeliques , et 1'autre toujours des choses basses et communes , et meme des sottises, il jugera que 1'un parlait avec mystere, et uon pas 1'autre : 1'un ayant assezmontre qu'il est incapable do telles sottises, et capable d'etre mysterieux ; et 1'autre, qu'il est incapable de rnysteres et capable de sottises. IX. Ce n'est pas par ce qu'il y a d'obscur dans Mahomet, et qu'on peut faire passer pour avoir un sens mysterieux , que je veux qu'on en juge , mais par ce qu'il y ade clair, par son paradis, et par le reste. C'est en cela qu'il est ri- dicule. II n'en est pas dememe derEcriture. Je veux qu'il SECONDE PART1E. ARTICLE XIII. 213 y ait des obscurites ; mais il y ades clartes admirables, et des propheties manifestes accomplies. La partie n'cst done pas egale. II ne faut pas confondre et egaler les ehoses qui ne se ressemblentque par 1'obscurite, et non pas par les claries, qui meritent, quand elles sont divines, qu'on revere les obscurites. L'AIcoran ditque saint Matthieu etait horame de bien. Done Mahomet etait faux prophete , ou en appelant gens de bien des mediants , ou en ne les croyant pas sur ce qu'ils ont dit de JESUS-CHRIST. X. Tout homme peut faire cequ'a fait Mahomet ; car il n'a point fait de miracles, il n'a point ete predit, etc. JNul homme nepeut faire ce qu'a fait JESUS-CHRIST. Mahomet s'estetabli entuant, JESUS-CHRIST en faisant tuer les siens; Mahomet en defendant de lire, JESUS- CHRIST en ordonnant de lire. Eufin cela est si contraire, que, si Mahomet apris la voie de reussir humainement , JESUS-CHBIST a pris celle de perir humainement. Et au lieu de conclure que , puisque Mahomet a reussi , JESUS- CHBIST a bien pu reussir, il faut dire que, puisque Maho- met a reussi, le christianisme devait perir, s'il n'eut ete soutenu par line force toute divine. ARTICLE XIII. Dessein de sc caclier aux uns et de se decouvrir aux autrcs. I. Dicu a voulu racheter les hommes, et ouvrir le saint a ceux qui le chercheraient. Mais les hommes s'en rendent si indignes, qu'il est juste qu'il refuseaquelques-uns, a cause 20. 334 PKSSEfcS DE PASCAL. !c leur cndurcissement, ce qu'il accorde aux aulrcs par une misericorde qui ne leur est pas due. S'il cut voulu surmonter 1'obslination des plus endurcis, ill'eutpu,eu se decouvrantsi manifestement aeux, qu'ils n'eussent pu douter de la verite de son existence; etc'est ainsi qu'il parattra au dernier jour, avee un tel eclat de foudres et un tel renversement de la nature, que les plus aveugles le verront. Ce u'est pas en cette sorte qu'il a voulu paraltre dans son avenement de douceur; parce que tant d'hommes se rendant indignes de sa clemence , il a voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne veulent pas. II n'etait done pas juste qu'il parut d'une maniere manifestement divine, etabsolument capable de convaincretous les hom- mes;mais il n'etait pas juste aussi qu'il vint d'une ma- niere si cachee , qu'il ne put etre rcconnu de ceux qui le chercheraient sincerement. II a voulu se rendre parfaite- mentconnaissableaceux-la; et ainsi, voulaut paraitre a decouvert a ceux qui le cherchent de tout leur coeur, et cache a ceux qui le fuient de tout leur coeur, il tempere sa connaissance en sorte qu'il a donne des marques de soi visibles a ceux qui le cherchent , et obscures a ceux qui ne le cherchent pas. II. 11 y a assez delumiere pour ceux qui ne desirent que de voir, et assez d'obscurite pour ceux qui ont une dispo- sition contraire. II y a assez de clarte pour eclairer les elus,et assez d'obscurite pour les humilier. II y a asse? d'obscurite pour aveugler lesreprouves , et assez declartc' 1 pour les condamner et les rendre inexcusables. Si le monde subsistait pour instruire l'homme de 1'exis- SECONDF PARTIK. ARTICLE XIII. 235 tence de Dieu , sa divinite y reluirait de toutes parts d'uue maniere incontestable; mais, comme il ne subsiste que par JESUS-CHHIST et pour JESUS-CHRIST, et pour instruire les hommes et de leur corruption et de la redemption, tout y eclate des preuves de ces deux verites. Ce qui y paraft ne marque ni une exclusion totale , ni une presence manifesto de divinite , mais la presence d'un Dieu qui se cache : tout porte ce caractere. S'il n'avait jamais rien paru de Dieu , cette privation eternelle serait equivoque , et pourrait aussi bien se rap- porter a 1'absence de toute diviuite , qu'a 1'indiguite ou se- raient les hommes de le connaitre. Mais de ce qu'il parait quelquefois, et non toujours, cela 6te 1'equivoque. S'il parait une fois , il est toujours ; et ainsi on ne peut en con- clure autre chose , sinon qu'il y a un Dieu , et que les hommes en sont indignes. III. Le dessein de Dieu est plus de perfection ner la volonte que 1'esprit. Or, la clarte parfaite ne servirait qu'a 1'es- prit, et nuirait a la volonte. S'il n'y avail point d'obscu- vite, rhomme ne sentirait pas sa corruption; s'il n'y avail point de lumiere , rhomme n'espererait poinl de remede. Ainsi il est non-seulemenl juste, mais utile pour nous, que Dieu soil cache en partie et decouvert en partie, puis- qu'il esl egalement dangereuxal'hamme de connaitre Dieu sans connaitre sa misere , et de connaitre sa misere sans connaitre Dieu. IV. Tout instruit 1'homme de sa condition, mais il faut bien 1'entendre : car il n'est pas vrai que Dieu se decou- vre en tout, ct il n'est pas vrai qu'il se cache en tout. S3f. PENSEES DE PASCAL. Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache a ceux qui Ic tentent, et qu'il sc decouvre k ceux qui le cherchent, parce que les hommes sonttout ensemble indignes de Dieuet ca- pables de Dieu ; indignes par leur corraption , eapables par leur premiere nature. V. II n'y a rien sur la terre qui ne montre ou la misere de 1'homme, ou la misericorde deDieu;ou 1'impuissance de rhomme saus Dieu , ou la puissance de 1'homme avee Dieu. Tout 1'univers apprend a 1'homme ou qu'il est corrompu , ou qu'il est rachete ; tout lui apprend sa grandeur ou sa misere. L' abandon de Dieu parait dans les paicns ; la pro- tection de Dieu parait dans les Juifs. VI. Tout tourneen bien pour les elus , jusqn'aux obscurites de 1'Ecriture; car ils les honorent, a cause des clartes di- vines qu'ils y voient : et tout tourne en mat aux reprou- ves , jusqu'aux clartes ; car ils les blasphement a cause des obscurites qu'ils n'entendent pas. VII. Si J^SUS-CHBIST n'etait venu que pour sanctifier, toute 1'Ecriture et toutes choses y tendraient, et il sernit bien aise de convaincre les infideles. Mais com me il est venu in sanctificalionem et in scandalum , comme dit Isaie ( Is. 8,14), nous ne pouvons convaincre 1'obstination des intideles : mais cela ne fait rien centre nous, puisque nous disons qu'il n'y a point de conviction dans tonte la conduite de Dieu pour les esprits opiniatres, et qui ne cher- pas sincerement la verite. JESUS-CHRIST est venu, aiin que ceux qui ne >oyaient SECONDE PART1E. ARTICLE XIII. 2J7 point vissent, et que ceux qui voyaient deviassent aveu- gles : il est venu guerir les malades et laisser mourir les saints; appeler les pecheurs a la penitence et lesjustifier, et laisser ceux qui secroyaientjustes dans leurs peches; remplir les indigents, et laisser les riches vides. Quedisent les prophetes de JESUS-CHKIST? Qu'il sera e videmment Dieu ? J\on : raais qu'il est un Dieu veritable- ment cache ; qu'il sera mecounu ; qu'on ne pensera point que ce soitlui ; qu'il sera unepierre d'achoppement , a la- quelle plusieursheurteront, etc. C'est pour rendre le Messie connaissable aux bons , et meconnaissable aux mediants , que Dieu i'a fait predire de la sorte. Si la maniere du Messie cut ete predite claire- ment, il n'y eut point eu d'obscurite , memepour les me- chants. Si le temps eut ete predit obscurement , il y eut eu obscurite, raeme pour les bons ; car la bonte de leur coeur ne leur eut pas fait entendre qu'unm: , par exemple. signifie six cents ans '. Mais le temps a ete predit claire- ment , et la maniere en figures. Par ce moyen, les mediants, prenant les biens promis pour des biens temporels , s'egarent malgre le temps pre- dit clairement ; et les bons ne s'egarent pas : car ['intel- ligence des biens promis depend du cosur, qui appelle bien ce qu'il aime ; mais 1'intelligence du temps promis ne depend point du coeur; et ainsi la prediction claire du temps , et obscure des biens , ne trompe que les me- chants. VIII. Comment fallait-il que fut le Messie, puisqueparlui le 1 L'auteur fait ici allusion i ce que , clioz les Hel>reux comme chez les Grecs, toutes IPS lettirs dc Palphabet onl leur valeur nuini?rale , en sorle (|a'flles tienncnt lieu de chiffres. 238 PENSEES DE PASCAL. sceptre devait etre eternel lenient en Juda, et qu'a son ar- rivee le sceptre devait e"tre ote de Juda? Pour faire qu'en voyant ils ne voient point , et qu'en entendatit ils n'entendent point, rien ne pouvait etre mieux fait. Au lieu de se plaindre de ce que Dieu s'est cache , il faut lui rendre graces de ce qu'il s'est tant decouvert, et lui rendre graces aussi de ce qu'il ne s'est pas decouvert aux sages, ni aux superbes, indignesde connaitre unDieu si saint. IX. Lagenealogie.de JESUS-CHRIST dans 1'Ancien Testament est melee parmi tant d'autresinutiles, qu'ou ne peut pres- que la discerner. Si Moise n'eut tenu registre que des an- eetres de JESUS-CHRIST, cela cut etc trop visible. Mais, apres tout, qui regarde de pres voit celle de JESUS-CHHIST bien discernee par Thamar, Ruth, etc. Les faiblesses les plus apparentes sontdes forces aceux qui prennent bien les choses. Par exemple, les deux ge- nealogies de saint Matthieu et de saint Luc : il est visible que cela n'a pas ete fait de concert. X. Qu'on ne nous reproche done plus le manque de clarte, puisque nous en faisons profession. Mais que Ton recon- naisse la veritede la religion dans 1'obscurite meme de la religion, dans le peu de lumiere que nous en avons, et dans 1'indifference que nous avons de la connaitre. S'il n'y avaitqu'une religion, Dieu serait trop mani- feste ; s'il n'y avait de martyrs qu'en notre religion , dc meme. JESUS-CHKIST, pourlaisser les mechants dans 1'aveu.- SECONDK PARTIE. ARTICLE XlV. 239 glement, ne dit pas qu'il n'est point de Nazareth , ni ([u'il n'est point fils de Joseph. XT. Comme JESUS-CHKIST est demeur6 inconnu parmi les homines, la verite demcure aussi parmi les opinions communes , sans difference a 1'exterieur : ainsi I'Eucha- ristie parmi le pain commun. Si la misericorde de Dieu est si grande qu'il nous in- struit salutairement, meme lorsqu'il se cache, quelle lumiere ne devons-nous pas en attendre lorsqu'il sede- couvre? On n'entend rien aux ouvrages de Dieu , si on ne prend pour principe qu'il aveugle les uns et eclaire les autres. ARTICLE XlV. Que les vrais Chretiens el les vrais Juifs n'ont qu'une meme religion. I. La religion des Juifs semblaitconsister essen tie! lenient en la paternited' Abraham, en la circoncision, aux sacri- fices, aux ceremonies , en 1'arche, au temple de Jerusa- lem, et enfm en la loi et en 1'alliance de Moi'se. Je dis qu'elle ne consistait .en aucune de ces choses , mais seulement en 1'amour de Dieu, et que Dieu reprou- vait toutes les autres choses. Que Dieu n'avait point d'egard au peuple charnel qui devait sortir d'Abraham. Que les Juifs seront punis de Dieu comme les etrangers . s'ils 1'offensent. Si vous oubllez Dieu , ct que vous srti- viez dc,s dieuxetrangcrKjje vous prcdisque vous peri- 2*0 PENSEES DE PASCAL. rez de la meme maniere que les nations que Dieu exterminees devant vous. (Deut. 8, 19 , 20). Que les ctrangers seront recus de Dieu comme les Juifs , s'ils Taiment. Que les vrais Juifs ne consideraient leur merite que de Dieu , et non d' Abraham. Vous etes veritablement notre pere, et Abraham ne nous a pas connus, et Israel w'a pas eu connaissance de nous; mais c'esl vous qui etes noire pere et notre redempteur. ( Is. 63 , 16.) Mo'ise meme leur a dit que Dieu n'accepterait pas les personnes. Dieu, dit-il, n'accepte pas les personnes , ni les sacrifices. (Deut. 10, 17.) Je dis que la circoucision du coeur est ordonnee : Soycz circoncis du cceur; retranchez les superftuites de volre cceur, et ne vous endurcissez pas, car votre Dieu est un Dieu grand, puissant et terrible, qui n'accepte pas lespersonnes. (Deut. 10, 16, 17; Jerem. 4, 4.) Que Dieu dit qu'il le ferait un jour. Dieute circoncira le co2ur et a tes enfants, afin que tu Vaimes de tout ton cceur. ( Deut. 30 , 6. ) Que les incireoncis de cceur seront juges. Car Dieu jugerales peuples iucirconcis, et tout le peuple d' Israel, parce qu'il est incireoncis de co2ur. ( Jerem. 9 , 25 , 26. ) II. Je dis que la circoncision etait une figure qui avail ete etablie pour distinguer le peuple juif de toutes les autre nations. (Genes. 17, 11.) Et de la \ient qu'etant dans le desert, ils ne fureut pas circoncis : parce qu'ils ne pouvaient se coiifondre avec l^s autres peuples, et que, depuis que JESLS-CHHIST est venu, eela n'est plus uecessaire. SECONDl'l PARTIE. AUriCLE XIV. ?}| Que rumour de Dieu est recommande en tout. Je prends a temoin Ic del el la terre que fai mis devant vous la wort et la vie, afin que vous choisissiez la vie , el que vous aimiez Dieu et que vous lui obeissiez ; car c'esl Dieu qui estvotrevie. (Deul. 30, 19, 20. ) II est dit que les Juifs, faute de cet umour, seraient re- prouves pour leurs crimes , et les pa'iens elus en leur place. Je me cacherai d'eux dans la vue de leurs derniers cri- mes; car c'esl une nation mechanic et infidele. ( Deul. 32 , 20 , 2 1 . ) //* m'ont provoque a courroux par les cho- ses qui ne sont point des dieux; etje les provoquerai a jalousie par un peuple qui n'est pas mon peuple , et par une nation sans science el sans intelligence, (fs. 65.) Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien est d'etre uni a Dieu. ( Ps. 72. ) Que leurs fetes deplaisent a Dieu. ( Amos, 5 , 21.) Que les sacrifices des Juifs deplaisenta Dieu, etnon-seu- lement des mechants Juifs, maisqu'il nese plait pas meme en ceux des bons, comme il paraft par le psaume 49 , ou, avant que d'adresser son discours aux raechants par ces paroles, Peccatori autem dixil Deus, il ditqu'il neveut point des sacrifices des betes, ni de leur sang. (Is. 66 ; Jerem. 6, 20. ) Que les sacrifices des paieus seront recus de Dieu , et que Dieu retirera sa volonte des sacrifices des Juifs. (Malach..\ ,11.) Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie , et que 1'ancienne sera rejetee. (Jerem. 31, 31.) Que les anciennes choses seront oubliees. (Is. 43 , 18 , 19.) Qu'on ne se souvieudra plus de 1'arche. ( Jerem. 3, 16.) si 2V2 POStES DE PASCAL. Que le temple serait rejete. (./>., 7 , 12, 13 , li.) Que les sacrifices seraieut rejetes , et d'autres sacrifices purs etablis. ( Malach. 1 , 10, 11.) Quel'ordre de la sacrificature d' Aaron sera reprouve, et celle de Melchisedech introduite par le Messie. ( Ps. 109.) Que cette sacrificature serait eternelle. (Ibid. } Que Jerusalem serait reprouvee , et un nouveau nom donne. (Is. 65.) Que ce dernier nom serait meilleur que celui des Juifs, eteternel. ( Ib. 56, 5.) Que les Juifs devaient etre sans prophetes , sans rois , sans princes , sans sacrifices , sans autel. ( Osee ,3,4.) Que les Juifs subsisteraient toujours neanmoins en peu- ple. (Jerem. 31, 36.) ARTICLE XV. On ne connait Dieu utilement que par Jesus-Christ. I. La plupart de ceux qui entreprennent de prouver la divinite aux impies commencent d'ordinaire par les ou- v rages de la nature, et ils reussissent rarement. Je n'at- taque pas la solidite de ces preuves consacrees par 1'Ecri- ture sainte : elles sontconformes a laraisou ; mais souveiit elles ne sont pas assez conformes et assez proportionnees a la disposition de I'esprit de ceux pour qui elles sont des- tinees. Gar il faut remarquer qu'on n'adresse pas ce discours a ceux qui out la foi vive dans le coeur , et qui voient in- continent que tout ce qui est n'est autre chose que 1'ou- vrage du Dieu qu'ils adorent. C'est a eux que toutc la na- SliCCXNDIi I'AllTIF.. ARTICLE XV. , ?4J ture parle pour son auteur, et que les cieux annoncent la gloire de Dieu. Mais pour ceux en qui cette lumiere est i-teinte , et dans lesquels on a dessein de la faire revivre , ces personnes destitutes de foi et de charite , qui ne trou- vent que tenebres et obscurite dans toute la nature, il semble que ce nesoit pas le moyen de les ramener que tie ne leur donner, pour pi-euves de ce grand et important su- jet, que le cours de la lune ou des planetes, oudes raison- nements communs , et centre lesquels ils se sont conti- nuellement roidis. L'endurcissement de leur esprit les a rendus sourds a cette voix de Id nature , qui a retenti con- tinuellement a leurs oreilles ; et I'experience fait voir que 7 bien loin qu'on les emporte par ce moyen , rien n'est plus capable au contraire de les rebuter, et de leur oter I'espe- rance de trouver la verite, que de pretendre les en con- vaincre seulement par ces sortes de raisonnemenls , et de leur dire qu'ils doivent y voir la verite a decouvert. Ce n'est pas de cette sorteque 1'Ecriture, qui connait mieux que nous les choses qui sont de Dieu, en parle. Elle nous dit bien que la beaute des creatures fait con- naltre celui qui en est 1'auteur ; mais elle ne nous dit pas qu'elles fassent cet effet dans tout le monde. Elle nous avertit, au contraire , que ,quandelles le font, ce n'est pas par elles-memes , mais par la lumiere que Dieu repand en meme temps dans 1'esprit de ceux a qui il se decouvre par ce moyen : Quod nolum est Dei , manifestum est in illis; Deus enim illis manifestavit.(Rom. 1, 69.) Elle nous dit ge"neralement que Dieu est un Dieu cache: Vere tu es Deus abscondilus (Is, 45 , 1 5) ; et que , depuis la corruption de la nature , il a laisse les hommes dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par JESUS- CHBIST, hers duquel toute communication avec Dieu nous W , PKNSlS DE PASCAL. est 6tee : Nemo novit pairem nisi Jill us, et cut voluerit jilius revelare. (Matlh. 11, 27.) G'est encore ce que 1'Ecriture nous marque, lorsqu'elie nous dit en tant d'endroits que ceux qui cherchent Dieu le trouvent ; car on ne parle point ainsi d'une lumiere claire et evidente : on ne la cherche point ; elle se decouvre et se fait voir d'elle-meme. II. Les preuves de Dieu metaphysiques sont si eloignees du raisonnement des hommes, et si impliquees , qu'elles frappent pen ; et quand cela servirait a quelques-uns , ce ne seraitque pendant 1'instant qu'ils voient cette demons- tration ; mais, une heure apres, ils craignent de s'etrc trompes. Quod curiositate cognoverinl superbia amise- runt. D'ailleurs ces sortes de preuves ne peuvent nous con- duire qu'a une connaissance speculative de Dieu ; et rie le connaitre que de cette sorte , c'est ne pas le con- naitre. La Divinite" des Chretiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des verites geometriques et de 1'ordre des elements ; c'est la part des pa'iens. Elle ne consiste pas simplement en un Dieu qui exercesa providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heu- reuse suite d'aunees a ceux qui I'adoreut ; c'est le par- tage des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham et de Jacob , le Dieu des Chretiens, est un Dieu d'amour et de consolation : c'est un Dieu qui remplit 1'^me et le coeur qu'il possede : c'est un Dieu qui leur fait sentir interieurement leur mi- sere et sa misericorde inflnic ; qui s'unit au fond de leur ; qui la remplit d'humilite, dejoie, de confiancc, SECOMDE PAUT1E. ARTICLE XV. 245 d'amour; qui les rend incapables d'autre fin que cle lui- meme. Le Dieu des Chretiens est un Dieu qui fait sentir a l'ame qu'il est son unique bien ; que tout son repos est en lui, et qif elle n'aura de joie qu'a 1'aimer ; et qui lui fait en meme temps abhorrer les obstacles qui la retienuent, et 1'empe- chent de r aimer de toutes ses forces. L' amour-propre et la concupiscence qui 1'arretent lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir qu'elle a ce fonds d'amour-propre , et que lui seul peut Ten guerir. Voila ce que c'est que de connaitre Dieu en Chretien. Mais , pour le connaitre de cette maniere , il faut connaitre en meme temps samisere, son indignite, etle besoinqu'on a d'un mediateur pour se rapprocher de Dieu et pour s'unir a lui. II ne faut point separer ces connaissances , parce qu'etant separees , elles sont non-seulement inutiles , mais nuisibles. La connaissance de Dieu sans celle de notre inisere fait 1'orgueil. La connnaissance de notre misere sans celle de JESUS-CHRIST fait le desespoir. Mais la con- naissauce de JESUS-CHRIST nous exempte et de 1'orgueil et du desespoir, parce que nous y trouvons Dieu , notre mi- sere , et la voie unique de la reparer. Nous pouvons connaitre Dieu sans connaitre nos mise- res , ou uos miseres sans connaitre Dieu ; ou meme Dieu et nos miseres , saus connaitre le moyen de nous delivrer des miseres qui nous accablent. Mais nous ne pouvous connaitre JESUS-CHRIST sans connaitre tout ensemble et Dieu , et nos miseres , et le remede de nos miseres ; parce que JESUS-CHRIST n' est pas simplement Dieu, mais que c'est un Dieu reparateur de nos miseres. Ainsi tons ceux qui cherchent Dieu sans JESUS-CHRIST ue Irouvent aucune lumierequi lessatisfasse, ou qui leur if. 2*6 PENSEIiS DE PASCAL. soil veritablement utile. Car ou ils u'arrivent pas jusqu'a counaitre qu'il y a un Dieu , ou , s'ils y arrivent , c'est inutilement pour eux , parcc qu'ils se forment un moyen de communiquer sans mediateur avec ce Dieu qu'ils ont conuu sans mediateur : de sorte qu'ils tombent ou dans 1'atheisme on dans le deisme, qui sont deux choses que la religion chretienne abhorre presque egalement. II faut done teudre uniquement a connaitre JESLS- CHRIST , puisque c'est par lui seul que nous pouvons pre- tendre counaitre Dieu d'une maniere qui nous soil utile. C'est lui qui est le vrai Dieu des hommes , c'est-a-dire des miserables et des pecheurs. II est le centre de tout et I'objet de tout : et qui ne le connait pas ne counait rien dans.l'ordrc du monde, ni dans soi-meme. Car non-seuie- raent nous ne connaissons Dieu que par JESUS-CHRIST, mais nous ne nous connaissons nous-memes que par JESUS- CHKIST. Sans JESUS-CHRIST , il faut que I'homme soit dans I, 1 vice et dans la misere; avec JESUS-CHRIST, rhomme est exempt de vice et de misere. En lui est tout notre bon- heur. notrc vertu , notre vie , notre lumiere , notre espe- rance; ethorsde lui il n'y a que vice, misere, tenebres, desespoir, et nous ne voyons qu'obscurite et confusion dans la nature de Dieu et dans notre propre nature. ARTICLE XVI. Pensees sur les miracles. I. II faut juger do la doctrine par les miracles , il faut ju- ger des miracles par la doctrine. La doctrine disccrne les SECONDE PARTIE. ARTICLE XVI. 2i7 miracles, et les miracles discerncnt la doctrine. Tout cela est vrai ; maiscelane se contredit pas. II. II y a des miracles qui sont des preuves certaines de la ver-ite ; et il y en a qui ne sont pas des preuves certaines de verite. Ilfaut une marque pour les connaitre; autre- meut ils seraient inutiles. Or, ils ne sont pas inutiles , et sont an contraire fondements. II faut done que la regie qu'on nous donne soittelle, qu'elle ne detruise pas !a preuvc que les vrais miracles donnent de la verite, qui est la I'm principale des miracles. S'il n'y avail point de miracles joints a la faussete, il y aurait certitude. S'il n'y avait point de regie pour les dis- cerner, les miracles seraient inutiles, et il n'y aurait pas de raison de croire. Moise en a donne une, qui estlorsque le miracle mene a 1'idolatrie (Deut. 13 , 1 , 2 , 3) ; et JESUS-CHRIST une : Celui, dit-il, qui fait des miracles en mon nom ne pent a rheure meme malparler de moi. (Marc , 9, 38.) D'ou il s'ensuit que quiconque se declare ouvcrtement contre JESUS-CHRIST ne peut faire de miracles en son nom. Ain- si , s'il en fait , ce n'est point au nom de JESUS-CHRIST , et il ne doit pas etre ecoute. Voila les occasions d'exclusion a la foi des miracles marquees. II ne faut pas y donner d'autres exclusions. Dans PAncien Testament, quand on vous detournera de Dieu ; dans le Nouveau, quand on vous detournera de JESUS-CHRIST. D'abord done qu'on voit un miracle, il faut ou se sou- mettre, ou avoir d'etranges marques du contraire ; il faut voir si celui qui le fait nie un Dieu , ou JESUS-CHRIST et VEulise. 248 PENSEES DK PASCAL. III. Toute religion est fausse, qui , dans sa foi , n'adore pas un Dieu comme principe de toutes choses , et qui , dans sa morale, n'aime pas un seul Dieu comme objet de toutes choses. Toute religion qui ne reconnail pas maintenant JESUS-CHRIST est notoirement fausse , et les miracles ne peuvent lui servir de rien. Les Juifs avaient une doctrine de Dieu comme nous en avons une de JESUS-CHRIST, et confirmee par miracles ; et deTense de croire a tons faiseurs de miracles qui leur en- seigneraient une doctrine contraire ; et , de plus , ordre de recouriraux grands-pretres , et de s'en tenira eux. Et ainsi toutes les raisons que nous avons pour refuser de croire les faiseurs de miracles, il semblequ'ils les avaient a I'egard de JESUS-CHRIST et des apotres. Cependantil est certain qu'ils etaient tres-coupables de refuser de les croire a cause de leurs miracles, puisque JESUS-CHRIST dit qu'ils n'eussent pas ete coupables s'ils n'eussent point vu ses miracles : Si opera nonfecissemin cis quce nemo alius fecit , peccatum non haberent. (Joan. 15, 2-1.") Si je n'avaisfait parmi eux des oeuvres que jamais aucun autre ria faites , Us riauraient point de peclie. II s'ensuit done qu'il jugeait que ses miracles etaient des preuves certaines de ce qu'il enseignait, et que les Juifs avaient obligation de le croire. Et, en effet, c'est parti- culierement les miracles qui rendaient les Juifs coupables dans leur incredulite. Car les preuves qu'oneut pu tirer de 1'Ecriture pendant la vie deJESUs-CHRisT u'auraientpas ('to demonstratives. On y voit, par exemple, que Molse a dit qifun prophete viendrait; mais cela n'aurait pas SECONDE PARTIE. ARTICLE XVI. 249 prouve que JESUS-CHRIST fut ce prophete; et c'etait toute la question. Ces passages faisaieut voir qu'il pouvait etre le Messie ; et cela, avec ses miracles, devait determiner a croire qu'il 1'etait effectivement. IV. Les proprieties seules ne pouvaient pas prouver JESUS- CHRIST pendant sa vie. Et ainsi on n'eut pas ete coupable de ne pas croire en lui avant samort , si les miracles n'eus- sent pas ete decisifs. Done les miracles suffisent , quand on ne voit pas que la doctrine soil contraire; et on doit y croire. JESUS-CHRIST a prouve qu'il etait le Messie, en verifiant plutot sa doctrine et sa mission par ses miracles que par I'Ecriture et par les propheties. C'est par les miracles que Nicodeme reconnait que sa doctrine est de Dieu : Scimus quid a Deo venisti , magis- ter;nemo enim potest hcec signa facere qua tu facts , nisi fuerit Deus cum eo. (Joan. 3, 2. ) II ne juge pas des miracles par la doctrine , mais de la doctrine par les miracles. Ainsi, quandjneme la doctrine serait suspecte , commc celle de JESUS-CHRIST pouvait 1'etre a Nicodeme , a cause qu'elle semblait detruire les traditions des pharisiens ; s'il y a des miracles clairs et evidents du me 1 me c6te , il faut que 1'evidence du miracle 1'emporte sur ce qu'il pour- rait y avoir de difficulte de la part de la doctrine : ce qui est fonde sur ce principe immobile, que Dieu ne peut in- duireen erreur. II y a un devoir reciproque entre Dieu et les hommes. Accusez-moi, dit Dieu dans Isaie. (/*. 1 , 18.) Et en un autre endroit : Qu'ai-je dufaire a ma vigne queje nc lui air fait? (Ibid. 5, 4.) 130 PENSEES LE PASCAL. Lcs hommes doivent a Dieu de recevoir la religion gu'il lour envoie. Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur. Or, ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annoncaient une fausse doctrine qui ne parut pas visiblement fausse aux lumieres du sens commun , et si un plus grand faiseur de miracles n'avait deja averti de ne pas les eroire. Ainsi , s'il y avail division dans I'EgHse, ?t que les ariens , par exemple , qui se disaient foiides sur 1'Ecriture comme les catholiques , eussent fait des mira- cles , et non les catholiques , on eut ete induit en erreur. Car, comme un homme qui nous annonce les secrets de Dieu n'est pas digne d'etre cru sur son autorite privee ; aussi un homme qui , pour marque de la communication qu'il a avec Dieu, ressuscite les morts, predit 1'avenir, transporte les montagnes , guerit les maladies , merite d'e- tre cru ; et on est impie si on ne s'y rend, a moins qu'il ne soit dementi par quelque autre qui fasse encore de plus grands miracles. Mais n'est-il pas dit que Dieu nous tente ? Et aiusi ne peut-il pas nous tenter par des miracles qui semblent por ter a la faussete ? II y a bien de la difference entre tenter et induire en er- reur. Dieu tente, mais il n'induit pas en erreur. Tenter, e'est procurer les occasions qui n'imposent point de ne- eessite. Induire en erreur, c'est mettre riiomme dans la ne- cessite de conclure et suivre une faussete. C'est ce que Dieu ne peut faire, et ce qu'il ferait neanmoins, s'il per- mettait que , dans une question obscure , il se fit des mira- cles du cote de la faussete. On doit conclure de la qu'il est impossible qu'un homme enchant sa mauvaise doctrine, et n'en faisant paraitre qu'une bonne , et se disant conforme a Dieu et a 1'Eglise , SECONDE PARTIE. ARTICLE XVI. 251 fasse des miracles pour couler iusensiblement une doctrine fausso et subtile : cela ne se peut. Et encore moins que Dieu , qui connait les creurs , fasse des miracles en faveur d'uue personne de cette sorte. V. II y a bien de la difference entre n'etre pas pour JESUS- CHBIST, et le dire ; ou n'etre pas pour JESUS-CHRIST, et feindre d'en etre. Les premiers pourraient peut-etre faire des miracles , non les autres ; car il est clair des uns qu'ils sont contre la verite, non des autres; et ainsi les miracles sont plus clairs. Les miracles discernent done les choses douteuses en- tre les peuples juif et paien, juif et chretien ; catholique, herctique ; calomnies , calomniateurs ; entre les trois croix. C'est ce que Ton a vu dans tous les combats de la verite contre 1'erreur, d'Abel contre Cain , de Moise contre les magiciens de Pbaraou, d' Elie contre les faux prophetes, de JESUS-CHRIST contre les pharisiens , de saint Paul con- tre Barjesu , des apotres contre les exorcistes , des cbre- tiens contre les infideles , des catholiques contre les here- tiques ; et c'est ce qui se verra aussi dans le combat d'Elie et d'Enoch contre 1'Antechrist. Toujours le vrai prevail t en miracles. Enfm , jamais en la contention du vrai Dieu , ou de la verite de la religion, il n'est arrive de miracle du cote de 1'erreur, qu'il n'en soil aussi arrive de plus grand du cote de la verite. Par cette regie , il est clair que les Juifs etaient obliges de croire JESUS-CHRIST. JESUS-CHRIST leur etait suspect : mais ses miracles etaient infiniment plus clairs que les soupcons que Ton avait contre lui. II fallait done le croire. *51 PEXSEKS DE PASCAL. Du temps de JESUS-CHRIST, les unscroyaient en lui, les autres n'y croyaient pas, a cause des propheties qui disaient que le Messie devait naitre en Bethleem , au lieu qu'on croyait que JESUS-CHRIST etait ne dans Nazareth. Mais ils devaient mieux prendre garde s'il n'etait pas ne en Bethleem ; car ses miracles etant convaincauts , ces pre- tendues contradictions de sa doctrine a I'Ecriture, et cctte obscurite, ne les excusaient pas , mais les aveuglaient. JESUS-CHRIST guerit l'aveugle-ne, et fit quantite de miracles au jour du sabbat. Par ou il aveuglait les phari- siens, qui disaient qu'il fallait jnger des miracles par In doctrine. Mais, par la meme regie qu'on devait croire JESUS- CHBIST , on ne devra point croire 1'Antechrist. JESUS-CHRIST ne parlait ni contre Dieu, ni centre Moi'se. L'Antechrist et les faux prophetes , predits par I'un et 1'autre Testament , parleront ouvertement contre Dieu et contre JESUS-CHRIST. Qui serait ennemi convert, Dieu ne permettrait pas qu'il fit des miracles ouverte- ment. Molse a predit JESUS-CHRIST, et ordonne de le sui- vre. JESUS-CHRIST a predit 1'Antechrist, et defeudu de le suivre. Les miracles de JESUS-CHRIST ne sout pas predits par 1'Antechrist ; mais les miracles de 1'Antechrist sont predits par JESUS-CHRIST. Et ainsi, si JESUS-CHRIST n'etait pas le Messie , il aurait biea induit en erreur ; mais on ne saurait y etre induit avec raison par les miracles de 1'Antechrist. Etc'estpourquoi les miracles de 1'Antechrist ne nuisent point a ceux de JESUS-CHRIST. En effet, quand JESUS- CHRIST a predit les miracles de 1'Antechrist , a-t-il cru de- truire la foi de ses propres miracles? SECONDE PARTiE. ARTICLE XVI. 153 II n'y a uulle raisonde croire a I'Antcchrist, qui nc soil & croire en JESUS-CHBIST ; raais il y en a a croire en JBSUS- CHRIST, qui ne sont pointaeroire a 1'Antechrist. VI. Les miracles ont servi a la fondation et serviront a la continuation de 1'Eglise jusqu'a 1'Antechrist, jusqu'a ia fin. C'est pourquoi Dieu , afin de couserver cette preuve a son Eglise , ou il a confondu les faux miracles , ou il les a predits ; et par 1'un et 1'autre il s'est elev6 au-dessus de ce qui est surnaturel a notre egard , et nous y a eleves nous-memes. II en arriverade meme a 1'avenir : ou Dieu nepermettra pas de faux miracles, ou il en procurera de plus grands ; car les miracles ont une telle force , qu'il a fallu que Dieu ait averti qu'on n'y pensat point quand ils seraient centre lui , tout clair qu'il soit qu'il y a un Dieu ; sans quoi ils eussent ete capables de troubler. Et ainsi tant s'en faut que ces passages du 13* chapitre du Deuteronome , qui portent qu'il ne faut point croire ni ecouter ceux qui ferout des miracles , et qui detourne- ront du service de Dieu; et celui de saint Marc : II s'ele- vera de faux CHRISIS et de faux prophetes, qui feront des prodiges et des choses etonnantcs, jusqu'a seduire, s'il etait possible, leselus memes (Marc. 13, 22), et quelques autrcs semblables , fassent contre 1'autorite des niiracles, que rien n'en marque davantage la force. VII. Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles, c'esl le defaut de charite. Vous ne croycz pas, dit Jrisus- CHIUST parlant aux Juifs, parce que vous n'etes pas de PASCAL. PENSEES. J2 254 PENSEES DE PASCAL. mesbrebis. (Joan. 10, 26.) Cequi fait croire les faux, c'est le defaul de charite : Eoquod charitatcm rerifafis non receperunt ul salvi fie rent , ideo millel illis Dens operalionem erroris, ut credant mendalio. (2, Thess. 10.) Lorsque j'ai considere d'ou vient qu'on ajoute tant de foi a tant d'imposteurs qui disent qu'ils ont des remedes, jusqu'a raettre souvent sa vie entre leurs mains , il m'a paruqne la veritable cause est qu'il y a devrais remedes; car il ne serait pas possible qu'il y en eut tant de faux , et qu'on y donnat tant de croyance, s'il n'y en avail de verilables. Si jamais il n'y en avail eu , et que tous les maux eussent etc incurables, il est impossible que les homines se fussent imagine qu'ils pourraienl en donner ; el encore plus que tanl d'aulres eussenl donne croyance a ceux qui se fussent vanles d'en avoir. De meme que , si un nomine se vanlait d'empecher de mourir, personne ne le croirait, parce qu'il n'y a aucun exemple de cela. Mais comme il y a eu quantite de remedes qui se sonl trouves verilables par la connaissance meme des plus grands hommes, la croyance des hommes s'esl pliee par la, parce que, la chose ne pouvant etre niee en general , puisqu'il y a des effets particuliers qui sont veiitables, le peuple, qui ne peutpas discerner lesquels d'enlre ces effets particuliers sont les veritables, les croil lous. Dememe, ce qui fail qu'ou croil tant de faux effets de la lune, c'est qu'il y en a de vrais, comme le flux de lamer. Ainsi il me parait aussi evidemment qu'il n'y a tant de faux miracles, defausses revelalious, de sortileges , elc., que parce qu'il y en a de vrais; ni de fausses religions, que parce qu'il y en a une veritable. Car s'il n'y avail jamais eu den de loul cela, il est comme impossible que SECONDE PARTIE. ARTICLE XVI. 2J5 lus homines se le fussent imagine, et encore plus que d'autres 1'eussent cru. Mais comme il y a eu de tres- grandes choses veritables, et qu'ainsi elles ont ete crues par de grands hommes , cette impression a ete cause que pres- que tout le monde s'est rendu capable de croire aussi les fausses. Et ainsi, au lieu de conclure qu'il n'y a point de vrais miracles , puisqu'il y en a de faux , il faut dire , au contraire , qu'il y a de vrais miracles , puisqu'il y en a tant de faux ; et qu'il n'y en a de faux que par cette raison qu'il y en de vrais ; et qu'il n'y a de memede fausses reli- gions que parce qu'il y en a une veritable. Cela vient de ce que 1'esprit de I'homme , se trouvant plie de ce c6te-la par la verite, devient susceptible par la de toutes les faus- setes. VIII. II est dit, Croyez a 1'Eglise; mais il n'est pas dit , Croyez aux miracles; a cause que le dernier est naturel , et lion pas le premier. L'un avait besoin de precepte , non pas I'autre. II y a si peu de personnes a qui Dieu se fasse paraitre par ces coups extraordinaires , qu'on doit bien profiler de ces occasions , puisqu'il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi a le servir avec d'autant plus d'ardeur que nous le connaissons avec plus de cer- titude. Si Dieu se decouvrait continuellement aux hommes, il n'y aurait point de merite a le croire; et, s'il ne se de- couvrait jam ais, il y aurait peu defoi. Mais il se cache ordinairement, et sedecouvre rarement a ceux qu'il veut engager dans son service. Get etrange secret, dans lequel Dieu s'est retire, impenetrable a la vue des hommes, est 256 PENSEES DE PASCAL. une grande lecon pour nous porter a la solitude , loin de la vue des hommes. II est demeure cache sous le voile de la nature, qui nous le couvre, jusqu'a 1'Incarnation ; et quand il a fallu qu'il ait paru , il s'est encore plus cache en se couvrant de 1'humanite. II etait bien plus recou- naissable quand il etait invisible que non pas quand il s'est rendu visible. Et enfin , quand il a voulu accomplir la promesse qu'il fit a ses apdtres de demeurer avec les hommes jusqu'a son dernier avenement, il a choisi d'y demeurer dans le plus etrange et le plus obscur secret de tous, savoir, sous les especes de 1'Eucharistie. C'est ce sacrement que saint Jean appelle dans 1'Apocalypse une marine cachee (Apoc. 2,17); et je crois qu'Isaie le voyait en cet etat, lorsqu'il dit en esprit de prophetie : Verita- blementvous etcsunDieu cache. (Isaie, 45, 15.) C'est la le dernier secret ou il peut etre. Le voile de la nature qui couvre Dieu a ete penetre par plusieurs infideles , qui , comme dit saint Paul (Rom. 1 , 20) , ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Beaucoup de Chretiens he"- retiques 1'ont connu a travers son humanite , et adorent JESUS-CHRIST Dieu et homme. Mais, pour nous, nous devons nous estimer heureux de ce que Dieu nous eclaire jusqu'a le reconnaitre sous les especes du pain et du viu. On peut ajouter a ces considerations le secret de 1'Es- prit de Dieu cache encore dans 1'Ecriture. Car il y a deux sens parfaits , le litteral et le mystique ; et les Juifs , s'ar- retant a I'un , ne pensent pas seulement qu'il y en ait un autre, et ne songent pas a le chercher : de meme que les impies , voyant les effets naturels , les attribuent a la na- ture, sans penser qu'il y en ait un autre auteur : ft comme les Juifs, voyaut un homme parfait en JKSUS- CHUIST, n'ont pas pense a y chercher une autre nature, SECONDE PAUT1E. AKTICLt XVI. 257 Nous riavons point pense que cefut lui, dit encore Isaie (7s. 53 , 3) ; et de meme enfm que les heretiques , voyant les appareuces parfaitesdu pain dans 1'Eucharistie , ne pensent pas a y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystere; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chretiens doivent le reconnaitre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les biens eternels oil elles conduisent. Les joies tempo- relies couvrent les maux eternels qu'elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnaitre et servir en tout j et ren- dons-lui des graces infinies de ce qu'etant cache en toutes choses pour tant d'autres, il s'est decouvert en toutes choses et en tant de manieres pour nous. IX. Les filles de Port-Royal , etonnees de ce qu'on dit qu'el- les sont dans une voie de perdition ; que leurs confesseurs les menentaGenevejqu'ilsleurinspirent que JESUS-CHRIST n'est pas en 1'Eucharistie, ni a la droite du Pere : sachant que tout cela etait faux , s'offdrent a Dieu en" cet etafc , en lui disant avec le Prophete : Vide si via iniquitatis in me est. (Ps. 138, 2i.) Qu'arrive-t-il la-dessus? Ce lieu qu'on dit etre le temple du diable , Dieu en fait son tem- ple. On dit qu'il faut en 6tcr les enfants ; on dit que c'est ['arsenal de I'enfer : Dieu en fait le sanctuaire de ses graces. Enfm on les menace de toutes les fureurs et de toutes les vengeances du ciel ; et Dieu les comble de ses fa- veurs. II faudrait avoir perdu le sens pour en conclure .qu'elles sont dans la voie de perdition. Les jesuites n'ont pas laisse neaumoins d'en tirer cette conclusion; car ils coneluent de tout que leurs adver- saires sont heretiques. S'ils leur reprochent leurs exces, S3. 258 PENSEES DE PASCAL. Us discnt qu'ils parlent comme des heretiques. S'ils discnt que la grace de JESUS nous discerne, et que uotre salut depend de Dieu, c'est le langage des heretiques. S'ils di- sent qu'ils sont soumis au pape; c'est ainsi, disent-ils, que les heretiques se cachcnt et se deguisent. S'ils disent qu'il ne faut pas tuer pour une pomme ; ils combattent , disent les jesuites , la morale des catholiques. Eufiu , s'il se fait des miracles parmi eux, ce n'est pas une marque de saintete ; c'est au contraire un soupcon d'heresie. Voila 1'exces etrangeou la passion des jesuites les a por- tes; et il ne leur restait plus que cela pour detruire les principaux fondements de la religion chretienne. Car les trois marques de la veritable religion sont, la perpetuite, la bonne vie, et les miracles. Ils ont deja detruit la perpe- tuite par la probabilite, qui introduit leurs nouvelles opi- nions a la place des verites anciennes; ils ont detruit la bonne vie par leur morale corrompue : et maintenant ils veulent detruire les miracles, en detruisant ou leur verite, ou leur consequence. Les adversaires de 1'Eglise les nient, ou en nient la consequence : les jesuites de me"me. Ainsi, pour affaiblir leurs adversaires, ils desarment 1'Eglise, et se joignent a tous ses ennemis , en empruntant d'eux toutes les raisons par lesquelles ils combattent les miracles. Gar 1'Eglise a trois sortes d'ennemis : les Juifs, qui n'ont jamais etc de son corps ; les heretiques , qui s'en sont retires ; et les mauvais Chretiens , qui la dechirent en dedans. Ces trois sortes de differents adversaires la combattent d'ordinaire diversement. Mais ici ils la combattent d'une* meme sorte. Comme ils sont tons sans miracles, et que 1'Eglise a toujours eu centre eux des miracles, ils ont tous eu Ic meme interet a les eluder, et se sont tous servis de SECONDE P ARTIE. ARTICLE XVI. 259 cette defnite : qu'il ne faut pas juger de la doctrine paries miracles, mais des miracles par la doctrine. II y avait deux partis entre ceux qui ecoutaient JESUS-CHRIST : les uns qui suivaient sa doctrine par ses miracles ; les autres qui disaient : // chasse les demons au nom de Belzebuth. II y avait deux partis au temps de Calvin : celui de 1'Eglise, ot celui des sacramentaires , qui la combattaient. II y a maintenant les jesuites, et ceux qu'ils appellent^Ymsents- teSy qui contestent. Mais les miracles etant du c6te des jansenistes , les jesuites out recours a cette defaite gene- rale des Juifs et des heretiques , qui est qu'il faut jugcr des miracles par la doctrine. Ce n'est point ici le pays de la verite : elle est inconnue parmi les hommes. Dieu 1'a couverte d'un voile qui la laisse meconnaitre a ceux qui n'entendent pas sa voix. La porte est ouverte aux blasphemes, et meme sur les verites les plus certaines de la morale. Si Ton public les verites de 1'Evangile, on eupubliedecontraires, et on obscurcitles questions : en sorte que le peuple ne peut discerner. Aussi on demande : Qu'avez-vous pour vous faire plutot croire que les autres? Quel signe faites-vous? Vous n'avez que des paroles, et nous aussi. Si vous n'avez point de mira- cles, on dit que la doctrine doitetre soutennepar les mi- racles : cela est une verite dont on abuse pour blasphemer la doctrine. Et si les miracles arrivent, on dit que les mi- racles ne suffaent pas sans la doctrine; et c'est une au- tre verite pour blasphemer les miracles. Que vous etes aises , mes peres , de savoir les regies ge- nerales, pensant par la Jeter le trouble, et rendre tout inu- tile ! On vous en empechera , mes peres : la verite est une et ferme. 160 PENSEES DE PASCAL. X. Si le diable favorisait la doctrine qui le detruit , il se- raitdivise , omne regnum divisum, etc. Car JESUS-CHRIST agissait centre le diable , et detruisait son empire sur les coeurs, dont 1'exorcismeest lafigure, pouretablir leroyaumu de Dieu. Et ainsi il ajoute : In digito Dei, etc., regnum Dei ad vos, etc. ( Luc. 1 1 , 17 , 20.) II etait impossible qu'au temps de Moise on reservat sa croyance a 1'Antechrist, qui leur etait inconnu. Mais il est bien aise au temps de 1'Antechrist de croire en JESUS- CHBIST, deja connu. Quand les schismatiques ' feraient des miracles, ils n'in- duiraient point a erreur. Et ainsi il u'est pas certain qu'ils ue puissent en faire. Le schisme est visible ; le miracle est visible. Mais le schisme est plus marque d'erreur que le miracle n'est marque de verite". Done le miracle d'un schismatique ne peut induire a I'erreur. Mais, hors le schisme, 1'erreur n'est pas si visible que le miracle est vi- sible. Done le miracle iuduirait a I'erreur. Ainsi un mi- racle parmi ies schismatiques n'est pas tant a craindre ; car le schisme, qui est plus visible que le miracle, mar- que visiblement leur erreur. Mais quand il n'y a point de schisme , et que I'erreur est en dispute , le miracle discerne. II en est de meme des heretiques. Les miracles leur se- raient inutiles ; car 1'Eglise, autorisee par les miracles qui out preoccupe la croyance, nous dit qu'ils n'ont pas la vraie foi. II n'y a pas-de doute qu'ils ne Tout pas , puis- que les premiers miracles de I'Eglise excluent la foi des leurs, quand ils enauraient. II y aurait ainsi miracles con- 1 Pascal vent parler d'un schisme ouvert et reconnu de part et d'ati fre, tel, par exemple.. que celui des donatistes, des calvinistes , etc. II qc faut. point prendre le change. SECONDE PARTIE. ARTICLE XVI. 201 tre miracles, mais premiers et plus grands du cote de 1'E- glise;ainsi il faudraittoujoursla croire centre les miracles. Voyons par la ce qu'on doit conclure des miracles de Port-Royal. Les pharisiens disaient : Non est hie homo a Deo, qui sabbatumnoncustodit. (Joan. 9, 16.) Les autres disaient: Quomodo potest homo peccator hcec signa facere? Le- quel est le plus clair? Dans la contestation presente , les uns disent : Cette maison n'est pas de Dieu ; car on n'y croit pas que les cinq propositions sont dans Jansenius. Les autres : Cette mai- son est de Dieu ; car il s'y fait de grands miracles. Lequel est le plus clair ? Ainsi la mme raison qui rend coupables les Juifs de u'avoir pas cru en JESUS-CHHIST rend les jesuites coupa- bles d'avoir continue depersecuter la maison de Port-Royal. II avait e"te dit aux Juifs , aussi bien qu'aux ehretiens , qu'ils ne crussent pas toujours les prophetes. Mais nean- moins les pharisiens et les scribes font grand etat des mi- racles de JESUS-CHBIST , et essaient de montrer qu'ils sont faux, ou fails par le diable : etant necessites d'etre con- vaincus , s'ils reconnaissaient qu'ils fussent de Dieu. Nous ne sommes pas aujourd'hui dans la peine de faire ee discernement ; il est pourtant bien facile a faire. Ceux qui ue nient ni Dieu , ni JESUS-CHBIST , ne font point de miracles qui ue soient surs. Mais nous n'avons point a faire ce discernement. Void une relique sacree. Voici une epine de la couroune du Sauveur du monde, en qui le prince de ce monde n'a point de puissance, qui fait des miracles par la propre puissance de ce sang repandu pour nous. Dieu choisit lui-meme cette maison pour y faire eclater sa puissance. 262 PENSEliS DK PASCAL. Ce ne sont point des hommes qui font ces miracles par une vertu inconnue et douteuse, qui nous oblige a un dif- ficile discernement. C'est Dieu meme; c'est I'instruraent de la passion de son Fils unique, qui, etant en plusieurs lieux, a choisi celui-ci, et fait venir de tous cotes les hommes pour y recevoir ces soulagements miraculeux dans lews langueurs. La durete des jesuites surpasse done celle des Juifs, puisqu'ils ne refusaient de croire JESUS-CHUIST innocent que parce qu'ils doutaient si ses miracles etaient de Dieu. Au lieu que les jesuites ne pouvant douter que les miracles de Port-Royal ne soient de Dieu, ils ne laissent pas de douter encore de 1'innocence de cette maison. Mais,.disent-ils, les miracles ne sont plus necessaires, a cause qu'on en a deja; et aiusi ils ne sont plus des preu- ves de la verite de la doctrine. Oui : mais quand on n'e- couteplus !a tradition ; qu'on a surpris le peuple ; et qu'ainsi ayant exclu la vraie source de la verite , qui est la tradi- tion , et ayant prevenu le pape , qui en est le depositaire, la verite n'a plus de liberte de paraitre : alors les hommes ne parlaut plus de la verite , la verite doit parler elle-memc aux hommes. G'est ce qui arriva au temps d'Arius. Ceux qui suivent JESUS-CHRIST a cause de ses miracles honorent sa puissance dans tous les miracles qu'elle pro- duit ; mais ceux qui , en faisant profession de le suivre pour ses miracles ne le suivent en effet que parce qu'il les con- sole et les rassasie des biens du monde, ils deshonorent ses miracles , quand ils sontcontraires a lews commodites. C'est ce que font les jesuites. Us relevent les miracles : ils combatteut ceux qui les couvainquent. Juges injustes, ne faites pas des loissur I'heure ; jugez par celles qui sont etabliespar vous-memes: Vosqui conditis leyesinit/uas. SECONDE P ARTIE. ARTICLE XVII. 263 La maniere dont 1'Eglise a subsisted est que la verite a etc" sans contestation; ou si elle a etc contestee, il y a CM le pape, et sinon il y a eu 1'Eglise. Le miracle est un effet qui excede la force naturelle dos moyens qu'on y emploie, et le non-miracle est un effet qui n'excede pas la force qu'on y emploie. Ainsi ceux qui guerisseut par 1'invocation du diable ne font pas un mira- cle; car cela n'excede pas la force naturelle du diable. Les miracles prouvent le pouvoir que Dieu a sur les co2urs par celui qu'il exerce sur les corps. II importe aux rois, aux princes, d'etre en estime de piete ; et pour cela , il faut qu'ils se confessent a vous. ( Desjesuites. ) Les janseuistes ressemblent aux heretiques par la re- formation des moeurs ; mais vous leur ressemblez en raal. ARTICLE XVII. Pensees diverses sur la religion. I. Le pyrrhonisme a servi a la religion; car, apres tout, leshommes, avant JESUS-CHBIST, ne savaient ou ils en etaient, ni s'ils etaient grands ou petits. Etceux qui ont dit Tun ou 1'autre n'en savaieut rieu , et devinaient sans raison etpar hasard : et meme ils croyaieut toujours, en excluant 1'un ou 1'autre. II. Qui blamera les Chretiens de ne pouvoir rendre raison de leur croyance , eux qui professent une religion dont iis nepeuvent rendre raison? Ils declarent an contraire, en I'exposant aux Gentils, que c'est une sottise, stultitiam, 284 PENSEES UE PASCAL. etc. ; et puis vous vous plaigaez dece qu'ils ne la prouvont pas ! S'ils la prouvaient , ils ne tiendraient pas parole : c'est en manquaut de preuves qu'ils ne manquent pas de sens. Oui ; mais encore que cela excuse ceux qui 1'dffrent telle, et que cela les ote du blame de la produire sans raison , cela n'excuse pas ceux qui , sur 1'exposition qu'ils en font, refusent de la croire. III. Croyez-vous qu'il soit impossible que Dieu soit infini , sans parties? Oui. Je veuxdonc vous faire voir une chose inflnie et indivisible : c'est un point se mouvant partout d'une vitesse infinie;car il est en tous lieux, et tout entier dans cbaque endroit. Que cet effet de nature, qui vous semblait impossible auparavant , vous fasse connaitre qu'il peut y en avoir d'autres que vous ne connaissez pas encore. Ne tirez pas cette consequence de votre apprentissage , qu'il ne vous reste rien a savoir ; mais qu'il vous reste infmiment a savoir. IV. La conduite de Dieu , qui dispose toutes choses avcc douceur, est de mettre la religion dans 1'esprit par les raisous , et dans le cceur par sa grace. Mais de vouloir la mettre dans le cceur et dans 1'esprit par la force et par les menaces, cen'est pas y mettre la religion, mais la ter- reur. Commencez par plaindre les incredules; ils sont as- sez malheureux. II ne faudrait les injurier qu'au cas que cela servit ; mais cela leur nuit. Toute la foi consiste en JESUS-CHRIST et en Adam; et toute la morale; en la concupiscence et en la grace. SEC03DE PART1E. ARTICLE XVII. 2(55 V. Le cocur a ses raisons , que la raison ne connait pas ; on le sent en mille manieres. II aime I'etre universel natu- rellement; et soi-meme naturellement , selon qu'il s'y ndonne ; et il se durcit centre Tun et 1'autre , a son choix. Vous avez rejete 1'un et conserve 1'autre : est-ce par raison? VI. Le monde subsiste pour exercer misericorde et juge- ment : non pas comme si les homraes y etaient sortant des mains deDieu, mais comme des ennemis de Dieu, auxquels il donne, par sa grce, assez de lumieres pour revenir , s'ils veulent le chercher et le suivre ; mais pour les punir , s'ils refusent de le chercher et de le suivre. VII. On a beau dire , il faut avouer que la religion chretienne a quelque chose d'etonnant ! C'est parce que vous y etes ne , dira-t-on. Tant s'en faut ; je me roidis contre par cette raison-li rae'me , de peur que cette prevention ne me su- borne. Mais, quoiquej'y sois ue, je ne laisse pas de le trouver ainsi. VIII. II y a deux manieres de persuader les verites de not re religion : 1'une par la force de la raison , 1'autre par 1'au- I'orite de celui qui parle. On ne se sert pas de la derniere , mais de la premiere. On ne dit pas : II faut croire cela; car 1'Ecriture, qui le dit, est divine ; mais on dit : Qu'il faut le croire par telle et telle raison , qui sont de faibles arguments, la raison etant flexible a tout. Geux qui sembleut les plus opposes a la gloire C.e la re- 2fifi PENSEES DE PASCAL. ligion n'y seront pas inutiles pour les autres. Nous en ferons le premier argument , qu'il y a quelque chose tie surnaturel ; car un aveuglement de cette sorte n'est pas une chose naturelle ; et si leur folie les rend si contraires a leur propre bien , elle servira a en garantir les autres par I'horreur d'un exemple si deplorable et d'une folie si digne de compassion. IX. Sans JESUS-CHRIST le monde ne subsisterait pas ; car il faudrait, ou qu'il fut detruit, ou qu'il fut comrae un enfer. Le seul qui connaitla nature ne la connaitra- t-il que pour etre miserable? le seul qui la commit sera-t-il le seul malheureux ! 11 ne faut pas que 1'homme ne voie rien du tout ; il ne fa ut pas aussi qu'il en voie assez pourcroire qu'il possede la verite; mais qu'il en voie assez pour connaitre qu'il l'a perdue : car , pour connaitre ce qu'on a perdu , il faut voir et ne pas voir ; et c'est preeisement I'etat ou est la nature. II fallait que la veritable religion enseignat la grandeur et la misere, portat a 1'estime et au mepris de soi, et a 1'amour, et a lahaine. Je vois la religion chretienne fondee sur une religion precedente, et voila ce que je trouve d'effectif. Je ne parle pas ici des miracles de Moise , de JESUS- CHRIST et des Apotres ; parce qii'ils ue paraissent pas d'abord convaincants , et que je ne veux mettre ici en evi- dence que tons les fondements de cette religion chretienne qui sont indubitables , et qui ne peuvent etre mis en doute par quelque personne que ce soit. SECONDS PARTIE. ARTICLE XVII. 267 X. La religion est une chose si grande, qu'il est juste que ceux qui ne voudraient pas prendre la peine de la cher- cher, si elle est obscure, en soient prives. De quoi done se plaint-on, si elle est telle qu'on puisse la trouver eu la cherchant? L'orgueil contre-pese et emporte toutes les miseres. Voila un etrange monstre , et un egarement bien visible de 1'homme. Le voila tombe de sa place , et il la cherche avec inquietude. Apres la corruption, il est juste que tous ceux qui sont dans cet etat le connaissent ; et ceux qui s'y plaisent, et ceux qui s'y deplaisent. Mais il n'est pas juste que tous voient la redemption. Quand on dit que JESUS-CHRIST u'est pas mort pour tous , vous abusez d'un vice des horames qui s'appliquent incontinent cette exception; ce qui favorise le deses- poir , au lieu de les en detourner pour favoriser I'espe- rance. XL Les impies, qui s'abandonnent aveuglement a leurs passions sans connaitre Dieu-et sans se mettre en peine de le chercber , verifient par eux-memes ce fondement de la foi qu'ils combattent : qui est que la nature des hom- mes est dans la corruption. Et les Juifs, qui combattent si opiniatrement la religion chretienne, verifient encore cet autre fondement de cette meme foi qu'ils attaquent : qui est que JESUS-CHRIST est le veritable Messie , et qu'il est venu racheter les hommes, et les retirer de la corruption et de la misere ou ils etaient, tant par 1'etat oil on les voit aujourd'hui , et qui se trouvepredit dans lespropheties, 268 PENSEES DE PASCAL. quc par ces memes propheties qu'ils portent, et qu'ils conserventinviolablementcomme les marques auxquelles on doitreconnaitre leMessie. Ainsi les preuves de la corrup- tion des homines et de la redemption de JESUS-CHRIST , qui sont les deux principals verites qu'etablit le chris- tianisme, se tirent des impies qui vivent dans 1'indiffe- rence de la religion , et des Juifs qui en sont les ennemis irreconciliables. XII. La dignite de 1'homme consistait , dans son innocence , a dominer sur les creatures , et a en user ; mais aujour- d'hui elle consiste a s'en separer, et a s'y assujettir. XIII. II y en a plusieurs qui errent d'autant plus dangereuse- ment , qu'ils prennent une verite pour le principe de leur erreur. Leur faute n'est pas desuivre une faussete , mais de suivre une verite a 1'exclusion d'une autre. II y a un grand nombre de verites , et de foi , et de morale, qui semblent repugnantes et contraires, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable. La source de toutes les heresies est 1'exclusion de quel- ques-unes de ces verites; et la source de toutes les objec- tions que nous font les heretiques est 1'iguorance de quel- ques-unes de nos verites. Et d' ordinaire il arrive que , ne pouvant concevoir le rapport de deux verites opposees , et croyant que 1'aveu de 1'une renferme 1'exclusion de 1'autre , ils s'attachent a 1'une , et ils excluent 1'autre. Les nestoriens voulaient qu'il y cut deux personnes eu J&SUS-CHRIST, parce qu'il y a deux natures; et les eu- SECONDE PARTIii. ARTICLE XVII. 209 tyehiens , au contraire, qu'il n'y cut qu'une nature, parce qu'il n'yaqu'une persorme. Les catholiques sont ortho- doxes , parce qu'ils joiguent ensemble les deux verites de deux natures et d'une seule personne. Nouscroyons que la substance du pain etant changee en celle du corps denotre Seigneur JESUS-CHRIST, il est pre- sent reellement an saint-sacrement. Voila une des verites. Utie autre est , que ce sacrement est aussi une figure de la croix et de la gloire, et une commemoration des deux. Voila la foi catholique, qui comprend ces deux verites qui semblent opposees. L'heresie cl'aujourd'hui , ne concevant pas que ce sa- crement contient tout ensemble, et la presence de JE- SUS-CHRIST, et sa figure, et qu'il soit sacrifice et com- memoration de sacrifice, croit qu'on ne peut admettre 1'une de ces verites sans exclure 1'autre. Par cette raison ils s'attachent a ce point , que ce sacre- ment est figuratif; et en cela ils ne sont pas heretiques. Ils pensent que nous excluons cette verite ; et de la vient qu'ils nous font tant d'objections sur les passages des Pe- res qui le disent. Enfm ils nient la presence reelle ; et en cela ils sont heretiques. C'est pourquoi le plus court moyen pour empecher les heresies, est d'instruire de toutes les verites; et le plus sur moyen de les refuter , est de les declarer toutes. La grace sera toujours dans le monde , et aussi la na- ture. II y aura toujours des pelagiens et toujours des catho- liques , parce que la premiere naissance fait les uns , et la seconde uaissance fait les autres. C'est 1'Eglise qui merite avec JESUS-CHRIST , qui en est inseparable , la conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la veritable religion ; et ce sont ensuite ces 23. 270 PENSfiKS DC PASCAL. personncs convertves qui secourent la mere qui les a deli- vrees. Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se separe de !'un ou de I'autre n'est plus du corps , et n'appartient plus a JESUS- CHRIST. Toutes les vertus, le martyre, les austerites, et toutcs les bonnes oeuvres , sont inutiles hors de 1'Eglise , et de la communion du chef de 1'Eglise, qui est le pape. Ce sera une des confusions des damnes, de voir qu'ils serout condamnes par leur propre raisoh par laquelle ils out pretendu condamner lareligionchretienne. XIV. II y a cela de commun entre la vie ordinaire des hom- ines et celle des saints , qu'ils aspirent tous a la felicite ; et ils ne different qu'eu 1'objet ou ils la placeut. Les uns et les autres appellent leurs ennemis ceux qui les empe- chent d'y arriver. II faut juger de ce qui est bou ou mauvais par la vo- lonte de Dieu , qui ne peut etre ni injuste , ni aveugle ; et non pas par 1 a n6tre propre, qui est toujours pleine de malice et d'erreur. XV. JESUS-CHRIST a doune dans 1'Evangile cette marque pour reconnaitre ceux qui ont la foi, qui est qu'ils par- Icrontun langage nouveau; et en effet le renouvellement des pensees et des desirs cause celui des discours. Car ces nouveautes, qui ne peuveut deplaire a Dieu, comme le vieil homme ne peut lui plaire, sont differentes des nouveautes de la terre , en ce que les choses du moude , quelque nouvelles qu'elles soient, vieillissent en durant : au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d'autant SECONDE P ARTIE. ARTICLE XVII. 271 plus , qu'il dure davantage. L'homme exterieur se de- truit, dit saint Paul (2 Cor. 4, 16) , et 1'homme interieur se renouvelle de jour en jour ; et il ne sera parfaitement nouveau que dans 1'eternite, ou Ton chautera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans ses psaumes (Ps. 32, 3), c'est-a-dire ce chant qui part de 1'esprit nouveau de la charite. XVI. Quand saint Pierre et les apdtres (Act. 15 ) deliberent d'abolir la cireoncision , ou il s'agissait d'agir centre la loi de Dieu , ils ne consultent point les prophetes, mais simplement la reception du Saint-Esprit en la personne des incirconcis. Ils jugent plus sur que Dieu approuve ceux qu'il remplit de son Esprit, que non pas qu'il faille observer la loi; ils savaient que la fin de la loi n'etait que le Saint-Esprit ; et qu'ainsi , puisqu'on 1'avait bien sans cireoncision, elle n'etait pas necessaire. XVII. Deux lois suffisent pour regler toute la republique chre- tienne , mieux que toutes les lois politiques : 1'amour de Dieu , etcelui du prochain. La religion est proportionnee a toutes sortes d'esprits. Le commun des hommes s'arrete a 1'etat et a 1'etablisse- raent oil elle est ; et cette religion cst telle, que son seul etablissement est suffisant pour en prouver la verite. Les autres vont jusqu'aux apotres. Les plus instruits vout jusqu'au commencement du monde. Les anges la voient encore mieux , et de plus loin ; car ils la voient en Dieu meme. Ceux a qui Dieu a donne la religion par sentiment de 272 PENSEES DE PASCAL. coeur sont bien heureux et bien persuades. Mais pour ceux qui ne Pont pas , nous ne pouvons la leur procurer que par raisonnement, eh attendant que Dieu la leur im- prime lui-meme dans le coeur ; sans quoi la foi est inutile pour le salut. Dieu , pour se reserver a lui seul le droit de nous ins- truire , et pour nous rendre la difficulte de notre etre inin- telligible, nous en a cache le nceud si haut, ou, pour mieux dire , si bas , que nous etions incapables d'y arri- ver : de sorte que ce n'est pas par les agitations de notre raisou , mais par la simple soumission de la raison , que nous pouvons veritablement nous connaftre. XVIII. Les impics qui font profession de suivre la raison doi- vent etre etrangement forts en raison. Que disent-ils done? Ne voyons-nouspas, disent-ils, mourir et vivre les betes comme les hommes , et les Turcs comme les Chretiens ? Us out leurs ceremonies , leurs prophetes , leurs docteurs , leurs saints, leurs religieux, comme nous, etc. Cela est-il contraire a 1'Ecriture? ne dit-elle pas tout cela? Si vous ne vous souciez guere de savoir la verite , en voila assez pour demeurer en repos. Mais si vous desirez de tout votre coeur de la connaitre , ce n'est pas assez ; regardez au detail. C'en serait peut-etre assez pour une vaine ques- tion de philosophic; mais ici ou il y va de tout... Et ce- pendant, apres une reflexion legerede cette sorte, on s'a- musera, etc. C'est une chose horrible, dc sentir continuellement s'ecouler tout ce qu'on possede ; et qu'on puisse s'y at- tacher, sans avoir envie de chercher s'il n'y a point que^ ({tie chose de permanent. SECONDE PART1E. ARTICLE XVII. 273 II faut vivre autrement dans le monde selon ces di- vei'ses suppositions : Si on pouvait y 6tre toujours; s'il est sur qu'on n'y sera pas longtemps ; et incertain si on y sera une heure. Cette derniere supposition est la notre. XIX. Par les partis, vous devez vous mettre en peine do chercher la verite : car si vous mourez sans adorer le vrai principe, vous etes perdu. Mais , dites-vous, s'il avail voulu que je I'adorasse, il m'aurait laisse des signes de sa volonte. Aussi a-t-il fait ; mais vous les negligez. Cherchez-les du moins; cela le vaut bien. Les athees doivent dire des choscs parfaiteraent claires. Or, il faudrait avoir perdu le bon sens pour dire qu'il est parfaitement clair que l'a"me est mortelle. Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas 1'opinion de Coper nic : mais il importe a toute la vie de savoir si Y&me est mortelle on immortelle. XX. Les propheties , les miracles memes et les autres preuves de notre religion, ne sont pas de telle sorte, qu'on puisse dire qu'elles sont geometriquement couvain- cantes. Mais il me suffit presentement que vous m'ac- cordiez que ce n'est pas pecher centre la raison que de les croire. Elles ont de la clarte et de I'obscurite , pour eelairer les uns et obscurcir les autres. Mais la clarte est telle, qu'ellesurpasse , ou egale pour le moins, ce qu'il y a de plus clair au contraire ; de sorte que ce n'est pas la raison qui puisse determiner a ne pas la suivre ; et ce n'est peut-etre que la concupiscence et la malice du coeur. Ainsi il y a assez de clarte pour eondamner ceux qui re- 274 PENSEES DE PASCAL. fusent de croire , et non assez pour les gaguer ; afin qu'ii paraisse qu'en cenx qui la suivent c'est la grdce, et non la raison , qui la fait suivre ; et qu'en ceux qui la fuient c'est la concupiscence , et non la raison , qui la fait fuir. Qui peut ne pas admirer et embrasser une religion qui commit a fond ce qu'on reconnait d'autant plus qu'on a plus de lumiere? Un homme qui decouvre des preuves de la religion chre- tienne est comme un heritier qui trouve les litres de sa maison. Dira-t-il qu'ils sontfanx? et negligera-t-il de les examiner? XXL Deux sortcs de personnes connaissent un Dieu : ceux qui ont le eoeur humilie , et qui aimeut le mepris et 1'a- baissement, quelque degre d' esprit qu'ils aient, bas ou releve ; ou ceux qui ont assez d'esprit pour voir la verite , quelque opposition qu'ils y aient. Les sages parmi les pa'iens, qui ont dit qu'il n'y a qu'un Dieu , ont etc persecutes , les Juifs hais , les Chretiens encore plus. XXII. Je ne vois pas qu'il y ait plus de difficulte de croire la resurrection des corps et 1'eiifantement de la Vierge que la creation. Est-il plus difficile de reproduire un homme que de le produire ? Et si on n'avait pas su ce que c'est que generation, trouverait-on plus etrange qu'un en- fant vint d'uue fille seule, que d'un homme et d'une femine? XXIII. 11 y a grande difference entre repos et siirete de con- SECONDS P ARTIE. ARTICLE XVII 275 science. Rien ne doit donner le rcpos que la recherche sincere de la verite , et rien ne peut donner 1'assurance que la verite. II y a deux verites de foi egalemeut constautes : 1'une, que 1'horame, dans 1'etat de la creation , ou dans celui de la grSce, est eleve au-dessus de toute la nature, rendu semblable a Dieu , et participant de la Divinite ; 1'autre , qu'en 1'etat de corruption et du peche , il est de'chu de cetetat, et rendu semblable aux betes. Ces deux propositions sont egalement fcrmes et certaines. L'Ecriture nous les declare manifestement, lorsqu'elle dit en quelques lieux : Delicice mece, esse cum filiis homi- num. (Prov. 8, 31.) Effundam spirilum meum super omnem carnem. (Joel, 2,28.) Dii estis, etc. (Ptal. , 81 , 6.) Et qu'elle dit en d'autres : Omnis caro fcenum. (Is. 40,6.) Homo comparatus estjumenlis insipientibus , etsimilis jactus est illis. (Psal. 48, 13.) Dixi in corde meo de filiis hominum, utprobaret eos Deus, et osten- deret similes esse bestiis, etc. (Eccles. 3, 18.) XXfV. Les exemples des morts genereuses des Lacedemoniens et autres ne nous touchent guere ; car qu'est-ce que tout cela nous apporte ? Mais 1'exemple de la mort des martyrs nous louche ; car ce sont nos membres. Nous avons un lien commim avec eux : leur resolution peut former la notre. II n'est rien de cela aux exemples des pa'iens : nous n'avons point de liaison a eux ; comme la richesse d'un etranger ne fait pas la notre, mais bien celle d'un pere ou d'un mari. XXV. On ne se detache jamais sans douleur. On ne sent pas 5>~6 PENSEES DE PASCAL. sou lien, quand on suit volontairementceluiqui entraine, commc dit saint Augustin ; mais quand on commence a resister et a marcher en s'eloignant, on souffre bien; le lien s'etend , et endure toute la violence ; etce lien est notre propre corps , qui ne se rompt qu'a la mort. Notre Sei- gneur a dit que , depuis la venue dc Jean-Baptiste , c'est- a-dire depuis son avenement dans chaque fidele , le royau- me de Dieu souffre violence , et que les violents le ravissent. (Malth. 11 , 12.) Avant que Ton soittouche , on n'a que le poidsde sa concupiscence, qui porte a la terre. Quand Dieu attire en haul , ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. Mais nous pouvons tout , dit saint Leon , avec celui sans lequel nous ne pouvons rien. II fautdonc se resoudre asouffrir cette guerre toute sa vie; car il n'y a point icide paix. JESUS- CHRIST est venu apporter le couteau , et non pas la paix. ( Id. 10, 34.) Mais neanmoins il faut avouer que, cornme 1'Ecriture dit que la sagesse des hommes n'est que folie devantDieu (1 Cor. 3 , 19) , aussi on peut dire que cette guerre, qui parait dure aux hommes , est une paix devant Dieu ; car c'est cette paix que JESUS-CHRIST a aussi appor- tee. Elle ne sera neanmoins parfaite que quand le corps sera detruit; et c'est ce qui fait souhaiter la mort , en souf- frant neanmoins de bon coeur la vie pour Pamour de celui qui a souffert pour nous et la vie et la mort , et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni en de- mander, ni imaginer, comme dit saint Paul. (Eph. 3, 20.) XXVI. II faut tocher de lie s'affliger de rien , et de prendrc tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois que c'est un devoir, et qu'on peche en ne le faisant pas. Car cnfm la SECONDE PARTIE. ARTICLE XVII. 277 raison pour laquelle les peches sont peches est seuleinent parce qu'ils sont contraires a la volonte de Dieu : et ainsi 1'essence du peche consistant a avoir une volonte opposee a celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble , que , quand il nous decouvre sa voloute par les evenements , ce serait un peche de ne pas s'y accom- inoder. XXVII. Lorsque la verite est abandonnee et persecuted, il semble que ce soit un temps ou le service que Ton rend a Dieu en la defendant lui est bien agreable. II veut que nous jugions de la grace par la nature , et ainsi il per- met de considerer que , comme un prince chasse de son pays par ses sujets a des tendresses extremes pour ceux qui lui demeureut fideles dans la revolte publique, de meme il semble que Dieu considere avec une bonte parti- culiere ceux qui dependent la purete de la religion quand elle est combattue. Mais il y a cette difference entre les rois de la terre et le Roi des rois, que les princes ne ren- dent pas leiirs sujets fideles, mais qu'ils les trouvent tcls : au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infideles sans sa grace , et qu'il les rend fideles quand ils le sont. De sorte qu'au lieu que les rois temoignent d'ordinaire avoir de I'obligation a ceux qui demeurent dans le devoir et dans leur obeissance, il arrive, au contraire, que ceux qui sub- sistent dans le service de Dieu lui en sont eux-memes infi- niment redevables. XXVIII. Ce no sont ni les austerites du corps , ui les agitations de I' esprit, mais les bons mouvements du cceur, qui meriteut, etqui soutiennent lespeines du corps ct de 1'esprit. Car 278 PENSEES DE PASCAL. enfin il faut ces deux choses pour sanctifier : peines etplai- sirs. Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquietudes en grand nombre. (Act. 14, 21. ) Cela doit consoler ceux qui en sentent,puisque, etant avertisque lechemin du ciel qu'ils cherchent en est rempli , ils doivent se rejouir de rencon- trer des marques qu'ils sont dans le veritable chemin. Mais ces peines-la ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontees que par le plaisir. Car de meme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font que parce qu'ils trouvent plus de douceurs dans les plaisirs de la terre que dans ceux de I'union avec Dieu , et que ce charme victorieux les entratne , et , les faisant repentir de leur premier choix, les rend des penitents du diable, selon la parole de Tertullien : de meme on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de JESUS-CHBIST, si onne trouvaitplus de douceur dans le mepris, dans la pauvrete, dans le denument, et dans le rebut des hommes, que dans les delices du peche. Et ainsi, comme dit Tertullien, il nefaut pas croire que la vie des Chretiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Pries toujours } dit sans Paul, rendez graces toujours, rejouis- sez-vous toujours. (1 Thess. 5, 16, 17, 18.) C'est la joie d'avoir trouve Dieu qui est le principe de la tristesse de I'avoir offense , et de tout le changement de vie. Celui qui a trouve un tresor dans un champ en a unetelle joie, se- lon JESUS-CHRIST, qu'elle luifait vendre tout ce qu'il a pour 1'acheter. ( Matth. 13 , \\. } Les gens du monde ont leur tristesse ; mais ils u'ont point cette joie que le monde ne pent donner, ni oter, dit JESUS-CHUIST meme. (Joan. 1 i , i>7, et 16 , 22. ) Les bienheureux ont cette joie sans SECONDE PARTiE. ARTICLE XVI[. 279 aucune tristesse ; et les Chretiens ont cette joie melee de la tristesse d' avoir suivi d'autres plaisirs , et de la craiute de la perdrepar I'attrait deces autres plaisirs qui nous tentent sans relache. Ainsi nous devons travailler sans cesse a nous conserver cette crainte, qui conserve et modere notre joie ; et, selon qu'on se sent trop emporter vers Tun, se pen- cher vers 1'autre pour demeurer debout. Souvenez-vous des biens dans les jours d'affliction , et souvenez-vous de 1'affliction dans les jours de rejouissance , dit 1'Ecriture ( Eccli. 11, 27 ), jusqu'a ce que la promesse que JESUS- CHRIST nous a faite de rendre sa joie pleine en nous soil accomplie. Ne nous laissons done pas abattre a la tristesse, et ne croyons pas que la piete ne consistequ'enune amer- tume sans consolation. La veritable piete, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu'elle en remplitet 1'entree, et le progres, et le couron- nement. C'est une lumiere si eclatante , qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient. S'il y a quelque tristesse melee , et surtout a 1'entree , c'est de nous qu'elle vient , et non pas delavertu; car ce n'est pas 1'effet de la piete qui commence d'etre en nous, mais de 1'impiete qui y est encore. Otons 1'impiete , et la joie sera sans melange. Ne nous en prenons done pas a la devotion , mais a nous-me- mes , et n'y cherchons du soulagement que par notre cor- rection. XXIX. Le passe ne doit point nous embarrasser, puisque nous n'avons qu'a avoir regret de nos fautes ; mais 1'avenir doit encore moins nous toucher , puisqu'il n'est point du tout a uotre egard, et que nous n'y arriverons peut-etre jamais. Le present est le seul temps qui est veritablement a nous, et dont nous devons user selon Dieu. C'est la ou 280 PENSEES DE PASCAL. nos pensees doivent etre principalement rapportees. Ce- pcndant le raonde est si inquiet , qu'on ne pense presquc jamais a la vie presente et a 1'instant ou Ton vit , mais a celui ou 1'on vivra. De sorte qu'on est toujours en etat de vivre a 1'avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur u'apas voulu que notre prevoyance s'etendit plus loin que le jour ou nous sommes. Ge sont les bornes qu'il nous fait garder, et pour notre salut, et pour notre pro- pre repos. XXX, On se corrige quelquefois mieux par la vue du raal que par 1'exemple du bien; et il est bon de s'aecoutumer a profiter du mal , puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare. xxxr. Dans letreiziemechapitre de saint Mare, JESUS-CHRIST fait un grand discours a ses ap6tres sur son dernier ave- nement : et comme tout ce qui arrive a 1'Eglise arrive aussi a chaque Chretien en particulier, il est certain que tout ce chapitre predit aussi bien 1'etat de chaque per- sonne qui , en se convertissant, detruit le vieil homme en elle, que 1'etat de 1'univers entier qui sera detruit pour faire place a de nouveaux cieux et a une nouvelle terre , comme dit 1'Ecriture. ( // Pier. 3 , 13 ). La prediction qui y est contenue de la ruine du temple reprouve , qui fi- gure la ruine de 1'homme reprouve qui est en chacun de nous , et dont il est dit qu'il ne sera laisse pierresur pierre, marque qu'il ne doit etre laisse aucuue passion du vieil homme; et ces effroyables guerres civiles et domestiques represeutent si bieu le trouble interieur que sentent eeux SECONDE PART1E. ARTICLE XVII. 21 qui se donnent a Dieu , qu'il n'y a rien de mieux peinfc , etc. XXXII. Le Saint-Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grace de Dieu , jusqu'a ce qu'il y paraisse visiblement dans la resurrection , et c'estce qui rend les reliques des saints si dignes de venera- tion. Car Dieu n'abandonne jamais les siens , non pas m6me dans le sepulcre, ou leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants devant Dieu , a cause que le peche n'y est plus : au lieu qu'il y reside toujours durant cette vie , au moins quant a sa racine ; car les fruits du peche n'y sont pas toujours ; et cette mal- heureuse racine , qui en est inseparable pendant la vie , fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors, puisqu'ils soiit plutot dignes d'etre hais. G'est pour cela que la mort est necessaire pour mortifier entierement cette malheu- reuse racine ; et c'est ce qui la rend souhaitable. XXXIII. Les elus ignoreront leurs vertus , et les reprouves leurs crimes. Seigneur, diront les uns et les autres, quand vous avons-nous vu avoir faim ? etc. (Matth. 25, 37, 4i.) JESUS-CHRIST n'a point voulu du temoignage des de- mons , ni de ceux qui n'avaient pas vocation ; mais de Dieu et de Jean-Baptiste. XXXIV. Lesdefauts de Montaigne sont grands. II est plein de mots sales et deshormetes. Cela ne vaut rien. Ses senti- ments sur 1'homicide volontaire etsur la mort sont horri- 282 PENSEES DE PASCAL. blcs. J I inspire une nonchalance du salut sanscrainte et sans repentir. Son livre n'etant point fait pour porter a la piete, il n'y etait pas oblige : mais on est toujours oblige de ne pas en detourner. Quoi qu'on puisse dire pour ex- cuser ses sentiments trop libres sur plusieurs choses, onne saurait excuser en aucune sorte ses sentiments tout paiens sur la mort ; car il faut renoncer a toute piete" , si on ne veut au moins mourir chretiennemeut : or, il ne pense qu'a mourir lachement et mollement par tout son livre. XXXV. Ce qui nous trompe , en comparant ce qui s'est passe autrefois dans 1'Eglise a ce qui s'y voit maintenant, c'est qu'ordinairement on regarde saint Athanase , sainte The- rese, et les autres saints, comme couronnes de gloire. Presentement que le temps a eclairci les choses , cela pa- rait veritablement ainsi. Mais au temps que Ton persecu- tait ce grand saint, c'etaitun homme qui s'appelait Atha- nase ; et sainte Therese , dans le sien , etait une reli- gieuse comme les autres. Elie etait un homme comme nous, elsujet aux memes passions que nous, dit 1'apdtre saint Jacques (Jac. 5 , 17) , pour desabuser les chretienj> de cette fausse idee qui nous fait rejeter I'exemple des saints , comme disproportionne a notre etat : c'etaient des saints, disons-nous , ce n'est pas comme nous. XXXVI. A ceux qui ont de la repugnance pour la religion , i I faut commencer par leur moiitrer qu'elle n'est point con- traire a la raison ; ensuite qu'elle est venerable , et en don- ner du respect ; apres, la rendre aimable , et faire souhai- lor qu'elle fut vraie: et puis montrer par dcs preuves in- SECONDE PART1E. ARTICLE XVII. 283 contestables qu'elle estvraie; faire voir son antiquite et sa saintete par sa grandeur et par son elevation; et enfin qu'elle est aimable, parce qu'elle promet le vrai bien. Un mot de David, ou de Moise, comme celui-ci : Dieu circoncira les cceurs (Deut. 30, 6), fait juger de leur es- prit. Que tous les autres discours soient equivoques , et <[ii'il soil incertain s'ilssontde philosophies oude Chretiens: tin mot de cette nature determine tout le reste. Jusque- la I'ambiguite dure, mais non pas apres. De se tromper en croyant vraie la religion chretienne, il n'y a pas grand' chose a perdre. Mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse ! XXXVII. Les conditions les plus aisees a vivre selon le monde sontles plus difficiles a vivre selon Dieu; et, au contraire, rien n'est si difficile selon le monde que la vie religieuse; rieu n'est plus facile que de la passer selon Dieu ; rien n'est plus aise que d'etre dans unegrande charge et dans de grands biens selon le monde; rien n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu , et sans y prendre de part et de gout. XXXVIII. L'Ancien Testament contenait les figures de lajoie fu- ture, etle Nouveau contient les moyens d'y arriver. Les figures etaient de joie , les moyens sont de penitence ; et neanmoins 1'agneau pascal etait mange avec des laitues sauvages , cum amaritudinibus (Exod. 1 2, 8 , ex. Hebr. ), pour marquer toujours qu'on ne pouvait trouver la joie (jue par ramerUime. 284 PliNShtb DE PASCAL. XXXIX. Le mot de Galilee, prononce comme par hasard par la foule des Juifs, en accusant JESus-CmusTdevant Pilate (Luc. 23, 5), donna sujet a Pi late d'envoyer JESUS-CHRIST a Herode ; en quoifut accompli le mystere , qu'ildevait etre juge par les Juifs et les Gentils. Le hasard en apparence tut la cause de 1'accomplissement du mystere. XL. Uu hommemedisaitunjourqu'il avait grande joie et conilance en sortant de confession : un autre me disait qu'il etait en crainte. Je pensai sur cela que de ces deux on en ferait un bon , et que chacun manquait en ce qu'il n'avait pas le sentiment de 1'autre. XLI. II y a plaisir d'etre dans un vaisseau battu de 1'orage , lorsqu'on est assure qu'il ne perira point. Les persecutions qui travaillent 1'Eglise sont de cette nature. L'Histoirede 1'Eglise doit etre proprementappeleef ///s- toire de la veriie. XLII. Comme les deux sources de nos peches sont 1'orgueil et laparesse, Dieu nous a decouvert en lui deux qualites pour les guerir : sa misericorde etsa justice. Le propre de la justice est d'abattre 1'orgueil; et le propre de la mise- ricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes neuvres, selon ce passage : La misericorde de Dieuinvile a la penitence (Rom. 2,4); et cet autre des Ninivites : Faisons penitence, pour voir s'il n'aurait point pilie de nous, (/ow.3, 9. )Ainsi taut s'en faut que la misericorde de Dieu autorise le relchement , qu'il n'y a rien, au con- SKCONDE PARTI E. ARTICLE XVII. 285 traire, qui le combatte davantage ; et qu'au lieu de dire , S'il n'y avail point CD Dieu de misericorde, il faudrait faire toutes sortes d' efforts pour accomplir ses pre"eeptes ; il fautdire; au contraire, que c'est parce qu'il y a en Dieu de la misericorde , qu'il faut faire toutce qu'on peut pour les accomplir. XLIII. Tout ce quf est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux , ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi , libido dominandi. (I Joan., 2, 16.) Malheureuse la terre de malediction que ccs trois fleuvesde feu embrasent plutot qu'ils n'arrosent! Heu- reuxceuxqui, etant sur ces fleuves, non pas plonges, uonpas entraines, mais immobilement affermis; uon pas debout, mais assisdans une assiette basse et sure, dont ils ne se relevent jamais avant la lumiere, mais apres s'y etre reposes en paix , tendent la main a celui qui doit les relever, pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jerusalem , ou ils n'auront plus a craindre les attaques de 1'orgueil ; et qui pleurent cepen- dant , non pas de voir ecouler toutes les choses perissa- bles , raais dans le souvenir de leur chere patrie , de la Jerusalem celeste, apres laquelle ils soupirent sans cesse dans la longueur de leur exil ! XLIV. Uu miracle, dit-on, affermiraitmacroyauce. On parle ainsi, quand on ne le voit pas. Les raisons qui , etant vues deloin, semblent borner notre vue, ne la bornent plus quand on y est arrive. On commence a voir au dela. Rien n'arrete la volubilite de notre esprit. II n'y a point , dit-on, de regie qui n'ait quelque exception , ni de verite 286 PENSEES DE PASCAL. si generate qui n'ait quelque face par ou elle manque. II suffit qu'elle ne soil pas absoluraent universelle, pour nous donner prdtexte d'appliquer Texception au sujet present , et de dire : Gela n'est pas toujours vrai; done il y a des cas ou cela n'est pas. 11 ne reste plus qu'a raontrer que celui-ci en est ; et il faut etre bien maladroit si on n'y trouve quelque jour. XLV. La charite n'est pas un precepte figuratif. Dire que JESLS- CHBIST, qui estvenu 6ter les figures pour mettre la verite , ne soit veuu que pour mettre la figure de la charite , et pour en 6ter la realite qui etait auparavant ; cela est hor- rible. XLVI. Combien les lunettes nous ont-elles decouvert d'etres qui n'etaient point pour nos philosophes d' auparavant! On attaquait hardiment PEcriture sur ce qu'on y trouve , en tant d'endroits , du grand nombre des etoiles. II n'y en a que mille vingt-deux , disait-on : nous le savons. XLVII. L'homme est aiusi i'ait, qu'a force de lui dire qu'il est un sot , il le croit ; et , a force de se le dire a soi-meme , on se le fait croire. Car 1'homme fait lui seul une conver- sation interieure , qu'il importe de bien regler : Corrum- punt mores bonos colloquia mala. ( I Cor. 15 , 33.) 11 faut se tenir en silence autant qu'on peut , et ne s'entre- tenir que de Dieu ; et aiusi on se le persuade soi-meme. XLVIII. Quelle difference entre un soldatet un chartreux, quant a 1'obeissance? Car ils sont 6galement obeissants et de- SECONDE PARTIE. ARTICLE XVII. 287 pendants , et dans des exerciees egalement penibles. Mais le soldat espere toujours devenir maitre , et lie le devient jamais (car les capitaines et les princes meme sont tou- jours esclaves et dependants) ; mais il espere toujours 1'in- dependauce, et travaille toujours ay venir; au lieu que le chartreux fait voeu de ne jamais etre independant. Us ne different pas dans la servitude perpetuelle que tous deux out toujours , mais dans 1'esperance que Tun a toujours , et que 1'autre n'a pas. XL1X. La propre volonte ne se satisferait jamais , quand elle aurait tout ce qu'elle souhaite; mais on est satisfait des 1'instaut qu'on y renonce. Avec elle, on ne peut etre que malcontent; sans elle, on ne peut etre que content. La vraie et unique vertu est de se hair, car on est hais- sable par sa concupiscence ; et de chercher un etre veri- tablement aimable , pour 1'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous , il faut aimer un etre qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Or, il n'y a que 1'Etre universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous (Luc. 17,21); le bien universel est en nous , et u'est pas nous. 11 est injuste qu'ou s'attache a nous, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Nous tromperons ceux a qui nous en feronsnaitre ledesir;carnousne sommeslafm de personne , et nous n'avons pas de quoi les satisfaire. Ne sommes-nous pas prets a mourir? Et ainsi 1'objet de leur attachement mourrait. Comme nous serions coupables de faire croireunefaussete, quoique nous la persuadassions doucement et qu'on la crut avec plaisir , et.qu'en cela on nous fit plaisir : de meme nous sommes coupables , si 288 ' PO'StfES DE PASCAL. nous nous faisons aimer , et si nous attirons les gens a s'attacher a nous. Nous devons avertir ceux qui se- raient prets a consentir au mensonge, qu'ils ne doivent paslecroire, quelque avantage qu'il nous en revint. De meme nous devons les avertir qu'ils ne doivent pas s'attacher a nous; car il faut qu'ils passent leur vie a plaire a Dieu , ou a le chercher. L. C'est etre superstitieux , de mettre son esperance daus les formalites et dans les ceremonies ; mais c'est etre su- perbe, de ne pas vouloir s'y soumettre. LT. Toutes les religions ettoutes les sectes du raonde ont eu la raison naturelle pour guide. Les seuls Chretiens ont etc" astreints a prendre leurs regies hors d'eux-memes , et a s'informer de celles que JESUS-CHRIST a laissees aux anciens pour nous etre transmises. II y a des gens que cctte contrainte lasse. Us veulent avoir , comme les autres peuples , la liberte de suivre leurs imaginations. C'est en vain que nous leur crions, comme les prophetes faisaieut autrefois aux Juifs : Allez au milieu de VEylise; infor- mez-vous des lots que les anciens lui ont laissee , et sui- vez ses sentiers. Us repondent comme les Juifs : Nous riy marc herons pas : nous voulons suivre les pensecs de noire cmur, et elre comme les autres peuples. Ml. II y a trois moyeris decroire : la raison, la coutume ct 1'inspiration. La religion chretienne , quiseule a la rai- son, n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration : ce n'est pasqu'elleexclue la raisou et la SECONDE PART1E. ARTICLE XVII. 289 coutume ; au contraire , il faut ouvrir son esprit aux preu- ves par la raison , et s'y confirraer par la coutume ; mais 2lle veut qu'on s'offre par 1'humiliation aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet : Ut non evacuetur crux Christi. (I Cor. 1 , 17.) LHI. Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiemeut que quand on le fait par un faux principe de conscience. LIV. Les Juifs , qui ont etc appeles a dompter les nations et les rois , ont ete esclaves du peche ; et les Chretiens , dont la vocation a ete a servir et a etre sujets , sont les enfants libres. LV. Est-ce courage aim homme mourant d'aller, dans la faiblesse et dans 1'agonie, affronter unDieu tout-puissant et eternel ? LVI. Je crois volontiers les histoires dont les temoins se font egorger. LVII. La bonne crainte vient de la foi ; la fausse crainte vient du doute. La bonne crainte porte a 1'esperance , parce qu'elle nait de la foi, et qu'on espere au Dieu que Ton croit : la mauvaise porte au desespoir, parce qu'on craint le Dieu auquel on n'a point de foi. Les uns craignent de le perdre , etles autres de le trouver. LVIII. Salomon et Job outle mieux connu la miseredel'hoinine, PASCAL. 1'ENSEES. 25 ?W) PENSEES DE PASCAL. el en out le mieux parle : 1'im le plus heureux des hom- mes, et 1'autre le plus malheureux; Tun connaissant la vanite des plaisirs par experience , 1'autre la realite des maux. LIX. Les paiens disaientdu mai d'Israel,et lePropheteaussi : et tant s'en faut que les Israelites eussent droit de lui dire : Vous parlez comme les paiens, qu'il fait sa plus grande force sur ce que les paiens parlent comme lui. ( Escchiel. } LX. Dieu n'entend pas que nous soumettionsnotrecroyance a lui sans raison, ni nous assujettir avec tyrannie. Mais il ue pretend pas aussi nous rendre raison de toutes choses; et, pour accorder ces contrarietes, il enteud nous faire voir clairement des marques divines en lui qui nous con- vainquent de ce qu'il est, et s'attirer autorite par des mer- veilles et des preuves que nous ne puissions refuser ; et qu'ensuite nous croyions sans hesiter les choses qu'il nous enseigne , quand nous n'y trouverons d'autre raison de les refuser, siuon que nous ne pouvons par nous-memes eonnaltre si elles sont ou non. LXI. II n'y a que trois sortesde personnes : les uns qui scr- vent Dieu , 1'ayant trouve ; les autres qui s'emploient a le chercher, ne 1'ayant pas encore trouve ; et d' autres enfin qui vivent sans le chercher inTavoir trouve. Les premiers sont raisonuables et heureux; les derniers sont fous et malheureux ; ceux du milieu sont malheureux et raison- uubles. SFXXXNDE PARTIE. ARTICLE XVH. 591 LXII. Les hommes prennent souvent leur imagination pour leur cceur ; et ilscroient etre convertis des qu'ils pensent a se convertir. La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues et do principes differents qu'elle doit avoir toujours presents, qu'a toute heure elle s'assoupit ou elle s'egare , faute dc les voir tous a la fois. II n'en est pas ainsi du sentiment ; il agit en un instant, et toujours est pret a agir. II faut done , apres avoir connu la verite par la raison , tacher de la sentir, et de mettre notre foi dans le sentiment du cceur; autrement elle sera toujours incertaine et chance- lante. Le coeur a ses raisons , que la raison ue connait point : on le sent en mille choses. C'est le coeur qui sent Dieu , et non la raison. Voila ce que c'est que la foi parfaite , Dieu sensible au coeur. LXIII. 11 est de 1' essence de Dieu que sa justice soit infmie aussi bien que sa misericorde : cependant sa justice et sa severite envers les reprouves est encore moins etonnante que sa misericorde envers les elus. LXIV. L'homme est visiblement fait pour penser ; c'est toute sa dignite et tout son merite. Tout son devoir est de pen- ser comme il faut ; et Pordre de la pensee est de commen- ce? par soi , par son auteur et sa fin. Cependant a quoi pense-t-on dans le monde? Jamais a cela; mais a se diver- tir, a devenir riche, a acquerir de Ja reputation , a se falre roi , sans penser a ce que c'est que d'etre roi et d'6tre hoimne. 292 PENSEES DE PASCAL. La pensee de 1'homme est une chose admirable par sa nature. II fallait qu'elle eut d'etranges defauts , pour etre meprisable. Mais elle en a de tels, que rieu n'est plus ri- dicule. Qu'elle est grande par sa nature ! qu'elle est basse par ses defauts! LXV. S'il y a un Dieu , il ne faut aimer que lui , et non les creatures. Le raisonnement des impies, dans le livre de la Sagesse , n'est fonde que sur ce qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. Gela pose, disent-ils, jouissons done des creatures. Mais s'ils eussent su qu'il y avait un Dieu, ils eussent conclu tout le contraire. Et c'est la con- clusion des sages : II y a un Dieu, ne jouissons done pas des creatures. Done tout ce qui nous incite a nous attacher a la creature est mauvais , puisque cela nous empeche, ou de servir Dieu , si nous le connaissons , ou de le chercher, si nous 1'ignorons. Or, nous sommes pleins de concupis- cence : done nous sommes pleins de mal ; done nous de- vons nous hair nous-memes , et tout ce qui nous attache a autre chose qu'a Dieu seul. LXVI. Quand nous vouloris penser a Dieu , combieu seutons- nous de ehoses qui nous en detournent, et qui nous ten- tent de penser ailleurs? Tout cela est mauvais, et memo ne avec nous. Lxvir. II est faux que nous soyons dignes que lesautres nous aiment : il est injuste que nous le voulions. Si nous nais- sions raisonuables , et avec quelque connaissance de nous- memes et des autres, nous n'aurions point cette inclina- SECONDE I'ARTIE. ARTICLE XVII. 293 tion. Nous naissons pourtant avecelle : nous naissons done injustes , car chacun tend a soi. Cela est centre tout ordre : il faut tendre au general ; et la pente vers soi est le com- mencement de tout desordre , en guerre , en police , en economic , etc. Si les membres des communautes naturelles et civiles tendent au bien du corps , les communautes elles-me"mes doivent tendre a un autre corps plus general. Quiconque ne bait point en soi cet amour-propre et cet instinct qui le porte a se mettre au-dessus de tout, est bien aveugle , puisque rien n'est si oppose a la justice et a la verite. Car il est faux que nous mentions cela; et il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tousdemandent la meme chose. C'est done une manifeste injustice ou nous sommes nes , dont nous ne pouvons nous defaire , et dont il faut nous defaire. Cependant nulle autre religion que la chretienne n'a remarque que ce fut un peche, ni que nous y fussions nes, ni que nous fussions obliges d'y resister, ni n'a pense a nous en donner les remedes. LXVIII. II y a une guerre intestine dans I'homme entre la rai- son et les passions. II pourrait jouir de quelque paix, s'il n'avait que la raison sans passions, ou s'il n'avait que les passions sans raison. Maisayant 1'unet 1'autre, il nepeut etre sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec 1'unqu'il nc soil en guerre avec 1'autre. Ainsi il est toujours divise et contraire a lui-meme. Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel, de vivre sans chercher ce qu'on est , e'en est encore un bien plus terrible de vivre mal en croyant Dieu. Tous les bommes 25 294 PENStES DE PASCAL. presque sont dans I'uu ou dans 1'autre de cesdeux aveu- glements. LXIX. II est indubitable que 1'ame est mortelle ou immortelle. Cela doit mettre une difference entiere dans la morale ; ct cepeudant les philosophes ont conduit la morale indepen- damment de cela. Quel etrange aveuglement! Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comedie en tout le reste. On jette enlin de la terre sur la tete, eten voila pour jamais. LXX. Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent pas le bonheur de leur etre , a voulu faire des etres qui le con- nussent , et qui composasscnt un corps de membres pen- sants. Tous les hommes sont membres de ce corps ; et pour etre beureux , il faut qu'ils conferment leur volonte particuliere a la voloute universelle qui gouverne le corps entier. Gependant il arrive souvcnt que Ton croit etre un tout, et que, ne se voyant point de corps dont on depende , Ton croit ne dependre que de soi, et Ton veut se faire centre et corps soi-meme. Mais on se trouve en cet etat i'omme un membre separe de son corps , qui , n' ayant point en soi de principe de vie, ne fait que s'egarer et s'e- tonner dans I'incertitude de son etre. Enfin , quand on commence a se connaitre , I'on est comme revenu chez soi ; on sent que Ton n'est pas corps ; on comprend que Ton n'est qu'un membredu corps universel ; qu'etre mem- bre, est n'-avoir de vie, d'etre ct de mouvement que par Tesprit du corps et pour le corps ; qu'un membre separe du corps auquel il appartient n'aplus qu'un etre perissant et mourant; qu'ainsi Ton ne doit s'aimer que pour ce SECONDS PARTIii. ARTICLE XVII. 295 corps, on plutot qu'onne doit aimer que lui, parcequ'en 1'aimant on s'aime soi-meme, puisqu'ou n'a d'etre qu'en lui, par lui et pour lui. Pour regler 1'amour qu'on se doit a soi-meme, il faut s'imagiuer un corps compose de membres pensants, car nous sommes membres du tout; et voir comment chaque membre devrait s'aimer. Le corps aime la main , et la main , si elle avail une volonle, devrait s'aimer de la meme sorte que le corps I'aime. Tout amour qui va an dela est injuste. Si les pieds et les mains avaient une volonte particu- liere, jamais ils ne seraient dans leur ordre qu'en la sou- mettant a celle du corps : horsde la, ils sont dans le de- sordre et dans le malheur ; mais , en ne voulant que le bien du corps , ils font leur propre bien. Les membres de notre corps ne sententpas le bonheur de leur union , de leur admirable intelligence, du soin que l;< nature a d'y iufluer les esprits , de les faire croitre et durer. S'ils etaient capables de le connaitre, et qu'ils se ser- vissent de cette connaissance pour retenir en eux-memes la nourriture qu'ils recoivent, sans la laisser passer aux autres membres , ils seraient non-seulement injustes, mais encore miserables, et se hairaient plutot que de s'ai- mer : leur beatitude , aussi bien que leur devoir, consis- tent a consentir a la conduite de Tame universelle a qui ilsappartiennent, quiles aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-memes. Qai adhwret Domino , unus spiritus est. (I Cor. 6, 17.) On s'aime, parce qu'on est membre de JESUS- CHRIST. On aime JESUS-CHRIST, parce qu'il estle chef du corps dont on estle membre : toul est un, 1'un est en 1'autre. La concupiscence et la force sont les sources de toutes 236 PENSEES DE PASCAL. nos actions purement humaines : la concupiscence fait les volontaires ; la force , les involontaires. LXXI. Les platoniciens, et meme Epictete et ses sectateurs, croient que Dieu est seul digne d'etre aime et admire ; et cependant ils ont desire d'etre aimes et admires des hom- mes. Ils ne connaissent pas leur corruption. S'ils sc sen- tent portes a 1'aimer et a 1'adorer, et qu'ils y trouveut leur principale joie , qu'ils s'estiment bons, a la bonne heure. Mais s'ils y seutent de la repugnance , s'ils n'ont aucune pente qu'a vouloir s'etablir dans I'estime des homrues , et que pour toute perfection ils fassent seulement que , sans forcer les hommes , ils leur fassent trouver leur bonheur a les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi! ils ont connu Dieu , et n'ont pas desire uniquement que les hommes 1'aimassent ; ils ont voulu que les hom- mes s'arretassent a eux; ils ont voulu etre 1'objet du bon- heur volontaire des hommes ! LXXII. 11 est vrai qu'il y a de la peine en s'exercant dans la piete. Mais cette peine ne vient pas de la piete qui com- mence d'etre en nous , mais de 1'impiete qui y est encore. Si nos sens ne s'opposaient pas a la penitence , et que notre corruption ne s'opposat pas a la purete de Dieu , il n'y au- rait en cela rien de penible pour nous. Nous ne souffrons qu'a proportion que le vice , qui nous est naturel , resiste a la grace surnaturelle. Notre coeur se sent dechire entre ces efforts contraires. Mais il serait bien injuste d'impu- ter cette violence a Dieu qui nous attire , au lieu de 1'at- tribuer an monde qui nous retient. C'est comme uu en- SECONDE PARTIE. ARTICLE XVII. 1VJ fantque sa mere arrache d'entre les bras des voleurs, et qui doit aimer dans la peine qu'il souffre la violence amoureuse et legitime de celle qui procure sa liberte , et ne detester que la violence impetueuse et tyrannique de ceux qui le retiennent injustement. La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire aux hommes dans cette vie , est de les laisser sans cette guerre qu'il est venu apporter. Je suis venu apporter la guerre, dit-il ; et, pour instruire de cette guerre, je suis venu apporter le fer et le feu. (Matth. 10, 34; Luc. 12, 49.) Avant lui , le monde vivait dans une fausse paix. LXXIII. Dieu ne regarde que 1'interieur : 1'Eglise ne juge que par 1'exterieur. Dieu absout aussit6t qu'il voit la peni- tence dans le co3ur ; 1'Eglise , quand elle la voit dans les oeuvres. Dieu ferauneEglise pure au dedans, qui coufonde par sa saintete' interieure et tonte spirituelle I'impiete exte- rieure des sages superbes et des pharisiens : et 1'Eglise fera une assemblee d'hommes dont les moeurs exterieures soient si pures, qu'elles confondent les moeurs des paiens. S'il y a des hypocrites si bien deguises qu'elle n'en connaissepas le venin, elle les souffre; car, encore qu'ils ne soient pas recus de Dieu, qu'ils ne peuvent tromper, ils le sont des hommes , qu'ils trompent. Ainsi elle n'est pas deshonoree par leur conduite, qui parait sainte. LXX1V. La loi n'a pas detruit la nature ; mais elle 1'a instruite : la gr^ce n'a pas detruit la loi ; mais elle 1'a fait exercer. On se fait une idole^e la verite meme : car la verite horsde la charite n'est pas Dieu ; elle est son image , et 2U8 PENSEES DE PASCAL. uneidole qu'il ne faut point aimer, ni adorer; et encore moins faut-il aimer et adorer son contraire, qui est le raensonge. LXXV. Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chretienne; mais, entre tous ceux que le monde a hiventes , ii n'y en a point qui soit plus a craindre que la comedie. C'est une representation si naturelle et si delicate des passions, qu'elle les emeut et les fait naitre dans no- tre coeur, et surtout celle de 1'amour : principalement lorsqu'on le represente fort chaste et fort honnete. Car plus ii parait innocent aux 3 mes innocentes, plus elles sont capables d'en etre touchees. Sa violence plait a no- tre amour-propre, qui forme aussitot un desir de causer les memes effets que Ton voit si bien represented ; et Ton se fait en meme temps uue conscience fondee sur 1'hon- netete des sentiments qu'on y voit , qui eteint la crainte des ames pures, lesquelles s'imaginent que ce n'est pas blesser la purete, d'aimer d'un amour qui leur semble si sage. Ainsi Ton s'en va de la comedie le coeur si rempli de toutes les beautes et de toutes les douceurs de l'amour, 1'iime et I' esprit si persuades de son innocence, qu'on est tout prepare a recevoir ses premieres impressions, on plutot a chercher I'occasion de les faire naitre dans le coeur de quelqu'un, pour recevoir les memes plaisirs et les memes sacrifices que Ton a vus si bien depeints dans la comedie. LXXVI. Les opinions relachees plaisent tant aux hommes na- Uirellement, qu'il est ctrange qti'elles leur deplaisent. C'est qu'ils out excede toutes les bornes. Et, de plus , il y SEC'OXDE PARTIE. ARTICLE XVII. 299 a bien des gens qui voiet levrai, etqui ne peuvent y alteindre. Mais il y en a peu qui ne sachent quo la purete de la religion est .contraire aux opinions trop relfichees , et qu'il est ridicule de direqu'une recompense eternelle est offerte a des moeurs licencieuses. LXXVII. J'ai craint que je n'eusse mal ecrit , me voyant con- damne ; mais 1'exemple de tant de pieux ecrits me fait eroire au coutraire. II n'est plus permis de bien ecrire. Toute I'fuquisition est corrompue ou ignorante. 11 est meilleur d'obeir a Dieu qu'aux hommes. Je ne crains rien , je n'espere riea : le Port-Royal craint , et c'est une mauvaise politique de les separer ; car, quand ils ne crain- dront plus , ils se feront plus craindre. Le silence est la plus grande persecution. Jamais les saints ne se sont tus. 11 est vrai qu'il faut vocation ; mais ce n'est pas des arrets du conseil qu'il faut apprendre si Ton est appele ; c'est de la necessite de parler. Si mes Lettres sont condamuees a Rome , ce que j'y condamne estcondamne dans le ciel. L'Inquisition et la Societe sout les deux fleaux de la verite. LXXVIIt. On m'a demande, premierement, si je ne me repens pas d'avoir fait les Provinciales. Je reponds que , bien loin de m'en repentir, si j'etais a les faire , je les ferais encore plus fortes. Secondement, on m'a demande pourquoi j'ai dit le nom des auteurs ou j'ai pris toutes ces propositions abo- miuables que j'y ai citees. Je reponds que, si j'etais dans une vUleou il y cut douze fontaines, et que je susse cer- 300 PENSEES DE PASCAL. tainement qu'il y en eut une empoisonnee , je serais oblige d'avertir toutle monde de ne point aller puiser de 1'eau a cette fontaine; et comme on pourrait croire que c'est une pure imagination de ma part , je serais oblige de nommer celui qui 1'a empoisonnee, plut6t que d'exposer toute une ville a s'empoisonuer. En troisieme lieu, on m'a demande pourquoi j'ai em- ploye un style agreable, railleur et divertissant. Je re- ponds que , si j'avais ecrit d'un style dogmatique, il n'y aurait eu que les savants qui les auraient lues ; et ceux-la n'en avaient pas besoin , en sachant pour le moins au- tant que moi la-dessus. Ainsi j'ai cm qu'il fallait ecrire d'une maniere propre a faire lire mes Lettres par les fem- mes et les gens du monde , afm qu'ils connussent le dan- ger de toutes ces maximes et de toutes ces propositions qui se repandaient alors , et dont on se laissait facilement persuader. Enfin on m'a demande si j'ai lu moi-meme tous les livres que j'ai rite's. Je reponds que non. Certainement il aurait fallu que j'eusse passe une grande partie de ma vie a lire de tres-mauvais livres ; mais j'ai lu deux fois Escobar tout entier ; et , pour les autres , je les ai fait lire par quelques-uns de mes amis; maisje n'en ai pas em- ploye un seul passage sans I'avoir lu moi-meme dans le livre cite, et sans avoir examine la matiere sur laquelle il est avance, etsans avoir lu ce qui precede et ce qui suit, pour ne point hasarder de citer une objection pour une reponse ; ce qui aurait etc reprochable et injuste. LXXIX. La machine arithmetique fait des effets qui approcheiit plus de la pensee que tout cc quo font les animaux ; mais SECONDE PART1E. ARTICLE XVII. 301 elle ne fait rien qui puisse faire dire qu'elle a de la voloute, comme les animaux. LXXX. Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent : Mou livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Us sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue , et tou- jours un chez moi a la bouche. Us feraient mieux de dire : Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que du leur. LXXXI. La piete chretienne aneantit le moi humain, et la civi- lite humaine le cache et le supprime. LXXXII. Si j'avais le coeur aussi pauvre que 1'esprit, je serais bienheureux ; car je suis merveilleusement persuade que la pauvreteestun grand moyen pour faire son salut. LXXX LI I. JTa) remarque une chose, que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse toujours quelque chose enmourant. LXXXIV. J'aime la pauvrete, parce que JESUS-CHRIST 1'a aimee. .T'aime les biens, parce qu'ils donnent moyen d'en assis- ter les miserables. Je garde la fidelite a tout le monde. Je ne rends pas le mal a ceux qui m'en font ; mais je leur souhaite une condition pareille a la mienne , ou Ton ne recoit pas le mal ni le bien de la plupart des hommes. J'es- saye d'etre toujours veritable, sincere et fidele a tous les 20 102 PENSEES DE PASCAL. hommes.J'ai une tendressedecffiur pour ceux que Dieu m'a unis plus etroilement. Soil que je sois seul , ou a la vue des horames , j'ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit ies juger, et a qui je les ai toutes consacrees. Voila quels sont mes sentiments ; et je benis tons les jours de ma vie mon Redempteur qui les a mis enmoi, et qui, d'un homme plein de faiblesse, de misere, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition , a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de la grdce a laquelle tout en est du, n'ayant de moi que la misere et 1'horreur. LXXXV. La maladie est 1'etat naturel des Chretiens, parce qu'on est par la, comme on devrait toujours etre, dans la souf- f ranee des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens , exempt de toutes les pas- sions qui travail lent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans Fattente continuelle de la mort. N'est-ce pas ainsi que les Chretiens devraient passer la vie? Et n'est-ee pas un grand bonheur quand on se trouve par necessite dans I'etat ou Ton est oblige d'etre , et qu'on n'a autre chose a faire qu'a se soumettre hum- blement et paisiblement? C'est pourquoi je ne demande autre chose que de prier Dieu qu'il me fasse cette grace. LXXXVI. C'est une chose etrange que les hommes aient voulu comprendre Ies principes des choses, et arriver jusqu'a connaitre tout ! Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une presomption ou sans une capacite in- finic comme la nature. LXXXVH. La nature a des perfections, pour montrer qu'elle est SECONDE PARTIK. ARTICLE XVII. 303 1'image de Dieu ; et des defauts, pour montrer qu'elle n'en est que 1'image. LXXXVIII. Les hommes sont si neeessairement fous , que ce serai t etre fou par un autre tour de folie, que de ne pas etre foil. LXXXIX. Otez la probabilite y on ne pent plus plaire an monde : mettez la probabilite , on ne peut plus lui deplaire. XC. L'ardeur des saints a rechercher et pratiquer le bien etait inutile, si la probabilite est sure. XCI. Pour faire d'un homme un saint , il faut que ce soit la grace ; et qui en doute ne sait ce que c'est qu'uu saint et qu'un homme. XCII. On aime la surete. On aime que le pape soit infailliblc en la foi, et que les doeteurs graves le soient dans leurs moeurs, afin d'avoir son assurance. XCUI. II ne faut pas juger de ce qu'est le pape par quelqwes paroles des Peres , comme disaient les grecs dans un con- cile ( regie importante I ) , mais par les actions de VEglise et des Peres, et par les canons. XCIV. Le pape est le premier. Quel autre est connu de tous? Quol autre est reconnu de tous ayant pouvoir d'influei 304 PENSEICS DE PASCAL. par tout le corps , parce qu'il ticnt la maitresse branche , qui iuflue partout? XGV. 11 y a heresie a expliquer toujours omnes de tous , et heresie a ne pas 1'expliquer quelquefois de tous. Bibile ex hoc omnes : les huguenots, heretiques, en 1'expliquant de tous. In quo omnes peccaverunt : les huguenots, be- retiques , enexceptant les enfants des fideles. llfaut done suivre les Peres et la tradition pour savoir quand, puis- qu'il y a heresie a craindre de part et d'autre. XCVI. Le moindre mouvement importe a toute la nature ; la mer entiere change pour une pierre. Ainsi , dans la grace , la moindre action importe pour ses suites a tout. Done tout est important. XCV1I. Tous les hommes se haissent naturellement. On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n'est que feinte , et une fausse image de la charite ; reellement ce n'est que haine. Ce vilain fouds de 1'homme , figmentum malum , n'est que couvert ; il n'est pas 6te. XCVIII. Si Ton veut dire que 1'homme est trop peu pour meri- ter la communication avec Dieu , il faut etre bien grand pour en juger. XCIX. 11 est indigne de Dieu de se joindre a 1'homme misera- ble; mais il n'est pas indigne de Dieu de le tirer de sa misere. SECONDS PART1E. ARTICLE XVII. 306 C Qui 1'a jamais compris! Qae d'absurditesl... Des pe- cheurs purifies sans penitence , desjustes sanctifies sans la grace de JESUS-CHBIST, Dieu sans pouvoir sur la vo- lonte des hommes, une predestination sans mystere, un Redempteur sans certitude. CI. Unite , multitude. En considerant I'Eglise comme unite , le pape en est le chef comme tout. En la considerant comme multitude , le pape n'en est qu'une partie. La mul- titude qui ne se reduit pas a 1'unite est confusion; 1'unite qui n'est pas multitude est tyrannic. CII. Dieu ne fait point de miracles dans la conduite ordi- nairede son Eglise. C'en seraitun etrange, si 1'infaillibi- lite etait dans un ; mais d'etre dans la multitude, cela pa- rait si naturel , que la conduite de Dieu est cachee sous la nature, comme en tous ses ouvrages. cm. De ce que la religion chretienne n'est pas unique, ce n'est pas une raison de croire qu'elle n'est pas la veritable, Au contraire , c'est ce qui fait voir qu'elle Test. CIV. Dans un Etat etablien republique, comme Venise, ce serait un tres-grand mal de contribuer a y mettre un roi , et zi opprimer la liberte des peuples a qui Dieu 1'a donnee. Mais , dans un Etat ou la puissance royale est etablie , on ne pourrait violer le respect qu'on lui doit sans uneespece de sacrilege; parcc que la puissance que Dieu y a atta- 306 1'ENSEES DE PASCAL. c-hee etant uou-seulement uue image, mais une partici- pation de la puissance de Dieu , on ne pourrait s'y oppo- sersans resister manifestement a I'ordre de Dieu. De plus , la guerre civile , qui en est une suite , etant un des plus grands maux qu'on puisse commeltre contre la charite du prochain , on ne peut assez exagerer la grandeur de cette faute. Les premiers Chretiens ne nous out pas appris la revolte , mais la patience , quand les princes ue s'acquit- tent pas bien de leur devoir. M. Pascal ajoutail : J'ai un aussi grand eloignement de ce peche, que pour assassiner le monde et ^oler sur les grands chemins : il n'y a rien qui soil plus contraire a mon naturel , et sur quoi je sois moins tente. CV. ^'eloquence est un art de dire les choses de telle facon , 1 que ceux a qui Ton parle puissent les entendre sans peine et avec plaisir; 2 qu'ils s'y sentent interesses, en sorte que 1'amour-propre les porte plus volontiers a y faire reflexion. Elle consiste doncdans une correspondance qu'on t&che d'etablir entre 1 'esprit et le coeur de ceux a qui Ton parle d'un cote, et de 1'autre les peusees et les expressions dont on se sert ; ce qui suppose qu'on aura bien etudie le coeur de 1'homme pour en savoir tous les ressorts , et pour trouver ensuite les justes proportions du discours qu'on vent y assortir. II faut se mettre a la place de ceux qui doivent nous entendre , et faire essai sur son propre coeur du tour qu'on donne a son discours , pour vok si 1'un est fait pour 1'autre , et si Ton peut s'assurer que Pauditeur sera comme force de se rendre. 11 faut se renfermer, le plus qu'il est possible, dans le simple na- turel ; ne pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est SECONDE PART1E. ARTICLE XVII. 307 grand. Ce u'est pas assez qu'une chose soil belle, il faut qu'elie soit propre au sujet , qu'il u'y ait rien de trop , ni rien de manque. L 'eloquence est une peinture de la pensee ; et ainsi ceux qui, apres avoir peint, ajoutent encore, font un tableau , au lieu d'un portrait. CVT. L'Ecriture sainte n'est pas une science de 1'esprit, mais du coeur. Elle n'est intelligible que pour ceux qui ont le coeur droit. Le voile qui est sur 1'Ecriture pour les Juii's y est aussi pour les Chretiens. La charite est non-seule- ment 1'objet de 1'Ecriture sainte, mais elle en est aussi la porte. CV1I. S'il ne faltait rien faire que pour le certain , on ne de- \ rait rien faire pour la religion ; car elle n'est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour 1'incertain , les voya- ges sur mer, les batailles ! Je dis done qu'il ne faudrait rien faire du tout, car rien n'est certain ; et il y a plus de certitude a la religion qu'a 1'esperance que nous voyions le jour de demain : car il n'est pas certain que nous voyions demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n'en peut pas dire autant de la religion. 11 n'est pas certain qu'elie soit; mais qui osera dire qu'il est certainement possible qu'elie ne soit pas? Or, quand on travaille pour demain et pour 1'incertain , on agit avec raison. CVIII. Les inventions des hommes vont en avancaut de siecle en siecle. La bonteet la malice du moiideen general rests la ineme. 308 PENSfcES DE PASCAL. CIX. 11 faut avoir une pensee dc derriere, et juger du tout par la : en parlant cependant comme le pcuple. CX. La force est la rcine da monde , et non pas I'opinion ; mais I'opinion est celle qui use de la force. CXI. Le hasard donne les pensees, le hasard les 6te; point d'art pour conserver ni pour acquerir. CXII. Vous voulez que 1'Eglise ne juge ni de I'interieur, parce que cela n'appartient qu'a Dieu , ni de 1'exterieur, parce que Dieu ne s'arrete qu'a 1'interieur; et ainsi, lui otant tout choix des homines , vous retenez dans 1'Eglise les plus debordes, et ceux qui la deshonorent si fort, que les synagogues des Juifs et les sectes des philosophes les au- raient exiles comme indignes, et les auraient abhorres. CXIII. Est fait pretre raaintenant qui veut 1'etre, comme dans Jeroboam. CXIV. La multitude qui ne se reduit pas a 1'unite est confu- sion; I'linite qui ne depend pas de la multitude est tyrannic. cxv. On nc consultc que 1'oreille, parce qu'on. manque de eceur. SECONDE PARTI E. AHTICLE XVII. 309 CXVI. II faut , en tout dialogue et discours , qu'on puisse dire a ceux qui s'en offensent : De quoi vous plaignez-vous ? CXVII. Les enfantsqui s'ef fray entdu visage qu'i Is ontbarbouille sont des enfants; mais le moyen que cequi est si faible, etant enfant , soitbien fortetant plus age ! On ne fait que changer de faiblesse. CXVI1I. Incomprehensible que Dieu soit , et incomprehensible qu'il ne soit pas; que Tame soit avec le corps, que nous n'ayonspas d'ame ; que le monde soit cree , qu'il ne lesoit pas , etc. ; que le peche originel soit , ou qu'il ne soit pas. CXIX. Les athees doivent dire des choses parfaitement claires ; or il u'est point parfaitement clair que 1'ame soit mate- riel le. cxx. I ncrediiles les plus credules. Us croient les miracles de Vespasien , pour ne pas croire ccux de Moise. Sur la philosophie de Descartes. 11 faut dire en gros : Gela se fait par figure et mouve- ment , car cela est vrai. Maisde dire quelle figure et mou- vement, et composer la machine, cela est ridicule; car cela est inutile , et incertain et penible. Et quand cela se- raitvrai, nous n'estimons pas que toute la philosophie voille une heurede peine. 318 PENSfiES DE PASCAL. ARTICLE XVIII. Pensees sur la mort, qui ont cte extraites d'une letlre ecrite par Pascal , au sujet de la mort de son pere. I. Quand nous sommes dans ['affliction a cause de la mort de quelque persoune pour qui nous avons de 1 affec- tion , ou pour quelque autre malheur qui nous arrive , nous ne devons pas chercher de la consolation dans nous- memes, ni dans leshommes, nidans tout ce qui est cree; mais nous devons la chercher en Dieu seul. Et la raison en est, quetoutes les creatures ne sont pas la premiere cause des accidents que nous appelons maux ; mais que la providence de Dieu en etant 1'unique et veritable cause, 1'arbitre et la souveraine , il est indubitable qu'il faut re- courir directement a la source, et remonter jusqu'a I'o- rigine, pour trouver un solide allegement. Que si nous sui- vons ce precepte , et que nous considerions cette mort qui nous affllge, non pas comme un effet du hasard , ni comme une necessite fatale de la nature , ni comme le jouet des elements et des parties qui composent 1'homme (car Dieu n'a pas abandonne ses elus au caprice du hasard ) , mais comme nne suite indispensable , inevitable , juste et sainte, d'un arret de la providence de Dieu, pour etre execute dans la plenitude de son temps ; et enfin que tout ce qui est arrive a e"te" de tout temps present et preordonne en Dieu ; si , dis-je, par un transport de grSce , nous regar- dons cet accident , non dans lui-meme et hors de Dieu , mais hors de lui-meme el dans la volonte meme de Dieu , dans la justice de son arret, dans 1'ordre de sa provi- dence , qui en est la veritable cause, sans qui i! ne fut pas SECONDE PART1E. ARTICLE XV III. 311 arrive, par qui seul il est arrive , etde la maniere dont il est arrive ; nous adorerons dans un humble silence la hau- teur impenetrable de ses secrets , nous venererons la sain- tete de ses arrets, nous benirons la conduite de sa provi- dence ; et, unissant uotre volonte a celle de Dieu meme, nous voudrons avec lui, en lui , et pour lui , la chose qu'il a voulue en nous et pour nous de toute eternite. II. II n'y a de consolation qu'en la veiit seule. II est sans doute que Socrate et Seneque n'orit rien qui puisse nous persuader et consoler dans ces occasions. Us ont ete sous 1'erreur qui a aveugle tous les hommes dans le premier : ils ont tous pris la mort comme naturelle 1'homme ; et tous les discours qu'ils ont fondes sur ce faux principe sont si vains et si pen solides, qu'ils ne servent qu'a montrer par leur inutilite combien l'homme en general est faible, puisque les plus hautes productions des plus grands d'entre les hommes sont si basses et si pueriles. II u'en est pas de meme de JESUS-CHKIST, il n'en est pas ainsi des livres canoniques : la verite y est decouverte, et la consolation y est jointe aussi iufailliblement qu'elle est infailliblement separee de 1'erreur. Considerons done la mort dans la verite que le Saint-Esprit nous a apprise. Nous avous cet admirable avantage de connaitre que ve- ritablement et effectivement la mort est une peine du peche, imposee arhomme pourexpier son crime, necessaire a l'homme pour le purger du peche; que c'est la seule qui peut delivrer 1'ame de la concupiscence des membres, sans laquelle les saints ne vivent point en ce monde. Nous sa- vons que la vie, et la vie des Chretiens, est un sacrifice continue! qui ne peut etre acheve que par la mort : nous 312 PENSEES DE PASCAL. savons que JESUS-CHRIST, entrant au monde, s'est consi- dere et s'est oft'ert a Dieu comme un holocausle et une veritable victime; que sa naissance, sa vie, sa mort, sa resurrection , son ascension , sa seance eternelle a la droite de son Pere, et sa presence dans 1'Eucharistie, ne sont qu'un seul et unique sacrifice : nous savons que ce qui est arrive en JESUS-CHRIST doit arriver en tous ses mem- bres. Considerons done la vie comme un sacrifice ; et que les accidents de la vie ne fassent d'impression dans 1'esprit des Chretiens qu'a proportion qu'ils interrompent ou qu'ils accomplissent ce sacrifice. N'appelons mal que ce qui rend la victime de Dieu victime du diable , mais appelons bien ce qui rend la victime du diable en Adam victime deDieu;et, sur cette regie, examinons la nature de la mort. Pourcelail faut recourir a la personne de JESUS-CHRIST; car, comme l>ieu ne considere les hommes que par le me- diateur JESUS-CHRIST, les hommes aussi ne devraient re- garder, ni les autres, ni eux-memes, que mediatement par JESUS-CHRIST. Si nous ne passons par ce milieu, nous ne trouverons en nous que de veritables malheurs, ou des plaisirs abo- minables : mais si nous considerons toutes ces choses en JESUS-CHRIST, nous trouverons toute consolation , toute satisfaction , toute edification. Considerons done la mort en JESUS-CHRIST, et non pas sans JESUS-CHRIST. Sans JESUS-CHRIST elle est horrible, elle est detestable, et 1'horreur de la nature. En JESUS- CHKIST elle est tout autre;elle est aimable, sainte, et la joie du fidele. Tout est doux en JESUS-CHRIST , jusqif a hi mort ; et c'est pourquoi il a souffert et est mort pour sauc- SECONDE PART1E. ARTICLE XV111. 313 tifier la mort et les souffrauces : et, comme Dieu et comme homme, il a etc tout ce qu'il y a de grand et tout ce qu'il y a d' abject ; afm de sanctifier en soi toutes choses , excepte )e peche, et pour etre le modele de toutes les conditions. Pour considerer ce que c'est que la mort , et la mort en JESUS-CHRIST , il faut voir quel rang elle tient dans son sacrifice contiuuel et sans interruption, et pour cela re- marquer que, dans les sacrifices, la principale partie est la mort de 1'hostie. L' oblation et la sanctification qui pre- cedent sontdes dispositions ; mais 1'accomplissement est la mort, dans laquelle, par I'aneantissement de la vie, la creature rend a Dieu tout 1'hommage dont elle est capable, en s'aneantissant devaut les yeux de sa majeste, et en adorant sa souveraine existence, qui existe seule essen- liellernent. 11 est vrai qu'il y a encore une autre partie apres la mort de 1'hostie , sans laquelle sa mort est inutile ; c'est 1'acceptation que Dieu fait du sacrifice. C'est ce qui est dit dans I'Ecriture : Et odoratus est Do minus odorem suavitatis (Genes. 8, 21) : Et Dieu a recu fodeur du sacrifice. C'est veritablement celle-la qui couronne 1'obla- tion; mais elle est plutot une action de Dieu vers la crea- ture, que de la creature en vers Dieu; et elle n'empeche pas que la derniere action de la creature ne soit la mort. Toutes ces choses ont etc accomplies en JESUS-CHRIST. En entrant au monde, il s'est oi'fert : Obtulit semetipsum per Spiritum sanctum. (Hebr. 9, 14.) Inyrediens mun- dum, dixil: Hostiam ctoblationem noluisli : corpus au- tem aptasti mihi. (Hebr. 10, 5, 7.) Tune dixi, Ecceve- nio. In capita libri scriptum est de me, utfacerem vo- lunlatem tuam : Deus metis volui, et Icgcm tuam in media cordis mei. (Psalm. 39.) H s'est ofJ'erL lui-meme parle Saint -Esprit. Entrant dans le monde, iladit: Sei- 314 PKNSEES DE PASCAL. yneur, les sacrifices ne vous sont point ag realties; mats vous m'avez forme un corps. Alorsfai dit : Me voici,je vicns selon qu'il est ccrit de moi dans le livre , pour faire, mon Dieu,votrevolonte :cestuussi, mon Dieu, ce quefai voulu, et votre loi est dans le milieu de mon cceur. Voila son oblation. Sa sanctification a suivi imme- diatement son oblation. Ce sacrifice a dure toute sa vie, et a ete accompli par sa mort. II a fallu qu'il ait passe par les souff ranees , pour entrer en sa gloire. (Luc. 24, 26.) Aux jours de sa chair, ayant offert avec un grand cri et avec larmes sesprieres et ses supplications a celui quipouvait le tirer de la mort, it a ete exauce selon son humble respect pour son Pere; et, quoiqu'ilfut lefds de Dieu , il a appris I'obeissance par tout ce qu'il a souffert. (Hebr. 5,7, 8.) Et Dieu 1'a ressuscite, et lui a envoye sa gloire, figuree autrefois par le feu du ciel qui tombait sur les victimes , pour bruler et consumer son corps , et le faire vivre de la vie de la gloire. G'est ce que JESUS-CHRIST a obtenu, et qui a ete accompli par sa resurrection. Ainsi ce sacrifice etant parfait par la mort de JESUS- CHRIST , et consomme meme en son corps par sa resurrec- tion , oil 1'image de la chair du pcche a ete absorbee par la gloire, JESUS-CHRIST avail tout acheve de sa part; et il ne restait plus sinon que le sacrifice fiit accepte de Dieu , et que , comme la fumee s'elevait , et portait 1'odeur au trone de Dieu , aussi JESUS-CHRIST iut en cet etat d'immo- lation parfaite offert, porte et recu au trone de Dieu me- me : et c'est ce qui a ete accompli en 1'Ascension, en la- quelle il est monte , et par sa propre force , et par la force de son Saint-Esprit , qui 1'environnait de toutes parts. II a ete enleve comme la fumee des victimes, qui est la figure de JESUS-CHRIST, etait portee en haut par Pair qui la sou- SECONDS P ARTIE. ARTICLE XVUI. 315 tenait, qui est la figure clu Siu'nt-Esprit : et les Actes des apotres nous marquent expressement qu'il fut recu au ciel , pour nous assurer que ce saint sacrifice accompli en terre a ete accepte et recu dans le sein de Dieu. Voila 1'etat des choses en notre souverain Seigneur. Considerons-les en nous maintenant. Lorsque nous en- trons dans 1'Eglise, qui est le monde des fideles, et parti- eulierement des elus, ou JESUS-CHRIST entra des le mo- ment de son incarnation, par un privilege particulier au Fils unique de Dieu, nous sommes offerts et sanctifies. Ce sacrifice se continue par la vie, et s'accomplit a la mort, dans laquelle Tame, quittant veritablement tous les vices , et 1'amour de la terre , dont la contagion 1'infecte toujours durant cette vie, elle acheve son immolation, et est recue dans le sein de Dieu. Ne nous affligeons done pas de la mort des fideles , comme les pa'iens qui n'ont point d'esperance. Nous ne les avons pas perdus au moment de leur mort. Nous les avions perdus, pour ainsi dire, des qu'ils etaient entres dans 1'Eglise par le bapteme. Des lors ils etaient a Dieu. Leur vie etait vouee a Dieu ; leurs actions ne regardaient le monde que pour Dieu. Dans leur mort, ils se sont en- tierement detaches des peches ; et c'est en ce moment qu'ils ont ete recus de Dieu , et que leur sacrifice a recu son accompfissement et son couronnement. Us ont fait ce qu'ils avaient voue : ils ont acheve 1'ceu- vre que Dieu leur avait donnee a faire : ils ont accompli la seule chose pour laquelle ils avaient ete crees. La volonte de Dieu s'est accomplie en eux, et leur volonte est absor- bee en Dieu. Que notre volonte ne separe done pas ce que Dieu a uni ; et etouffons ou moderons par I'mtelligeiice de la verite les sentiments de la nature corrompue et decue , 316 PENSEES DE PASCAL. qui n'a que de fausses images, et qui trouble, pai j ses il- lusions , la saintete des sentiments que la verite de I'Evan- gile doit nous donner. Ne considerons done pi us la mort comme des paiens \ mais comme des Chretiens , c'est-a-dire avec 1'esperance , comme saint Paul 1'ordonne, puisque c'est le privilege special des Chretiens. Ne considerons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse nous le re- presente de la sorte; mais comme le temple inviolable et eternel du Saint-Esprit, comme lafoi 1'apprend. Car nous savons que les corps des saints sont habites par le Saint-Esprit jusqu'a la resurrection , qui se fera par la vertu decet Esprit qui reside en eux pour cet effet. C'est le sentiment des Peres. C'est pour cette raison que nous honorons les reliques des morts , et c'est sur ce vrai priu- cipe que Ton donnait autrefois 1'Eucharistie dans la bou- che des morts , parce que , comme on savait qu'ils etaient le temple du Saint-Esprit, on croyait qu'ils meritaient d'e- tre aussi unis a ce saint sacrement. Mais I'Eglise a change cette coutume ; non pas qu'elle croie que ces corps ne soient pas saints , mais par cette raisou que 1'eucharistie etaut le pain de vie et des vivants , il lie doit pas etre donne aux morts. Ne considerons plus les fideles qui sont morts en la gr&ce, de Dieu comme ayant cesse de vivre, quoique la nature le suggere; mais comme commencant a vivre, comme la verite 1'assure. Ne considerons plus leurs ames comme peries et reduitesau neant, mais comme vivifiees et unies au souverain vivant : et corrigeons ainsi , par 1'at- tention a ces verites , les sentiments d'erreur qui sont si empreints en nous-memes , et ces mouvements d'horreur qui sont si naturels a Thornine. SECONDS PARTIE. ARTICLE XVIII. 3tT III. **\ Dieu a cree 1'homme avec deux amours, I'UD pour Dieu , 1'autre pour soi-meme ; mais avec cette loi , que I'amour pour Dieu serait infini, c'est-a-dire sans aucune uutre fin que Dieu meme; et que I'amour pour soi-nreme serait fiui et rapportant a Dieu, L'homme en cet etat, non-seulement s'aimait sans pe~ die, mais il ne pouvait pas ue point s'aimer sans peche. Depuis, le peche etant arrive, I'hommea perdu le pre- mier de ces amours ; et I'amour pour soi-meme etant reste sen! dans cette grande ame capable d'un amour infini , cet amour-propre s'est etendu et deborde dans le vide que I'a- mour de Dieu a laisse; et ainsi il s'est aime sen!, et tou- tes chosespour soi, c'est-a-dire infiniment. Voila 1'origine de 1'amour-propre. II e"tait naturel a Adam , et juste en son innocence ; mais il est devenu et criminel et immodere, ensuite de son peche. Voila la source de cet amour, et In cause de sa defectuosite et de sou exces. II en est de meme du desir de dominer, de la paresse, et des autres vices. L' application en est aisee a faire au sujet de 1'horreur que nous avons de la mort. Cette hor- reur etait naturelle et juste dans Adam innocent, parce (juc sa vie etant tres-agreable a Dieu , elle devait etre agreable a 1'homme : et la mort eut etc horrible , parce, qu'elle eut fini une vie conforme a la volonte de Dieu. De- puis , 1'homme ayant peche, sa vie est devenue corrom- pue, son corps et son ameennernis 1'un de 1'autre, et tous deux de Dieu. Ce changement ayant infecte une si sainte vie , I'amour de la vie est neanmoins demeure; et 1'horreur de In mort 27. 318 I'!- X SEES DE PASCAL. etant restee la meme, ce qui etait juste en Adam est in- juste en nous. Voila 1'origine de 1'horreur de la mort, et la cause de sa defectuosite. Eclairons done I'erreur de la nature par la lumicre de la foi. L'horreur de la mort est naturelle ; mais c'est dansl'etat d'innocence, parce qu'elle n'eut pu entrer dans le paradis qu'en finissantunevie toute pure. II etait juste de la hair, quand elle n'eut pu arriver qu'en separant une ame sainte d'un corps saint : mais il est juste de I'aimer, quand elle separe une ame sainte d'un corps impur. II etait juste de la fuir, quand elle eut rompu la paix entre I'ame et le corps ; mais non pas quand elle en calme la dissension irreconci- liable. Enfm quand elle eut afflige un corps innocent, quand elle eut ote au corps la liberte d'honorer Dieu , quand elle eut separe de Tame un corps soumis et cooperateur a ses voloutes, quand elle eut fini tous les biens dont 1'hom- me est capable . il etait juste dc 1'abhorrer : mais quand elle finit une vie impure , quand elle ote au corps la liberte de pecher, quand elie delivre Tame d'un rebel le tres-puis- sant, et contredisant tous les motifs de son salut, il est tres-injuste d'en conserver les memcs sentiments. Ne quittons done pas cet amour que la nature nous a donue pour la vie, puisque nous I'avonsrecu de Dieu; mais que ce soit pour la raeme vie pour laquelle Dieu nous 1'a donne , et non pas pour un objet contraire. Et en consen- tant a 1'amour qu'Adam avait pour sa vie innocente, el que JESUS-CHKIST meme a eu pour la sienne, portons- nous a hair une vie contraire a celle que JESUS-CHBIST a aimee, et a n'apprehender que la mort que JESUS-CHBIST aapprehendee, qui arrive a uu corps agreable a Dieu; mais non pas a craindre une mort qui , puuissant un corpb SECONDE PARTJE. ARTICLE XV1I1. 319 coupable, et purgcant un corps vicieux , doit nous donner ties sentiments tout contraires , si nous avons un peu de foi , d'esperance et de charite. C'estun des grands principes du christianisme, que tout ce qui est arrive JESUS-CHKIST doit se passer et dans Pclme et dans le corps de chaque chretien : que corome JESUS-CHRIST a souffert durant sa vie mortelle, est mort a cette vie mortelle, est ressuscite d'une nouvelle vie, et est monte au ciel , ou il est assis a la droite de Dit-u son pere ; ainsi le corps et I'dme doivent souffrir, mourir, ressusciter, etmonterau ciel. Toutes ces choses s'accomplissent dans 1'ame durant cette vie , mais non dans le corps. L'ame souffre et meurt au peche dans la penitence et dans le bapteme; 1'^me ressuscite a une nouvelle vie dans ces sacrements ; et enfin I'a'me quitte la terre et monte au ciel en menant une vie celeste; ce qui fait dire a saint Paul : Nostra conversalio in ccelis est. (Philipp. 3, 20.) Aucune de ces choses n'arrive dans le corps durant cette vie; mais les memes choses s'y passent ensuite. Gar, a la mort, le corps meurt a sa vie mortelle : au jugement, il ressuscitera a une nouvelle vie : apres le jugemeut, il montera au ciel , et y demeurera eternellement. Ainsi les memes choses arrivent au corps eta 1'ame, mais en diffe- rents temps ; et les changements du corps n'arrivent que quand ceux de l'me sont accomplis, c'est-a-dire apres la mort : de sorte que la mort est le couronnement de la bea- titude de PAme, et le commencement de la beatitude du corps. Voila les admirables conduites de la sagessc de Dieu sur le salut des a 1 mes ; et saint Augustin nous apprend sur ce sujet que Dieu en a dispose de la sorte. de peur que , 320 PENSEES DE PASCAL. sile corps de rhommefutroortet ressuscite pour jamais dans le' bapteme, oil ne fut entre dans 1'obcissance de 1'Evangile que par 1'amour de la vie ; an lieu que la gran- deur de la foi eclate bien da vantage lorsque Ton tend a I'immortalitepar les ombres de la mort. IV. II n'est pas juste que nous soyons sans ressentiment ef sans douleur dans les afflictions et les accidents facheux qui nous arrivent, comme des anges qui n'ont aucun sen- timent de la nature : il u'est pas juste aussi que nous soyons sans consolation , comme des pa'iens qui n'ont au- cun sentiment de la grace : mais il est juste que nous soyons affliges et consoles comme Chretiens , et que la consolation de la grace 1'emporte par-dessus les sentiments de la nature , afm que la grace soit non-seulement en nous, mais victorieuse en nous; qu'ainsi , en sanctifiant le nom de notre Pere, sa volonte devienne la notre; que sa grace regne et domine sur la nature , et que nos afflictions soient comme la matiere d'un sacrifice que sa grace consomme et aneantisse pour lagloire de Dieu ; et que ces sacrifices particuliers honorent et previennent le sacriiice universel ou la nature entiere doit etre consommee par la puissance de JESUS-CHRIST. Ainsi nous tirerons avantage de nos propres imperfec- tions , puisqu'elles servirout de matiere a cet holocauste : car c'est le but des vrais Chretiens de profiler de leurs propres imperfections , parce que tout coopere en bien pour les elus. Et si nous y prenons garde de pres , nous trouverons de grands avantages pour iiotre edification , en conside- raut la chose dans la verite ; car, puisqu'il est veritable SECONDE PAUT1E. ARTICLE \VI11. 321 que la mort clu corps n'est que 1'imagede celle de Tame, et que uous batissous sur ce principe , que nous avous sujet d'esperer du salut de ceux dont nous pleurons la mort, il est certain que, si nous ue pouvons arreter le cours de notre tristesse et de notre deplaisir, nous devons en tirer ce profit que , puisque la mort du corps est si ter- rible qu'elle nous cause de tels mouvements, celle de Tame devrait nous en causer de plus inconsolables. Dien a envoyela premiere a ceux que nous regrettons; mais nous esperons qu'il a detourne la seconde. Considerons done la grandeur de nos biens dans la grandeur de nos maux, et que I'exces de notre douleur soit la mesure de celle de uotrejoie. II n'y a rien qui puisse la moderer, sinou la crainte que leurs ames ne lauguissent pour quelque temps dans les peines qui sont destinees a purger le reste des peches de cette vie : et c'est pour flechir la colere de Dieu sur eux que nous devons soigneusement nous employer. La priere et les sacrifices sont un souveraiu remede a leurs peines. Mais une des plus solides et des plus utiles charites envers les morts est de faire les choses qu'ils nous ordonneraient s'ils etaient encore au monde , et de nous mettre pour eux en 1'etat auquel ils nous souhaitent it present. Par cette pratique, nous les faisous revivre en nous en quelque sorte, puisque ce sont leurs conseils qui sont encore vivants et agissants en nous ; etcomme les heresiar- ques sont puuis en 1'autre vie des peches auxquels ils ont engage leurs sectateurs , dans lesquels leur venin vit en- core ; ainsi les morts sont recompenses , outre leur proprb merite, pour ceux auxquels ils ont donne suite par leura eonscils etleur example. 3V. PENSEES DE PASCAL. V. L'homme est assurement trop iiifirme pour pou- voir juger sainement de la suite des choses futures. Espe- rons done en Dieu , et ne nous fatiguons pas par des pre- voyances indiscretes et temeraires. Remettons-nous a Dieu pour laconduitede nos vies, et quele deplaisir ne soit pas dominant en nous. Saint Augustin nous apprend qu'il y a dans chaque hommeun serpent, une Eve etuu Adam. Le serpent sont les sens etnotre nature: 1'Eveest I'appetit concupiscible, et 1'Adam est la raison. La nature nous tente continuellement , I'appetit concu- piscible desire souvent; mais le peche n'est pas acheve, si la raison ne consent. Laissons done agir ce serpent et cette Eve , si nous ne pouvons 1'empecher; mais prions Dieu que sa grace forti- lie teilemeiit notre Adam , qu'il demeure victorieux ; que JESUS-CHRIST en soit vainqueur, et qu'il regne eternelle- ment en nous. ARTICLE XIX. Prierr poui demandcr a Dieu le bon usage des maladies. 1. Seigneur, dont 1'esprit est si bon et si doux en toutes ehoses, et qui etes tellement misencordieux, que rion- seulement les prosperites, mais les disgraces memes qui arrivent a vos elus sont des eft ets de votre misericorde , t'aites-moi la grace de ne pas agir en paien dans 1'etat oil votre justice m'areduit; que, comme un vrai chretien, je vous reconnaisse pour mon pere et pour mon Dieu, eu SECONDE PART1E. ARTICLE XIX. 323 quelque etatqueje metrouve, puisque le changement dc ma condition n'eu apporte pas a la votre; que vous etes toujours lememe, quoique je sois sujet au changement; et que vous n'etes pas moins Dieu quand vous affligez et quand vous punissez , que quand vous consolez et qiie vous usez d'indulgence. II. Vous m'aviezdonne la sante pour vous servir, et j'en ai fait un usage tout profane. Vous m'envoyez mainte- nant la maladie pour me corriger ; ne permettez pas que j'en use pour vous irriter par mon impatience. J'ai mal use de ma sante , et vousm'en avez justement puni. Ne souffrez pas que j'use mal de votre punition. Et puis- que la corruption de ma nature est telle qu'elle me rend vos favours pernicieuses , faites , 6 mon Dieu ! que votre grace toute-puissante me rende vos chatiments sa- lutaires. Si j'ai eu le co3ur plein de l'affection du monde pendant qu'il a eu quelque vigueur, aneantissez cette vi- gueurpour mon salut; et rendez-moi incapable dejouir du monde, soil par faiblesse de corps, soit par zele de charite, pour nejouir quede vous sen I. III. Dieu , devant qui je dois rendre un compte exact de toutes mes actions a la fin de ma vie et a la fin du monde ! Dieu , qui ne laissez subsister le monde et toutes les choses du monde que pour exercer vos elus, ou pour punir lespecheurs! Dieu, qui laissez les pecheurs en- durcis dans 1'usage delicieux et criminel du monde 1 O Dieu, qui faites mourirnos corps, etqui, a 1'heure dela mort, detachez notre ame de tout ce qu'elle aimait au monde! Dieu, qui m'arracherez , a ce dernier moment 3M PENStES DE PASCAL. de ma vie, de toutes les choses auxquelles je me suis at- tache, et ou j'ai mis mon creur ! Dieu , qui devez con- sumer au dernier jour le ciel et laterre, et toutes les crea- tures qu'ils contiennent, pour montrer a tousles hommes que rien ne subsistequevous, etqu'ainsi rien n'est digne d'amour que vous , puisque rien n'est durable que vous ! Dieu, qui devez detruire toutes ces vaines idoles et tous ces funestes objets de DOS passions ! Je vous loue, mon Dieu, et je vous benirai tous les jours de ma vie, de ce qu'il vousaplu pre'venir en ma faveur cejour epou- vantable, en detruisant a mon egard toutes choses, dans 1'affaiblissement ou vous m'avez reduit. Je vous loue, mon Dieu, etje vous benirai tous les jours demavie,de ce qu'il vous aplu me reduire dans Tincapacite de jouir des douceurs de la sante et des plaisirs du monde ; et de ce que vous avez aneanti en quelque sorte , pour mon avantage, les idoles trompeuses , que vous aneantirez ef- fecti vement pour la confusion des mediants au jour de vo- tre colere. Faites, Seigneur, que je me juge moi-meme ensuite de cette destruction que vous avez faite a mon egard, afin que vous ne me jugiez pas vous-meme en- suite de 1'entiere destruction que vous ferez de ma vie et du monde. Car, Seigneur, comme a 1'instantde ma mort jo me trouverai separe du monde , denue de toutes choses, seul en votre presence , pour repondre a votre justice de tous les mouvements de mon coeur, faites que je me con- sidere en cette maladie comme en une espece de mort, se- pare du monde , denue de tous les objets de mes attache- ments, seul en votre presence, pour implorerde votre misericorde la conversion de mon coeur ; et qu'ainsi j'aie une extreme consolation de ceque vous m'envoycz main- tenant nne espece de mort pour exercer votre misericorde, SECOXDK 1'ARTlii. ARTICLE XIX. 32S avant que vous m'envoyiez effectivemeut la mort pour exercer votre jugemeiit. Faites done , 6 mon Dieu , que , eomme vous avez prevenu ma mort, je previenne la ri- gueur de votre sentence , et queje m'examine moi-meme avant votre jugement, pour trouver misericorde en votre presence. IV. Faites, 6 mon Dieu ! que j'adoreensilence 1'ordrede votre providence adorable sur la conduite de ma vie ; que votre fieau me console ; et qu'ayant vecu dans 1'amertume de mes peches pendant la paix , je goute les douceurs celestes de votre grcice durant les maux salutaires dont vous m'af- lligez ! Mais je reconnais , mon Dieu , que mon coeur est tellement endurci et plein des idees, des soins, des inquie- tudes et des attachements du monde , que la maladie non plus que la sante, ni les discours, ni les livres, ni vos Ecritures sacrees , ni votre Evangile , ni vos mysteres les plus saints , ni les aumoiies , ni les jeunes , ni les mortifi- cations , ni les miracles , ni 1'usage des sacrements , ni le sacrifice de votre corps , ni tous mes efforts , ni ceux de tout le monde ensemble, ne peuvent rien du tout pour commencer ma conversion , si vous u'accompagnez toutes ces choses d'une assistance tout extraordinaire de votre grcice. G'est pourquoi , mon Dieu , je m'adresse a vous , Dieu tout-puissant , pour vous demander un don que tou- tes les creatures ensemble ne peuvent m'accorder. Je u'au- rais pas lahardiesse de vous adresser mes cris, si quelque aulre pouvait les exaucer. Mais , moa Dieu , comme la con- version de mon coeur, que je vous demande, est un ouvrage qui passe tous les efforts de la nature, je ne puis m'adres- SLT cfu'a 1'auteur et an maitre tout-puissant de la nature i'ASCAI.. 1'K.NSEES. 38 326 t>NSEES DE PASCAL. et de mon coeur. Aqui crierai-je, Seigneur, a qui aurai- je rccours , si ce u'est a vous ? Tout ce qui ii'est pas Dieu ne peut pas remplir mon attentc. G'est Dieu meme que je clemande et que je cherche ; et c'est a vous seul , mou Dieu, que je m'adresse pour vous obtenir. Ouvrez mon coeur, Seigneur ; entrez dans cette place rebelle que les vices out occupee. Us la tiennent sujette. Entrez-y comme dans la maisoii du fort ; mais liez auparavaut le fort et puissant ennemi qui la maitrise, et prenezensuite lestresors qui y sont. Seigneur, prenez mes affections que le monde avail voices; volez vous-meme ce tresor, ou plutotrepreuez-Ic, puisque c'est a vous qu'il appartient, comme un tribut que je vous dois, puisque votre image y est empreinte. Vous I'y aviez formee , Seigneur, au moment de mon bap- teme, qui est ma seconde naissance ; mais elle est tout ef- facee. L'idee du monde y est tellement gravee , que la vd- tre n'est plus connaissable. Vous seul avez pu creer mon &n\e; vous seul pouvez la creer de nouveau ; vous seul avez pu y former votre image, vous seul pouvez la reformer, ity reimprimer votre portrait efface : c'est-a-dire, JESUS- CHRIST mon Sauveur, qui est votre image et le earactere de votre substance. V. mon Dieu ! qu'uu coeur est heureux qui peut aimer un objet si charmant, qui ue le deshonore point, et dont 1'at- tachement luiest si salutaire! Je sens queje ne puis aimer le monde sans vous deplaire, sans me nuireet sans me deshonorer; et neanmoins le monde est encore 1'objet de mes delices. mon Dieu ! qu'une ame est heureuse dont vcus etes les delices , puisqu'elle peut s'abandonner a vous aimer, non-seulement sans scrupule, mais encore avcc SECONDE PARTIE. ARTICLE XIX. 327 merile! Quc son bonheur est ferme et durable, puisquo sou attonte nc sera point frustree, parce que vous ne se- rez jamais detruit, et que ni la vie ni la mortne la sepa- rcront jamais de 1'objet de ses desks ; et que le memo mo- ment qui entrainera les mediants avee leurs idoles dans une ruine commune unira les justes avec vous dans une gloire commune; et quo, comme les uns periront avec les objets perissables auxquels ils se sont attache's , les autres subsisteront eternellement dans 1'objet eternel et subsis- tant par soi-meme auquel ils se sont e'troitement unis ! qu'heureux sont ceux qui , avec une liberte entiere et une pente invincible de leur volonte, aiment parfaitement et librement ce qu'ils sont obliges d'aimer necessairement ! VI. Achevez , 6 mon Dieu , les bons mouvements que vous me donnez. Soyez-en la fin comme vous en Dieu, dans Icquel elle commence a trouver son rcpos, et ce hien qui est tel , qu'il n'y a rien de plus aimable , ct qui ne peut lui etre 6te que par son propre consentement. Car encore qu'elle ne senle pas ces charmes dont Dieu recompense ('habitude dans la piete, elle comprend nean- moins que les creatures ne peuvent pas etre plus aimables que le createur : et sa raison , aidee des lumieres de !a gra'ce, lui fait connaitre qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu , et qu'il ne peut etre 6te qu'a ceux qui le rejet- tent, puisque c'est le posseder que de le desirer, et que le refuser, c'est le perdre. Ainsi elle se rejouit d'avoir trouve un bien qui ne peut pas lui etre ravi tant qu'elle le desirera, et qui n'a rien au- dessus de soi. Et dans ces reflexions nouvelles elle entre dans la vue des grandeurs de son Createur, et dans des humiliations ct des adorations profondes. Elle s'aneantit en sa presence : et, ne pouvant former d'elle-meme une idee assez basse, ni en concevoir une assez relevee de ce bien souverain . die fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu'aux derniers ablmes du neant , en considerant Dieu dans des immensites qu'elle multiplie. Enfin , dans cette conception qui epuise ses forces, elle 1'adore en silence, elle se consi- dere comme sa vile et inutile creature, et par ses respects 1'adore et le benit, et voudrait a jamais le benir et 1'a- dorer. Ensuite elle reconnait la grSce qu'il lui a faite de mani- fester son infinie majeste a un si chetif vermisscau; elle entre en confusion d'avoir prefere tant de vanites a ce di- vin maitre; et, dans un esprit de componction et de peni- tence , elle a rccours a sa pitie pour arreter sa col ere , dont 34-i FRAGMENT D'UN tCRIT ETC. I'effct kii parait epouvanlable dans la vue cle ses irnmcn- sites. Elle fait d'ardentes prieres a Dieu pour obteuir de sa misericorde que, comme il lui aplu dese decouvrir a elle, il lui plaise de la conduire a lui et lui faire naitre les raoyens d'y arriver. Car c'est a Dieu qu'elle aspire : elle u'aspire encore d'y arriver que par des moyens qui vien- nentdeDieu meme, parce qu'elle veutqu'il soit lui-meme son chemin , son objet , et sa derniere fin. Ensuite de ces prieres , elle concoit qu'elle doit agir conformement a ses nouvelles lumieres. Elle commence a connaitre Dieu , et desire d'y arriver ; mais comme elle ignore les moyens d'y parvenir, si son desir est sincere, veritable, elle fait la meme chose qu'une personne qui , desirant arriver a quelque lieu , ayant perdu le chemin et connaissant son egarement, aurait recours a ceux qui sauraient parfaitcment ce chemin : elle consultc de meme ceux qui peuvent 1'instruire de la voie qui mene a ce Dieu qu'elle a si longtemps abandonne. Mais , en de- mandant a la conuaitre, elle se resout de conformer a la verite counue le reste de sa vie ; et comme sa faiblesse naturelle, avec 1'habitude qu'elle a au peche ou elle a vecu. 1'ont reduite dans 1'impuissance d'arriver a la felicit qu'elle desire , elle implore de sa misericorde les moyens d'arriver a lui, de s'attacher a lui, d'y adherer eternelle- ment. Tout occupee de cette beaute si ancienne et si nou- velle pour elle , elle sent que tous ses mouvements doivent se porter vers cet objet ; elle comprend qu'elle ne doit plus penser ici-bas qu'a adorer Dieu comme creature, lui rcn- dre graces comme redevable, lui satisfaire comme cou- pable, le prier comme indigentc, jusqu'a ce qu'elle n'ait plus qu'a le voir, 1'aimer, le louer dans I'eternite. NICOLE. NOTICE SUR LA PERSONNE ET LES ECRITS I)E NICOLE. Pierre Nicole naquit en 1625 a Chartres, ou il commeiuja BCS premieres etudes. Ses progres fureut si rapides qu'a I'Sge de 14 ans il expliquait avec facilite les auteurs classiques grecs et latins; des dispositions aussi precoces acquirent uu nou- veau developpement par la resolution que pnt sou pere de remover a Paris pour y faire son cours de philosopliie : c'esl la que le jeune Nicole eut occasion de connaitre et d'apprecier es pieux solitaires de Port-Royal , dont il devait bientot par- lager les travaux, la gloire, et les persecutions. Il avail a peine acheve son cours de philosophic que ces sa- vants cenobites resolureut de se Fattacher d'uue inaniereplus titroite, en lui conlianl la direction de la classe des belles let- Ires. Nicole justifia bien cette preference par ses travaux , son ^ofil et son application ; car, dans 1'espace de trois ans, on vit sortir de souecole des sujets distingues, tels que les An- gran , les Tillemont, et riiomine enfin qui (itdepuis Tadmira- ration de son siecle , et u'a point encore trouve parnii nous de rivaux dignes de lui , Tauteur de Phedre, de Britannicus, et tl'Athalie. L'education de Racine, tel est done le premier litre de Ni- cole a la reconnaissance de la posterite. 11 serait sans doute interessant deconuaitre quels furent les moyens d'instruction qu'il employait aupres deson eleve : uu pareil maitre ue pou- vail etre assurement uu hoinme mediocre; mais 1'hislorien (I iff us de la vie de Nicole, si prodigue lorsqu'ils'agit de de- tails indifferents ou de discussions Iheologiques , passe lege- rcinent sur ceux qu'il nous iinporte le plus de connaitre : 348 NOTICE SUR .NICOLE. toutefois sachons-lui gre de nous avoir transmis quelques fragments des exercices pratiques a Port-Royal . Charge, commenous 1'avons dejadil, de diriger la classe de lillerature, Nicole commencait par familiariser son illustre eleve avec Quintilien , Ciceron , Virgile , et I'Art poetique d'Horace : il lui en faisait remarquer avec soin les endroits les plus capables de former son esprit et de fixer son atten- tion ; il lui expliquait toutes les figures employees par ces auteurs pour rendre leurs discours plus ornes ou plus per- suasifs ; il lui developpait tout ce qu'il y avail de conforme aux regies de 1'art, et ce qui approchait le plus de la belle nature; il lui donnait ensuite les premiers elements de 1'art de penser. Nicole ne dictait aucun collier a son eleve ; mais il lui parlail sensemenl , et, pour rendre plus evidenles ses de- monstrations , il les accompagnait d'exemples sensibles et de comparisons justes. Il laissait a son disciple la liberte des objections, et y repoudait toujours avec autant de precision que de simplicite : jainais enfin il ne sortaitde ces entretiens journaliers qu'il n'eut 1'entiere conviction d'avoir etc compris par son eleve. Partage entre les soins qu'il donnait a 1'educalion de la icuuesse et des travaux lilleraires diriges vers un but respec- table . Nicole , a la sollicitation de quelques amis, avail en- trepris la refutation des erreurs que 1'abbe de Saiut-Sorlin , nuteur ignore de quelques romans et de comedies , s'etait per- Diisesdausun Traiteaurl'. Apocalypse, (\\. faisait alors beau- coup de bruil. Dans cette refutation, qui parut sous le litre de Lettres a un vislonnaire , le professeur de Port-Royal avail generalement improuve les auteurs de romans el les poe'les de theatre, qu'il traitait d'empoisonneurs publics; lejeunc Racine s'imagSna que M. Nicole en parlant contre les poe'les avail eu 1'intention de rhumilier : il prit la plume contre lui et contre loul Port-Royal. II fit d'abord une reponse pleine de trails piquants, qui lui merila ies applaudissemeuls du parti <:onlraire : il allail publier une seconde letlre , lorsque NOTICE SUR NICOLE. 3'.9 P.oilcau, dout il respcctait 1'autorite et Ics lumieres , lui re- presenta qu'une pareille oeuvre , en faisant 1'eloge de son es- prit , donnerait une bien mauvaise idee de son cceur, surtont a 1'egard de Nicole son ancien maitre , auquel il avail les plus grandes obligations. Eh bien ! repondit aussitot Racine , le public ne verra jamais cette seconde lettre. En effet il en retira soigneusement tous les exemplaires , et ce fut , comme on le verra dans la note (1), d'apres le temoignage du Ills de I'auteur et centre son vosu , que cette seconde lettre reparut quelques annees apres , dans une Edition des oeuvres de Boi- leau imprimee a Lyon par les soins de Brossette. Racine lit plus encore : il ne se crut pas deshonore en faisant aupres de son ancien maitre toutes les demarches qui devaient lui prou- ver la sincerite de son repentir. Pendant cette lutte, Port-Royal etl'indulgent Nicole avaient garde le silence. Les Lettres sur les Visionnaires avaient commence la re- putation de Nicole; elles contribuerent a le lier d'une maniere [)lus intime avecle grand Arnaud, qui Tengagea fortement a entrer dans les ordres sacres. Nicole , cedant a ses avis , se preparait a sa licence ; mais les divisions qui s'eleverent alors dans la Sorbonne, et qui devinrent si importantes en 1649, 1'arreterent au milieu de sa course. Ce fut a cette epoque aussi que les cinq fameuses propositions attributes a Janse- nius commeucerent ceslongues querelles dont 1'histoire serait mijourd'hui sans interet pour la plus grande partie de nos lecteurs, mais dont il estcependant essentiel de dire un mot. Retire a Port-Royal , livre a des meditations profondes , Nicole disposait en silence les materiaux de ses Essais de 1 En impriniant cette leltre, Brossette, mal instruit, observa que Port-Royal, alarnie d'une production qui le mcnacait d'un ecrivain aussi redoulable que Pascal, trouvale moyen (Fapaiser et de reyagner te jeuite Racine. Son ills releve ce fail inexact, el alteste au conlraire que Port-Royal ne lit aucune demarche pour la reconciliation , et qu'elle ful entierement provojuee parson pore. '.Consullfj: les Mcmoires sur la vie df Racinr, \>nf sun ills. ) 30 350 MOTICli SUR NICOLE. Morale; il fut arrache a cctte solitude pour combattre los ennemis de la religion. L'glise de France etait alors divisee en deux partis : le premier, qui comptait pour chefs les jesuites , jouissait d'un grand credit ; le second , dans lequel se trouvaient les hom- ines les plus respectables et les plus instruits de PEurope , jitait opprime. Nicole n'hesita pas a se ranger sous les bannie- res d'Arnaud , a 1'aider de ses veilles , de sa plume et de ses lumieres ; et, lorsque ce dernier, malgre son innocence , son ardent amour pour la verite et 1'appui que devaient lui donuer dans Topinion publique les Lcttres provinciates de Pascal , fut condamne par la Sorbonue , et oblige de fuir, Nicole eut le noble courage de defendre cet illustre fugitif par ses ecrits jusqu'au moment ou lui-meme , victime de son zele, et ayant tout a craindre de 1'animosite des jesuites, il tot contraint de quitter la France. Nicole avait fourui a Pascal le plan etles materiatix de plu- sieurs de ses celebres Provinciales ; il traduisit en latin cet immortel ouvrage , en I'accompaguant de notes. On sait que cette version eut presque autant de succes que I'original ; outre qu'elle est iidele , elle se distingue encore par une elegante lati- nite modelee sur wile de Terence, que 1'auteur avait plus particulierement etudice. I,a mort de la duchesse de Longueville, line des plus ar- dentes protectrices du jansenisme , contribua aussi a lui inspirer du degout pour sa patrie : J'ai perdu , disait-il a cette occasion, tout mon credit; j'ai mcme perdu monab- -< baye; car cette princesse etait la seule qui m'appeliU mon- sleur 1'aiibe. I)c retour en France, qjielques aunees apres cet evenoment , Nicole fut encore oblige, de cousacrer sa plume a 1'examen de tleux questions importautcs, dout 1'uue etait relative aux chides monastiques et 1'autre au quietisms. Kn defendant les sentiments du P. Mabillon dans la premiere, et coux de Bos- Ku-t dans la seconde, Nicole evita ces personnalites injurieuses NOTICE SUR MCOLE. 351 qui de"shonorent les reponses de ses adversaires : tous ses contemporains lui ont rendu justice a cet egard. Nicole sub- sistait , il est vrai , du profit de ses ouvrages , et le grand debit des trois premiers volumes de son Traite de la Pcrpetuite fit dire a ses cnnemis qu'il profitaitdu travail d'autrui, parce qu'on en attribuait la plus grande partie au celebre Arnaud. Nicole souffrait ces accusations sans se plaindre. Lorsque le P. Bou- liours, dans ses remarques sur la langue franchise , releva phr- sieurs expressions des traductions de Port-Royal , M. Sacy dit qu'il ne se soumettrait pas a ces remarques ; M. Nicole mar- qua plus de soumission ; et, en effet, il n'employa point dans les Essais de Morale celles qui avaient etc" condamnees par le gout. Son caractere etait meme oppose a toutes ces tracasseries que lui suscita son attachement aux opinions du grand Arnaud : Jen'aime pas, disait-il, les guerres civiles. Doux , affable , officieux , et sans prevention , il laissait a ses amis le soin de faire valoir ses ouvrages et sa personne. La du- chesse de Longueville, qui, de 1'envie deconnaitre les hom- mes celebres, passait souvent comme tant d'autres a 1'ennui de les voir trop longtemps , fut toujours la meme a 1' egard de Nicole, et lui conserva jusqu'a sa mort, arrivee en 1649, une affection dont cet ecrivain ne parlait jamais qu'avec attendris- sement. Ce fut en 1671 que parutle premier volume des Essais de Morale: depuis cette epoque jusqu'a sa mort, en 1695, Ni- cole , au milieu des occupations et des travaux importants que son zele pour la religion et son attachement a ses amis lui prescrivaient, retouchait cet ouvrage, qui est son plus beau litre a 1'estime publique. Voltaire, qu'on n'accusera pas sans doute de favoriser les jansenistes, s'exprime ainsi sur le compte de Nicole : Ses Essais de Morale, qui sont utiles au . genre humain, neperiront pas. Le Traite sur les moyens de 11 conservcr la paix dans la societe est un chef-d'oeuvre au- quel on ne trouve rien d'egal dans rantiquite. i>2 NOTICE SCR NICOLE. On sail que madame de Sevigne ne se lasse pas' dans st-s lettres de faire 1'eloge des Essais de Morale. Elle en parle partout a^c admiration. Tantot elle ecrivait a sa iille que ce livre est de la meme etoffe que Pascal ; que cette etoffe est merveilleuse, qu'on ne s'en ennuie pas; tantotque le coeur humain n'a jamais ete mieux anatomise ; que cette morale est delicieuse et le livre admirable. Bayle dans son Dictionnaire historique qualifle INicole fune des plus belles plumes de C Europe. Les journalistes de Trevoux, bien que jesuites, louent le soin avee lequel il ap- |)rofoudit les matieres , le bel ordre dans lequel il les dispose , la precision de ses idees, lajustesse de ses conclusions et son exactitude geometrique, joiute a une grande connaissance du cocur humain et a une grande purete d' expression. On trouvera sans doute avec piaisir a la suite des Pensees le traite complet sur les moyens de conserver la paix avec les hommes , traite qui a toujours ete distingue entre tous les autres , et qu'on croirait etre une emanation de 1'Evangile ou de Flmitation de Jesus-Christ. Les autres ouvrages sortis de la plume de M. Nicole sont, 1" UH Trait6 de la Priere ; 2 un Traitt de la Foi humaine; 3^ les Prd- \uyte legitimes contre les calvinisfes ; 4 un Traite de V Unite de I'Etjllse, contre Jurieu ; 5 Les pretendus reformes convaincus dc, schismes; 6 un choix d'^pigrammes latinos ; 7 une traducUon ele- gante des Lettres provinciales de Pascal , avcc des notes. La derniere Edition des Essais de Morale, qui forme 15 volumes, parut en 1732 ; c'est cet onvrage qui nous a found le recueil de pen- >es que nous pr^scntoiis au public. PENSEES DE NICOLE. DE L HOMME. L'homme est immortel selon 1'institution de sa nature ; il estmortel selon sa corruption. Sa crainte prouve sa misere et sa mortality ; ses desirs sans bornes prouvent son irnmortalite. Rien n'est continuel ettoujours present dans Thornine. ni les passions qui 1'emportent, ni les raisons qui les com- battent ; et c'est en cela que consiste un des grands ega- rements des philosophes. Us se sont imagine qu'en four- nissant aux hommes de beaux raisonnernents eontre la mort, la pauvrete et ladouleur, ilsles rendraieftt capables de resister a I'impression de tous ces objets : mais cette pensee renfermait une double erreur; 1'une, de crojre que 1'homme se conduise par la raison, tandis que la passion seule le domine ; 1'autre, d'imaginer que ces raisons puis- sent etre toujours presentes , au lieu que 1'aTne ne pouvant toujoursy etreappliquee, il arrive par necessite qu'elle les oublie ; ce qui donne lieu aux passions d'agir et de 1'emporter. SUR LES HOMMES. Dans quelque societe que Ton vive, on y peut remar- quer que presque tous les hommes ont leurs pensees et leurs jugements a part. La plupart du monde cherche son intepet ou son diver- se. 354 PEXSEES DE NICOLE. tissernent dans le commerce qu'il a avec les autres , ct il n'y en a presque point qui s'y portent dans le dessein de leur procurer quelque avantage spirituel , ou d'en tirer quelqu'un pour soi-meme. DE LA VERITABLE CONDITION UE L'HOMME. IV'otre vie ne suffit presque pour aucun exercice, pour aucun art, pour aucune profession. On ue vit pas assez longtemps pour devenir bon peintre , bon architecte , bon medecin , bon jurisconsulte, bon capitaine , bon prince ; mais elle suf(it pour etre EON CHRETIEN. C'est que nous ne sommes pas au monde pour etre peintres, medecins, philosophes; mais que nous y sommes pour etre Chretiens. L'homme est si miserable, que 1'inconstance avec la- quelle il abandonne ses desseins est, en quelque sorte, SA PLUS GRANDE VERTU; parce qu'il temojgne par la qu'il y a encore en lui quelque reste de grandeur qui le porte a se degouter des clioses qui ne meritent pas son amour et son estime. DE L'ETERMTE. L'eternite rompt toute mesure et detruit toute compa- raison. Qu'est-ce qu'un royaume possede pendant t rente ans , quand il serait de toute la terre? qu'est-ce qu'une pe- tite principaute dansce royaume? qu'est-ce que les autres rangs au-dessous de ceux de princes? et a quelle effroya- ble petitesse cette vue les reduit-elle ! Cependant c'est la le sujet de la vanite de tous les bommes. II est etrange comment les hommes ont tant de peine a se persuader du neant du monde , puisque tout les en avertit. Car qu'est-ce autre chose que 1'histoire de tous les peuples, qu'une instruction continuelle que les choses PEN SEES DE NICOLE. 3J5 temporellcs uc sont ricn, puisque, nous decrivant ce qu'elles ont etc, elles noas font voir en meme tsmps qu'elles ne sont plus ; que toutes ces grandeurs qui ont etonne les hommes , tons ces princes, tous ces conque- rants, tons ces grands desseins, sont rcntres dans le neant a notre egard ; que ce sont des vapeurs qui se sont diss:- pees, et des fantomes qui se sont evanouis? DES ACTIONS ET DES SENTIMENTS. Ps'os actions n'ont pas tout a fait la me'me regie que nos sentiments. Car il y a des personnes a qui on doit plus de respect exterieur, quoiqu'on leur doive moins d'approbation et d'estime, parcequela civilite exterieure se regie sur les rangs que le raonde a etablis , au lieu que I'estime interieure ne doit se regler que sur la raison. Mais, par cela meme qu'eile n'est qu'interieure, elle ne donne sujet a personne de se plaindre ni de s'offenser. SUR LA NAISSANCE. tre de naissance ou de qualite, selon les hommes, c'est etre ne de personnes considerables dans le jnonde ; mais cette naissance ne donne parelle-meme aucun avan- tage ni de corps ni d'esprit, elle n'ote aucun defaut, et Ton en remarque d'aussi grands dans les personnes de qualite que dans les autres. II n'y a done aucune raison solidequi rende les person- nes de qualite plus estimables par la que ceux qui ne le sont pas. Cependant, parce qu'il fautqu'il y ait de 1'ordrc parmi les hommes, on a etabli avec raison en certains lieux que ces personnes scraient preferees aux autres, et jouiraient de ccrtaines prerogatives d'honneur. Si on en demcurait la, il n'y aurait rien que dc juste 356 PKNStiKS DK NICOLE. dans 1'idee que nous avons Je la qualite ; mais on n'y demeure pas : on fait dc cet ordre arbitraire , et elabli pur les homines sans aucunc raison prise des personnes meines, un ordre naturel et indispensable , et 1'ou s'accoutume a le regarder comme quelque chose d'attache a L'ETHE de ceux qui sont 1'objet de cette preference. DE LA GRANDEUR. Les hommes ainient la grandeur; ils la haissent , 1'ad- mirent, la meprisent. Ils 1'aimeiit, parce qu'ils y voient tout ce qu'ils desirent, les plaisirs, les honneurs, et la puissance; ils la hai'ssent, parce qu'elle les rabaisse et les humilie, ct qu'elle leur fait seutir la privation de ces biens; ils 1'admirent, parce qu'ils en sont eblouis; ils la mepri- sent ou font semblant de la mepriser, afiu de s'elever dans leur imagination au-dessus des grands , et de se ba- tir ainsi une grandeur imaginaire par le rabaissement de ceux qui sont 1'objet de 1'admiration du commun des hommes. SUR LA VANITE. C'est une illusion qui a sa source dans la vanite des homines, de ne considerer ce qui se passe parmi eux quc par la qualite des personnes qui y out part , ou par I'irapor- tance des objets dout il s'agit. A peine croyons-nousque d'autres que des princes me- ritent qu'on s'applique a considerer leurs actions ; et no- tre curiosite n'est pas satisfaite si elle n'a pour objet des intrigues de courou des affaires D'ETAT. II semble neanmoins que si c'etait par raison que Ton s'arretat a considerer les differends qui arrivent parmi les hommes , on trouverait partout de quoi s'instruire des choses les plus esscntielles : je dirai meme que les actions PENSEES DE NICOLE. 357 des petits son I en quelquesorte plus fa vorables pour cette instruction que celles des grands ; car il y a toujours jc ne sais quoi de trompeur dans ce qui est lie a la puissance. Les passions que ces sortes de choses excitent en nous paraissentmoinscriminelles; nous les justifions toujours un peu , et nous croyons presque que les grands interets servent d'excuse aux actions injustes; de maniere que Ton entend avec une sorte de complaisance secrete cette maxime detestable : Si violandum est jus, rcgnandi causa violandum est. Pour voir done les passions dans leur difformite" natu- relle, il faut les considerer toutes nues, et depouillees de ce faux eclat qu'ellesempruntent ou des personnes ou des objets. DE L' AMBITION. Quand on marchedans la campagne, la vue se borne par un certain cercle; on a beau avancerpar un endroit, le cercle avance comme nous , et Ton voit toujours autant d'espace devant soi. Les enfants s'imaginent qu'en allant ils parviendront au bout du cercle ; mais les homraes sages se rient de leur simplicite. Les ambitieux, dememe, s'imaginent que quand ils se- ront arrives a un certain etat, ils ne desireront plus rien ; ils se trompent comme les enfants : le cercle se reculera ; ils verront toujours de nouvelles grandeurs a acquerir, et ils croiront pouvoir le faire : mais , en considerant I'am- bition dans chaque partie du temps , elle est bornee par un certain hemisphere , comme notre vue. Toutes ces grandes fortunes par lesquelles les ambitieux s'elevent, comme par differents degres, sur la tete des peuples ct des grands, n'ont qu'une base bien fragile. 858 PEASEES DE NICOLE. II ne faut qu'un tour d' imagination dans I'esprit d'un prince , une vapeur raaligne qui s'elevera dans ceux qni 1'environnent, pour ruiner cet edifice; et, apres tout, il est bati sur la vie de cet ambiticux : lui mort, voila sa fortune renversee ; etqu'y a-t-il de plus fragile quc la vie d'un homrae ? DES DIVERS JUGEMENTS. II semble, a nous entendre paiier, qu'il y ait comme trois classes de sentiments, les uns justes, les autres in- justes, et les autres humains ; trois classes de jugements, les uns vrais., les autres faux, et les derniers humains. Ce- pendant il n'en est pas ainsi : tout jugement est vrai on faux ; tout sentiment, juste ou injuste ; et il faut neces- sairement que ce que nous appelons jugement ou senti- ment se reduise a Tune ou 1'autre de ces classes. DES VICES. Tous les vices mediocres sont presque generalement ap- prouves ; on ne les condamne que dans leur exces. II y a deux choses dans les vices : le dereglement, qui les rend desagreables a Dieu ; la sottise ou le ridicule, qui les rend meprisables aux hommes. Les enfants sont d' or- dinaire peu sensibles a la premiere ; mais on leur fait sen- tir la seconde par mille manieres ingenieuses que les oc- casions fournissent : ainsi , en leur faisant ha'ir les vices comme ridicules , on les preparera a les hair comme con- traires a la loi de Dieu. On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu'il soit honore, et qu'il ne soit pas fletri par le nom pu- blic de VICE, qui trouble toujours un peu le plaisir qu'ou yprend par 1'horreur qui 1'accompagne. I'E.NSEES DE NICOLE. 353 DE L'OBGUEIL. C'est une maxime certaiue; 1'orgueil est toujours dans la meme proportion quelamisere, et rien e marque plus une extreme faiblesse qu'une grande presomption. II y a bien de la difference entre 1'orgueil tel qu'il est, quand il se produit au dehors par des paroles , et le meme orgueil cache dans le fond du ccp.ur. fl se cache ordiuairement en paraissant au dehors, dc peur de choquer le moude ; mais ces deguisements n'ont point de lieu dans le coeur, ou les mouvements sont purs et sans melange , et oil ils ne sont pas revetus de ces voi- les qu'ils empruntcnt lorsqu'ilsdevienuent exterieurs. DE L'OPINIATKETE. II y en a qui traitent d'opinialres tous ceux qui ne sout pas de leur sentiment , et qui , se mettant en possession de la verite , ne croient pas qu'on puisse leur rien contester sans opinia*trete. Mais cette idee est tres-fausse : il n'y a pas proprement de ropinicitrete a n'etre pas du sentiment d'un autre. Si Ton a raison de n'eii etre pas , on est louable de lie pas s'y rendre; et si Ton setrompe, c'est une eiTeur de i'esprit : mais c'est toujours uu effet de sincerite que d'a- vouer de bonne foi quc Ton n'est pas persuade de ce sen- timent. Qu'est-cedonc que d'etre opiniatre? C'est d'etre attache a son sentiment vrai ou faux , en sorte qu'on ne s'imagine pas pouvoir avoir tort , et que Ton ne daigne pas examiner les raisons de ceux qui sont persuades que nous sornmcs dans 1'erreur ; c'est se blesser d'etre coiitredit , et s'ima- giner qu'eu combattant notre opinion on combat la raisoo meme. SCO PENStES DE NICOLE. DE LA MEDISANCE. La medisauce ue s'attache pas seulement aux person- nes irreprochables ; elle epargne encore moins ceux qui y dounent prise par leurs actions. Comme elle y trouve plus de matiere, elle est encore plus bardie a transformer des apparences en realites, a inventer des histoires faus- ses , ou a augmenter celles qui ont quelque fondement. DELAHAINE. Tout ressentiraent humain d'une offense est injuste, parce qu'il nait de 1'amour-propre. DE L'AUDACE. Les hommes en sont venus a un tel point de corrup- tion, qu'il n'estpashonteux parmi euxden'etre pas horn ne de bien. Un homme dit, sans crainte de se deshonorer, qu'il ne vaut rien : il le dit pour le faire croire : on le croit; et, ce qui est etonnant, on ne Ten estimepas moins 5 on n'en a pas meme pitie\ G'est que Ton attache unique- ment son esprit a une certaine honnetcte apparente qu'il y a dans cet aveu de son dereglement , et que Ton ne passe point plus avant. DE LA FAUSSETE. 11 y a des gens qui trompent les autres par interet , et sans se tromper eux-memes ; mais il y en a une infinite d' autres qui ne font que leur coramuniquer leurs propres erreurs , dont ils ont 1'esprit rempli ; et comme la vie des grands se passe presque toute dans un commerce conti- nuel avec les hommes, ils sont aussi plus exposes que les autres a ce danger : de sorte que , s'ils u'y prennent garde , ils r&missent en eux toutes les faussctes qui sont sepam-s dans les autres hommes. rENSEES DE NICOLE. .161 DES RAPPOBTS EQUIVOQUES. On cort'ige a tout moment dans ce qu'ou ecrit des equi- voques qui s'y glissent, de peur qu'elles ne portent de faux sens dans 1'esprit des autres ; on previent les doutes qui peuvent s'exciter dans leur esprit sur ce qu'on leur propose, et les fausses consequences qu'ou en pourrait tirer ; et avec tout cela on n'eMte pas que ce qu'on ecrit ne soit mal pris et mal entendu , et qu'on ne soit oblige a de longs eclaircissements. Que doit-il done arriver dans ces entretiens passagers ou 1'on n'apporte ni soins , ni application , ni precaution ; ou Ton n'exprime la plupart des choses qu'imparfaite- ment, et s'en remettant souvent a 1'intelligence de ceux a qui Ton parle? Le sens de nos expressions n'est pas tout renferme dans les termes dont on se sert pour s'exprimer ; il depend quelquefois des discours qui ont precede. Un ton , une inflexion, un geste , un air de visage , en change la signi- fication , et souvent me me il depend des pensees de ceux a qui Ton parle : de sorte que , si faute d'attention ils ne prennent pas garde a cette suite, a ce ton, a cet air, ils setrompeut presquetoujours dans 1'intelligence dece qu'on leur dit, et conc.oivent un tout autre sens que celui qu'on voulait leur donner. DU SCANDALE. Le monde a donne au mot SCANDALE une signification fort resserree ; car il n'entend d'ordinaire par ce terme que les actions qu'il appellescandaleuses, c'est-a-direcellesqui frappent 1'esprit par leur enormite , et y causent de 1'hor- reur. Scandale, religieusement parlant, signifie ce qui cause NICOLE. I'ENStfES. 31 362 PEKSEES DE MCOLE. uue chute , un peche , ou ce qui est capable d'eu causer : ainsi scandaliser, c'est donner occasion de chute a qivl- qu'un. II y a souveat plus de scandale dans certaines actions qui ne frappent point 1'esprit d'un sentiment d'horreur et qui se glissent doucement dans 1'ame , parce qu'elles sont an contraire eommunement approuvees ou tolerees. DU DUEL. L'opinion que la chimere de L'HONNEUH est un si grand bien qu'il le faut conserver meme aux depens de la vie, est ce qui a produit si longtemps la rage brutale des gentils- hommes de France. Si Ton ne parlait jamais de ceux qui se batteut en duel que comme des gens insenses et ridicules ; si Ton ne repre- sentait jamais ce fantome D'HONNEUH , qui est leur idole , que comme une chimere ou une folie ; si Ton avait soin de ne former jamais d'image de la vengeance que comme d'une action basse et pleine de l&chete; les mouvements que sentirait une personne offensee seraient moins vifs : mais ce qui lesaugmente, c'est lafausse impression qu'il y a de la lachete a souffrir une injure. DU PASSE ET DE I/AVENIK. Le passe est un abime sans fond qui engloutit toutes les choses passageres; 1'avenir estun autre abime impe- netrable. L'uu de ces abimes s'ecoule continuellement dans 1'autre; 1'avenir se decharge dans le pass6, en cou- lant par le present. L'homme est place entre ces deux abimes. DE L'OBLIGATION AU SECRET. Le droit de depot a toujours ete sacre entre les horn- PENSEES DE NICOLE. 383 mcs, et Ton a toujours cru avec raison qu'on ne pouvait le violer sans unexcesde lachete ou deperfidie:i! n'estpas necessaire pour cela que celui qui confie un dep&t a un autre tire dcs assurances expresses de sa fidelite ; il s'y engage suffisarament en le recevant. Or , que fait-on dans uu entretien particulier, sinon de rendre celui a qui on parle depositaire des pensees secretes qu'on lui coufie ? Soit done que Ton exige expressement Je secret, ounon, c'est toujours un depot dont on ne doit pas croire pouvoir disposer que selon les intentions de celui qui 1'a confie. SUH LA RECONNAISSANCE. Seneque a dit : Vous ne devez pas pretendre qu'on vous ait obligation des services que vous rendez aux autres ; car ce n'est pas par le desir de les servir que vous faites ces choses , c'est parce que vous ne pouvez deraeurer avec vous-meme. C'est un pretexte par lequel on pourraltpresque toujours justifier I'ingratitude. II semble que nous ne soyons obli- ges qu'a ceux qui ont eu un dessein forme de nous etre utiles, et non pas a ceux qui , cberchant leur interet ou leur plaisir, nous ont rencontres sur leur chemin comme parhasard: mais, par cette regie, adieu la reconnais- sance. Ainsi , pour la conserver , il faut s'arreter au bien- fait , sans remonter a sa source. II ne faut pas subtiliser en matiere de reconnaissance : elle s'evapore en subtilisant. DE LA MORALE. La morale est la science des hommes , et particuliere- ment des princes, puisqu'ils ne sont pas seulement hom- mes, mais qu'ils doiventaussi commanderaux hommes; ce qu'ils ne sauraieut faire s'ils ne se connaissent eux-m- 3.34 PENSEES UK NICOLE. mes et les autres dans leurs passions ct leurs defauts, et s'ils ne sont instruits de tous leurs droits. 1>E LA. DIYERSITE DBS OPINIONS. Les gens du monde meprisent interieurement les philo- sophes et les enfants , les uns comme se repaissant de spe- culations vides et creuses , les autres comme s'attachant a un vain plaisir. Les philosophes mepr isent et les gens du monde , comme n'etant pas touches des beautes de la nature et de 1'es- prit , et les enfants , comme etant trop touches des objets des sens. Les enfants ne meprisent personne : ils jouissent sans reflexion de la beaute de 1'objet qui les attire. Je pense que , bien que toutes ces trois dispositions soient defec- tueuses , celle des enfants Test moins que les autres. Si tout le monde avait des palais, personne ne se trou- verait heureux d'en avoir. Qui est-ce qui compte entre les avantages de sa condition de voir le soleil, les etoiles , les nuees , les campagnes , les montagnes ? Toutes les beau- tes de la nature ne nous sont rien , parce qu'elles sont com- munes a tous ; et 1'envie que les hommes ont de se dis- tinguer les a portes a attacher leur plaisir a des parterres , a des lambris , a des vases , a quelques ornements , qui sont moins beaux que les objets communs exposes a tous les regards. Le plaisir des hommes est done un plaisir de vanite. Ces plaisirs de 1'orgueil sont proprement ceux dont les hommes sont insatiables; ils se degoutent de tous les au- tres; maisils nese iassentjamais de ceux-la, parce qu'il y a des bornes dans les plaisirs des sens , et qu'il n'y en a point dans ceux de 1'orgueil. PliNStES DE NICOLE. 3C5 Les objets exterieurs ne sont eolores que quand !es .rayons <,ui nous les font voir passent par le prisme, et qu'ils se brisent en passant; cequi s'appelle refraction : c'est le milieu par ou ils passent qui leur donne cet eclat. Rien, de meme, ne parait vif et agreable a notre esprit que ce qui passe par notre co3ur. Le cosur estce milieu qui alterela couleur naturelle des objets, et qui nous les fait paraitre autres qu'ils ne sont en effet; et cela est vrai a 1'egard de toutes choses : car, comme un prisme colore toutes sortes d'objets , de mme les plus indignes objets passant par notre coeur y peuvent recevoir un eclat et une couleur trompeuse qui peut nous les rendre agreables. Quand on voit les objets renverses par un prisme , on ne les voit plus colores. Quand on regarde le monde par la vue de la foi , il nous parait sans eclat, et sans 1'agrement qui n'etait pas dans les choses memes, mais qu'elles empruntaient de la cor- ruption de notre coeur. HONNEUH. Ce qu'on appelle HONNEUB en general n'a presque point d'objet certain : les hommes le placent oil ils veulent, selon leur fantaisie , et il y a peu de choses honorables qui ne puissent devenir honteuses par un autre tour d'imagina- tion ; de sorte que quoiqu'il ne depende pas de 1'opinion de nous faire aimer 1'honneur , et que cette inclination soil naturelle, il depend neanmoinsde 1'opinion de 1'attacher a une chose plutot qu'a une autre. DE L'ORIGINE DES CEREMONIES ET DES BOARDS DUS AUX GRANDS. Si les hommes etaient parfaitement raisonnablcs , ileut 31. 360 PKISSEKS DE NICOLE. suffi de faire connaitre qu'un tel est magistral, aim d<> kil faire rendre obeissance; raais parce qu'ils sont grossiers et attaches a leurs sens , il a etc utile de donner a ces ma- gistrats certains ornements exterieurs qui les distinguas- sent , et d'ordonner qu'on leur fit certains gestes et pour ainsi dire certaines grimaces qu'on appelle ceremonies; et cette invention a reussi selon le dessein de ceux qui I'ont trouvee. DE LA SCIENCE. La plupart des sciences humaines sont si pen de chose en elles-memes , et elles contribuent si rarement au bon- heur de 1'homme, que Ton est tout aussi heureux de les ignorer en les meprisant, que de les savoiren les estimaut : il n'y a que la vanite et 1'opinion des hommes qui y met- tent le prix. DE L'INSTRUCTION. L'instruction a pour but de porter les esprits jusqu'au point ou ils sont capables d'atteindre. Elle ne donne ni la memoire, ni 1'imagination, ni I'in- telligence; mais elle cultive toutes ces parties en les for- tifiant 1'une par 1'autre. On aide le jugement par la memoire, et Ton soulage la memoire par 1'imagination et le jugement. Les plus grands esprits n'ont que des lumieres bornees, et ils ont toujours des endroits sornbres et tenebreux ; mais 1'esprit des enfants est presque tout rempli de tenebres : il n'entrevoit que des petits rayons de lumiere ; ainsi tout eonsiste a menager ces rayons , a les augmenter, et a y exposer ce qu'on veut qu'ils comprennent. DE L'EDUCATIOIV. Rten n'est plus difficile que de se proportiouner a I'cs- PENStiES DE NICOLE. 367 prit des enfants; et c'est avec raison que Montaigne a dit que C'KST L'EFFET D'DNE AME FORTE ET BIEN EIEVEE DE SE POUVOIR ACCOMMODER A CES ALLURES PUERILES. II 6St facile de faire des discours de morale pendant une heure; maisd'y rapporter toujours toutes choses sans qu'un en- fant s'eu apercoive et s'en degoute , c'est ce qui demands ime adresse bien rare (l ). DE L'EDUCATION DES PRINCES. On doit considerer que le temps de la jeunesse est pres- que le seul ou la verite se pre"sente aux princes ; elle les fuittout le restede leur vie : tous ceux qui les environnent ue conspirent presque qu'a les tromper, parce qu'ils ont interet de leur plaire, et qu'ils savent qu'on n'y parvient pas en leur disant la verite. II faut done qu'une personne chargee de 1' education d'un prince se represente souvent que cet enfant confie a ses soins approche d'une nuit ou la verite 1'abandonnera , et qu'on lui imprime par avance dans 1'esprit toutce qui lui est plus necessaire pour se conduire dans les tenebres que sa condition apporte avec soi par une espece de necessite. DES SPECTACLES EN GENERAL. II n'y a guere eu que ce siecle-ci ou 1'on ait entrepris de justifier la comedie , et de la faire passer pour un di- vertissement qui pouvait s'allier avec la devotion. La comedie, disent ses apologistes, est une representation d'actions et de paroles : quel mal y a-t-il a cela? Mais le moyen de se defendre de toute illusion a cet egard est de considerer la comedie , non dans une speculation chim- 1 Ce problt-ine difficile a etc resolu par M. I'alibe Gaultier, dans son Cours UY'ducation public en 1787. 368 PENSEES DE NICOLE. rique, mais dans la pratique commune et ordinaire dont nous sommes temoins. II faut regarder quelle est la vie d'un comedicn , quelle est la matiere et le but de nos co- medies , quels effets elles produisent dans 1'esprit de ceux qui les represented ou qui les voient representer, et exa- miner ensuite si tout cela a quelque rapport avec la vie, les sentiments d'un veritable Chretien. DU DANGER DBS SPECTACLES. Tout ce qui est spectacle est passion ; les sentiments ordinaires et moderes ue frapperaient pas : ainsi les sens ne sout pas seulement seduits par Fexterieur ; mais 1'ame y est attaquee par tous les endroits ou sa corruption est sensible. DU JUGEMENT. Former le jugement, c'est douner a un esprit le gout et le discernement du vrai ; c'est le rendre delicat a recon- naitre les faux raisonncments un peu caches ; c'est lui ap- prendre a ne pas se laisser eblouir par un vain eclat des paroles vides de sens , a ne pas se payer de mots ou de principes obscurs , a ne se satisfaire jamais qu'il n'ait pe- netre jusqu'au fond des choses; c'est le rendre subtil a prendre le point dans les matieres embarrassees , et a dis- cerner ceux qui s'en ecartent. DES PLAISIRS. II y a deux manieres de s'abandonner aux plaisirs, I'une brutale, 1'autre philosophique; 1'une toute sensuelle, Tautre raisonnable , quoique corrompue et dereglee. La recherche des plaisirs qui ne vient que des sens emporte laraison, mais elle ne I'etouffe pas : elle est quel- quefois assez eclairee pour voir la bassesse de ces plaisirs rn meme temps qu'elle s'y laisse emporter PENSEES DE NICOLE. 363 Cette passion brutale a plusieurs remedes dans la na- ture meme : la satiete , qui accompagne la jouissance , produit souvent le degout; la vanite humaine nous en de- tache par le mepris qui est joint a cette sorte de vie ; en- fin 1'interet, I'ambition, la philosophic, sont quelquefois capables de nous en detourner. DBS ROMANS. Si Ton considere presque toutes les comedies et les ro- mans , on n'y trouvera guere autre chose que des passions vicieuses , embellies et colorees d'un certain fard qui les rend agreables aux yeux du monde. Que s'il n'est pas permis d'aimer les vices, peut-on prendre plaisir a ce qui a pour but de les rendre aimables ? DES VISITES. La plupart des visites ne sont autre chose que des in- ventions de se decharger sur autrui du poids de soi-meme. qu'on ne saurait supporter. Je ne sais d'ou vient que les predicateurs se corrigent si peu de la longueur de leurs sermons , et les causeurs de la longueur de leurs visites. N'est-ce point la vanite qui les trompe? DE L'IMAGINATION. Les personnes qui ont 1'imagination vive grossissent les ohjets : elles prennent les saillies de leur imagination, ou les sentiments qu'elles ont de leurs dispositions , pour le fond de leur coeur. Ainsi , quelque sinceres qu'elles soient, elles se trompent souvent elles-me'mes : il n'y a que la con- naissance du detail de leurs actions qui puissedonner uue veritable idee de leur caractere. 370 PENSEES DE NICOLE. DE L'ENTRE-TIE\. L'entretien est utile pour se soulager et pour s'ins- truire : les pensees purement interieures ne soot pas assoz sensibles. Ceux dont les peusees sont vives n'ont besoio de s'entretenir que pour se delasser. Quoique 1'on se parle a soi-meme, on parle mieux ne'an- moins en parlant ad' autres : 1'obligation de se faire enten- dre fait faire un effort a 1'esprit ; la presence d'un auditeur 1'excite; il agit plus vivement et plus agreablement. La presence d'un autre fournit des pensees ; elle les soutient. L'esprit se forme plus par Fentretien que par toute au- fre chose : on oublie ce qu'on lit; on ne le sait que quand on 1'a dit. DE L' AMOUR DE SOI-MEME. II n'y a rien de si naturel a 1'homme que le de"sir d'e tre aime des autres , parce qu'il n'y a rien de si naturel que de s'aimer soi-meme. Or, on desire toujours que ce qu'on aime soit aime des autres : la charite, qui aimc Dieu , desire que Dieu soit aime de toutes les creatures ; et la cupidite, qui s'aime soi-meme, de'sirerait que nous fussions 1'objet de Famour de tous les hommes. Nous desirous d'etre aimes , pour nous aimer encore davantage. L'amour des autres envers nous fait que nous nous jugeons plus dignes d'amour, et que notre idee se presente a nous d'une maniere plus aimable : nous som- mes bien aises qu'ils jugent de nous comme nous en ju- geons nous-memes, parce que notre jugement, qui est tou- jours faible et timide quand il est tout seul , se rassure quand il se voit appuye de celui d'autrui ; et ainsi il-s'at- tache a soi-meme avec d'autant plus de plaisir qu'il est moins trouble par lacrainte de se tromper. PESSEES DE NICOLE. 371 Mais 1'amour des autres envers nous n'est pas seule- nient 1'objet sr.i-s. 34 398 PENSEES DE NICOLE. gne , et que votre extreme amour-propre pourra vous disposer par la a m'accorder les graces que j'ambitionne, j'ai cru, pour les obtenir, devoir employer un moyen qui devrait au contraire m'en priver. Voila ce que les grands pourraient voir dans 1'esprit de la plupart des gens qui les louent , s'ils savaient joindre aux expressions de ces flatteurs ce qu'ils pourraient con- naitre de leurs pensees. Mais comme cela les incommode- rait, ils aiment mieux n'e"tre pas si penetrants, et s'arre- ter a Pecorce des paroles. Le langage du silence consiste dans les pensees. Le si- lence meme fait voir 1'esprit de ceux qui se taisent par cer- taines considerations. Par exemple , quand on evite de par- lerd'un certain deiautdevant les grands, cela prouve qu'on les y croit sujets, et qu'on a peur qu'ils ne prennent pour eux ce qu'on en dirait. DU POSSIBLE ET DE I/IMPOSSIBLE. II semble que 1'ignorance ou les hommes sont de la puis- sance de la nature leur 6te tout droit de deTmir ce qui est possible on impossible, puisque pour le faire il fautsavoir toute 1'etendue des causes, et tous les ressorts qui composent les machines des corps. Combien y a-t-il de choses qui nous eussent paru im- possibles, si I'experience ne nous avait fait voir qu'elles ne le sont pas? Qui eut dit qu'avec un peu de poudre on ferait sauter des montagnes? qu'en frottant une aiguille a unc pierre, elle acquerrait la propriete de se tourner toujours vers le p6le? Que de raisons. on auraittrouvees pour montrer que crla etait impossible ! Qui n'aurail- jamaisvu I'operation que les chimistes ap- PENSEES DE NICOLE. 399 pellent precipitation, ne regarderait-il pas comrae impos- sible la proraesse que ferait un chimiste de separer en un instant toutes les parties du corail , des perles , ou de Tor, repandues dans line quantite d'eau, et liees avec toutes les parties de cette eau? De quel agent, dirait-il , pourrait-on seservir? Mais , nonobstant toutes ces belles raisons, une goutte d'une certaiae matiere en fera I'e.ffet. Qui sail meme s'il n'y a point dans la nature quelque liqueur capable defaire precipiter toutes les humeurs etran- geres qui changent le corps? La nature peut bien former un foie, une rate, un poumon dans le ventre des meres , de je ne sais quelle matiere : pourquoi ne pourra-t-elle pas, avec une autre matiere, reformer ce qu'il y a de gate dans ce foie , dans cette rate , dans ce poumon? II n'y a point , dit-on , d'agent dans la nature capable d'operer cet effet ; mais dans toutes les causes uniques on croyait de meme qu'il n'y en eut point avant qu'on les eut trouvees. DU BONHEUR EN GENERAL. Le bonheur ne nous est guere sensible en cette vie que par la delivrance du mal. Nous n'avons pas de biens reels ot positifs. Heureux celui qui voit le jour! dit un aveugle; mais un homme qui voit clair ne le dit plus. Heureux celui qui est sain ! dit unmalade ; quand il est sain , il ne sent plus le bonheur de la sante. DU RAPPROCHEMENT DES OBJETS. II n'y a que la charite qui nous puisse faire entendre i'Ecriture, parce qu'il n'y a qu'elle qui puisse nous donner les mouvemcnts exprimes par I'Ecriture, sans lesquels ou n'y voit rien que de coufus , d'obscur, et de mort. 400 PENSES DE NICOLE. G'estl'amour qui anime nos pensees etqui les approche de nous. Un palais vu de loin est comme une masse con- fuse ; mais en s'en approchant on distingue les objets , on apercoit descolonnes, des ordres d'architecture. Quand nous voyons les choses sans amour, on ne les voit que de loin. E L'OPINION DU VULGAIBE SUR LES PLAISIHS. La vanite est un assaisonnement general qui rend agrea- bles la plupart des choses ; et qui aurait ote cette vue des jugements des hommes , dont elle nourrit leur amour-pro- pre , on trouverait qu'elles seraieut sans gout , ou du moins incapables d'etre recherchees avec tant d'ardeur. G'est pourquoi il est utile, pour recounaitre ce qu'il y a de reel dans la jouissauce des biens , d'eii separer ce que Ja vanite y mele , c'est-a-dire d'en retrancher autant que Ton peut ce plaisir trompeur et imaginaire qui nait de la vue de ces jugements ; et le meilleur moyen d'y parvenir est de consid^rer quelle serait la disposition des hommes a 1'egard de ces objets, s'ils etaieut seuls au monde. Croit-on , par exemple , qu'un bomme qui serait seul prit la peine de courir tout un jour apres un cerf ou un lievre avec peiue et mille fatigues , en pouvant aisement le tuer d'un coup de fusil? je ne le pense pas. Done la chasse n'est pas un plaisir qui naisse de Faction meme. Ce n'est pas ce cerf ou ce lievre qui nous divertit , mais une infinite d'idees et de fantaisies que nous y joignons. Personne ne voudrait chasser a condition de ne s'entre- teuir jamais de la chasse. G'est done cet entretien qui nous plait; etcet entretien nous plait, parce qu'il marque nos pensees , qui sont la nourriture ordinaire des pensees des autres. PENStiES DE NICOLE. 401 Les homines se contentent ordinairement de 1'estime et du respect. Les femmes veulent de 1'amour. Jamais solitaire ne s'amusa a dresser un jardin avec des allees bien compassees. Elles sont done faites pour les au- tres, et non pas pour nous. DE LA DIFFERENCE DES CONDITIONS. Ce qui nous trompe dans la comparaison de 1'avantage des conditions , c'est que nous nous transportons dans une autre condition avec les passions de la n6tre, sans nous revetir de celles qui sont attachees a cette condition. G'est ce qui fait que nous la croyons plus avantageuse , parce qu'elle serait telle en effet, si ceux qui la possedent n'avaient pas d'autres passions que les notres ; mais il n'en est pas ainsi. Chaque condition a ses passions, ou plutot le fond de cupidite que nous avons en nous se repand se- lon la mesure des conditions dans lesquelles il se trouve. 11 s'eteud et se deborde quand il trouve plus de place; il se resserre quand il en a moins , et nous fatigue presque egalement en tout etat. Ce n'est done pas par la satisfaction des passions qu'il faut juger du bonheur des e"tats , puisqu'elles sont presque aussi peu satisfaites en un etat que dans un autre , mais par d'autres considerations plus essentielles. DE LA SOLITUDE. Les hommes aiment a penser et a penser a eux d'une cer- taine maniere , en jugeant qu'on les estime , qu'on les ho- nore , qu'ils sont grands et puissants. C'est pourquoi la conversation et la vue du monde sont si agreables ; car cela vient de ce qu'elles excitent des pense"es de cette nature. at. 402 PENStiES DE NICOLE. La solitude, au coutraire , est sans attraits pour la plu- part des gens , parce qu'elle ne leur fournit pas assez de pensees qui leur plaisent. La nature est, deplaisante a beau- coup de monde , parce que les images qu'elle fournit n'etaut pas aidees de la voix et de mille autres circons- tances qui accorapagnent la parole , elles sont trop som- bres et trop obscures. Pour se plaire done dans les forets , il faut entendre le langage des forets ; car toutes les creatures ont un lan- gage, c'est-a-dire qu'elles peuvent exciter des pensees. Ceux en qui elles en excitent suffisamment peuvent se plaire dans la solitude; et ils s'y plaisent d'autantplus in- nocemment que ces images qu'elle leur fournit leur re- presentent plutdt la grandeur de Dieu que leur propre grandeur. C'est 1'avantage de !a solitude. DU SORT DES SOUVERAINS. Les gardes qui sont a 1'entree du palais des princes , ces piques , ces hallebardes , ces mousquets , ne sont pas tant pour empe'cher que Ton ne nuise a leur personne , que pour repousser ceux qui voudraient leur dire la vrite , et les avertir qu'ils ne sont pas infaillibles. DU STYLE DE I/ECKITUBE SAINTE. II y a dans 1'Ecriture sainte un caractere inimitable a tous leshommes. Nul de ceux qui n'ont point voulu pa- raitre plus que des hommes ne s'est avise" de se servir de ce langage ; et ceux qui ont voulu 1'imiter, comme Maho- met , Henri , Nicolas , en sont plus eloignes que les singes ne le sont des hommes. DE L'ENSEIGNEMENT EN GENERAL, ET DES DIFFEHENTES METHODES DESTRUCTION. 1 . II est toujours difficile de donner des regies genera- PENSEES DE NICOLE. 403 les pour ('instruction , parce qu'il faut la proportionner a ce melange de lumieres et de tenebres qui different selon lesesprits, surtoutdaas les enfants. II faut regarder ou il fait jour, et en approcher ce que Ton veut faire entendre ; et pour cela il faut souvent tenter diverses voies pour en- trer dans leur esprit , et s'arreter a celles qui reussissent le mieux. V 2. On peut dire en general que les lumieres des enfants etaut toujours tres-dependantes des sens , il faut , autant qu'il est possible , attacher aux sens les instructions qu'on leur donne , et les faire entrer non-seulement par 1'ouie , mais aussi par la vue ; car il n'y a point de sens qui fasse une impression plus vive sur 1' esprit etqui forme desidees plus nettes et plus distinctes. 3. On peut conclure de cette ouverture que la geogra- phic est une etude tres-propre pour les enfants, parce qu'elle depend beaucoup des sens , et qu'on leur fait voir par les yeux et sans les fatiguer la situation des villes et des pro- vinces. 4. Mais pour leur rendre cette etude plus utile et plus agreable tout ensemble, il ne faut passe contenter de leur montrer dans une carte les noms des villes et des provin- ces ; il faut encore se servir de diverses adresses pour les aider a les reteuir. 5. On peut avoir des livres ou les plus graudes villes soient peintes. Les enfants aiment assez cette sorte de divertissement. On peut leurconter quelquehistoire remar- quable sur les priucipales villes , afin d'y attacher leur memoire. On peut leur marquer les bataillesqui y ont ete donnees , les noms des capitaines , les conciles qui ont e"te tenus, les grands hommes qui en sont sortis. On peut leur 404 PENSEES DE NICOLE. dire quelque chose ou de 1'histoire naturellc, ou de In police , de la grandeur et du commerce de ces villes, etc. 6. II faut joindre a cette etude de la geographic un petit exercice , qui n'est qu'un divertissement, etqui ne laisse pas de contribuer beaucoup a la leur imprimer dans 1'es- prit : c'est que si Ton parle devanteuxdequelquehistoire, il ne faut jamais manquer de leur en marquer le lieu sur la carte. Si on lit , par exemple , la gazette , il faut leur de- signer toutesles villes dont il est parle. Enfin il faut tacher qu'ils placent sur leurs cartes tout ce qu'ils entendront dire, et qu'ellesleur serventainsi de memoire artificielle pour retenirles histoires , comme les histoires leur en doi- vent servir pour se souvenir des lieux ou elles se sont passees. 7. Outre la geographic , il y a encore plusieurs autres connaissances utiles que Ton peut faire entrer par les yeux dans 1'esprit des enfants. Les machines des Romains, leurs armes, leur maniere de combattre , de disposer leurs camps, leurs habits , leurs supplices, et plusieurs autres choses de cette nature, sont representees dans les livres de Lipse. On leur peut mon- trer, par exemple, ce que c'etait qu'un BELIEH, ce que c'etait que faire LA TOBTUE ; de quelle sorte les armees romaines etaient ordonnees , le nombre de leurs cohortes et de leurs legions, les officiers de leurs armees , et une infinite de choses agreables et curieuses, en omettant eel les qui sont plus embarrassees. 8. On peut mettre 1'histoire parmi les connaissauces qui entrent par les yeux, puisqu'on peut se servir pour la faire retenir de divers livres d'images etde figures; mais quand meme on n'en trouverait pas , elle est d'elle-mme tres- PENSEES DE NICOLE. 405 proportionnee a I' esprit des enfants ; et quoiqu'elle DC con- siste que dans la memoire , elle sert beaucoup a former le jugement. II faut done user de toute sorte d'adresse pour leur en donner le gout. 9. On peut leur donner d'abord une idee generate de 1'histoire universelle des diverses monarchies , et des prin- cipaux changements qui sont arrives depuis le commen- cement du monde , en divisant la duree des siecles en di- vers 3ges; comme depuis la creation jusqu'au deluge, depuis le deluge jusqu'a Abraham , depuis Abraham jus- qu'a Molse, depuis MoTse jusqu'a Salomon, depuis Salo- mon jusqu'au retour de la captivite de Baby lone, depuis Jesus-Christ jusqu'a nous, en joignant ainsi a 1'histoire uuiverselle uue chronologic generate. 10. II faut npprendre aux enfants a joindre ensemble dans leur memoire les histoires semblables , afm que Tune serve a retenir 1'autre. II est bon qu'ils sachent des exem- ples des plus grandes armees , dont il est parle dans les livres,des graudes batailles,des grands carnages , des mortalites , des prosperites extraordinaires , des grandes infortunes , des grands capitaines du siecle passe et du siecle present , des favoris heureux ou malheureux, des longuesvies, des extravagances signalees des hommes, des grands vices et des grandes vertus , etc. 11. La plus graude difficulte de ttnstruction des en- fants est de leur montrer la langue latine : c'est une etude secheet longue ;etquoique,consistant principalemeut dans la memoire, elle soil assez proportionnee a leur age , nean- moins elle les rebute d'ordinaire par le travail. La necessite et la difficulte de cette langue a fait re- chercher a diverses personnes les moyens de soulager les 406 PENSEES DE NICOLE. enfauts dans 1'etude qu'ils en doivent faire ; et c'est ce qui a produit cette grande variete de methodes pour leur en apprendre les principes. D'autres ont cm au contraire que !a veritable methode etait de n'en point avoir du tout , et de leur epargner toutes les epines de la grammaire en les jetant tout d'un coup dans la lecture des livres. Plusieurs personnes pensent qu'il faudrait montrer le latin aux enfants par 1'usage, comme les langues vulgai- res; et qu'a cet effet on devrait les obliger a ne parler que latin. Montaigne observe que ce fut la conduite dont on usa envers lui , et qu'il etait parvenu par ce moyen a parler latin a 1'age de huit ans. 12. Pour dire en un mot ce que Ton doit juger de toutes ces diverses manieres de montrer le latin aux enfants , il est certain qu'il serait avantageux de leur montrer cette langue par 1'usage, comme une langue vulgaire; mais ce moyen est sujet dans la pratique a tant de diffi- eultes , qu'il avait paru jusqu'a ce moment impraticable a une certaine classe de la societe. Car , premierement , il faut trouver des maitres qui s'expriment parfaitement bien en latin , ce qui est deja une qualite bien rare; et souvent ceux qui la possedent ne sont pas pour cela les plus propres pour instruire des enfants , parce qu'il leur en manque d'autres qui sont in- liuiment plus n&essaires. II faut de plus que ceux avec qui les enfants qu'on voudra instruire ainsi converseront , ne leur parlent que latin; ce qui est aussi incommode que' difficile a pratiquer. Et il est a craindre d'ailleurs que cette servitude ne les rende stupides, par I'embarras qu'ils eprouveront a exprimer leurs pensees. Ainsi il faut se con tenter de choisir entr'e les autres PENSEES DE NICOLE. 407 methodes celles qui sent les plus utiles; et Ic sens com- mun fait voir d'abord qu'on ne doit pas se servir de cel- les ou les regies de la grammaire sont exprimees en latin , parce qu'il est ridicule de vouloir montrer ies prin- cipes d'une laugue dans la langue m^me qu'on veut ap- prendre , et que Ton ignore. 13. La pensee de ceux qui ne veulent pas du tout de grammaire n'est qu'une pensee de gens paresseux qui veulent s'epargner la peine de la montrer ; et , bien loin de soulager les enfants , elle les charge infiniment plus que les regies, puisqu'elle leur ote une lumiere qui leur faciliterait Fintelligence des livres , et qu'elle les oblige d'apprendre cent fois ce qu'il suffirait d'apprendre une seule fois. Ainsi, tout considere, la meilleure methode est de faire apprendre aux enfants assez exactement les petites regies en vers francais . pour les mettre ensuite le plus tot que Ton pourra dans la lecture des auteurs. 14. C'est un avis general, et qui est d'une grande im- portance pour les maitres, d'avoir present tout ce qu'ils doivent montrer aux enfants , et de ne pas se contenter de le trouver dans leur memoire , lorsqivon les en fait souvenir; car on prend mille occasions favorables de montrer aux enfants ce que Ton sait bien ; Ton en fait naitre quand on veut , et Ton se proportionne infiniment mieux a leur portee, lorsque 1'esprit ne fait point d'ef- 1'ort pour trouver ce que Ton doit dire. 15. Le grand secret pour donner aux enfants 1'intelli- gence du latin est de les mettre de bonne heure dans la lec- ture des livres , et de les exercer beaucoup a les traduire en francais : mais afm que cette etude puisse en mfime 408 PENSEES DE NICOLE. temps servir a leur former 1'esprit , le jugement et les moeurs , il faut observer plusieurs regies essentielles. 16. II ne faut jamais permettre que lesenfants appren- nent rien par coeur qui ne soit excellent ; et c'est pour- quoi c'est une fort mauvaise methode que de leur faire apprendre des livres entiers , parce que tout n'est pas ega- lement bon dans les livres. On pourrait neanmoins excep- ter Virgile du nombre des auteurs dout il ne faut ap- prendre que des parties , ou au moins quelques livres de Virgile, comme le IP , le IV 6 et le VP de 1'Eneide. Mais pour les autres auteurs il faut user de discernemeut ; au- trement , en coufondant les endroits communs avec ceux qui sont excellents, on confond aussi leur jugement. II faut done CHOISIR dans Ciceron , dans Tive-Live , dans Tacite, dans Seneque , certains lieux si e'clatants qu'il soit important de ne les oublier jamais. II faut user de la meme reserve dans la lecture des poetes , tels que Ca- tulle, Horace, Ovide, Seneque, Lucain, Martial, Stace, Claudien, Ausone. 17. Get avis est de la plus grande importance, et n'a pas seulement pour but de soulager la memoire des en- fants , mais aussi de leur former 1'esprit et le style. Car les choses qu'on apprend par coeur s'impriment davantage dans la memoire , et sont comme des moules ou des for- mes que lespensees prennent lorsqu'ils les veulent expri- mer; desorteque lorsqu'ils n'en ont que d'excellents , il faut comme par necessite qu'ils s'expriment d'une ma- niere noble et elevee. 18. II faut etudier la rhetorique dans Aristote et dans Quintilien : ces deux auteurs sont susceptibles d'aii'.eurs de quelques retranchements , surtout le dernier. Tous PENSEES DE NICOLE. 409 ces noms de figures, tous ces lieux des arguments, tous ces ENTHYMEMES et ces EPicHEREMES DC servirent jamais a personne ; et si on les enseigne aux enfauts , il faut an moins leur apprendre que ce sont des choses assez inu- tiles. 19. On doit tout rapporter a la morale et a 1'etude de la religion chretienne dans 1'instruction. II est facile de pratiquer cette regie dans ce qu'on doit montrer de la rhetorique. Car la vraie rhetorique est fondee sur la vraie morale, puisqu'elle doit toujours imprimer une idee ai- mable de celui qui parle , et le faire passer pour honnete homme. II y a, par exemple, dans Pline le jeune un air de va- nite et d'un amour tendre de la reputation , qui gate ses lettres, quelque pleines d'esprit qu'elles soient , et qui fait qu'elles sont d'un mauvais genre , parce qu'on ne saurait se le representer que comme un homme vain et leger. Le meme defaut rend LA PERSONNE DE CICERON MEPHISABLE, en meme temps qu'on admire son eloquence , parce que cet air parait dans presque tous ses ouvrages. 11 n'y a point d'homme d'honneur qui voulut ressembler a Horace ou a Martial dans leur malignite ou leur impu- dence. DE LA FAUSSE ELOQUENCE. L'eloquence ne doit pas seulement causer un sentiment de plaisir ; mais elle doit laisser le dard dans le cojur. G'est un mauvais discours que celui dont on ne retient rien. II y a des gens qui dans leurs discours ne font qu'ef- fleurer la matiere , et qui s'y promenent comme des mou- 410 PENSEES DE NICOLE. chesf iJs n'approfondissent rien : d'autres, an eontraire, laissent des traces, et CAVENT ce qu'ils mauient. DIFFERENCE DE I/ABONDANCE ET DE LA JUSTESSE. Ce sont deux qualites differentes de I'esprit, que d'a- voir beaucoup de lumieres , et de bien juger des choses. L'une vient d'une fertilite qui produit beaucoup de pen- sees par la comparaison des divers objets qui se presen- tent a I'esprit ; 1'autre , d'une exactitude qui fait exami- ner chacune de ces pensees avec plus d' attention et de pe- netration. Les terres qui produisent le plus de vin ne portent pas toujours le 'meilleur. La sterilite qui parait dans quelques esprits vient quelquefois de leur jugeraent, qui retranche une infinite de pensees, etqui, prenant les choses par la voienaturelle, ne s'ecarte pas tanten d'autres detours plus longs etmoins naturels. Les esprits abondants voienttout ce qui est a 1'entour de leur objet : les esprits pen6trants voient tout ce qui est dans cet objet. DE LA FANTAISIE ET DU RAISONNEMENT. La fantaisie est semblable au SENTIMENT dans la voie des jugements, parce que 1'un et 1'autre jugent d'une seule vue. Et la raisonnaillerie , si on peut user de ce terme, est semblable au raisonnement. La fantaisie dit au sentiment qu'il se trompe , et le sen- timent le dit a la fantaisie. La fantaisie pretend passer pour sentiment, et faire pas- ser le sentiment pour fantaisie. Le sentiment pretend Ic eontraire. Leurs discours sont tout semblables , et ils ne PENSEES DE NICOLE. 41 1 sont distingues que parce que les uns sont vrais et les au- tres faux. Telle est la source ordinaire des egarements des hom- ines. Peu de personnes raisonnent; mais la plupart em- brassent leurs opinions par la pente de leur coeur , et par une vue confuse qui n'est autre chose que la fautaisie. Si le sentiment qnerelle-la fantaisie, la fantaisie que- relle le sentiment. Si le premier veut user de force, la se- conde en usera aussi , et se trouvera la plus forte. C'est ce qui oblige le sentiment d'eviter les voies qui peuvent lui etre communes avec la fantaisie, et d'enchereherd'au- tres qui la distinguent. Cette voie est celle du raisonne- ment. DES VEHITES, ET DES MOYENS DE LES DECOUVKIB. C'est un grand ornement dans la nouvelle mauiere de batir, que tous les appartements s'enfilent en sorte qu'en ouvrant les portes on les decouvre toutes : de meme c'est un grand ornement dans le discours, quand la proposition du sujet vous en faitvoir enquelque sorte I'enchainement et les consequences, mais d'unemaniere qui excite plut6t le desir de voir distinctement ce qu'il montre, qu'il ne le satisfait en decouvrant tout ce qu'il contient. Ces pieces, ces discours ou Ton traite divers points sans liaison, sont comme ces bailments ou Ton va de chambre en chambre, et oil Ton ne voit jamaisplus d'une chambre a la fois. DES SUPPLICES ET DU PARDON. II faut, dit Seneque, que le legislateur ne decerne les derniers supplices que contre les plus grands crimes, de maniere que personne ne perisse qu'il ne soit de 1'intere't 4i2 PENSEES DE NICOLE. de celui meme qu'on puuit de le faire perir : Ultima sup- plicia sceleribus ultimis ponat, ut nemo pereat nisi quern perire etiam pereuntis intersit. Les lois n'ont pu faire cette distinction entre les crimes , et ellescondamneutgeneralement a la mortceux qui com- mettent certains crimes , sans avoir egard a la disposition d'esprit dans laquelle ils sont : mais ceux qui peuvent dis- penser de la loi sont obliges d'y avoir egard ; et cela prouve que les graces que Ton accorde a quelques crimi- nels ne sont pas toujours des graces , parce qu'encore qu'elles ne leursoient pas dues selon les loisdu royaume, elles doiveut leur etre accordees selon celle del'equite mar- quee par Seneque. Ainsi Ton peut commettre une injustice en pratiquant trop exactement la justice. M. N** &ait-il un esprit incurable? Nullement. Son crime etait un funeste changement qui n'eut point eu de suite dans la vie. II y avail done de la cruaute a ne lui point faire grace ; et observer les lois a son egard e'etait violer celles de 1'equite , qui sont celles de la nature. DES REALTIES ET DES CHIMERES. fore bien loge, avoir de beaux jardins, grande suite, avoir des tableaux , etre prince , paraissent des biens et de grands biens a ceux qui ne les possedent pas. Deman- dez a ceux qui les possedent s'ils sentent bien le plaisir deceschoses, ils vous diront que non. J'ai vudes princesses qui n'allaient pas uue foisen dix ans dans un beaujardiu qu'elles avaient derriere leur maison. Ce qui trompe les petits et les gens des petits cereles dans le jugement qu'ils portent des cereles superieurs, c'est qu'ils en jugent par les biens reels , les plaisirs reels, les avantages reels , et qu'ils mesurent ces avantagcs se- PENSEES DE NICOLE. 413 Ion les idees qu'ils s'en forment, et noil sur la realite des choses. Combien uae pauvre demoiselle decampagnequi u'a point d'autre raonture qu'un ane s'iraagine-t-elle de plaisir a posseder uu carrosse , de belles maisons , un grand train ; a etre honoree , a voir que tout Je monde vous fasse place! En effet, qui transporterait cette demoi- selle avec ces idees dans I'etat des princesses , elle ne croiraitpas qu'on putajouter a sou bonheur. Mais laissez- I'yquelque temps, et vous verrez que cette ideediminuera ; qu'il ne lui restera que la realite de ces biens , qui se re- duit a bien peu de chose : alors elle se forgera d'autres chimeres auxquelles elle attachera son bonheur et son malheur, en devenant comme insensible a tous les biens qui avaient fait le comble de ses souhaits. Le contentement ou la joie interieure nait egalement des realites et des chimeres. Lorsqu'elle vient des realites, elle est plus raisonnable ; elle 1'estmoius lorsqu'elle est le produit des chimeres. Mais la diversite de ces objets ne change pas le bonheur ou le malheur present de 1'etat. Qai est plus a son aise, plus gai, plus penetre dejoie, semble plus heureux quand meme sa joie uaitrait de chi- meres. DE L'AMOUR-PBOPDE, ET DE SES EFFETS. II y a dans le coeur de tous les hommesun petit royaume compose de leurs mouvements interieurs, et personne n'est si esclave qui n'ait en son pouvoir plusieurs actions exterieures qui dependent de ses mouvements ; car chacun est raaftre et roi de son estime , de sa confiance et de sou affection , de ses louanges, de sa couduite,de sa familia- rite , et meme des mouvements et des actions opposes : et quand je disque nous en sommes les maitrcs , j 'en tends 414 PENSEES DE NICOLE. que toutes ces inclinations ne sont pas de simples pas- sions involontaires , mais qu'elles ont quantite d'effets vo- lontaires et libres , dont par consequent nous sommes les rnaitres , quelque pauvres et quelque destitues que nous soyons. Ce sont des presents que nous pouvons faire aux autres , et comme des charges et des offices que nous leur attribuons. Aux uns nous donnons notre creance et notre estime, et a d'autres notre tendresse, notre application, notre familiarite. Nous sommes ouverts pour ceux-ci et forme's pour ceux-la. Nous choisissons 1'un pour le consul- ter ; nous craignons de nous adresser a 1'autre. Que si 1'on veut bien savoir quel conseiller nous choisissous pour dis- tribuer toutes ces offres, si nous voulons bien sonder notre coeur, il se trouveraque c'est 1'amour-propre , et qu'il est la source premiere de ces inclinations differentes. C'est une adresse de 1'amour-propre, quand il est repris de quelque defaut , d'envisager a 1'heure meme , non la vertu qui tient le milieu entre les deux exces , mais le vice oppose , qui n'est pas moins grand que celui dont on les blame , et de se defendre par la. Ainsi , lorsqu'on fait remarquer aux personnes lentes qu'elles ecoulent une partie de leur vie dans 1'inactivite : Vous voudriez done, disent-elles , que nous fussions des tetes de soufre et de salpetre ? Comme s'il n'y avait pas de milieu entre unelenteur paresseuse et sans action, et une activite precipitee. On ne nuit pas seulement aux autres en leur donnant 1'exemple de divers defauts ; mais on leur nuit encore da- vantage en leur appreuant Tart de les defendre. Le but de 1'orgueil , quand il se defend , n'est pas tant que son defaut ne paraisse pas, que d'en eviter 1'humilia- tion. PENSfiES DE NICOLE. 415 L'air decisif engage a soutenir le sentiment qu'ou s'est rendu propre en se le proposant : ainsi il y a de 1' amour, propre. Ce que Ton ne se serait pas mis en peine de defen- dre, si on 1'avait propose par forme de doute, on le defend parce qu'on 1'a propose dogmatiquement , on entre en contestation sur cela , et Ton y persiste par amour-propre. DE LA COUTUME ET DBS PREJUGES. Pour se conduire convenablement et religieusement , il faut s'elever au-dessus des prejuges et du mauvais exem- ple ; ce qui n'estpas aussi facile qu'on se 1'imagine commu- nement. Les vents ne sont que des petites parties de vapeurs dont chacune a peu de force ; mais ces petites parties etant unies ne laissent pas de renverser les plus grands arbres. Les fleuves ne sont que des gouttes d'eau ramassees ensemble, mais ils rompent souvent les plus fortes di- gues. Une multitude dejugements, dont chacun est meprisable separement , ne laisse pas d'ebranler et d'emporter ceux meme qui auraient resiste a une violence ouverte. Des qu'il faut paraitre singulier dans sa conduite , et condamner par son exemple une infinite de gens, il faut un degre singulier de courage et de fermete pour se sou- tenir. On recoit, par la seule force de la coutume, et par les discours et les actions de ceux avec qui Ton vit, une foule d'impressions fausses qui corrompent 1'esprit. II est rare qu'on examine les principes sur lesquels on agit. On les emprunte de I'exemple. On croit aimable ce qu'on voit aime , et veritable ce qui est cru. On tire bien de sa corruption naturelle une pente aimer les crcatu- 416 PENSEES DE NICOLE. res et a desirer ce qui est grand ; mais la determination de cettepente naturellese fait sans examen, et par 1'impres- sion de la coutume. 11 n'y a raeme rien de si dur que la coutume n'adoucisse, rien de si doux qu'elle ne reudc dur et difficile. On s'engage gaiement dans des etats peni- bles et dangereux , parce que c'est la mode ; et les moin- dres actions chretiennes sont penibles , parce que le com- mun du monde se les represente comme difficiles , com- munes, et basses. Qu'on examine ce qui nous fait agir, ce qui nous sou- tient dans les emplois , ce qui nous determine a un genre de vie plutot qu'a un autre, ce qui nous porte a embrasser les modes et les coutumes, et Ton trouvera que Ton est presque partout le jouet des opinions des autres , qu'on suit les sentiments de ceux de son age et deceux avec qui Ton vit, et que la raison et la verite n'ont presque point de part a notre conduite. II y a des opinions et des passions des jeunes gens , des opinions et des passions des personnes plus avance"es en age, des opinions et des passions des vieillards. On passe d'opinions en opinions comme on passe d'age en age. Ainsi la plupart des hommes n'arrivent jamais a vivre selon la verite. S'ils 1'entrevoient de loin , elle a trop pen de force sur leurs espritspour les redresser, parce qu'elle les trouve lies a des opinions qui leur sont devenues comme natu- relles, et qui forment en eux des impressions qui lesdomi- nent. C'est ce qui rend le monde si dangereux et la bonne education des enfants si difficile , et enfin la retraite si ne- cessaire a toutes sortes de personnes. DE I/ETENDUE DE LA RECONNAISSANCE ENVEBS UIEO. On borne d'ordinaire sa reconnaissance aux graces que PENSEES DE NICOLE. 417 1'ori recoit immediatement de Dieu, et aux bienfaits aux- quels on participe actuellement. Cette idee neaumoins est trop resserree ; car les preparations des bienfaits et des gr- tes, et tout ce qui se fait en consequence, tient deja du bien- fait. Or cette consideration etend infmiment notre recon- naissance. Ce principe reconnu , on doit se considerer et dans son etre nature! , et dans son etre spirituel , et dans tout ce qui regarde la conservation de 1'un ou de 1'autre. Notre etre naturel , c'est-a-dire notre vie , depend d'une infinite de causes que la providence de Dieu a reunies. II fallait, afin que nous vinssions au monde , qu'il y cut an monde des hommes , des femmes ; que ces horames et ces femmes s'unissent entre eux par des mariages : etafin de les unir de la sorte, il a fallu qu'une infinite de circons- tances se rencontrassent , que ces hommes et ces femmes fusseut preserves de la mort, qu'ils se vissent, qu'ils s'ai- massent. Un seul mariage ne se forme que par le concours d'uue infinite de hasards : qui peut done comprendre 1'infinite de ceux qui ont concouru a la naissance temporelle d'un homme qui nait apres six mille ans de la creation du monde et une si longue suite de generations ? Cependant dans toute cette infinite de hasards il n'y en a pas un ou Dieu ne nous ait eus en vue, et qu'il n'ait dispose tout expres pour nous faire naitre. II en est de meme de la premiere institution du ciel et de la terre. Dieu les a crees avec une volonte expresse que nous en jouissions , pour nous les donner, pour les faire servir a la conservation de notre vie; et nous en devons 6tre aussi assures que s'il nous avait dit : J'AI CREE CE CIEL, CETTE TEBRE, POUR TON USAGE. 418 PENSEES DE NICOLE. Notre naissance depend de tout, des guerres, des revolu- tions d'Etat, des pestes, des famines, des polices, et des lois. Ainsi tout s'est fait pour nous. On a etabli des lois pour nous mettre en surete ; on a trouve des arts pour nous faire vivre commodement. Cette consideration est encore plus sensible dans ce qui regarde la religion. DU CHAGRIN ET DU DIVERTISSEMENT. C'estun sentiment dangereux que de dire qu'il faut me- surer ses divertissements par le besoin que Ton a d'eviter le chagrin qui nous devore ; qu'ainsi chacun doit avoir pour principe de n'etre pas chagrin , et que Ton doit pren- dre le divertissement necessaire pour cela. Cette regie est fausse. Si une femme ne joue , elle se trouvera done chagriue , et pour eviter le chagrin elle jouera. Si 1'autre demeure a la maison , elle sera chagrine : il faut done qu'elle passe sa vie en visites , en conversation, et qu'elle ressemble a cette femme dont parle 1'Ecriture, qui ne pouvait demeu- rerensa maison. Enfiniln'y aura point de divertissement que Ton ne se permette par cette regie , parce que la pri- vation de ce divertissement nous rendra chagrin , et que le chagrin le rendra permis. DE L'ALLEGORIE. La maniere d'expliquer 1'Ecriture sainte par 1'allegorie est tellement autorisee par 1'exemple de tous les Peres , et surtout de S. Augustin, de S. Cyrille d'Alexandrie , de S. Gregoire et de S. Bernard , qu'il n'y a point de pratique dans laquelle tous les saints soient plus d'accord que dans celle-!a. PENSfcES DE NICOLE. 419 Est-il croyable que tous les Peres se soient si grossiere- raent abuses, et qu'une voie qu'ils ont crue propre a 1'edi- fication des peuples puisse etre traitee de ridicule , comme etant clairement vaine et inutile ? II est certain encore que ces Peres ont ete edifies de ces allegories, et qu'ils s'en sont servis pour edifier les peuples, qu'ils ont reussi dans ce dessein. Est-il croyable que Dieu ait permis qu'ils se soient servis de moyens ridicules pour une fin si sainte, et qu'ils aient reussi en les employant? Non-seulement il y a des allegories consacrees par 1'E- criture, mais le dogme merae qui sert de fonderaent aux allegories y est formellement etabli ; car il est dit que TOUT CE QUI ABRIVAIT AUX JUIFS LEUB ABBIVAIT EN FIGUBE : Hwcomnia infigura contingebant illis. Or il est sans apparence de restreindre cela au seul pas- sage de la mer Rouge , comme il est ridicule aussi de pre- tendre qu'il n'y a dans tout 1'ordre des sacrifices marques dans la loi que ce qui est explique par saint Paul qui soit allegorique. Jesus-Christ declare lui-meme que Moise a ecrit de lui ; il expliqua a ses disciples, apres la resurrec- tion , ce qui etait ecrit de lui dans les Ecritures , EN COM- MENCANT PAB Mo'isE. Cepeudant si Ton voulait exclure les allegories , on trouverait peu de chose de Jesus-Christ dans les livres de Moise. C'est sur ces raisons que les Peres ont conclu que I'An- cien Testament etait figuratif ; qu'outre le sens litteral il contenait aussi un rapport avec le Nouveau Testament. II s'ensuit que 1'Ancien Testament est un tableau ex- pose aux yeux des hommes , afm qu'ils apercoivent les verites du Nouveau. II leur est dit en general que c'est un tableau , une enig- me , une parabole 5 et de plus , pour les aider dans 1'in- 420 PENSEES DE NICOLE. telligence de ce tableau , Pesprit de Dieu leur en a expli- que certaines parties; et par cette explication il leur a donne une clef et un modele pour appliquer tout le reste. La clef consiste en ce que certaines figures expliquees servent a en exprimer d'autres. Le modele consiste en ce que Ton voit dans ces figures expliquees un exemple des rapports que Dieu a mis entre les figures et les originaux. On voit, par exemple , par les allegories des prophetes, que Dieu se sert quelquefois de divers sigues qui parais- sent has pour signifier les plus grandes choses : 1'on voit qu'il n'exige pas une ressemblance et un rapport si par- fait. Mais, dit-on, les allegories ne sont pas certaines, et par consequent elles neprouventrien. Qu'importe, pourvu que Ton y observe deux choses : la premiere, qu'il y ait un rapport raisonnable entre la figure et la chose figu- ree ; la seconde , qu'elles puissent se rapporter a une ve- rite? Le nombre des gens qui ont besoin de preuves est fort petit parmi les Chretiens ; on peut meme dire que les pre- dications ne sont pas faites pour eux, car on a droit de sup- poser que ceux a qui on parle sont Chretiens. Ceux qui ne le sont pas ont besoin d'autres instructions ; et la religion n'eu manque pas. Mais ils ne doivent pas trouver mau- vais qu'on parle a des gens qui font profession de chris- tianisme comme s'ils 1'avaient dans le cceur. Le principal objet doit done etre de les edifier ; et 1'ou ne peut nier que les allegories n'y soient utiles, lors m^me qu'elles nesontpas certaines. Gar elles mettenttouj ours une verite devantles yeux, et elles la placent meme d'une ma- PE1SSEES DE NICOLE. 421 niere qui arrete davantage 1'esprit, parce qu'elles la font voir dans une image. L'esprit est si porteaconsiderer les rapports des choses, qu'il n'y conceit jamais bien la verite, s'il ne la voit dans une figure. La verite est en quelque sorte comme un soleil ; il faut le voir dans 1'eau, ou dans uu miroirqui tempere ses rayons. C'est un eclair qui passe trop vite , il le faut arr^ter et fixer. DE LA BIZARRERIE. 11 est dangereux de s'acquerir la reputation de bizarre , parce qu'il n'y a rien qui detruise tant la confiance qu'on pourrait avoir en nous, et qui nous fasse plus regarder comme des gens avec lesquels il n'y a aucune mesure a prendre. La raison en est que le fondement de la confiance que 1'on a en certaiiies gens, et qui les fait regarder comme surs , c'est qu'on les croitincapables de s'ecarter de 1'hon- netete et de la raison. Or, comme la bizarrerie consiste a s'ecarter sans motifs des regies communes , elle donne une juste defiance de ceux qui en sout atteints, parce qu'on ne sait plus sur quoi se fonder. La raison est un maitre commun qui tient unis tons ceux qui s'y soumettent et reconnaissent sa juridiction ; mais quaud on en secoue le joug , on epouvante tous ceux que la raison nous tenait unis. Chacun apprehende de de- venir 1'objet de uotre bizarrerie. La bizarrerie est une eclipse de raisou, SANS AUCUNE CAUSE certaine et reglee. Ainsi comme on ne sait quand elle doit arriver, on la crainttoujours. La bizarrerie entiereetuniverselle est une folieachevee; la bizarrerie imparfaite , une folie commencee. 36 422 PENStiES DE NICOLE. La bizarrerie est une domination de 1'imagination sur I'esprit, qui fait qu'on suit ses impressions sans reflexion. II arrive de laque les personnes bizarres ne le sont pas a 1'egard de tout le monde , parce qu'il y en a a qui leur imagination est asservie, et qui y produisent une telle impression qu'elle n'y resiste pas. Cette inegalite est le vrai caractere de la bizarrerie : il y en a qui sont civils jusqu'a 1'exces a 1'egard de ceux qui les dominent, et a qui leur imagination est comme as- servie, qui ont peu d'egards pour les autres , et qui les lais- sent dans la liberte de suivre leurs caprices. DE LA LOUAWGE ET DU BLAME. II faut prendre garde en blmant les autres de donner cette idee qu'on les blame pour faire remarquer en soi des qualites contraires , et dans le dessein de les rabaisser par cet endroitau-dessous de soi ; ce qui se remarque prin- cipalement lorsqu'on voit que , sans preuves positives , on soupconne des gens de defauts incertains , afin de ra- battre 1'estime qu'ils meritent par leurs bonnes qualites connues. II y a des philosophes qui pretendent que les objets des sens n'ont pas les qualites sensibles que nous leur attribuons , et que le feu , par exemple , n'est pas chaud, parce que la chaleur est une espece de sentiment dont il est incapable; mais en meme temps ils disent qu'il est ecbauffant , c'est-a-dire qu'il a le pouvoir de produire ce sentiment dans nos corps. Quelque indulgents que nous soyons a notre egard , nous ne saurions jamais refuser de reconnaitre en nous quelque chose de semblable : si nous n'avons pas les defauts qu'on nous attribue, nous avons je ne sais quoi qui en donne 1'idec aux antics. PENSEES DE NICOLE. 423 DBS AVANTAGES ET DES INCONVENIENTS DE LA SOCIETE*. 11 faut opter dans le raonde , et ne pas pretendre a tou- tes sortes d'avantages. Ceux qui ne font point paraitre de chaleur pour personne, et qui ne se glissent pas dans la confiance des hommes puissants en quelque lieuque ce soit, qui sont peu com- plaisants , peu assidus dans les devoirs inutiles , n'ont jamais beaucoup de credit , parce qu'on ne saurait les ai- mer que par raison : or la raison n'aime guere et n'est guere affectee ; je veux dire qu'elle n'est pas un grand principe dans la conduitede la vie, presque toujours gouvernee par les passions. Mais s'ils sont peu aimes , ils sont peu ha'is; ils sont peu brouilles, peu traverse's : ainsi ils sont exempts des inquietudes et des troubles qui naissent des amities qui tiennent de 1'intrigue et de la cabale. Qui veut vivre seul sans affaire, sans liaison, sans s'en- gager dans la conduite des autres , sans se meler de rien, tomberapar la necessairement dans 1'oubli du monde, et perdra toute la consideration dont il jouissait : on ne s'oc- cupera point de lui ; il ne sera rien. II faut compter sur cela en se livrant a ce genre de vie , et supposer qu'il est injuste de vouloir obtenir les avantages et la surete de la retraite , et 1'honneur et la consideration de ceux qui ser- vent les autres. Cependant les hommes voudraient tout avoir. On n'a , dites-vous , jamais pense a vous : c'est que vous n'avez ja- mais rien demande, et que vous n'avez eu aucune preten- tention effective. Vous avez done joui de 1'avantage de ne rien demander, de n'avoir obligation a personne, QUI EST UN DES PLUS DOUX A L'AMOUB-PBOPBB ; vous voudriez avec cela jouir des recompenses qu'on obtient en se pous- sant, en demandant : c'est une injustice. 424 PENStfES DE NICOLE. DBS FEMMES. Les ferames sont semblables a la vigne ; elles ne sau- raient se tenir debout ni subsister par elles-memes : eiies ont besoin d'un appui encore plus pour leur esprit que pour leur corps; mais elles entrainent sou vent cet appui, et le font tomber. II y a une gal anted e spirituelle aussi bien cni'une sen- suelle ; et si Ton n'y prend garde, le commerce des femmes s'y termine d'ordinaire. En meme temps que ce commerce augmente L' ATTACHE de la passion, il dominecelle de la raison ; je veux dire celle qui est fondee sur 1'estime de la vertu de ceux dont on preud la conduite. Les femmes connaissent leurs defauts; elles sentent leurs IMMOBTI- FICATIONS, leurs promptitudes : leur passion presente leur fait passer par-dessus, et leur en ote le sentiment; mais, cette passion venant a cesser, ces defauts, qui etaient comme converts a leurs yeux , s'y presentent en foule , et causent souvent de grandes ruptures. DU DESINTEBESSEMENT. II y a peu de gens qui pensent a obliger les autres par un sentiment d'honuetete qui uaisse d'eux-mmes. Les bommeshardis, empresses , ardents , emportent tout dans le monde; mais ils out aussi I'mconvenient, la peine de solliciter, de s'empresser, d'etre rebutes quelquefois, et ce mal est plus grand que le bieu auquel ils parvieunent. DE L'F.XCELLENCE DU CHBISTIANISME, ET DE SES EF- FETS SUB LES MOEURS ET LE GOUVERNEMF.iNT. 11 n'y a que la religion chretieune qui rende raison pour- quoi les biens et les maux sont communs aux bons et aux me*chants : toute la philosophic humaine a cchoue dans PEJNSEES DE NICOLE. 42$ cette recherche; le christianisme 1'explique admirable- ment. Cela doit 6tre ainsi , suppose le dessein que Dieu a d'eprouver les hommes eu cette vie , de les punir ou recom- peuser dans 1'autre. (Voyez saint Augustin, de Civilalc, lib. /, cap. vni.) C'est une chose remarquable que nulle religion n'a pris soin des mceurs des hommes que la religion chretieuue , et celles qui ont ete dressees sur son modele. Le paganisme n'avait point de morale : tous les philoso- phes, quise faisaient une religion a leurfantaisie, se cre*aient aussi une morale par philosophic ; mais ils ne pretendaient pas au moins 1'avoir recue de Dieu. A 1'egard du gouvernement , les hommes, lie pouvanr toujours attacher la force a la justice, ont attache la jus- tice a la force, en faisant passer pour juste ce qui est plus fort. Mais cette maniere de justifier la force n'est souvent qu'uneffetde la faiblessede 1'esprit humain, quis'abaisse trop sous ce qui 1'opprime, et qui conceit une ide trop grande et trop avantageuse de la force; car cette idee avan- tageuse fait qu'il y joint facilement les autres idees qui en- ferment quelque excellence, comme celle de la justice, et qu'il n'ose yjoindre celle de 1'injustice, qui est une idee de rabaissement, comme etant inalliable avec uue aussi grande chose. II est necessaire cependant que la justice soit jointe a la force; autrement on 1'accusera d'iujustice et de violence, ce qui est une source de sedition et de revolte : 1'esprit hu- main ne peut le faire que par illusion , en prenant pour juste ce qui ue Test pas. Mais ce que 1'esprit de 1'homme ne fait que par erreur, la religion chretienne le fait parfaitement et sans erreur. 36. 426 PENSfiES DE NICOLE. Car elle nous apprend que toute force vient de DIEU, et que les hommes qui s'en servent peuvent bien etre in- justes , mais que cette force n'est jamais injuste en elle- meme, parcequ'elle appartienttoujoursa Dieu; les hom- mes, dans leursplusgrandes violences, ne pouvantqu'e- tre les executeurs de la justice de Dieu, qui se sert d'eux comme d'instruments et de ministres. La religion cede done a cette force, et elle la justifie, parce qu'clle ne la considere pas comme appartenant aux hommes, mais comme venant de Dieu etetant de Dieu. Ainsi il n'est pas etrange que , n'attribuant de force qu'a Dieu , elle ne separe jamais la justice de la force. Ce principe de la religion chretienne est tres-veri table , et c'est meme un article de foi , puisqu'il est decide dans rlCcriture qu'il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, dit Je- sus-Christ , s'il ne vous avait ete donne d'en haut : Non haberes potestatem adversus me ullam, nisi tibi datum esset desuper. Mais il le faut bien entendre ; car il ne faut pas prendre pour fort tout ce qui est simplement plus puis- sant que nous, mais ce qui pent faire ce qu'il veut indepen- damment de nous. Ainsi lorsqu'un prince , ou quelque autre superieur que ce soit , nous commande une chose in- juste, il n'a point de force contre nous, parce que nous pouvons refuser d'obeir et de consentir a son injustice : mais ensuite il nous 6te notre bien, notre liberte, notre vie, et c'est alors qu'il a la force , parce qu'il nous les peut 6ter malgre nous. II faut done en ces rencontres (et la religion I'ordonne) souffrir humblement etpatiemmentles effetsde cette for- ce, en croyant que, quoique les hommes qui 1'emploient soicnt injustes , celui qui la leur donnc , et qui se sert PENStiES DE NICOLE. 427 d'eux , est juste. Un homme chretien doit etre persuade qu'il ne peut rien souffrird'injuste, et il doit etre prepare a souffrir tout ce qui est juste. II blesse la Providence divines'il se plaint d'etre traite injustement, et il blesse visiblement la justice si, recon- naissant que ce qu'il souffre est juste, il refuse de le souf- frir avec patience. FIN DBS PENSEES DE NICOLE. TRAITE DES MOYENS DE CONSERVER LA PAIX AVEC LES HOMMES. PREMIERE PARTIE. CHAPITRE PREMIER. Hommes citoyens de plusieurs villes. Us doivent procurer la paix de toutes, et s'appHquer en particulier a vivre en paix dans la societe ou ils passenl leur vie et dont ils font pai-lie. Toutes les societds dont nous faisons partie , toutes les cho- sesavec lesquelles nousavons quelque liaison etquelque com- merce, surlesquelles nous agissons et qui agissent sur nous, et dont le different etat est capable d'alterer la disposition de notre a" me, sont les villes oil nous passons le temps de notre pelerinage, parce que notre ame s'y occupe et s'y re- pose. Ainsi le monde entier est notre ville , parce qu'en qualite d'habitants du monde, nous avons liaison avec tous les hom- ines , et que nous en recevons meme tantot de 1'utilite et tan- tot du dommage. Les Hollandais ont commerce avec ccux du Japon; nous en avons avec les Hollandais. Nous en avons done avec ces peuples qui sont aux extremites du monde, parce que les avantages que les Hollandais en tirent leur don- nent le moyen ou de nous servir, ou de nous nuire. On en peutdire autant de tous lesautres peuples. Ils tiennent tous a nous par quelque endroit , et ils entrent tous dans la chame qui lie tous les hommes entre eux par les besoins reciproques qu'ils ont les uns des autres. Mais nous sommes encore plus particulierement citoyens du royaume ou nous sommes ues 1>E LA PAIX AYEC LES HOMMES. 429 el ou nous vivons , de la ville ou nous habitons , de la societe dont nous faisons partie ; ct enfin nous nous pouvons dire en quelque sorte citoyens de nous-'memes et de notre propre conur; car nos di verses passions et nos diverses pensces tien- uent lieu d'un peuple avec qui nous avons a vivre ; et sou- vent il est plus facile de vivre avec tout le monde extcrieur, qu'avec ce peuple interieur que nous portons en nous- memes. L'Ecriture , qui nous oblige de chercher la paix de la ville ou Dieu nous fait liabiter, 1'enteud egaleinent de toutes ces differentes villes. C'est-a-dire qu'elle nous oblige de chercher et de desirer la paix et la tranquillite du monde entier, de notre royaume, de notre ville, de notre societe et de nous- memes. Mais comme nous avons plus de pouvoir de la procurer a quelques-unes de ces villes qu'aux autres, il faut aussi que nous y travaillions diversement. Car il u'y a guere de gens qui soient en etat de procurer la paix , ni an monde , ni a des royaumes , ni a des villes , autremeut que par leurs prieres. Ainsi notre devoir a cet egard se reduit a la dcmander sincerement a Dieu , ct a croire que nous y sommes obliges. Et nous le sommes en effel, puisque les troubles exterieurs qui divisent les royaumes viennenl souvent du peu de soin que ceux qui en font partie ont de demander la paix a Dieu , et de leur peu de reconnais- sance lorsque Dieu la leur a accordee. Les guerres tem- porelles ont de si etranges suites et des effets si funestes pour les Smes meines , qu'onne saurait trop les apprehender. C'est pourquoi saint Paul , en recommandant de prier pour les rois du monde, marque expresse"ment comme un principe de cette obligation , le besoiii que nous avons pour nous-memes de la tranquillite exterieure : Ut quietam et tranquillam vitam agamus. On se procure la paix a soi-meme , en reglant ses pensees ft ses passions. Et par cette paix inte>ieure, on contribue beaucoup a la paix de la socictc dans laquelle on vit , parce 430 DE LA PAIX qu'il n'y a guere que les passions qui la troublent. Mais comme cette paix , avec ceux qui nous sont unis par des liens plus etroits et par un commerce plus frequent , est d'une extreme importance pour entretenir la tranquillite dans nous-mmes , er.qu'il n'y a rien de plus capable dela troubler que la division opposed a cette paix, c'est de celle-la principalement qu'il taut entendre cette instruction du prophete : Quxrite pacem civitatis ad quam transmigrare vosfeci , Cherchez la paix de la ville qui est le lieu de votre exil. CHAPITRE II. Union de la raison et de la religion a nous inspirec le soin de la paix. Les hommes ne se conduisent d'ordinaire dans leur vie , ni par la foi , ni par la raison. Us suivent temerairement les im- pressions des objets presents, ou les opinions communement <3tabliesparmi ceux avec qui ilsvivent. Etil yena pen qui s'ap- pliquent avec quelque soin a considerer ce qui leur est verita- blement utile pour passer heureusement cette vie , ou selon Dieu,ou selonle monde. S'ils y faisaient reflexion, ils verraient que la foi et la raison soiit d' accord sur la plupart des devoirs et des actions des hommes ; que les choses dont la religion nous eloigne sont souvent aussi contraires au repos de cette vie qu'au bonheur de 1'autre , et que la plupart de celles ou elle nous porte contribuent plus au bonheur temporel que tout ce que notre ambition et iiotre vanite" nous font recher- cher avec tant d'ardeur. Or, cet accord de la raison et de la foi ne parait nulle part si bieu que dans le devoir de conserver la paix avec ceux qui nous sont unis , et d'eviter toutes les occasions et tous les su- jets qui sont capables de la troubler. Et si la religion nous prescrit ce devoir comme un des plus essentiels h la piete" chretienne , la raisou nous y porte aussi commg a. un des plus importants pour notre propre intcret. AVEC LES HOMMES. 431 Car on ne saurait considerer avec quelque attention la source de la plupart des inquietudes et des traverses qui nous arrivent ou que nous voyons arriver aux autres , qu'on ne re- connaisse qu'elles viennent ordinairement de ce qu'on ne se menage pas assez les uns les autres. Et si nous voulons nous faire justice , nous trouverons qu'il est rare qu'on medise de nous sans sujet, et que Ton prenne plaisir a nous nuire et a nous choquer de gaiete de cceur. Nous y contribuons tou- jours pour quelque chose. S'il n'y en a pas de causes pro- chaines , il y en a d'eloignees ; et nous tombons , sans y penser, dans une infinite de petites fautes , a 1'egard de ceux avec qui nous vivons, qui les disposent a prendre en mauvaise part ce qu'ils souffriraient sans peine , s'ils n'a- vaient deja un commencement d'aigreur dans 1' esprit. Enfiu , il est presque toujours vrai que si Ton nenous aime pas , c'est que nous nesavons pas nous faire aimer. Nous contribuons done nous-memes a ces inquietudes , a ces traverses et a ces troubles que les autres nous causent ; et comme c'est en partie ce qui nous rend malheureux, rien ne nous est plus important, meme selon le monde, que denous appliquer a les eviter; et la science qui nous apprend a le faire nous est mille fois plus utile que toutes celles que les homines apprennent avec tant de soin et tant de temps. C'est pourquoi il y a lieu de deplorer le mauvais choix que les hom- ines font dans 1' etude des arts, des exercices et des sciences. Us s'appliquent avec soin a connaitre la matiere, et a trouver les moyens de la faire servir a leurs besoins. Us apprennent 1'art de dompter les animaux et de les employer a 1'usage de la vie, et ils ne pensent pas seulement a celui de se rendre Jes hom- ines utiles, etd'empecher qu'ils ne les troublentet ne rendent leur vie malheureuse , quoique les hommes contribuent infi- nimentplus a leurbonheur ou a leur malheur que tout le reste des creatures. C'est ce que la raison nous dicte touchant ce devoir. Mais si Ton en consulte la religion et la foi , elles nous y engagent 31 DE LA PAIX encore tout autrement, par 1'autorite de leurs pre"ceptes et par les raisons divines qu'elles nous en apportent. JESUS-CHHIST ;i tellement aime la paix qu'il en a fait deux des huit beatitudes qu'U nous propose dans 1'Evangile : Heurenx , dit-il , ceux qui sont doux, parce qu'ilspossederont la terre. Ce qui com- prend la tranquillite de cette vie et le repos de 1'autre. Heu- reux, dit-il encore , ceux qui seront pacifiques , parce qu'ils auront le nom d'enfants de Dieu, qui est la plus haute qua- lite dont les homines soient capables, et qui n'est due par con- sequent qu'a la plus grande des vertus. Saint Paul fait une loi expresse touchant la paix , en commandant de la garder autant qu'il est possible avec tous les hommes , si fieri potest, cum omnibus hominibm pacem hcibentes. II nous defend les contentions , et nous ordonne la patience et la douceur avec tout le monde : Servum Domini non oportet litigare , sed mansuetum esseadomnes. Etenfin il nous declare que 1'es- prit de contention n'est point celui de 1'Eglise : Si quis videtur contentiosus esse, nos lalem consuetudinem non habemus , neque Ecdesia Dei. II n'y a guere d'avertissement plus frequent dans les livres du Sage , que ceux qui tendent a nous regler dans le commerce que nous avons avec le prochain , et a nous faire eviter ce qui peut exciter des divisions et des querelles. C'est dans cette vue qu'il nous dit que la douceur dans les paroles multiplie les amis et adoucit les ennemis : verbum dulce multiplicat amicos , et que les gens de bien sont pleins de douceur et de complaisance : etiingua eucharis in bono homine abundat. II dit en un autre endroit que les reponses douces apaisent la colere, et que celles qui sont aigres excitent la fureur : Res- ponsio mollis frangit iram, sermo durus suscitatfurorem. II dit que le sage se fait aimer par ses paroles : Sapiens in verbis seipsum amabilem facit. Enfin il releve tellement cette vertu, qu'il 1'appelle 1'arbre de vie , pa"rce qu'elle nous procure le repos , et dans cette vie et dans 1'autre : lingua placabUis liqnum vitse. AYE Li.S I10MMKS. 4.1.1 11 a bieu voulu nous apprendreque 1'avantage quo cette verm nous apporte en nous faisant aimer est preferable a ceux que les homines desirent le plus , qui sont I'honneur et la gloire. Car c'est un des sens de ces paroles : Fili , in mansuetudine opera tua perjice, et super hominum gloria in diligeris, Mon fils , accomplissez vos ceuvres avec douceur, et vous vous atti- rerez non seulement 1'estime, mais aussi I'amour des hommes. Le Sage y compare les deux choses que les hommes y re- cherchent principalement des autres hommes, qui sont I'amour et la gloire. La gloire vient de 1'idee de 1' excellence ; I'amour, de 1'idee de la bonte ; et cette bonte se temoigne par la dou- ceur :. or il nous apprend dans cette comparaison que , quoi- que 1'estime des liommesflatte plusnotrevanite, il vautmieux neanmoins euetre aime. Car 1'estime ne nous donne entree quedansleuresprit,aulieu que I'amour nous ouvreleur cceur. L'estime est souvent accompagnee de jalousie, mais I'amour eteint toutes les malignes passions , et ce sont celles-la qui troublent notre repos. Raisou du devoir de garder la paix avec ceux avec qui Ton vit. Onpeut tirer de 1'Ecriture une infinite de raisons pour nous exciter a conserver la paix avec les hommes par tous les moyens qui nous sont possibles. I. II n'y a rien de si conforme a 1'esprit de la loi nouvelle que la pratique de ce devoir ; et Ton peut dire qu'elle nous y porte par son essence meme. Car, au lieu que la cupidite, qui est la loi de la chair, desunissait Thomme d'avec Dieu, elle le desunit d'avec lui-meme par le soulevement des passions centre la raison , et d'avec tous les autres hommes en s'en ren- dant ennemi, et le portant a tacher de s'en rendre le tyran. Le propre, an contraire , dela charite , qui est cette loi nouvelle que Jesus-Christ est venu apporter au monde , c'est de reparer NICOLE 3' 434 DE LA I'AlX toutesjes disunions que lepeche a produites; de reconcilier I'liomine avec Dieu, en 1'assujettissant a ses lois; de le re- concilier avec lui-meme , en assujettissant ses passions a la raison ; et enfin de le reconcilier avec tous les homines , en lui otant le desir de les dominer. Or, un des principaux effets de cette charite, a 1'egard des homines , est de nous appliquer a conserver la paix avec eux, puisqu'il est impossible qu'elle soil vive et sensible dans le coeur, sans y produire cette application. On craint naturelle- rnent de blesser ceux que Ton aime. Et cet amour nous faisant regarder toutes les fautes que nous commettons contre les autres comme grandes et importantes, et toutes celles qu'ils commettent contre nous comme petites et legeres, il eteint par la la plus ordinaire source des querelles, qui ne naissent le plus souvent que des fausses idees qui grossissent a notre vue tout ce qui nous touche en particulier, et qui amoindris- sent tout ce qui touche les autres. II. II est impossible d'aimerles homines, sans desirerde les servir ; et il est impossible de les servir sans etre bien avec t'ux ; de sorte quele ineme devoir qui nous charge des autres homines, selou l'criture, pour les servir en toutes les manieres dont nous somines capables, nous oblige aussi de nous entre- tenir en paix avec eux, parce que la paix est la porte du cceur, et que 1'aversion nous le ferme et nous le rend entieremenl inaccessible. III. II est vrai que Ton n'est pas toujotrrs en etat de servir tes autres par des discours d'edification ; mais il y aura bien d'autres manieres de les servir. On le peut faire par le silence, par des exemples de modestie, de patience, et de tou- tes les autres vertus; et c'est la paix et 1'union qui leur ouvre le cam- pour les en faire profiler. Or, la charite, non-seulement embrasse tous les homines, mais elle les embrasse en tous temps. Ainsi , nous devous avoir la paix avec tous les homines, et en tons temps ; car il n'y tu a pas on nous ne devious les aimer et desirer de les servir, AVEC LES HOMMES. 435 el par consequent il n'y en a point ou nous ue devious oter, de notre part , tous les obstacles qui s'y pourraient rencou- trer, dont le plus grand est 1'aversion et Feloignement qu'ils pourraient avoir pour nous. De sorte que, lors meme quo Ton ne peut conserver avec eux une paix iuterieure qui con- siste dans Punion de sentiments, il faut tacher au moins d'en conserver une exterieure , qui consiste dans les devoirs de la civilite humaine , afin de ne se rendre pas incapable de les servir quelque jour, et detemoigner toujours a Dieu le desir sincere que Ton en a. De plus , si nous ne leur servons pas actuellement , nous sommes au moins obliges de ne leur pas nuire ; or, c'est leur nuire quede les porter, en les choquant , a tomber en quelque froideur a notre egard. C'est leur causer un dommage reel, que de les disposer, par 1'eloignement qu'ils concevront de nous , a prendre nos actions ou nos paroles en mauvaise part , a en parler d'une maniere pen equitable, et qui blesserait leur conscience, et enfia a mepriser meme la verite dans notre bouche, eta n'aimer pas la justice, lorsque c'est nous qui la defendons. Ce n'est done pas seulement Tiateret des hommes , c'est celui de la verite m^me, qui nous oblige a ae les pas aigrir inuti- lement centre nous; si nous 1'aimons, nous devons eviter de la rendre odieuse -par notre imprudence, et de lui fermer 1'entree du coeur et de 1'esprit des hommes , en nous la fer- mant a nous-memes : et c'est aussi pour nous porter a eviter ce defaut , que 1'ficriture nous avertit que les sages ornent la science, c'est-a-dire qu'ils la rendent venerable aux hommes, et que 1'estime qu'ils s'attirent pas leur moderation fait pa- raitre plus auguste la verite qu'ils annoncent : au lieu qu'en se faisant ou mepriser ou bai'r des hommes , on la deshonore , parce que le mepris et la haine passent ordinairement de la personne a la doctrine. II est vrai qu'il est impossible que les gens de bien soient toujours en paix avec les hommes, apres que JESUS-CHRIST les *:ic DI: LA PAIX a avertis qu'ils ne devaient pas esperer d'etre autremenl traites d'eux qu'il Fa etc lui-meme. (Test pourquoi saint Paul, en nous exhortant de conserver la paixavec eux, y ajoute cette restriction, s'il est possible, si fieri potext; sachant que cela u'est pas toujours possible , et qu'il y a des occasions ou il faut par iiecessite hasarder.de les choquer, en s'opposant a leurs passions. Maisalinde lefaire utilemeut, et sans avoir un juste sujetde crainte que nous n'ayons contribue aux suites fa'cheuses qui en naissent quelquefois , il faut eviter avec un extreme soin deles choquer inutilemeiit, ou pour des choses de peu d'importance , ou par une maniere trop dure , parce qu'il n'y a en effet que ceux qui epargnent les autres, au- tant qu'il est en leur pouvoir, qui les puissent reprendre avec quelque fruit. Si saint Pierre done , sachant Men qu'il est inevitable que les Chretiens souffrent et soient persecutes , leur recomniande de ne se pas attirer leurs, souffrances par leurs crimes, on leur peut dire de meme qu'etant inevitable qu'ils soient ha is des hommes, ils doivent extremement eviter de se faire hair par leur imprudence et leur indiscretion, et de perdre par la le merite qu'ils peuvent acquerir par cette sorte de souffrance. Voici encore une autre raison qui rend la paix necessaire, et qui nous oblige de la procurer, autant qu'il nous est pos- sible; c'est que la correction fraternelle st un devoir qui nous est recomniande expressement par l'vaugile, et dont 1'obligation est tres-etroite. Cependant, il est certain qu'il y a peude gens qui le puissent pratiquer utilement, et sans cau- ser plus de mal que de bien a ceux qu'ils repreunent; mais il ne faut pas pour cela qu'ils s'en croient dispenses. Car, comme on n'est pas exempt de fautes devant Dieu lorsqu'on se met par imprudence hors d'etat de pratiquer la charite corporelle , et qu'il nous impute le defaut des bonnes oeuvres , dout nous nous privons par notre faute ; nous ne devons paa plus nous croire exempts de peches , lorsque le peu de soin que nous avons de conserver la paix avec notre prochaiu nous AVLC LES HOMMES. 437 met dans 1'impuissance de pratiquer envers hii la charite spirituelle quo nous lui devons. Eniin, notre interet spirituel et la charite que nous nous devons a nous- nemes nous doit porter a eviter tout ce qui nous peutcommettre avecles homines , etnous rendre 1'objel de leur haine ou de leur mepris. Car nen n'est plus capable d'eteindre ou de refroidir dans nous-memes la charite que nous leur devons , puisqu'il n'y a rien de si difficile que d'ai- mer ceux en qui Ton ne trouve que de la froideur ou meme tie F a version. CHAPITRE IV. Rt'gle generate pour conserver la paix. Ne blesser personne, et ne se folcsser de rien. Deux m;mieres de choquer les autres. Contredire leurs opinions; s'opposer a leurs passions. Mais la peine n'est pas de secommettre soi-meme de la ue- cessite de conserver 1'um'on avec le prochain ; c'est de la con- server effectivement en evitant tout ce qui la pent alterer. II est certain qu'il n'y a qu'une charite aboudante qui puisse produire ce grand effet; mais entre les moyens humains qu'il est utile d'y employer, il semble qu'il n'y en a point de plus propre que de s'appliquer a bien connaitre les causes ordi- naires des divisions quiarrivent entre les hommes, afinde les pouvoir prevenir. Or, en les cousiderant en general , on peut dire qu'on ne se brouille avec les hommes que parce qu'en les blessant, on les porte a se separer de nous; ou parce qu'etant blesses par leurs actions ou par leurs paroles, nous venons nous-memes a nous eloigncr d'eux , et a renoncer a leur amitie. L'un et 1'autre se peut faire , ou par une rupture manifeste , ou par un refroidissement insensible. Mais , de quelquemaniere que cela se fasse, ce sont toujours ces me- contentements reciproques qui sont les causes des divisions ; et 1'uniquc moycu de les eviter, c'est de ne faire jamais rien 37. 438 Uli'LA I'AIX qui puisse blesser personne , et de lie se blesser jainais dc rien. II n'y a rien de si facile que de prescrire ceh en general, mais il y a peu de chose plus difficile a pratiquer en particulier ; et Ton petit dire que c'est ici une des deux regies qui , etant fort courtes dans les paroles , sont d'une extreme etendue dans le sens, et renferment dans leur generalite un grand nombre de devoirs tres-importants. C'est pourquoi il est bon de la developper, en examinant plus particulierement par quels moyens on peut eviter de blesser les hommes , et mettre son esprit dans la disposition de ne se point blesser de ce qu'ils peuvent faire ou dire centre nous. Le moyen de reussir dans la pratique du premier de ces devoirs est de savoir ee qui les choque , et ce qui forme eii eux cette impression qui produit 1'aversion et 1'eloignement. Or, il semble que toutes les causes s'en peuvent reduire a deux , qui sont de contredire leur opinion , et de s'opposer a leurs passions. Mais comme celase peut faire en diverses ma- nieres , que ces opinions et ces passions ne sont pas toutes de meme nature., et qu'il yen a pour lesquelles ilssout plus sen- siblesque pour d'autres, il faut encore pousser cette recher- che plus loin , en considerant plus en detail les jugements et les passions qu'il est plus dangereux de choquer. CHAPITRE V. Cause de 1'allache que les homines ont a leurs opinions. Qui sontceux qui y sont plus sujets. Les homines sont naturellement attaches a leurs opinions ,. parce qu'ils ne sont jainais sans quelque cupidite qui les porte a desirer de regner sur les autres , en toutes les ma- meres qui leur sont possibles. Or, on y regne en quelque sorte par la creance. Car c'est une espece d'empire que de faire recevoir son opinion aux autres. Et ainsi Fopposition que nous y trouvons nous blesse a proportion que nous aimons AVEC LfcS HOMMES. I3J plus cetle sorte de domination. L'homme met sajoie, dit I'Ecriture, dans les sentiments qu'il propose : Ixtatur homo in sentenlia oris st/i. Car en les proposant il les rend siens , il en fait son bien , il s'y attache d'mteret; et les de"truire , c'est detruire quelque chose qui lui appartient. On ne le peut faire sans lui montrer qu'il se trompe; etil ne prend point plaisir a s'etre trompe. Celui qui contredit un autre dans quelque point pretend encela avoir plus de lumieres que lui. Et ainsi il lui presente en meme temps deux idees desagrea- bles : Tune, qu'il manque de lumieres; 1'autre, que celui qui le reprend le surpasse en intelligence. La premiere Fhumi- lie, la seconde 1'irrite, et excite sa jalousie. Ces effets soul plus vifs et plus sensibles a mesure que la cupidite est plus vive et plus agissante ; mais il y a peu de geas qui ne les res- sentent en quelque degre, et qui souffrent la contradiction sans quelque sorte de depit. Outre cette cause generate, ilyena plusieurs autres qui rendent les homines plus attaches a leur sens, ou plus sensi- Lles a la contradiction. Quoiqu'il semble que la piete, en di- minuant 1'estime qu'on peut avoir de soi-meme, et le desir de 'oininer sur 1'esprit des autres , doive diminuer 1'attache a ses propres sentiments elle fait souvent un effet tout coutraire. Car, cornme les personnes spirituelles regardent toutes choses par des vues spirituelles , et qu'il leur arrive neanmoins quel- quefois de se trornper, il leur arrive aussi quelquefois de spi- ritualiser certaines faussetes , et de revetir des opinions ou incertaines ou mal fondees, des raisons de conscience qui les portent a s'y attacher opiniatrement. De sorte qu'appliquant 1'amour qu'elles ont en general pour la verite, pour la vertu , ct pour les interests de Dieu , a ces opinions qu'elles n'ont pas issez examinees , leur zele s' excite et s'e"chauffe centre ceux qui les combattent, ou qui temoignent de n'en etre pas persua- des; etce qui leur reste meme de cupidite, semelantetse confondant avec ces mouvements de zele , se repand avec d'au- tant plus de lil)crte, qu'elles y resistent moins, et qu'elles ne 4iO DE LA PAIX. distingueat point ce double mouvemeul qui agit dans ieur coeur, parce queleur esprit n'est seiisiblement occupe que de ces raisons spirituelles , qui Ieur paraissent etre 1'uiiique source de leur zele. C'est par un effet de cette illusion secrete que J'on voit des personnes fort a J)ieu , s'attacher telJement a des opinions de philosophic, quoique tres-fausses , qu'elles regardent avec pitie ceux qui n'eu sont pas persuades, et les traitent d'ama- teurs de nouveautes, lors meine qu'ils n'avanceut rien que d'indubitable. II y en a devant qui Ton ne saurait parler contra les formes substantial es, sans leur causer de Fiudignation. D'autres s'interesseut pour Aristote et pour les anciens plulo- sophes, comine ils pourraient faire pour des Peres de 1'Eglise. Quelques-uns prennent le parti du soleil, et pretendeut qu'on lui fait injure en le faisant passer pour un anias de poussiere qui se remue avec rapidite. La verite est que ce n'est point la cupidite qui produit ces inouvements, etque ce ne sont que certaines maxiines spiritueiles qui sont vraies en general, et qu'ils appliquent mal en particulier. II taut avoir de Faversion de la nouveaute. II ne faut pas prendre plaisir a rabaisser ceux que le conseutement public de tousles gens habiles a juges dignes d'estime : il est encore vrai ; inais avec tout cela , quand il s'agit de choses qui n'ont pas d'autres regies que la raison , la verite connue doit Femporter sur toutes ces maxiines ; et elles lie doivent servir qu'a nous rendre plus circonspects , pour ne nous pas laisser surprendre par de legeres appa- rences. Toutes les qualites exterieures qui, sans augmeuter uotre lumiere , contribueut a nous persuader que uous avons raison , nous rendanl plus attaches a notre sens , nous reudent aussi plus sensibles a la contradiction. Or, il y en a plusieurs qui prodtusent en nous cet effet. Ceux qui parlent bien et facilement sout sujets a etre atta- ches a leur sens , et a ne se laisser pas facilement detrompcr, parce qu'ils sont portes a croire qu'ils out le meine avanlago AVfcC LES I1GMMES. 441 qu'ils out sur 1'esprit des autres, qu'ils ont , pour le dire ainsi , sur la laugue des autres : 1'avantage qu'ils out en cela leur est visible et palpable , au lieu que leur manque de lumiere et d'exuctitude dans le raisoimement leur est cache. De plus, la facilite qu'ils ont a parler donne un certain eclat a leurs pensees , quoique fausses , qui les eblouit eux-memes ; au lieu que mix qui parlent avec peine obscurcissent les verites les plus claires , et leur donnent 1'air de faussete; et ils sont sou- vent obliges de ceder et de paraitre convaincus , faute de trou- ver des termes pour se demeler de ces faussetes eblouissantes. Ce qui fortiQe cette attache dans ceux qui ont cette facilite de parler, c'est qu'ils entrainent d'ordinaire la multitude dans leurs sentiments , parce qu'ellene manque jamais de doimer 1'avantage de la raison a ceux qui ont 1'avantage de la parole. Et ce consentement public , revenant a eux , les rend encore plus contents de leurs pensees , parce qu'ils prennent deja su- jet de les croire conformes a la lumiere du sens commun. De sorte qu'ils recoivent des autres ce qu'ils leur ont prete, et sont trompes a leur tour par ceux memes qu'ils ont trompes. II y a plusieurs qualites exterieures qui produisent le meme effet, comme la moderation, la retenue, la froideur, la pa- tience. Car ceux qui les possedent, se comparant par la avec eeux qui ne les ont pas , ne sauraient s'empecher de se prefe- rer a eux en ce point ; en quoi ils ne leur font pas d' injustice. Mais , comme ces sortes d'avantages paraisseut bien plus que ceux de 1'esprit , et qu'ils attirent la creance et 1'autorite dans le monde, ces personnes passent souvent jusques a preferer leur jugement a celui des autres qui n'ont pas ces qualites; non en croyant , par une vanite grossiere , avoir plus de lu- miere d'esprit qu'eux, mais d'uue maniere plus fine et plus insensible. Car, outre 1'impression que fait sur eux 1'approba- tion de la multitude, a qui ils imposent par leurs qualites exterieures , ils s'attachent de plus aux defauts qu'ils remar- quent dans la maniere dont les autres proposent leur senti- ment , et ils vienneiit enfin a les prendre insensiblement poiur des marques de defauts de raisons. corps. Or la malignite naUirelle est infiniment plus vive et plus agissante lorsqu'elle a uii pretexte honnete pour se couvrir, et qu'elle se peut deguiser a elle-meme, sous le pretexte du zele que Ton doit avoir pour ses superieurs et pour le corps dont on fait partie. Cette remarque est d'une extreme importance pour la con- servation de la paix. Et, pour en penetrer 1'etendue, il faut ajou- ter qu'en tout corps et en toute societe 51 y a d'ordinaire cer- taines maximes qui regnent, qui sont formees par le jugement de ceux qui y possedent la creance, et dont 1'autorite domine sur les esprits. Souveut ceux qui les proposent y ont peu d'at- tache, parce qu'elles leur paraissent a eux-memes peu claires : mais cela n'empeclie pas que les iuferieurs recevant ces maxi- mes sans examen, et par la voie de la simple autorite , ne les recoivent comme indubitables, et que, faisant d'ordinaire con- sister leur honheur a les maintenir a quelque prix que ce soit, ils ne s'elevent avec zele contre ceux qui les contredisent. Ces maximes et ces opinions regardent quelquefois des choses speculatives et des questions de doctrine. On estime en quel- ques Heux une sorte de philosophie, en d'autres une autre. 11 y en a ou toutes les opinions severes sont bien recues, et d'autres ou elles sont toutes suspectes. Quelquefois elles regar- dent 1'estime que Ton doit faire de certaines personnes, et principalement de celles qui sont de la societe meme, parce que ceux qui y regnent par la creance leur donnent a chacun leur rang et leur place, selon la maniere dont ils les traitent ou dont ils en parlent; et cette place leur est confirmee par la multitude, qui autorise le jugement des superieurs , et qui est toujours prate de le defendre. Or, comme ces jugements peuvent etre faux et excessifs, il peut arriver que des particuliers de cette societe meme ne les approuveiit pas, et qu'ils trouvent ces places mal donnees; et s'ils n'en usent avec bien de la discretion, et qu'ils n'ap- portcnt de grandes precautions pour no pas chocjuer ceux avec AVEC LES IIOMMES. 445 qui ils vivent, par la diversite de leurs sentiments, il est diffi- cile qu'ils ne se fassent condamner de presomptiou et de te- merite, et que Ton ne porte menie ce qu'ils auront temoigne de leurs sentiments beaucoup au dela de leur peusee, en les aocusant de mepriser absolumeut ceux dont ils n'auraient pas toute 1'estime que les autres en ont. Pour eviter done ces inconvenients et beaucoup d' autres dans lesquels on peut tomber en combattant les opinions recues, il faut, en quelque lieu et en quelque societe" que Ton soit, se faire un plan des opinions qui y regnent et du rang que chacun y possede, afin d'y avoir tous les egards que la charite et la verite peuvent permettre. 11 se peut faire que plusieurs de ces opinions soient fausses, et que plusieurs de ces rangs soient mal donnes; mais le premier soin que Ton doit avoir est de se detter de soi-me'me dans ce point. Car s'il y a dans les homines une faiblesse naturelle qui les dispose a se laisser entrainer sans examen par 1'impression d'autrui, il y a aussi une malignite naturelle qui les porte a contredire 'es sentiments des autres, et princi- palement de ceux qui ont beaucoup de reputation. Or, il faut encore plus eviter ce vice que 1'autre, parce qu'il est plus con- traire a la societe, et qu'il marque uue plus grande corruption dans le caur et dans 1'esprit ; de sorte que , pour y resister, il faut, autant que Ton pent, favoriser les opinions des autres, tt etre bien aise de les pouvoir approuver, et prendre meme pour un pre"juge de leur verite de ce qu'elles sont recues. CHAPiTRE VII. L'impalience qui porle a contredirc les aulres est un defaut cdnsidd- rable. Qu'on n'cst pas oblige AIX qu'ils aient des sentiments differents desnotres. C'est parce que ces sentiments sont eoutraires a nos sens qu'ils nous blessent, et non pas parce qu'ils sont contraires a la verite. Si nous avions pour but de profiter a ceux que nous contredisons , nous prendrions d'autres mesures et d'autres voies. Nous ne voulons que les assujettir a nos opinions, et nous clever au- dessus d'eux, ou plutot nous voulons tirer, en les contredisant, une petite vengeance du depit qu'ils nous ont fait en choquant nos sens. De sorte qu'il y a tout ensemble dans ce precede et de Forgueil qui nous cause ce depit, et du defaut de cbarite qui nous porte a nous en venger par une contradiction indis- crete, et de Phypocrisie qui nous fait couvrir tous nos senti- ments corromptis du pretexte de Pamour de la verite et du desir charitable de desabuser les autres; au lieu que nous ne recherchons en effet qu'a nous satisfaire nous-memes. Et ainsi, on nous peut justement appliquer t-e que dit le Sage : Que les avertissements que donne un homme qui veut faire injure sout faux et trompeurs : Est correptio mendax in ira contumelioxi. Ce n'est pas qu'il dise toujours des choses fausses , mais c'est qu'en voulaut paraitre avoir le dessein de nous servir en nous corrigeant de quelque defaut, il n'a que le dessein de deplaire et d'insulter. Nous devons done regarder cette impatience qui nous porte a nous clever sans discernement centre tout ce qui nous pa- rait faux, comrne un defaut tres-considerable, et qui est soil- vent beaucoup plus grand que Perreur pretendue dont nous voudrions delivrer les autres. Aiusi, comme nous nous devons a nous-memes la premiere charitd, notre premier soin doit tre de travailler sur nous-memes, et de tocher de mettre notre esprit en etat de supporter sans emotion les opinions des autres, qui nous paraissent fausses* afin de ne les com- battre jamais que dans le desir de leur etre utiles. Or, si nous n' avions que cfet unique desir, nous reconnaf- trions sans peine qu'encore que toute erreursoit un mal, il y en a neanmoins beaucoup qu'il ne faut pns s'efforcer de dc- AVEC LES 1IOMME5, 447 truire, parce.que leremede serait souvent pire que le inal, et que, s'attachant a ces petits maux, on se mettrait hors d'etat, de reinedier a ceux qui sont vraiment importauts. C'est pourquoi, encore que JESUS-HBIST futplein de toute verite, com me dit saint Jean , on ne voit pas qu'il ait eutrepris d'oter aux hoinmes d'autres erreurs que celles qm regar- daient Dieu et les inoyens de leur salut. II savait tous leurs egarements dans les choses de la nature. II connaissait mieux que personne en quoi consiste la veritable eloquence. La verite de tous les evenements passes lui etait parfaitement connue. Cependant il n'a pas donne charge a ses apotres , ni decombattre les erreurs des hommes dans la physique, ni de leur apprendre a bien parler, ni de les desabuser d'une infinite d'erreurs de fait , dont leurs histoires etaient rem- plies. Nous ne somines pas obliges d'etre plus charitables que les apotres. Et ainsi , lorsque nous apercevons qu'en contre- disant certaines opinions qui ne regardent que des choses hu- maines , nous choquons plusieurs personnes , nous les ai- grissons, nous les porlons a faire des jugements teme'raires et injustes, non-seulement nous pouvons nous dispenser de combattre ces opinions , mais meme nous y sommes souvent obliges par la loi de la charite. Mais en pratiquant cette retenue , il faut qu'elle soil en- tiere , et il ne se faut pas contenter de ne choquer pas eh face ceux qu'on se croit oblige de menager ; il ne faut faire confidence a personne des sentiments que Ton a d'eux, parce que cela ne sert de rien qu'a nous decharger inutilement. Et il y a souvent plus de danger de dire a d'autres ce que Ton pense des personnes qui ont du credit et de 1'autorite dans un corps, et qui regnent sur les esprits, que de le dire a cux-memes ; parce que ceux a qui Ton s'ouvre ayant souvent inoins de lumiere , moins d'equite, inoins de charite, plus de faux zele ct plus d'emportement , ils en sont plus blesses que ceux meme de qui on parle ne le seraient ; et enfiu , puis- 418 EHi LA PAIX qu'il n'y a presque point de personnes vraiment secret ts , que tout ce qu'on dit des autres leur est rapporte , et encore d'une maniere qui les pique plus qu'ils ne le seraient de la chose meme. Et ainsi, il n'y a aucun moyen d'eviter ces inconve- nients , qu'en gardant presque une retenue generate a 1'egard de tout le monde. Cette precaution est tres necessaire, mais elle est difficile; car ce n'est pas une chose aisee que de se passer de confi- dent, quand on desapprouve quelque chose dans le coeur, et qu'on secroit oblige de nele pas temoigner. L'amour propre cherche naturellement cette decharge, et on est bien aise au moins d'avoir un temoin de sa retenue. Cette vapeur mali- gne qui porte a contredire ce qui nous choque , etant enfer- mee dans un esprit peu mortifie , fait un effort continuel pour en sortir; et souvent le depit qu'elle cause s'augmente par la violence qu'on se fait a la retenir. Mais plus ces mouvements sont vifs, plus nous devons en conclure que nous sommes obliges de les reprimer, et que ce n'est pas a nous a nous meler de la conduite des autres , lorsque nous avons tanl de besoin de travailler sur nous-memes. Ainsi, en resistant a cette envie de parler des defauts d'au- trui lorsque la prudence ne nouspermet pas de les decouvrir, il arrivera ou que nous reconnaitrons dans la suite que nous n'avious pas tout a fait raison , ou que nous trouverons le temps de nous en ouvrir avec fruit; et par la nous pratique- rons ce que 1'Ecriture nous ordonne par ces paroles : L'homme de bon sens retiendra en lui-meme ses paroles jusqu'a un certain temps, et les levres de plusieurs publie- rout sa prudence : Bonus sensus usque in tempus abscondet verbuillius, et labia multorum enarrabunt sensum illius. Or, quand ni 1'un ni 1'autre n'arriverait , nous jouirons tou- jours du bien de lapaix, et nous pourrons justement es- perer la recompense de cette retenue dont nous nous se- rions prives , en nous abandonnant a nos passions, AVEC LKS IIOMMES. 449 CHAPITRE VIII. Qu'il faut avoir egard a 1'elat oil Ton est dans 1'esprit des autres, pour les contredire. S'il faut avoir egard , comme j'ai dit , a la qualite , a 1'es- prit et a 1'etat des personnes quand il s'agit de les contre- dire , il en faut encore plus avoir a soi-meme , et a 1'etat ou Ton est dans leur esprit; car, puisqu'il ne faut cornbattre les opinions des autres que dans le dessein de leur procurer quel- que avantage, il faut voir si Ton est en etat d'y reussir; et comme ce ne pent etre qu'en les persuadant, et qu'il n'y a que deux moyens de persuader, qui sont 1'autorite et la raison , il faut bien connaitre ce que 1'on peut par 1'un el par 1'autre. Le plus faible est sans doute celui de la raison ; et ceux qui n'ont que celui-la a employer n'en peuvent pas esperer un grand succes , la plupart des gens ne se conduisant que par autorite. C'est done surquoi il faut particulierement s' exami- ner ; et si nous sentons que nous n'avons pas le credit et res- time necessaires pour faire bien recevoir tous nos avertisse- meuts, nous devons croire ordinairement que Dieu nous dis- pense de dire ce que nous pensons sur les choses qui nous paraissent blamables . et que ce qu'il demande de nous en cette occasion , c'est la retenue et le silence. En suivant une autre conduite, on ne fait que se decrier et se commettre sans profiler a personue , ettroubler lapaix des autres et la sienne propre. L'avis que Platon donne , de ne pretendre reformer et eta- blir dans les republiques que ce qu'on se sent en etat de faire approuver a ceux qui les composent , tantum contendere in republica, quantum probare cioibus tuis possis , ne regarde pas seulement les Etats , mais toutes les societes particulieres ; ct ce n'est pas seulement la pensee d'un pa'i'en , mais line vi- rile et une regie chretieune qui a etc euseigu^e par saint An- 450 DE LA PAIX gustin , comme absolument necessaire au gouveruement de I'figlise. Le vrai pacifique, dit ce saint, est celui guicorrige ce qu'il pent dex desordren qu'il connai/, etqui, desapprou- vant par une lumiere equitable ceux qu'il nepeut corriger, ne laisse pas de les supporter avec unefermete inebranla- ble. Que si ce Pere prescrit cette conduite a ceux memes qui sont charges du gouvernement de 1'Eglise , et s'il veutque la paix soil leur principal objet, et qu'ils tolerent une infinite de choses , de peur de la trembler, combien est-elle plus ne^ cessaire a ceux qui ne sont charges de rien, et qui n'ont que 1'obligation commune a tons les Chretiens, de contribuer ce qu'ils peuvent au bien de leurs freres ! Car, comme c'est une sedition dans un Etat politique d'en vouloir reformer les de- sordres , lorsque Ton n'y est pas dans un rang qui en donne ledroit, c'estaussi une espece de sedition dans les societes, lorsque les particuliers qui n'y ont pas d'autorite s' eleven t centre les sentiments qui y sont etablis , et que, par leur op-, position, ils troublent la paix de tout ce corps; ce qui ne se doit neanmoins entendre que des desordres qu'on doit tole- rer, et qui ne sont pas si considerables que le trouble que Ton causerait en s'y opposant. Car il y en a de tels , qu'il est absolument necessaire aux particuliers meme tie s'y opposer^ mais ce n'est pas de ceux-la dont nous parlons presentement. CHAPITRE IX. Qu'il faut eviler certains defauts en contredisant les aulres. II ne faut pourtant pas porter les maximes que nous avons proposees jusqu'a faire geueralement scrupule , dans la con- versation, de temoiguer que Ton n'approuve pas quelques opinions de ceux avec qui Ton vit. Ce serait detruire la sociele au lieu de la conserver, parce que cette contrainte serait trop geuante , et que chacun aimerait mieux se tenir en sou parti- cillier. II faut done reduire cette reserve aux choses plus esseii- tielles, etauxquelles on voit que les gens prenneut plus d'iute- AVEC LES HOMMES. 451 ret: et encore y aurait-il des voies pour les contredire de telle sorte qu'il serait impossible qu'ils s'en offensassent. Et c'est a quoi il faut particulierement s'etudier, le commerce de la vie ne pouvant meme subsister, si Ton n'a la liberte de temoigner que Ton n'est pas du sentiment des autres. Ainsi , c'est une chose tres-utile que d'etudier avec soin com- ment on peut proposer ses sentiments d'une maniere si douce , si reteuue et si agreable , que personne ne s'en puisse choquer. Les gens du monde le pratiquent admirablement a 1'egard des grands , parce que la cupidite leur en fait trouver les moyens. Et nous les trouverions aussi bien qu'eux , si la charite etait uussi agissante en nous que la cupidite Test en eux , et qu'elle nous fit autant apprehender de blesser nos freres , que nous devons regarder comme superieurs dans le royaume de Jesus- Christ, qu'ils apprehendent de blesser ceux qu'ils ont interet de menager pour leur fortune. Cette pratique est si importante et si necessaire dans tout le cours de la vie , qu'il faudrait avoir un soin tout particulier de s'y exercer. Car souvent ce ne sont pas lant nos sentiments qui choqueut les autres, que la maniere fiere, presomptueuse, pnssionnee, meprisante, insultante, avec laquelle nous les proposons. II faudrait done apprendre a contredire civilement et avec humilite, et regarder les fautes que Ton y fait comme tres-considerables. 11 est difficile de renfermer dans des regies et des preceptes particuliers toutes les diverses manieres de contredire les opi- nions des autres sans les blesser. Ce sont les circonstances qui les font naitre , et la crainte charitable de choquer nos freres qui nous les fait trouver. Mais il y a certains defauts generaux qu'il faut avoir en vue d'eviter, et qui sont les sources ordinai- res de ces mauvaises manieres. Le premier est 1'ascendant , c'est-a-dire une maniere imperieuse de dire ses sentiments , que peu de gens peuvent souffrir, tant parce qu'elle represente ''image d'une 3me Here et hautaine , dont on a naturellement de 1'aversion, que parce qu'il semble que 1'on veuille domincr 452 DE LA PAIX sur les esprits , et s'eii rendre le mnitre. Ou coniiait assez cet air, et il faut que chacun observe en particulier ce qui le donne. G'est, par exemple , une espece d'ascendant que de faire pa- raitre du depit des qu'on ne nous croit pas , et d'en faire des reproches; car c'est comme accuser ceux a qui Ton parle, on d'une stupidite qui fait qu'ils ne sauraient eutrer dans nos raisons , ou d'une opiniatrete qui les empeche de s'y rendre. Nous devons etre persuades, au contraire, que ceux qui lie sont pas couvaincus par nos raisons ne doivent pas etre ebran- les par nos reproches , puisque ces reprocbes ne leur donneut aucune lumiere , et qu'ils marquent seulement que nous prete- rons notre jugement au leur, et que nous ne nous soucior.s pas de les blesser. C'est encore un fort grand defaut que de parler d'un air de- cisif, comme si ce qu'on dit ne pouvait etre raisonnablement conteste. Car Ton cboque ceux a qui Ton parle de cet air, ou en leur faisant sentir qu'ils contestent une cbose indubitable , ou en leur faisant paraitre qu'on leur veut oter la liberte de 1' examiner et d'en juger par leur propre lumiere , ce qui leur paraitune domination iujuste. C'est pour porter les religieux a eviter cette maniere cho- quaute, qu'un saint leur prescrivait d'assaisonner tous leurs discours parle sel du doute, oppose a cet air dogmatique et decisif, omnis sermo vester dubitationis sale s-il conditus; parce qu'il croyaitquel'humilitenepermettait pas de s'attribuer une connaissance si eclairee de la verite, qu'il ne laissat aucuu lieu d'en douter. Car ceux qui ont cet air afflrmatif temoignent non-seulement qu'ils ne doutent pas de ce qu'ils avanceut , mais aussi qu'ils ne veulent pas qu'on en puisse douter. Or c'est trop exiger des autres, et s'attribuer trop a soi-meme. Chacun veut etre juge de ses opinions, etne les recevoir que parce qu'il les approuve. Tout ce que ces personnes gagnent done par la est que Ton s'applique encore plus qu'on ne ferait aux raisons de douter de ce qu'ils diseut, parce que cette maniere de parler excite un AVLC LES HOMMES. 453 de"sir secret de les coutredire, et de trouver que ce qu'ils pro- posent avec tant d'assurance n'est pas certain, ou nel'est pas au point qu'ils se 1'imaginent. La chaleur qu'on te"moigne pour ses opinions est un defaut different de ceuxque je viens de marquer, qui sont compatibles avec la froideur. Celui-ci fait croire que , non-seulement on est attache a ses sentiments par persuasion , mais aussi par passion; ce qui sert a plusieurs de prejuge de la faussete de ces sentiments , et leur fait une impression toute contraire a celle que Ton pretend. Car le seul soupc/m qu'on a plutot embrasse une opinion par passion que par lumiere, la leur rend suspecte. Ils y resistent comme a une injuste violence qu'on leur veut faire , en pretendant leur faire entrer par force les choses dans F esprit ; et souvent m6me, prenant ces marques de passion pour des especes d'injures , ils se portent a se de- fendre avec la meme chaleur qu'ils sont attaques. C'est un defaut si visible que de s'emporter dans la dispute a des termes injurieux et meprisants , qu'il n'est pas necessaire d'en averlir. Mais il est bon de remarquer qu'il y a de certai- nes rudesses et de certaines civilites qui tiennent du mepris , quoiqu'elles puissent venir d'un autre principe. C'est bienas- sez qu'on persuade a ceux que Ton contredit qu'ils ont tort et qu'ils se trompent, sans leur faire encore sentir , par des termes durs et bumiliants , qu'on ne leur trouve pas la moin- dre elincelle de raison. Etlecbangementd'opinions ou on les veut re'duire est assez dur a la nature, sans y ajouter encore de nouvelles duretes. Ces termes ne peuvent etre bons que dans les refutations que Ton fait par ecrit, ou Ton a plus dessein de persuader ceux qui les lisent du peu de lumiere de celui qaoii refute, que de 1'en persuader lui-meme. Enfin la secheresse , qui ne consiste pas tant dans la durete des termes que dans le defaut de certains adoucissements , rhoque aussi pour 1'ordinaire , parce qu'elle enferme quelque sorte d'indifference et de mepris. Car elle laisse la plaie que la contradiction fait , sans aucun remede qui en puisse dimi- 454 DE LA PAT\ auer la douleur. Or, ce n'est pas avoir assez d'egard pour les homines, que deleur faire quelque pciae sans la resseiitir, et sans essayer de Fadoucir : et c'est ce que la secheresse ne fait point ; parce qu'elle consiste proprement a ne le point faire , et a dire durement les choses dures. On menage ceux que Ton aime et que Ton estime , et ainsi on temoigne proprement a ceux que Ton ne menage point qu'oii n'a ni amitie ni estime pour eux. CHAPITRE X. Qui sont ceux qui sont les plus, obliges d'eviter les di'fauts marques ci-dessus. Qu'il faut regler son interieur atissi l>ieu que son extcrieur, pour ne pas choquer ceux avoc qui Ton vit w II n'y a personne qui ne soil oblige de tacher d'eviter les de- fauts que nous avons marques. Mais il yen a qui y sont bien plus obliges que les autres , parce qu'il y en a en qui ils sont plus choquants et plus visibles. L'asceudaut, par exemple , n'est pas un aussi grand de'faut dans un superieur, dans un vieillard , dans un homme de qualite, que dans un inferieur, un jeune homme , un homme de peu de consideration. On eii pent direautantdcs autres defauts, parce qu'ilsblessentmoins, en effet , quand ils se trouvent dans des personnes considera- bles, et qui ontautorite. Car dans cell es-1 a on les con fond presque avecune juste confiancequeleur digniteleur donne, et ils en paraissent d'autant moins; mais ils sont extraordi- nairement choquants dans les personnes du commun, de qui Ton attend un air modeste et retenu. Les savants voudraient bien s'attribuer en cette qualite le droit de parler dogmatiquement de toutes choses , mais ils se trompent. Les homines n'ont pas accorde ce privilege a la science veritable , mais a la science reconnue. Silanotren'est pas dans ce rang, c'est comme sielle n'etaitpas a I'egard des autres : et ainsi elle ne nous donne aucun droit de parler dd- cisivement , puisque tout ce que nous disons doit toujours ctre AVEC LES HOMMF.S. 455 proportionne a 1'esprit de ceux a qui nous parlous , et que cette proportion depend de 1'estime et de la creance qu'ils out pour nous , et non pas de la verile. Pour parler done avec autorile et decisivemenl , il faut avoir la science et la creance tout ensemble , et Ton cheque pres- que toujoursles gens si Ton manque de 1'une ou del'autre. II s'ensuit de la queles gens de mauvaise mine, les petits hom- ines , et generalement tous ceux qui ont des defauts exterieurs et naturels , quelque habiles qu'ils soient , sont plus obliges que les autres de parler modestement, et d'eviler Fair d'ascen- dant et d'autorite. Car, a moins d'avoir un merite fort extraor- dinaire , il est bien rare qu'ils s'attirent du respect. On .les regarde presque toujours avec quelque sorte de mepris ; parce que ces defauts frappent les sens et entratnent I'imaginalion , et que peu de gens sont touches des qua! lie's spifituelles , el sont meme capables de les discerner. On doit conclure de ces remarques qiie les principaux moyens pour ne point blesser les honimes se reduisent au si- fence et a la modeslie, c'est-a-dire a la suppression des senti- ments qui pourraient choquer, lorsque Futilite" n'est pas assez grande pour s'y exposer; et a garder tant de mesure, quand on est oblige" de les faire paraitre, qu'on en ole, autant qu'il tst possible, ce qu'il y a de dur dans la contradiction. Mais on ne reussirajamais dans la pratique de ces regies, Si 1'on ne travaille que sur Texterieur, et que 1'on ne lache yle reformer iHnterieur meme. Car c'est le cceur qui regie nos paroles , selon le Sage : cor sapientis erudlet os ejus. II faut done tacher d'acquerir cette sagesse el cette humilite de coeur, en g^missant devant Dieu des mouvements d'orgueil que 1'on ressent, en lui demandant sans cesse la grace de les repri- me'r, et en tAchant d'entrer dans les dispositions dont cette retenue est une suite naturelle, et qui la produisent sans peine, lorsque nous y sommes bienetablis. II faut pour cela tacher d'etre vivement louche du danger oil 1'on s' expose, en blessant les autres par son indiscretion. 458 DE LA I'AIX Car Jes plaies des ames ont cela de commun avec celles du corps , que , quoiqu'elles ne soierit pas toutes mortelles de leur nature, elles le peuvent toutes devenir, si on les irrite et les envenime. La gangrene se peut mettre a la moindrc egratignure, si des humeurs malignes se jettent sur la partie blessee. Ainsi le moindre mecontentement que Ton aura donne a quelqu'un par une contradiction imprudente peut etre cause de sa mortspirituelle et de la notre, parce que ce serale priucipe d'une aigreur qui pourra s'augmenter dans la suite, jusqu'a eteindre la charite en lui et en nous. Ce refroidissement le dis- posera a prendre en raauvaise part d'autres paroles qu'il aurait souffertes sans peine , s'il n'avait point eu le coeur aigri ; il en sera moins retenu a notre egard , et il nous portera peut-etre a lui parler encore plus durement en d'autres occasions : les oc- casions meme deviendront plus frequentes , et la froideur, se changeant en haine , bannira entitlement la charite. Non-seulement ces accidents sont possibles, mais ils sont ordinaires. Car il arrive rarement que les inimities et les haines qui tuent 1'ame n'aient ete precedees , et ue soient meme attachees a ces petits refroidissemeuts que les indis- cretions produisent. C'est pourquoi je ne m'etonne point que le Sage demande avec tant d'instance a Dieu , qu'il imprime un cachet sur ses levres, super labia mea signaciilum cer- tum, de peur que sa langue ne le perdit, ne lingua mea per- dat me ; et je comprends aisement qu'il demaudait a Dieu par la qu'il n'en sortit aucune parole sans son ordre , comme on lie tire rien d'un lieu oil Ton a mis un sceau, sans Tordre de celui qui 1'y a mis. C'est-a-dire, qu'il desirait de pouvoir veiller avec tant d'exactitude sur toutes ses paroles, qu'il n'y en eut aucune qui ne flit rcglee selon Jes lois de Dieu , qui sont les memes que celles de la charite; parce que, si Ton ne B' attache qu'a celles qui s'en ecartent visiblemeut et grossie- rement, il est impossible qu'il n'en echappe beaucoup d'autres rjui produisent detres-mauvais effets. C'est done une etrange conrlition que celle des hommes AY EC LES HOMMF.S. 457 clans eette vie. Non-seulemeut ils marchent toujours vers une eternite de bonheur ou de malheur, mais ehaque demarche, chaque action , ehaque parole , les determine souvent a Fun ou a 1'autre des deux etats : leur salut ou leur perte y peuvent etre attaches, quoiqu'elles ne paraisseut d'aucune conse- quence. Nous sommes tous sur le bord d'un precipice , el souvent il ne faut que le moindre faux pas pour nous y faire toinber. Une parole indiscrete fait d'abord sortir 1'esprit de son assiette, et notre propre poids est capable de 1'entrainer ensuite jusque dans Fabime. CHAPITRE XL QiTil faut respecter les hommes, et ne regarder pas comme dure To- Migation que Ton a de les menager. Que c'est un bien de n'avoir ni aulorite ni creance. Mais il ne suffit pas de menager les hommes , il les faut encore respecter ; n'y ayant rien qui nous puisse plus eloigner de les blesser, que ce respect interieur que nous aurions pour eux. Lesserviteursn'ontpointdepeineanepas contredireleurs maitres, ni lescourtisans ane pas choquer lesrois, parce que la disposition iuterieure d'assujettissement ou ils sont apaise Faigreur de leurs sentiments, et regie insensiblement leurs paroles. Nous serions au meme etat a Fegard de tous les diretiens , si nous les regardions tons comme nos superieurs et comme nos maitres, ainsi que saint Paul nous Fordonne; si nousconsiderions Jesus-Christ en eux ; si nous nous souvenions qu'il les a mis en sa place; et si , au lieu d'appliquer notre es- prit a leurs defauts, nous nous appliquions aux sujets que nous avons de les estimer et de les prefcrer a nous. Surtout il faul tacher de ne pas regarder cette obligation au silence , a la retenue , a la modestie dans les paroles , comme une necessite dure etfacheuse; mais dela eonsiderer, au con- traire , comme heureuse , favorable et avantageuse ; parce qu'il n'y a rien de plus propre a nous tenir dans Fhumilite', quj 30 4;,8 DK I- A PAIX est le plus grand bonheur des Chretiens. G'est ce qui nous doit rendre aimable tout ce qui nous y engage , comme , par exem- ple, le manque d'autorite, ettous les defauts naturels qui 1'at- tirent. Car il est vrai, d'une part, que ceux qui u'ont pas d'autorite ni de creance sont obliges de parler avec plus de modestie t plus d'egard que les autres , quelque science et quelque lumiere qu'ils aient; mais il est vrai aussi qu'ils s'en doivent tenir beaucoup plus heureux. Car ce n'est pas uu petit danger que d'etre maitre de ses esprits , et de leur donner le branle et les impulsions que Ton veut , parce qu'il arrive de la qu'on leur communique toutes lesfaussetes dont ou est prevenu , et tous les jugements teme- raires que Ton forme. Au lieu que ceux qui ne sont point en cet etat sont exempts de ce peril , etque s'ils se trompent, ils ne se trompent que pour eux, et n'out point a repondre pour les autres. Ils ne voient point, de plus, dans ceux qui les envi- vonnent , ces jugements avantageux a leur egard , qui sont la plus grande uourriture de la vanite ; et comme les homines s'attachenl peu a eux , ils en sont inoins portes a s'altacher eux-memes aux homines , et ils ont plus de facilite a ne regar- der que Dieu dans leurs actions. Ce n'est pas qu'il faille rechercher directement cette priva- tion d'autorit^ et de creance , et quenous n'ayons sujet denous humilier , quand c'est par nos defauts que nous 1'avons attiree. Mais de quelque sorte qu'elle arrive , si nous ne sommes pas obliges d'en aimer la cause, il faut pourtant reconnaitre que les effets en sont favorables ; puisque cet etat nous retranche cette uourriture de 1'orgueil , qu'il nous exempte de prendre part a beaucoup de choses dangereuses ; et que , nous obligeant a une extreme moderation dans les paroles , il nous met a con- vert d'une infinite de perils. II est vrai qu'il nous prive aussi s plaintes , les murmures , les querelles, qui sont contraires a la tranquillite de 1'esprit et a la charite , et par consequent a Fetal d'une vie vraimeut chretienne. Or, il faut remarquer d'abord que nous ne recherchons pas ici le moyen de plaire aux homines, mais seulementcelui de ne leur pas deplaire et de ne nous pas attirer leur aversion , parce que cela suffit a la paix dont nous parlons. II est vrai qu'en gagnant leur affection on y reussit mieux , mais sou- vent cette affection coute trop a acquerir. II faut se conteuter de ne pas se faire ha'ir , et d'eviter les reproches et les plaintes . Etc'estcequel'onnepeutfaire qu'en etudiantles inclinations des homines, et en les suivant autant que la justice ou Fexige ou le permet. Entre ces inclinations , il y en a que Ton peut appeler justes , d'autres indifferentes et d'autres injustes. II ne faut jamaiscontenterpositivement celles qui sont injustes; mais il n'est pas toujours neoessaire de s'y opposer. Lorsqu'on le fait , il faut toujours comparer le bien et le mal , et voir si Fon a sujet d'esperer un plus grand bien de cette opposition , que le mal qu'elle pourra causer. Car on peut appliquer a toute sorte de gens la regie que saint Augustiu donne pour reprendre les gens du inonde : Que , s'ily a a craindre qu'en les irritant par la reprehension, on ne lesporte afairequelquemalplus (/rand que n'est le bien qu'on leur vent procurer , c'est alors un conseil de charite de ne les pas reprendre, et non pas un pretexts de la cupidite. Au reste , il ne faut pas s'imaginer qu'il soil besoin de pen de vertu pour souffrir ainsi en patience les defauts que Fon ne croit pas pouvoir corriger , et que la liberte qui fait reprendre fortement les desordres soit plus rare et plus difficile que la disposition d'une personne qui en gemit ilevant Dieu, qui se fait violence pour u'en rien temoigner, et qui , bien loin d'en mepriser les autres , s'en sert pour s'hu- milier soi-meme par la vue de la misere commune des homines. AVEC LES HOMMES. iBI Car cette disposition renferme en meme temps la pratique de la mortification , cnre'primantrimpetuositenaturellequiporte a s'elever centre ceux que Ton u'est pas en etat de corriger; celle de I'humiUte, en nous donnaut une idee plus vive de notre propre corruption ; et celle de la chavite , en nous faisanl supporter patiemment les defauts du prochain. Enfin , on resiste par la a 1'un des grands defauts des hom- ines , qui est que leurs passions se melent partout , et que c'est par la qu'ils choisissent jusqu'aux vertus qu'ils veulent pratiquer. Us veulent reprendre ceux qu'il faudrait se con- tenter de souffrir, et se coutentent de souffrir ceux qu'il fau- drait reprendre. Us s'appliquent aux autres quaud Dieu de- mande qu'ils ne s'appliquent qu'a eux-memes , et ils veulent ne s'appliquer qu'a eux-memes lorsque Dieu veut qu'ils s'ap- pliquent aux autres. S'ils ne peuvent pratiquer certaines ac- tions de vertu qu'ils ont dans 1'esprit , ils abandonnent tout : au lieu de voir que cette impuissance ou Dieu les met a 1'e- yard de ces vertus leur donne le moyen d'en pratiquer d'au- tres qui seraieut d'autaut plus agreables a Dieu, que leur vo- lonte et leur propre choix y auraient moins de part. C'est encore une faute que 1'on peut commettre sur ce su- jet , de prendre la charge de s'opposer aux passions meme les plus injustes, lorsque d'autres le peuvent faire avec plus de fruit que nous ; parce qu'il est visible que cet empresse- meut vient d'une espece de malignite quise plait a incommo- der. Car il s'en mele dans les reprehensions justes , aussi bien que dans les injustes; etelle est meme bien aise d'avoir des pretextes justes de s'opposer aux autres , parce que ceux qu'ellecontristele sont d'autant plus qu'ils 1'ont mieux merite. Cette meme regie oblige de prendre les voies les moiiis choquantes et les plus douces , quaud on est oblige* de faire quelque action desagreable au prochaiu ; et il ne faut pas se croire exempt de faute , lorsqu'ou se contente d'avoir raison dans le fond , et que 1'on n'a nul egard a la maniere dont on I'ait les ehoses , que 1'on ne prend aucuu soin d'en diminut-r Vn DE LA PAIX ramcrtuiue, el de persuader a ceux dont on traverse les pas- sions que c'est par necessite que Ton s'y porte , et non par inclination. CHAPITRE XIII. Comment on se doit condiure a regard des passions indifferenles el justes dcs autres. J'appelle passions indifferentes cellesdont les objets , ii'etaut pas mauvais d'eux-menies , pourraient etre rechercb.es sans passion et par raison , quoique peut-etre on les recherche avec une attache vicieuse. Or, dans ces sortes de choses , nous avons encore plus de liberte de nous rendre aux inclinations des autres ; car nous ne sommes pas leurs juges , et il faut une evidence entiere pour avoir droitdejuger qu'ils onttrop d'attache a ces objets , d'ailleurs innocents. Nous ne savons pas meme si ces attaches ne leur sont point necessaires , puis- qu'il y a bien des gens qui tomberaient dans un etat dan- izereux, si on les separait tout d'un coup de toutes les choses auxquelles ils ont de 1'attache. De plus , ces sortes d'attache se doivent detruire avec prudence et circonspec- tion , et nous ne devons point nous attribuer le droit de juger de la maniere dont il s'y faut prendre. Enfin, il est souvent a craindre que nous ne leur fassions plus de mal par 1'aigreur que nous leur causons, en nous opposant in- discretement a ces passions que Ton appelle innocentes , que nous ne leur procurons de bien par Tavis que nous leur donnons. II peut done y avoir de Findiscretion a parler fortement contre 1'exces de la proprete devant les personnes qui y ont de 1'attache; contre 1'inutilite des peintures devant ceux qui les aiment ; contre les vers et la poesie devant ceux qui s'eu nielent. Ces sortes divertissements sont des especes de reme- des ; ils ont leur amertume, leur desagrement et leur danger. 11 faut done lesdonner avec les memes precautions que les mcde- AVEC LKS HOMMES. 463 cins dispensent les leurs -,'et c'est agir en empirique ignorant, que de les proposer a tout le monde sans discernement. Tl suffit , pour se reridre aux inclinations des autres , lors meme qu'on les soupconne d'y avoir de 1'attache , de ne pas voir clairement qu'on leur soit utile en s'y opposant. II faut de la lumiere et del'adresse pour entreprendre de les gue- rir ; maisle defaut del'une ou de 1'autre suftit pour se rendre a leurs de'sirs dans les cboses qui ne sont pas mauvaises d'elles- inemes. Car alors on a droit deregler ses actions par la loi ge- nerale de la charite , qui nous doit rendre disposes a obliger et a servir tout le monde ; et Futilite d'acquerir leur affection , en leur temoignant qu'on les aime, se rencontrant toujours dans cette condesceudance , il faut un avantage plus grand et plus clair pour nous porter a nous en priver. J'appelle passions justes celles dans lesquelles nous som- mes obliges, par quelques lois, de suivre les autres, quoi- qu'il ne soit peut-etre pas juste qu'ils exigent de nous cette deference. Car, comme nous sommes plus obliges de satis- faire a nos obligations que de corriger leurs defauts , la raison veut que nous nous acquittions avec simplicite de ce que nous leur devons , et que nous leur otions ainsi tout sujetde plainte , sans nous mettre en peine s'ils ne 1'exigent point avec trop d'empire ou trop d'empressement. Or, pour comprendre 1'e- tendue de ces devoirs , il faut savoir qu'il y a des choses que nous devons aux hornmes selon certaines lois de justice , que Ton appelle proprement lois, et d'autres que nous leur devons selon de simples lois de bienseance, dont 1'obligation nait du consentement des homines, qui sont convenusentreeux de bla- mer ceux qui y manqueraient. C'est de cette derniere maniere que nous devons a ceux avec qui nous vivous les civilites eta- blies entre les honnetes gens, quoiqu'elles ne soient point reglees par des lois ex presses; que nous leur devons certains servi- ces, selon le degre de liaison que nous avons avec eux; que nous leur devous une correspondance d'ouverture et de con- , a proportion de ce qu'ils nous en temoignent. Car les 464 DE LA I'AIX homines ont etabli toutes ces lois. 11 y a de certaines clioscs qu'on doit faire pour ceux avec qui on est en un certain degre de familiarite, que Ton pourrait refuser a d'autres , sans qu'ils eussent droit de le trouver mauvais. 11 faut tacher de se ren- dre exact a tous ces devoirs , autrement il est impossible d'e- viter les plaintes,les murmures et 1'aversion des homines. Car il n'est pas croyable combien ceux qui ont peu de vertu sont cheques quand on manque de leur rendre les devoirs de reconnaissance et decivilite etablis dans le monde, et com- bien ces choses refroidissent le peu qu'ils ont de chariie. Ce sont des objets qui les troublent et qui les irritent toujours , et qui detruisent 1'edification qu'ils pourraient recevoir du bien qu'ils voient en nous ; parce que ces defauts , qui les blessent en particulier, leur sont infiniment plus seiisibles que des vcrtus qui ne les regardent point. CHAPITRE XIV. Que la loi eternelle nous oblige a la gratitude. La charite nous obligeant a compatir a la faiblesse de nos freres, et a leur oter tout sujet de tentation , nous oblige aussi a nous acquitter avec soin des devoirs que nous avons mar- ques. Mais ce n'est pas la charite seulemeut, c'est la justice inline , et la loi eternelle , qui le prescrit , comme il est facile de le faire voir , tant au regard des temoiguages de gratitude qu'a I'egard des devoirs de civilite a laquelle on pent reduire les autres dont nous avoiis parle , comme 1'ouverture , la con- fiance, 1'application , qui sont des especes de civilites. La source detoutela gratitude que nous devons aux homines est que, comme Dieu se sert de leur ministers pour nous pro- curer divers biens de I'arne et du corps , il veut aussi que no- tre gratitude remonte a lui par les homines , et qu'elle em- brasse les instruments dont il se sert. Et comme il se cache dans ses bienfaits , et qu'il veut q.ue les homines en soieut lea AYtC LES HO.MAJES. . AG5 causes visibles, il veut aussi qu'ils tiennent sa place pour recevoir exterieurement de nous les effets de la reconnais- sance quenous lui devons. Ainsi, c'est violer 1'ordre de Dieu, que de se vouloir contenter d'etre recounaissaut envers lui , et de lie 1'etre point envers ceux dont il s'est servi pour nous faire sentir les effets de sa bonte. Si done les homines sont attentifs par un mouvement iute- ressea ceux qui leur doivent de la reconnaissance, Dieu Test aussi, selon 1'tcriture, mais par une justice toute pure et toute desinteressee. Car c'est ce que dit le Sage dans ces pa- roles : Deus prospector est ejus qui reddit gratiam. Et ii faut se servir de cette double attention pour exciter la notre , et pour tenir nos yeux arretes et sur les homines qui nous demandent ces devoirs , et sur Dieu qui nous ordonne de les rend re. Il ne faut pas pretendre s'en exempter par le prelexte du desinteressement et de la piete de ceux a qui nous avons obligation, et sur ce qu'ils n'attendent rien de nous. Car, quelque desinteresses qu'ils soient, ils ne laissent pas de voir ce qui leur est du ; et il est rare qu'ils le soient jusqu'au point den'avoir aucun ressentiment , lorsquel'on apeu d'application a s'en acquitter. Outre que, s'ils n'en viennent pasjusqu'aux re- proches , il est tres-aise qu'ils preunent un certain ton qui fait a peu pres le meme effet qu'un ressentimeut humain. Ils disent qu'ils ne peuvent pas s'aveugler pour ne pas voir que ces personnes en usent mal, mais qu'ils les en dispensent de bon co3ur. Ainsi, en les en dispensant, on ne laisse pas de blamer leur precede, et par la on vient insensiblement a les nioins aimer, et eniin a leur douner moins de marques d'af- fection. II en est de meme des devoirs de civilite. Les gens les plus detaches ne laissent pas de remarquer quand on y manque ; et les autres s'en offeusent effectivement. Quaud on n'est p;is persuade par les sens qu'on est aime et considere , il est dif- licile que le cocur le soit, on qifil le soit vivement. Or, c'wt 466 DE LA PA IX to civilite qui fait cet effet sur les sens , et par les sens siw {'esprit; et si 1'ou y manque, cette negligence ne manque jamais de produire dans les autres un refroidissement qui passe sou vent des sens jusqu'au coeur. . CHAPITRE XV. Raisons fondamentales clu devoir de la eivilite. Les homines croient qu'on leur doit la civilite , et on la leur doit en effet selon qu'elle se pratique dans le monde ; rnais ils n'en savent pas la raison. S'ils n'avaient pas d'autre droit de 1'exiger que celui que leur donne la coutume, on ne la leur devrait pas. Car cela ne suffit pas pour asservir les autres a certaines actions penibles. II faut remonter plus haut pour en trouver la source , aussi bien que dans ce qwi regard e Fa gratitude. Et s'il est vrai , conime le dit un homme de Dieu , qu'il n'y a rien de si civil qu'un bon cbretien , il faut qu'il y ait des raisons divines qu-iy obligent : etceque nous allons dire pent aider a les tfecouvrir. II faut considerer pour cela que les homines sont lies entre eux par une infinite de besoins qui les obligent par necessite de vivre en societe , chacun en particulier ne pouvant se passer des autres : et cette societe est conforms a 1'ordre de Dieu , puisqu T il permet ces besoins pour cette fin. Tout ce qui est done necessaire pour la maintenir est dans cet ordre , et Dien le commande enquelquesorte par cette loi naturelle qui oblige diaque parti* a la conservation de son tout. Or, il est absolu- ment necessaire, afin que la societe des homines subsiste , qu'ils s'aiment et se respectent les uns les autres ; car le mepris et la haine sont des causes certaines de desunion. II y a une in- finite de petites cboses tres-necessaires a la vie, qui se dounent gratuitement, et qui, n' entrant pas en commerce, ne se peu vent acheter que par 1'amour. De plus , cette societe etant composee d'hommes qui s'aiment eux-memes, et qui sont pleins de leur estime , s'ils n'ont quelque soin de se contenter et de AY KG LfcS HOAIMES. 407 se menager reciproquement , ce ne sera qu'une troupe de gens mal satisfaits les uns des autres , qui ne pourront d^meurer unis. Mais, comme 1'amour et Festime que nous avons pour les autres ne paraissent point aux yeux , ils se sont avises d'e- tablir entre eux certains devoirs qui seraient des temoignages de respect et d' affection ; et il arrive de la necessairement que de manquer a ces devoirs, e'est temoigner une disposition contraire a 1'amour et au respect. Ainsi , nous devons ces actions exterieures a ceux a qui nous devons les dispositions qu'elles marquent ; et nous leur faisons injure en y manquant , parce que cette omission marque des sentiments ou nous ne devons pas etre a leur egard. On peut done et 1'on doit meme se rendre exact aux devoirs de civilite que les homines out etablis; et les motifs de cette, exactitude sont non-seulement tres-justes, mais ils sout metne fondes sur la lot de Dieu. On le doit faire pour eviter de don- ner Fidee qu'on a du mepris ou de 1'indifference pour ceux a qui on ne les rendrait pas ; pour entretenir la societe humaine , a laquelle il est juste que chacun contribue , puisque chacun en retire des avantages tres-considerables ; et enfinpour eviter les reproches interieurs ou exterieurs deceux al'egard dequi on y manquerait , qui sont les sources des divisions qui troublent la tranquillite de la vie, et cette paix chretienne qui est 1'objet /le ce discours. DEUXIEME PARTIE. CHAP1TRE PREMIER. Qu'il ne faut pas etablir sa paix sur la correction des autres. Utilite de la suppression des plaintes. Qu'elles font ordinairement plus de mal que de bien. II ne suffit pas, pour conserver la paix avec les homines , d' eviter deles blesser; il faut encore savoir souffrir d'eux 4(;8 DE LA PAIX lorsqu'ils tont des fautes a notre egard. Car il est impossible .LOi DB JESUS-CHBIST. Portez, dit-il, lesfardeaux les uns des autres, el vous ob- serverez la loi de JESUS CHBTST. Nous devons done reconnaitre que toutes nos impatiences el tous nos troubles viennent de ce que nous n'aimions pas assea cette loi de charite"; que nous avons d'autres inclinations que 498 DE LA PAIX AVEC LES HOMMES. cellesd'obeira Dieu ; et que nous cherchons notre gloire , notre plaisir,notre satisfaction, dans les creatures. Ainsi le principal moyen pour 6tablir I'dme dans une paix solide et in^branlable , c'est de 1'affermir dans cet unique amour qui ne regarde que Dieu en toutes choses , qui ne desire que de lui plaire , et qui met tout son bonheur a obeir h ses lois. FW. TABLE. Pages. VIE DE BLAISE PASCAL i PENSEES. PREMIERE PARTIE, CONTENANT LES 1'ETiStES QUI SE 11APPORTENT A LA PHILOSOPH1E , ALA UOBALE ET ACX BELLES-LETTRES. A KTICLE l er . De 1'autorite en matiere de philosophic I II. Reflexions sur la geometric en general 9 III. De 1'art de persuader 30 IV. Connaissance generate de I'homme 44 V. Vanite de I'homme ; effets de 1'amour-propre. . . 52 VI. Faiblesse de I'homme. Incertitude de ses connais- sances naturelles 57 VII. Misere de I'homme 72 VIII. Raisons de quelques opinions du people. ... 83 IX. Pen sees morales detachees 91 X. Penstes diverses de philosophic et de lilterature. 1 10 XI. Sur Epictete et Montaigne 122 XII. Sur la condition des grands 135 SECONDE PARTIE. COMENANT LES PENSEES IMMEDIATEME.YT RELATIVES A LA RELIGION. ARTICLE I". Contrarietes etonnantes qui se trouvent dans la nature de I'homme a 1'egard de la verile , du bonheur et de plusieurs autres choses 143 II. Necessity d'etudier la religion 150 III Qu'il estdiflicilededemontrerl'existence de Dieu paries lumieres naturelles, mais que le plus sur est de la croire 100 IV. Marques de la veritable religion 1 67 V. Veritable religion prouvee par les contrariety qui sont dans I'homme, ct par le peche originel. . 176 VI. Soumission et usage de la raison 186 600 TABLE. P.-i-es. ARTICLE VII. Image d'un homme qui s'est lasse de chercher Dieu par le seul raisonnement et qui commence a lire 1'Ecriture 189 VIII. Des Juifs considered par rapport a notre religion. 19:> IX. Des figures; que 1'ancienne loi etait figurative. . 206 X. De J6sus-Christ 315 XI. Preuves de Jesus-Christ par les propheties. . . . 220 XII. Diverses preuves de Jesus-Christ 228 XIII. Dessein de se cacher aux uns et de se decouvrir aux autres 233 XIV. Que les vrais Chretiens et les vrais Juifs n'ont qu'une meme religion 239 XV. On neconnait Dieu utilementque par Jesus-Christ. 24'.! XVI, Peusees sur les miracles 246 XVII. Pensees diverses sur la religion 263 XVIII. Pensees sur la mort, qui ont ete extraites d'une leltre ecrite par Pascal , au sujet de la mort de son pere 3io XIX. Priere pour demander a Dieu le bon usage des maladies 322 COMPARAISON des anciens Chretiens avec ceux d'aujourd'hui. ... 336 FRAGMENT d'un ecrit sur la conversion du pecheur 340 OEUVRES CHOISIES DE NICOLE. NOTICE sur la personne et les ecrits de Nicole 547 PENSEES. De 1'homme *. 353 Sur les hommes ib. Dela veritable condition de 1'homme * . . 351 De I'elernite ib. Des actions et des sentiments 355 Sur la naissance Hi. De la grandeur 356 Sur la vanite ib. De 1'ambition 357 Des divers jugements 368 Des vices ib De 1'orgueil - 359 De 1'opiniatrete i*. De la medisance 36'j De la haine ib. TABLE. : ,ni Pases. De Paudace 359 De la faussete" io. Des rapports equivoques 36| Du scandale it>. Du duel v . . . 362 Du passe et de Pavenir ib. De 1'obligation au secret . ih Sur la reconnaissance 36.1 De la morale ib. De !a diversity des opinions 361 Honneur 365 De Porigine des ceremonies et des egards dus aux grands. . . ib. De la science 366 De rinstruction ib. De 1'education . . ib. De 1'education des princes 367 Des spectacles en general ib. Du danger des spectacles 368 Du jugement ib. Des plaisirs ib. Des romans 36 Des visiles ib. De 1'imagination ib. De 1'entretien 37o De 1'amour de soi-meme ib. Sur les amities en general 371 Des jugements hasardes ib. Des soupcons 372 De Pexperience ib. Sur la chariW ib. De 1'emploi du temps 373 Sur les langues ib. Sur le langage et sur quelques expressions outrees 374 Des abus de la prevention 375 De la delicatesse et de la faiblesse de 1'esprit ib. Des differentes sortes d'esprit 376 Des differents caracteres de Pesprit ib. Des defauts de Pesprit 377 De la philosophic ib. Des philosophic X78 De Peloquence ib. Sur les pensees de M. Pascal ib. Sur 1'histoire universelle de Bossuet 380 TABLE. Pages. Sur les essais de Montaigne , 3i De la puissance , et du gouvernement *ft . Des declarations de guerre 383 De la connaissance de soi-meme. 384 Du moi. Idee que les hommes allachent a ce mot 38f. Des moyeus et des difficultes de se connailre 38U Sur ce precepte : Connais-toi toi-meme 390 De la faiblesse humaine 391 De la civilite" 392 De la prudence dans lechoix d'unetat ib. Des avertissements 393 De I'origine des associations politiques 394 Des rois 390 De la flatterie ib. Du possible et de 1'impossible. ... 39s Du bonheur en general , S'j'.i Du rapprochement des objets ib. De 1'opioion du vulgaire sur les plaisirs 40o De la difference des conditions 401 De la solitude ib. Du sort des souverains 4 De 1'etendue de la reconnaissance euvers Dieu 416 Du chagrin et du divertissement 4 is De 1'allegorie ib. De la bizarrerie 421 DC la louange et du blame 422 Des avantages et des inconyenients dc la societe 42a Des femmes 424 Du desinteressement ib. De 1'excellence du christianisme , et de ses effets sur les mceurs et le gouvernement ib. TABLE. 503 TRAITti SIR F.ES BOYEJiS DE CONSERVER LA PAIX AVEC I.KS HOMMES. PREMIERE PARTIE. Pages. CHAP. I. Hommes citoyens de plusieurs villes. Us doivent procurer la paix de toutes, el s'appliquer en particulier a vivre en paix dans la societe ou ils passent leur vie et dont il.s font partie. . 428 II. Union de la raison et de la religion a nous ins- pirer le soin de la paix 430 III. Raison du devoir de garder la paix avec ceux avec qui Ton vit 433 IV. Regie generale pour conserver la paix. Nf bles- ser personne, et ne se blesser de rien. Deux manieres de choquer ics autres. Contredire leurs opinions ; s'opposer & leurs passions. . . 437 V. Cause de 1'attache que les hommes ont a leurs opffllons. Qui sont ceux qui y sont plus sujets. 438 VI. Quelles sont les opinions qu'il est plus dange- reux de choquer 443 VII . L'impatience qui porte a contredire les autres est un defaut considerable. Qu'on n'est pas oblige de contredire toutes les fausses opinions. Qu'il faut avoir une retenue generale, et se passer de confident, ce qui est difficile a 1'amour-pro- pre 445 VIII. Qu'il faut avoiregard al'etat ou Ton est dans 1'es- prit des autres, pour les contredire 449 ~ IX. Qu'il faut eviter certains defauts en contredisant les autres 450 _ X . Qui sont ceux qui sont les plus obliges d'dviter les defauts marques ci-dessus. Qu'il faut regler son interii-ur aussi bien que son exterieur pour ne pas choquer ceux avec qui Ton vit. . 454 XI . Qu'il faut respecter les hommes, et ne regarder pas comme dure 1'obligation que Ton a de les me- riager. Que c'est un bien de n'avoir ni autorit 504 TABLE. Pages. CII\P. XII. Que, quoiqne IP. depit que les hommes ont, quand on s'oppose k leu rs passions , soil injos- te, il n'est pas apropos de s'y opposer. Trois sortes de passions, justes, indifferentes , injus- tes. Comment on se doit conduire a 1'egard des passions injustes 459 XIII. Comment on se doit conduire a 1'egard des pas- sions indifferentes et justes des autres 462 XIV. Que la loielernelle nous oblige a la gratitude. . 404 XV. Raisons fondamentales du devoir de la civilite. . 466 SECONDE PARTIE. CHAP. I er . Qu'il ne faut pas etablir sa paix sur la correction des autres. Utilite de la suppression des plain- tes. Qu'elles font ordinairement plus de mai que de bien 407 II. Vanite et injustice de la complaisance que Ton prend dans les jugements avantageux qu'on porte de nous 473 III. Qu'on n'a pas droit de s'offenser du mepris ni des jugements desavan t ageu x qu'on fait de nous . 476 IV. Que la sensibilite que nous e^touvons a 1'egard des discours et des jugements desavanlageux que Ton fait de nous vient de 1'oubli de nos irumx. Quelques remedes de cet oubli et de cede sensibilite , 47D V. Qu'ilestinjustede vouloirfitre aime des hommes. 482 VI. Qu'il est injuste de ne pouvoir souffrir I'indiffe- rence. Que 1'indifference des autres envers nous nous est plus utile que leur amour 480 VII. Combien le depit qu'on ressent contre ceux qui manquent de reconnaissance envers nous est injuste 48? VIII. Qu'il est injuste d'exiger la conliance des autres, et que c'est un grand bien que Ton n'en dit pas pour nous 490 IX. Qu'il faut souffrir sans chagrin I'incivilitt des autres. Bassesse de ceux qui exigent la civilite. 492 X. Qa'il faut souffrir les humeurs incommodes. . . 494 COXCLUSION 497 FIN DE LA TABLE. <^ ' : *^- $ 'jf v^^*~' * ' te+t > ;sfe -'* v M&Mtw s * :Vw *;. *.*><:: V 4'< * " ^^f'^M^^-^ - ^!rii^ V- -*/ ^^V,4*Kkl^ - ---/. .^ *> * : ^A >% v ^- " " ' -* ' >-., \fc-t /^ .. :t^ vi , *u '-; . * ;-* % 7fVv. ' A ' * ' .--t^ A*/: '*V^--,: V "if^ V-^/T;; , , *