I f* book is DUE on the 1^ date stamped below b HISTOIRE DES GIRONDINS E T DES MASSACRES DE SEPTEMBRE Paris.- Impriine chez Bonayeniure et Duci ssoi £i5, quai des Aucustins, HISTOIRE J) E S GIRONDINS ET D E S MASSACRES DB SEPTEMBRB D'APRES LES DOCUMENTS OFF1CIELS ET INED1TS P A II M. A. GRANIER DE CASSAGNAC DKPUTE AU CORPS LKGISLATIF, MEMBRE DP CONSEIL GENERAL DU GERS TOME PREMIER Deuxieme edition. 1 014 4 l PAWS E. DENTU, EDITEUR LIBRA1RE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES Palais-Royal, PJ, galerie J'Orleans. I860 Resei ve de tous droits. • • • » • . . . • • » . • • • » • • ••• • • • •"• • • • • • . • . • •• . •••• : • • . .... . . • » • • • • * * * » • rv i i'y.9: Le titre de ce livre fera probablement naitre cette question dans 1' esprit du lecteur : « Comment peut-il se faire que le nom des Girondins soit associe aux noms des assassins de Septembre, et que l'histoire cVun grand parti soit melee a l'histoire d'un grand crime ? » La lecture du livre repondra a cette question, et resoudra ce problcme. Pris commeliomme, chaque membre du parti de la Gironde aurait recule d'horreur devant Tidee de faire massacrer, a prix d' argent, par quelques bandits, environ cinq cents nobles, pretres, bour- geois, auxquels on n'avait rien a reprocher que leur opinion, et de couronner ce forfait par une boucherie generale des voleurs, des pauvres, des alienes, des femmes et des enfants en correction, enfermes dans les prisons de Paris : pris ensemble, et considered corame parti, les Girondins qui — II — etaient alors respect es, quoique sur le declin de leur puissance, laisserent les massacres s&complir librement au milieu de Paris, parce qu'ils avaient l'ambition et l'espoir d'elever leur domination sur les decombres sanglants de la monarchic Les Girondins , sur lesquels un grand poete a repandu, de notre temps, les couleursde sa palette et les illusions de son esprit, appartiennent a un type eternel des revolutions humaines : ils etaient de cette variete d'ambitieux qui vont chercher dans les forces exterieures et dereglees un belier dont ils frappent et renversent le gouvernement de leur pays, lorsqu'ils n'ont pas reussi a le vaincre par le jeu regulier des institutions. Ils detruisent pres- que toujours les pouvoirs etablis et ils ne les remplacent presque jamais, supplantes qu'ils sont habituellement par leurs auxiliaires, devenus ra- pidement leurs maitres. Aux epoques specialement militaires, les grands ambitieux de cette espece s'appellent Coriolan on le connetable de Bourbon; sous le regime des assem- blies politiques, ils se nomment Cams Gracchus on Mirabeau. Un exemple recent aurait du eclairer et arreter Ill les Girondins duns leur ceuvreiusensee, si, en poli- tique, les fautes d'un parti profitaient jamais aux autres. Les Constituants, presses de dominer, s'etaient appliques a vaincre la monarchic, a l'aicle de forces exterieures, toujours plus ou moins desordonnees ; ils avaient cree line garde nationale parisienne, pour l'opposer a l'armee, et des clubs pour les opposer aux ministres ; mais a peine avaient-ils detruit la puissance royale, qu'ils s'apercurent que l'ordre, la securite etles lois etaient detruits avec elle. Les ambitieux de la Constituante etaient done arrives a ce resultat, en fait d'autorite poli- tique : ils avaient remplace Versailles par le club des Jacobins. Heritiers des Constituants, les Girondins suivront lameme voie et recommenceront les memes fautes. Seulement, commc tout s'etait aggrave, l'abime dans lequel ils tomberont sera plus profond; les Constituants n'avaient ete qu'exiles , les Girondins seront egorges. On pourrait, a cote de chaque page des fautes de la Constituante, placer une page exactement ]»ai'eille des fautes de la Legislative. IV Comme elle, on la vit rompre sans cesse it cercle de ses attributions constitutionnelles, usur- per sur les pouvoirs de la royaute ; et lorsque Louis XVI lui opposa son droit ou sa conscience, FAssemblee eut recours, pour le soumettre, aux violences de l'emeute. Un roi plus habile, plus rompu aux affaires, ay ant a la fois une douceur moins debonnaire et une fermete plus soutenue, aurait use et affaibli, en les mettant aux prises avec les difficultes du gouvernement, les principaux de ces ambitieux, reveurs pour la plupart, et dont la plus ardente passion etait de servir. C'est en effet dans un dernier et violent effort pour s'imposer, comme ministres, au monarque vaincu, que les Girondins renverserent la monar- chic; et comme ils n'avaient pour principes que 1' esprit de domination, ils poursuivirent le pouvoir a travers le sang et les apostasies, sans reussir a atteindre autre chose que la proscription, la mort et la honte. Les massacres de Septembre sont la plus haute expression de ce que des ambitieux peu- vent faire ou laisser faire d'horrible, en vue cl'ar- V — :cr, a tout prix, an gouvemement de leur pays. Ce livre est le premier, consacre au recit de ce igubre evenement, ou la verite soit dite tout ntiere, et appuyee sur cles preuves irrecusables. Jusqu'ici, les plus graves historiens de la Revo- lution franchise, M. Thiers, M. Mignet , M. de Lamartine, M. Michelet, M. Louis Blanc, accep- tant, faute d'avoir pu la controler serieusement, line ancienne tradition sur les massacres de Sep- tembre, les avaient presentes comme le resultat regrettable d'une exasperation populaire, terrible, indomptable et imprevue, produite par la nouvelle repandue a Paris, le dimanche 2 septembre 1792, de V entree des Prussiens a Verdun. D'apres cette tradition, les volontaires de Paris, appeles aux armes, auraient resolu, avantde voler aux frontieres, d'exterminer les aristocrates enfer- mes dans les prisons, ne voulant pas qu'ils pussent, en leur absence, egorger leurs femmes et leurs enfants. L'examen meme superficiel desfaits auraitpeut- etre dii suffire pour discreditei- une fable aussi manifeste. D'un cote, en supposant, contre toute probabi- VI lite, que les volontaires parisiens eussent voulu inaugurer leur carriere militaire par un crime epouvantable, et que cette jeunesse, poussee a k frontiere par le plus noble enthousiasme, se ffV reduite aux cent dix on douze assassins, employes a tuer, moyennant salaire, clans les neuf prisons de Paris, recevant huit francs par jour a l'Abbaye, seulement cinquante sous a la Force 1 ; d'un am. cote, qui done, parmi elle, eut pu serieusement redouter, en son absence, de voir massacrer sa famille par les vieux pretres de Saint-Firmin ou des Cannes, par les pauvres de Bicetre ou par les folles de la Salpetriere? Un peu de reflexion eut done fait soupgonner la faussete d'une tradition acceptee jusqu'ici sans examen sur les massacres de Septembre ; ce livre la met pour la premiere fois et pour to uj ours en evidence. Les massacres de Septembre ne furentpasl'enet du hasard; le gouvernement de fait sorti de la ' On vcrra, dans le cours du livre, que le prix de la journee des assassins de l'Abbaye fut fixe a vingt-quatre livres pour trois jojrs, par Billaud-Varennes. Quant an prix bien inferieur de 50 sous, pour les assassin* de la Force, il resulte de l'acte dresse" conlrc Badot, dans le pro- ces qui Im fui fait le 23 floreal an IV, — 12 mai 1796. — VI t revolution eta 10 aoiit medita ce crime, le resolut froidement, l'organisa, le dirigea, l'exe- euta, le regla et le pava par voie administra- tive. Nous publions les deliberations, les arretes, les ordonnances de l'administration, etles quittances "q;nees par les assassins. .^Toutes les pieces relatives a l'ensemble et aux details de cette epouvantable tragedie existent encore aux Archives de la Prefecture de Police, aux Archives de l'Hotel de ville, et a la section criminelle des greffes des palais de justice de Paris et d 'Orleans. C'est la que nousavons puise les elements officiels et jusqu'ici inconnus de la revelation historique contenue dans ce livre. On possedera pour la premiere fois une liste complete et authentique des victimes de Septembre, et, chose qu'aucun historien n'auraitcrue possible, une liste exacte des assassins. Des faits si nouveaux et si graves exkeaient des preuves irrecusables ; nous avons reproduit tres- souvent les textes officiels, et ton] ours indique les sources. Ce livre ne contient done pas une seule — VIII assertion dont 1'exactitude ne puisseetre immedia- tement verifiee. Ala distance on nous sommes de ces evenements, nous avons pense que l'histoire pouvait remplir, danstoute sa severite, enversles personnes comme envers les choses, sa necessaire et redoutable fonc- tion : pour elle, tout dire est nn rigoureux devoir, des qu'elle pent parler sans scan dale inutile. Paris, 10 mars I860. A. Granier de Cassagnac. LIVRE PREMIER Sommaire. — Caractere general des hommes nommes Girondins. — lis n'ont evidemment aucun principe politique. — Ce sont de purs ambitieux, disposes a accepter tous les regimes, pourvu qu'ils dominent. — lis ne sont unis par aucun lien d'estime mutuelle. — La versatility de leur politique est expli- quee par les palinodies de leur mort. — lis s'accusent, s'ou- tragent et desavouent leurs actes en presence de leurs juges. I Une tradition ancienne et des erreurs modernes, l'eclat toujours plus on moins vif que jettent les sciences et les lettres, l'interet qui s'attache A la jeunesse et au malheur, toutes ces causes , reunies a la sinistre memoire laissee par les Montagnards , ont rendu celebre le groupe d'hommes connus sous le nora de Girondins. lis n'en furent pas moins, de tous les partis engendre"s par la Revolution, le parti le plus funeste a la France ; car leur orgueil, leur legerete, leur ambition aveugle autant qu'insatiable, favoriserent l'asservissement de Paris a la tyrannie des clubs, la souillure et la prise d'assaut de la de- T. I. l — 2 — meure royale , la chute de la monarchie, les mas- sacres de septembre, et le sanglant despotisme de la Convention. Les Girondins furent l'expression la plus vraie de cette portion de la bourgeoisie a la fois sceptique et ardente, prete a tons les regimes qui lui promettent la domination : pourvu qu'on la subisse, elle sou- tiendra l'etranger contre Henri IV, Gonde contre Louis XIV. D'ailleurs sans parti pris revolution- naire, elle sert avec ostentation les pouvoirs faibles, et elle ne brise les trones que lorsqu'ils refusent de plier. Les Girondins acceptaient, avec toute la sin- cerite dont l'anibition est susceptible, Louis XVI et sa dynastie. lis ne se firent ses ennemis qu'apres avoir tout epuise pour etre sesministres. II faut ajouter un dernier trait a l'esquisse de cet element egolste et turbulent des societes modernes. II discerne rarement le but de l'oeuvre ou il se jette, et il travaille a sa ruine avec une ardeur et un succes que ne depasseraient pas ses ennemis. En appelant a Paris les Federes, en preparant les insurrections, en conduisant les ^meutes dans la salle du pouvoir le- gislatif et aux Tuileries, les Girondins preparerent le triomphe des Montagnards et dresserent leur exhafaud ; et, de nos jours, leurs successeurs, insa- tiables poursuivants de portefeuilles, renouvelant les scenes du 10 aout 1792, ont fait cliasser de sa de- -meure une dynastie de leur choix, par une dema- gogie qui les a immediatement chaties, en les chas- sant eux-memes. II Grace au besoin de flatter les plus miserables pre - - juges, grace a des historiens qui ont reve l'histoire avant de l'ecrire, les Girondins sont devenus les heros d'une sorte de legende, dans laquelle le talent, la generosite et le courage des vaincus du 31 mai sont offer ts a l'hommage de la posterite. La peinture a meme consacre le souvenir d'un banquet plus fu- nebre, plus solennel, par le nombre des victimes, par Thorreur du supplice et par l'infamie des bour- reaux, que celui qu'avait dresse Platon pour Tagonie de Socrate. Malheureusement, tout est imaginaire dans cette legende, comme dans la plupart des au- tres; et le banquet funebre est une fable. Les Girondins manquerent totalement des deux elements sans Fun desquels au moins il ne saurait y avoir de parti politique : ils manquerent de prin- cipes et de caractere. La premiere question qu'il est naturel de s'a- dresser, au sujet cles Girondins, c'est la question de savoir quelle etait leur doctrine politique. Ils n'en avaient aucune. G'etaient des ambitieux, moins unis que juxtaposes, et prcts a tout pour la domination. lis defendirent la monarchie, et ils proclamerent la republique ; ils'servirent Louis XYI, et ils le firent mourir. De tous les actes publics qu'ils accomplirent ensemble, ou auxquels ils s'associerent ouvertement, on n'en citerait pas un seul qu'ils n'aient, dans la suite, individuellement repudie. Ces hommes qu'on a confondus dans une appella- tion commune, qu'on a unis dans la meme pitie et couronnes de la meme gloire, n'avaient Fun pour l'autre que jalousie, haine ou mepris. Ils se denigre- rent, se denoncerent, s'outragerent en presence de leurs vainqueurs, qui les respectaient du moins avant de les immoler. C'est pour cela que les mobiles, les desseins, les actes, la vie enfin des hommes du parti de la Gironde resteraient un mystere, sans le jour dont les eclai- rerentles faiblesses et les palinodies de leur mort. Ill Pendant les derniers moments de l'Assemblee le- gislative, aussi longtemps quMls neformerent qu'une espece de secte philosophique et litteraire, dirigee par Condorcet, par Brissot et par Roland, les hom- mes que Ton designe sous le nom de Girondins ne s'appelaient encore que Brissotins ou Rolandins. Le nom de Girondins leur i'ut donne pendant les premiers temps de la Convention , lorsqu'ils i'ormerent un parti considerable et puissant, maltre des affaires, et plus specialement dirige par Gensonne, Guadet et Vergoiaud. Snr douze membres dont se eomposait la deputa- tion du departement de la Gironde, huit seulement appartenaient au parti dit girondin. G'etaient : Pierre-Yictorin Yergniaud, Armand Gensonne, Jean- Francois Ducos, Jean-Baptiste Boyer-Foni'rede, Jac- ques Lacaze, Francois Bergoeing, Marguerite -Elie Guadet et Jacques-Antoine Grangeneuve. Les quatre autres, Jay de Sainte-Foy, Garreau, Duplantier et Deleyre, appartenaient au parti mon- tagnard . Environ cinquante autres deputes, represenlant une trentaine de departements, i'ormaient, avec les huit deputes bordelais, le noyau du parti girondin, dont les auxiliaires appartenaient a la partie de la Convention nornmee le Marais, et, que, pour cette raison, les demagogues designaient par le terme meprisant de Marecageux l . Les plus celebres de ces Girondins, etrangers au departement de la Gironde, etaient : Brissot et Pe- tion, deputes d'Eure-et-Loir; Condorcet, depute de l 1 Aisne ; Louvet, depute du Loiret ; Roland, ministre 1 Moiuteur du 23 janvier 1794. Discours d Audouin au club des Jacobin*. 1. — 6 — de l'interieur; Buzot, depute de l'Eure; Barbaroux, depute des Bouches-du-Rh6ne; Salles, depute de la Meurthe; Isnard, depute du Var; Fauchet, depute du Calvados; Carra, depute de Sa6ne-et-Loire ; La- source, depute du Tarn; Sillery, depute de la Sorame; Gorsas, depute de Seine-et-Oise, et Meillan, depute des Basses-Pyrenees. Deux journalistes, etrangers a la Convention, se iaisaient remarquer clans leurs rangs; c'efaient : Girey-Dupre et Marchena. Dix-huit autres Girondins meritent encore d'etre nommes, parce qu'ils perirent sur l'ecbafaud ou se tuerent de leur propre main, victimes des principes revolutionnaires qu'ils avaient dechaines. C'etaient : Lauze-Duperret, Duprat et Mainvielle, deputes des Bouclies-du-Rh6ne ; Gardien , depute d'lndre-et- Loire ; Bufriche-Valaze, depute de l'Orne ; Lesterpt- Beauvais, depute de la Haute- Vienne; Duchatel, depute des Deux-Sevres; Leliardy, depute du Mor- bihan ; Boileau, depute de l'Yonne; Antiboul, de- pute du Var; Vigee, depute de Maine-et-Loire ; Cussy, depute du Calvados; Valady, depute de l'A- veyron ; Lidon et Cbambon, deputes de la Correze ; Birotean, de'pute des Pyrenees-Orientales; Rabaud Saint-Etienne, depute de I'Aube, et enfin la belle et malheureuse madame Roland, IV On ne saurait dormer un spectacle plus triste, plus honteux et plus navrant que celui qu'ils offrirent k la France lorsque, vaincus par les Montagnards, ils eurent a exposer et a defendre leurs principes et leur conduite devant le tribunal revolutionnaire, durant leur celebre proces, commence le 2i octobre 1793 et termine le 30. Tout passionne et violent qu'il fut, Facte d'accusation, dresse par Amar, au nom du Co- mite de surete generale, les accabla moins qu'ils ne s'accabierent eux-memes. Desaveux, denonciations, reproches, injures, ils se prodiguerent tout, avec violence et avec cynisme. L'acte d'accusation lu ? et Pache, le premier te- moin a charge, entendu, les vingt et un l Girondins, presents a l'audience,, commencerent par rejetertous les faits graves sur leurs amis absents , Roland , Petion, Barbaroux, Louvet. « Les accuses, interpelles de repondre, aucun des 1 Quoique le proces des Girondins porte habituellement dans l'histoire le nom de Proces des Vingt-Deux, il n'y avait que vingt et un accuses presents a l'audience, savoir : Brissot, Ver- gniaud, Gensonne, Lauze-Duperret, Carra, Gardien, Dufriche- Valaze, Duprat, Sillery, Fauchet, Ducos, Boyer - Fonfrede, Lasource, Lesterpt-Beauvais, Duchatel, Mainvielle, Lacaze, Lehardy, Boileau, Antiboul et Vigee, {Bulletin du Tribunal revo- lutionnavre, 2 e partie. n, 64-' 1 — H — prevenus ne nie que le parti ne soit coupable de ces faits ; mais plusieurs avancent qu'ils n'y ont pas pris part individuellemenl. lis s'accordent a rejeter les fautes les plus graves sur leurs complices contu- maces, tels que Guadet, Barbaroux, etc. l . » Interroge sur ses liaisons avec les Girondins, ses collegues, assis pres de lui au tribunal, Vigee les renie et declare n'en connaitre aucun particuliere- ment 2 . Interroge sur ses doctrines, qu'il a defendues en commun avec les Girondins , Boileau se declare franc Montagnard : « Je ne sortais pas, dit-il, j'ignorais ce qui se passait ; j'etais place entre deux ecueils ; je voulais, comme la Montagne, toute la liberte... j'avais, ainsi que la Montagne, vote la mort du tyran, et si j'ai quelquefois ete oppose aux patriotes qui la composent, je suis maintenant de'sa- buse sur son compte et a present franc Monta- (jnard 3 . « Cette odieuse et inutile lachete etaitecrite; Boileau la lut mot a mot, de crainte de ne pas s'abaisser assez en improvisant. Cependant Boileau ne con- naissait pas toutes ses ressources en ce genre ; car, a une audience suivante, Leonard Bourdon apporta une lettre dans laquelle Boileau, en le priant de le 1 Bulletin du Tribunal revolutionnaire, 2 e partie, n. 40, }■■ 161. 5 Ibid., 2 e partie. n. 41, p. 164. 3 Ibid, — 9 — defendre devant le tribunal, accusait ainsi ses col- logues : « J'ai ete un moment dans l'erreur, mais a present que le bandeau est tombe de mes yeux et que je sais ou. siege la verite, je declare que je suis Montagnard. « II est clair a mes yeux qu'il a existe une con- spiration contre l'unite de la republique, comrae il est clair que les Jacobins ont tou jours servi la repu- blique. Pour fmir, je reconnais que tant que le c6te droit aurait ete en force, il aurait paralyse les me- sures les plus vigoureuses 1 . » Apres la lecture de cette honteuse lettre, le pre- sident Herman dit a Boileau : « Nomraez, Boileau, ceux d'entre les accuses que vous avez entendu desi- gner dans votre lettre. — Je n'ai entendu accuser personne, repondit Boileau, domine par un reste de pudeur bient6t evanouie; j'ai cherche la verite, je I'ai trouvee parmi les Jacobins et je suis mainte- nant Jacobin. .» Et pour mettre le comble & cette faiblesse , qui ne pouvait meme pas le sauver, ce Girondin avoua que le monstre qui avait tranche les jours de Marat avait ete vomi par le cote droit, et que c'etait cet evenement qui l'avait eclaire"-. Interroge sur ses relations avec Petion, son ancien collegue a l'Assemblee constituante et son collegue actuel k la Convention, Sillery repond qu'il n'etait 1 Bulletin du Tribunal re'volutionnaire, 2 e partie, n. 60, p. 238. 2 Ibid., p. 239. — 10 — pas intimement lie avec /m'jusqu'ala iin cle 1791, et quit ne I' a pas vu depuis la fin de 1792. Et comme Fouquier-Tinville lisait une lettre intime de Petion, dans laquelle il s'applaudissait du retour de madame de Genlis, qu'il avait accompagnee en Angleterre, Sillery, pris au piege de sa dissimulation, repondait, « II est vrai que le citoyen Petion a accompagne* mon epouse en Angleterre; mais a son arrivee a Londres, ils se sont separ^s l > » Interroge sur ses relations avec Roland, dont il etait Fintime ami, le commensal et le directeur, Bris- sot repond : « Je le regarde comme un homme pur, mais qui pent avoir erre dans son opinion *. » Interroge sur ses relations avec Brissot et Gen- sonne, avec lesquels il avait, le 10 aoiit, ajourne et combattu la decheance de Louis XVI, Vergniaud se defend d 'avoir eu des intimites avec Brissot et Gensonne. II repond ainsi au reproche de s'etre obstinement oppose a la decheance 3 , quand on pou- vait la decreter *. * Bulletin du Tribunal re'volutionnaire^2 e partie, n. 63, p. 251. 2 Ibid., 2 e partie, r. 46, p. 182. 3 Vergniaud etait si bien oppose a la decheance, qu'il repon- dit en ces termes aux pelitionnaires qui la demandaient : « Les representants du peuple ont fait tout ce que leur permettaient de faire les pouvoirs qui leur ont ete delegues, quand ils ont arrete qu'il serait nomme une Convention nationale pour pro- noncer sur la question de la decheance. En attendant, l'Assem- blee vient de prononcer la suspension, et cette mesure doit suffire au peuple pour le rassurer contre les trahisons du chef du pouvoir executif. » (Moniteur du 12 aout 1792.) * Bulletin dtt Tribunal re'volutionnaire, 2 e partie, n. 46, p. 184. V Voila done jusqu'ici les Girondins qui se renient mutuellement;les voici maintenantqui se denoncent. Chaumette, temoin a charge, rappelle qu'il avait paru precedemment un placard rouge, dans lequel on invitait le peuple a massacrer les Jacobins et les Cordeliers pour avoir du pain. II ajoute que Fauteur de ce placard, reste longtemps inconnu, fut enfin reconnu pour etre Valaze ou Yalady. « Je r£pondis dans le temps, sMcrie Yalaze, que je n'etais point Fauteur de Faffiche quon m'imputait. // a ete re- connu depuis que Yalady en etait l' auteur l . » Leonard Bourdon, autre temoin i\ charge, ayant impute aux Girondins et notamment a Brissot le projet hautement exprime, des le 12 aoiit, de re- nouveler la Commune de Paris, formee dans la nuit du 10, par voie insurrectionnelle, Brissot repondit vi- vement : « La proposition de renouveler Ja Commune de Paris fut faite a FAssemblee par Gensonne 2 . » Gardien, Fun des accuses, repondant au temoin Dobsen, au sujet des operations de la commission des Douze, pretendit Favoir quittee, parce que Dobsen y avait ete maltraite, et qu'on n'avait pas voulu le mettre en liberte. La-dessus Yigee prit la parole et i Bulletin du Tribunal revolutionnaire, 2 e partie, n. 49, p. 195. 2 Ibid., n.59, p. 236, — 12 — dit : « Je ne suis pas inculpe dans cette affaire et je ne prendrais pas la parole si Gardien n'avait pas cherche a se defendre en inculpant ses collegues. Gardien fut celui qui interrogea le citoyen Dobsen. Je me plaignis de la maniere dure dont ils s'acquit- terent de ce ministere. lis lui demanderent quelle avait ete son opinion dans sa section, sur plusieurs arretes qu'elle avait pris. Le temoin lui repondit en homme libre et qui ne doit compte a personne de sa maniere de voir. Alors je m'approchai de Gardien et je lui dis : Tu l'interroges d'une maniere inde- cente. J'entrai ensuite au comite, ou je demandai la liberte du citoyen Dobsen i . » VI Ainsi, on le voit, les Girondins viennent de se re- nier et de s'accuser. Ce n'est pas tout encore, car ils vont se diffamer. Ils avaient forme dans la rue d'Argenteuil, ou demeurait Dufriche-Yalaze, une sorte de cercle, ou ils dinaient et se concertaient. Brissoty invita Cha- bot, qui refusa de s'y rendre. « Tu as bien fait, lui dit Grangeneuve, ce sont des intrigants. Je ne connais pas Condorcet, j'ai de la 1 Bulletin du Tribunal revolutionnairt, 2 e partio. p. 118. veneration pour ses talents ; mais Itrissot a une mauvaise figure et une mauvaise reputation, et qnant a mes trois collegues de la deputation de la Gironde, je les connais pour des ambitieux et des intrigants. K Gensonne est le plus hypocrite de tons. G'etait un aristocrate qui n'a fait le patriote que pour avoir des places. II ne fut pas plus tot procureur de la Commune a Bordeaux, que, pour faire la cour au ci- devant due de Duras, il fit tout son possible pour dissoudre le club national. « Vergniaud est encore l'ami et le protecteur des aristocrates, comme il l'etait en 1789. o- lutionnaire levait les epaules en ecoutant ces paroles honteuses, et Fouquier-Tinville s'enliardissait dans la resolution de tuer d'un seul coup tout un parti, par l'idee de le trouver si menteur et si lache. Chose strange ! ces memes Girondins, tremblants en face de la mort, avaient affich^ dans les Assem- blies une bravoure poussee jusqu'a.la fanfaronnade ; on ne compterait pas les serments individuels et spontanes qu'ils firent de mourir k leur poste, et ils renouvelerent tous ensemble et avec solennite ce serment, sur la motion de Vergniaud, le 31 m*ai 4793 3 . Isnaud, le plus bruyant de tous, n'avait pas trouve que ce fiit assez de mourir sur son banc; dans 1 Bulletin du Tribunal revolv.tionnoire, n. 63, p. 249. 2 Ibid., n. 57, p. 226. 3 Monitevr du l er juin 1701. — 27 un discours prononce le 9 aout a l'Assemblee legis- tive , il s'elait eerie : « Si un decret me condamnait a mort et que personne ne voulut me conduire an supplice, j'irais moi-meme l . » Naturellement , Isnard se sauva le premier de tous, et n'eut meme pas le courage d'aller jusqu'au bout, dans la lutte. Au moment ou, le 2 juin, la Convention etait repoussee dans son enceinte par le sabre d'flanriot, et que la populace, maitresse de l'Assemblee, de- mandaitrarreslation des Girondins, Barrere proposa comme moyen terme, au nom du Comite du saint public, que les deputes proscrits sortissent volontai- rement de l'Assemblee par une demission. Quatre d'entre eux saisirent avec empressement ce moyen de salut, et le premier qui parla, ce fut Isnard. Les trois autres qui suivirent son exemple furent Lan- thenas, Fauchet et Dussaulx ; et nul ne peut dire ce que seraient devenus tous ces tiers courages, si Marat, le maitre ce jour-ld, n'avait blame liautement la proposition du Comite de salut public et arrete les demissions en disant : « qu'// fallait etre pur pour offrir des sacrifices a la patrie 2 . » Proscrit et mis hors la loi, Isnard se sauva prudemment, et ne re- parut qu'apres le 9 thermidor. Plusieurs des Girondins mis en arrestation chez l Moniteur du 11 aout 1792. - II faut lire la seance du 2 juin 1793 dans Prudhomnie, Revo- lutions de Paris,t. XVI, p. 473 et suiv. — 28 — • eux par un d^cret du 2 juin ne cm rent pas a un danger imminent et se laisserent arreter sans cher- cher a fuir. Vergniaud fut de ce nombre, et il se mit volontairement sous la garde de son gendarme. Ber- goeing et Barbaroux s'echapperent, apres leur ar- restation 1 ; le plus grand nombre n'attendit pas le dernier moment et prit la fuite. Parmi ceux qui se disperserent dans les departements etaient : Louvet, Petion, Barbaroux, Salles, Buzot, Cussy, Lesage, Giroust, Median, Languinais, Guadet, Ya- lady, Lariviere, Duchatel, Kervelegan, Mollevault, Gorsas 2 , Lidon, Rabaut-Saint-Etienne, Brissot, Ghambon, Grangeneuve, Vige"e et Ducos 3 . Tant de decousu, de mobilite et d 1 antipathies reciproques est incompatible avec l'idee d'un parti politique. Les Girondins ne meritaient pas ce nom , et deux causes seules ont pu le leur faire attribuer : la juste horrcur attachee a la memoire des Mon- tagnards qui les immolerent, et la tournure roma- nesque donnee de nos jours au recit de leurs mal- heurs. i Prudhoinme, Revolutions deParis, t. XVI, p. 560. 2 Louvet, Memoires, p. 66-67. 3 Prudhonime, Revolutions de Paris, t. XVI, p. 560. LIVRE DEUXIEME FABLE DU DERNIER BANQUET DES GIRONDINS. Sommaire. — Inscriptions de la prison des Carmes attributes aux Girondins. — lis ne sont jamais entres dans cette prison. — Fondement de la legende du dernier banquet. — Imaginee par M. Thiers, elle est amplifiee par M. Ch. Nodier.— Ddtails don- nes par M. de Lamartine. — Toutes ces circonstances sont eontrouvees. — Preuves qui etablissent que le banquet n'a jamais eu lieu. - Sillery et Lasource, que M. de Lamartine fait parler, n'etaient pas a la Conciergerie.— Temoignage de Riouffe. 1 L'un des plus graves et des plus justes reproches qu'aura merites la litterature de notre temps, ce sera d'avoir manque & la dignite de l'histoire, en melant a ses recits, de propos delibere, des fables ridicules, dans le seul but de plaire aux partis, ou d'ajouter, par des inventions romanesques, a l'agrement et au succes d'un ouvrage. Si de tels ecarts etaient toleres dans le recit des evenements contemporains, qui sont toujours d'un facile controle , quelle pouirait etre l'autorite generate de la tradition, appliquee aux faits deja lointains par le temps et par l'espace? Deux legendes , toutes deux egalement gratuites , 3. — 30 - ont ete imagines, ornees et repandues, en vue de poetiser et de glorifier les Girondins. L'une est le recit de leur sejour dans la prison des Carmes ; l'autre est le recit de leur dernier banquet, apres leur condamnation. Les anciennes prisons de Paris s'etant trouvees insuffisantes, lorsque les prisonniers destines au sup- plice s'eleverent a une moyenne apeu pres constante de cinq mille, il fallut y suppleer a l'aide d'anciens h6tels d'emigres ou d'anciennes maisonsreligieuses. Du nombre de ces dernieres se trouva la prison des Carmes de la rue de Vaugirard, portant aujourd'bui le n° 70. On montre encore, dans les combles de cette maison, une cbambrette dont une tradition comple- tement erronee fait la prison des Girondins. Les murs sont couverts descriptions latines, franchises et allemandes , exprimant en general des pensees tristes ou exaltees. M. de Lamartine ne s'est pas borne a consacrer la fausse tradition relative au sejour des Girondins dans cette cbambrette ; il a pris sur lui de faire, entre eux, le partage des inscriptions, en attribuant sans doute a cbacun d'eux celle qui semblait se rapporter le plus directement a son caractere. « Quand leur proces fut decide, dit-il, on resserra encore leur captivite. On les enferma pour quelques jours dans l'lmmense maison des Carmes de la rue de Vaugirard, monastere converti en prison et rendu — 31 — sinistre par les souvenirs et par les traces du sang* des massacres de septembre. Les etages inferieurs de cette prison, deja remplis de detenus, ne laissaient aux Girondins qu'un etroit espace sous les toils de Tancien couvent, compose d'un corridor obscur et de trois cellules basses , ouvrant les unes sur les autres et semblables aux plombs de Yenise. Un escalier derobe dans un angle du ba.tim.ent montait de la cour dans ses combles. On avait pratique sur ces escaliers plusieurs guichets. Une seule porte massive et fermee donnait acces dans ces cachots. Fermee depuis 1793, cette porte qui s'est rouverte pour nous, nous a exhume ces cellules et rendu l'image et les pensees des captifs aussi intactes que le jour ou ils les quitterent pour marcher a. la mort. Aucun pas, aucune main, aucune insulte du temps n'y a. efface leurs vestiges. Les traces ecrites des proscrits de tous les autres partis de la repu- blique s'y trouvent confondues avec celles des Girondins. Les noms des amis et des ennemis, des bourreaux et des victimes y sont accoles sur le meme pan de mur. « ...Les murailles et le plafond de ces chambres, recouverts d'un ciment grossier, offraient aux dete- nus, au lieu du papier dont on venait de les priver depuis leur translation , des pages lapidaires sur lesquelles ils pouvaient graver leurs dernieres pen- sees a, la pointe de leurs couteaux ou les ecrire avec 32 le pinceau. Ces perisees, generalement exprimeesen maximes breves et proverbiales ou en vers latins , langue immortelle, couvrent encore aujourd'hui ce ciment, et font de ces murailles le dernier en- tretien et la supreme confidence des Girondins. Presque toutes ecrites avec du sang, elles en con- servent encore la couleur... Aucune n'atteste un regret ou une faiblesse... Presque toutes sont un hymne k la Constance, un defi a la mort, un appel k l'immortalite. Quelques noms de leurs persecu- teurs s'y trouvent meles aux noms des Girondins. « Ici on lit : « Quand il n'a pu sauver la liberie de Home, « ("aton est libre encore et sait mourir en homme. » « Ail leurs : « Justum el tenacem propositi virum « Non civium ardor prava jubentium, « Non vultus instantis tyrdnni « Mente quatit solida. » « Plus haut : « Cut virtus non deest « Ille « Nunquam omnino miser. » « Plus bas : « La vraie liberte est celle de Tame. » — 33 - « A c6te, une inscription religieuse ou Ton croit reconnaitre la main de Fauchet : « Souvenez-vous que vous etes appeles non pour causer et pour etre oisifs, mais pour souffrir ct pour travailler. » {Imitation de J.-C.) « Sur un autre pan de mur, un souvenir a un nom eheri, qu'on ne veut pas reveler meme a la mort : « Je incurs pour » « Sur la poutre : « Dignum certe Deo spectaculum , virum colluctantem cum calamitate. » « Au-dessus : « Quels solides appuis dans le malheur supreme! ct J'ai pour moi ma vertu, Requite, Dieu lui-m^me. » « Au-dessous : « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mun coeur. » « En grosses lettres, avec du sang, de la main de Yergniaud : « Potius mori quam foedari '. » i De Lamartine, les Girondins, t. VII, 1. 47. p. 13, 14, 15. 16, 17. - 34 - II Rien assurement de plus precis et an fond de plus digne d'interet que ces details ; mais l'histoire ne peut pas, corame le roman, se contenter d'interet et de formes, elle exige encore l'exacte verite. Or, la verite est que les Girondins n'ont pas trace line seule de ces inscriptions, par la raison qu'ils ne furent jamais enfermes dans la prison des Garmes. Nous n'argumenterons pour etablir ce fait, ni de ce que la chamhrette dont il s'agit ne saurait conte- nir les lits de cinq ou six personnes, ni de ce que le nom d'aucun Girondin n'est ecrit sur les murs, ni de ce que rien au monde ne saurait faire attribuer a Vergniaud ou k Fauchet telle ou telle inscription, ni de ce que les neuf dixiemes de ces inscriptions sont evidemment de la meme ecriture. Nous mon- trerons que les Girondins ne furent jamais enfermes a. la prison des Garmes, en tracant, a l'aide de docu- ments authentiques, leur marche dans les prisons de Paris, depuis leur arrestation jusqu'a leur mort. C'est done apres avoir fait, avec le soin le plus scrupuleux, I'examen et le depouillement des re- gistres d'ecrou des prisons de Paris, en 1793, que nous opposons a ia legende consacree par M. de — 35 — Lamartine, le tableau exact du sejour des Girondins dans les prisons. Brissot, arrete A Moulins, fut ecroue k l'Abbaye le 23 juin et transfere a la Conciergerie le 6 octobre, en vertu d'un jugement du 4. Vergniaud, arrete a Paris, fut ecroue au Luxem- bourg le 26 juillet, transfere a la Grande-Force le 31 , et transfere enfin k la Conciergerie le 6 octobre. Gensonne, arrete a Paris, fut Ecroue au Luxem- bourg le 26 juillet, transfere k l'Abbaye le 31, et transfere enfin a la Conciergerie le 6 octobre. Lauze-Duperret , arrete a Paris , fut Ecroue" a l'Abbaye le 1-4 juillet et transfere a la Conciergerie le 6 octobre. Carra, arrete a Paris, fut ecroue a l'Abbaye le 2 aoiit, et transfere a la Conciergerie le 6 octobre. Gardien, arrete a Paris, fut Ecroue au Luxem- bourg le 26 juillet, transfere k l'Abbaye le 31, et transfere enfin a la Conciergerie le 6 octobre, en vertu d'un jugement du 4. Dufriche-Valaze , arrete k Paris, fut ecroue au Luxembourg le 26 juillet, transfere" a la Grande- Force le 31 et transfere" enfin a la Conciergerie le 6 octobre. Duprat, arrete a Paris, fut ecroue au Luxembourg le 30 juillet, et transfere a la Conciergerie le 6 oc- tobre. Bruslard-Sillery, nrrM* 4 a Paris , fut Ecroue a — 36 — l'Abbaye le 3 aout et transfer au Luxembourg le 17. S'etant trouve malade le G octobre , il ne fut point transfere a la Conciergerie. II etait con- duit, durant le proces, dn Luxembourg au tribunal revolutionnaire, et c'est du Luxembourg qu'il fut directement conduit k l'echafaud, ainsi que le con- state, en marge de l'ecrou, l'huissier qui le livra a l'executeur. Fauchet, arrete a Paris, fut ecroue a l'Abbaye le 14 juillet et transfere a la Conciergerie le 6 octobre. Ducos, arrete a Paris, fut ecroue directement a la Conciergerie le 6 octobre, sur un mandat delivr£ par la mairie. Boyer-Fonfrede, arrete a Paris, fut ecroue" direc- tement a la Conciergerie le 6 octobre. Lasource, arrete k Paris, fut ecroue au Luxem- bourg le 19 aout. II resta comme Sillery et pour la meme cause au Luxembourg, et fut conduit de cette prison a l'echafaud, ainsi que le constate la declara- tion ecrite en marge de l'ecrou, par l'huissier qui donna decharge de sa personne au concierge. Lesterpt-Beauvais, arrete a Paris, fut ecroue a l'Abbaye le 12 octobre, et transfere k la Conciergerie le22. Duchatel, arrete a Bordeaux le A octobre, fut con- duit a Paris, et ecroue a la Conciergerie le 16 no- vembre. Mainvielle, arrets a Paris, fut ecroue" au Luxem- — 37 — bourg le 30 juillet, et transfere" a la Conciergerie le octobre. Lacaze, arrets a Paris, fut ecroue directement a la Conciergerie, le 6 octobre, suv un mandat delivre par la mairie. Lehardy, arrete & Paris, fut ecroue au Luxem- bourg le 26 juillet, et transfere a. la Conciergerie le 6 octobre. Boileau, arrete k Paris, fut ecroue directement a la Conciergerie le 6 octobre, en vertu d'un jugement du A. Antiboul, arrete a Paris, fut ecroue a la Grande- Force le 30 septembre, et transfere a la Conciergerie le 6 octobre. Vigee, arrete a Paris, fut ecroue directement a la Conciergerie le 6 octobre, en vertu d'un jugement du 4, sur un mandat delivre par la mairie K On aura remarque que le transferement general des Girondins fut opere le 6 octobre, a la Concier- gerie, qui etait une maison de justice. II avait ete" ordonne par un jugement rendu le 4, qui renvoyait les accuses devant le tribunal revolutionnaire. On voit par ces faits et par ces actes, fidelement 1 C'est un plaisir autant qu'un devoir pour nous de feliciter publiquement M. Labat, archivis(e de la Prefecture de police, de l'ordre qu'il a su mettre dans l'admirable depdt qui lui est confie, et de le remercier de la bienveillance eclairee et in- epuisable avec laquelle il a bien voulu nous guider dans nos rpclierclies. _j L 01 4 41 — 38 — extraits des registres d'^crou et du depot des man- dats d'arret, que les Girondins furent enfermes dans les quatre prisons du Luxembourg, de l'Abbaye, de la Grande-Force et de la Conciergerie. Du reste, pas un de ces ecrous ou transferements ne signale leur passage a la prison des Carmes, et le registre meme de cette prison est muet a leur egard. II faut done restituer a leurs vrais auteurs les in- scriptions de la mansarde de la rue cle Yaugirard ; et le plus grand nombre d'entre elles revient au ci- toyen Destournelle, delivre" apres le 9 thermidor, et qui d'ailleurs a pris la peine de les signer de son nom. II est regrettable et etrange qu'un historien, apres avoir accepte, sans contr6le, une fable aussi evi- dente que le sejour des Girondins dans une prison ou il est certain qu'ils ne sont jamais entres, ait pris sur lui de l'amplifier par des details romanesques ; mais il est bien plus facbeux encore qu'il ait imagine a plaisir un grand et solennel banquet, et qu'apres y avoir place les convives avec une precision affec- tee, il leur ait prete des sentiments qu'ils n'ont pas eus, et des discours qu'ils n'ont pas tenus. N'est-ce pas avoir sciemment trompe l'opinion sur le carac- tere d'hommes qui ont joue un role plus ou moins important dans notre pays, mais auxquels l'histoire ne doit, comme a tout le monde, que Texacte verite? Tl n'est pas d'ailleurs sans interet de rappeler par quelle accumulation d'inventions successives s'est - 39 - i'ot'inee la legende relative au dernier banquet des Girondins. Ill M. Thiers est le premier qui ait parle d'un ban- quet solennel que les Girondins auraient fait apr^s leur condamnation, et des discours qu'ils y auraient tenus. « Les Girondins, dit-il, firenten commun un der- nier repas, ou ils furent tour a tour gais, serieux, eloquents. Brissot, Gensonne, etaient graves et refle- chis ; Vergniaud parla de la liberte expirante avec les plus nobles regrets, et de la destinee humaine avec une eloquence entrainante. Ducos repeta des vers qu'il avait faits en prison, et tous ensemble ehanterent des hymnes a la France et a la liberte '.» Ainsi voila un recit precis et circonstancie ; les Girondins parlent, discutent, s'exaltent; et le lec- teur est informe avec exactitude de la nature des sentiments des principaux d'entre eux. Malheureuse- ment, l'historien echappe a tout contr6le, car il evite d'indiquer les sources ou il a puise ces details. M. Charles Nodier, homme d'imagination et d'es- prit, d qui cette poetique donnee des Girondins dis- 1 Thiers, Histoire dc laR&volution f'rangaise, 4 e edit., t. V, p. 460. — 40 - cntant avec eloquence, nn peu avant leur mort, ne pouvait manquer de sourire, s'empara cle la scene de M. Thiers, et en fit la base d'un dialogue philo- sopbique a la maniere de Platon, intitule : le Der- nier Banquet des Girondins. Afin que le lecteur vlt bien qu'il y avait un fait reel sous le recit imaginaire, M. Charles Nodier mit a son livre le passage de M. Thiers pour epigraphe, et, prenant sur lui de d^velopper les sentiments que M. Thiers s'etait borne a indiquer, il fit parler les Girondins de la maniere suivante : « Qui nous empecherait plus longtemps, s'ecria enfin Mainvielle, de prendre place a un repas delec- table, a un repas digne, s'il en fut jamais, des vo- luptueuses soirees d'Herault de Seychelles, de Qui- nette et de Danton, avec la brune Gabrielle et Illyrina l'evaporee ? « — J'y reconnais les soins de Bailleul, ajouta Du- cos, et je conviens qu'il a preside en conscience k l'ordonnance du festin. II manque seul au nombre de nos convives ordinaires, et c'est la premiere Ibis que notre amitie trouve k se consoler de son absence. Nous lui voterons des remerciments, le verre a la main. « — Cela vaudra mieux pour lui , reprit Main- vielle, que le baiser fraternel dans le panier de Samson . « Et Mainvielle rit. — 4J — a La seance est ouverte, dit Vergniaud. ,le vous convoque an repas libre des anciens chretiens. Lais- sons rngir jusqu'a demain les tigres qui nous atten- dent 1 . » La donnee primitive dn banquet des Girondins, telle que M. Thiers l'avait exprimee, s'est, comme on voit, fort accrue. D'abord, le recit simple a pris la forme du dialogue; ensuite, nous voyons poindre Bailleul, qui aurait ete Tordonnateur de ce festin. Quel etait ce Bailleul? ou etait-il? pourquoi man- quait-il a un banquet du a ses soins? — Charles No- dier ne le dit pas dans l'expose du banquet; mais il le dit ailleurs, dans les termes que voici : « Bailleul, avocat, depute de la Seine-Inferieure, alors age de trente et un ans. II avait ete le compa- gnon de captivite des Girondins, apres son arresta- tion a Provins ; et sa conduite energique et pure a la Convention nationale lui meritait bien cette distinc- tion. On se con ten ta cependant de le colloquer parmi les soixante-treize dont il partagea la rigou- reuse destinee, jusqu'a leur rappel solennel et expia- toire dans le sein de l'Assemblee. « Selon la tradition des vieux amis des Girondins, ils etaient convenus entre eux que les absous pour- voiraient au festin funebre des condamnes; et 1 Charles Nodier, CEuvres completes, t. VII; h Dernier Banquet des Girondins, p. 39 et 40. 4. — i2 M. Bailleul, seul echappe a la mort, n'oublia pas, dii-on, cet engagement. « Je ne pouvais pas me dispenser de faire allusion a une anecdote si glorieuse pour lui, et qu'il n'ap- partient qu'a lui de dementir. M. Bailleul est encore vivant 1 . » II ne manque plus rien maintenant aux elements essentiels de la legende. D'abord, nous savons que les Girondins se sont assis a un dernier et solennel repas ; ensuite, nous connaissons les matieres diverse- ment elevees qu'ils y traiterent, dans des discours eloquents dont les auteurs sont nommes; enfin, M. Charles Nodier, reparant un oubli de M. Thiers, et voulant donner a son recit une garantie d'exac- titude, nous apprend l'origine, la cause et l'ordon- nateur du banquet. IV C'est Bailleul, Fun des soixante-treize deputes bannis apres la revolution du 31 mai, d'abord pri- sonnier comme les Girondins, ensuite echappe a la prison et a la mort, qui fit servir ce memorable festin a ses amis condamnes. Bailleul, dont le temoi- gnage etait invoque, et qui dut lire ces lignes, est l Charles Nodier, Cfucres completes, t. XI; Nates historiques, p. 182 et 183, — 43 — mort sans avoir dementi sa glorieuse participation & cet evenement memorable ; et des lors, la conscience du public a pu raisonnablement se croire k Fabri de tout repi'oche de credulite. II semble done que le dernier banquet des Giron- dins aurait du s'arreter la dans ses developpements; mais, en imagination surtout, le detail appelle le de- tail, comme l'abime appelle l'abime; et comme le recit etait a la rigueur susceptible de supporter en- core quelques festons et quelques astragales, voici la derniere forme qu'il a recue : « Le depute Bailleul, dit M. de Lamartine, leur collegue de l'Assemblee, leur complice d'opinion, proscrit comme eux, mais eehappe & la proscription, et cache dans Paris, leur avait promis de leur faire apporter du dehors, le jour de leur jugement, un dernier repas, triomphal ou funebre, selon l'arret, en rejouissance de leur liberte, ou en commemora- tion de leur mort, Bailleul, quoique invisible, avait tenu sa promesse, par l'intermediaire d'un ami. « Le souper funeraire etait dresse dans le cachot Lesmets recherches, les vins rares, les fleurs cheres, les flambeaux nombreux couvraientla table de chene des prisons. Luxe de Tadieu supreme, prodigalite des mourants, qui n'ont rien a epargner pour le jour suivant. « Les condamnes s'assirent k ce dernier banquet, d'abord pour restaurer en silence leurs forces epui- — t I — sees ; puis ils y resterent pour attendre avec patience et avec distraction le jour ; ce n'etait pas la peine de dormir. « Un pretre, jeune alors, destine a leur survivre plus d'un demi-siecle, l'abbe Lambert, ami de Bris- sot et d'autres Girondins, introduit a la Concierge- rie pour consoler les mourants ou pour les benir, attendait dans le corridor la fin du souper. Les portes etaient ouvertes. II assistait de la a cette scene et notait dans son ame les gestes, les soupirs et les paroles des convives. C'est de lui que la posterite tient la plus grande partie de ces details, veridiques comme la conscience et fideles comme la memoire d'un dernier ami. « Le repas fut prolonge jusqu'au premier crepus- cule du jour. Vergniaud, place au milieu de la table, la presidait avec la meme dignite calme qu'il avait gardee la nuit du 10 aout en presidant la Conven- tion '. Vergniaud etait de tons celui qui avait a 1 C'est assurement par une distraction, excusable en raison de son enormite meme, que M. de Lamartine a fait presider la Convention par Vergniaud, pendant la nuit du 10 aout. M. de Lamartine sait, sans nul doute, que le 10 aout 1792 la Conven- tion n'existait pas encore. Mais Vergniaud n'a rien preside - la nuit du 10 aout, pas meme VAssemblee legislative. C'est M. de Pastoret qui prit le fauteuil , a la reunion des deputes, vers minuit, en l'absence du presi- dent, qui etait M. Merlet, depute de Maine-et-Loire. M. Merlet cedaensuitele fauteuil a M.Tardiveau, depute d'llle-et-Vilaine: et M. Tardiveau ne le ceda a Vergniaud qu'a sept hemes. Ver- .miiaud ne presida qu'une heure environ, et il ceda le fauteuil a — 45 regretter le mains en quittant la vie, ear il avail accompli sa gloire et ne laissait ni pere, ni mere, ni epouse, ni enfanls derriere lui. Les autres se pla- cerent par groupes, rapproches par le hasard ou par l'affection. Brissot seul etait a un bout de la table, mangeant peu et ne pailant pas, « Rien n'indiqua pendant longtentps , dans les physionomies et dans les propos, que ce repas fut le prelude d'un supplice. On eut dit une rencontre fortuite de voyageurs dans une hotellerie sur la route, se htltant de saisir a table les delices fugitives d'un repas que le depart va interrompre. « lis mangerent et burent avec appetit, mais so- brement. On entendait de la porte le bruit du service et le tintement des verres , entrecoupes de peu de conversation : silence de convives qui satisfont la premiere faim. Quant on eut emporte les mets et laisse seulement sur la table les fruits, les flacons et les fleurs, l'entretien devint tour a tour anime, bruyant et grave comme l'entretien d'hommes insou- ciants dont la ehaleur du vin delie la langue et les pensees. « Mainvielle, Antiboul, DucMlel, Fonfrede, Du- Guadet, pour se retirer au sein de la commission extraordi- naire. Dans la nuit du 10 aoiit, l'Assemblee fut presidee par M. Mer- let et par M. Frangais (de Nantes). Voyez le Proces-verbal de l'Assemblee nationale, imprime par son ordre, t. II, p. 481, 4S4 ; t. XII, p. 1, 12G. — 16 - cos, toute cette jeunesse l qui ne pouvait se croire assez vieillie en une beure pour mourir demain, s'evapora en paroles legeres et en saillies joyeuses. Ces paroles contrastaient avec la mort si voisine, profanaient la saintete cle la derniere heure et gla- eaient de froid le faux sourire que ces jeunes gens s'efforcaient de repandre autour d'eux. Cette affec- tation de gaiete devant Dieu et devant la derniere heure etait egalement irrespectueuse pour la vie ou pour I'immortalite. lis ne pouvaient quitter l'une ou aborder l'autre si lege.rement... « Brissot, Fauchet, Sillery, Lasource, Lehardy, Garra, essayaient quelquefois de repondre a ces pro- vocations bruyantes d'une gaiete feinte et d'une fausse indifference... Yergniaud, plus grave et plus reellement intrepide dans sa gravite, regardait Du- cos et Fonfrede avec un sourire ou rindidgence se melait a la compassion. a ...L'entretien prit vers la matin un tour plus serieux et un accent plus solennel. Brissot parla en propbete des malbeurs de la republique... « Yergniaud fit un petit discours. Ducos demanda : Que ferons-nous demain a pareille heure ? Cba- cun repondit, selon sa nature : Nous dormirons apres la journee. Fonfrede, Gensonne, Carra, Faucbet, 1 Antiboul, cancien procureur a .Saiiil-Tropez, avail quarante an 8. — '.7 - Brissot tinrent des discours. Vergniaud resuma le d^bat. « Le jour descendant de la lucarne ' dans le grand cachot commcncait k faire palir les bougies... lis se leverent de table, se separerent pour rentrer dans leurs chambres et se jeterent presque tous sur leurs matelas. Les uns se parlaient a voix basse, les autres etouffaient des sanglots , quelques-uns dormaient. A huil heures, on les laissa se repandre dans les corridors 2 . » II serait impossible de rien aj outer a ce recit en fait de details. Bailleul, qui est toujours l'ordonnateur du festin, n'est pas seulement sorti de prison. II est cache dans Paris, d'ou il nargue, pour tenir la parole qu'il avait don nee aux Girondins, la police de Pache et la guillotine. Nous connaissons la place occupee a table par les convives, nous voyons leurs attitudes, nous enten- dons le choc de leurs verres , nous ne perdons pas un mot de leurs discours. Rien ne nous echappe, pas meme leurs sourires ou leurs sanglots. Nous savons, ce que M. Thiers et M. Charles No- dier n'avaient pas dit, que Bailleul avait envoye du 1 Nous expliquerons plus loin comment ce grand cachot etait la chapelle actuelle de laConciergerie,ou les prisonniers assis- tent, le dimanche, a l'office divin. II n'j avait pas'une lucarne, mais deux grandes baies vitr^es, qui y sont encore. 2 Dp Lamartine, les Girondins, t. VIT, p. 47 a 54. — 48 - fond de sa myste>ieuse retraite des vins rares, des fleiirs chores, des bougies nombreuses. Enfin, un nouveau personnage est introduit dans le drame, c'est l'abbe Lambert, qui voit et qui en- tend toutes ces choses, et qui est leur caution aupres de la posterity. N'avions-nous pas raison de le dire ? il serait impossible de rien ajouter a ce recit, rien ; — si ce n'est la verite. Helas ! oui, ce banquet, ce Bailleul cache dans Paris, ces vins, ces fleurs, ces bougies, ces discours et jusqu'tt cet abbe Lambert, tout cela n'est pure- ment et simplement qu'une fable. Enfin , il n'y a pas eu de dernier banquet des Girondins , et Lasource et Sillery , quoiqu'ils y aient el6 fort eloquents, n'etaient meme pas a la Conciergerie. V D'abord, le pivot sur lequel roule toute cette his- toire, c'est la promesse faite par Bailleul d'envoyer aux Girondins, absous ou condamnes, un dernier repas, triomphal ou funehre ; promesse que Bail- leul, echappe a Ja proscription et cache dans Paris. aurait religieusement tenue par I' intermedia ire d'un ami. - i9 — Voila, sauf les vins raves, les /leurs cheres et les bougies nombreuses, sur lesquelles nous reviendrons, le fond meme de Fhistoire du Dernier Banquet des Girondins. Or, cette donnee fondamentale du recit sur laquelle tout repose est une premiere fable, car Bailleul, au lieu d'etre sorti de prison et de se tenir cache dans Paris, etait, comme les Girondins, et en meme temps qu'eux, prisonnier a la Conciergerie, d'ou il ne sortit que cinq mois apres la mort des Girondins. En effet, Bailleul, arrete a Provins, fut ecroue k la Conciergerie le 9 octobre 1793, trois jours apres les Girondins. Voici le texte de son ecrou : « Dudit jour, neuf octobre 1793, 2 e de la R6pu- blique francaise, une et indivisible. « Le citoyen Jacques-Charles Bailleul, ex-depute a la Convention nationale, a ete, k la requete de l'ac- cusateur public du tribunal revolutionnaire, en vertu d'un mandat d'arret decerne aujourd'hui, comme pr^venu de conspiration contre 1'unite et l'indivisi- bilit£ de la R^publique, et liaisons criminelles avec les ennemis de la Republique, traduit au tribunal, et envoye ^tla maison de ceans, par arrete du Comite de surete generale et de surveillance de la Conven- tion, a ete ecroue en la maison de ceans, pour y Tes- ter comme en maison d'arret, jusqu'a ce qu'il en ait ete autrement ordonne, parmoi, huissiersoussigne; — :>o - et lui ai, en parlant a sa personne, laisse" copie tant dudit mandatque du present. « Sic/ne : Fa vernier *.» Le registre d'ecrou de la Conciergerie ne porte pas en marge, comme il le devrait, la mention de la sortie de Bailleul; mais nous avons cherche dans les registres des autres prisons de Paris, et nous avons trouve qu'il avait ete transfere de la Conciergerie au Luxembourg, le 3 ventose an 11—21 fevrier 1794. — Yoici encore le texte de l'ecrou : « 3 ventose. « Le nomme Bailleul, membre de la Convention nationale, a ete recu dans cette maison, en execution de l'arrete' dii Comite de surete generate, sur mandat de Tadministration de police. « Signe : Cordas et Masse. » En marge de cet ecrou est ecrite la mention sui- vante ; — «21 thermidor, mis en liberte 2 . » Ainsi, Bailleul, entre a la Conciergerie le 9 oc- tobre 1793, n'en partit, le 21 fevrier suivant, que pour entrer a la prison du Luxembourg, d'ou il ne * Registre d'ecrou de la Conciergerie, T. R. (tribunal revolu- tionuaire), du 8 novembre 1792 au 13 prairial an II; feuillet 33. (Archives de la Prefecture de police.) - Registre d'ecrou de la prison du Luxembourg, du 26 juillet 1703 an 30 mai 1704, p. 121. (Archives de la Prefecture de police, - 51 — sortit que onze jours apres la mort de Robespierre, le 8 aoiit 1794, et dix mois apres la mort des Girondins. On le voit, ces deux ecrous demolissent de fond en comble toute la legende du dernier banquet des Girondins. Bailleul, sorti de prison, Bailleul echappe a la mort, Bailleul cache dans Paris, Bailleul tenant, au peril de sa liberie et de sa vie, la promesse faite aux Girondins; enfin le Bailleul de la tradition, le Bail- leul de Charles Nodier, de l'abbe Lambert et de M. de Lamartine, a disparu ; et, a sa place, nous avons un Bailleul vulgaire, impuissant, ecroue a la Conciergerie, d'ou il ne sort, cinq mois apres la mort des Girondins, que pour aller passer six autres mois a la prison du Luxembourg. Que si, par aventure, on voulait imaginer, en un tel desarroi, une nouvelle tradition sur le banquet, et dire que si Bailleul libre n'a pas ordonne le festin du dehors, Bailleul captif a pu l'envoyer chercher de son cachot, il convient d'observer que cette sup- position est impossible a admetlre. En el'fet, nul, pas meme les Girondins, n'avait pu prevoir le jour et l'heure de la condamnation. Elle fut precipitee, a Faudience du 9 brumaire — 30 oc- tobre— en vertu d'un decret de la Convention rendu le matin meme ; et, au moment ou 1'arret fut rendu, les plaidoiries n'avaient pas encore commence. DZ > BailleuJ, prisonnier lui-meme, ne put done ap- prendre la condamnation de ses collogues qu'a onze heures et demie du soir, et de la bouche des Giron- dins, descendus du tribunal revolutionnaire ; par consequent, il ne put pas avoir tenu pret a leur arri- vee un banquet de vingt personnes au moins ; a sup- poser qu'un tel banquet avec des vins rares, des fleurs cheres et des bougies nombreuses, fut possible, meme en plein jour, pour un prisonnier de la Con- ciergerie, attendant sa mise en jugement, dans une ville livree a la terreur et a la famine. Ainsi, la base fondamentale du banquet est rui- nee, et le banquet avec elle. En bonne logique, la discussion pourrait s'arreter la ; mais nous allons montrer que, fabuleux dans sa donnee principale, le banquet est encore fabuleux dans ses details; car Sillery et Lasource, qui repondent aux provoca- tions bruyantes, a la gaiete feinte et a la faasse in- difference de Mainvielle, d'Antiboul, de Ducos, de Fonfrede et de Duchatel, n'etaient pas a la Goncier- gerie, mais au Luxembourg. VI Nous 1'avons dit en tracant le tableau du sejour des Girondins dans les prisons de Paris, seuls, Sil- lery et Lasource ne purent pas, en raison de leur etat — 53 — de maladie, etre transferes a la Conciergerie, le 6 octobre, avec leurs compagnons ; ils resterent l'un et l'autre au Luxembourg. Yoici d'abord l'entree de Sillery dans cette prison : « Du 17 aout 1793, 2 e de la Republique. « Le citoyen Sillery, depute, a ete transfere des prisons de l'Abbaye en celle du Luxembourg pour y etre tenu en arrestation, tel qu'il etait a l'Abbaye, par ordre du Comite de surete generale, pour surete generale de police, et ordre de lui laisser voir toutes les personnes qui le demanderaient, n'etant point au secret. L'ordre du transferement, envoye le 1 1 du present, n'a pu etre mis en execution, attendu que le malade n'etait point en etat de soutenir le transferement. « Signe : Delavaquerie, « Greffier concierge '. » Voici ensuite l'entree et l'ecrou de Lasource : « Du 19 aout 1793, 2 e de la Republique. a Le citoyen Lasource, depute a la Convention nationale, a ete ecroue" en prison d'arret, en vertu d'un decret de la Convention nationale du 24 juin 1 Registre d'ecrou du Luxembourg, du 26 juillet 1793 au 30 mai 1794, p. 3. (Archives de la Prefecture de police.) 5. — :A - 1793, et transfere par ordre de l'administration de police, par le citoyen Deffaut, officier de paix. « Signe ; Froidure et Jobert l . » Combien de temps Sillery et Lasource resterent- ils au Luxembourg? II n'est pas douteux que Sillery et Lasource resterent au Luxembourg jusqu'au 10 brumaire, — 31 octobre, — jour de leur execution. Premierement, voici la preuve que Sillery ne fut pas transfere a la Conciergerie pendant le proces : c'est son ecrou regulier sur le registre du Luxem- bourg, a la date du 7 octobre : « Le citoyen Sillery, prevenu de conspiration contre l'unite et l'indivisibilite de la Republique, a ete ecroue et recommande proviso irement sur le present registre, a la requete du citoyen accusateur public du tribunal revolutionnaire, lequel fait elec- tion de domicile en son parquet, sis audit tribunal au Palais, en vertu d'un jugement dudit tribunal, en date du 4 du present mois, dument en forme, pour par ledit Sillery rester en cette ?naison, comme en maison de justice, jusqu'd ce qu'il en ait ete au- trement ordonne par ledit tribunal. Le present ecrou fait, attendu I'e'tat de maladie ou se trouve ledit ci- toyen Sillery, qui ne lid permet pas d'etre transfere 1 Registre J'ecrou du Luxembourg, du 20 juillet 17U3 au '60 roai 1794, p. -2. Archives dc la Prefecture de police.) - 55 — a la Conciergerie, ainsi que le porte ledit jugement, et avons laisse ledit citoyen Sillery a la garde du citoyen Benoist, concierge de ladite maison, pour le representer quand il en sera requis comme depo- sitaire judiciaire; et avons audit Sillery, en parlant a sa personne, trouvee dans une chambre de ladite maison donnant sur le jardin, ou nous avons ete in- troduit par ledit citoyen Benoist, laisse copie du decret d'accusation, dudit jugement et du present. « Fait par nous, huissier dudit tribunal revolu- tionnaire, soussigne, ce sept octobre 1793, Fan 2 e de la Republique une et indivisible. cc Signe : Happier ' . » Enfin le 10 brumaire, — 31 octobre, — sur quel registre d'ecrou voit-on 1 Huissier du tribunal r6vo- lutionnaire transcrire le proces-verbal d'execution, pour servir au concierge de decharge de la personne des deux condamnes ? C'est encore sur le registre d'ecrou du Luxembourg', non ailleurs, que l'ecrou de Sillery et de Lasource est leve, ainsi que le con- state la declaration suivante, relative a Sillery, qui se trouve egalement et dans les mernes termes en marge de l'ecrou de Lasource. « Du 10 e jour du 2 e mois de l'an second de la Repu- blique une et indivisible. 1 Registre d'ecrou du Luxembourg, du 26 juillet 17 l J3 au 30 mai 1794, p. 3. [Archives de fa Prefecture de police. — 56 — « Le nomme Bruslard , ci-devant Sillery, extrait Je jour d'hier de cette maison d'arret en verta d'un mandat signe Herman , president, a ete conduit ce jourd'hui sur la place de la Revolution, en vertu d'un jugement rendu par le tribunal revolutionnaire, en date du jourd'hui, dument signe, qui le condamne a la peine de mort, a la requete du citoyen accusa- teur public dudit tribunal, ou il a subi ladite peine en notre presence. Fait par nous, huissier-audiencier dudit tribunal , soussigne, lesdits jour et an que dessus. (( Signe : Happier j . » Quant au mandat signe Herman, en date du 9 brumaire, qui extrait Sillery et Lasource, ce ne pouvait etre que l'ordre donne a la suite de la con- damnation pour extraire et non l'extraction elle- meme; car on voit, parle proces-verbal d'execution, que la decharge est donnee au concierge le 10 bru- maire, jour de l'execution , tandis qu'elle eut ete evidemment donnee le 9 , au moment meme de l'extraction , si Lasource et Sillery avaient quitte la prison ce jour-la. Ajoutons d'ailleurs que Lasource et Sillery, s'ils avaient quitte la prison du Luxembourg le 9 bru- maire, n'auraient pu etre conduits qu'a la Concier- i Registre d'ecrou du Luxembourg, du 26 juillet 1793 au 30 raai 1794, p. 3. [Archives de la Prefecture de police.) — 57 gerie, ou ils auraient ete ecroues : or, ni le re- gistre des entrees provisoires, ni le registre d'ecrou de la Conciergerie, ne portent, comme on peut aise- ment s'en convaincre, aucune trace de l'entree de Sillery et de Lasource dans cette prison. VII Ainsi, on voit clairement, par l'examen des re- gistres d'ecrou des prisons, que la base sur laquelle repose la tradition du Dernier Banquet des Giron- dins s'ecroule tout entiere. D'abord, l'invisible et le romanesque Bailleul, ordonnant un festin et y presidant du fond de son asile et de sa proscription, se reduit en realite au mal- heureux Bailleul, ecroue a la Conciergerie, accuse de conspiration, attendant l'appel de Fouquier-Tin- ville, sans relations au dehors, sans credit, sans argent, car le ge6lier etait le depositaire de toutes les valeurs des detenus. Ensuite, Sillery et Lasource, deux des orateurs dont la legende raconte les prouesses durant le ban- quet, ne sont pas sortis de la prison du Luxembourg, et, en tout cas, ne sont pas entres a la prison de la Conciergerie. Des faits authentiques et irrecusables etablissent — 58 — done d priori, comme on dit dans l'exole, que le banquet n'a pas pu avoir lieu. Nous allons montrer maintenant par des faits d'une autre nature, mais non moins authentiquCs, qu'en effet le banquet n'a pas eu lieu. Cette demon- stration nouvelle sortira du recit des derniers mo- ments des Girondins, depuis l'heure de leur condam- nation jusqu'a l'heure de leur mort. Deux autorites irrecusables vont nous fournir les elements de ce recit : d'un c6te, le Bulletin du Tri- bunal revolutionnaire , et de l'autre Riouffe, com- pagnon et ami des Girondins, prisonnier comme eux a la Conciergerie et place dans la meme salle. Henri Rioutfe, fils d'un chirurgien de Rouen, etait un lettre fort instruit, age d'environ vingt- neuf ans et mele un peu a l'etourdie aux projets des Girondins. II quitta Paris avec les deputes fugitifs, apres le 31 mai. « G'etait, dit Louvet, un brave jeune homme, qui etait venu nous trouver a Caen \ « Arrete a Bordeaux le A octobre, il fut con- duit a Paris avec Duchatel, ecroue a la Conciergerie le 16 et mis avec des voleurs dans un cachot, d'ou il fut transfere le 27 dans la grande salle des Giron- dins. Delivre apres le 9 thermidor, il devint en i799 membre du Tribunat, et mourut le 30 novembre 1 Loiwret, Memoires, p. 66. — 59 — 1813 a Nancy, prelet de la Meurthe. Riouffe publia en 1794 les Memoir es d'un detenu pour servir <) lliistoire de la tyrannie de Robespierre, et l'on trouve dans ce curieux ouvrage, avec le temoignage de l'enthousiasme le plus exalte en faveur des Girondins, des details tres-circonstancies sur leur sejour et sur leurs derniers moments a la Goncier- gerie. Le proces des Girondins commenca au tribunal revolutionnaire, dans la salle ou siege aujourd'hui la Cour de cassation, a l'audience du 3 du second mois de Van 2 e de la Republique , comme on disait d'apres le premier calendrier republicain de Gabriel Romme, c'est-a-dire le 24 octobre 1793. 11 dura sept jours pleins. L'acte d'accusation , redige et lu par Amar, au nom du Gomite de surete generale, fut suivi de l'audition des temoins et de Finterrogatoire des prevenus. Chauvau de Lagarde etait au nombre des defenseurs officieux. A la septieme audience, le 30 octobre, en vertu d'un decret sur l'accel^ration des jugements, vote le matin meme, sur la demande d'Herman et de Fou- quier-Tinville ', Herman demanda a Antonelle, chef du jury, si la religion des jur^s n'e'tait pas suffisam- 1 Voici la lettre infame adressee a ce sujet au Comite de salut public par Herman et par Fouquier-Tinville : « La lenteur avec laquelle marchent les procedures instruites au tribunal criminel extraordinaire nous force de vous presen- ter quelques reflexions, Nous avons donne assez de preuves de — GO — ment ^clair^e. Sur la rt^ponse negative du jury, l'interrogatoire des prevenus continua. A deux heures de l'apres-midi , l'audience fut suspendue jusqu'a cinq. A sept heures, Antonelle ayant declare que la conscience du jury etait suffisamment eclairee, les jures se retirerent dans la salle de leurs delibera- tions , sans que les accuses eussent ete entendus dans leur defense. A dix heures, les jures rentrerent en seance, et porter ent, a l'unanimite, un verdict affirmatif sur tons les points et contre tous les accuses. « Les accuse?, dit le Bulletin du Tribunal revoht- tionnaire, sont ramenes a l'audience. notre zele pour n'avoir pas a, craindre d'etre accuses de negli- gence; nous sommes arretes par les formes que prescrit la loi. « Depuis cinq jours, le proces des deputes que vous avez accuses est commence, et neuf temoins seulement ont ete en- tendus. Chacun, en faisant sa deposition, veut faire l'historique de la Revolution. Les accuses repondent ensuite aux temoins, qui repliquent a leur tour. Ainsi, il s'etablit une discussion que la loquacite des prevenus rend tres-longue, et, apres ces debats particuliers, chaque accuse" ne voudrait-il pas faire une plaidoi- rie generale? Ce proces sera done interminable. « D'ailleurs, on se demande : pourquoi des temoins? La Con» vention, la France entiere accusent ceux dont le proces s'in- struit, Les preuves de leurs crimes sont evidentes. Chacun a dans son ame la conviction qu'ils sont coupables. Le tribunal ne peut rien faire par lui-meme, il est oblige de suivre la loi. C'est a la Convention a faire disparaitre toutes les formalites qui entravent sa marche. » {Moniteur du 30 octobre 1793.) — A la suite de cette lettre, la Convention decreta la loi sur l'acceleration des proces, et le tribunal extraordinaire prit, par d£cret, et sur la motion de Billaud-Varennes, le nom de Tribunal re'rolution- naire. — 61 - « Herman, president, leur iu.it lecture de la decla- ration du jury, et leur annonce qu'ils vont entendre l'accusateur public dans son r6quisitoire. » Fouquier-Tinville, ayant conclu a la peine de mort contre les accuses, termina ainsi : « Je requiers en outre que le jugement a intervenir soit, a ma requete et diligence, execute sur la place de la Re- volution. » c< Un grand mouvement, continue le Bulletin, se fait parmi les accuses. Les citoyens presents a l'au- dience conservent un calme majestueux. « Le president aux accuses. — La loi vous permet de parler, ou de vous faire d^fendre sur l'applica- tion de la loi, invoquee contre vous par l'accusateur public. « Gensonne. — Je demande la parole sur l'appli- cation de la loi . « Le mot /e me meurs se fait entendre. « Le tumulte redouble parmi les accuses. Pin- sieurs crient par ironie : Vive la Republiquel Le president ordonne aux gendarmes de faire leur de- voir, et de faire sortir les accuses. « Ceux-ci sortent, jettent des assignats au peuple, en disant : A nous, nos amis I Une indignation uni- verselle se manifeste dans l'auditoire. Le peuple foule aux pieds les assignats, les met en pieces, au milieu des cris de : Vive la Repnblique 1 ! 1 Le Bulletin du Trihunal reQailutionnaire etait pourtant, malgre 6 « Les gendarmes emmenent hors l'audienoe les accuses. Un d'eux est gisant sur l'estrade ! j t> C'etait Dufriche-Valaze,qui s'etait tue d'tin coup de couteau. « Les condamnes, ajoute le Bulletin, au moment qu'on les faisait redescendre a la Conciergerie, se permirent de chanter en chceur les quatre premiers vers de la premiere strophe de l'hymne des Marseil- lais, qu'ils croyaient pouvoir adapter a la position oil ils se trouvaient. II etait onze henres et quelques minutes du soir, le 9 brumaire, — 30 octobre 2 . » VIII Le recit du Bulletin du Tribunal revolutionnaire conduit done les Girondins condamnes jusqu'^ Fen- tree de l'escalier interieur qui menait du tribunal k la prison. C'est ici que les prend le recit de Riouffe, place dans la salle des prisonniers. D'abord, quelle etait done cette variante de la pre- miere strophe de l'hymne des Marseillais, chante*e par les Girondins que les gendarmes entrainaient, et qu'ils croyaient, dit le Bulletin, pouvoir adapter a la position ou ils se trouvaient? ce langage, un journal devout aux Girondins, car il fut, pour cela, denonce au club des Jacobins par Hubert, le 27 octobre. {Moniteur du 30 octobre 1793.) i Bulletin du Tribunal revohitionnairei 2 e partie, n. 64, p. 255. s fbid. — 63 — La \oici, telle que Riouffe l'entendit et la rap- porte. lis cbantaient : Allons, enfants de la patrie, Le jour de gjoire est arrive. Centre nous, de la tyrannic Le couteau sanglant est leve *. Cest a cela que se reduisent les hymnes d la France et a la Liberte que la legende fait chanter par les Girondins. En general, il faut bien se garder de prendre a la lettre le langage ampoule des revolutionnaires. Chanter des hymnes etait pour eux une phrase so- nore et figuree, qu'ils employaient souvent et a tout propos, sans aucune consequence pratique. Real, defenseur de Goulin, l'un des membres du comite revolutionnaire de Nantes, lui disait, dans une apostrophe de son plaidoyer : « Goulin, quand tu passeras sur les ponts de Ce, n'oublie pas d'entonner Phymne de la Reconnaissance ! » Le bon et vieux Dussaulx, le meme qui fit la mo- tion de planter des ponimes de terre dans le jardin des Tuileries, avait, dans un recit de la prise de la Bastille, fait chanter des hymnes aux Parisiens, le ii juillet 1789 : « Les citoyens, dit-il, entonnant cVun air prophetique I'hymne de la Liberte, se pro- 1 Riouffe, Memoires d'un detenu, p. 65. — 64 — me tiaient d'en consacrer la fete , se promettaient d'aller, au point du jour, saltier le soleil a son lever, et lui apprendre qu'il eclairait un peuple libre 1 . » Tout cela n'etait, comme on voit, que du galima- tias imite de Rousseau et de Diderot. 11 n'y avait aucun hymne chante, meme quand les ecrivains le disaient; k plus forte raison, quand ils ne le disent pas. Les Girondins descendirent a la Conciergerie par un escalier conduisant au tribunal revolutionnaire, qui est aujourd'hui, comme nous avons dit, la salle de la Cour de cassation, et qui etait, avant 1790, la Grand'Chambre du Parlement. Get escalier existe encore, mais condamne et encombre. C'est celui dontla porte close se voit, a droite, de l'interieur de la Conciergerie, avant d'arriver a la communication actuelle qui va de la Conciergerie a la Cour d'assises. Au bas de cet escalier, dans la Conciergerie et en face, se trouvait la porte de la chapelle, porte au- jourd'hui condamnee et masquee a 1'interieur par un confessionnal. Cette chapelle d'aujourd'hui, qui l'elait egalement avant la Revolution, servaitde prison aux Girondins. C'est une construction du xvn e siecle, spacieuse , elevee, eclairee par deux larges baies, donnant sur une cour interieure du Palais, et pouvant aisement J Dussaulx, CEvvrcs des Truis Jours, }». 363. — 65 — contenir au moins cent personnes 1 . C'est la que Rioufle avait etc place, le 27 ociobre ; c'est de la qu'il entendit le premier couplet de la Marseillaise, chante en choeur par les Girondins, en descendant du tribunal revolutionnaire; c'est la qu'il passa la nnit avec eux; — et Ton va voir, par son recit, qu'il n'y eut ni festin, ni harangues philosophiques -. « lis furent condamnes a mort, dit Riouffe, dans la nuit du 29 octobre 3 , vers onze lieures. lis le furent tous ; on avait en vain espere pour Ducos et 1 II ne faut pas confondre la chapelle de la Conciergerie avec Voratoire que Ton a erige sous la Restauration dans le cachot de Marie-Antoinette. L'oratoire n'a que quelques pieds carres , mais la chapelle est fort grande. D'ailleurs, l'oratoire est separe de la chapelle par une petite piece rectangulaire, servant de sacristie. 2 Voici qui etablit clairement que Riouffe etait dans la meme salle que les Girondins : « On me mit dans une autre partie de la Conciergerie. Je quittai l'antre du crime justement en- chaine, j'entrai dans le temple de la vertu perseeutee. Ver- gniaud, Gensonne, Brissot, Ducos, Fonfrede, Valaze, Duchatel et leurs collogues, furent les hdtes que je trouvai installe's dans ma nouvelle demeure. Depuis une annee que je l'kabite., je ne cesse d'y voir l'ombre de ces grands hommes planant sur matete, et ranimant mon courage... J'appris que c'etait aux sollicitations de Ducos que je devais d'etre sorii du cachot... L'aimable et interessant jeune homme! il m'avait vu une seule fois, dans le monde, et il me fit l'accueil dun frere. « La curiosite se reveille a ces noms fameux; mais j'ai peu de moyens de la satisfaire. J'arrivai deux jours avant leur con- damnation, el comme pour etre te'moin de leur mort. » i Riouffe, Me'moires d'un detenu, p. 58, 59.) — C'est d'ailleurs une erreur de M. de Lamartine d'avoir cru qu'independamment de la salle de la chapelle, les Girondins avaient encore des chambres. lis etaient dix-neuf dans cette chapelle, uii ils avaient leurs lits ; sans compter Bailleul, Riouffe et d'autres compagnons. 3 C'est une erreur de date. Les Girondins furent condamnes le 9 brumaire, c'est-a-dire le 30 octobre. 6. — 66 — pour Fonfrede, qui peut-etre eux-memes ne s'e- taient pas defendus de quelque esperance. « Le signal qu'ils nous avaient promts nous fat donne, ce furent des chants patriot iques, qui eclats- rent simultanement ; et toutesleurs voix se melerent pour adresser les derniers hymnes a la Liberte. lis parodiaient la chanson des Marseillais de cette sorte : Contre nous de la tyrannic Le couteau sangiant est leve, etc. « Toute cette nuit affreuse retentit de lews chants, et sils les interrompaient } c'etait pour s'en- tretenir de leur patrie, et quelquefois aussi pour une saillie de Ducos. « G'est la premiere fois qu'on a massacre en masse tant d'hommes extraordinaires. Jeunesse, beaute, genie, vertus, talents, tout ce qu'il y a d'interessant parmi les homines fut englouti d'un seul coup. Si les cannibales avaient des representants, ils ne com- mettraient pas un pareil attentat. « Nous etions tellement exaltes par leur courage, que nous ne ressentimes le coup que longtemps apres qu'il fut porte. ft Nous marchions a grands pas, l'Anie trjom- phante, de voir qu'une belle mort ne manquait pas a de si belles vies, et qu'ils I'emplissaient d'une ma- — 67 — niere digne d'eux la seule tache qu'il leur restat a remplir, celle de bien mourir. « Mais quand ce courage, emprunte du leur, se fut refroidi, alors nous senthnes quelle perte nous cenlons de faire '. Le desespoir devint notre par- tage. On se montrait en pleurant le miserable grabat que le grand Vergniaud avait quitte pour aller, les mains liees, porter sa tele sur l'echafaud. Valaze, Ducos et Fonirede etaient sans cesse devant mes yeux. Les places qu'ils occupaient devinrent l'objet d'une veneration religieuse ; et l'aristocratie meme se faisait montrer, avec empressement et respect, les lits ou avaient couclie ces grands homines \ » Certes voila bien des details, et des details precis ; — mais ou est done le banquet? IX Nous avons pris les Girondins dans la salle du tribunal revolutionnaire ; nous les avons suivis dans l'escalier qui mene a la Conciergerie ; nous avons entendu leurs chants, signe convenu avec leurs compagnons, pour leur annoncer de loin la 1 II resulte evidemment Je ce recitque, independamment des dix-neuf Girondins et de Riouffe, d'autres prisonniers etaient egalement renfermes dans lachapelle. Rien n'empeche de pen- ser que Bailleul se trouvait parmi eux. 2 Riouffe, Memoires d'un detenu, p. Qi, 65, 66. — 68 — fatale sentence; nous ne les avons pas quittes dun instant pendant leur derniere et tumultueuse nuit, et nous avons vu Vergniaud partir les mains liees pour monter sur la charretle. Qu'avons-nous trouve? Des chants, des cris, de l'agitation , de l'exaltation, quelques re tours vers la France, quelques saillies de Ducos ; — la seule chose dont nous n'ayons pas trouve la moindre trace, c'est le celebre et fantas- tique banquet. Et c'est bien simple : d'un c6te, Bail- leul, celui qui, cache dans Paris, dit-on, l'avait regie et ordonne du fond de sa retraite, etait sous les ver- rous de la Conciergerie, probablement dans la salle meme des Girondins ; de l'autre, Sillery et Lasource, deux des orateurs du banquet, n'etaient meme pas a la Conciergerie. La tradition relative au banquet des Girondins est tout a. fait moderne. Nous n'avons rien trouve qui fut anterieur au reeit de M. Thiers. Les journaux ou les memoires contemporains n'y font pas la moindre allusion. Les Revolutions de Paris, par Prudhomme, celui de tous les journaux qui clonne le plus de de- tails sur les derniers moments des Girondins, ne disent pas un mot du banquet l . Qu'on songe au beau texte qirun luxe pareil, de- ploy e au fond d'une prison, aurait donne aux decla- mations du Pere Duchene, et aux rapprochements i Revolutions de Paris, t. XVII, p. 146. 147, 148, 149, 150. qui seraient sortis de la misere alors effroyable du peuple et du raffinement des Girondins eondamnes ! D'ailleurs, on ne salt pas assez a quel point la donnee d'un tel banquet est insensee , place en un tel moment. La famine etait generate en France; elle etait affreuse a Paris. Le maximum avait ete vote en principe le 10 octobrc ' et organise le 26 2 . Le ble valait 200 francs le sac dans la Beauce 3 ; le poisson , 18 francs la livre l ; les pommes de terre a peine connues, puisqu'elles n'avaient ete importees en France qu'en 1785 5 , s'eleverent successivement jusqu'a 80 francs le boisseau 6 . Et savez-vous quelles formalites il fallait remplir afin d'avoir dans chaque famille strictement de quoi ne pas mourir de faim ? Les voici officiellement reglees par un arrete du Conseil general de la Commune, en date du 8 bru- maire, la veille meme de la condamnation des Gi- rondins : « Article I er . Dans le delai de trois jours, a dater du present reglement, chaque chef de famille, chaque 1 Moniteur du 14 octobre 1793, seance de la Convention du 10. - Moniteur du 28 octobre 1793, seance de la Convention du26. 3 Moniteur du 5 mai 1793, seance de la Convention du 2; dis- cours de Chasles. 4 Moniteur du 12 mars 1794. 5 Feuille ViUageoise , 29 mars 1792. * Moniteur du 24 octobre 1795, seance de la Convention du 18, discours de Loucliet. — 70 — citoyen domicilii sera tenu d'aller faire au Comite de bienfaisance de sa section la declaration : « 1° Du nombre de personnes qui composent sa famille ou sa maison, en distinguant les femmes et les enfants ; « 2° De la quantite de pain necessaire a leur con- sommation ; « 3° Des noms et demeure de son boulanger habi- tuel. « Art. II. II sera fait un releve du nombre de citoyens qui auront declare se fournir chez chaque boulanger et de la quantite de livres portees en chaque declaration. « Art. III. Ces releves fails et la consommation de chaque boulanger etablie, il sera remis par le Comite a chaque citoyen une carte ou tableau , au bas du- quel sera 1'autorisation, signee de deux membres du Comite, au boulanger, de fournir chaque jour du mois la quantite de livres de pain indiquee dans la declaration. « En tete seront imprimes en colonnes les trente jours du mois, avec un espace ou un trait horizontal entre chaque jour, dont le cadre formera un cou- pon. « A droite de chacun des jours sera la quantite de pain a delivrer ; h gauche, la signature ou le nom du citoyen. « Art. IV. Tous les jours, chaque citoyen ira ou - 71 - enverra cbez son boulanger recevoir la quantity de pain determined, et y laissera le coupon indicatif de cette quantite, da jour ou elle lui aura ete delivr^e et de son nom. « Art. V. Cliaque boulanger aura sur son comp- toir une bolte fermee et en forme de tronc, dont le commissaire de la section aura seul la clef, et dans laquelle les coupons recus seront success! vement inseres. « Art. VI. Le boulanger qui aura delivre" du pain sans retenir ni reserver les coupons sera puni pour la premiere fois de 50 livres d'amende, et en cas de recidive, repute suspect et traite comme tel. « Art. IX. Les marchands de vin, traiteurs, au- bergistes, limonadiers y etc., feront la declaration ap- proximative de leur consommation journaliere. Le Comite C'tablira a leur egard un terme moyen, afin que les jours ou ils en debitent le moins leur en laissent une reserve pour les autres '. » X Et encore, quelle quantite de pain et de viande obtenait-on au prix de toutes ces formal iteV? i Prudhomme, Revolutions de Pai'is, t. XVII, p. 168, 1G9, Proces-Vefbaux du frmeoil s^nernl de la Commune. It Du pain? — le plus souvent deux onces„par jour. De la viandc ? — une livre pour dix jours. Et voici nos autorites : Sur ce que nous avions dit, dans notre Histoire tin Birectoire, que les Parisiens recevaient sous le regime du maximum trois quarterons de pain par jour , un respectable temoin des faits de cette ^poque, M. Audot, ancien libraire-editeur, nous adressa la lettre suivante : « Vous nourrissez trop bien les Parisiens, en repe- tant qu'ils n'etaient nourris qu'avec trois quarterons de pain par jour. « II y avait sans doute des jours heureux a trois quarts; mais il y en a eu a deux quarts, a un quart et beaucoup a deux onces, ce qui fait un demi-quart . « Ces deux onces, j'allais, enfant de douze ans, les attendre des quatre heures du matin a la queue, devant les maisons de la rue de l'Aneienne-Comedie, pour les recevoir de la main de M. Loquin, boulan- ger, dont la boutique existe encore , mais pleine d'excellent pain. En arrivant plus tard a la queue, la provision de M. Loquin pouvait etre epuisee. a On etait recompense de tant de peines par la bonne qualite du son, qui pesait un quart sur le quart d'once de pain tres-tendre et tres-mou du maximum; done, encore un quart d'eau surabon- dante. Je rapportais , pour quatre personnes que nous etions, hu it onces de pain pour lajournee. » id Ce ic'-cil de M. Audot est pariaitemenl exact, el nous en avons Irouve la confirmation l)ien doulou- reuse dans un document de l'epoque. La Bibliotheque de 1' Arsenal possede un recueil manuscrit do chansons et de poesies revolution- naires. Ce volume, relie en basane, n'est rempli de vers que jusqu'a la page ol . Aux pages 08, 59 et 61) se trouvent deux brouillons de lettres, ecrites par une fille a son pere. Nous allons les reproduire dans leur desolante naivete. « Mon cher pere, « Je suis bien inquiete de savoir de vos nouvelles. Je souhaite de tout mon cceur que ma lettre ne vous trouve pas dans une aussi grande misere comme nous. Nous avons quatre onces de pain pour nous daix. Vous devez bien sentir que nous ne sommes pas a notre aise. Les marchandises sont hors de prix; si vous avez quelque occasion, et que vous puissiez nous envoyer un peu de farine, vous me feriez bien plaisir. Je voudrais bien que ma tante soit avec vous; peut-etre qu'elle ne piltii»ait pas au- tant qu'ici, faute de nourriture et de moyens. » La seconde lettre < i st plus navrante encore; la voici : « Mon cher pere, c< Je suis bien inquiete de savoir de vos nouvelles. Je souhaite de tout mon coeur que ma lettre ne vous — 74 — trouvepas dans une aussi grande misere comme nous. « Le pain vaut huit francs la livre, les haricots six francs 1 . « Nous ne sommes plus dans le cas de pouvoir y suffire. Je voudrais bien que vous puissiez nous en- voyer un peu de farine. Ma tante dernande toujours du pain ; mais nous ne pouvons pas en avoir, au prix que je vous marque. Elle ne pourra jamais se sou- tenir longtemps. « line fern me aussi infirme qu'elle, la voir a la fin de ses jours mourir de faim! cela me donne bien du chagrin. » Tous ces details affreux, qu'une main tremblante et pieuse a consignees, faute d'autre papier, a la suite d'un recueil manuscrit de chansons atroces ou im- pies, y sont comme l'epilogue et la moralite du regime revolutionnaire. C'est a une piece de vers de ce meme recueil, in- titulee : Satire sur le temps present, occupant les pages 55, 56 et 57, que nous empruntons les details suivants sur la viande et sur la chandelle : Plus cher qu'au maximum, si Ton veut do la viande, On en tiouve paitout autant qu'on en demande 2 ; 1 II faut entendre ces prix de ceux qui n'etaient pas obliga- toires pour les marchands. Ainsi, les boulangers de Paris etaient obliges de delivrer, a raison de trois sous la livre, la ration offi- cielle portee sur les bons des sections ; mais, en dehors de cette ration, sur laquelle le gouvcrnement pavait le supplement entre le prix artificiel de trois sous et le prix veritable, les particuliers payaient les denrees selon leur valeur venale. 2 Geci est un pen exag#r^ par la mauvaise humeur du poi ! te — 75 — Mais au pri.v de la loi , fan t attendre son tour, El pour en avoir peu passer un tiers du jour. Pour clix jours, une livre on Sonne a chaque bouche. Pour moi , dans tout eeci , j'apcrcois bien du louche. Le riehe met chez lui chaque jour pot-au-feu ; Et le pauvre est toujours celui qui perd au jeu. Que font-ils de leur suif, que font-ils de leurs moules? Faut-il aller coucher, l'hiver, avec les poules? L'ouvrier a des bras qu'il voudrait employer, Mais quand on n'y voit goutte, on ne peut travailler ! II a fallu, comme on voit, un gout etrange du mer- veilleux, pour aller placer, en un tel temps et en de telles circonstances, au fond d'une prison, a minuit, un banquet improvise de vingt et un couverts, avec des vins chers, des fleurs rares et des bougies nom- breuses ! contre les riches ; car le Comite de salut public, sur les instan- ces du boucher Legendre, proposa, le 21 Janvier 1794, d'etablir un caserne civique, pour ne pas detruire la race des brebis et des bceufs. (Moniteur du 23 Janvier 1794.) Cette idee appartenait d'ail- leurs aux Girondins, car Vergniaud avait propose, le 17 avril 1793, d'etablir un carfane civique sur les veaux. (Moniteur du 20 avril 1793.) LIVRE TROISIEME jA VERITE SUR LES DERNIERS MOMENTS DES GIRONDLNS Sommaire. — Les Girondins montrent en general peu de iei - mete. — Prisonniers qui font preuve d'un grand courage. — Gonnay. — Biron. — Bailly. — Lamourette. — Le chien Ravage. — L'epicier Cortey et le marquis de Pons La prineesse de .Monaco. — Madame de Lavergne. — Mademoiselle Costard. — Les poetes Ducournau et Roucher. — Dueos et son pot-pourri. — Les Girondins fugitifs. — Forfanterie de Louvet. — Mori de Potion, de Birzot et de Barbaroux.— Suicide de Condorcet el de Holland. — Supplice des vingt et un, a Paris. — Courage de Girey-Dupre. — Principes irreligieux communs aux Giron- dins. I Ouoiquc bien des causes, physiques ou morales, puissent iniluer sur le courage qu'un homuie fait paraitre, a l'heure tou jours redoutable de la niort, nous sommes loin de penser, avec La Rochefou- cauld, que tout depende de la derniere maladie. Les homines qui, aux epoques de revolution violente, se jettent benevolement dans les luttes, nous sem- blent tenus a plus de fermete que d'autres, parce qu'ils af'frontent les dangers de plein gre, et qu'ils savent par experience que leur tete est habituelle- mcnt Tenjeu de ccs sortes de parties. Bien que places en evidence, sur un grand theatre, 7. — 78 — et, comme dft le poete, bruyants dans leurs laits et vains dans leurs paroles, les Girondins, il faut bien le reconnaitre, moururent en general avec une medio- cre fermete d'ame. Beaucoup de prisonniers incon- nus, ou que rien ne donnait en spectacle, montre- rent plus de calme, plus de liberte d'esprit ou plus de dignite. Un ancien grenadier au regiment d'Artois, nomme Gonnay, ecroue a la Conciergerie comme prevenu d'emigration, se montra un modele rare d'insou- ciance et de gaiete. Le jour ou on lui remit son acte d'accusation, il le roula froidement dans ses mains, et enallumasapipe. Le lendemain, assis sur lesre- doutables gradins du tribunal revolutionnaire, il convint volontiers de tout ce dont il plut a l'accusa- teur public de le charger ; et comme son avocat fai- sait observer qu'il n'avait pas sa tete a lui, Gonnay lui repondit : « Jamais ma tete n'a ete plus a moi que dans ce moment, quoique je sois k la veille de la perdre. Defenseur officieux 1 , je te defends de me defendre ; et qu'on me mene k la guillotine 3 . » Le general Biron, ce brillant et romanesque due de Lauzun de la cour de Versailles, le vieux Bailly 1 C'est le nom que portaient les ci-devant avocats, charges de defendre les accuses devant le tribunal revolutionnaire. lis otaient generalement fort aristocrates, et se montraient, s'il faut en croire la Commune de Paris, fort interesses. La commission des certificats de civisme leur fit suLir une c'puration, le 15 avril 1794. (Moniteur du 19 germinal 1794., 2 Mercier. Almanach des prisons, p. 63, 64. — 79 — et Feveque constitutionnel de Lyon, Lamourette, montrerent egalement la plus grande fermete. Biron , descendant du tribunal , et conduit au greffe pour subir la toilette, salua les prisonniers avec la dignite la plus chevaleresque, et leur dit : « Ma lbi, mes amis, c'est fini; je m'en vais. » Bailly, reinis a une autre seance pour son juge- ment, arriva au secretariat au milieu de ses compa- gnons inquiets et sileneieux, et leur dit, en se frot- tant les mains : « Petit bonhomme vit encore. » Lamourelte, condamne, consolait ses amis de la Conciergerie. « Qu'est-ce done que la mort? leur disait-il. Un accident, auquel il faut se preparer. Qu'est-ce que la guillotine? Une chiquenaude sur le cou 1 . » (]e courage des prisonniers voues a la mort allait souvent jusqu'a la provocation et k la raillerie. On forcait les prisonniers, non-seulement a payer leur nourriture et leur logement, mais encore leur garde. Cette garde s'exercait, la nuit, au moyen de chiens enormes, laches clans les cours et dans les preaux. Les prisonniers de la Bourbe avaient paye leur chien deux cents francs 2 . Le chien le plus redoutable de la Conciergerie se nommait Ravage; il gardait la grande cour. Des 1 Mercier, Almanack des prisons,, p. 66, 67. 8 « Tout s'achetait et se faisait aux depens des riches. On leur fit meme acheter un chien pour les garder, qu'ilg payerent deux cents livres. » Tableau des prisons, p. 68. 80 - prisoaniers, qui avaient fail un iron pour s' evader, n'etaient |rretes que par la vigilance e1 par la ^re- cite de Ravage. [Is le domplerent neanmoins, el non contents de s'eniuir, ils voulurent encore se moquer des ge6liers. « Le lendemain, Jit Mercier, on s'a- percut qu'on avait attache a la queue de Ravage un assignat de cent sous, avec un petit billet ou etaient ecrits ces mots : « On peut corrompre Ravage avec un assignat de cent sous, et un paquet de pieds de mouton. » Ravage, promenant et publiant ainsi son infamie, fut un peu decontenance par les attroupe- ments qui se lormerent autour de lui, et les eclats de rire qui partaient de tous c6tes '. » Un prisonnier qui attendait son jugement, s'etait fait une chanson pour son usage personnel, et il la fredonnait constamment. II lui avait donne ces deux vers pour refrain : Quand ils ni'auront guillotine, .le n'aurai plus besoin de ncz 2 . A la prison de Sainte-Pelagie, un epicier, nomine Cortey, eraprispnne avec M. de Sombreuil, M. de Laval-Montinorency et le marquis de Pons, laisait des signes, a travers les barreaux de son corridor, a. madame de C-hoiseul-Slainville, princesse de Mo- 1 Mercier, Almanach deti prisons, p. '31, 2 Ibid., p. 43. S| _ naco, et lui envoyail desbaisers. Le marquis de Pons lui dit avec le plus grand serieux : c< II faul que vous soyez bien mal eleve, monsieur Cortey, pour vous lamiliariser ainsi avec une personne de ce rang-la. 11 n'est pas etonnant qu'on veuille vous guillotiner avec nous, puisqne vous nous traitez en egal \ » 1 L Cette pi'incesse de Monaco moucut avec une in- comparable dignite. Elle avait vingt-cinq ans. Con- damnee le 7 thermidor, deux jours avanl la chute de Robespierre, dans une fournee de cinquante-deux victimes ; avec le lieutenant general de Clermont- Tonnerre, la veuve du marechal d'Armentieres, la ])rincesse de Chimay, madame de Narbonne-Pelct, agee de soixante et onze ans , mademoiselle Leroy, agee de vingt et un ans, actrice de Feydeau, des pre- tres, des moines, des ermites, des aubergistes, des epiciers, des femmes de chambre ; elle se declara enceinte, et i'ut ramenee a la Conciergerie. Pientree dans sa chambre, elle coupa elle-nieme ses cheveux, et ecrivit le billet suivant a Faccusateur public : u Je serais obligee au citoyen Fouquet 1 de Tin- 1 Mercierj Xlmanadi des prisons, [>. 162. - QuoiC[ue ce i'ut la une i'agon vicieuse d'ecrire le nom de — 82 — viile, s'il voulait bien venir un instant ici, pour m'ac- corder un moment d'audience. Je lui demande in- stamment de ne pas me refuser ma demande. » Fouquier-Tinville n'etant pas venu, la princesse de Monaco lui ecrivit de nouveau : <( Je vous previens, citoyen, que je ne suis pas grosse. Je voulais vous le dire; n'esperant pas que vous veniez, je vous le mande. Je n'ai point sali ma bouche de ce mensonge dans la crainte de la mort, ni pour l'eviter, mais pour me donner un jour de plus, afin de couper moi-meme mes cheveux, et de ne pas les donner coupes de la main du bourreau. G'est le seul legs que je puisse laisser a mes enfants ; au moins faut-il qu'il soit pur. « Signe : Choiseul-Stainville-Joseph-Grimaldi- Monaco, jwincesse etrangere, mourant de V injustice desjuges ffancais 1 . » Madame de Grimaldi- Monaco mourut le jour merae, c'etait le 8 thermidor. Elle fut de l'avant- derniere charretee. Sa lettre a Fouquier, cachetee de noir, portait sur l'adresse : tres-pressee. Deux jours plus tard, elle eut ete sauvee, comme madame de Maille, qui dut la vie a.un evanouissement dont elle fut saisie le lendemain, 9 thermidor, sur les Fouquier-TinviUe , on le trouve ainsi orthographie dans des publications contemporaines, notamment dans Je Glaive vengevr de laRepublique, an II, p. 16. 1 Real , Journal de I opposition, n. i, p. 1. grading du tribunal revolutionnaire 1 . Les juges la renvoyerent k F audience du 10; mais ce furent eux qui, le 1 thermidor, monterent sur l'echafaud avec Robespierre. Deux femmes porterent le courage encore plus loin que la princesse de Monaco : ce furent madame de Lavergne et mademoiselle Costard. Madame de Lavergne assistait, de la grande salle du Palais, au proces de son mari, ancien comman- dant de Longwy; et quand elle vit bien clairement qu'il n'y avait rien a esp^rer des juges, elle cria de toutes ses forces, et a plusieurs reprises : Vive le roil Arretee immecliatement, et conduite sur les gradins du tribunal, a cote de son mari, elle fut con- damnee avec lui, et conduite a l'echafaud sur la meme charrette 2 . Avoye Laville-Costard 3 travaillait, avec Boyer- Brun, a la redaction du Journal des Spectacles. La condamnation de Boyer lui inspira la resolution de le suivre, et ce fut le devouement de madame de 1 Tableau des prisons, p. 15. 2 Buchez et Roux, Histoire paiiementaire de la Revolution , t. XXXIV, Proces de Foucjuier-Tinville, p. 368. 3 Le Moniteur du 26 mai 1794 la nomme « Avoye Pavie Cos- tard, femme de Costard, bijoutier. ■» Mais la Liste des guillotines, plus exacte et plus digne de i'oi en ces matieres, la designe ainsi : « Avoye Laville-Costard, fille majeure, agee de vingt- cinq ans, travaillant au Journal des Spectacles, native de Paris, y demeurant, rue des Fosses-Montmartre, n. 7. [Liste gene'rale et tres-exacte des noms , age et qualite's de tous les conspirateurs <\ui out ete condamnes a mort, etc., n. 5, p. 16. — 84 — Lavergne qui l'inspira. Emprisonnee, et ne pouvant pas aller an Palais, elle (''crivit a Fonquier-Tinville line lettre qui se terminait ainsi : « Depuis quatre a ns que Boyer a fait la Defense des catlwliques de Nhaes, YHistoire des Caricatures et le Journal du Peup/e, sacliez que j'ai ete associee avec lui dans toutce qu'il a fait; qu'il etait mon ami, que je pense conmie lui, et que je ne puis pas vivre sans lui. II m'est impossible de vivre sous un regime comme le votre, oil Ton ne veut que des massacres et des pil- lages. Avant la mort de mon ami, je souffrais pa- tiemment les maux que j'endurais, parce qu'il me consolait, et que j'esperais que nous aurions bientot un roi, et que nous nous vengerions de tous les maux que vous nous avez fait souffrir; mais a present que je n'ai plus rien dans le moncle, puisque j'ai perdu mon ami, frappez, terminez une vie qui m'est odieuse, et que je ne puis supporter sans liorreur. Vive le roi ! Vive le roi ! Yive le roi ! <( Signe : Costard 1 . » Mademoiselle Costard ecrivait cette lettre le 20 mai 1 794; elle mourait sur Tecbafaud le 23. i BucIk'z et Koux, Histoire parlementaire de la Re'volutichi t. XXXIV, Proces de Fouquier-Tinville, p. ^69. — 85 — III Le jeu et surtout les chansons etaient la ressource des prisonniers qui avaient quelque culture d'es- prit. On ferait de longs recueils avec les odes, les <5pitres, les epigrammes et les bouts-rimes composes dans les prisons de Paris, sous la Terreur. C'est la que fleurirent les plus belles et les plus nobles inspi- rations d'Andre Chenier, l'ode a la Jeune Captive, et 1'iambe celebre : Mourir sans vider mon carquois! Sans tuer, sans fouler, sans petrir dans leur fange, Ces bourreanx, barbouilleurs de lois! La Conciergerie etait le lieu ou il y eut le plus de merite a faire des vers, parce que ce n'etait pas une prison, mais une maison de justice, servant d'anti- chambre au tribunal revolutionnaire. Parmi les poetes de la Conciergerie, Tun de ceux qui laisse- rent le souvenir le plus touchant et le plus durable, fut Pierre Ducourneau, jeune Bordelais accuse de federalisme. II recut son acte d'accusation le 1 4 mars 1794, au soir; et pendant que ses amis soupaient avec lui, il tit, au crayon, des couplets dans lesquels il recommandait ainsi sa memoire et celle de son compagnon Theillard : — 86 — Trinquez, retrinquez encore, El les verres bien unis, Chantez d'une voix sonore Le destin de vos amis. Nos reconnaissantes ombres Planant au-dessus de vous, Rempliront ces voiites sombres De fremissements bien doux '. Le 16 mars, les amis de Ducourneau pouvaient chanter son destin, car il n'etait plus. Roucher, l'auteur des Mois et l'ami d'Andre Che- nier, etaita Saint-Lazare. « 11 passait sen temps, dit Mercier, a former la jeunesse d'un de ses enfants, nomme Emile, et cette occupation cliarmait les ennuis de sa captivite. Le jour qu'il recut son acte d'accusalion (le G thermidor), il previt bien le triste sort qui l'attendait. II renvoya son fds, a qui il donna son portrait pour le remettre k son epouse. Cet envoi etait accompagne du quatrain suivant, adresse a sa femme et k ses enfants : Ne vous etonnez pas, objets charmants et doux, Si quelque air de tristesse obscureit raon visage. Lovsqti'un savant crayon dessinait cette image, On dressait I'echafaud, et je pensais a vous 2 . Roucher mourut le lendemain, 7 thermidor, avec Andre Chenier. 1 ]\Iercier, Almanach des priso)is, p. 48. « Ibid., p. 174. — 87 — G'est egalemenl a Saint-Lazare que i'urent faits ces vers prophetiques sur la mort de Danton et de ses amis : Lorsque arrives au bord du fleuve Phlegethon, Camille Desmouiins, d'Eglantine et Danton Payerent pour passer eet endroit redoutable, Le nautonnier Caron, citoyen equitable, A nos trois passagers voulut remetlre en mains L'excedant de la laxe imposee aux humains. Garde, lui dit Danton, la somme tout entiere, Je paye pour Couthon, Saint-Just et Robespierre *. IV Ducos fut, de tous les Girondins, celui qui montra le plus de fermete et ci'insouciance. II avait vingt- huit ans et etait beau-frere de Boyer-Fonfrede, qui avait enleve sa soeur et etait alle l'epouser en Hol- lande. Fonfrede n'avait que vingt-sept ans; une vive amitie les unissait comme jeunes gens et comme freres. II n"y avait, dans l'esprit de Ducos, aucune idee politique. Nous l'avons vu se vanter devant le tri- bunal revolutionnaire de l'independance de son caractere , qui lui permettait de vivre avec les hommes de tous les partis, ce qui etait une la- J Mercier, Almanack des prisons, p. 176. — 88 — con de dire qu'il n'avait ni parti , ni caractere. Ouoique contbndu & la fin dans la commune desti- nee des homines de la Gironde, il s'etait constam- ment tenu en dehors d'eux, et les avait combattus souvent. Quand ils furent mis en etat d'arrestation chez eux, leSjuin 1793, Dacos fut excepte sur la dcmande de Marat. « Je demande, avait dit Marat, lc decret d'arrestation pur et simple, en ajoutant a la liste Fermont et Valaze, qui n'y sont pas, et en rayant Ducos, Lanthenas et Dussaulx, qui ne doivcnt pas y etre 1 . » Cependant, apres la mort de Marat, Hebert et ses amis de la Commune ressaisirent leur proie ; Ducos fut arrete avec Boyer- Fonfrede et conduit a la Conciergerie, le 6 octobre, en vertu d'un jugement du tribunal revolutionnaire du i, et sur un mandat decerne par les bureaux de la Mairie 2 . Ducos et Fonfrede, qui avaient combattu les Gi- rondins a la Convention et qui avaient ete exceptes de la proscription du 31 mai, esperaient echapper a une condamnation. « On avait en vain espere pour Ducos et Fonfrede, dit Riouffe, et peut-etre eux- i Le Moniteur a rendu tres-inexactement cette seance; il faut la lire dans Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XVI, p. 48J. 2 Nous avons lu et tenu dans nos mains les deux mandats d'arret qui sont aux Archives de la Prefecture de police. C'est done sans fondement que Riouffe a fait un nierite a Dueos de son devouement a Fonfrede, en disant : « Ducos s'etait sanrifie pour son frere, et s'etait rendu en prison pour partager son sort. » [Memoir es dun detenu, p. G3.) 89 — memes lie s etaienl pas « 1 < - 1 e i h I u> de quelqmB espe- rauce ', .. Ducos laissai I dour ^clater volontier^ ta gaiete" de sou age, quelle qu'en hit d'ailleurs Ik cause. Fonfrede, plus refleohi ou moins ferme, ne savait pas tou jours etouffer son desespoir. « Une seule fois, dit Riouffe, Fonlrede me prit a part, et, comme en cachette de son frere, laissa couler un torrent de larmes aux noms qui brisent les coeurs les plus stoiques, aux noms de sa femme et de ses enfants. Son frere l'apercoit : Qu'as-tu done? lui dit-il... Fonfrede, bonteux de pleurer et rentrant ses larmes, c.e nest fien, e'est lui qui me parte... 11 rejelait ainsi sur moi ce qu'il croyait la honte d'une faiblesse. lis s'embrasserent et s'entrelaeant ils devinrent plus forts. Fonfrede arreta ses larrnes qui coulaient ; son frere arreta les siennes pretes a couler et tous deux redevinrent vraiment Romains. Cette scene se passa vingt-quatre heures avant leur execution 2 . » Cetait Faventure de Railleul, arrete a Provins cl conduit a la Conciergerie le 9 octobre, trois jours apres le transferement des Girondins, que Ducos avait mise en vers, ce qui fait supposer que Bailleul la lui avait racontee et qu'il avait ete enferme avec les dix-neuf captifs dans la salle de la chapelle. Voici quelques fragments de ce pot-pourri , qui i Riouffe, Memoirvs d un detenu, p. G4. s Ibid., p. 63, 04. — 90 — offre plus d'intention de gaiete que d'espril et de poesie : LE VOYAGE DE PROVINS. Air : Un jour de cet automne. Un soir de cet automne, De Provins revenant... Quoi ! sur Fair de la Nonne, Chanter mon accident! Non, mon honneur m'ordonne D'etre grave et touchant. Air : Des folies d'Espagne. Peuple francais, ecoulez-moi sans rire, Je vais narrer un grand eve'nement : Comme je fus toujours de mal en pire, De point en point, de Provins revenant. Air : Des guillotines, ci-devant, Des pendus. Un comite de section Fit mettre en arrestation Ma personne, sans dire : Gate ! Pour me sauver de la bagarre, Je resolus, fort a propos, De prendre mon sac sur le dos. Air : Du haut en bas. Clopin-clopan, Je cheminais dans la Champagne, Clopin-clopan D'horreur et d'effroi palpitant ; — 01 — Gravissant tochers et montagnes, Je m'enfoncai dans la Champagne, Clopin-clopan. Air : Malbroug s'en va-t-en guerre. Enlin, sans perdre haleine, Mironton, mironton, mirontaine, La fortune inhumaine Me conduit a Proving (bis). honte, affreux destin! C'est la que, dans Fauberge, Portant mon sac et ma flambergc, En paix je me goberge; Vient un municipal , Lequel d'un ton brutal , Air : De la Carmagnole. Dit : Citoyen, vous avez tort (bis), De voyager sans passe-port (bis) ; Pour punir cet oubli, II vous faut aujourd'hui Coucher dans notre geole, Comme un larron (bis) , Coucher dans notre geole Comme un larron Bien fripon. Air : DesMarseillais. Malgre votre habit sans culotte, Vous etes, dit-il, un suspect. Vous irez siffler la linotte Dans lc violon, sauf votre respect. QO _ ,'A. Kuteiidez-vous dans \h cuisine Le bnnl ipi'v fait inainl citoyeu I Iriant liaro sur ce \ aurien : On vous -t juge sur la mine; A.ux armes, citoyens, saisissez ce grimaud, Marchez [bis), les fers aux mains, Qu'on le mene au cachot. Air : (iue ne suis-je la fo'agere. Helas! voudrail-on le croire? II le lit comme il le dit ; Je voulus f'aire mie histoire. Mais je fus tout interdit. De frayeur perdant la tele, Duranl ce couplet soudain, Je passai pour une bete, Et e'est mon plus vif chagrin. Air : On doit sqixantt milk' francs. Dans un mauvais cabriolet On me jette comme un paquet; Sans pitie pour mes larmes(6j's), Vers les lieux d'ouje suis venii On me ramene confondu Entre mes deux gendarmes (bis) l . V Voila toute la gaiete et tout l'esprit de la Gironde, en l'aee du danger supreme. Ducps resuma en lui ce i Mercier, Almanack des prisons, p. 50 it 62. - 93 — qu'elle avail tie ierme , d'insoueiant et dc viril. Parmi les autrcs Girondins, les meilleurs ne purent s'elcver qu'au courage vulgaire du suicide. Petion et Buzot, traques de retraite en retraite par les Comites revolutionnaires de Bordeaux , prirent du poison et furent trouves dans un champ, a moitie putrefies. Barbarous, surpris dans sa retraite, se tira deux coups de pistolet et fut porte mourant sur l'echafaud. Vergniaud, qui s'etait muni de poison, le jeta, n'ayant pas voulu ou n'ayant pas ose le prendre '. Yalaze, qui avait remis une paire de ciseaux a Riouffe avant de monter au tribunal revolution- naire, avait conserve un couteau avec lequel il se tua a la derniere audience, ce qui n'empecha pas Fouquier-Tinville de requerir que le corps mort fut conduit sur une charrette a la place de la Revo- lution 2 . Louvet, dans le recit fort curieux qu'il publia sur sa fuite et sur ses tribulations, se represente comme perpetuellement arme d'une formidable espingole, tlont la gueule etait appliquee sur son front a tout danger serieux , et il avait pris la precaution de composer son hymne de mort sur l'air de : Velllons ctu salut de i 'Empire ! i « Vergniaud jeta du poison qiriJ avait conserve, et prei'era « de mourir avec ses collegues. » (Riouffe, Memoires d'un detenu, p. 62.) " z Bulletin du Tribunal revoluiionnaire, 2 e partie, n. 64, p. -255. - 94 — Des vils oppresseurs de la France J'ai denonce les attentats. Us sont vainqueurs, et leur vengeance Ordonne aussitot mon trepas. Liberte ! liberie ! recois done mon dernier bommagc ! Tyrans, frappez ! l'homme libre enviera mon destin; PI u tot la mort que Tesclavage, C'est le voeu d'un republicain l . « Je voulais, dit Louvet, si je tombais aux mains cle mes ennemis, le chanter en allant a l'echafaud. » Cependant la preference qu'il donnait a la mort sur l'esclavage ne l'empecha pas de se tenir soigneuse- ment tapi dans une cachette ou son amante Lodoitska l'avait maconne de ses mains 2 . Lidon, trahi a Brives, sa patrie, par un ami auquel il avait secretement demande un eheval, et qui, au lieu d'un clieval, lui envoya deux brigades de gen- darmerie, se defendit en desespere et tua trois gen- darmes, avant de se tuer lui-meme 3 . 1 Louvet, Recti de mes perils, p. 91. 2 « Les jolies mains de ma Lodoi'ska, ses delicates mains^ n'avaient jamais, comme vous le pensez bien, manie le rabot, ni les clous, ni le platre ; pourtant, en cinq jours, elle acheva seule, sans mon secours, car mon myopisme me rendait abso- lument inhabile a cet apprentissage ; elle acheva un ouvrage en menuiserie magonnee , d'un plan si parfaitement concu et si artistement imagine, qu'un tel coup d'essai eut passe pour le chef-d'oeuvre d'un maitre. A moins qu'on ne fut stir qu'il y avait quelqu'un dans cette boite. qui paraissait un mur, je defiais le plus habile de me trouver la. » (Louvet, Recti de mes perils. p. 167.) 3 Louvet, Recti de mes perils, p. 153. 95 — VI Condorcet etait depuis long-temps pourvu d'une dose de poison ' que lui avait donnee Garat ; car ces 1 Nous devons a un magistrat, attache a la cour de Bordeaux, les details suivants relatifs aux Girondins morts aux environs de Bordeaux. Ces details sont le r^sultat d'informations precises et minu- tieuses, recueillies sur les lieux ru^mes, et dignes de toule con- fiance. « Apres avoir quitte les departements du Calvados et du Finistere, qu'ils avaient essaye de soulever, quelques Girondins vinrent chercher un refuge dans le departement de la Gironde. Guadet en avait cache le plus grand nombre a Saint-Emilion , mais leur presence dans cette ville ayant ete bientdt connue, Petion, Buzot, Barbaroux et Valady, apcien aide de camp de La Fayette, se dirigerent vers Castillon. Les trois premiers trou- verent une genereuse hospitalite dans cette ville, et s'ils ne durent pas la vie a M. Coste, a M. Polhier et a quelques autres citoyens dont les noms ne nous sont pas connus, la genereuse abnegation de ces derniers meritait d'etre couronnee d'un plein succes. « Valady, des le premier jour, se dirigea sur Perigueux; plusieurs personnes lui donnerent l'hospitalite sur sa route. Des notes qu'il prenait, afin peut-etre de leur temoigner plus tard sa reconnaissance, faillirent leur etre funestes, et quel- ques jours apres que sa t£te fut tombee a Perigueux , quelques- unes d'entre elles payerent de leur liberte le devouement dont elles avaient fait preuve. Nous pouvons citer parmi les families qui le regurent MM. Borie, Gueyssard, Paqueree et Riffaud. « Buzot, Petion et Barbaroux, apres avoir demeure plusieurs jours chez M. Coste, a Castillon, l'urent forces de s'eloigner de cette maison, que le soupgon commengait deja a signaler. Pen- dant trois jours, ils resterent caches sous un pont place sur un ruisseau qui traverse la ville, et la, une partie du corps plonge dans l'eau, ils passerent de longues heures a mediter, peut-^tre le projet qui mit fin a leur vie. Quelques jours apres, en effet , Petion et Buzot mirent a execution ce sinistre projet, dans une piece de bid situee dans la commune de Saint-Magne, on ils — % - grands philosophes de la Revolution avaient pre- pare et inaugure un regime sous lequel la prudence voulait qu'un homme politique tut pret a tout instant a, eviter, par la mort furtive du suicide, la mort pu- avaient cherche un refuge. Leurs corps furent trouves, non en partie devores par les b£tes, mais putrefies. lis furent inhumes sur place, a cause de cet £tat de decomposition. « On pense generalement qu'une troupe de jeunes gens ayant passe' sur la grande route, avec un tambour, quinze jours environ avant celui ou Ton trouva ces cadavres, le bruit qu'ils entendirent leur fit supposer qu'un corps de troupes e"tait a leur recherche, ce qui hata la determination qu'ils avaient prise d'attenter a leurs jours. Cette circonstance est racont^e par Guadet, neveu du Girondin, danss on ouvrage sur lesAntiqui- tes de Saint-Emilion. Elle parait d'ailleurs certaine. Cependant l'acte de deces ne fait aucune mention de la cause de la mort de Petion et Buzot. On ignore si des pislolets furent trouves pres des cadavres. On n'a pu retrouver ni le proccs-verbal qui fut dress6 par le juge de paix, ni le rapport de l'officier de sante. Mais la version du suicide est tres-accreditee dans la contr^e, et n'a peut-£tre ete jamais revoquce en doute. « Barbaroux, plus jeune qu'eux, ne suivit point leur exemple, et plusieurs jours encore il erra dans les environs de Castillon, se cachant le jour dans les bles et les bois taillis. M. Coste lui envoyait des vivres le plus souvent qu'il le pouvait, sans eveil- ler les soupcons ; il en avait fait, du reste, autant a regard de Buzot et de Petion. Un jour enfin, Barbaroux s'etait assis sous un arbre, et mangeait les provisions qu'il venait de recevoir. La faim l'avait empeche de prendre toutes les precautions que sa position exigeait; il n'avait pas acheve son repas, qu'un bruit qu'il entendit lui fit lever la tete, et il vit un homme monte sur l'arbre qui le dominait; cet homme ramassait des feuilles pour le betail. Barbaroux se crut d6couvert , et aus- sitot il se tira un coup de pistolet, qui lui fit une legere bles- sure a la t£te, derriere 1'oreille. Le temoin de cette scene, qui se passait dans la meme commune, et pres de l'endroit ou Ton trouva plus tard les cadavres de Petion et de Buzot, cet homme, disons-nous, attira par ses cris un grand nombre de personnes, et Ton transporta a Castillon Barbaroux, que la dou- leur avait fait evanouir. « On le deposa dans le local qui est aujourd'hui encore l'hotel de ville, dans I'appartpment occupe actuellement par le bliqne de l'£chafaud 1 . Mis hors la loi le 28 juil- let 1793, pour s'etre soustrait au decret d'arresta- tion , Condorcet sortit de Paris deguise en ouvrier et se retira a Sceaux, ou il esperait trouver un asile chez un ami. N'ayant pas rencontre" cet ami chez lui, il erra plusieurs jours et plusieurs nuits dans les concierge Guitard. Pendant les premiers jours, il ne voulut point repondre aux questions qui lui etaient faites, et comme l'on ignorait que Barbaroux fut dans la Gironde, son linge de corps, marque R. B., fit supposer que c'etait Buzot. Son silence, neanmoins, eut un terme, et il declina ses noms. « Le maire d'alors, M. Lavvaich, homme d'une haute intelli- gence, allait le visiter souvent, et Barbaroux paraissait se plaire beaucoup a sa conversation. Douze jours s'ecoulerent ainsi , enfin l'ordre de l'envoyer a Bordeaux arriva ; il fut embarque a bord d'un bateau appartenant au sieur Francois Bordes. M. de Lamartine le fait voyager sur une charrette, sans doute pour avoir l'occasion de dire qu'une trainee de sang marqua sa route vers 1'echafaud. '<. Pendant les quelques jours qu'il demeura a Castillon, il par- lait souvent de sa mort prochaine, et ses apprehensions, qui avaient pour lui le caractere de la certitude, ne parurent pas lui inspirer le moindre sentiment de crainte. J'ai cause avec un vieillard de Castillon qui se souvient d'avoir vu transporter Bar- baroux sanglant dans l'hotel de la mairie. 11 me parlait avec admiration de la beaute de ses traits et de sa haute stature. « Le peuple de Saint-Magne appelle le champ ou furent trouves les cadavres de Buzot et de Pction, et ou leurs restes sont encore enfouis, le Champ des Emigre's. Comment se fait-il que personne n'ait songe a faire exhumer ces restes, et a don- ner une sepulture a l'ancien maire de Paris, qui repose dans vine vigne, sans epitaphe, et dont les cendres sont foulees jour- nellement par les possesseurs insouciants de cette terre consa- cree par l'inforlune et par la moit? » 1 « O toi qui arretas la main avec laquelle tu tragais le tableau des progres de 1'esprit humain.poui porter sur tes levres le breuvage mortel , d'autres pensees et d'autres sentiments ont incline" ta volonte vers le tombeau, dans ta derniere delibera- tion ; tu as rendu a la liberte ton ame republicaine, par ce poison qui avait ete partage entre nous comme le pain entre des freres ! » (Garat, Me'moires. p. :)8. 9 — 98 — carrieres, d'ou la faim le fit sortir pour entrer dans u n cabaret de Clam art. La voracite avec laquelle il mangeait, son air in- quiet, sa longue barbe, le firent remarquer. On le conduisit au eomite revolutionnaire de Clamart, ou il se donna pour un domestique, du nom de Simon. Fouille aussit6t, un Horace, annote de sa main, donna des soupcons assez naturels, et il fut conduit a Bourg-la-Reine, ou on l'emprisonna, en attendant qu'il fut transfere a Paris. Le lendemain matin, comme on lui apportait un morceau de pain et une cruche d'eau, on le trouva mort 1 . Dansl'adresse aux Francais, votee pari' Assemble legislative le 13 aoiit, sur la proposition de Con- dorcet, le philosophe girondin terminait par ces mots son apologie de la revolution du 10 aout : « Quelque jugement que nos contemporains puissent porter de nous, nous n'aurons pas a craindre celui de notre conscience, et nous ecliapperons du moins aux remords 2 . » Dieu seul, temoin du desespoir de Con- dorcet d son heure fatale, Dieu seul peut savoir si, au moment ou il porta le poison a sa bouclie, il ne sentit pas naitre au fond de son amc eperdue aucun regret de ce qu'il avait fait ; ni de la politique revo- lutionnaire qu'il avait conseillee et pratiquee, ni de 1 Mathon de laVarenne, Bistoife particuliere des evenements, etc., p. 215. i Moniteur du ir> aout 1792, la monarchic, sa bieni'aitrice, qu'il avait renversee, ni de la mort de Louis XVI, qu'il avait voulu faire marquer et envoyer mix galeres perpetuelles H Roland mourut aussi par le suicide, comme Petion, comme Buzot, comme Condorcet, comme Valaze ; mais ses manies le priverent de la pitie qui s'attache toujours au malheur, car il mourut ridicule. La manie principale de Roland, c'etait de passer pour ce qu'il appelait vertueux et honnete, chose qui, dans ses idees, signifiait orgueilleux, brutal et malpropre, S'etre presente chez le roi en souliers laces, tandis que tout Paris y allait en souliers a boucles; avoir pretendu forcer Louis XVI a changer de confesseur, et l'avoir denonce k l'Assemblee, le jour de sa sortie clu ministere, par une lettre dont la lachete pesera eternellement sur la memoire de ma- dame Roland, son veritable auteur, c'etaient 14 des traits fondamentaux par ou Roland pretendait eta- blir son honnetete et sa vertu. Louvet avait ete charge d'en reproduire l'eclat dans le journal-alfiche la Sentinelle, redige avec les fonds secrets du mi- nistere de l'interieur; et Roland meritait encore mieux que Petion cette raillerie de Robespierre : « Vous ai-je jamais conteste, moi, le ridicule de faire 1 On sait que le vote de Condorcet, sur la peine a infliger a Louis XVI, avait ete ainsi formule : Ad omnia j citra mortem. C'etait la formule consacree, par laq lelle les chambres des Presidiaux et des Tournelles condamnaient a la marque el aux fers a perpetuite. — J 00 — imprimer tous les jours, de faire placatder meme vos vertus, lorsque personne ne les discutait l ? » Quoiqu'il cut cent fois jure, comrae tous ]es au- tres, de mourir a son poste, Roland s'etaiWort judi- cieusement sauve, apres la revolution du 31 mai, avec cette circonstance d'une honnetete et d'une vertu neanmoins tort discutables, qu'il laissait der- riere lui sa femme et sa fille unique en prison. Ar- rive a Rouen, il s'y tint cache jusqu'au 8 novem- bre 1793. Co jour-la, madame Roland mourait, a Paris, sur l'echafaud. Ce coup alia droit au coeur de Roland. II sortit le 15 au soir, a six heures, de la retraite ou il s'etait confine, et il prit le chemin de Paris. Arrive au bourg de Raudouin, il s'appuya contre un arbre et se poignarda. Eh bien! Vorgueil et la pretention au genre de vertu dont il etait fier furent la derniere pensee de Roland; et il mit sur lui, afin de parader encore apres sa raort, la pancarte suivante, qu'il avait re- digee a tout evenement : « Qui que tu sois qui me trouves gisant, respecte mes restes; ce sont ceux d'un homnie qui consacra toute sa vie a etre utile, et qui est inort comme il a vecu, vertueux et honnete. « Puissent mes concitoyens prendre des senti- ments plus doux el plus humains ! Le sang qui coule 1 Robespierre, Lettres a ses commettants, n. 7, p. 323. par t ori''ii l s « Ih i is him patrie nif dicte eel avis. Non la . iiiijitp, ma is (indignation, ma fait quitter iuh te- traite, an moment ou j'ai appris qu'on avail egorge ma femme. Je n'ai pas vuulu rester plus longtemps surune terre souillee de crimes '. » Les prisonniers de Paris avaient ete massacres, Roland etant ministre de l'interieur, le % le 3, le i, le 5 et le 6 septembre 1792; les chilis avaient fait egorger Louis XVI le 21 Janvier 1793; la reine, le 16 octobre ; les vingt et un Girondins, le 31 octobre ; le bourreau ne desemparait pas depuis le mois de mars; — et Roland s'apercevait seulement le 15 no- vembre, par la mort de sa femme, que la terre etait souillee de crimes! tant le mot celebre de Bias : Je porte tout avec moi, est la devise naturelle de l'or- gueil liuniain re volte contre la Providence ! VII Les vingt et un Girondins condamnes mournrent vulgairement, sans peur, mais sans e'clat. Custines, entoure, au sortir de la Conciergerie, d'nne i'oule hurlante, qui lui criait : A la guillotine ! se re- tourna avec dedain, et lui repondit : On y va, ca- * Mailion Ju la V{^*enne , Histoire pai lindicre des evene- mciits, etc., p. 14. 9. - 102 — naillel Hebert, aussi lache que feroce, etait fort abattu sur la falale charrette ; et comme le cortege passait dans la rue Saint-Honore, en face du club des Girondins, Vincent, assis a c6te d'Hebert, lui dit en le poussant du coude : Dis done, Pere Duchene, si tu descendais un instant pour alter faire une motion! Les Girondins ne montrerent ni ce dedain du sol- dat, ni cette ironie du clubiste. D'ailleurs, le temps lui-meme etait contre eux ; il pleuvait a seaux ' ; les rues etaient encombrees d'une foule innombrable et hostile ; et la vue etait douloureusement frappee de la petite charrette qui portait, couche sur le dos et la figure decouverte, le cadavre de Valaze 2 . « Depuis 1766 a l'execution de Lally, dit le Bul- letin du Tribunal revolutionnaire, et 1777, a l'exe- cution de Desrues, on n'avait vu une foule si immense de spectateurs. Les ponts, les quais, les places et les rues etaient remplis d'un peuple nombreux. Les fenetres regorgeaient de citoyens des deux sexes. Le long de leur route, ils ont entendu des milliers de voix crier : Vive la Republique ! A bas les traitres ! « Aucun d'eux ne marquait d'inquietude, sinon Brissot et Fauchet (ils etaient dans deux voitures se- parees), sur le visage desquels on remarquait un air i Prudhomme, Revolutions de Paris j t. XVII, p. 148. ' 2 Cette scene est fidelement representee dans une gravure des Revolutions de Paris, qui parut quatre jours apres l'evene- ment, n, 212, t. XVII, p. 148, 149. — 103 — morne et pensif. Plusieurs des autres, notamment Mainvielle et Duprat, font plusieurs Ibis chorus, le long de la route, avec les spectateurs. « Vers une heure, les eondamnes arriverent a la place de la Revolution l . Au moment de descendre de la charrette, Boyer-Fonfrede et Ducos s'embras- serent. Cela fut repete par les a litres eondamnes, qui se trouvaient deja au pied de l'echafaud. Sillery fut celui quiy marcha le premier. II salua d'un air grave, a droite et a gauche, les spectateurs. Ceux qui lui succederent a 1* operation fatale adressaient des phrases entrecoupees, que Ton ne pouvait saisir Lehardy, ayant crie : Vive la Republiquel fut gene- ralement entendu, grace aux vigoureux poumons dont Favait pourvu la nature. Les autres, en atten- dant leur tour chantaient le refrain : Plutot la mort que l'esclavagc, C'est la devise des Frangais. Vigee fut execute le dernier. « Apres 1'execution, qui dura trente-huit minutes, on agita les chapeaux en Pair, et les cris mille fois i Les charrettes du bourreau, au sortir de la Conciergerie, prenaient le quai jusqu'au Pont-Neuf , la rue de la Monnaie, la rue Saint-Honore jusqu'a Tentree du faubourg, et la elles tour- naient a gauche, par la belle rue Nationale, qui n'etait pas encore batie a cette epoque. La guillotine etait dressee entre le piedestal de la statue de Louis XV et le Garde-Meuble , a peu pres a la place oil ext aujourd'hui la foniaine situee du c6te du nord. lit. — lepetes de : I ivc I" licpub/iqae ! se tirenl entendr pendant plus de dis minutes '. » VIII Le parti de Ja Gironde n'eut qu'uh lioinme verita- blement honnete, loyal et brave; c'etait le jour- nalisle Girey-Dupre. Girey-Dupre, sous-garde des manuscrits a la Bi- bliotheque nationale , n'ayant pas encore vingt- quatre ans, etait entre avec le desintercssement, la candeur et l'enthousiasme de son age, dans la presse organises par les Girondins, et il redigeait la partie vehemente et agressive da Patriate francais, de Brissot. Tandis que les coryphees du parti boulever- saient la France, pour emporter d'assaut des porte- leuilles, Girey-Dupre faisait une guerre d'avant- garde a la Montague; et les numeros du Patriate fmncais&u 11, du 12 et du 13 mars 1793, devoile- rent, avec la plus noble hardiesse et le plus grand courage, le projet du massacre du 10, organise aux Jacobins par Dubois-Crance, Gamier de Saintes el Bentabole 2 . Des ce moment, Girey-Dupre fut portc sur la liste des victimes. 1 Bulletin du Tribunal revulutiounaire, 2 e partie, n.64, p. -250, 2 Brissot, A ses commeltuitts, p. 30. — 105 - Arrete a Bordeaux, en memo temps que Duehatel, Riouffe et Marchena, par les soins de Tallien et d'Y- sabeau, Girey-Dupre fut conduit a Paris et ecroue a la Conciergerie le 19 novembre 1 . Rien ne tut plus noble et plus tier que ce jeune homme heroique, en attendant son proces qui commenca le 21 , et qui finit le 22 par une condamnation a mort. « Je ne parlerai pas, dit Rioufle, son compagnon, du courage de Girey-Dupre, ce mot suppose un effort; je dirai seulement qu'il est mort sans y i'aire attention. Sesfers n'avaient rien change a sa gaiete ouverte et tranche : il avait la meme fleur de sante que je lui avais toujours connue ; il s'abandonnait sans reserve aux moindres evenements. « II n'alla point a la mort, il y vola. II avait ou- vert le col de sa chemise, et parut ainsi a 1'audience. i Nous lisons ce qui suit dans une lettre inedite de Tallien a Pache, datee de la Reole, le 9 octobre 1793 : « L'ex-depute Duehatel, le revenant du 16 Janvier, l'un des chefs des brigands et de Tannce Buzotine . vient d'etre arrete au milieu de cette ville, non par les soins de la nouvelle municipality, quifeignait d'ignorer la residence de ce scelerat, mais bien par les notres et ceux de quelques braves sans- culottes. « Ce n'est pas tout: nous venons egalement de faire arreter unEspagnol, nomme Marchena, secretaire intime deBrissot,et l'un des redacteurs du Patriate francais, un nomine Toussaint Riouffe, entrepreneur ambulant dc contre-revolution, un aide de camp deWimpfen, et la femme du general Puyssaie. « Nous avons la certitude que Guadet . Petion, Buzol , Gran- geneuve, Girey-Dupre, et plusieurs autres, sont, soit a Bor- deaux, soit aux environs; et la municipalil6 et les autorites lie font rien pour parvenir a les arreter. » {Bibliotheqfte impe'rialc. supplement francais, 3274. 1 — 106 — Sa raison i'erme et inebranlable aux laches sedue- tions de l'esperance lui avait demontre qu'il n'y avait plus qu'a presenter sa tete l . » On ne le vit pas, celui-la, renier ses amis et laire amende honorable, en balbutiant, de son mepris pour les revolutionnaires qu'il avait combattus. Ses reponses au president Herman furent superbes de dedain ou de noblesse. — « Quels sont les motifs qui vous ont engage a quitter Paris? » — « J'ai quitte Paris parce que j'etais menace d'un mandat d'arret. » — « Pourquoi vous etes-vous embarque pour Bordeaux ? » — « C'est que j'esperais y etre tranquille. » — « Quelles etaient les causes de vos vovases ha- bituels ? » — « J'etais ne avec l'inclination de voyager. » — « Frequentiez-vous les societ^s populaires ? » — « Tres-peu 2 . » — « Etiez-vous lie avec Brissot? » — « J'ai connu Brissot , j'atteste qu'il a vecu comme Aristide et qu'il est mort com me Sidney, martyr de la liberte 3 . » 1 Riouffe, Memories d'un detenu, p. 74, 75. 5 Bulletin du Tribunal revohdionnaire, 2 e partie, n. 98, p. 390, 391. 3 Le Bulletin du Tribunal re'volutionnaire n'osa pas reproduire - 107 - Girey-Dupre* i'utcondamne a mort le 22 novembre k mien, et conduit au supplice a trois heures. De m6me qu'il avail ouvert le col de sa chemise, il avait compose d'avance son hymne funebre, et il le chanta tout le long du trajet, de la voix la plus ferme et la plus accentuee : Pour nous, quel triomphe eclatant! Martyrs de la liberte sainte, L'immortalite nous attend. Digues d'un destin si brillant, A Techafaud marchons sans prainle; L'immortalite nous attend. Mourons pour la patrie, C'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie 1 . Lorsque la charreltefutarrivee dans la rue Saint- Honore, au coin de la rue Saint-Florentin , et en face de la maison qui porte aujourd'hui le n° 298 , Girey-Dupre interrompit son hymne, et regarda fixement deux femmes placees a la fenetre d'un pavil- ion situe au fond de la cour, pavilion masque main- tenant par le corps de logis bati sur la rue. Ges deux femmes etaient Henriette et Victoire Duplay, cette riere reponse, faite par un ami de Bnssot au president de ses assassins. Elle courut immediatement Paris et la France ; et on la trouve dans vingt monuments contemporains , notam- ment dans Riouffe, Memoires d'un detenu, p. 74. 1 Riouffe, Memoires d'un detenu, p. 76. On voit que le chant de Girey-Dupre a servi de pretexte et de type a un hymne faussement attribue, dans ops derruera temps, aux Girondins. — 108 — qui furent depuis, la premiere, femme cle Lebas, la seconde, femme de Robespierre ', toutes deux filles du menuisier Duplay, proprietaire de la maison et jure au tribunal revolutionnaire. « Abas les dicta- teurs ! a bas les tyrans ! » leur cria Girey-Dupre de toutes ses forces, jusqu'a ce qu'il eut perdu de vue les deux i'emmes 2 , et puis il reprit son hymne, dont le couperet du bourreau arreta seul le refrain. Girey - Dupre avait vingt-quatre ans et douze jours. IX Avec leurs principes bien connus et ayant vecu comme ils l'avaient fait, les Girbndins ne pouvaient pas mourir aulrement qu'ils ne moururent. C'etait avoir une etrange idee de ces principes, de cette vie, que d'avoir mis, cornme Fa fait un bistorien, un pretre aupies d'eux apres leur condamnation. Ge furent les Grirondins qui proscrivirent les pretres et qui firent voter leur deportation. Au point de vue religieux et philosopbique, les Girondins etaient les successeurs directs des doctrines 1 Le residu des papiers de Robespierre, qui est aux Archives de la Prefecture de police, contient une lettre d'un sieur Cervcau, fermier a Roissy, et cousin de Duplay, dans laquelle il felicite Robespierre de son heureuse alliance avec le citoyen Dnplay. Elle est datee du 8 messidor an II (26 juin 1794). - Ce detail est rapportp par Louvet. Recit de mes perils, p. IT-'. — 10!) — encyclopediques, et c'est a ce litre que HiouiFe ne se consolait pas de leur mort. « La generation verita- blement disciple de Jean-Jacques, de Voltaire et de Diderot, dit-il, a pu etreaneantie et l'aete" en grande partie sous l'horrible pretexte de federalisme l . » L'une des choses dont s'honoraitBrissot, au milieu de sa carriere politique, c'etait de s'etre voue a la destruction du cbristianisme. « La tyrannie reli- gieuse et politique , dit-il , m'avait revolte depuis le moment ou j'avais commence a reflechir. J'avais des lors jure de consacrer ma vie a leur destruction. La premiere succombail sous les efforts redoubles des Rousseau, des Voltaire, des Diderot, des d'Alem- bert " 2 . » Des le 24 mai 1792, Guadet renouvelant, au nom de la pbilosopbie, I'esprit de persecution qui revo- qua l'edit de Nantes , lit voter par l'Assembl^e le- gislative la peine de la deportation contre les pretres qui refusaient de preter serment a la nouvelle et absurde organisation de l'Eglise catholique, ceuvre des protestants, des jansenistes et des athees, connue sous le nom de constitution civile du clerge. Le ministere girondin etait alle plus loin : il avait pretendu, lui qui certes ne se confessait pas, donner de sa main un confesseur a Louis XVI. Voici en 1 Riouffe, Me'moires d'un detenu, p. 10. 2 Brissot, Re'ponse a tons les libellistes qui ont attaque et qui atta- quent ma vie pan ne'e, p. 8. 10 — 110 — quels termes Dumouriez, membre de ce ministere, raconte cette singuliere persecution : « Guadet lut une grande lettre fort insolente et fort dure, que les six ministres etaient -censes ecrire a Louis XVI, pour le forcer a renvoyer son confesseur... Dumouriez dit qu'il ne permettrait pas qu'on ecrivit au nom du conseil au roi sur les affaires de sa conscience ; qu'il pouvait prendre un iman, un rabbin, un papiste ou un calviniste pour la diriger, sans que personne eut le droit de s'en meler l . » Quant a leur mepris pour la religion et pour le culte, les Girondins ne manquaient aucune occasion de l'afficher. Barbaroux avait eu un fils d'une jeune amie, comme on disait alors, et il a grand soin de s'excu- ser d'avoir porte a l'eglise 1' enfant d'Annette. « A mon depart, dit-il, Annette etait enceinte ; ma mere soigna mon amie, et, depuis dix jours, j'avais un fils. . . Je fus avec ma mere, avec quelques amis presenter mon fils k l'eglise, car les officiers publics ii 1 etaient pas encore etablis. Le bapteme nest rien aux yeux des philosophes ; mais la ceremonie quelle qiCelle soit , par la- quelle on transmet son nom k son fils , est bien interessante pour un pere. Le mien fut appele Oge Barbaroux. Oge etait un homme de couleur de 1 Dumouriez, Memoires, t. II, p. 256, 257. — Ill — Saint-Domingue... J'ai voulu que mon fils portat son nom avec le mien, parce que c'est celui d'un brave homme l . » Quoiqu'ii ne fut pas Girondin, Camille Desmou- lins etait philosophe aussi, et, lorsqu'un fils lui fut ne de Lucile Duplessis, sa femme, il alia, dans les singuliers termes que voici, le faire inscrire le 8 juil- let 1792, sous le nom d'Horace, sur les registres de sa municipalite : « Louis-Simplice-Camille Desmourins a de- clare que la liberte des cultes etant decretee par la Constitution , et que , par un decret de 1' As- sembled legislative , relatif au mode de constater l'etat civil des citoyens, autrement que par des cere- monies religieuses, il doit elre eleve dans chaque municipalite de chef-lieu un autel sur lequel les pefes, assistes de deux temoins, presenteront a la patrie lews enfants 2 , — le comparant voulant user des dispositions de la loi constitutionnelle et voulant s'epargner un jour, de la part de son fils, le reproche de l' avoir lie par serment a des opinions religieuses qui ne pouvaient pas encore etre les siennes, et de l' avoir fait debater dans le monde par un choix in- consequent, enire les neuf cents et tant de religions 1 Barbaroux , Memoires, p. 85, 86. 2 C'est la un trait qui peint les soi-disant philosophes du xvme siecle ; ils ne croyaient pas a l'autel de Dieu , mais ils croyaient a l'autel de la patrie. — 112 — qui partagent les hommes, dans un temps ou il ne pouvait seulement pas distinguer sa mere ; en conse- quence il nous requiert, etc., etc *. » C'etait bien la, comme on voit, le langage des lils legitimes de la philosophic A quoi bon des pretres pour de pareils hommes ? lis auraient volontiers dit k l'abbe Lambert, comme Voltaire a d'Alembert : « Les cordonniers et les servantes sont le partage des ap6tres 2 ; » ou comme Yoltaire a d'Argental : « Les pretres ne doivent avoir d'empire que sur la ca- naille 3 . » Quels etaient d'ailleurs les principes moraux de ces hommes, et quels chefs s'etaient-ils donnes? i Archives de I'Hotel de ville de Paris. s Lettre de Voltaire a d'Alembert, 2 septembre 1768. 3 Lettre de Voltaire a d'Argental, 27 avril 1765. LIVRE QUATRIEME LES CHEFS DU PARTI DE LA GIRONDE. Sommaire.— Petion. — Safaiblesse. — Sa vanite - . — II espere etre roi de France. — Railleries de Robespierre. — Jugement de Bertrand de Molleville. — Condorcet. — Son mariage. — Son ingratitude envers M. de La Rochefoucauld. — Brissot. — Son education. — Son se^jour en Angleterre. — II est mis a la Bas- tille. — II entre au service de la maison d'Orleans. — Madame de Genlis marie Brissot. — Voyage aux Etats-Unis et retour. ■ — Fondation du Patriate Francais. —Brissot est membre du comite des rechercbes de la Commune. — Ses opinions roya- listes. PETION. C'est mal parler peut-etre de dire que Petion fut le chef du parti de la Gironde ; il en l'ut tout ce qu'il en pouvait etre : le mannequin. L'homme qui le connut le mieux, Robespierre, le peignit tout entier d'un mot fort spirituel et fort juste, en l'appelant le Crillon de la revolution du 10 aoiit l . En effet, la revolution du 10 aout se fit au nom de Petion, et il n'y etait pas. Jer6me Petion 2 de Yilleneuve, ne a Chartres en i « Vous futes le Crillon de la derniere revolution. » (Robes- pierre, Lettres a ses commettants, n. 7, p. 308.) 2 Rosderer, dans sa Chronique de cinquante jours, et M. de 10. — 114 — 1759, et avocat au bailliage de cette ville, fut le roi de ces Gerontes politiques, dont les partis se servent pour masquer leurs menees, pour moraliser leurs intrigues, et pour populariser leurs seditions. II fut, pour les revolutionnaires de 1792, ce que Necker avait ete pour les revolutionnaires de 1787, ce que Bailly avait ete pour les revolutionnaires de 1789, — une vanite naive et facile, enchantee de tout, en- chantee surtout d'elle-meme, riant de bonheur, pleurant par convenance; enfin, le drapeau le plus leger et le plus commode k porter, depuis la botte de foin classique donnee par Romulus aux premiers soldats du Latium. Les partis ont toujours interet a ce que leur chef se recommande par une qualite quelconque, res- pectee de tous : ne pouvant lui donner ni l'esprit, ni le courage, les amis de Petion lui donnerent la vertu: et Petion s'appela le vertueux, comme Robespierre l 1 incorruptible. Ce mot d'ordre une fois donne\ la vertu de Petion brilla d'un eclat incomparable; lui-meme en fut ebloui ; ct comme tout le monde en parlait, il finit par y croire. II pay ait, avec Fargent de sa police, des journaux en forme d'aftiehes, ou Louvet exaltait Lamartine, dans ses Girondins, ecrivent le nom de Petion avec un h : Pethion. C'est une erreur. Les signatures de Petion ne sont pas rares; et tous les eollectionneurs d'autographes savent qu'il signait : — Petion. — 115 — celte vertu : et Petion , au dire de Robespierre, la laisait placarder hii-meme. Quoique Robespierre ne l'aimat point, et que son temoignage doive etre pese pour cette raison, on est force de reconnaitre qu'il Fa connu mieux que per- sonne, et qu'il l'a peint d'apres nature. C'etait bien, com me il dit, « un visage epanoui par un rire eter- nel 1 ; » c'etait l'homme du monde « dont le sang circule le plus doucement, dont le coeur est le moins agite par le spectacle des perfidies humaines, dont la philosophic supporte le plus patiemment la misere d'autrui 2 . » Petion se defendait d'une facon fort grotesque de cette bonhomie ridicule, et il disait, comme l'eus- sent fait Necker, Bailly ou Roland, dans son Compte rendu a la commune de Paris : « Jamais homme en place ne pensa et n'agit par lui-meme autant que moi. » A quoi Robespierre repondait, au sujet de la formation du premier ministere girondin : « Vous vous calomniez vous-meme, quand vous pretendez que vous n'eles mene par personne. Peut- etre mcrae etes-vous persuade de bonne foi ; mais il n'en est rien, je vous jure. Le sait-on quand on est mene? Voyez encore ce qui se passe sur nos theatres. Lorsqu'une adroite soubrette, ou un valet intrigant, conduit un Geronte ou un Orgon comme par la li- 1 Robespierre, Lettres a ses commettantsj n. 7, p. 316. 2 I6td.,p. 326. — 116 — siere, ne voyez-vous pas avec quel art les fripons s'extasient sur la rare sagesse et sur l'incroyable fer- mete du bonhomme, et comme celui-ci s'ecrie, dans les eclats de sa joie bruyante : Oh ! je sais bien qu'on ne me mene pas, moi ; et s'il y a une forte tete en France, je vous garantis que c'est celle-ci ! « Par exemple, au niois de mars dernier, quand les ministres furent renouveles, je vous ai vu dans la ferine croyance que c'etait vous qui les aviez choisis. Comme je vous demandais si cette demande de la cour ne vous etait pas suspecte, vous me repondites, avec un air de contentement tres-remarquable : « Oh ! si vous saviez ce que je sais ! si vous saviez qui les a designes! » Je vous devinai, et je vous dis, en riant de votre bonne foi : « C'est vous, peut- etre? » Et alors, vous frottant les mains : « Hem! hem ! » me repondites-vous. Je vais vous dire com- ment vous vous etiez persuade & vous-meme que vous aviez cree les ministres. « Quand Brissot et quelques patriotes de meme trempe, de concert avec Narbonne, du consentement de Lafayette, et par l'entremise de quelques femmes, telles que la baronne de Stael, la marquise de Con- dorcet, eurent tout arrange, et que les clauses de la transaction furent arretees, Brissot vint vous dire : « Qui nommerons-nous ministres? Boland? Cla- viere? ils sont bons; les voulez-vous? » — « Parbleu, oui... Roland, Claviere... Oh! mais savez-vous que — 117 — ca serait delicieux, qu'on les nomine ! » — Et vous avez cru que le ministere etait votre ouvrage '. » Tel fut en effet Petion; plastron des projets d'au- trui, iant qu'il vecut ; commencant par obeir a La- fayette, finissant par obeir a Maillard ; trouvant, dans son inepuisable faiblesse, des raisons pour jus- titier tout ce qu'il n'osait empecher; et prenant a la fin son parti de tout, raeme du crime. Petion n'avait pas voulu la revolution du 10 aoiit, et il s'en arranges,; Petion avait eu borreur des mas- sacres de septembre, et il fit, du vin de sa table, verser a boire aux massacreurs 2 . Nous avons en ce moment sous les yeux un curieux et singulier document, ou Petion a pris soin de tra- cer de sa propre main son caractere politique. G'est une lettre anonyme, adressee a Petion, au mois d'a- vril 1792, a l'occasion de la fete decernee aux Suisses du regiment de Chateauvieux, retires des galeres par un decret de TAssemblee legislative. L'opinion publique s'inquietait profondement de cette fete. i Robespierre, Lettres a ses commettants, n. 7, p. 331, 332, 333. - Ce fait horrible, dont il y a cent preuves, est raconte ainsi par Dubem, temoin oculaire : « Le 5 septembre 1792, j'etais a diner chez Petion; Brissot, G-ensonne et plusieurs autres deputes s'y trouverent -aussi. Vers la fin du diner, les deux battants s'ouvrirent, et je fus etonne de voir entrer quinze coupe-tetes, les mains d<^gout-- tantes de sang. « lis venaient demander les ordres du maire, sur quatre-vingts prisonniers qui restaient encore a la Force ; Petion les fit boire, et les conge'dia en leur disant de faire tout pour le mieux. » (Bulletin du Tribunal revolutionnaire, 2 e partie, n. 61. Deposition de Dubem.) - 118 — C'etait d'abord un outrage inique a la justice, dont les legitimes arrets etaient foules aux pieds; c'etait ensuite un encouragement public et solennel a la revolte. Qui voudrait desormais defendre l'oidre, apres de telles ovations decernees, par le corps le- gislatif lui-meme, a ceux qui avaient ensanglante les rues de nos villes? Sous la pression de ces sentiments , qui etaient ceux de la societe calme et honnete, un ami de Petion lui ecrivit le billet que voici : « Pethion 1 , es-tu las d'etre vertueux?... Songe aux devoirs que ton caractere t'impose; songe aux consequences terribks de la fete qu'on projette ; songe aux sollicitudes des vrais amis de la patrie... et deshonore-toi, si tu l'oses. « Ton meilleur ami, tant que tu seras digne de l'etre. » Apres avoir medite sur ce billet, Petion prit la plume et il ecrivit de sa main, au haut du papier, les lignes suivantes, qui sont la fidele peinture de cet esprit vain et irresolu : « A serrer, avec cette observation qu'il est inique et decourageant que l'on m'impute, a l'occasion de la fete de la liberte, ce qui n'est que la volonte 1 Aprfes avoir lu ce billet, Petion a barre" de deux traits de plume 17i et Yaccent aigu, ce qui fixe l'orthographe et la pronon- ciation de son nom. Tie nom de Petion est, dans son origine, une variete et un equivalent des noms de Petit et de Petitot. — 119 — der^glee d'un parti median t, ce que jc n'ai pas le droit de defendre, ce qui attirerait des dangers plus e\idents, si cela etait defendu c\ des citoyens libres d'assister ou de n'assister pas a cette fete pro- chaine, ou le peuple sera paisiblement et sans ar- mes ' . » Tout Petion est \k. D'abord, il voit le mal; ensuite il l'excuse; enfin, il le nie. II avoue que la fete est la manoeuvre d'un parti mediant; il trouve inique et decourageant qu'on la lui impute; mais il faudrait braver la multitude pour l'empecher, et il ne se sent pas ce courage. Alors, et pour faire la paix avec lui-meme, il se dit qu'il n'a pas le droit d'interdire cette fete, et e'est en faveur de la paix publique qu'il s'accommode d'un d^sordre liideux. C'est ainsi que, le 23 juillet 1789, Bailly et La- fayette, ces Petions de la Constitnante, apres avoir essaye d'empecher l'assassinat de Berthier, detour- nerent la vue pour ne pas voir le coeur saignant de la victime qu'on leur apportait : « Un dragon est entre, dit Bailly lui-meme, portant un morceau de chair ensanglante, et a dit : Yoila le coeur de Ber- thier. Nous avons detourne la vue. Ensuite la nou- velle nous est venue qu'on apportait sa tete. Nous avons envoye dire qu'on n'entrat pas, parce que V Assemblee etait occupee d'wie deliberation. Alors, 1 Bibliolheque imperiale, ManmcrUs, supplement fran^ais; 3274. — 120 — il fallait prendre des pretextes pour se refuser a ces atrocites 1 . » Voila ce qu'il en coute d'etre populaire ; il faut, bon gre mat gr6, mettre la main a toutes les folies et a tous les crimes des multitudes, sans que d'ail- leurs la honte d'avoir ete leur complice dispense jamais d'etre leur victime. On devine ce qu'un homme tel que Petion, decore d'un certain vernis de vertu, auquel se prend tou- jours le vulgaire; eternel instrument des factieux, qui avaient un acces assure dans son ame par la porte beante de la vanite, on devine ce qu'un tel bom me dut apporter de perils dans une epoque soumise, plus qu'ancune autre, aux intrigues et au charlatanisme. II Petion fut d'abord un royaliste ardent, si Ton est serieusement quelque cbose quand on porte en soi une nature revolutionnaire. Le Moniteur analyse en ces termes une reponse qu'il fit el Camus, le 27 aout 1789, ^ l'Assemblee constituante : « M. Camus de- mande qu'on passe a la discussion des articles rela- tifs a la monarchic, qui sont le resultat presque una- i Bailly, Me'moires, t. II, p. 303. - 121 - nime de tous les cahiers... M. Petion dc Yilleneuve s'oppose a ce que les articles soient deliberes avec precipitation. II dit que parmi les articles, il en est d'une utilite ividente pour le peuple francais, pour sa tranquillite, comme le maintien de la monarchie, la succession au trone de male en male et P exclusion des femmes '. » Du reste, Petion ne faisait alors aucune reserve en faveur du desordre, et il condamnait d'une maniere absolue le principe revolutionnaire du droit d'insur- rection : « Tous les moyens que Ton nous aindiques, disait-il le 5 septembre 1789, n'auraient que des inconvenients, puisque ce n'est que l'insurrection que Ton voudrait opposer au prince, et Ton ne songe pas qu'elle n'est que pour le mechant, et qu'elle punit l'homme de bien 2 . » Le 30 decembre, il ajoutait : « Le peuple ne peut se reserver aucun pouvoir, quoiqu'il possede tous les pouvoirs, et je conviens qu'il faut qu'il les delegue tous \ » Petion croyait encore a la necessite de la monar- chie la veille de sa chute, et au moment meme ou, sans le savoir, iltravaillait a son renversement. Seu- lement il avait quitte son ancien terrain de 1789, le terrain de l'heredite monarchique de male en male, et il travaillait, en 1792, a l'elevation du due d'Or- 1 Moniteur du 26 au 28 aout 1789. 2 Moniteur du 4 au 7 septembre 1789. 3 Moniteur du 30 decembre 1789. 11 199 _ leans, avec les Girondins et avec la Commune de Paris, dans le cas ou quelque obstacle imprevu em- pecherait le parti de trouver son compte, soil dans la decheance de Louis XVI, soit dans la composition d'un conseil de regence dirigeant le jeune dauphin. Ce projetrelatif al'elevation du due d'Orleans fut hautement enonce par les Girondins dans Fadresse de la Commune a l'Assemblee nationale, lue par Pe- tion le 3 aout : « Par un reste d'indulgence, dit-il, nous aurions voulu vous demander la suspension de Louis XVI, tant qu'existera le danger de la patrie, mais la Constitution s'y oppose. « Louis XYI invoque sans cesse la Constitution, nous l'invoquons a notre tour et nous demandons sa decheance. Cette grande mesure une fois portee, comme il est tres-douteux que la nation puisse avoir confiance en la dynastie actuelle, nous demandons que des ministres, solidairementresponsables, nom- mes par l'Assemblee nationale, exercent provisoire- ment le pouvoir executif l . » Ne sans aucune fixite dans Tesprit, sans aucune noblesse dans le caractere , simple ambitieux que la vanite aveugle et que le courant revolutionnaire en- traine, Petion, esclave de son parti, avait fait servir contre Louis XVI jusqu'a l'antorite qu'il devait a sa confiance. Ainsi, lorsqu'il fut necessaire, au moisde 1 Moniteur du 5 aout 1792. — 123 — novembre J7M et a l'expiration des pouvoirs de Bailly, de nommer un nouveau maire de Paris, l'ap- pui ostensible de la cour fit reussir sa candidature contre celle de Lafayette. « ...Petion venait d'etre nomine maire de Paris, dit Bertrancl de Molleville , en parlant de cette epoque. II fut invite & diner (cbez M. Cahier de Ger- ville), avec quelques membres de la municipality. L'intention du nouveau ministre etait de nous asso- cier a sa popularity. « Je fixai specialement mon attention sur Petion; le roi etla reine etaient alors prevenus en sa faveur. lis avaient desire qu'il fut prefere, pour la mairie, a M. de Lafayette , son concurrent. Petion et moi etions les deux plus forts au billard. Nous jouames plusieurs parties ensemble et je restai assez long- temps en tete-a-tete avec lui. Sa physionomie, qui, au premier coup d'oeil, paraissaitouverte et agreable, etait fade et sans expression. Son defaut d'instruc- tion, sa pesante elocution , tour a tour triviale ou ampoulee, me le fit regarder comme un homme peu dangereux. J'imaginai meme qu'en flattant sa vanite ou son ambition, on pourrait le rendre utile au roi. Sa conduite n'aque trop prouve combien je me trom- pais, et encore aujourd'bui je ne puis, sans un sen- timent penible, songer que je m'en suis laisse impo- ser par un coquin aussi niais l . » 1 Bertrand de Molleville, Memoines, t. I, p. 230--232. 24 (Juelque violent qu'il fut dans ses termes, ce jugement de Bertrand de Molleville sur Petion etait pourtant vrai , mais avec cet amendement que si, dans la revolution du 10 aout, Petion tint reellement, comme on le verra, la conduite d'un coquin, il fut amene a la tenir parce qn'il etait un niais. II fut la dupe des intrigues de son parti, qu'il servit jusqu'au l)out sans les comprendre, dispensant merae ceux qui l'employaient d'aucune dissimulation, tant il se pretait de bonne foi a l'importance factice qu'on lui avait faite. Petion pouyait bien s'imaginer qu'il conduisait la politique du parti de la Gironde, puisqu'il etait per- suade qu'il avait dependu de lui d'etre roi de France. Ill Ce fut pendant la federation de 1792 que cet eclair de vanite incommensurable traversa la cer- velle de Petion, et deux mois plus tard, il en faisait lui-meme la confidence au public dans sa reponse a Bobespierre : « Robespierre, disait-il, vous avez ete temoin de 1'enthousiasme qui s'est manifeste ^l cette epoque du 1 i juillet, de ces acclamations, de ces bannieres, de ces chapeaux marques a la craie, mais vous avez ignore cles particularites que j'ai tues et — 125 — que je tairai encore. Jamais homnie, vous pouvez m'en croire, n'a ele plus a porteeque moi de souiller sa vie par line ambition criminelle et insensee ; mais l'idee seule qu'on put me croire assez ennemi de la liberie de mon pays pour songer a cette atrocite me faisait horreur, et mes concitoyens ont lu dans mon coeur ce que vous pretendrez que Cesar eut lu sur mon visage '.. » Ges aveux de Petion, a peine croyables, etaient adresses a Robespierre. Nul ne savait mieux que ce dernier, recemment encore l'allie des Girondins, ce qu'il y avait eu de lactice, de factieux et de revolutionnaire dans les sentiments apportes a Paris par les federes, au mois de juillet 1792, et a quel point la France elle-meme etait restee etrangere a cette manifestation organisee par le comite directeur des Jacobins ; aussi per- sonne n'etait-il mieux place que Robespierre pour arracher a Petion ce bourrelet d'enfant , qu'il avait pris pour une couronne. « Je vous entends, lui repondit Robespierre, vous expliquez assez clairement ces particularites myste- 7'ieuses que vous annonciez; mais, comme Phedre, vous vouliez que nous soulagions votre pudeur en prononcant nous-meme le mot fatal. « Oui, Petion, je vous ai compris ; dans ces mo- 1 Petion, Compte rendu a ses commettanls, cite par Robespierre, Lettres a ses commettants, n. 10, p. 478. 11. - 126 — ments d'enthonsiasme et d'ivresse, au sein de ce iriomphe immortel, on vous parla de la magistra- ture supreme... Mais vous, non pas avec la fausse modestie de Cesar, mais avec une horreur sincere, vous repoussates le diademe offert a votre front... La posterite ne voudra jamais le croire ; mais c'est un fait con nu de beaucoup de monde, que je pourrai moi-meme prouvcr de plus d'une maniere, indepen- damment de la confidence que vous nous faites ici. « Vous vous etiez mis dans la tete que la France avait la fantaisie de vous iaire roi, ou tout au moins regent ; que vous auriez un combat serieux a soute- nir contre elle pour vous en defendre, et vous trem- bliez que les federes ne fussent venus tout expres pour vous introniser. « Bon Dieu ! nous aurions done eu un roi nomine Jer6me I ei ? Quelle felicite ! Mais peut-etre... qui sait si la France ne sera pas obligee de revenir a vos genoux vous prier de lui dieter des lois?... Je sup- pliehumblement Votre Majeste, Sire, de vouloir bien prendre en consideration une partie des verites que j'.ai eu l'honncur de lui adresser et des conseils que j'ai pris la liberte de lui donner, pour le bonheur du peuple et pour la prosperite de son regne l . » Tel avait ete, tel sera Petion, vaniteux, credule, faible, drapeau docile et dupe resignee d'un parti 1 Robespierre, Lettres a ses commettantsj n. 10, p. 470-484. — 127 — nourri d'intrigucs. En 1792, il avait cm que les bri- gands mandes & Paris par les Girondins, sous le nom de Federes, avaient eu la pensee de le faire roi ; en 1793, il ne previt pas que les Jacobins, assez puis- sants pour le proscrire de Paris, le seraient assez pour le traquer en province comme une bete fauve; et peut-etre meme avait-il perdu le souvenir de ces innombrables et atroces societes populaires, orga- nises par ses propres amis, et auxquelles Roland avait donne, par plus de vingt circulaires insensees, une veritable constitution. IV CONDORCET. De meme que Petion avait specialement pour mis- sion, dans le parti de la Gironde, d'y representer la vertu, Condorcet avait pour emploi d'y representer la philosophic G'etait, a cette epoque, un emploi considerable et respecte. Condorcet resumait en sa personne les trois grands engouements du xvm e siecle, la philosophic, la philanthropic et l'economisme ; et il les avait pui- ses a la source meme, dans le giron de Voltaire, du due de La Rochefoucauld et de Turgot. II avait ajoute a ces trois passions Tabus de la geometrie et — 128 — de l'algebre, transporters dans le domaine de la po- litique, ce qui faisait de lui un homrae particuliere- raent predestine aux illusions et aux exces revolu- tionnaires. « Marie-Jean-Antoine Caritat, marquis de Gon- dorcet, etait ne, dit Mathon de la Varenne, le 17 septembre 1743, a Ribaumont en Picardie, ou son pere, le chevalier de Condorcet, avait epouse la iille du subdelegue de 1'intendance d' Amiens. II le perdit de bonne heure, et son oncle paternel, alors eveque de Gap, en Dauphine, se cbargea de son edu- cation. On le destinait a l'ordre ecclesiastique ; mais lacomtesse de Gruel-d'Ussays, sacousine germaine, lui croyant des dispositions pour la carriere mili- taire, engagea le prelat a l'y faire entrer. Celui-ci fut translere au siege d'Auxerre, et le jeune Con- dorcet, nomme sous-lieutenant d'un regiment de dragons, qu'il ne rejoignit jamais, parce qu'il eut une dispute avec un chevalier d'Abon, qui lui donna publiquement un souffle t dont il ne tira pas ven- geance. Alors, L'eveque et la famille lui conseillerent de se livrer aux lettres, pour lesquelles il temoignait un gout decide. « Apres cette a venture, il manil'esta le desir d'etre chancelier de l'ordre de Saint -Lazare du Mont- Carmel. Le genealogiste Cherin pere, qu'il alia con- suiter, lui conseilla de ne pas faire de demande, parce qu'il ne pourrait reussir a faire les preuves — 129 — exigees par Monsieur, frere du roi, chel' de cet ordre 1 . » Peut-etre est-ce le lieu de faire observer, avant d'aller plus loin, que ce rneme Condorcet, qui avait voulu etre chancelier d'un ordre de chevalerie, fit decreter, le 19 juin 1792, la destruction de tons les depdts de titres de noblesse dans les provinces 2 . II avait d'ailleurs d'illustres exemples a suivre en ce genre de palinodie ; et Mathieu de Montmorency ne lui avait laisse qu'a glaner dans ce champ. Roland et sa t'emme avaient e\galement fort recherche les par- chemins, quand ils rapportaient de la consideration et des privileges; et Cherin le fils devint, par un etrange revirement, Tun des plus ardents sans- culottes de la Terreur. • Ce fut par des travaux d'algebre et de geometrie que Condorcet se fit connaitre dans le monde, et y acquit un grand nom. Un memoire sur le calcul integral, publie en 1765, et un essai d'analyse, pu- blie en 1768, lui ouvrirent les portes de FAcademie des sciences. Tout recommandables qu'ils fussent, ces travaux auraient relegue Condorcet dans les rangs des savants speculatifs et delaisses, et ce n'eut pas ete son compte. Une edition des Pensees de Pascal, publiee en i Mathon de la Varenne, Histoirc particiiliere des evenements qui ont eu lieu, etc., p. 212. - Moniteur du 20 juin 1792. — 130 — 1776, avec une preface, classa Condorcet parmi les philosophes, et lui ouvrit le sanctuaire ou ils prepa- raient en secret la ruine du christianisme l . II n'y avait pas d'endroit par ou Condorcet put arriver plus surement au coeur de Voltaire. Pascal etait, et-pour cause, une de ses plus ardentes antipathies, ce qui le faisait s'ecrier, en 1734 > « Va, va, Pascal, laisse- moi faire ! Tu as un chapitre sur les propheties ou il n'y a pas l'ombre du bon sens. Attends, attends 2 ! » Pascal laissa faire Voltaire, qui reussit a mettre, quarante ans, la haute raison et le vrai savoir au ban de la France; et dont le succes put faire croire a l'accomplissement de cette menace, ecrite en 1758 : « Dans vingt ans, Dieu aura beau jeu 3 . » G'est aux geometres a dire quelle fut la valeur de Condorcet comme algebriste. Nous osons affirmer que sa valeur, comme philosophe et comme ecrivain, fut des plus minces. Toute sa donnee philosophique reside dans un apercu de Locke sur la perfectibility indehnie de l'esprit humain ; et l'histoire, comme le bon sens, a largement fail justice de cette idee. Elle est pourtant ce qu'il y a de plus clair dans YEsquisse d'un tableau historique des progres de V esprit hu- main, ou des declamations contre les rois et contre 1 Voir, sur cette edition de Pascal, la Correspondance litteraire de La Harpe, t. I, p. 415. 2 Voltaire, Lettre a d'Aryental, mai 1734. s Voltaire, Lettre a d'Alembert , 25 fevricr 1758. - 131 — lei pretres ne sont pas pour rehausser la pauvrete du principe et du style. Condorcet en etaitd'ailleuis venu a cette haine ridieule des rois, qu'il dut son decret d'arrestation, rendu le 8 juillet 1793, a un ecrit intitule : Aux citoyens francais, dans lequel il attaquait la Constitution de 1793, comme con tenant des germes de royaute l . Malheureusement pour Condorcet, il ne fut pas preserve par l'elevation du caractere contre les en- trainements de l'esprit, et il n'y eut rien dans sa chute, comme homme, qui put l'absoudre de ses exces comme revolutionnaire. II avait epous<$, k la fin du regne de Louis XV, une demoiselle de Grouchy, fort spirituelle et fort belle, et il recut, a cette occasion, de M. le due de La Rochefoucauld, une dot, tres-benevolement don- nee, de cent mille francs. II ne sut honorer ni sa femme ni son bienfaiteur. Madame de Condorcet n'aimait pas son mari, qui n'avait pas de passion pour elle; mais il y avait des degres entre cette situation domestique, et des efforts tenths en commun, pour que la jeune mariee devint l Monitcur du 10 juillet 1793, Discours de Chabot. 32 la favorite du vieuxroi. Les contemporainsracontent cette odieuse aventure avec des details si precis, qu'il serait bien difficile de les rejeter entierement 1 . Certes nous ne voudrions pas croire, sans preuves positives, k la participation, si indirecte que ce fut, de Condorcet a la mort tragique du malheureux due de La Rochefoucauld 2 ; mais, apres s'etre fait fer- mer, par ses principes et par sa conduite, la maison de madame la duchesse d'Anville, a laquelle il de- vait ses succes dans le monde et ses pensions, il mit k retirer des mains de M. de La Rochefoucauld le don de cent mille livres, qu'il en avait recu, une bas- sesse d'ame a deshonorer de plus compromis que lui 3 . En general, la revolution tacha de boue, quand ce ne fut pas de sang, la gloire des philosophes. Chenier presidait, le 2 septembre 1792, la section des Filles-Saint-Thomas ; et il n'est pas d'efforts qu'il ne fit pour faire ramener a la Force, ou Ton 1 Voir nolamment Mathon de la Varenne, Histoire particuliere des evenements qui ont eulieu, etc., p. 213. 2 Mathon de la Varenne, Histoire paritculiere des evenements qui ont eu lieu, etc., p. 213. 3 « M. de La Rochefoucauld, tres-content de ne plus avoir de relations avec un homme qui l'avait force de le mepriser, se rendit chez M. de Condorcet. II lui porta les 60,000 fr. (le solde) ; il voulait les lui remettre lui-m£me par exces de delicatesse, d'abord pour »ne pas publier son bienfnit, et ensuite pour ne pas mettre ses gens d'affaires dans la confidence de l'ingrati- tude du philosophe. M. de Condorcet nombra et recut les 60,000 livres sans proferer une parole, remit la quittance au due, et prit conge de son bienfaiteur en lui adressant ces trois mots : Monsieur, c est bien! (Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. II, p. 411.) \0>) massacrail, Weber, frere de lait de la reine, qui avait echappe a la mort par miracle 1 . Roland, le vertueux Roland, approuva les massacres 2 . Con- dorcet se tut sur les assassinats de septembre ; il avait justifie ceux du 10 aout. VI BRISSOT. Brissot de Warville, ne a Chartres le l er Jan- vier 1754, etait fils d'un pa-tissier-traiteur. Attaque avec quelque irreverence par Theveneau de Mo- rande sur ce point de genealogie, il repondit, avec plus de vanite que d'a-propos, et non sans une mau- vaise humeur peu deguis^e, que Socrate n'etait point patricien, que le philosophe Clean te s' etait loue pour puiser de l'eau, que Platon n'etait point gentilhomme, que Demosthene £tait fils d'un forge- 1 Weber ayant ete ramene sain et sauf de la Force a sa sec- tion , Chenier refusa longtemps de sanctionner la decision des tueurs : « Le citoyen Weber, dit-il, est accuse de crimes de lese-nation, il est inccncevable qu'il ait_ ete acquitte et declare innocent par le jugement du tribunal populaire ; ce tribunal a ete certainement siirpris. Je ne prendrai jamais sur moi de me meler de son elargissement. » (Weber, Memoires, t. II, p. 274.) ■2 Voici les paroles de Roland : « J'ai admire le 10 aout; j'ai fremi sur les suites du 2 septembre ; j'ai bienjuge ce que la patience longue et trompe'e du peuple et ce que sa justice avaient du produire; je n ai point imme'diatement blame un terrible et premier mouve- ment ; j'ai cru qu'il i'allait eviter sa continuite. » (Adresse de Bo- land dux Parisiens, Moniteur du 13 septembre 1"92.) 12 [34 ron; Diderot, fils d'un coutelier, Massillon, fils d'un tanneur ; Amyot et Jean-Baptiste Rousseau, fils de cordonniers l . Brissot ne considerait pas que ressem- bler par la naissance a ces hommes diversement illustres etait peu de chose, si on ne leur ressemblait point par la gloire. Semblable a la plupart des peres de condition humble et laborieuse, le patissier Brissot reva pour son fils le chaperon d'avocat. Apres une education 6"lementaire aussi soignee que possible, il mit son fils chez un procureur. «Ty travaillai cinq ans, dit Bris- sot, tant en province qu'a Paris. En avancant dans l'etude de la chicane, mon degoiit pour elle aug- menta. A l'ennui se joignit l'indignation qu'excite naturellement dans Ydme sensible et neuve des jeunes gens le spectacle des friponneries qui s'y commettent. Pour dissiper mon ennui, je me livrai k la culture des lettres et des sciences. Le hasard amena deux Anglais dans ma patrie ; j'appris l'an- glais, et cette circonstance a decide de mon sort 2 . » Yoila done avec quel bagage Brissot entra dans le monde. Quelques etudes de latinite, sans grade uni- versitaire ; cinq ans d'exploits et de grosses chez un procureur, et ce qu'on peut apprendre de litterature anglaise dans la societe de deux voyageurs britan- mques, qui sejournent quelques mois a Chartres. 1 Reponse de Jacques-Pierre Brissot a tous les libellistes, p. 3. 8 Ibid. — 135 — En ce temps-la, le nom etait un peu a. la personne ce que Fenseigne est au commerce. Brissot trouvait son nom un peu court. Son pere avait quelques terres au village d'Ouarville, dans la Beauce, et sous pretexte qWArouet, pour echapper a un mauvais calembour, avait metamorphose son nom en celui de M. de Voltaire, Brissot allongea le sien du nom du village d'Ouarville. « Ne le treizieme enfant de ma famille, dit-il, le second de mes freres, je portais, pour etre distingue d'eux, selon l'usage de la Beauce, le nom d'un village oil mon pere possedait quelques terres. Ce village s'appelait Ouarville. 11 me prit fantaisie de donner k mon nom un air anglais, et je substituai a la diphthongue francaise ou le W des Anglais, qui a le meme son. Depuis, ayant pu- blie des ouvrages et signe des actes avec cette alte- ration dans mon nom, j'ai cru devoir l'y conser- ver *. » Muni du savoir et du nom qu'on sait, Brissot partit en 1778 pour Boulogne-sur-Mer, ou il fut employe comme prote et comme precepteur, par Fediteur du journal francais et anglais intitule : Courrier de r Europe, redige k Londres par Serres de la Tour, Mac-Mahon et Theveneau de Morande. « Lorsqu'il se rendit de son etude a Boulogne en 1778, dit The- veneau de Morande, il ne fut que le prote de la 1 Repo>tse de J.-P. Brissot a tons les libellistes, p. 5. - 136 — reimpression, qui alors se faisait clans cette ville, et comme la lecture de deux epreuves par semaine lui laissait du loisir, il enseignait a lire et ce qu'il sa- vait de latin aux enfants du proprietaire du Coar- rier. II lui servait aussi de eopiste l . » En 1783, Brissot s'eleva jusqu'aux fonctions de redacteur du Courrier de PEurope, pour des traductions qui lui etaient payees k raison d'une guinee par semaine. Cependant l'impatience d'ecrire avait gagne Bris- sot, et il publiait en 1780 deux volumes intitules : Theorie des lois criminelles. Qu'on juge de ce que devait etre une pareille production, faite a vingt-six ans par un homme qui savait, des lois en general, ce qu'on en peut apprendre dans une etude de procu- reur, ou Ton enchaine pendant cinq ans l'ennui d'une dme sensible ! La Hollande et la Suisse etaient alors peuplees d'imprimeurs que favorisait le regime severe de la presse francaise, et qui faisaient accueil ct tous les barbouillages qu'on leur envoyait. Brissot trouva aupres d'eux le placement de dix nouveaux volumes, intitules : Bibliotheque pJiilosopliique des lois crimi- nelles. C'etait une traduction et une compilation des divers traites qui avaient paru en Europe sur cette matiere, avec toutes les exagerations et toutes les di- vagations de ce qu'on appelait a cette epoque l'esprit 1 Reptique de Charles Theveneau de Morande a, J. -P. Brissot, [>. 49. — 137 — nhilosophique. C'est dans le sixifcme volume de cette Bibliotheque philosophique que se trouve en ces termes la defense de l'anthropophagie : « Les hommes peuvent-ils se nourrir de leurs semblables ? « Un seul mot redout cette question, et ce mot est dicte par la nature meme. Les etres ont le droit de se nourrir de toute matiere propre a satisfaire leurs besoins. « Si le mouton a le droit d'avaler des milliers d'in- sectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut devorer le mouton, si l'homme a la faculte de se nourrir d'autres animaux, pourquoi le mouton, le loup et l'homme n'auraient-ils pas le droit de faire servir leurs semblables a leur appetit ? « Les anthropophages, qui ne sont point guides par les institutions sociales, ne font que suivre l'im- pulsion de la nature -. » Par cette idee du droit des moutons et du droit des loups, propose pour base au droit des hommes, on peut voir qu'on etait philosophe a bon marche en 1780. La mobilite d'esprit de Brissot, son defaut de but, nne certaine humeur inquiete et vagabonde, ^incer- titude de l'avenir, le besoin d'etre n'importe quoi, a n'importe quel prix, le jeterent a Londres au com- 1 Brissot de Warville, BibUotheque phploSQghique des his crimh- nelles,. t. VI, p. 313. 1?. — 138 — mencement de 1783. II y resta vingt-deux mois et il porta toute sa vie le poids de ce sejour. D'abord , il mit tres-directement la main a une fabrique d'immondes libelles, diriges contre la cour de France, surtout contre la reine, et exploites assez i'ructueusement par deux miserables, nommes Mac- Mahon et Pellepoit l . Cette participation eut pour suite deux mois de Bastille, infliges a Brissot a son re tour en France, le 12 juillet 1784 2 . Enfin, et sous le pretexte de fonder a Londres un de ces Lycees fort a la mode a Paris, Brissot emprunta le 16 septembre 1783, d'un nomme Desforges, une somme de quinze mille francs, que ses besoins per- sonnels absorberent promptement. Les circonstances de cet emprunt, considerees au point de vue de la loi commerciale, laissaient fort a reprendre 3 ; neanmoins en les examinant au fond et dans les intentions de Brissot, il y eut eWidemment etourderie coupable, absence de stricte delicatesse, mais non pas vol. Cepcndant cette malheureuse affaire du Lycee, babilement exploitee par des ennemis litteraires et pardes adversaires politiques, pesaeternellementsur la probite de Brissot. Camille Desmoulins donna cours dans le public de cette epoque au verbe bris- 1 Voir dans la Replique de Charles The'veneau de Morande, pieces justificatives, p. 104. 2 Re'ponse deJ.-P. Brissot a tous les UbeUistcs, p. 19. 3 II faut lire ces details avec les pieces a l'appui dans la Replique de Charles The'veneau de Morandej p. 52 et suivantes. — 139 — soter, et le grave Robespierre lui-m6me , si sobrc d'injures dans ses polemiques, ne craignit pas de ramasser ce mot dans les rues : « Pour votre pauvre Brissot, dit-il a Petion, puisque vous voulez y reve- nir, de ce que son nom est devenu la ratine d'une nouvelle conjugaison, s'en suit-il que le public le regarde comme un cbef de parti *? » - Le malheur de Brissot ce fut de n'avoir jamais su etre franchement ni un homme de lettres, ni un homme politique, et d'avoir toujours abaisse le jour- nalisme et le gouvernement aux pratiques de ce qu'on nomme un faiseur. II resta jusqu'a sa mort strictement pauvre, avec les idees, l'ambition, les projets et les tentatives d'un speculateur million- naire. Une serie d'ouvrages nouveaux, aujourd'hui aussi completement inconnus que les premiers, le condui- sirent jusqu'a l'annee 1786. Madame de Genlis etait sceur de M. Ducrest, qui etait alors chancelier du due d'Orleans. G'etait a sa recommandation aupres du prince que Brissot avait du de sortir sit6t de la Bas- tille, et ce fut encore par son credit qu'il fut attache au service du due d'Orleans. 1 Robespierre, Lettres a ses commettants, n. 7, p. 329. — 140 VII C'etait une ancienne tradition de la maison d'Or- leans de pensionner et d'attirer k elle les hommes de lettres, mais avec une preference marquee pour ee qu'on nommait les philosophes. C'etait une position, ou, si Ton veut, une opposition de famille de tout temps prise et conservee, et faisant contraste avec le gout des titres de noblesse plus de mise a Versailles, au moins depuis la mort de Louis XV. Ainsi La- mothe-Levayer avail ete secretaire de Philippe de France; Fontenelle, du Regent; Mairan, de Louis- d'Orleans ; Moncrif et Carmontelle, de Louis-Phi- lippe. Chateaubrun et Foncemagne furenl les sous- gouverneurs de Louis - Philippe - Joseph ; Colle , Grimm, Segur jeune et Ghoderlos de Laclos furent secretaires de ses commandements ; Palissot et La Condamine, ses lecteurs *. En outre, La Harpe, Marmontel, Gaillard et Bcrnardin de Saint-Pierre etaient pensionnaires du prince. Brissot avait eu l'idee doffrir au due d'Orleans sa Theorie des lots criminelles, et le prince, suivant le torrent d'idees desordonnees etrevolutionnaires qui entrainaitalors l'aristocratie , crut devoir re"compenser, en l'atta- 1 TournoiSj Histoirc do Louis-Philippe-Joseph d'Orleans, t. II , p. 139, 140. — Ill - chant a sa maison, l'auteur d'un livre condamne par les lois du royaume. Quoiqu'il dut se declarer plus iard Yeternel ennemi des rois et meme des dues, Brissot ne se monlra pas alors tres-sauvage envers les princes du sang ; et voici dans quelles circonstances il i'ut atta- che cl la chancellerie de la maison d'Orleans, apres avoir sollicite et obtenu la main d'une femme de chambre de Mademoiselle d'Orleans, soeur du der- nier roi, Louis-Philippe. « Brissot, dit madame de Genlis, s'appelait dans ce temps M. de Warville. II m'ecrivit de la Bastille; sa lettre et son malheur m'interesserent. J'engageai M. le due d'Orleans, qui n'etait alors que due de Chartres, a faire des demarches pour cet infortune. M. le due d'Orleans mit a cette affaire beaucoup de zele et d'activite, et, au bout de quinze jours, Brissot recouvra sa liberte. « II vint me voir pour me remercier; et, quel- ques jours apres, une nouvelle lettre de lui m'apprit qu'il etait amoureux d'une femme de chambre de Mademoiselle d'Orleans, nominee mademoiselle Du- pont. J'aimais cette jeune personne, et je lui repre- sentai qu'elle ferait une folie d'epouser un homme sans talent, e'etait mon opinion, et qui n'avait nulle espece de fortune. Mes conseils ne produisirent au- cune impression, et jc me chargeai, k la priere de mademoiselle Dupont, d'ecrire a sa mere, qui vivait — 142 — a Boulogne, pour lui demander son consentement au manage de sa fille. Je promettais de solliciter un petit emploi pour M. de Warville. « Le consentement fut donne sur-le-champ ; et madame de Warville, quittant Belle-Chasse l , partit aussit6t avec son mari pour TAngleterre. Elle y resta jusqu'au moment ou. M. le due de Ghartres, par la mort du prince son pere, devint due d'Orleans. J'ob- tins alors un emploi de mille ecus, avec un logement a la chancellerie d'Orleans, pour M. de Warville; il vint me voir avec sa femme, pour me remercier d'un sort qui depassait son attente. Cette visite fut la derniere. « Brissot, malgre les idees qu'il a developpees depuis sur la parfaite egalite qui doit regner entre les hommes, n'aimait peut-etre pas a ramener sa femme dans une maison ou elle avait ete femme de chambre, et oii elle avait mange a l'office, avec les memes domesliques qui s'y trouvaient encore. Voila du moins ce que l'etonnante ingratitude de Brissot envers moi m'a fait imaginer; car, depuis ce mo- ment, je n'ai jamais eu de lui, ou de sa femme, la plus legere preuve cle souvenir et encore moins d'in- te"ret. Au reste, ce n'est point madame Brissot que j'en accuse; cette personne infortunee est aussi inte- 1 On sait que madame de Genlis se retira au couvent de Belle-Chasse, lorsqu'elle fut chargee de l'educalion des enfants du due d'Orleans. - 143 — ressante par ses verbis et son caractere que par ses malheurs 1 . » Completement depourvu d'espi'it de suite, et do- mine par son humour vagabonde, Brissot partit pour les Etats-Unis d'Amerique en 1788. « La revo- lution, dit-il, me paraissait encore tres-eloignee. Je resolus de quitter la France, et d'aller planter mes tabernacles en Amerique. « Mon projet plut a des homines de bien qui avaient lesmemes sentiments que moi ; mais comme il eiit ete imprudent de transporter subitement des families nombreuses dans un pays eloigne, sans le connaitre, je fus charge d'y faire un voyage, d'exa- miner les lieux, d'observer les homines, de voir ou et comment notre etablissement commun pouvait se faire avec avantage... Mon voyage ne fut pas aussi long que je l'avais espere, la nouvelle de la revolu- tion francaise me rappela au commencement de 1789. Elle devait changer mes projets et ceux de mes amis 2 . » Yoila done Brissot arrive au seuil de la vie poli- tique ; il a publie un grand nombre d'ouvrages ; il a habite l'Angleterre ; il a visite les Etats-Unis ; il est ainsi l'un des plus instruits et des plus experimentes de sa generation ; et cependant, on se prend k trem- bler malgre soi, en songeant que la France, ses 1 Madame de Genlis, Me'moires, t. IV, p. 107, 108, 109. 2 Reponse de Brissot a tons les libeUistes, p. 25. - 144 - institutions, ses lois, sa force, sa gloire, son present, son avenir, vont etre la proie cle tant de fausse science, de taiit de prejug^s, de tant de prevention^, de tant de versatility, de tant d'orgueil. Lorsque, au mois de juillet 1789, les anciennes lois sur la presse furent completement et definitive- ment abandonnees, Brissot se donna carriere, comme tant d'autres , et proposa un plan d'organisation pour la nouvelle municipalite de Paris. C'etait alors la mode des plans et de l'etalage de ce qu'on nom- mait les grands principes. Ce travail valut a Brissot l'honneur de faire partie d'une sorte de pouvoir ad- ministratis judiciaire et politique, usurpe" par la Commune, a limitation de la Constituante, et qui se nommait Comite des recherches 1 . Ce comite, qui etait un gouvernement complet, comprenait MM. Agier, mort tout recemment, Perron, Oudart, Garran de (Toulon et Brissot de Warville. Ces fonc- tions donnerent k Brissot la premiere importance politique dont il eut joui, et elle etait alors assez considerable. Quelles etaient a cette epoque les opinions politi- ques de Brissot? Mon Dicu ! il avait celles de tout le monde ; il etait publiquement royaliste; mais il avait un fond de nature revolutionnaire. II avait fonde le Patriote francais le 28 juin 1 789 ; 1 Moniteur ilu 1" decembre 1789. — I'i.) et, des le 8 aoilt, il signalait son opinion par un trait qui nous a paru curieux a noter. Le roi venait de donner a Bailly, president de F Assembled consti- tuante, Ventre'e familiere 1 , faveur insigne que Bailly, trois fois academieien , n'avait jamais pu obtenir Brissot se Lata de faire ressortir cette bonte du roi, et il declara, dans le Patriote, que cette distinction accordee au president £tait une faveur infiniment precieuse pour les representants de la nation 2 . Apres l'abominable attentat du 5 et du 6 octobre, le Comity des recherches de la Commune ordonna au procureur-syndic de commencer cette memorable enquete, suivie de la procedure du Chatelet, arretee plus tard par une decision de la Constituante. La de- liberation du Comite, ceuvre de Brissot, et signee de lui, est remarquable par la vigoureuse indigna- tion avec laquelle sont fletris les bandits, les bri- gands dont le for fait execrable imprimait une tache ineff acable au nom francais; paroles remarquables 1 Pour comprendre l'enthousiasme de Brissot, il faut savoir qu'il y avait, dans l'ancien ceremonial regie par Louis XIV, quatre entrees, savoir : l'entree familiere, — la grande entree, — la premiere entree, — et l'entree de la chambre. L'entree familiere etait la premiere; elle avait lieu aussit6t que le premier valet de chambre avait eveille le roi, en lui disant: « Sire, voila. l'heure! » Cette entree comprenait les enfants de France,, les princes et les princesses du sang, le premier medecin , le premier chirur- gien, et le tres-petit nombre de personnes a qui le roi avait accorde cette distinction. Les personnes ayant l'entree fami- liere entraient, sans etre annoncees, dans la chambre du roi. a Brissot, le Patriote Francais, n" 11. 13 — i i6 — si l'on songe qu'elles s'adressaient a Danton, le principal moteur de Vinsurrection et des crimes du o et du 6 octobre 1789, ainsi qu'il s'en vanta plus tard, dans sa defense devant le tribunal revolution- naire 1 . II serait done impossible de conserver le moindre doute sur les opinions monarchiques de Brissot, si son debut dans la carriere politique ; et le lecteur sera pleinement edifie sur ses protestations ulte- rieures, lorsqu'il alfectera de pretendre qu'il avait 6te republicain pendant toute sa vie, VIII Au mois de juillet 1791, tout Paris discutait, apres le retour de Yarennes, la question de savoir si le roi pouvait etre juge. Brissot prononca le 10, aux Jacobins, un discours sur ce sujet; et il en prit occa- sion pour reduire ses vceux les plus extremes a la formation d'un conseil de ministres electif, soit que Louis XVI fut conserve, soit qu'il fut remplac^ par le Dauphin. « Que veulent de leur c6te, s'ecria-t-il, ceux qu'on appelle republicains? lis craignent, ils rejettent 1 Notes in^dites sur la defense de Danton, redigees pendant son proces par Topino-Lebrun, I'un des juies. (Archives de la Prefecture de police.) — J i7 — cgalement les democratic s tumultueuses d'Athenes et de Rome ; ils redoutent egalement les quatre- vingt-trois republiques federees ; ils ne veulent que la Constitution representative , bomogene , de la France entiere... Nous sommes done tous d'accord, nous voulons tous la Constitution francaise. « La seule question qui nous divise en apparence se reduit a ceci : le chef du pouvoir executif a trahi ses serments, a perdu la confiance de la nation. Ne doit-on pas, si on le retablit, si on le remplace par ten enfant, les investir d'un conseil electif qui in- spire la confiance, si necessaire dans ces moments de troubles'! « Les patriotes disent oui. Ceux qui veulent dis- poser, ou d'un roi meprise, ou de son faible succes- seur, disent non et orient au re'publicanis??ie, afin qu'on ne crie pas contre eux a la liste civile. Voila, messieurs, tout le mystere ; voila la clef de cette ac- cusation ridicule de re'publicanisme*. » Camille Desmoulins se joignit alors a Brissot, pour protester contre la republique, et il etendait jusqu'aux Jacobins eux-memes le benefice de sa protestation. II s'agissait cle lacelebre petition signee aux Jacobins, pour demander la decbeance et le remplacement de Louis XVI : « La petition des Ja- 1 Camille Desmoulins, Revolutions de France et de Brabant, t. VII, n. 85, p. 301, Discours de Brissot, prononce aux Jacobins, le lOjuillet 1791. — 148 — cobins etait inapprehensible, dit-il; on fabrique une petition incendiaire, a laquelle on accolle une r£- ponse du president, Charles Lameth , pour faire croire que c'est la veritable petition des Jacobins; et on la fait crier par les colporteurs sous ce titre : la granule Petition des Jacobins, et la Reponse du president... Les janissaires, les crieurs jures et ces quarante mille presses ambulantes vomissent sans cesse la calomnie contre les Jacobins. Ceux qui ont demande que le Dauphin fat prociame roi, aux termes, vu l'abdication faite par Louis XVI, le 21 juin ; ce sont des republicains qui veulent P anarchie ; les Jacobins sont des factieux, des per- turbateurs qu'on parte d'exterminer, afin de mieux tromper le peuple l . » Vers la fin de l'annee 1791, Brissot n'etait pas en- core fort republicain, car il 6tait aux ordres de M. de Narbonne, ministre de la guerre. « La grande in- fluence des journaux sur l'opinion publique, dit Bertrand de Molleville, qui etait alors ministre de la marine, fit juger au ministre qu'il etait important d'assurer au moins leur silence, si on ne pouvait pas obtenir leur approbation. Cette question fut discutee a fond, dans un comite tenu chez M. de Gerville. M. de Narbonne se chargea de negocier avec Brissot, redacteur du Patriote francais, et avec Condorcet, 1 Camille Desmoulins, Revolutions de France el de Brabant t. VII, n. 85, p. 330. — 149 — auteur de la Chronique de Paris. 11 en resulta que ces deux journalistes chanterent les louanges de M. de Narbonne, et attaquerent M. de Lessart et moi avec une violence nouvelle. Nous en fimeSl 1 ob- servation a M. de Narbonne, qui nous repondit qu'il leur en avait deja fait des reproches, et qu'iis lui promettaient tous les jours de changer de style. II nous assura qu'il leur parlerait encore. II le fit sans doute, mais avec si peu de succes que Brissot, peu content de dechirer les ministres dans lesquels le roi semblait placer particulierement sa confiance, poussa l'audace jusqu'a publier, dans sa feuille du 28 Jan- vier, contre le roi personnellement, les plus infancies calomnies 1 . » Condorcet et Brissot etaient alors membres de l'Assemblee legislative; et les subsides qu'iis rece- vaient de M. de Narbonne, representant semi-revo- lutionnaire du cabinet, ne les empechaient pas de poursuivre, en la personne de MM. de Lessart et Bertrand de Molleville, la dislocation du ministere. lis atteignirent en effet ce resultat apres deux mois de guerre acharnee : M. de Lessart fut renvoye de- vant la haute cour d'Orleans, c'est-a-dire devant les assassins de septembre; et les Girondins envahirent le cabinet au mois de mars 1792. Au mois de juillet 1792, la veille meme du 1 Bertrand de Molleville, Memoires, t. II, p. 20. 13. — J5U — 10 aout et de la chute de la monarchic, Brissot n'e- tait encore rien de ce qu'il sera plus tard, republi- cain et regicide ; car il protestait, en ces termes, contre une faction denoncee comme voulant fonder une republique sur le meurtre de Louis XVI : « On nous parle, disait-il le 23 juillet, d'une troi- sieme faction, d'une faction de regicides, qui veut creer un dictateur., etablir la Republique. « Gette idee paraitra sans doute un paradoxe, mais c'est une verite ; il n'est pas de meilleur moyen que le regicide pour eterniser la royaute. Non, ce n'est point avec le massacre re\oltant d'un individu qu'on l'abolira jamais. La resurrection de la royaute en Angleterre fut due au supplice de Charles I er . II revolta le peuple et l'amena aux genoux de son fils. Si done ces republicans existent, il faut avouer que ce sont des republicans bien stupides, ettels que les rois devraient les payer pour rendre le republica- nisme a jamais execrable. (On applcmdit.) « Quoi qu'il en soit, si ce pacte de regicides existe, s'il existe des hommes qui travaillent a etablir a present la Republique sur les debris de la Constitu- tion, le glaive de la loi doit frapper sur eux, comme sur les amis actifs des deux Chambres, et sur les contre-revolutionnaires de Coblentz \ » Ces derniers mots font allusion k la seance de 1 Moniteur du 27 juillet ]792, Discours de Brissot a la seance alement, parce que je craindrais d'of- fenser qui que ce flit ; mais il n'appartient pas a tous de me trouver jolie et de sentir ce que je vaux. « Ce gout de plaire qui souleve un sein naissant, qui fait eprouver une douce emotion aux regards flatteurs dont on s'apercoit etre l'objet, combine sin- gulierement avec la timidite de la pudeur et 1'auste- rite de mes principes, repandait sur ma personne, comme il pretait a ma toilette, un charme tout par- ticulier. Rien de plus decent que ma parure, de plus modeste que mon maintien. J'aimais qu'ils annon- cassent la retenue ; je n'y voulais que la grace et l'on en vantait l'agrement. « Cependant ce renoncement au monde, ce mepris de ses pompes et de ses oeuvres. continuellement recommande par la morale chr^tienne, s'accordait — J 59 — mal avec les inspirations de la nature. Leur contra- diction me tourmentait d'abord ; mais le raisonne- ment s'e" tendit necessairement sur les regies de con- duite comrae sur les mysteres de la foi. Je m'appliquai avec une e"gale attention a rechercber ce que je de- vais faire et a examiner ce que je pouvais croire. L'elude de la pbilosopbie , considered comme la science des moeurs et la base de la felicite, devint mon unique etude ; je lui rapportais mes lectures et mes observations. « II m'arriva en metaphysique, en syslemes, ce que j'eprouvais en lisant les poemes ; j'adoptais les opinions dont la nouveaute ou l'eclat m'avait frap- pee... Lorsque je suivis les anciennes sectes de pbilosophes, je donnai la palme aux stolciens. Je m'essayai, comme eux, a soutenir que la douleur n'etait point un mal, et cette folie ne pouvant durer, je m'obstinai du moins a ne jamais me laisser vaincre par elle. Mes petites experiences me persua- derent que je pourrais endurer les plus grandes souffrances sans crier. Une premiere nuit de mariage renversa mes pretentions, que j'avaisgardeesj usque- la. II est vrai que la surprise y fut pour quelque cbose, et qu'une novice stolcienne doit etre plus forte contre le mal prevu que contre celui qui frappe a Timproviste, lorsqu'elle attend tout le contraire l .» 1 Madame Rolandj Mimoirts, :j c partie, p. h'J, 60, 61, 62. — 100 — Nous avons laisse madame Roland s'analyser elle- meme jusque dans ses details, ses souvenirs et ses sentiments les plus etranges, parce que nul n'aurait pu faire connaitre avec la meme autorite ses qua- lites et ses defauts. Eussions-nous observe, decou- vert et produit tout ce qu'elle expose aux regards de l'impartiale posterite \ nous n'eussions pas ose mettre dans notre recit ce calme et naif contente- ment de sa personne et de son esprit, qui est le trait principal de son caractere. Cette donnee generale, environnee de toute l'au- thenticite desirable, guidera le lecteur 4 travers les details a l'aide desquels nous allons faire connaitre cette femme celebre, qu'on pourrait peindre en disant qu'elle fut belle sans distinction , erudite sans vrai savoir et sage sans chastete. Nature vigou- reuse mais commune, esprit ardent mais vulgaire, on concoit qu'elle ait pu exciter l'enthousiasme d'un parti politique et qu'elle ait ete demandee en ma- nage par son boucher. II Manon- Jeanne Phlipon naquit a Paris vers le 1 Le hvre de madame Roland est intitule, dans son Edition originale: Appel a V impartial e posterite , par la eitoyenne Roland, femme du ministre de l'interieur. Paris, chez Louvet, libraire, Maison Egalite, galeric Neuvc, n. 24. — 1(31 — 7 mars 1754'. Sa mere se nommait Marguerite Bi- mont; et son pere, Gatien Phlipon, etait graveur, etabli sur le quai des Lunettes. Elle etait le second de sept enfants, mais ils moururent tous en bas age, et elle resta fille unique. Le trait fondamental et le vice de son esprit, ce fut une aetivite fievreuse et insatiable, qui lui fit entreprendre et poursuivre sans cesse des lectures et des travaux sans rapport avec son age, avec son sexe, avec sa situation. A quatre ans, elle savaitlire assez pour se jeter avec ardeur dans l 1 etude; et ses parents, bonnes gens, tout a leur maison on k leur negoce, lui laisserent devorer Tun apres Tautre, sans suite, sans gradation, sans methode, les livres les plus disparates et les plus etranges, que le hasard sembla prendre soin d'entasser confinement sous sa main. A huit ans, elle avait lu la Bible, le Roman comique de Scarron, un traite" des Guerres civiles d'Appien, les Memoires de Pontis et de mademoi- selle de Mohtpensier, un traite sur VArt heraldique, et un pretre, frere de sa mere, lui apprenait le latin. On devine ce que de tels travaux, poursuivis sans guide, dans l'exaltation de la solitude, developpe- rent de forces precoces dans cet esprit infatigable, et ce qu'ils lui suggererent de temerites. « La Bible, dit-elle, m'attachait, et je revenais souvent a elle. i Madame Roland dit, dans ses Memoires, 3 C partie, p. 22, qu'elle avait onze ans et deux mois le 7 inai 17G5. 14. — 162 — Dans nos vieilles traductions, elle s'exprime aussi erument que les medecins. J'ai ete frappee de cer- taines tournures naives qui ne me sont jamais sorties de l'esprit. Cela me mettait sur la voie destructions que Ton ne donne guere aux petites filles ; mais elles se presentaient sous un jour qui n'avait rien de se- duisant ; et j'avais trop a penser pour m'arreter a une chose toute materielle, qui ne me semblait pas aimable. Seulement je me prenais a rire, quand ma grand'maman me parlait de petits enfants trou- ves sous des feuilles de chou ; et je disais que mon Ave Maria m'apprenait qu'ils sortaient d'ailleurs, sans m'inquieter comment ils y etaient venus 1 . » Madame Roland avait trente-neuf ans lorsqu'elle ecrivait ces souvenirs de son enfance. Elle etait alors fort confite en philosophic; et elle, qui ne trouvait rien d'etrange a ses anciens commentaires sur le texte de la Salutation angelique, elle croyait devoir excuser sa mere sur ce qu'elle l'envoyait au cate- chisme. « Quelques personnes se diront peut-etrc, observe-t-elle, qu'avec les soins de ma mere et son bon sens, il est surprenant qu'elle m'envoyat au ca- techisme; mais cbaque chose a sa raison. Ma mere avait un jeune frere ecclesiastique sur sa paroisse 9 . » Cette raison n'elait certainement pas la vraie ; et c'est encore un des fruits de la philosophic d'avoir 1 Madame Roland, Memoins, 3 e partie, p. II. 2 Ibid., 3 e partie, p. 8. — 163 — eteint, dans le coeur de madame Roland , le respect du a la piete de sa mere. Marguerite Bimont ne sur- veilla pas sans doute avec la severite necessaire les lectures de sa fille ; mais ce n'etait ni par le respect du monde, ni par les convenances de famille qu'elle reglait les pratiques de sa foi. Les athees eux-me- mes, quand ils ont quelque chose de grand dans l'esprit et de noble dans le coeur, hesitent a cor- rompre dans sa fleur l'ame innocente de leurs en- fants ; et c'etait un des grands chagrins de Voltaire, de voir Diderot elever sa fille chretiennement ' quoique lui-meme envoyat ses domestiques a l'e- glise, et entretint un ecolatre pour enseigner le ca- techisme aux enfants de Ferney " 2 . On se sent pris malgre soi de tristesse, en voyant a quel exces de lectures et de travaux absurdes se livrait l'esprit insatiable et deregle de Manon, parce qu'on pressent bien qu'elle laissera le meilleur de 1 « J'ai 6t0. bien aise, ecrit Voltaire a Damilaville, de rendre un iemoignage public aTonpla (anagramme de Platon, et sobriquet de Diderot dans la correspondanee de Voltaire). Ce n'est pas que je sois content de lui. On dit qu'il laisse elever sa fille dans des principes qu'il deteste. C'esl Orosmane qui livre ses enfants a Arimane. Le peche contre nature est horrible. Je me flatte qu'il sevrera enfin un enfant qu'il a laisse nourrir du lait des Furies. » (Voltaire, Correspondanee generate, n. 3,018, Lettre a Damilaville, 30 Janvier 1767.) 2 « J'envoie mes domestiques eatboliques regulierement a l'eglise, et mes domestiques protestants regulierement au temple ;je pensionne un maitre d'ecole pour enseigner le cate- chisme aux enfants. » (Voltaire, Correspondanee generate, n. 348G, Lettre a d'Argsntal, 23 mai 1769.) — 164 — son ame dans ces luttes insensees. A neuf ans, elle avait lu la Jerusalem delivree, le Telemaque, le Traite de Locke sur l'education, les Hommes illus- tres de Plutarque, et, proh pudor ! le roman de Candide, de Voltaire ! Le plus etrange de tout ceci, c'est qu'apres avoir raconte le charme qu'elle avait Irouve a la lecture de Candide, madame Roland ajoute : « Au reste, jamais livre contre les moeurs ne s'est trouve sous ma main *. » Le souvenir de Plutarque etait surtout reste, plus cher et plus caresse que les autres, dans l'esprit de madame Roland. « G'etait, dit-elle, le Plutarque de Dacier. Je goiitai ce dernier ouvrage plus qu'aucune autre chose que j'eusse encore vue, meme d'histoires tendres , qui me touchaient pourtant beaucoup ; mais Plutarque semblait etre la veritable pature qui me convint. Je n'oublierai jamais le careme de 1763 (j'avais alors neuf ans), ou je Femportais a 1'e- glise en guise de Semaine-Sainte. C'est de ce mo- ment que datent les impressions et les idees qui me rendaient republicaine, sans que je songeasse a le devenir 2 . » Reprenant ailleurs ce meme sujet, elle ajoute : :< Dans les premiers elans de mon jeune coeur, je pleurais a douze ans de n'etre pas nee Spar- tiate ou Romaine ; j'ai cru voir dans la revolution francaise l'application inesperee des principes dont 1 Madame Roland, Memoires, 3 e partie, p. 16. 2 Hid., 3" partie, p. 15. — 105 — je m'etais nourrie. La liberty, me disais-je, a deux sources : les bonnes mceurs, qui font les sages lois, et les lumieres, qui nous ramenent aux unes et aux autres, par la connaissance de nos droits. Mon ame ne sera plus navree du speclacle de l'humanite avilie, l'espece va s'ameliorer; et la felicite de tous sera la base et le gage de celle de chacun. Brillantes chimeres, seductions qui m'aviez charm ee , Fef- frayante corruption d'une immense cite* vous fait evanouir. Je dedaignais la vie ; votre perte me la fait hair; et je souhaite les derniers exces des for- cenes. Qu'attendez- vous , anarchistes , brigands? Vous proscrivez la vertu ; versez le sang de ceux qui la professent : repandu sur cette terre , il la rendra devorante, et la fera s'ouvrir sous vos pas 1 . » II fallut a madame Roland les afroces exces de la multitude, egaree et dechainee par ses amis les phi- losophies ; il lui fallut les stupides supp6ts des sec- tions de Paris, les brigands de la Commune du 10 aout et du 31 mai, et les assassins du Comile de salut public, pour comprendre, quand il etait trop tard, les suites naturelles du dereglement d'ide"es auquel elle avait obei, et k quel point sa pretendue science morale et politique, si peniblement acquise, etait sterile, insensee et faiale. l Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 39. 166 III G'est aussi le Plutarque tie Dacier que nous lisions a neuf aus, comme matlame Pioland. La noble langue du xvn e siecle, quoique un pen roidie par le tour d'esprit pedant du traducteur ; les notes si nom- breuses et si variees placees au bas des pages ; les admirables remits de l'historien de Cheronee , ou re vi vent la societe grecque et romaine, avec les moeurs domestiques, les costumes, la religion, la liturgie, les spectacles, les lettres, les arts, les mo- numents, les sciences, l'agriculture, la guerre, la politique ; toutes ces choses sont restees et resteront vivantes dans notre esprit, mais avec le souvenir des luttes violentes qu'il a iallu soutenir plus tard, pour eehapper aux etreintes tie la philosophie et du com- munisme ties societes pa'iennes, jusqu'a ce qu'enfin Plutarque, si grand et si beau qu'il soit, ait ete vaincu et terrasse dans notre ame par le plus grand et le plus beau des livres, le Catechisme des petits enfants. On le voit, tous les genres de sentiments et d'idees furent si precoces chez madame Roland, qu'apres avoir vu ou en etait, a neuf ans, son esprit, on peut, sans indiscretion, chercher k savoir ou en etait son coeur. Elle pourvoit d'ailleurs a toutes les curiosites e.xterieures avec une complaisance inepuisable; et - 167 — voici lcs informations precises qu'elle nous livre a ce sujet. « Le tend re Fenelon emut mon coeur, et le Tasse allumamon imagination. Quelquefois je lisais haut, a la demande de ma mere, ce que je n'aimais pas. Cela sortait du recueillement qui faisait mes delices, et m'obligeait a ne pas aller si vite; mais j'aurais plu- t6t a vale ma langue que de lire ainsi l'episode de Tile de Calypso, et nombre de passages du Tasse. Ma res- piration s'elevait, je sentais un feu subit couvrirmon visage, et ma voix alteree eiit trahi mes agitations. «. J'ecoutais Eucharis pour Telemaque, et Her- minie pour Tancrede. Cependant, toute transformee en elles, je ne songeais pas encore a etre moi-meme quelque chose pour personne. Je ne faisais point de retour sur moi, je ne cherchais rien autour de moi ; j'etais elles; c'etait un reve sans reveil. « Cependant , je me rappelle d'avoir vu avec beaucoup d'emotion un jeune peintre nomme Tabo- ral, qui venait parfois cbez mon pere. II avait peut- etre vingt ans, une voix douce, une figure tendre, rougissant comme une jeune fille. Lorsque je l'en- tendais dans l'atelier, j'avais toujours un crayon ou autre chose a y aller chercher ; mais comme sa pre- sence m'embarrassait autant qu'elle m'etait agreable, je ressortais plus vite que je n'etais entree, avec un battement de coeur et un tremblement que j'allais cacher dans mon petit cabinet. Je crois bien aujour- — 168 — d'hui qu'avec une pareille disposition, du desceuvre- ment on certaines compagnies, l'imagination et la personne poavaient faire beaucoup de chemin 1 . » Ge snjet plaisait eminemment a madame Roland ; et voici quelles etaient ses idees a cet egard, a l'age de onze ans deux mois, au moment meme ou, retiree chez les dames de la Congregation, rue Neuve-Saint- Etienne, faubourg Saint-Marcel, elle venait de faire sa premiere communion : « 11 me semble voir ceux qui liront ceci deman- der si ce cceur si tendre, cette sensibilite si affec- tueuse, n'ont pas enfin ete exerces par des objets plus reels; et si, apres avoir si tot reve le bonheur, je ne l'ai pas realise dans une passion utile a quelque autre. « N'anticipons sur rien, leur dirai-je; arretez-vous avec moi sur ces temps paisibles de saintes illusions, auxquelles j'aune encore a me reporter. Croyez-vous que, dans un siecle aussi corrompu, et dans iin ordre social aussi mauvais , il soit possible de goiiter le bonheur de la nature et de 1'innocence ? Les ames vulgairesy trouvent le plaisir ; mais les autres, pour lesquelles le plaisir seul serait trop peu de chose, atteintes par les passions qui promettent davan- tage, contraintes par les devoirs bizarres ou cruets, que pourtant elles honorent, ne connaissent guere que la gloire, cherement payee, de les remplir 2 . » 1 Madame Roland, Me'moires, 3 e partie, p. 15, 16. 2 Ibid.; 3e partie, p. 27, 28. — 169 — Peu de femmes pouvaient, comme on voit, etre mieux disposees que madame Roland a s'accom- moder du bouleversement complet de la France, ou Yetat social £tait si tnauvais, que le mariage libre- ment contracte n'y onrait que des devoirs bizarres ou cruels. On comprend egalement qu'un tel oura- gan de chair et de sang en revolte ne put guere se laisser dompter par le christianisme, dont les prin- cipes, en accord avec une raison elevee et sereine, doivent fort deranger les imaginations et les esprits qui s'enflamment, a neuf ans, a la vue d'un jeune peintre, et qui font, a huit, des commentaires libres sur le texte de VAve Maria. C'est done sans nul etonnement, quoique avec une profonde tristesse, qu'on lit les paroles suivantes, ou madame Roland resume les impressions qui lui etaient restees de l'enseignement religieux : « La philosophic a dissipe les illusions d'une vaine croyance; mais elle n'a point aneanti Feffet de certains objets sur mes sens, et leur rapport avec les idees ou les dispositions qu'ils avaient coutume de faire naltre. Je puis encore assister avec interet a la celebration de 1' office divin, quand elle se fait avec gravity. J'oublie le charlatanisme des pretres, le ridicule de leurs histoires ou l'absurdite de leurs mysteres ; je ne vois que la reunion d'hommes fai- bles, implorant le secours d'un Etre supreme. Les miseres de l'humanite, i'espoir consolant d'un puis- 15 — 170 - sant remunerateur, occupent ma pensee; les images etrangeres s'evanouissent ; les passions se calment, le gout de mes devoirs s'avive; si la musique fait partie de ces ceremonies, je me trouve transporter dans un autre monde ; et je sors meilleure du lieu ou le peuple imbecile est venu sans reflexion saluer un morceau de pain '. » 11 ne faut pas oublier, en lisant ces paroles bien pauvrement impies, que ce peuple n'etait pas nean- moins assez imbecile pour trouver du genie dans plusieurs ouvrages philosopbiques que madame Ro- land admirait: et son bon sens disait a ce peuple qu'apres tout , autorite pour autorite , celle des Peres et des conciles valait bien celle de YEncyclo- pe'die. D'ailleurs, parmi les phases diverses que traversa l'esprit de madame Roland, la religion eut son tour, meme la religion poussee jusqu'a l'ascetisme; 4 douze ans et demi, elle resolut de se faire religieuse. « Saint Francois de Sales , dit-elle , l'un des plus aimables saints du Paradis, avait fait ma conquete ; et les dames de la Visitation, dont il etait Finstitu- teur, etaient deja mes sceurs d'adoption... La Phi- lothee de saint Francois de Sales et le Manuel de saint Augustin devinrent les sources de mes medi- tations favorites : quelle doctrine d'amour, et quel 1 Madame Roland, Me'moires, 3 e partie, p. 26. - 171 - delicieux aliment pour l'innocence d'une amc ar- dente, livre"e aux celestes illusions 1 ! » La pauvre Manon, toujours perdue dans ses livres, quels qu'ils fussent , outra done ses etudes reli- gieuses comme toutes les autres ; sa foi s'ebranla : elle lut l'abbe Ganchat, l'abbe Bergier, Abbadie, Holland, Clarke, et puis, pele-mele, le Dictionnaire philosophique de Yoltaire, le Bon Sens du marquis d'Argens, Y Esprit d'Helvetius, Diderot, d'Alem- bert et Raynal. Elle fut successivement, dit-elle, janseniste, cartesienne, sto'icienne et deiste 2 ; mais outre que de pareilles qualilications sont ridicules a douze ans et demi, la verite est que madame Roland ne fut, ni alors ni plus tard, qu'un esprit plus gorge que nourri de choses heterogenes et confuses; entas- sant la religion sur les romans, la geometrie sur la musique, la metapbysique sur l'algebre ; et n'arri- vant, apres d'immenses efforts, qu'a ces deux su- premes resultats : les tenebres dans l'esprit et Tor- gueil dans le caractere. IV L'orgueil de madame Roland se manifesta d'une facon aussi precoce et aussi vive que toutes ses au- tres passions ; et sa vie entiere fut une revolte pleine 1 Madame Roland, MemoireSj 3 e partie, p. 41, 56, 57. 2 Ibid. j 3 e partie, p. 41. — 172 — de colere ou d'amertume contre les conditions gene- rales d'une societe ou il ne lui avait pas ete donne" de choisir sa place. C'est meme cette haine d'un monde ou les rangs lui semblaient distribues d'une maniere injuste, qui la plongea perpetuellement dans la solitude. La, aucune comparaison, aucune lutte, ne venaient humilier sa fierte ; elle prenait, suivant le roman, le r61e d'hero'ine qui flattaitle plus les sentiments actuels de son ame ; et elle se faisait princesse, nyraphe ou deesse, dans son cabinet, pour se consoler de n'etre, dans la rue et dans la societe, que la fille d'un artisan inconnu. Ces petites cruautes de la fortune commencerent pour Manon a huit ou neuf ans. « Jallais, dit-elle, en petit fourreau de toile au marche avec ma mere, je descendais meme seule pour acheter, a quelques pas de la maison, du persil et de la salade, que la menagere avait oublies. II faut convenir que cela ne me plaisait pas beaucoup ; mais je n'en temoignais rien, et j'avais l'art de m'acquitter de ma commis- sion de maniere a y trouver de l'agrement. » Puis, etc'est la un trait qui la peint tout entiere, elle ajoute : « Get enfant, qui lisait des ouvrages se- rieux, expliquait fort bien les cercles de la sphere celeste, maniait le crayon et le burin, et se trouvait, a huit ans, la meilleure danseuse d'une assemblee de jeunes personnes au-dessus de son %e, reunies pour une petite fete de famille ; cet enfant etait souvent /.) — appele^ a la cuisine pour y faire une omelette, eplu- cher des berbes ou ecumer le pot... Je ne suis de- placee nulle part; je saurais faire ma soupe aussi lestement que Philopcemen coupait du bois; mais personne n'imaginait, en me voyant, que ce fut un soin dont il convint de me charger'. » Voila toute Tame de madame Roland en quelques lignes. Sa position lui etait odieuse; et, ne pouvant se faire noble selon la cour et le monde, elle acque- rait avec un enthousiasme desordonne la science, la seule noblesse qu'elle eut sous la main, considerant cbaque livre nouveau comme un quartier qu'elle ajoutait a la tradition de son esprit. Malheureuse- ment, elle regardait peu a la qualite des a'ieux qu'elle se donnait, ajoutant Scarron h Male b ran che, et le cure Meslier a Bossuet ; malheureusement encore, elle tirait de ce qu'elle croyait eire son savoir plus de vanite que les autres n'en tiraient de leur no- blesse. Yoyez avec quelle affectation elle place une gloire litteraire a cote des bumbles details de me- nage, par lesquels elle se croit abaissee et compro- mise ! Elle allait quelquefois acbeter la salade ; mais elle lisait les livres serieux ; elle ecumait le pot et faisait une omelette ; mais elle expliquait les cercles de la sphere celeste ; et si, plus tard, etant chef d'un parti politique et femme d'un ministre, elle s'avoue encore en etat de faire sa soupe, elle veut qu'on l Madame Roland, Mcmoires, 3 e partie,p. 19. X5. — 174 — sache que nul ne trouverait en elle Fexterieur d'une cuisiniere, etqu'elle etait cordon-bleu comme Philo- pcemen etait bucheron. Quoi de plus naturel pourtant que la fille d'un artisan vivant du travail de ses mains fut en etat de vaquer aux travaux humbles, mais necessaires et dignes du menage ; et que deviendrait un pays dans lequel toutes les jeunes filles pretendraient savoir l'algebre, la metaphysique, la theologie et le droit des gens, et faire leur occupation habituelle des livres de Clarke, de saint Augustin, de Montes- quieu et de Burlamaqui? Mais madame Roland avait trop d'orgueil pour comprendre les devoirs d'au- trui ou les siens. Son pere voulut l'initier a son propre etat, qu'elle aurait du honorer. « On me lit commencer a, graver, dit-elle; tout m'etait bon; j|appris a tenir le burin, et je vainquisbient6t les pre- mieres difficultes... Mon pere me fixa dans un petit genre, auquel il crut m'interesser en y attachant du profit. II me donnait a. faire de petits ouvrages dont il partageait les profits avec moi. Gela m'ennuya, je ne trouvais rien de si insipide que de graver les bords d'une boite de montre ou de friser un etui. J'aimai mieux lire un bon livre que de m'acheter un ruban. Je fermai les burins, les onglettes, et je ne les ai jamais touches depuis \ » 1 Madame Roland, Me'moires, 3* partie, p. 18, 48. - 175 — Quelques circonstances forluites nourrirent la haine de madame Roland contre une societe oii son orgueil n'avait pas son compte, et lui donnerent des sentiments de republicaine beaucoup plus encore que la lecture de Plutarque. Un jour, sa grand' mere Phlipon, qui etait fort agee, la mena faire, rue Saint-Louis au Marais, une visite t\ l'h6tel de Boismorel. La vue de grands laquais commenca par irriter ses nerfs; mais son pe- tit coaur bouifi n'y tint plus, en entrant dans le salon ou madame de Boismorel etait assise sur un canape, et elle se mita l'accommoder en elle-memede toutes pieces. « Madame de Boismorel, dit-elle, etait de l'age, de la taille et de la corpulence de ma bonne maman ; mais son costume tenait moins du gout que de la pretention d'annoncer l'opulence et de marquer la qualite, et sa physionomie, loin d'exprimer le desir de plaire, annoncait la volonte d'etre considered etl'as- surance de meriter qu'il en rat ainsi. Une riche den- telle chift'onnee en petit bonnet a papillons , pointus comme des oreilles de lievre, placee sur le sommet de la tete, laissait voir des cheveux peut-etre empruntes, ranges avec cette feinte discretion qu'il fallait bien revetir apres soixante ans ; et du rouge a double coucbe donnait a des yeux fort insignifiants beau- coup plus de durete qu'il n'etait necessaire pour me faire baisser les miens. » 17( Mais la petite philosophe n'y tint plus d'indigna- tion, lorsque madame de Boismorel s'avisa d'appeler sa bonne maraan Phlipon de son vrai nom de made- moiselle Rotisset. « Eh ! bonjour, mademoiselle R6tisset, s'ecrie d'une voix haute et froide madame de Boismorel, en se levant a notre approche. (Mademoiselle? quoi, ma bonne maman est ici mademoiselle?) Mais, vrai- ment, je suis bien aise de vous voir! et ce bel en- fant... c'est votre petite-fille?... Ellesera fort bien. Venez ici, mon coeur; assevez-vous a c6te de moi. Elle est timtdc, quel age a-t-elle, votre petite- tille, mademoiselle Rotisset? » La conversation s'e- tablit sur la famille et la societe de la maitresse de la maison... On parlait et de l'abbe Langlois, et de la marquise de Levy, et du conseiller Brion... et de madame Ronde qui, malgre son age, aimait encore h faire belle gorge et portait toujours la sienne & decouvert, excepte lorsqu'elle montait en voitnre ou qu'elle en descendait, car elle la cachait alors d'un grand mouchoir qu'elle tenait dans sa poche a cette intention, parce que, disait-elle, cela n'est pas fait pour montrer a des laquais... « Et vous, mon petit coeur, ne baissez pas tant les yeux, ils sont fort bons si voir ces yeux-la, et un confesseur ne defend pas de les ouvrir. Ah ! mademoiselle Rotisset, vous aurez des coups de chapeau, je vous le promets, et de bonne heure. Bonjour, mesdames... » et madame de Bois- morel tire sa sonnetle, fait tairc son chien, et elle etait deja replacee sur son canape avant que nous eussions gagne l'antichambre l . » Une autre Ibis, c'etait un petit sejour fait a Ver- sailles avec sa grand' maman , en compagnie d'une vieille demoiselle d'Hamaches, tres-hautperchee sur les fleurons de sa couronne heraldique. a Les con- naissances de madame Le Grand, femme de la Dau- phine , dit-elle , nous procuraient des facilites : Mademoiselle d'Hamaches penetrait partout fiere- ment, prete a jeter son nom par la figure de qui- conque lui auiait oppose de la resistance, et croyant que Ton devait lire sur son grotesque visage les six cents ans de sa noblesse prouvee... La belle figure d'un petit-collet, tel que l'abbe Bimont, l'imbecile fierte de la laide d'Hamaches , n'etaient pas trop deplacees dans ces lieux ; mais le visage sans rouge de ma respectable maman et la decence de ma parure annoncaient des bourgeois. J'aimais mieux voir les statues du jardin que les personnes du chateau, et ma mere me demandant si j'etais contente de raon voyage : « Oui, lui repondis-je, pourvu qu'il finisse bientot ; encore quelques jours, et je detesterai si bien les gens que je vois que je ne saurai que faire de ma haine. « — Quel mal te font-ils done? — Sentir l'injustice 1 Madame Roland, Memoircs,3 e partie, p. 43,44. — 178 — et contempler a tout moment Fabsurclite.)) — Je sou- pirais en songeant a Athenes, ou j'aurais egale- ment admire les beaux-arts, sans etre blessee par le spectacle du despotisme; je me promenais en esprit dans la Greee, j'assistais aux Jeux olympi- ques, et je me depitais de me trouver Francaise *. » Helas ! madame Roland se trompait bien quand elle se croyait republicaine ; ellen'etait qu'envieuse. Dieu l'eut trop punie de son orgueil en la faisant naitre a Athenes. Releguee au fond d'un gyn($cee, sans livres, sans reputation, sans influence exte- rieure, elle n'aurait eu qu'une chance de ne pas vivre au rang des esclaves ; c'eut ete d'en avoir. La plus cruelle des humiliations que put subir cette nature revoltee et vaniteuse vint la frapper a vingt ans. Elle etait belle de la beaute qu'on sait et qu'elle a decrite elle-meme. Plusieurs pretendants s'etaient dispute sa main. Nuls, sans rang dans le monde, sans fortune, ils furent tous ecartes. Manon avait remarque, avec le. flair de son age et de sa condition, les attentions de son boucher, sans toute- fois s'en avouerle but. « On a vu, dit-elle, que ma sage maman voulait que je ne fusse pas plus embar- rassee ^t la cuisine qu'au salon, et au marche qu'a la promenade. Le boucher qui avait sa pratique perdit une seconde femme, et se trouva, jeune encore, avec 1 Madame Roland, Mcmoircs, 3 e partie, ]>. 63, 61. — 179 - line fortune de cinquante millc i;cus, qu'il se propo- sal d'angmenter. J'ignorais ces particularity ; je n'apercevais que l'avantage d'etre bien servie, avec force honnetetes, et je m'etonnais beaucoup de voir ce personnage se presenter frequemment, le di- manche, a la promenade ou nous etions, en bel habit noir et fines dentelles, devant ma mere, k qui il fai- sait une profonde reverence sans l'aborder. Ce ma- nege dura tout un ete. Je fus indisposed ; chaque matin le boucher envoyait s'informer de ce qu'on pouvait desirer, et faisait offrir les objets de sa com- petence. Ce soin tres-direct commenca a faire sou- rire mon pere, qui, voulant s'amuser, fit passer pres de moi une demoiselle Michon, personne grave et devote, le jour qu'elle vint ceremonieusement faire la demande au nom du boucher '. » Le lecteur devine tout ce que laissa eclater de su- perbe dedain et de fureur concentree l'eleve de Plu- tarque, de Fenelon et du Tasse, qui s'etait endormie 1'Aspasie de Pericles, l'Eucharis de Telemaque on 1'Herininie de Tancrede, pour se reveiller la femme en troisiemes noces de son boucher. C'est dans cette disposition d'esprit que Manon fit la connaissance de Roland. * Madame Roland, Me'moires, 3*partie, p. 96, 97. INI) — Roland n'etait pas fait pour remplir d'illusions bien gracieuses les reves de Manon ; aussi mit-elle cinq ans & se laisser gagner le cceur. L'amie de cou- vent qui le lui presentait, s'exprimait en ces termes : « Cette lettre te sera remise par le philosophe dont je t'ai fait quelquefois mention, M. Roland de la Platiere, homme eclaire, de moeurs pures, a. qui Ton ne peut reprocher que sa grande admiration pour les anciens, aux depens des modernes qu'il de- prise, et le faible de trop aimer k parler de lui. » Du reste, voici l'impression qu'il produisit : « Je vis un homme de quarante et quelques an- nees, haut de stature, neglige dans son attitude, avec cette espece de roideur que donne l'habitude du cabinet ; mais ses manieres elaient simples et faciles, et, sans avoir le fleuri du monde, elles alliaient la politesse de l'homme bien ne a la gravite du philosophe. De la maigreur, le teint accidentel- lement jaune, le front dejd peu garni de cheveux, n'alteraient point des traits reguliers, mais les ren- daient plus respectables que seduisants. Sa voix etait mt\le, son parler bref, comme celui d'un homme qui n'aurait pas la respiration tres-longue i . » l Madame Roland, Memoires. 4 e partie, p. 20, 27, — 181 - Tout cela etait, comme on voit, fort loin tie TY'le- maque, d'Alcibiade et de Tancrede. La situation de Manon n'etait pas alors tres-bril- lante. Sa mere etait morte ; son pere avait fort com- proinis la fortune du menage, et il ne lui restait que cinq cents livres de rente, avec lesquelles elle se retira au couvent de la Congregation. « Des pommes de terre, dit-elle, du riz, des haricots cuits dans un pot, avec quelques grains de sel et un peu de beurre, variaient mes aliments et faisaient ma cuisine, sans me prendre beaucoup de temps l . » Roland, a qui cette nouvelle position fut loyale- ment exposee, ne se montra que plus empresse. Ma- non resistait toujours. « Je ne me dissimulais pas, dit-elle, qu'un homme qui aurait eu moins de qua- rante-cinq ans n'aurait pas attendu plusieurs mois pour me determiner a changer de resolution, et j'avoue bien que cela meme avait reduit mes senti- ments a une mesure qui ne tenait rien de V illusion. » Enfin, Manon se decida en 1780. Elle avait vingt- six ans , et Roland en avait , non pas quarante- cinq, mais quarante-huit, etant ne en 1732 2 . Madame Roland ne s'etait, comme elle dit, fait aucune illusion, et elle n'en conserva en effet au- 1 Madame Roland, Me'moires, 4« partie, p. S8, 39. 2 Le contrat de mariage de madame Roland, passe chez Durand, notaire, place Dauphine , est du mois de fevrier 1780. (Memoires, 2 e partie, p. 79.) — 18v - cune. « Je n'ai pas cesse un seul instant, dit-elle, de voir dans mon mari Fun des homines les plus esti- mates qui existent; mais j'ai senti souvent qu'il man- quait entre nous de parite. Si nous vivions dans la solitude, j'avais des heures quelquefois penibles k passer ; si nous allions dans le monde, j'y etais aimee de gens dont je m'apercevais que quelques-uns pourraient trop me toucher. Je me plongeais dans le travail avec mon mari , autre exces qui eut son inconvenient, je Fhabituai a ne savoir se passer de moi pour rien au monde, ni dans aucun instant 1 ; » paroles graves, et qui expliquent comment, parmi les plaisirs de la premiere annee de son mariage, madame Roland eut a rediger VArt du tourbier. Jean-Marie Roland de la Platiere etait ne, en 1732, a Yillefranche, en Ceaujolais.il etait le dernier de cinq freres, qui furent tous mis dans l'Eglise, excepte lui. La famille possedait, a deux lieues de Yillefranche, dans la paroisse de Thesee, le clos de la Platiere, dont il avait allonge son nom, quoique le clos flit la propriete de son frere aine 2 . II dissipa, encore tres-jeune, la portion la plus considerable de sa fortune, et se rendit a Nantes en 17o2, avec la pensee d'aller aux Indes orientales. Un parent qu'il avait k Rouen, et qui etait dans les inspections des manufactures, lui inspira le gout de ce genre d'ad- i Madame Roland, Memoires, 4 e partie, p. 40, 41. 8 Ibid. j 4 e partie, p. 43. — 183 — ministration; il acheta une vacancc, et il etait a Amiens, inspecteur des manufactures de la gene- rality, en 1780, avec environ six mille livres de trai- tement, lorsqu'il se maria*. Fatigue, degoule, malade, il songeait a prendre sa retraite en 178i , pour se retirer a Yillefranche, lorsque madame Roland, qui se trouvait a Paris, fit, dit-elle, cetle reflexion, a qu'il serait meilleur d'al- ler chez soi avec une place qu'autrement 2 ; » et, sans prevenir Roland, elle obtint l'echange de l'inspec- tion d'Amiens contre celle de Lyon, ce qui lui per- mit en effet de se retirer, avec huit mille livres de traitement, a Yillefranche, ou, a partir de ce mo- ment, 1' 'Almanack royal marque sa residence, jusqu'a la suppression des inspecteurs, prononcee par l'Assemblee constituante, en 1791. C'est a Yillefranche , dans la maison du frere aine, chanoine-chantre de la collegiale de cette ville , que le couple philosophe passa plusieurs annees, occupe de travaux mediocrement litteraires, auxquels madame Roland mettait la derniere main. Madame Roland avait commence a ecrire en 1775. Sans faire precisement ses Memoires, elle redigeait ce qu'elle avait intitule : OEuvres de loisir et Re- flexions diver ses 3 . II n'en est rien reste. II ne parait i Almanack royal de 1784, p. 273. 2 Madame Roland, Memoires, 4 e partie, p. 16. 3 Ibid., 4 e partie, p. 4. — 184 — pas qu'on doive regretter cette perle, par les vers suivants, qu'elle adressait, en 1773, a M. de Bois- morel: Les Dieux, disait-elle, Aux liommes ouvrant la carriere Des grands et des nobles talens, lis n'ont mis aucune barriere A leurs plus sublimes elans. De mon sexe faible et sensible lis ne veulent que des vertus; Nous pouvons imiter Titus, Mais dans un sentier moins penible. Jouissez du bien d'etre admis A toutes ces sortes de gloire! Pour nous le temple de Memoire Est dans le coeur de nos amis l : Les Memoires de madame Roland sont son vrai litre, un litre considerable, a la gloire litteraire. lis sont evidemment, avec ceux de Dumouriez, l'ceuvre la plus curieuse et la plus originate, en ce genre, qu'ait produit la fin du dernier siecle ; aucun autre livre ne presente autant de faits, racontes avec au- tant de verve et d'esprit. Les auteurs d'une compilation recente, entreprise pour servir d'apologie a la Terreur, ont cru devoir contester rauthenticite des Memoires de madame Roland. II est certain qu'il y aurait un interet puis- sant pour la memoire de Robespierre , de Marat 1 .Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 102. 8b c. et de Danton , a pouvoir faire passer pour apo- cryphes les foudroyantes revelations de madame Roland, qui fut, sous le nom de son mari, le vrai ministre de Finterieur, avant et apres le 10 aout 1T92. Le lecteur va d'ailleurs etrejuge de la ques- tion ; voici comment s'expriment les auteurs de VHistoire parlementaire de la Revolution francaise. « Les Memoires de madame Roland parurent un peu apres ceux de Riouffe (avril 1794 '). Neuf mois s'etaient ecoules depuis la reaction thermidorienne, et chacun avait eu le temps de preparer les ceuvres posthumes des siens. Celles de madame Roland furent editees par un de ses amis. Nous lisons dans le Moniteur, numero du 27 avril (8 floreal) 179o, un article de Trouve, qui commence ainsi : « Nous avons annonce, il y a quelques jours, un a ouvrage intitule .: Appel a I'impartiale posterite, « par la citoyenne Roland, femme du ministre de « I'interieur. L'editeur, le citoyen Rose, annonce, « dans un avertissemeut , que ce recueil formera « quatre parties, et que c'est la seule propriete « d'Eudora, fille de Roland, fille unique et cherie, « dont la figure touchante possede deja toutes les i D'abord, cette date d'avril 1794 est inexacte quant aux Me- moires de Riouffe, qui parurent en effet en 1794, mais apres la mort de Robespierre, c'est-a-dire du mois d'aout au mois de decembre. Ensuite, les Memoires de madame Roland parurent non pas un peu apres, mais du 15 avril au 8 mai 1795, c'est-a-dire an moins quatre mois plus tarcl. 16. — 180 — « graces de sa mere, et clont le coeuf en promet « toutes les verbis. » « L'authenticite fort douteuse de cette premiere partie n'a d'autre fondement que la mention faite, par le Bulletin du Tribunal revolutionnaire, d'un memoire justifieatif dont madame Roland entreprit la lecture devant ses juges. II est possible que ce manuscrit ait ete conserve^ et c'est sur cette possibi- lity, fort precaire, que repose, en ce cas, toute la creance que Ton devrait h l'editeur. « Quant aux trois autres parties, les deux der- nieres surtout, ou madame Roland raconte son enfahce, sa puberte, etc., elles sont plus que sus- pectes d'etre apocry plies. « Ce livre est trop bien calcule pour les gouts connus de la societe thermidorienne, ou, si Ton veut, ecrit par quelqu'un trop naivement inspire par les sentiments de cette societe, pour que Ton puisse en douter un instant. Tons les ouvrages de la meme epoque presentent une telle uniformite, qu'on les croirait sortis de la meme plume. « Le cacbet qui les distingue, et qui elait, en effet, la condition de la vogue au sein d'une depravation aussi effrenee que celle dont le Directoire donna l'exemple, e'est l'obscenite. « Les homines qui prennent la plume pour reha- biliter ou pour venger les victimes de la Terreur cberchent presque toujours a rendre lours heros — J 87 — inteYessaiits, en les montrant avidesde plaisirs et de jouissances, et enclins a, tous les vices aimables. Et comment ne pas execrer les hommes feroces qui , sous le chimerique et vain pretexte du salut public, ont trouble, ou torture, ou brise des existences vouees au bonheur et a la volupte? « Les Memoires de madame Roland sont un livre de cette espece; ils sont un mauvais livre dans toute la rigueur du mot. Ils ne lui seraient done impu- tables que si elle les avait publies elle-meme '. » Le lecteur remarquera qu'il s'agit de savoir, non pas si les Memoires de madame Roland sont un livre moral, mais s'ils sont un livre authentique. Or, que resulte-t-il au premier abord du jugement porte sur ces Memoires par les auteurs de 1' Histoire parlemen- taire? — II en resulte cette verite manifeste, fondee sur quatre faits materiels, que ces deux ecrivains, qui ont nie l'authenticite des Memoires de madame Roland, ne les ont jamais lus, ni Tun ni 1' autre. VI Les Memoires de madame Roland comprennent quatre parties : les deux premieres, relatives a la vie politique de Roland et de sa femme ; les deux der- 1 Buchez etRoux, Histoire parlementaire de la Revolution fran- caisc, t. XXXI, p. 9g, 99. — 188 — nitres, relatives a leur vie privee. Ces Memoires, a. 1'exception cle quelques lettres qui les terminent, furent ecrits en prison par madame Roland ; la premiere partie , k l'Abbaye ; les trois autres , a Sainte-Pelagie. Sorlie de l'Abbaye le 23 juin 1793, madame Roland fut arretee le meme jour et conduite a Sainte-Pelagie. Dans la confusion de sa sortie et de son transferement, elle perdit, ou crut avoir perdu la portion de ses Memoires deja redigee qui compre- nait les portraits des personnages politiques ; elle reprit son travail a Sainte-Pelagie, et refit, souvent dans les memes termes, le travail qu'elle avait deja compose. La premiere et la deuxieme partie des Memoires de madame Roland sont done absolument le meme sujet, traite deux fois de suite, k quelques jours d'intervalle 1 . Cela etant, si les auteurs de VHistoire parlemen- taire avaient lu les Memoires, ils n'auraient pas, comme ils l'ont fait, accorde a demi rauthenticite de la premiere partie, etnie radiealement l'authenticite des trois dernieres; car la premiere et la deuxieme etant le meme ouvrage, il faut , de toute necessite, qu'elles soient ou egalementauthentiques, ou egale- ment apocryphes, D'ailleurs, quelle preuve plus evidente pourrait-on demander de l'authenticite des Memoires t que cette 1 Voir l't-dessus les Memoires, 2 e partie, p. 34. — 189 — partie politique, la plus importante de toutes, com- posed deux ibis, avec les m&mes faits, les memes idees, les m6mes details, souvent les monies mots, ma is ou la premiere version a plus de verve, plus de liberie, plus d'esprit, plus d'etendue ; tandis que la seconde, composee de nouveau, recherchant des apercus, des traits, des souvenirs disparus, se tralne avec fatigue, avec regret, avec embarras, clans une voie ou l'imagination epuisee est suppleee par la memoire? Concoit-on qu'un faussaire, ayant deja raconte" avec eclat la vie politique de Roland et de sa femme, la racontat une seconde fois d'une ma- niere terne et decousue? D'un autre c6te, YHistoire parlementaire fait re- poser V authenticite fort douteuse de la premiere' partie des Memoires uniquement sur la conservation possible, mais peu probable, du manuscrit d'un memoire justificatif, mentionne par le Bulletin du Tribunal revolutionnaire, et que madame Roland avait essaye de lire devant ses juges 1 . 1 On lit, en effet, dans le Bulletin du Tribunal revolutionnaire, n. 76, 2e partie : « L'accusee fait lecture d'un apercu sommaire de sa conduite politique depuis le commencement de la revolution. Comme cet ecrit respirait le federalisme d'un bout a l'autre, le presi- dent en a interrompu la lecture, en observant a l'accusee qu'elle ne pouvait abuser de la parole pour faire l'eloge du crime, c'est-adire de Brissot et consorts. « L'accusee s'est emport^e en invectives contre les membres du tribunal. Se tournant vers l'auditoire , elle a dit : « Je vous « demande acte de la violence que Ton me fait! » A quoi le peuple a repondu : Vive la Re'publique ! A bas les traitres! » — 190 — Si les auteurs de YHistoire parlementaire avaient lu les Memoires, d'abord ils n'auraient pas pu avoir le moindre doute sur la conservation du manuscrit du projet de defense de madame Roland, puisque ce projet de defense est imprime sous ce titre : Projet de defense alt tribunal, dans la seconde partie des Memoires l ; ensuite, ils n'auraient pas pu donner le manuscrit de ce projet de defense, petit plaidoyer de cinq pages, pour I'original de la premiere partie des Memoires, recit de cent-vingt-huit pages, con- tenant l'bistoire des deux ministeres de Roland, les portraits des Girondins, les massacres de septembre, la proscription du 31 mai, l'arrestation de ma- dame Roland, ses travaux a l'Abbaye, et les plus eurieuses revelations sur Robespierre, sur Danton, sur Marat, sur Pacbe, sur Robert, surLazouski, et sur la Commune du 10 aout! Troisiemement , V Histoire parlementaire declare les trois dernieres parties des Memoires plus que suspectes d'etre apocryphes, sur ce que ce livre, cal- culi pour les gouts connus de la societe thermido- rienne, porte le cacbet de la depravation efjrenee dont le Directoire donna I'cxemple. Si les auteurs de YHistoire parlementaire avaient lu les Memoires, ils auraient vu que la premiere partie parut a la librairie de Louvet, le 26 germinal i Pag. 91, 92,93,91, 95. — Ku- an III, — ia avril 1795; que la sccondc parut lei floreal suivant, — 23 avril; et que la quatrieme et derniere parut le 20 prairial , — 8 juin *. Les Me- moircs avaient done paru en entier cinq mois avant la nomination du Directoire, qui eut lieu le 4 novem- bre, et trois mois avant la discussion de la Constitu- tion qui l'etablit; par ou Ton voit qu'il est difficile de concevoir comment l'auleur des Memoires avait subi 1' influence de la depravation effrenee dont le Directoire donna Vexemple. Enfin, VHistoire parlementaire, apres avoir de"- duit les raisons qui lui font considerer les Memoires de madame Roland comme un livre apocryphe, ajoute que ces Memoires ne lui seraient imputables que si elle les avait publics elle-meme. D'abord, e'est a la guillotine, non a madame Ro- land qu'il faut s'en prendre, si un autre qu'elle fut l'editeur de ses Memoires. Ensuite Barrere n'a pas lui-meme public ses Memoires, ni Senart, ni Barba- roux, niMeda, ni M. de Rarentin, ni Saint-Simon, niDangeau; ce qui n'a jamais fait mettre en doute Fauthenticite de ces ouvrages. D'un autre c6te, si les auteurs de VHistoire par le- mentaire avaient lu les Memoires de madame Ro- land, ils auraient vu que leur authenticite a pour 1 Nous incfiquons la distribution des Memoires de madame Roland d'apres Tedition originale, qui a et6 modifiee tres- arbitrairement dans des editions ulterieures. — 192 — garant le depot meme du manuscrit, ecrit tout en tier de la main de l'auteur, depot fait et annonce" au pu- blic, le 4 floreal an III, — 23 avril 1795, par l'editeur Bosc, et non Bose, ami intime de madame Roland. Les revelations de madame Roland sur Robes- pierre, sur Marat, sur Danton, sur Pache, sur Fou- quier-Tinville i-ont d'autantplus formidables, qu'elle avait vu et connu de tres-pres le personnel et les mobiles revolutionnaires, pendant les deux minis- teres de son mari. La premiere partie des Memoir es, ou ces revelations sont contenues, produisit en effet une vive sensation. « Que de soins adroits, dit Trouve, dans le Moniteur du 27 avril 4795, que de petites intrigues on emploiera pour attenuer, detruire meme, si Ton peut, les verites austeres qui eclatent a chaque page ! Comme on va chercher a d^precier le merite de l'auteur, a fin, d'dter peu a pen, d'une maniere insensible, tout credit a I'ouvrage! Yaines tentatives ! l'histoire a deja recueilli d'immenses ma- teriaux ; malheur aux noms qu'elle gravera sur la colonne de lahonte et de l'execration des siecles 1 ! » Ce que Trouve avait prevu ne tarda pas a se rea- liser. Les ennemis des Girondins en general, et les terroristes, comme les plus interesses, nierent l'au- thenticite des revelations de madame Roland. C'est ce qui determina Rose, l'ami devout de la famille, 1 Moniteur du 27 avril 1795, article Variete's. signo : Trouve. — 193 — oelui qui avait ete prendre a l'A$>baye la iille de la malheureuse Manon, a faire immediatement le dep6t du manuscrit, et a l'annoncer au public, le 23 avril 1795, par cet Avertissement , place en tete de la deuxieme partie des Memoires : « Le Royalisme l et le Terrorisme cherchent a repandre des doutes sup l'authenticite de ces ecrits. Tons deux veulent en suspendre le debit ; les uns, dans l'intention de favoriser la contre-r^volution, en d^signant un ministre qui a prouve, par une admi- nistration sage et ferme, que la France pourraitetre heureuse sous un gouvernement republicain ; les autres, pour n'etre point signales aux yenx du peuple comme les veritables auteurs de notre situation actuelle , et dans l'espepance de pouvoir affaiblir l'horreur que leurs forfaits doivent inspirer a tons ceux qui lisent l'histoire. « J'invite les bons citoyens, que les insinuations auraient pu ^branler, de considerer, premierement, que personne n'a pu etre a portee de suppleer la ci- toyenne Roland dans l'expose d'une infinite de de- tails qu'elle seule a pu connaitre; deuxiemement, que cliaque ecrivain a son style propre, et que celui de la citoyenne Roland est assez original pour n'etre pas facilement cont'ondu avec celui d'un autre; troi- siemement, que je l'ai certifie par ma signature, et 1 Le royalisme etait, en ee temps-la, le bouc emissaire charge de toutes les iniquites des partis. 17 — 104 — qu'onpeut venir s assurer chezmoi que le manuscrit est entierement ecrit tie la main de ma malheureuse amie. « Paris, i floreal, an III de la Republique. » Tout cela prouve surabondamment , comme on voit, non-seulement l'incon testable authenticite des Memoires de madame Roland ; mais encore que si les auteurs de VHistoire parlementaire avaient lu ces Memoires, ils n'auraient pas dit que X authenticity fort douteuse de la premiere partie n'a pour fonde- ment que la mention faite par le Bulletin du Tribunal revolutionnaire d'un memoire justificatif dont ma- dame Roland entreprit la lecture devant ses juges. Independamment des circonstances materielles et positives qui donnent aux Memoires de madame Ro- land toute rauthenticite desirable, on n'en trouverait pas qui fussent, a un plus haut degre que ceux-lgt, marques k chaque page du sceau de leur auteur. On pourrait y prendre, au hasard, cent faits ou circon- stances, connus de madame Roland seuleet de quel- ques personnages qui les ont pleinement continues plus tard de leurc6te, sans aucune connivence pos- sible. De ce nombre, qui pourrait etre considerable, nous citerons : La vie domestique de madame Roland , dans son menage & Yillefranche, en Beaujolais l , confirmee 1 Madame Roland, Memoires, 4° partie, p, 32. — i or) — par Tabbe Guillon , dans ses Memoires sur le siege de Lyon , publies en 1797 ' ; L'effet tres-comique produit anx Tuileries par le costume de Roland, le jour de sa presentation comme ministre 2 ; detail rap porte, en des termes presque identiqnes, par Dumouriez, dans la partie de ses Memoires publie'e en 1795 3 ; L'entrevue secrete de Barbaroux et de Roland cbez ce dernier, rue de la Harpe , et les projets de republique federative a. etablir dans le midi de la France 4 ; conversation iidelement conservee dans les Memoires de Barbaroux, publies en 1822 s ; La peur effroyable de Robespierre, le 17 juillet 1791 , apres ce qu'on nomma le massacre du Champ de Mars; sa fuite, operee le soir meme, du logement qu'il occupait au Marais, rue de Saintonge, n° 8, et l'asile qu'il recut chez Duplay, rue Saint-IIonore 6 ; circonstances intimes, pleinement confirmees par Freron, dans une noie restee longtemps inedite et publiee pour la premiere fois en 1828 7 . L'allocation de trente mille francs de fonds secrets, faite k Petion, maire de Paris, par Dumouriez, sur 1 L'abbe Guillon, Memoires sur le siege de Lyon, t. I, p. 56. 5 Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 46. 3 Dumouriez, Memoires, t. II, p. 145. 4 Madame Roland, Memoires, I" partie, p. 99. 8 Barbaroux, Memoires, p. 37. 6 Madame Roland, Memoires, l' a partie, p. 43. 7 Papiers ineclits trouves chez Robespierre. Saint-Just, Paijan, etc. p. 154. — 106 — les fonds du ministere des affaires etrangeres, avec le consentement un peu force du roi , et 1'emploi de cet argent, par Petion, en pamphlets et en journaux diriges contre Louis XVI, ainsi que ce dernier l'avait prevu etpredit a Dumouriez ', affaire essentiellement secrete de sa nature et tres-exactement confirmee par les Me'moires de Dumouriez, publies a Hambourg en 1795 2 ; La fondation du journal-affiche la Sentinelle, re- dige par Louvet, avec les fonds secrets de Roland 3 , circonstance tres-franchement confessee par Louvet dans ses Memoires, publies en 1797 * ; Enfin les details les plus ignores relatifs aux der- nieres seances du conseil du premier ministere gi- rondin s , details litteralement rapportes plus tard, dans les Me'moires de Bertrand de Molleville, qui ne parurent qu'en 1797 6 . D'ailleurs, ce serait peu de chose d'avoir dit, meme avec plus ou moins de vraisemblance, que les Memoires de madame Roland sont apocryphes ; il resterait un probleme litteraire assez important et fort difficile a resoudre, c'est d'en trouver le veri- table auteur. 1 Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 55. 2 Dumouriez, Memoires, t. II, p. 152. 3 Madame Roland, Memoires, 1" partie, p. 55. 4 Louvet , Me'moires, p. 12. s Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 50. 6 Bertrand de Molleville, Memoires* t. II, p. 232. — 107 - Si ces Memoires n'^taient pas de madame Roland, de qui done seraient-ils? II faudrait une bien me- diocre intelligence des styles de cette epoque pour confondre ce livre avec aucun autre, et un gout plus que douteux pour n'en pas sentir la seve, la souplesse et Foriginalite. Meillan, Garat, Louvet, Barrere sont bien au-dessous de madame Roland pour la vivacite du mot et pour le relief de la phrase ; et il y a, dans ce travail fait a. la hate, le coeur gonfle, dans la cel- lule d'une prison, des parties charmantes qu'aucun ecrivain de cette epoque, excepte Andre Chenier, n'aurait certainement egalees. Quant aux peintures un peu lascives qui s'y trou- vent, e'est un cachet de plus qu'y ont mis les moeurs de la fin du regne de Louis XV, et il faut la haine maniaque des terroristes contre la societe thermido- rienne pour la charger des iniquites d'une autre epoque. Madame Roland a pris soin d'ailleurs d'in- diquer la source de ces idees , et l'occasion de ces peintures. « Ma bonne maman, dit-elle, me parlait quelquefois de madame de Boismorel et de ses sin- gularites, de son egoisme qui lui faisait dire que les enfants n'etaient que des causes secondes , de sa maniere libre, mais ordinaire parmi les femmes de la bonne compagnie , qui lui faisait recevoir son confesseur et d'autres a sa toilette , et passer sa chemise en leur presence. Ce ton, ces moeurs, me paraissaient etranges ; je faisais causer ma 17. - 198 — honne maman sur tout cela avec curiosite '. » Les Memoir es de Marmontel, ecrits dans sa vieil- lesse, et dont personne assurement n*a jamais songe a contested l'authenticite, seraient encore bien plus apocryphes que ceux de madame Roland , et mar- queraient bien plus surement un pastiche du Direc- toire, si Ton en jugeait par les details de mceurs. L'auteur dit expressement qu'il les entreprend a la demande de sa femme , et le titre porte qu'ils doivent servir k l'education de ses enfants ; et cependant il y a, sur les relations de Marmontel avec mademoi- selle Navarre, avec mademoiselle Glairon et avec mademoiselle Verriere , des choses veritabiement honteuses ; et il taut que les usages du temps les aient bien autorisees, pour qu'un si honnete homrae et un si bon pere de famille que Marmontel ne les ait pas senties. VII Roland etait, pour le talent com me pour le carac- tere, fort au-dessous de sa femme , et tous deux re- sumaient au plus hautdegre l'orgueil, le faux savoir et l'ambition immense de ces philosophes de rebut, de ces revolutionnaires ecrivassiers et bavards, qui forme rent le parti de la Gironde. La pretention de Roland etait de diriger et d'e- i Madame Roland, MemoireSj 3 e partie, p. 45. — 199 — clairer ce qtt'il appelait les arts utiles, comrae si un art inutile eiait un art. II avait enormement ecrit sur Part du fabricant d'etofl'es de laine, sur Part du fabricant de velours, sur Fart du tourbier ; et tous ces ecrits avaient servi Tinduslrie, a peu pies autant (jue les livres si celebres de Raynal avaient servi le commerce. Roland etait industriel comrae Voltaire avait ete chimiste. Rien n'egalait, dans ces esprits emphaiiques, ce qu'il y avait de chimeres, si ce n'est ce qu'il y avait de vanite. Roland reunissait et exagerait en sa per- sonne tous les defauts du genre. « C'etait, dit Mathon de la Varenne, un vieillard entete , irascible, petri d'amour-propre, imitant gauchement Caton le Cen- seur, dont il avait pris l'exterieur sec et repoussant sans en avoir le genie 1 , » Dumouriez, dont il fut le collegue au ministere, nelejugeaitguere autrement. « Roland, dit-il, ressemblait a Plutarque ou a un quaker endimancbe. Des cheveux plats et blancs, avec peu de poudre, un babit noir, des souliers avec des cordons au lieu de boucles, le firent regarder comme le rhinoceros. II avait cependant une figure decente et agreable 2 . » Deux idees, que Roland essaya de faire prevaloir 1 Matbon de la Varenne, Hisioi/re particuliere des evenements qui ont eu lieu, en France pendant les mois de juin, de juillet, d'aout et de septembre 1792, p. 11. j 2 Dumouriez, Me'moires, t. II, p. 145. — 200 — a Lyon et a Villefranche, feront connaitre cet esprit, qui devait gouverner la France. i< En 1787, dit 1'a.bbe Guillon, a la suite d'une seance de l'Academie de Lyon, dont il etait mem- bre, Roland me dit, avec une sorte de vanite, qu'il y avait lu un memoire sur l'utilite dont pouvaienl etre les corps des hu mains que la mort frappait chaque jour. Par la,ilpretendaitterminerune longue discussion' qui existait a Lyon, sur l'edit par lequel etaient defendues les inhumations dans les villes, et a plus forte raison dans les eglises. Les cures resistaient, et l'administration ne savait ou placer les cimetieres hors des murs. M. Roland proposa de faire profiter aux vivants ces corps morts, dont il croyait qu'on etait embarrasse ; il voulait qu'on en fit de l'huile, avec le procede usite k Paris pour les debris des animaux. Le memoire avait ete mal ac- cueilli paries academiciens,et moi-meme,cherchant k croire que l'auteur ne m'en parlait pas serieuse- ment, je ris de son projet. II s'en offensa... Comme je lui representais qu'avec sa manie de rendre tout utile, il ne savait pourtant que faire de nos ossements, sa repartie brusque fut qu'on en retirerait de l'acide phosphorique. Madame Roland, qui etait presente, avait l'air d'approuver son mari ; mais l'instant d'a- pres, en son absence, elle rit avec moi de la bizar- re rie du projet 1 . » 1 L'abbe Guillon, Memoires sur Je siege deLyotij t. I, p. 58. — 201 — C'etaient la , pour les phiJosophes du parti de la Gironde , des idees familieres , dont ils etaient tres-fiers , et par ou ils se consideraient comme tres-superieurs au reste des faibles humains. Roland voulait qu'on fit cuire les hommes morts, Brissot voulait qu'on les mangeat,afin de rester dans la stricte observation de la nature. On ne saurait as- surement chercher ailleursque dans les abominables systemes de ces philosophes sans entrailles, sans coeur et sans Dieu, la depravation horrible du peu- ple de Paris pendant la revolution. Ceux qui r6tirent des Suisses le 10 aout, ceux qui mangerent de la chair humaine crue le 2 septembre, etaient des en- cyclopedistes de troisieme main, et des eleves de Roland et de Brissot. « En 1788, continue Fabbe Guillon, l'Academie de Yillefranche ayant achoisir entre plusieurs sujets litteraires, pour le prix qu'elle devait donner l'an- nee suivante, M. Roland insistait pour qu'on adop- tat le sujet qu'il proposait : c'etait de savoir s'zV ne conviendrait pas an bien public d'etablir des tribu- naux pour juger les morts. L'apre perseverance de M. Roland avaitfait qu'on etait arrive, sans rien de- cider, jusqu'au jour de Saint-Louis, ou, dans la seance publique, le sujet du prix devait etre annonce. II y eut pour cet objet, apres la messe du panegy- rique, une seance particuliere, a laqueile plusieurs academiciens et meme M. Roland me presserent — 202 — d'assisler, quoique je n'eusse pas le droit d'y voter. Je m'y trouvai assis pres de lui... La proposition fut rejetee ; M. Roland en eut beauconp d'humeur et ne reparut plus a l'Academie de Yillefranche l ; » Assurement, une lubie telle que l'etablissement d'un tribunal pour juger les morts ne saurait sortir naturellement que d'une maison de fous. Les gens qui en avaient de pareilles s'appelaient pourtant des philosophes, et la Providence permit que le sort de la France fut dans leurs mains, pour en faire, helas ! ce que l'histoire nous enseigne. Au milieu des premieres reformes que la Revolu- tion amena fut le renouvellement des municipalites. Roland visa a la mairie de Lyon. « II allait de-guise dans les tavernes, et, sans se laisser connaltre, il in- diquait son propre nom aux ouvriers, en se melant a leurs orgies. II distribua meme parmi le peuple un libelle contre les echevins, les nobles, les negociants. Une subalterne place de notable fut tout le fruit que Roland recueillit de ses manasuvres 2 . » G'est vers cette epoque que commenca interven- tion de madame Roland dans la politique. On verra qu'elle y fit irruption en furie, et comme Petit pu faire Theroigne de Mericourt ; mais ses principes revolu- tionnaires veulent, pour etre pleinement apprecies, un retour prealable vers un fait notable de sa vie. 1 L'abbe Guillon, Memoires sur le siege de Lyon. I. I, p. 59. 2 Ibid., t. I, p. 59, 62. - 203 — Une fois mariee, mere de famille, et honorable- nient placee dans la society, madame Roland com- menca h ne plus trouver le monde si absurde. II lui parut meme que, loin de declamer contre les dis- tinctions sociales, il etait plus sage de les briguer et de les obtenir; et il lui prit une envie ardente, eomme toutes celles qu'elle avait,, d'avoir des titres de noblesse. Mais laissons-la parler elle-meme, car elle met assez de bonne grace k convenir du fait. « On a reprocbe a Roland, dit-elle, d'avoir solli- cite des lettres de noblesse ; voici la verite : « Sa farnille en avait les privileges depuis plu- sieurs siecles, par charges, mais qui ne les trans- mettaient point, et par Topulence qui en soutient toutes les marques, armoiries, chapelle, livr^e, fief, etc. L'opulence disparut; elle fut suivie d'une mediocrite honnete, et Roland avait la perspective de linir ses jours dans un domaine, le seul qui restat k sa famille, et qui appartient encore a son aine l . II crut avoir droit, par son travail, a assurer a ses descendants un avantage dont ses auteurs avaient joui,etqu'il aurait dedaigne d'acheter. II presents ses titres en consequence, pour obtenir des lettres de reconnaissance de noblesse, ou d'anoblissement. « C'etait au commencement de 84. Je ne sais quel 1 II ne iui appartenait plus a l'epoque ou parurent les Me- moires, car le chanoine Roland fut guillotine a Lyon le 12 de- cembre 179 !, trente-trois jours apres la mort de madaine Roland. — 20 i — est l'homme qui , a cette epoque et dans sa situation, eiit cru contraire a sa sagesse d'en faire autant. « Je vins a Paris. Je vis bientot que les nouveaux intendants du commerce, jaloux de son anciennete dans une partie d'administration ou il en savait plus qu'eux, en contradiction avec ses opinions sur la liberte du commerce, qu'il defendait avec vigueur, en lui dormant les attestations requises de ses grands travaux, qu'ils ne pouvaient refuser, n'y mettaient pas l'accent qui fait reussir. Je jugeai que c'etaitune idee a. laisser dormir, et je ne poussai point les ten- tatives... Patriotes du jour, qui avez eu besoin de la revolution pour devenir quelque chose, apportez vos ceuvres et osez comparer l . » On le voit, madame Roland trouvait fort sage et fort juste que Roland cherchat a transmettre a ses descendants les privileges dont sa famille avaitjoui, privileges au nombre desquels se trouvait l'exemp-. tion d'une partie notable de l'impot; et ce n'est qu'apres avoir echoue dans ses tentatives, qu'elle se prit a insulter les aristocrates, dans les rangs des- quels elle n'avait pas pu entrer. Ge fut la prise de la Rastille qui decicla de la car- riere politique de madame Roland, et qui la jeta, du premier bond, a la tete des plus fougueux revolu- tionnaires. Elle ecrivait, le 26 juillet, k son ami Rose : 1 Madame Roland, Memoires, 4 e partie, p. 45, 46. - 205 '— « Non, vous n'etes pas libres : pcrsonne ne Test encore. La confiance publique est traliie, les lettres sont interceptees. Vous vous plaignez de mon si- lence, je vous ecris tous les courriers. II est vrai que je ne vous entretiens plus guere de nos affaires per- sonnelles : quel est le traitre qui en a d'autres au- jourd'hui que celles de la nation? II est vrai que je vous ai ecrit des choses plus vigoureuses que vous n'en avez faites, et cependant, si vous n'y prenez garde, vous n'aurez fait qu'une levee de boucliers. Je n'ai pas recu non plus la lettre de vous, que notre ami Lanthenas m'annonce. Yous ne me dites point de nouvelles, et elles doivent i'ourmiller. « Yous vous occupez d'une municipality, et vous laissez echapper des tetes qui vont conjurer de nou- velles horreurs. « Yous n'etes que des enfants ; votre enthousiasme n'est qu'un feu de paille; et si FAssemblee natio- nale ne fait pas en regie le proces de deux tetes illustres, ou que de genereux Decius ne les abatte?it, vous etes tous f ! « Si cette lettre ne vous parvient pas, que les l&ches qui la liront rougissent en apprenant que c'est d'une femme, et tremblent en songeant qu'elle peut faire cent enthousiastes, qui en feront des mil- lions d'autres 1 . » 1 Madame Roland, Memoires, 4 e partie, p. 130. 18 - 206 - Ainsi, du premier coup, madame Roland conseil- la.it l'assassinat du roi et de la reine, et atteignait le style du Pere Duchene I Le 4 septembre, elle apprend que le roi s'est no- blement confie a 1' Assemble, et que la reine lui a presente son fils. Un nouvel acces de fureur la saisit, et elle exrit k Bosc : « Je preche tout ce que je puis. Un chirurgien et un cure de village se sont abonne\s pour le journal de Brissot, que nous leur avons fait gouter. Ville- franche regorge ftaristocrates , gens sortis de la poussiere, qu'ils s'imaginent secouer en affectant les prejuges d'un autre ordre. « J'apprends, dans l'instant, la demarche du roi, de ses freres et de la reine aupres de l'Assemblee. lis ont eu diablement peur ! Yoila tout ce que prouve cette demarche ; mais pour qu'on put croire k la sin- cerite de la promesse de s'en rapporter a ce que fai- sait l'Assemblee, il faudrait n'avoir pas 1'experience de tout ce qui a precede. 11 faudrait que le roi eut commence' par renvoyer toutes les troupes etrangeres. « Nous sommes plus pres que jamais du plus af- freux esclavage, si on se laisse aveugler par une fausse confiance. « Les Francais sont aises k gagner par les belles apparences de leurs maitres ; et je suis persuadee que la moitie de l'Assemblee a etc assez bete pour sattendrir a lavue iP Antoinette, lui recommandant — 207 — son fits! morbleu! c'est bien cVun enfant dont it so ■(/it ' / » Le 27 septembre 1790, elle s'impatiente, et de- mantle l'insurrection a grands cris : « Brissot para it dormir; Loustalot est mort, et nous avons pleure sa perte avec amertume ; Desmoulins aurait sujet de reprendre sa charge de procureur general de la lanterne ; mais on est done l'energie du peuple? Pourquoi ne reclamez-vous pas contre la laehete de ce comite vendu, qui ose defenclre les dettes de d'Artois? L'orage gronde, les fripons se decelent, le mauvais parti triomphe, et Ton oublie que l'insurrection est le plus saint des devoirs lors- que la patrie est en danger 2 . » Le 20 decembre, elle deraande que les Parisiens fassent marcher l'Assemblee: «Faites done decreter le mode de responsabilite des ministres ; faites done brider votre pouvoir executif. .. Tudieu ! tout Pari- siens que vous etes, vous n'y voyez pas plus loin que votre nez, ou vous manquez de vigueur pour faire marcher votre Assemblee. Ce ne sont pas nos repre- sentants qui ont fait la revolution ; a part une quinzaine, le reste est au-dessous d'elle ; e'est t'o- vinion ■publique, e'est te-peupte, qui va toujours bien, quand cette opinion le dirige avec justesse ; 1 Madame Roland, Memoires, 4 6 partie, p. 133, 134. 5 Ibid., 4= partie, p. 136. - "208 — c'est a Paris qu'est le siege de cette opinion '. r- Cette passion perpetuelle des ementes, qui faisait de l'Assemblee une machine a decrets, ne paraissait jamais assez energique a madame Roland ; et elle ecrivaitle 29 Janvier 1791 : « Paris n'a point encore assez influence PAssemblee pour Pobliger de faire tout ce qu'elle doit 2 . » On ne pourrait'pas ecrire et resumer en moins de mots la politique qui allait devenir celle du parti de la Gironde. VIII Madame Roland et son mari vinrent a Paris au commencement de 1791 ; its y arriverent le 20 fe- vrier. Roland etait charge, aupres du gouverne- ment, d'une negociation ayant pour objet de faciliter a la nouvelle municipality de Lyon lesmoyens de liquider ses anciennes dettes. lis se logerent rue de la Ilarpe, au troisieme etage d'une maison situee en face de Saint-Come. Le premier soin de madame Roland fut de courir a l'Assemblee constituante, pour y contempler les heros de la Revolution. « Je courus aux seances, dit- elle,je vis le puissant Mirabeau, l'etonnant Cazales, 1 Madame Roland, Me'moires, 4° partie, p. 137. -' Hid., -I" partie, p. 138. — ->09 — l'audacieux Maury, les astucieux Lameth, le froid Barnave. Je remarquai avec depit, du cote des Noirs l , ce genre dc superiorite que donnent, dans les Assemblies, l'habitude de la representation, la purete du langage, les manieres distinguees; mais la force de la raison, le courage de la probite, les lu- mieres de la philosophic, le savoir du cabinet et la facilite du barreau, devaient assurer le triomphe aux patrioles du c6te gauche, s'ils etaient tous purs, et pouvaient rester unis 2 . » Apres etre allee visiter la Revolution, madame Roland la recut. On a vu qu'elle avait servi de cour- tier d'abonnementau journal de Brissot, et qu'elle s'etaitmise avecardeur au service de la propagande des philosophes. La fervente adepte devait done etre trois fois recherchee : pour ses principes, pour son esprit et pour sa beaute ! « II fut arrange, dit-elle , que Ton viendrait chez moi quatre fois la seraaine, dans la soiree, parce que j'etais sedentaire, bien logee, et que mon apparte- ment se trouvait place de maniere a n'etre fort eloi- gne d'aucun de ceux qui composaient ces petits co- mites 3 . » 1 On designa d'abord les deputes de la Constituante par les noms de Noirs, de Rouges et de Gris, parce que, apres les ev6- nements d'octobre 1789, 1'Assemblee se reunit a Paris, dans le Manege des Tuileries. Les. Xoirs etaient les deputes du cote droit. 2 Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 35, 36. s Ibid., 1" partie, p. 37. 18. — 210 — Tous les notables philosophes et revolutionnaires se presserent successivement dans le salon de ma- dame Roland:— Brissot, Petion, Buzot, Barbaroux, Gondorcet, Robespierre ; et chacun d'eux est reste dans ses Memoires avec les traits qui la frapperent dans l'abandon de ces intimes causeries. « Les manieres simples de Brissot, dit-elle, sa franchise, sa negligence naturelle, me parurent en parfaite harmonie avec l'austerite de ses principes ; mais jelui trouvais une sorte de legerete d'espritet de caractere qui ne convefiait pas egalement bien a la gravite de la philosophic ; elle m'a toujours fait peine, et ses ennemis en ont toujours tire parti. Ses ecrits sont plus propres que sa personne a operer le bien, parce qu'ils ont toute Fautorite que donnent a des ouvrages la raison, la justice et les lumieres, tandis que sa personne n'en peut prendre aucune, faute de dignite... II ne peut pas hair; on diraitque son ame, toute sensible, n'a point assez de consi- stance pour un sentiment aussi vigoureux. Avec beau- coup de connaissances, il a le travail extremement facile, et il compose un traite comme un autre copie une chanson 1 . » On voit avec quelle bienveillance madame Roland jugeait ceux qui devaient conduire avec elle le parti de la Gironde ; c'etaient deshommes a sa taille ; elle se voyait et s'admirait en eux. * Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 36, 37. — 211 — « Petion, ajoute-t-elle, veritable homme de bien et homme bon ; il est incapable de fairela moindre chose qui blesse la probite, le plus leger tort ou le plus petit chagrin a personne. La serenity d'une bonne conscience, la douceur d'un caractere facile, la franchise et la gaiete distinguent sa physionomie. II fut maire prudent, representant fidele; mais il est tropconfiant et trop paisible pourprevoir les orages et les conjurer. II est froid orateur, et laehe dans son style, corame ecrivain. Administrateur equitable et bon citoyen, il est fait pour pratiquer les vertus dans une republique, et non pour fonder un tel gouver- nement chezun peuple corrompu 1 . » Le portrait de Buzot, dessine avec des traits d'une admiration plus affectueuse, ou, comme on disait alors, plus sensible, nous aidera peut-etre a resoudre un probleme etrange^ que le temps ou vivait ma- dame Roland pouvait seul faire poser. «Buzot, d'un caractere eleve, d'un esprit tier et d'un bouillant courage, sensible, ardent, melanco- lique et paresseux, doit quelquefois se porter aux extremes. Passionne contemplateur de la nature, nourrissant son imagination de tons les charmes qu'elle peut offrir, son ame des principes de la plus touchante philosophic, il parait fait pour gouter et procurer le bonheur domestique; il oublierait l'uni- * Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 86. — 212 — vers clans la douceur des vertus privees, avec un coeur digne du sien. Mais, jete dans la vie publique, il ne connait que les regies de l'austere equite. Ami de l'humanite, susceptible des plus tendres affec- tions, capable d'elans sublimes et des resolutions les plus genereuses, il cherit son espece et sait se de- vouer en republicain; mais, juge severe des indivi- dus, difficile dans les objets de son estime, il ne l'accorde qu'a fort peu de gens. Cette reserve, jointe a l'energique fierte avec laquelle il s'exprime , 1'a fait accuser de hauteur et lui a donne des ennemis. « Avec une figure noble, une faille elegante, il faisait regner dans son costume ce soin, cette pro- prete, cette decence qui annoncent l'espfit d'ordre, le gout et le sentiment des convenances, le respect de l'honnete homme pour le public et pour lui- meme — Ainsi, lorsque la lie de la nation portait au timon des affaires des hommes qui faisaient con- sister le patriotisme a flatter le peuple pour le con- duire, a medire des lois pour gouverner, a proteger la licence pour s'assurer l'impunite, h, egorger pour affermir leur pouvoir, k jurer, ^ boire, a se vetir en portefaix, pour fraterniser avec leurs pareils, Buzot professait la morale de Socrate, et conservait la po- litesse de Scipion ; le scelerat! Aussi, Vintegre La- croix, le sage Chabot, le doux Lindet, le reserve Thuriot, le savant Duroy, Yhumain Danton et leurs — 213 - fideles imitateurs, l'ont declare traltre a la patrie ; ils out fait raser sa maison et confisquer ses biens, comme autrefois on bannit Aristide ct condamna Phocion l . » A c6te de Buzot, mais plus loin de l'ame et du coeur de madame Roland, vint se placer Barbaroux. « Barbaroux, dit-elle, dont les peintres ne dedaigne- raient pas de prendre les traits pour une tete d'An- tinotis, actif, laborieux, franc et brave, avec toute la vivacite d'un jeune Marseillois 2 , etait destine k de- venir un homme de merite, et un citoyen aussi utile qu'eclaire. Amoureux de Tindependance, tier de la revolution, deja nourri de connaissances, sensible a la gloire, c'est un de ces sujets qu'un grand politique voudrait s'attacher. Mais qui oserait prevoir jusqu'ti quel point Finjustice prematuree, la proscription, le malheur peuvent comprimer une telle ame et fletrir ses belles qualites? Les succes moderes auraient sou- tenu Barbaroux dans sa carriere, parce qu'il aime la reputation, et qu'il a toutes les facultes necessaires pour s'en faire une ires-grande ; mais 1'amour du plaisir est a c6te. S'il prend une fois la place de la gloire, & la suite du depit des obstacles ou du degout des revers, il affaissera une trempe excellente et lui fera trahir sa noble destination. « Barbaroux, affectueux et vif, s'etait attache k 1 Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 84, 85. 2 On pronon Cette formidable societe avait couvert la France de socie- 1 Madame Roland, Memoires, 2" partie. p. i. — 218 - tes affiliees, et entietenait avec elles nne correspon- dence active. C'etait par cette voie que se faisaient les elections et que se decernaient les emplois. Ro- land, fort ecrivassier com me on sait, se laissa nom- mer au Comite de correspondanie du club, et eut un certain nombre de departements ;\ diriger. Pour mieux faire, il emporta le travail cbez lui ; des lors, Manon n'y tint pas, elle prifc aussi la plume ; et la voila. prechant les jacobinieres des departements. « Je voyais ces lettres, dit-elle ; je prenais souvent pour moi le soin de faire les responses, le genre epis- tolaire m'ayant toujours paru singulierement facile etagreable, parce qu'il se prete egalement k tous les sujets, k tous les tons, quMl otfre k la discussion des formes douces et a la raison tout le developpe- ment qu'on veut lui donner. Je remarquais dans la plupart des lettres des departements de Texaltation et de Temphase, des sentiments boursoufles et des lors factices, generalement l'envie du bien general ou l'ambition de se montrer passionne pour lui. Je trou- vais que la societe-mere pouvait exercer une grande influence en repandant de sages principes, rappor- tant toujours son institution a l'instruction du peuple. « Touched du bien qu'il ^tait possible de faire, en s'emparant des imaginations pour les diriger et les enflammer au profit de la vcrtu, je m'occupais de cette correspondance avec plaisir, et le comite trouvait Roland travailleur. II n'etait pas non plus — 219 — sans rien i'aire ; mais l'ouvrage de deux personnes tivs-expeditivesdevait etre considerable auxyeux de ceux a qui l'ouvrage d'une d'elles aurait deja paru l'etre 1 . » Ces ocqupations conduisirent madame Roland jus- qu'au niois de mars 1792. Brissot vint la trouver un soir, et lui dit qu'on songeait a Roland pour le mi- nistere de l'interieur. a Cette idee, dit-elle, me parut creuse et ne fit guere d'impressionsur mon esprit 2 . » Revenant sur ce sujet dans la seconde redaction, elle dit : « Brissot vint chez moi un soir; j'y etais seule. II m'apprit qu'on songeait tt Roland. Je souris, en lui demandant la raison de cette plaisanterie ; il m'assura que ce n'en etait point une, et ajouta qu'il etait venu pour savoir si Roland consentirait a se charger de ce fardeau. Je promis de Ten entretenir et de faire savoir sa resolution le lendemain. L'acti- vite de Roland, aussi etonne que moi de l'evenement, ne repugnait point a la multiplicite des affaires... D'ailleurs, un homme zele, qui devait avoir la con- science de ses moyens, ne pouvait etre insensible k l'espoir de servir utilement son pays. Roland se de- cida done pour Taffirmative eten instruisit Brissot 3 .» C'etaitle 22 mars. Le lendemain, Roland etait mi- nistre de l'interieur. 1 Madame Roland, Memoir es, 2 e partie, p. 2, 3. s Ibid.. Ire partie, p. 45. •5 Ibid., 2e partie, p. 4, 5. — 220 - Comment put-il se faire que le vieux Roland, in- connu du public, gauche, morose, e f ran ger aux af- faires politiques, devint ainsi minfstre, sans y avoir meme songe? Madame Pioland avoue nalvement qu'elle ne l'a jamais su. « Comment cela se traita- t-il ? dit-elle, je ne l'ai jamais su, et je ne m'en suis pas informee, parce qu'il m'a paru qu'il en avait ete de cela comme de toutes les affaires imaginables. Je ne sais pas qui le premier nomma Roland, comme un de ceux a qui Ton pourrait penser l . » Un ecrivain royaliste, fort instruit des choses in- times de la cour de Louis XVI a cette epoque, fait connaitre la raison generale a laquelle fut due la formation du ministere girondin. « L'accusation de M. de Lessart, dit Peltier, en- traina la dissolution totale du ministere. La faction de Condorcet, de Rrissot et de la deputation de la Gironde, impatiente de regner, preparait, a la suite du decret contre M. de Lessart, la scandaleuse accu- sation de la reine.Le roi sentait qu'il etait sans force contre la calomnie et la vengeance; il abandonna le ministere k la faction 2 . » Dumouriez, ministre avec le chevalier de Grave depuis le 15 mars, nous apprend de son c6te com- ment et par l'influence de qui Roland fut nomme. « Petion ct Roaderer, dit-il, etaient k la t6te, Tun 1 Madame Roland, Memoires, 2 e partie, p. 3, 4. 2 Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aoiit 1792, t. I, p. 60. de la municipality, l'autre du departement de Paris; ces deux homines , Brissot, Condorcet et quelques auires membres parisiens parurenties plus propres c\ eclairer les deux ministres sur leur choix. lis les con- sulterent l . » Dumouriez ajoute que Claviere et Ro- land furent designes par Petion, Roederer, Condorcet, Bri?sot, et Durantlion par les deputes de la Gironde. Ce dut etre un beau jour pour madame Roland , sollicitant la pension de retraite de son man , que celui ou elle descendit de son troisieme etage de la rue de la Harpe, pour aller s'etablir au ministere de l'interieur. Les pietons qui remontent la rue Neuve-des-Petits- Champs ont pu remarquer autrefois un vieil hotel situe a peu pres a l'endroit ou se trouve aujourd'hui l'entree du passage de Choiseul. Cet edifice etait, au mois de mars 1792, le ministere de l'interieur. Jusqu'alors , et depuis longtemps, cet h6tel avait ete celui du con I role general ou des finances ; et il avait successivement servi de theatre aux operations de l'abbe Terray, de Turgot, de Necker, de M. de Calonne et de M. de Brienne; mais des dispositions recentes l'avaient devolu au ministre de l'interieur. Le ministre des finances avait transporte ses penates rue Neuve-des-Capucines, c\ la mairie, et le maire de Paris allait occuper, rue de Jerusalem, l'hotel des 1 Dumouriez, Memoires, t. II, p. 14J, 144. 19. 9-)-> _ premiers presidents du Parlement, qui est devenu la Prefecture de police. Enfin Rcederer, president de 1'administration du departement de Paris, quittait la rue de Jerusalem pour venir place Vend6me, oc- cupcr l'h6tel de l'lntendance, ou le malheureux Foulon avait laisse de si lugubres souvenirs. Deux cboses frapperent madame Roland en en- trant a l'hotel de l'interieur : l'idee de diner dans la salle a manger decoree par M. de Calonne, et de presider son cercle dans le salon jadis occupe par madame Necker. « Quel jeu de la fortune ! s'ecriait- elle, apres son second ministere ; j'occupe ces appar- tements pour la seconde fois, et ils ne m'attestent que mieux Tinstabilite des choses humaines i ! » Soit esprit de domination exclusive, soit defaut de relations biillantes, madame Roland s'imposa la loi de n'inviter jamais a diner aucune femme 2 . D'ail- leurs, les femmes de ses amis auraient fait peut-etre une etrange figure dans les anciens salons de ma- dame Necker, parce qu'a cette epoque l'education n'avait pas, comme aujonrd'hui, nivele la societe, et que les petites bourgeoises avaient conserve la tenue et les habitudes de leur ancien etat. Madame Roland elle-meme ne le remarquait pas sans une certaine malignite. « La femme de Brissot, dit-elle, adonnee aux vertus domestiques , absorbee par les 1 Madame Roland, Memovres, 3" parne, p. 87. -' Ibid., l r " partie, p. 53. ■>•)■] soins du menage, repassait elle-meme les chemises tie son mari, regardait a iravers le trou de sa ser- rure, pour savoir si elle devait ouvrir a ceux qui frap- paient 1 . » II est certain que cette honorable mena- gere, ancienne fern me de chambre de mademoiselle Adelaide d'Orleans, ne pouvait pas tenir beaucoup a figurer dans le salon d'un ministere, et madame Petion avait bien assez d'embarras a tenir convena- blement le salon de la mairie. X Quoiqu'elle se soit toujours dei'endue d'avoh' ete, sous le nom de son mari, le veritable ministre de l'interieur, madame Roland a soin de faire que le lecteur ne soit jamais la dupe de sa reserve et de sa modestie. Elle assure qu'elle ne se mela de rien, mais elle prouve qu'elle se mela de tout. « On causait d'affaires devant rcioi, dit-elle, parce que je n'avais ni la manie de m'en meler, ni d'en- tourage quiinspirat la defiance. De toutes les pieces d'un vaste appartement, j'avais choisi pour l'habiter journellementle plus petit salon formant cabinet, ou j'avais mes livres et un bureau. II arrivait souvent que desamis ou des collegues, ayant besoin de parler 1 .Madame Roland, M^moircs,. ••>" partie, p. 17. — 224 — confklentiellement au ministre, au lieu d'aller chez lui, ou ses commis et le public l'environnaient, se rendaient chez moi, et me priaient de l'y faire ap- peler. Je me suis aiusi trouvee dans le courant des choses, sans intrigues ni vaine curiosite. Roland y avait l'agrement de m'en entretenir ensuite dans le particulier, avec cette confiance qui a toujours regne entre nous, et qui y a mis en communaute nos con- naissances et nos opinions. II arrivait aussi que les amis qui n'avaient qu'un avis a communiquer, un mot a dire, s'adressaient a moi, pour me charger de le lui rendre au premier moment 1 . » Voilei done, de son propre aveu, madame Roland placee au foyer de la politique. Retiree dans son cabinet, assise devant son bureau, entouree de ses livres, e'est en sa presence que se posent et que se debattent les questions; e'est pres d'elle que les mi- nistres et les hommes politiques se rendent; e'est par elle que les communications s'etablissent avec son mari. Elle ne mettait a cela aucune intrigue, sans doute ; raais Tintrigue lui etait inutile pour penetrer des secrets qui venaient s'ouvrir a elle naturelle;i;ent et d'eux-memes; elle ne se melait pas aux discus- sions publiqucment, mais elle avait la meilleure part des decisions, la part intime, secrete, libre, confiden- tielle, la part de tous les instants, la part du jour et 1 Madame Roland, Me'moires, l re partie, p. 54. 9? 225 - de la nuit. N'avait-elle pas mis en communauti avec Roland ses connaissances et ses opinions? Ne l'avait- elle pas habitue a ne savoir se passer d'ellepour rien an monde } ni dans aucan instant'? Dans la seconde redaction de son histoire poli- tique, c'est toujours la meme attention a declarer que son mari marchait seul dans ses travaux, et le meme soin a prouver qu'elle tint constamment les lisieres, fort heureusement pour lui et pour sagloire. « L'habitude et le gout de la vie studieuse, dit- elle, m'ont fait partager les travaux de mon mari, tant qu'il a ete simple particulier. J'ecrivais avec lui comme j'y mangeais, parce que Tun m'etait presque aussi naturel que l'autre. II decrivait des arts, j'en decrivais aussi [V Art du tourbier), quoiqu'ils m'eri- nuyassent; il aimait l'erudition, je faisais des re- cherches ; il se delassait a envoyer quelque morceau litteraire a une Academie, nous le travaillions de concert, ou separement, pour comparer ensuite, et preferer le meilleur, ou refondre les deux ; il aurait fait des homelies que j'en aurais compose. « II devint ministre; je ne me melai point d'adnli- nistration; mais s'agit-il d'une circulaire, d'une in- struction, d'un ecrit public et important, nous en conferions, suivant la confiance dont nous avions l'usage; et , penetree de ses idees, nourrie des miennes, je prenais la plume, que j'avais plus que lui le temps de conduire. Ayant tons deux les memes - m — priricipes et un meme esprit, nous iinissions par nous accorcler sur le mode, et mon mari n'avait rien & perdre en passant par mes mains. Je peignais mieux qii'il n'aurait dit ce qu'il avait execute, ou pouvait promettre de faire. Roland, sans moi, n'eut pas ete moins bon adminislrateur; avec moi, il a produit plus de sensation, parce que je mettais dans ses ecrits ce melange de force et de douceur, d'autorite de la raison et de charme clu sentiment, qui n'appartien- nentpeut-etre qu'a. une femme sensible, douee d'une tete saine. Je faisais avec delices ces morceaux, que je jugeais devoir etre utiles, et j'y trouvais plus de plaisir que si j'en eusse ete connue pour l'auteur ', » On voit que si elle consentit & perdre, pendant sa vie, la gloire de ses travaux politiques, madame Ro- land la revendiqua tres-nettement pour son nom dans la posterite. Elle ne se borna meme pas a depouiller son mari du lustre d'emprunt dont elle 1'avait revetu, car apres lui avoir 6te le renom, elle lui infligeait le ridicule. Voici, en effet, par quelles revelations elle punissait la naive vanite" de Roland, qui s'etait appropric plus d'une fois les travaux et les succes de sa femme : a Durant treize annees de ma vie, j'ai travaille avec mon mari Si Ton citait un morceau de ses ou- 1 Madame Koland, Meiumi es, 2" partie, p. 12. vrages ou l'on trouvat plus de grace de style, jejouis- sais de sa satisfaction, sans remarquer plus particu- lierement si c'etait ce que j'avais fait; et il finissait souvent par se persuader que veritablement il avait ete dans une bonne veine, lorsqu'il avait ecrit tel passage qui sortait de ma plume 1 . » Peut-etre trouvera-t-on que madame Roland ven- dit un peu cher a son mari le concours de sa plume, puisqu'il a du payer un succes, d'ailleurs fort dis- cute et fort ephemere, du prix de sa deconsideration dans l'histoire. Ge furent precisement ces travaux de madame Ro- land et la part tres-peu dissimulee qu'elle s'attribua dans ceux de son mari, qui constituerent le premier ferment de discorde jete dans le ministere girondin. Dumouriez, de Grave et Lacoste, qui avaient con- senti a trouver dans Roland un collegue, ne voulu- rent pas y en admettre deux. « Les ministres etaient convenus de diner entre eux, seuls, dit Dumouriez, les trois jours de conseil de chaque semaine, tour a tour cliez Tun d'entre eux. La, chacun apportait son portefeuille ; on convenait des affaires qu'on pre"senterait au roi ; on les discutait a fond, pour n'etre pas dans le cas de disputer de- vant lui et pour se former une opinion commune. Cela dura a peu pres un mois, au bout duquel temps 1 Madame Roland, Memoires, 4' partie, p. 5. — 228 — Roland voulut que, cliez lui, sa femme et ses amis fussent admis. « Lacoste et Dumouriez convinrent enire eux de ne plus porter leurs portefeuilles a ces diners, apres s'etre vainement opposes a cette ridicule innovation. C'etait un raoyen que les Girondins venaient d'in- venter pour s'immiscer dans les affaires , et pour conduire le gouvernement 1 . » On ne saurait en effet s'imaginer, sans la voir de pres , la part reelle qu'eut madame Roland dans le desordre des affaires publiques en 1792, etlemal que son humeur ecrivassiere fitau pays. On a vu qu'elle s'etait reserve la partie des rapports et des circu- lates; mais cette partie fut enorme, et elle encombre le Moniteur. Ce fut d'abord la circulaire sur les troubles religieux, puis le rapport sur les troubles de l'interieur, puis la circulaire sur les moyens de les faire cesser, puis la circulaire sur les pretres as- sermentes, puis la lettre sur les pretres refractaires , puis la lettre aux citoyens qui se reunissent en socie- te"s patriotiques, puis la circulaire contre les enne- mis interieurs. Cette ecrivaillerie ne cessa pas un instant, et l'on ne saurait rien imaginer de plus declamatoire, de plus re\olutionnaire et de plus insense. Ce n'etait pas tout que de rediger et de publier 1 Dumouriez, Memoires, t. II, p. 174. — 229 — ties circulaires, il fallail encore les repandre et leur trouver des lecteurs. C'est pour avoir cette satisfac- tion d'auteurs applaudis, que Roland et sa femme couvrirent la France de societes populaires, et lan- eerent dans les campagnes une nue"e d'agents pre- chant Finsurrection et la demagogic Apres la re* volution du 40 aout, la Commune de Paris lacha de tous c6tes un essaim de commissaires, charges d'aller dans les departements instruire leurs freres de Ja signification des e\enements de Paris. Madame Roland n'ignorait pas la perversite de ces hommes. «C'etait, dit-elle, un essaim d'hommespeu conuus, intrigants de sections on braillards de clubs, patriotes par exaltation et plus encore par interet, sans existence, pour la plupart, que celle qu'ils pre- naientou esp6"raient acquerir dans les agitations po- pulaires, mais tres-devoues & Danton , leur protec- teur x . » Eh bien ! madame Roland ne dedaigna pas de r6"diger des instructions pour ces commissaires, et elles etaient pires que leurs propres sentiments. « Ces commissaires, disaient les instructions, visi- teront les societes politiques, leur remettant des im- primes et les invitant a les repandre. lis parcourront, autant qu'il leur sera possible, les petites villes et les campagnes ejoignees des routes. lis tacheront d'y decouvrirdes patriotes zeles: cures, recteurs d'^coles, i Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 64. 20 — -> 30 — juges de paix, notaires ou autres, qui se chargent de recevoir les papiers, d'en etre les depositaries et de les lire exactement aux citoyens assembles. lis exci- teront l'energie du peuple par toutes les raisons puissantes qui doivent en effet l'elever etla soutenit 1 au plus haut degre d'ardeur et de fermete... lis in- viteront de proche en proche les diverses communes k faire avancer leurs detacliements de dix lieues en dix lieues, sur les routes de Paris ou des departe- ments menaces. . . lis engageront les citoyens a trans- former en armes toutes les matieres metalliques dont ils pourront se passer, telles que leurs pelles, pincettes, chenets et autres ustensiles 1 . » C'est ainsi que fut ourdi cet immense reseau de clubs et de societes populaires, dont les demagogues firent ensuite l'insfrument le plus redoutable de leur domination ; et lorsque plus tard les Girondins, chas- ses de Paris par l'insurrection du 31 mai 1793, se retirerent dans les provinces, avec l'espoir de les in- surger, ils y furent devor^s par cette armee d'as- sassins et de pillards, qu'ils avaient si imprudem- ment organis^e eux-memes. On a vu qu'en fait de lettres , de circulaires et de rapports, madame Roland ne s'etait pas bornee au genre insurrectionnel. Elle avait & peu pr^s touche & tout; mais elle aimait sp^cialement d rire d'une depeclie qu'elle avait adressee aupape. i Monitmr du 12 septembre 1792. — 231 — « L'importaiice clu sujet, dit-elle, me penetrait si bien que je ne faisais aucun relour sur moi-meme. line fois seulenient je m'amusai de la singularity des rapprochements : c'etait en ecrivant au pape, pour reclamer les artistes francais emprisonnes a Rome. Une lettre au pape , au nom du Conseil executif de France, tracee secretement par une femme, dans l'auslere cabinet qu'il plaisait a Marat d'appeler un boudoir, me parut chose si plaisante que je ris beau- coup apres l'avoir faite *. » Comme on le pense bien, les circulaires ne sufii- rent pas, et madame Roland voulut avoir des jour- naux. Lesfonds secrets n'appartenaient alors qu'aux ministres des affaires etrangeres et de la guerre ; apres le 10 aoiit, Danton, ministre de la justice, en demanda et en obtint. Le premier ministere dont Roland fit partie avait six millions de fonds secrets, votes par les Girondins, malgre l'opposition du c6te droit de FAssemblee 2 . II fallut done imaginer un expedient pour obtenir, sur ces fonds secrets, la por- tion necessaire 4 la subvention d'un journal minis- teriel dirige par Roland. Voici celui auquel on s'ar- reta et qui reussit pleinement : a On avait senti, dit madame Roland, le besoin de balancer 1'influence de la cour, de Faristocratie, de la liste civile et de leurs papiers, par des instruo 1 Madame Roland, Memoires, i" partie, p. .j. - Dumouriez, ItfemoireSj t. II, p. 132. - 232 — tions populaires d'une grande publicite. Un journal placarde en affiche parut propre a cette fin. II fallait trouver un horame sage et eclaire, capable de suivre les evenements et de les presenter sous leur vrai jour, pour etre le redacteur. Louvet, deja connu comme ecrivain, homme de lettres et politique, fut indique, choisi, et accepta ce soin. II fallait aussi des fonds : c'etait une autre affaire. « Petion lui-meme n'en avait point pour la police ; et cependant, dans une ville comme Paris et dans un tel etat de choses, ou il importe d'avoir du monde pour etre informe a temps de ce qui arrive ou de ce qui se prepare, c'etait absolument necessaire. II eut ete difficile de l'obtenir de l'Assemblee ; la demande n'eut pas manque de donner l'eveil aux partisans de la cour et de rencontrer des obstacles. On imagina que Dumouriez , qui avait aux affaires etrangeres des fonds pour depenses secretes, pourrait remettre une sorarae par mois au maire de Paris pour la po- lice, et que sur cette somme seraient preleves les frais du journal en affiche que surveillerait le mi- nistre de l'interieur. L'expedient etait simple, il fut arrete. Telle a ete l'origine de la Sentinelled » L'expedient etait simple, en elfet; mais il aurait pu etre plus honne.te. Tout vertueux qu'il se crut, Roland ne sentit pas ce qu'il y avait de deloyaute, 1 Madame Roland, Mcmoires, l rc ' ])artie, ji. 54, 55. 933 "^ 4.UU ^^ pour un ministre, 4 faire servir l'argent du Tresor public a calomnierlaroyaute. Louis XVI, que madame Roland prenait en grande pitie, parce qu'il avait peur de I'enfer et de F excommunication ', se montrabeaucoup plus noble et beaucoup plus digne. Informe de la demande du maire de Paris, il repondit a Dumouriez : «Petion est mon ennemi ; vous verrez qu'il emploiera cet ar- gent a faire des ecrits eontre moi ; mais, si vous le croyez utile, accordez-lc... Le ministre fit porter la sonime (30,000 francs) a Petion ; -et, ayant reconnu que le roi avait eu raison, il n'a paye qu'une fois 2 . » Pendant son second ministere, Roland, ayant recu cent mille francs de fonds secrets, fonda ce qui fat appele des ce moment le Bureau d' esprit public. C'etait un systeme de publications politiques, compo- sees de circulaires et d'abonnements pris a quelques journaux : cdl profita, dit madame Roland, des pa- piers publics alors en credit, et les fit expedier gratis aux societes populaires, aux cures et aux particuliers zeles, qui s'annoncaient pour desirer de concourir au bien del'Etat 3 . » Marat, qui avait demande a Roland quinze mille francs, sur ces bienheureux fonds secrets, et qui s'e- tait vu refuser 4 , prit fort mal la fondation de son i Madame Roland, Me'moires, 2 e partie, p. 7. 2 Dumouriez, Me'moires, t. II, p. 153. 3 Madame Roland, Me'moires, 2 e partie, p. 31, 32. * Ibid., l re partie, p. 70. 20. — 234 — Bureau d 'esprit public, et il lui demandait avec fra- cas, au mois de novembre 1792, ce que lui cmitaient les journaux de Louvet, de Gorsas et de Dulaure ' ; a quoi Roland aurait pu repondre, en demandant a Marat ce que lui rapportait son Journal de la Repu- blique francaise, dont le tresorier de la Commune prenait et payait dix mille exemplaires par jour 2 . Jeune encore, belle, ardente, spirituelle, envi- ronnee de l'eclat du pouvoir , madame Roland , femme d'un sexagenaire, dut naturellement exciter l'attention, la convoitise, peut-etre l'amour de plus d'un de ces hommes politiques dont elle se plaisait a s'entourer; et c'est ici le lieu de traiter une question etrange, qu'on resolvait avec cynisme en 1793, et qu'il est difficile meme de poser aujourd'bui; car il y a dans nos moeurs deux clioses qu'il est toujours delicat de discuter publiquement, le courage d'un homme et la pudeur d'une femme. Que faut-il penser de ce que la tradition contempo- raine affirme sur les infortunes conjugales de Roland? Quelle opinion faut-il avoir d'une certaine passion mysterieuse, que madame Roland elle-memeavoue? Nous allons reunir les faits; le lecteur conclura. Les contemporains en general, et les Girondins, 1 Marat, Journal dc la Rfyuhlique frdnqaise, n° 37, 2 novem- bre 1792. - Ce fait est constate par Hubert, dans le n° 330 du Pere Duche"ne, et confirm e par Prudhomme, Hisloire impartiale des revolutions, t. IV, p. 32. - 235 — amis de Roland, en particulier, n'avaienl pas le plus leger clonic sur sa situation eonjugale; ct ils s'en exprimaient avec une liberie et une erudite pour les- quelles nous demanderons pardon au lecteur. Si i'on nous permet un excniple, entre cent, nous citerons ce passage de CamilJe Desmoulins au sujet des scel- les mis, le 2 avril 1793, sur les papiers de lloland. « Jerome Petion disait confidentiellement a Danton, au sujet de cette apposition de scelles : Ce qui attriste ce pauvre Roland, e'est qu'on y verra ses chagrins domestiques, et combien le calice semblait amer au vieillard, et alterait la serenite de cette grande a me l . » D'un autre cote, madame Roland confesse inge- nument l'atteinte d'une passion; et Taveu est fort grave, car elle y revient trois fois. « II me semble, dit-elle d'abord, voir ceux qui li- ront ceci demander si ce coaur si tendre, cette sensi- bilite si alfectueuse, n'ont pas etc enfin exerces par des objets plus reels ; et si, apres avoir sit6t reve le bonlieur, je ne Fai pas realise dans une passion utile a quelque autre 2 ?)) ' « Je ne vois le plaisir, dit-elle ailleurs, comme le bonheur, que dans la reunion de ce qui peut charmer le cceur comme les sens, et ne point couter de rc- i Caraille Desmoulins. Fragments d'une histoire secrete de la ll< volution, p. 54. -Madame Roland, Memowes, -3" partie, p, -27 . grets. Avec une telle maniere d'etre, il est difficile de s'oublier et impossible de s'avilir ; .mais cela ne met point a l'abri de ce qu'on peut appeler une passion, et peut-etre meme reste-t-il plus d'etoffe pour l'entretenir. Je pourrais ajouter ici, en geome- tre, G. C. Q. F. D. Patience ! nous avons le temps d'arriver a la preuve 1 . » « Rousseau, dit-elle enfin, me -montra le bonheur domestique auquel je pouvais pretendre, et les inef- fables delices que j'etais capable de gouter. Ah ! s'il acheva de me garantir de ce qu'on appelle des fai- blesses, pouvait-il me premunir contre une pas- sion 2 ? » Quant a la passion 4 il ne saurait, comme on ^oit, y avoir rien de plus categorique! Pour ce qui est de l'objet de cette passion, c'est beaucoup moins clair. Soit que la mort ait abrege les recits de madame Roland, soit qu'au moment de s'ouvrir, son coaur ait retenu son secret, _soit que l'editeur Rose n'ait ( pas tout publie, la prtuve annoncee manque dam>< les Me'moires, et Ton se trouve reduit aux conjectures. Dumouriez, avec le langag«e fortleste de son temps et de ses mceurs, nomme positivement, et par deux fois, Servan 3 , ministre de la guerre et collegue de Roland. Cette designation nous paralt plus que ha- 1 Madame Roland, Memoircs. 3* partie, p. 59. 2 Ibid., 4 e partie, p. 3. 3 Dumouriez, Me'moires, t. II, p. 245, 255. — 237 - sard^e. Madame Roland fait le portrait de Servan, parte de son konnStete, de ses mceurs pures, de son autorite, ct va, si Ton vent, jusqu'a dire qu'il etait ami sensible l ; mais ce n'est la ni le mysticisme, ni l'enthousiasme d'une passion. La tradition nomme generalement Barbaroux. Cette tradition n'a rien de serieux, pas plus en ce qui touche madame Roland, qu'en ce qui touche Charlotte Corday 2 . Elle est, d'ailleurs, uniquement fondee sur ce passage de madame Roland que nous avons deja rapporte, ou elle dit qu'un peintre n'au- rait pas dedaigne de prendre les traits de Barbaroux pour une tete d'Antinotis. D'abord, Barbaroux n'etait pas beau; ce n'etait qu'un e facon de bellatre, commun, bouffi et essouf- fle\ Voici l'idee qu'en donne un contemporain : « Soit dit sans vouloir contrister l'ombre de ma- dame Roland, Anti)ious-B. 19. 3 Madame Roland, Mc'moires_, 2 e partie, p. ]5. Ma. tete romantique s'attache a l'unique idee des conve- nances gersonnelles. » [J^emoires], 3 e partie., p. 102.J — 239 - lerie dans le devouement. Barbaroux, provincial a peine equarri, sans usage du monde, ne sachant ni penser, ni parler, ni ecrirc, perdu d'esprit et de sante dans des plaisirs sans distinction et sans deli- catesse, et se soutenant bourgeoisement, a l'aide d'un commerce de bas qu'il avait etabli a l'li6tel de Tou- louse, rueGit-le-Coeur 1 , ne pouvait pas etre, comme on voit, le fait de la r^veuse et entliousiaste Manon. S'il faut en croire madame Roland, qui peut-etre se faisait illusion, comme beaucoup de ceux qui ont perdu leur tete apres leur coeur, l'avocat Buzot pos- sedait ces qualites dedicates, nobles et singulieres. Elle parle de Petion, de Brissot, de Guadet, de Ver- gniaud, comme on parle quand on admire ; elle parle de Buzot comme on parle quand on aime. XI Apres son premier voyage a Paris, qui eut lieu au commencement de 1791, madame Roland, rentree a Viliefranche, resta en correspondance avec Buzot et avec Robespierre. « Elle fut, dit-elle, plus suivie avec le premier; il regnait entre nous plus d'analogie, une plus grande base a l'amitie, et un fonds autrement riche pour l'entretenir. Elle est clevenue intime, inal- 1 Peltier, ffistoire de la Revolution du 10 aoui 179-2, t. I, p. 121. - 240 — terable; je dirai ailleurs comment ceite liaison s'est resserr^e K » — Cos details prom is ne se trouvent pas dans les Memoires; nous croyons que, tres-probable- ment, le secret perdu est la. En effet, madame Roland epuise les ressources de son style a peindre Buzot, « II est d'un caractere elev£, d'un esprit tier et d'un bouillant courage ; — il est sensible, ardent, melancolique, capable de se porter quelquefois aux extremes;— il est passionne contemplateur de la nature ; — il parait fait pour gou- ter et procurer le bonheur domestique;— il oublierait l'univers dans la douceur des vertus privees, avec un coeur digne du sien ; — il avait une figure noble et une taille elegante; — il faisait regner dans son costume le soin, la propret^, l'elegance qui annon- cent le gout et le sentiment des convenances; — il professait la morale de Socrate et conservait la poli- tesse de Scipion; — il ecrivait avec precision et avec justesse, avec grace et avec chaleur ; — et enfin, quel- ques lutteurs de sa force auraient donne et conserve a la Convention une impulsion salutaire 2 . » Ou la passion de madame Roland est dans ces lignes, ou elle resta toujours un reve de sa pens^e et de son coeur. Nous avons deja raconte comment finit le premier ministere de Roland. Louis XVI, arme de sa prero- 1 Madame Roland, Memoires, l re partie, p. 44. 2 Ibid., l re partie, p. 84. — 241 — gativo constitutionnelle, refusa do sanclionner le de- cret inique et odieux qui deportait les pretres catho- liques restes fideles a la doctrine du l'Eglise, et le decret qui appelait sous les murs de Paris vingt mille Fe"dere"s destines i\ y former un camp. Le decret contre les pretres etait une persecution atroce, exer- cee au nora de la philosophic contre la liberte de conscience; le decret sur les FCder^s metiait aux or- dres des Jacobins une armee de revolutionnaires, toujours prete c\faire prevaloir leurs violences. L'in- tolCrable tyrannie avec laquelle Roland , Servan et Claviere pressaient le roi de sanctionner ces deux decrets amena leur renvoi du ministere. Madame Roland marqua cette sortie par un acte honteux pour son nom. Elle ecrivit et fit signer par son mari une lettre k l'Assemblee, dictee par la vio- lence la plus atroce, et qui etait un acte d'accusation capable, en l'etat ou etaient les esprits, de faire assas- siner le roi et la reine. Cette lettre fut pour beau- coup dans les indignites du 20 juin. Roland, sa femme et ses amis, depourvus de tout esprit politique, et fort neufs en revolution, n'a- vaient pas la moindre idee des consequences nCces- saires de leur conduite. lis ne se doutaient pas qu'en travaillant aveuglement & la mine du pouvoir, ils demantelaient la societe elle-meme, et creu- saient leur propre tombeau ; et celui-la les aurait bien surpris, qui leur aurait dit que la chose pour 21 — 24$ — eux la plus redoutable, ce devait etre leur succes. Nous verrons en effet qu'iine henre apres leur triomphe, les resultats de la revolution du 10 aoiit, faite par les Girondins , etaient acqiis aux Mon- tagnards. Cette chute des Girondins eut la rapidite et l'eclat de la foudre. Le 2 septembre, vingt-trois jours apres la decheance de Louis XVI, la Commune de Paris, maitresse de la France, decernait un mandat contre Roland, pour le faire assassiner dans les prisons, tout ministre qu'il etait, et madame Roland, malgre les fonctions et le pouvoir de son mari, en etait reduite a n'oser pas coucher au ministere. Ses yeux s'ouvri- rent alors sur toutes ses fautes passees , et rien ne saurait e"galer le desespoir qui vint la navrer. « Rrutus ! s'ecriait-elle le cceur noye d'amer- tume, 6 Rrutus ! dont la main hardie affranchit vai- nement les Romains corrompus , nous avons erre commetoi! Ces hommes purs, dont Ykme ardente aspirait la liberte, que la philosophic avait prepares pour elle dans le calme de l'etude et l'austerite de la retraite, se sont flattes^ corn me toi, que le renver- sement de la tyrannie allait ouvrir le regne de la justice et de la paix : il n'a etc que le signal des pas- sions haineuses et des vices les plus hideux I « Quelle Rabylone presenta jamais le spectacle de •ce Paris, souilte de sang et de debauches, gouverne par des magistrats qui font profession de debiter le — 243 - mensonge, de vendre la calomnie, de preconiser l'assassinat? Quel peuple a jamais corrompu sa mo- rale et son instinct an point de contracter le besoin de voir les supplices, de fremir de rage quand ils sont retardes, et d'etre toujours pret a exercer sa lerocite sur quiconque entreprend de l'adoucir ou de la calmer? « Ce qu'on appelle, dans la Convention, la Mon- tagne, ne presente que des brigands, vetus et jurant comme les gens du port, prechant le meurtre et don- nant l'exemple du pillage. Un peuple nombreux en- vironne le-palais de la justice, et sa fureur eclate contre les juges qui ne prononcent pas assez vite la condamnation de Finnocence. Les prisons regorgent d'hommes en place, de generaux, de fonctionnaires publics et d'individus a caractere, qui honoraient l'humanite. La delation est recue comme preuve de civisme, et le soin de rechercher ou de detenir les gens de bien ou les personnes riches fait Tunique fonction d'administrateurs ignares et vils 1 . » Apres avoir ainsi trois fois quitte l'hotel du minis- tere, pour demauder, la nuit, asile a des amis, ma- dame Roland reunit tout son courage et toute sa dignite, et se resigna a etre assassinee chez elle. Ce jour-la, elle trouva dans son coeur de belles et de nobles paroles. « Celui-la, dit-elle, qui compte sa i Madame Roland, Memoires^ 3e partie, p. 36, 37. — t\\ — vie pour quelque chose en revolution ne comptera jamais pour rien vertu, honneur et patrie. Je ne voulus plus quitter l'h6lel en Janvier; le lit de Ro- land etait dans ma chambre, pour que nouscourus- sions le meme sort, et j'avais un pistolet sous mon chevet, non pour tuer ceux qui viendraient nous assassiner, mais pour me soustraire a leurs indigni- tes, s'lls voulaient mettre la main sur moi 1 . » Madame Roland fut arretee le 31 mai, et ecrouee a l'Abbaye le l er juin 1793 2 . Lelendemain, dit-elle, (( levee amidi, j'examinai comment je m'etablirais dans mon nouveau logis ; je couvris d'uri linge blanc une petite vilaine table, que je placai pres de la ie- netre, et que je destinai a me servir de bureau. Deux grosses epingles de tete, fichees dans les planches, me servirent de porle-manteau 3 . » C'est sur cette table que madame Roland ecrivit, en vingt jours, la premiere partie de ses Memoires. A peine etablie a l'Abbaye, madame Roland y eprouva les etfets d'une singuliere reforme de son mari. « On m'apprit, dit-elle, que Roland, au mi- nistere, ay ait trouve excessive la quotite de 5 li- vres, alloueespar tete de prisonnier, pour la depense de chaque jour, et qu'il l'avait reduite a 2 livres; i Madame Roland, Memoires, l re partie. p. 11. 2 Registre d'ecrous de l'Abbaye. (Archives de la Prefecture de police.) 3 Madame Roland, Mdmaires, l rc partie, p. -20. — 245 — mais l'extrehne augmentation des denrees, triplees de valeur depuis quelques mois, rend ce traitement mediocre; car la nation ne donnant que les quatre murs et la paille, on preleve d'abord vingt sous pour indemnite au concierge de ses i'rais de chambre, e'est-a-dire du lit et des meubles quelconques. II lant, sur les vingt sous qui restent, s'eclairer, payer son feu, s'il est besoin d'en faire, et se nourrir 1 . » Sortie de l'Abbaye le 23 juin, elle fut, le meme jour, arretee de nouveau, et ecrouee a Sainte-Pela- gie. Elle y trouva madame Petion, et y demeura jusqu'a la tin d'octobre. XII Vers le 18 octobre, le desespoir s'empara de ma- dame Roland, et elle se resolut au suicide. Elle fit des essais~, sans dire lesquels; redigea son testament, sous le titre de : Mes"Dernieres Pcnse.es, ecrivit a sa fille Eudora et a sa iidele bonne Fleury. « Je ne sais, ma petite amie, disait-elle a sa fille, s'il me sera donne de te voir ou de t'ecrire encore. Sonviens-toi de ta mere. Ce peu de mots renferme tout ce que je puis te dire de meilleur. Tu m'as vue heureuse par le soin de remplir mes devoirs et d'etre 1 Madame Roland, Memoires. l re partie, p. 25. 2 Ibid., 2 e partie, p. 84. 21. - 246 — utile & ceux qui souffrent. II n'y a que cette maniere de l'etre. « Tu m'as vue paisible dans l'infortune et la cap- tivite, parce que je n'avais pas de remords, et que j'avais le souvenir et la joie que laissent apres elles de bonnes actions. 11 n'y a que ce moyen non plus de supporter les maux de la vie et les vicissitudes du sort. « Peut-etre, et je l'espere, tu n'es pas reservee a des epreuves semblables aux miennes, mais il en est d'autres dont tu n'auras pas moins a te defendre. Une vie severe et occupee est le premier preservatif de tous les perils, et la necessite, autant que la sa- gesse, t'impose la loi de travailler serieusement. « Sois digne de tes parents, ils te laissent de grands exemples ; et si tu sais en profiter, tu n'auras pas une inutile existence. « Adieu! enfant cherie, toi que j'ai nourrie de mon lait et que je voudrais penetrer de mes sentiments. Un temps vienclra ou tu pourras juger de tout l'ef- i'ort que je me fais en cet instant, pour ne pas m'at- tendrir a ta douce image. Je te presse sur mon sein. a Adieu ! mon Eudora '. » Celte lettre resume, comme on voit, madame Ro- land tout entiere. On y trouve une douleur raison- neuse et decente, un orgueil immense et pas un mot i Madame Roland, Memoires, 2" partie, p. >i\ . 82. — 247 — de Dieu. Son testament contenait, a cet egard, sous forme d'invocation ou de priere, unc facon de gali- matias philosophique et pantheisle , ou elle disait : « Divinite, Etre supreme, ame du monde, principe de ce que je sens de grand, de bon et d'heureux, toi dont je crois l'existence, parce qu'il i'aut bien que j'emane de quelque chose de meilleur que ce que je vois, je vais me reunir a ton essence \ » line taut pas que la resolution qui avait decide madame Roland au suicide hit bien energique, car elle l'ajourna le 24 octobre, sur un motif dont elle s'exagera evidemment rimportance. Le proces des Girondins commencait ce jour-la, et elle fut preve- nue qu'elle serait appelee en temoignage. L'idee de parler en public, de faire avec solennite de la poli- tique et de la philosophic, devait naturellement la seduire ; et elle se decida a se laisser conduire a l'audience, avec du poison sur elle, pour Tavaler apres avoir parle 2 . Elle fut, en effet, conduite le 25 au greffe du tribunal revolutionnaire, mais son tour pour etre interrogee ne vint pas , et depuis lors on ne songea plus a elle. Elle regretta beaucoup reffet qu'elle s'etaitpromis. <' J'ai peur, ecrivait-elle a Bosc le 26, que ces dr6les n'aient apercu que je pourrais faire un episode interessant 3 . » Elle persistait encore, i Madame Roland, Memoires, 2 e partie, p. 79. 2 Ibid., 2° partie, p. 85. 3 Ibid., 2 e partie, p. 85. — 248 — mais faiblement, dans son idee de suicide, car elle consultait Bosc et lui promettait de s'en rapporter a son avis. « Yoyez ma fermete, lui disait-elle, pesez mes raisons, calculez froidement, et sentez le peu que vaut la canaille qui se notirrit du spectacle l . » Dans le fond de sa pensee, madame Roland espe- rait sauver sa vie. Elle fut transferee a la Concier- gerie le 10 briimaire, — 31 octobre, — le jour meme de I'execution desGirondins, et interrogee le lende- main par le juge David, assiste de Fouquier-Tin- ville. Elle batailla corame un procureur. Le 3 no- vembre, on l'interrogea de nouveau. Comme elle se defendait avec tenacite, Fouquier s'ecria, furieux , qu'avec une telle bavarde on n'en fin irait jamais; et il fit clore l'interrogatoire. Le 18 brumaire an II,— 8 novembre 1793, ma- dame Pioland fut conduite au tribunal revolution- naire, avec Simon-Francois Lamarche, directeur de la fabrication des assignats, accuse de s'etre rendu aux Tuileries, aupres du roi, le 9 aout. Leur proces a eux deux ne dura pas trois heures. Madame Roland fut interrompue dans la lecture de sa defense par le president, et, comme Lamarche, condamnee & mort. « Le jour ou elle fut condamnee, dit RioufFe, elle l Madame Roland, Memuires, 2 e partie, p. 86, — 249 - s'^tait habillee en blanc et avec soin. Ses longs che- veux noirs tombaient epais jusqu'a sa ccinture Elle avail choisi cet habit comme symbole de la purete de son ame. « Apres sa condamnation, elle repassa sous le guichet avec une vitesse qui tenait de la joie. Elle indiqua, par un signe demonstrate, qu'elle etait condamnee a mort. Associee a un horn me que le meme sort attendait, mais dont le courage n'egalait pas le sien, elle parvint a lui en donner, avec une gaiete si douce et si vraie, qu'elle fit naitre le rire sur ses levres a plusieurs reprises. « A la place du supplice, elle s'inclina devant la statue de la Liberte, et prononea ces paroles memo- rabies : Liberie ! que de crimes on commet en ton nom J / » C'etait le 9 novembre, vers trois heures. Cette statue de la Liberte etait placee au centre de la place, sur le piedestal mutile de la statue de Louis XV, brisee le lOaout 1792, k l'endroit ou s'eleve aujourd'hui l'obelisque. Le Bulletin du Tribunal revolutionnairc raconte ainsi la condamnation et la mort de madame Ro- land : « Apres le prononce, l'accusee a remercie le tri- bunal du jugement qu'il venait de rend re contre elle. ' RioufFe, Memoires d'un detenu, p. 11, 73. — 250 — « L'execution a eu lieu le lendemain , vers trois heures de relevee. Le long de la route, elle s'entre- tenait et semblait plaisanter avec Lamarche, son camarade de voyage, qui paraissait beaucoup plus del'ait qu'elle '. » Le jour ou elle trouva madame Petion a Sainte- Pelagie, madame Roland lui avait adresse" ces mots : k Je ne croyais guere, lorsque je fus a la mairie, le 10 aout 1792, partager vos inquietudes, que nous lerions l'anniversaire a Sainte-Pelagie, et que la chute du trone preparait notre disgrace 2 . » Ces paroles sont le resume le plus precis et le plus fidele de la politique et de la vie des Girondins. 1 Bulletin du Tribunal rcvolutionnairc, 2e partie, n° 76, p. 302. 2 Madame Roland, Me'moires, 2 e partie, p. 54. LIVRE SIXIEME PREPARATIFS DE LA REVOLUTION DU 10 AOUT. L'opinion a Paris et en province. — Elle est rest^e saine. — Proclamation du roi. Adresses des departements. — Petition monarchique des habitants de Paris.— Craintes des Girondins. — lis cherchent des complices au faubourg Saint-Antoine. — Lutte de Petion contre le roi. — L'orateur populaire Gonchon. — II est soudoye par les Girondins. — Les Jacobins provo- quent des adresses demagogiques dans les departements. — La Fayette 6crit a l'Assemblee et se presente a sa bane. I Le lecteur connait maintenant les Girondins ; il les a vus depouilles de la po^sie dont les avail ornes la legende , dans la triste et vulgaire realite" de lew philosophie, de leur politique et de leurs passions. Desormais, £claire par les faits , premuni contre les fantaisies, il pourra les suivre avec fruit dans les preparatifs et dans l'accomplissement de la revolu- tion du 10 aout. La population de Paris etait restee etrangere a — 252 - l'envahissement du chateau des Tuileries , ainsi qu'aux grossieres insultes prodiguees an roi et a la reine, pendant l'odieuse journee du 20juin 1792; et la ville etait reellement humiliee et indignee de cet attentat, dirige par les Girondins et execute par des miserable?, la lie des faubourgs et des barrieres, quelques-uns payes, les autres entraines, sans savoir ou ils allaient. « Rien n'etait plus ordinaire que cette espece de fraude, dit Meillan : on faisait parler les sections, les faubourgs ; on les mettait en mouvement, meme a leur insu. Nous vimes arriver un jour le faubourg Saint- Antoine, au nombre de huit a neuf mille homines. Eh bien ! ce faubourg Saint-Antoine etait compose d'environ cinquante bandits, a peine con- nus dans le quartier, qui avaient ramasse sur la route tout ce qu'ils avaient apercu dans les ateliers et les boutiques, pour former une masse imposante. Ces bonnes gens etaient sur la place Yendome, fort en- nuyes, ne sachant pourquoi ils etaient venus, et at- tendant avec impatience que les meneurs leur per- missent de se retirer. « On fit plus : de pretendus deputes des quarante- huit sections se presenterent un jour a l'Assemblee. Leur visite inattendue inspira des soupcons ; on en vint k verifier leurs pouvoirs; treize ou quatorze seu- lement en avaient recu de leurs sections, ou plutot des faciicux qui s'arrogeaient le droit de les repr^- — 253 - senter. Et cela s'appelait V opinion publique, le cri de la nation ! ! » La disposition generale des esprits a plaindre un roi, une reine et leurs enfants, accables d'ignobles outrages dans leur palais, ouvert a coups de haclie, fut merveilleusement excitee par une proclamation du roi, redigee par M. Terrier de Montciel, mi- nistre de l'interieur, et dans laquelle se trouvaient exposes, avec simplicite et avec dignite , les senti- ments les plus eleves et les plus nobles. « Les Francais, disait la proclamation, n'auront pas apprissans douleurqu'une multitude egaree par quelques factieux est venue a main armee dans l'ha- bitation duroi, a traine du canon j usque dans la salle des Gardes, a eni'once les portes de son appar- tement a coups de hache, et la, abusant odieusement du nom de la nation, elle a tent^ d'obtenir par la force la sanction que Sa Majeste a constitutionnelle- ment refusee a deux decrets 2 . « Le roi n'a oppose aux menaces et aux insultes des factieux que sa conscience et son amour pour le bien public. « Le roi ignore quel sera le terme ou ils voudront i Meillan, Memovres, p. 112. 2 Le decret qui pronongait la deportation des pretres dits fefractaires, c'est-a-dire restes fideles a l'Eglise catholique, et le decret qui ordonnait l'etablissement d'un camp de vingt mille F^deres sous Paris. « Ces deux decrets, ditmadime Roland, etaient necessaires pour soumettre la cour. » 22 - 254 «— s'arreter; mais il a besom de dire k la nation fran- chise que la violence, k quelque exces qu'on veuille la porter, ne lui arrachera jamais un consentement a tout ce qu'il croira contraire a l'interet public. « II expose sans regret sa tranquillite, sa surete* ; il sacrifie meme sans peine les droits qui appartien- nent k tous les hommes, et que la loi devrait faire respecter cliez lui comme chez tous les citoyens 5 mais, comme representant hereditaire de la nation fran- chise, il a des devoirs severes a remplir ; et, s'il peut faire le sacrifice de son repos, il ne fera pas le sacri- fice de ses devoirs. « Si ceux qui veulent renverser la monarchic ont besoin d'un crime de plus, its peuventlecommettre. Dans Tetat de crise ou elle se trouve, le roi donnera, jusqu'au dernier moment, a toutes les autorites con- stitutes, l'exemple du courage et de la fermete. En consequence, il ordonne a tous les corps admini- stratifs et municipality de veiller k la surete des personnes et des proprietes. « Fait k Paris, le 22 juin 1792 \ » II n'y avait d'ailleurs rien de joue ou d'exage're dans cette admirable serenite de Louis XVI. « II avait, dit Fun de ses ministres de cette epoque, le caractere tres-faible, et cependant une grande fer- 1 Moniteur du -Jl juin ll'i , ; — 255 — mete, qu'on pourrait plut6t appcler une grandc resi- gnation. Des lors, il a parle plusieurs fois a Dumou- riez de sa mort, comme d'un evenement qu'il preVoyait, et il en parlait avec le plus grand sang- froid 1 . » Paris n'etait pas encore sous la terreur ou les mas- sacres impunis de septembre et la farouche tyrannie des comites revolutionnaires plongerent la popula- tion ; le roi etait encore aime, et raeme populaire, dans le bon et vrai sens du mot; et ses paroles trou- verent de l'echo dans tous les esprits dignes et fiers, et dans toutes les ames honnetes. « Un grand mou- vement, ditRoederer,s'operait en faveur du roi, dans Fopinion de la majority des habitants de Paris, et dans celle de l'opinion elle-meme. L'indignation generale s'exaltait contre les factieux par la com- munication des impressions que chacun avait recues des evenements du 20 2 . » Ce mouvement de l'opinion publique eclatait a la fois en province et £i Paris. Les directoires des depar- tements envoyaient au roi des adresses energiques ; et parmi les premieres arrivees se signalerent celles de l'lndre et de la Somme. «. Le roi, disait l'administration elective du depar- tement de la Somme, le roi sera remercie de la fer- mete qu'il a montree lors de l'attroupement seditieux i Dumouriez, Memoirex, t. II, p. 139. - Rcederer, Chronique de cinquante jours, p. 79. — "256 — du 20 du present mois, d'avoir soutenu la dignitd de la nation, en refusant, au peril de sa vie, de ceder aux menaces d'une foule de gens sans aveu, arraes contrelaloi, et d'avoir use avec courage du droit que lui donne la Constitution, dont la garde lui est sp^cia- lement confiee. A l'effet de quoi, deux deputes du di- rectoire du departement seront envoyessur-le-champ a Paris, pour presenter a Sa Majeste son hommage, son attachement, et le temoignage de la reconnais- sance publique. « Ces deputes seront charges de rendre compte journellement au directoire des manoeuvres et des projets des factieux, de veiller a la conservation de la personne du roi et de sa famille, et de perir, s'ille faut, aupres de lui, pour ?a defense et le salut de FEtat; seront, lesdits deputes, charges d'offrir le secours des gardes nationaux des deux cents batail- lons de ce departement, dans le cas ou la garde na- tionale de Paris se trouverait insuffisante pour assurer la vie du roi et la liberte du Corps legislatif ; declare que les citoyens gardes nationaux de ce de- partement sont, des a present, constitues en etat de requisition permanente 1 . » Chose digne de remarque, et qui montre bien a quel point les factions disposaient deja du pays ! on ne saurait trouver nulle part plus de sentiments et i Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XII, p. 585, du 23 au 30juin 1792. - 257 — de volontes monarchiques que dans cette adresse du departement de la Somme. Le langage de l'immense majoritedes administrations departementales, alors toutes elues, comme on sait, fut exactement le meme, au point que le journal le plus franchement revolu- tionnaire de cette epoque, celui de Prudhorame, declare que ces adresses etaient trop unanimes pour n'avoir pas ete concertees. « La conformite de mots et de principes, dit-il, que Ton remarque dans les adresses de ces departe- ments et la pretendue proclamation du roi, fait voir qu'on emploie en cet instant les manoeuvres qu'on employa jadis dans l'Assemblee constituante, pour laire canoniser l'affreuse boucherie du Champ-de- Mars.... Mais quand toutes les administrations en- semble se presenteraient pour plaider la cause du veto et calomnier les salutaires mouvements du peuple, quel elfet pourrait-on attendre de cette in- tervention administrative? Les administrateurs ne sont pas le peuple ; le peuple seul est souverain \ » Pendant que ces adresses, dictees par l'esprit le plus energique de la monarchic, de l'ordre et du res- pect des lois, arrivaient a Paris, une petition, depo- sed le 25 juin, chez seize notaires de la capitale, reccvait les signatures de seize mille habitants nota- i Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XII, p. 585, 586, du 23 au 30 juin 1792. 22. — 258 — bles, et exprimait a FAssemblee legislative lesme- mes sentiments. tcLes citoyens soussignes, disait-elle, viennent partager votre douleur sur les ev&aements qui se sont passes mercredi dernier, dans la demeure du representant hereditaire de la nation, et qu'il au- raient voulu pr^venir au prix de leur sang. « La garde nationale, tant celle qui etait au cha- teau, que celle qui formait la reserve de chaque quartier, a eu la douleur, qui approche du desespoir, d'etre denuee de tout ordre du commandant, et de ne pouvoir y suppleer d'elle-meme sans violer tou- tes les lois de la discipline, dont elle doit et a tou- jours donne l'exemple. « Nous vous demandons de deployer toute l'ener- gie de votre zele pour laver la nation de la honte qui lui serait imprimce par les attentats de plusieurs ci- toyens, dont quelques-uns sont profondement cou- pables, et dont le plus grand nombre a ete trompe, seduit, egare. Nous vous demandons de porter l'ceil le plus severe sur la conduite des moteurs, instiga- teurs et chefs du rassemblement, sur celle du maire et des oificiers municipaux, qui ont ordonne d'ouvrir les avenues du chateau etle chateau meme. (.( Songez, Messieurs, en combien de maniereslaloi et la Constitution ont ete violees ; songez au spectacle que Paris, que le lieu de votre residence et de celle du roi, ont donne mercredi aux quatre-vingt-trois — 259 — ddpartements et a l'Europe ; voyez a quoi vous obli- gent voire qualite de representants de la nation et le devoir de legislateurs, a la fidelite desquels le dep6t de la Constitution a etc confie l , » Les parties saines ethonnetes de la societe, satis- faites des changements immenses operes depuis 1789, devouees au maintien de cette premiere con- stitution, elaboree avec tant de pompe, etablie avec tant de promesses, lasses et honteuses du jougigno- minieux des clubs, lesquels ne comprenaient pas qu'ils etaient un instrument de domination, dont toutes les couches d'ambitieux, jusqu'a celle du ruisseau, voudraienfc se servir l'une apres l'autre; ces parties saines, honnetes et paisibles annoncaient, comme on voit, la ferme resolution de contenir et de punirles agitateurs. II ^intervention des Girondins dans l'emoute du 20 juin, la coupable connivence du maire, Petion, et celle du procureur de la commune, Manuel, etaient si evidentes, qu'un gouvernement, meme a demi resolu, soutenuqu'il etait ouvertement par Fopinion publique, pouvait frapper et deshonorer tout le parti 1 Monileur du 2 jiullet 1792. — 260 — dans la personne de ses chefs. «Petion, dit Roederer, qui jusque-la avait ete partisan sans passion et con- fident sans complicite de la faction, parce qu'il espe- rait toujours le retour de ses amis an ministere, devint un ennemi declare du roi, du moment qu'il putprevoir que la faction allait etre attaquee, qu'il serait le plus maltraite de la faction, et qu'il payerait pour elle*. » Ce qui faisait alors la force des revolutionnaires, c'etait l'organisation formidable que les clubs avaient recue sous la Constituante , et l'affaiblissement du genre de pouvoir executif que Fideologie avait intro- duit dans la Constitution. En outre, ceux qui defen- daient Louis XVI, en 1792, etaient les memes qui l'avaient outrage en 1789; etles signataires des peti- tions dirigees contre les emeutiers du 20 juin etaient les anciens emeutiers du 1-4 juillet et du 6 octobre. Les ambitieux et les brouillons de la premiere heure, qui n'avaient pas songe que la voie ouverte par eux servirait a d'autres, demandaient hautement le cha- timent des brouillons et des ambitieux du second or- dre, qui venaient les cbasser a leur tour, et qui em- ployaient a cette oeuvre les memes moyens dont les premiers s'etaient servis contre la monarchic. Le lecteur ne pourrait done qu'applaudir a cere- tour de la Providence, punissant les conspirateurs 1 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 78, 79. — 261 — de la Constituante par les conspirateurs de la Legis- lative, les vainqueurs de la Bastille par les vainqueurs du 20 juin et du 10 aout, Bailly par Petion, La Fayette par Santerre, si la France, victime resignee de ces menees infames, subissant la demagogie de Collot d'Herbois comme elle avait subi le philoso- phisme de Sieves, n'avait pas ete condamnee a etre le prix du dernier vainqueur, quel qu'il hit, dans cette lutte incessante et atroce, ou l'epee avait ete remplacee par la guillotine. Petion, le plus menace, commenca la resistance contre le dechainement de l'opinion publique, en attaquant le roi par le mensonge, c'est-a-dire sur un terrain ou Ton est presque toujours sur d'amener les passions populaires. Le lendemain de l'emeute du 20 juin, on fut averti qu'un nouveau rassemblement se portait, par la rue Saint-Honor^, vers le chateau. «Le roi m'avait mande au chateau, dit Roederer, par un billet de sa main ; je m'y etais rendu ; je l'avais trouv6, ainsi que la reine, dans une grande agitation. On venaitde leur annoncer qu'un attroupement semblable a celui delaveille s'avancait vers le chateau. Leroi me de- manda s'il ne serait pas bon que je me rendisse a la barre de l'Assemblee, pour obtenir d'elle une de- putation l . » 1 Rcfiderer, Chronique de cinquante jours, p. 73. — 262 — A cette epoque , le roi etait completement desar- me. Les Girondins avaient fait prononcer, le 29 mai precedent, la dissolution de sa garde constitution- nelle., et envoyer son venerable commandant, le vieux marechal de Cosse-Brissac, devant la Haute- Cour nationale d'Orleans, d'ou il sera ramene aux assassins de septembre. Paris etait perpetuellement sillonne de bandes immenses, precedees de drapeaux et d'orateurs; et les Assemblies, depuis trois ans as- servies aux clubs , avaient & tel point perverti Fopi- nion et oblitere le sens commun, qu'on n'imaginait rien de mieux a opposer a ces emeutes ambulantes, que des deputations de FAssemblee, qui allaient prier ces bandes de vouloir bien se disperser. Cette mode de traiter l'insurrection de puissance & puissance datait de 1789. Le 22 juillet, La Fayette, a la tete de deux mille grenadiers, adressa une pom- peuse harangue, dans laquelle il parlait de ses exploits en Amerique, aux bandits qui pendaient Foulon a la fameuse lanterne de la Greve; il eut le temps de la faire longiie, car la corde cassa deux fois, et un bour- reau amateur dut aller acheter une corde neuve l . Le 23 juillet, La Fayette ne trouva pas que ce fut assez de haranguer les assassins de Berthier ; il se mit a genoux devant eux! «M. de La Fayette accourt, dit le Moniteur, il se met a genoux, et, prosterne de- i Bailly, Memoires, t. II p. 290.— Monitew du 29 juillet 1789, edit, de Plon, p. 234. — 2(33 — VANT LE PEUPLE , IL IMPLORE SA MISEfttCOtlDE i . » La Fayette commandait bien aux soixante mille hommes de la garde nationale, mais il obeissait aux douze cents membres du club des Jacobins. Ill C'^tait done pour haranguer le rassemblement de la rue Saint-Honore que Louis XYI songeait a de- mander une deputation a l'Assemblee ; et l'on peut se faire une idee de l'efficacit^ habituelle de cette intervention oratoire, en songeant que la totalite des deputes etaient membres des clubs, que la moitie e^aitdans la conspiration des Girondins, etque l'As- semblee n'aurait pas ose indisposer la populace, qui lui servait d'instrument d'oppression contre le tr6ne, en attendant qu'elle servit d'instrument de proscrip- tion contre elle-meme. Cependant l'emeute, mieux disposed ce jour-la, s'etait volontairement dispersee a la hauteur de la rue de l'Arbre-Sec, devant un dis- cours de Petion ; et le maire, mande par l'Assemblee, s'etait rendu a sa barre, ou il lui clit : « Je me rends aux ordres de l'Assemblee; une lettre qu'on lui a ecrite a pu lui causer quelques inquietudes ; heureu- i Moniteur du 29 juillet 1789 : edit, de Plon, p. 2^5. — 264 — sement les alarmes ne sont pas fondles; les magis- trats ont fait leur devoir, ils l'ont toujoursfait; et un jour viendra ou on leur rendra quelque justice 1 .)) II percait deja dans les paroles de Petion quelque amertume. Se sentant accuse par l'opinion publique, il cherchait a abriter sous son facile succes du jour son e'norme faute de la veille. Vers huit heures, Petion se rendit aux Tuileries, pres du roi qui etait dans son cabinet, ainsi que la reine et quelques personnes. « Le roi se tourna vers lui, dit Roederer, present a cette scene, et Petion s'approcba. II adressa la parole au roi, dans ces termes, que j'ai bien retenus : « Sire, nous avons appris que vous aviez ete pr£- « venu d'un rassemblement qui se portait vers le « chateau. Nous venons vous informer que ce ras- « semblement est compose' de citoyens sans armes, « qui veulent planter un mai. Je sais, Sire, que ]a « condnite de la municipality a ete calomniee ; mais « sa conduite sera connue de vous. (( — Elle doit l'etre de la France entiere, repondit « le roi. Je n'accuse personne en particulier ; j'ai « tout vu. )) « M. Petion r^pliqua : « Elle le sera, et sans les « mesures prudentes que la municipalite a prises, il « auruit pu arriver des evenements beaucoup plus <( facheux. )) 1 Moniteur du 23 juin 1792. — 265 - « Ici, le roi repritla parole; mais M. Petion, sans l'ecouter, continua sa phrase, cle sorte que le roi et lui parlerent quelques instants tons deux ensemble. Je n'ai pas distingue les paroles qu'ils se sont dites, si ce n'est ces dernieres de Petion : « Non pas pour « votre personne, parce que vous pouvez bien savoir « qu'elle sera toujours respected, mais.... » Ici, le roi perdit patience, et lui dit d'un ton absolu et d'une voix tres-forte : « Taisez-vous ! » Apres un moment de silence , le roi reprit : « Est-ce la respecter que « d'entrer chez moi , arme , de briser mes portes et « de forcer ma garde? Ce qui s'est passe hier est un « vrai scandale pour tout le monde ! » «Petion reprit : « Sire, je connais l'etendue de « mes devoirs et ma responsabilite. « — Faites votre devoir, dit tres-imperieusement « le roi ; vous repondez de la tranquillite de Paris. « Adieu! » Le roi tourna le dos, et il se retira f . » Certes, personne^ apres avoir lu le r^cit des indi- gnites que Louis XVI eut 4 souffrir le 20 juin, dans sa demeure, viol^e en presence des autorites muni- cipales, temoins impassibles de ces laches injures, personne ne trouvera que le roi ait ete trop loin dans ses reproches. C'etait en efTet line etrange facon de respecter sa personne que d'envahir son domicile avec du canon et de briser ses portes a coups de 1 Roederer, Clironique de rinquante jours, p. 76. 23 — 266 — hache ; et c'e^ait, pour le maire, une plus etrange faeon de comprendre ses devoirs que d'avoir to- lere" celte violation des droits constitutionnels de Louis XVI, comme roi, et de ses droits domestiques, corame citoyen et comme homme. La vanite de Petion fut plus grande que sa loyaute ; et ayant eu evidemment le desavantage avec le roi , aux Tuile- ries, il prit ses mesures pour avoir l'avantage sur lui, dans le public. En consequence, il arrangea la scene a sa maniere ; et les journaux revolutionnaires publierent a peu pres dans les memes termes la conversation falsifiee. Voici la version du Moniteur : Entretien de M. le maire de Paris avec le roi, le jeudi 21 juin, hitit heures du soir, en presence de deux officiers muni- cipqux et d 'environ soixante personnes. « Le roi : Eh bien ! monsieur le maire, le calme est-il retabli dans la capitale? » « Le maire : Sire, le peuple vous a fait des repre- sentations; il est tranquille et satisfait. » « Le roi : Avouez , monsieur, que la journe'e d'hier a e"te d'un bien grand scandale , et que la municipalite n'a pas fait, pour le pouvoir, tout ce qu'elle aurait du faire. » « Le maire : Sire , la municipalite a fait tout ce qu'elle a pu et du faire. Elle mettra sa conduite au grand jour, et l'opinion publique la jugera. » « Le roi : Dites la nation entiere. » — 267 — « Le maire : Elle ne craint pas plus le jugement de la nation entiere. » « Le roi : Dans quelle situation se trouve aujour- d'hui la capitale? » « Le maire : Sire, tout est calme. » « Le roi : Cela n'est pas vrai. » « Le maire : Sire.... » « Le roi : Taisez-vous ! » « Le maire : Le magistrat du peuple n'a pas a se taire quand il fait son devoir, et qu'il a dit la verite.w « Le roi : La tranquillity de Paris repose sur votre responsabilite. » « Le maire : Sire, la municipalite.... » « Le roi : C'est bon ! retirez-vous. » « Le maire : Le municipality connalt ses devoirs, et n'attend pas, pour les remplir, qu'on les lui rap- pelle 1 . » La version du journal de Prudhomme, un peu plus courte, est peut-etre un peu moins violente 2 . Toutes pretent au roi des paroles injurieuses et ab- surdes, et donnent au maire un role de tribun de theatre propre a flatter et a enhardir les faubourgs. « C'est un fait positif, dit Roederer, que le roi n'a dit : Taisez-vous I au maire, que parce que celui-ci lui avait coupe la parole et parlait sans l'ecouter. i Moniteur du 27 juin 1792. - Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XII, p. 570. — 268 — M. Petion n'a pas voulu que sa relation indiquat son impolitesse, et au contraire a trouve quelque interet a faire parler le roi en maltre qui condamne sans ecouter. « M. Petion s'etant retire^ le roi fut entoure des personnes qui etaient presentes. La reine s'en d^ta- cha, vinta moi, qui me trouvais en arriere du groupe, et s'avancant vers la porte d'entree du cabinet, elle me dit d'un air tres-inquiet : tfes_, t. II, p. 228. 2 Ibid., t. II, p. 235. 293 — 11 serait superilu d examiner en eux-memes des projets qui n'eurent pas la force et le temps d'eclorc ; de rechercher jusqu'a quel point les revolutionnaires du jeu de paume, les allies des emeutiers et des clubs, qui avaient beaucoup moins rei'orme le pays qu'ils ne l'avaient bouleverse, auraient ete en 1792, des hommes d'Etat plus pratiques et plus senses qu'en 1789, et si les auteurs declamatoires et athees de la Declaration des Droits de i'homme et de la Constitution civile du clerge, auraient eu lepouvoir, ou seulement la volonte, de detruire les doctrines subversives et insensees qu'ils avaient repandues : le caractere bien connu de La Fayette ne pouvait laisser a aucun homme serieux l'espoir fonde d'un succes. « La Fayette, disait Dumouriez dans la premiere edition de ses Memoires, publies en 1797, s'est tou- jours niontre indecis, versatile et plus fin que fort, lorsqu'il avait joue le premier r6le dans les trois pre- mieres annees de la Revolution ; il avait de l'espnt et des connaissances , mais il manquait de ce genie qui entraine les hommes ; et quelle que 1'iit son ambition , la nature l'avait condamne 4 la medio- crite 1 . » Cependant les anciens meneurs de l'A.ssemblee constituante, les premiers revolutionnaires, les plus i Dumouriez, Memoires, 1. II, p. 226. 25. — 291 — coupables, ceux qui, aumepris du voeu unanime des electeurs de 1 789, ecrit ei signe" dans des cahiers so- lennellement rediges , avaient non pas ameliore , mais brutalement aboli les institutions tradition- nelles et nationales de la France , non pas aide et con seille, mais depouille et deconsidere la monar- chic, et qui, apres avoir dedaigneusement ecarte les instructions de leurs commettants, avaient appele la populace de Paris a leur aide pour i'accomplissement de leur ceuvre, ces ambitieux decus dans leurs plans et chasses par l'anarchie qu'ils avaient dechainee , complotaient serieusement avec La Fayette de reta- blir la plupart des principes qu'ils avaient detruits, et de relever la royaute qu'ils avaient opprimee et avilie. « Depuis la fin de mars 1792, dit Bertrand de Molleville, les yeux de M. de La Fayette semblerent s'ouvrir et reconnaitre ses erreurs. Sa presente situa- tion et les malheurs de sa famille ne me permettent pas d'employer une expression plus severe. Les af- freux progres de la Revolution l'alarmerent, et il paiut sincerement determine a tout tenter pour sau- ver le roi et sa famille. « Quoiqu'il fut loin de posseder la fermete ne"ces- saire au succes d'une pareille entreprise , il aurait peut-etre reussi sans Textreme aversion de Leurs Majestes pour les mesures vigoureuses et leur repu- gnance k contracter une obligation si importante 295 vis-fl-vis d'un homnic qu'elies avaient si longtemps considere conimc leur ennemi \ » Chose etrange, cessoi-disantphilosophesde 1789, qui avaient mis iant d'acharnement a detruire l'au- torite du pouvoir central, regulateur et he>editaire de la monarchie, et qui l'avaient remplace par des billevesees melaphysiques et ampoulees, avaient fini par s'apercevoir, a leurs depens, qu'en supprimant l'autorite royale, ils avaient 6te a la societe et s'e- taient 6te k eux-memes toutes les garanties d'ordre, de securite et de propriety, si bien qu'ils revenaient maintenant A Louis XYI, dans leur interet bien plus que dans le sien, convaincus par l'experience qu'ils seraient desormass sauves ou perdus avec le tr6ne. IV C'etait par M. de Lally-Tolendal , revenu d'An- gleterre, par M. de Clermont-Tonnerre et par Ma- louet, que ces projets s'elaboraient ; et ce fut Ber- trand de Molleville, fort avant clans la confiance de Louis XYI, qui en recut la confidence officielle, et qui se chargea d'en transmettre l'exposition au roi. « Yers le commencement de juin, clit Bertrand de ' Bertrand de Molleville, Memoires. t. II, p. 286 : 287, — 296 — Molleville, je rencontrai un jour, chez M. de Mont- morin, M. de Lally-Tolendal , recemment arrive d'Angleterre. II m'invita a faire un tour de jardin, et nous eumes ensemble la conversation suivante : « Monsieur, quoique la France ne soit plus ma patrie, et que j'appartienne aujourd'hui a l'Angle- terre, je conserverai jusqu'au dernier soupir mon vif attachement pour la personne de Louis XVI, mon respect pour ses vertus, et ma reconnaissance des bontes dont il m'a comble. c( Je considererai le jour ou je pourrai contribuer a sa surete" comme le plus heureux de ma vie. Tel est le motif qui m'a conduit en France. Mon voyage n'a point d'autre but, et nous ne desesperons pas d'y reussir. Je dis nous, parce que je me suis reuni a M. de Clermont-Tonnerre et aquelques autres amis sincerement devoues au roi, a la rovaute et a la li- berte. « Un plan pour sa restauration complete sur ces principes a ete le resultat de nos deliberations. INous avons communique notre plan a M. Malouet. 11 nous a dit que vous possediez la confiance du roi, et qu r il nous conseillait de vous donner la n6tre. C'est ce qui m'a fait desirer d'avoir avec vous cette conference. » « Apres celte explication, M. de Lally m'assura que la base du plan forme par lui et ses associes con- sistait a rendre au roi completement sa liberte, ;i - 297 - ecraser les Jacobins, a faire de SaMujeste le media- teur entre la France et l'Europe, et entre les Fran- cais des differents partis ; a proceder ensuite a la reforme de la Constitution, a faire borner le pouvoir populaire par le peuple lui-meme, et a assurer a Louis XVI la consolation si desiree de son coeur, c'est-a-dire celle de reunir, comme Trajan, la li- berie du peuple aux prerogatives du souverain. « Tout ceci, lui dis-je, est sans doute tres-beau ; mais, pour l'execution du premier article, pour la delivrance du roi, quels sont vos moyens ! » « La Fayette, avec sa garde nationale, me r^pon- dit-il, ou avec son armee, ou avec Tune et l'autre. » « La Fayette, La Fayette ! m'^criai-je, comment cet homme a-t-il pu obtenir votre confiance, apres la conduite que nous lui avons vu tenir ? » « II ne s'agit plus, reprit-il, de ce que M. de La Fayette a fait il y a trois ans, mais de ce qu'il peut et veut faire aujourd'hui. N'est-il pas possible que le meme homme, apres avoir et6 enflamme et egare par Famour de la liberte, desire ardemment aujour- d'hui de comprimer une licence criminelle, qu'il reconnait contraire a la veritable liberte ? a Dans ce moment, La Fayette continue son ro- man. II commence a croire aux droits de la royaute, parce qu'il les voit adoptes, regies et consolides par le vo3u et les serments du peuple. Mais si les titres nouveaux de la royaute sont aussi sacres pour lui que — 298 — les anciens le sont pour nous, s'il est aussi sincere- ment attache a la monarchie, parce qu'elle est dans la Constitution, que nous parce qu'elle est dans notre coeur, que nous importe cette difference, s'il marche avec nous vers le mbme but ? G'est de ses actions que nous avons besoin et non de ses motifs. » « Quoique ces raisonnements fussent loin de me convaincre, je ne pus pas refuser de faire passer au roi le long- m£moire que M. Malouet me donna de la part de M. de Lally 1 . » II arrivait done a La Fayette, dans ses projets de restauration monarchique, ce qui, un an plus t6t, etait arrive k Mirabeau : la premiere puissance qu'il avait Et combattre et & vaincre, e'e'tait la puissance des Jacobins, e'est-a-dire la puissance qu'il avait lui- meme elevee, et & l'aide de laquelle il avait abattu la monarchie. Dans la chaleur d'une premiere resolution , La Fayette ne s'epargna pas. A la nouvelle de la dislo- cation du ministere girondin, il adressa, de son camp de Maubeuge, le 16 juin, k l'Assemblee legis- lative, une lettre admirable de bon sens, de patrio- tisme et de fermete. « Messieurs, disait-il, au moment trop differe* peut-etre oil j'allais appeler votre attention sur de grands inter^ts publics, et designer, parmi nos dan- 1 Bertrand de Molleville, Memoires, i. II, p. -287, 288, 289, 290. — 299 - gers, la concluite d'un minislere que ma correspon- dance accasait depuis longtemps, j'apprends que, de"masque par ses divisions, il a succombe sous ses propres intrigues ; car sans doute ce n'est pas en sa- crifiant trois collegues asservis par leur insignifiance a son pouvoir que le moins excusable , le plus note de ces ministres 1 aura cimente, dans le conseil du roi, son equivoque et scandaleuse existence. « Ce n'est pas assez neanmoins que cette branche du gouvernement soit delivree d'une funeste in- fluence. La chose publique est en peril, le sort de la France repose principalement sur ses representants ; la nation attend d'eux son salut ; mais, en se don- nant une Constitution, elle leur a prescrit l'unique route par laquelle ils peuvent la sauver. « Persuade, Messieurs, qu'ainsi que les droits de l'homme sont la loi de toute Assemblee constituante, une Constitution devient la loi deslegislateurs qu'elle a etablis, c'est a vous-memes que je dois denoncer les efforts trop puissants que l'on fait pour vous ecar- ter de cette regie que vous avez promis de suivre 8 . 1 Dumouriez. 2 La Fayette, en raisonnant ainsi, oubliait que, r£volution- naire de 1789, il parlait aux revolutionnaires de 1792; en rappe- lant a l'Assemblee legislative le serment fait a la Constitution de 1791, il oubliait le serment prete par l'Assemblee constituante a ses electeurs, de maintenir la monarchie et les institutions nationales. La Fayette ne pouvait done malbeureusement avoir auoune autorite morale, en eondamnant cbez les autres des principes et une conduite dont il avait donne l'exem|ilp a — 300 — « Rien ne m'empechera d'exercer ce droit d'un homme libre, de remplir ce devoir d'un citoyen, ni les ^garements momentanes de l'opinion, car que sont les opinions qui s'ecartent des principes ? ni mon respect pour les representants du peuple, car je respecte encore plus le peuple dont la Constitu- tion est la volonte supreme ; ni la bienveillance que vous m'avez constamment t^moignee, car je veux la conserver comme je l'ai obtenue, par un inflexible amour de la liberty. « Pouvez- vous vous dissimulerqu'une faction, et, pour £viter les denominations vagues, que la faction jacobine a cause" tous les desordres? C'est elle que j'en accuse bautement. Organised comme un empire a part, dans sa metropole et ses affiliations ; aveugl^- ment dirig^e par quelques chefs ambitieux, cette secte forme une corporation distincte au milieu du peuple francais, dont elle usurpe les pouvoirs, en subjuguant ses representants et ses mandataires. « C'est la que, dans des stances publiques, l'amour des lois se nomme aristocratie, et leur infraction pa- triotisme ; la, les assassins de Desilles recoivent des triomphes, les crimes de Jourdan trouvent des pa- n^gyristes; la, le recit de Fassassinat qui a souille" la ville de Metz vient encore d'exciter d'infernales ac- clamations. « Croira-t-on echapper a ces reproches, en se targuant d'un manifeste autrichien, ou ces sectaires — 301 — (les Jacobins) sont nommes? Sont-ils devenus sacrls, parce que Leopold a prononce" leur nom? Et parce que nous devons combattre les etrangers qui s'im- miscent dans nos querelles, sommes-nous dispenses de delivrer notre patrie d'une tyrannie domes- tique? « Qu'importe a ce devoir et les projets des etran- gers, et leur connivence avec des revolutionnaires, et leur influence sur des amis tiedes de la liberie" ? C'est moi qui vous denonce cette secte, moi qui, sans parler de ma vie passee, puis repondre a ceux qui feindraient de me suspecter : approchez, dans ce moment de crise ou le caractere de chacun va etre connu, et voyons qui de nous, plus inflexible dans ses principes, plus opiniatre dans sa resistance, bra- vera mieux ces obstacles et ces dangers, que des traltres dissimulent a leur patrie, et que les vrais ci- toyens savent calculer et affronter pour elle. «. Et comment tarderais-je plus longtemps a rem- plir ce devoir, lorsque chaque jour affaiblit les au- torites constituees, substitue l'esprit d'un parti a la volonte du peuple : lorsque l'audace des agitateurs impose silence aux citoyens paisibles, ecarte les hom- ines utiles, et lorsque le devourment sectaire tient lieu des vertus privies et publiques? « Ce n'est pas sans doute au milieu de ma brave arme'e que les sentiments timides sont permis : pa- triotisme, energie, discipline, patience, confiance 26 — 30g — mutuelle, toutes les vertus civiques et militaires, je les trouve ici. « Ici, les principes de liberty et d'egalite" sont cheris, les lois respectees, la propriete sacree ; ici, Ton ne connalt ni les calomnies, ni les factions ; et lorsque je songe que la France a plusieurs millions d'hommes qui peuvent devenir de pareils soldats, je me demande : A quel degre d'avilissement serait done reduit an peuple immense, pour que la lache idee de sacrifier sa souverainete, de transiger sur sa liberte, de mettre en negotiation la declaration de ses droits, ait pu paraitre une des possibilites de l'avenir qui s'avance avec rapidite sur nous ? « Que le pouvoir royal soit intact, car il est ga- ranti par la Constitution; qu'il soit independant, car cette independance est un des ressorts de notre li- berte ; que le roi soit revere, car il est investi de la majeste nationale ; qu'il puisse choisir un ministere qui ne porte les chaines d'aucune faction ; et que, s'il existe des conspirateurs , ils ne perissent que sous le glaive de la loi. « Enfin, que le regne des clubs, aneanti par vous, fasse place au regne de la loi , leurs usurpations a l'exercice ferme et independant des autorites consti- tuees, leur maximes desorganisatrices aux vrais prin- cipes de la liberty, leurs fureurs delirantes au cou- rage calme et constant d'une nation qui connalt ses droits et les defend ; entin leurs combinaisons sec- - 3o;i — taires aux veYitables interns de la patrie, qui, clans ce moment de danger, doit reunir tous ceux pour qui son asservissement et sa mine ne sont pas les objets d'une atroce jouissance et d'une infame spe- culation 1 .)) C'etait la un beau et noble langage , et le tableau que La Fayette faisait de la France n'etait que trop vrai . Oui, une secte de revolutionnaires avait usurpe la souverainete nationale et confisque les libertes pu- bliques. Quatre mille clubs, dissemines sur la sur- face du pays, affilies aux Jacobins de Paris et diriges par eux, disposaient d'une nation entiere, habituee a travailler et a vivre paisiblement; et, dans chaque ville du royaume, une quarantaine de vauriens, n'ayant ni sou, ni maille, ni principes, faisaient trembler les habitants. La nation la plus brave de la terre sur les champs de bataille, se laissait fouler aux pieds et se laissera egorger par quelques milliers de miserables, aux gages de trois ou quatre factions successives : oui, tout cela etait vrai ; mais qui done avait organise ces clubs? qui done s'en etait fait un i Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XII, p. 528, 529, 530, 531, 532. — 304 — appui pour impose? ses plans et sa vanite aux popu- lations desarm^es? qui done avait montre aux autres a emporter d'assaut les institutions seculaires , sans tenir compte de l'opinion de la France? qui avait suivi le premier la voie de l'emeute, pour arriver aux grandes situations politiques? qui avait fait de l'insurrection le premier et le'plus saint des devoirs? qui avait pris la Bastille? qui avait laisse prendre Versailles et envahir par les assassins la chambre et le lit de la reine? qui avait laisse egorger Flesselles, Delaunay, le major Salbray, Foulon , Berthier, des Hutes et de Varicourt? qui avait traine son roi pri- sonnier, de Versailles a Paris, au milieu du plus infame cortege de megeres et de bandits qu'aient jamais vomi les cabarets et les bouges d'un fau- bourg ? Certes, La Fayette, chasse du pouvoir, devait na- turellement, en \ 792, avoir trop de la Revolution ; mais les Girondins, ses eleves et ses emules, devaient aussi naturellement n'en avoir pas assez. Quant aux Jacobins, denonces comme les tyrans de la France, et attaques avec la plus grande dignite et le plus grand courage, ils pouvaient opposer a La Fayette le petit discours qu'il etait venu pronon- cer dans leur salle, il n'y avait pas un an encore, le 21 juin 1791, et dans lequel il leur disait: c< Je viens me reunir a vous, parce quid, je crois, sont les vrais patriotes. Messieurs, je suis patriote aussi; — 305 — e'est 11101 qui ui dit le premier : pour qu'un peuple soit libre, il sultit qu'il veuille l'etre '. » La lettre cm 10 juin a l'Assemblee legislative cHait done en elle-meme un modele de raison politique et de courage ; M. de Beaumetz, dont il paralt qu'elle etait l'ceuvre 8 , pouvait avoir eu le droit de l'ecrire ; mais La Fayette n'avait pas le droit de la signer. L'abominable attentat du 20 juin suivit de quatre jours cette lettre. De la part des Jacobins et des Gi- rondins, qui y etaient si hautement attaques et mena- ces, e'etait un deii sanglant et une insulte solennelle. Cette secte odieuse, dont La Fayette avait signale a la France la honteuse usurpation, lui repondait en prenant d'assaut les Tuileries, en outrageantle roi, et en souillant de l'ecume des barrieres les preroga- tives et la majeste constitutionnelles du tr6ne. C'etait done un acte bien grave, en de telles cir- constances, que l'arriv^e imprevue d'un homme po- litique et d'un general, considerable a la fois par le rdle qu'il avait joue et par le commandement mili- taire qu'il exercait ; et s'il ne s'etait pas appele La i Camille Desmoulins, Revolutions de France et de Brabant, t. VII, p. 178. Camille Desmoulins ajoute : « La Fayette ne dit que ces deux phrases, mais il les retourna, les retourna encore comme une omelette ; si bien qu'avec ces deux phrases, il sut tenir la poele pendant l'espace d'un quart d'heure. » 2 « On dit que Beaumetz dicta cette lettre ; elle fut trois jours a Paris avant de paraitre ». (Dumouriez, Memoires, t. II. p. 240.) 26. - 306 — Fayette, personne n'eiit pu douter qu'il venait pour sauver la monarchie ou pour mourir. « Je dois d'abord vous assurer, dit La Fayette a la barre de 1' Assemblee, que, d'apres les dispositions concertees entre M. le marechal Lucker et moi, ma presence ici ne compromet aucunement ni le succes de nos armes, ni la surete de l'armee que je com- mande. « Yoici maintenant les motifs qui m'amenent : On a dit que ma lettre du 16, a 1' Assemblee nationale, n'etait pas de moi ; on m'a reproch6 de l'avoir ecrite au milieu du camp ; je devais peut-etre, pour l'a- vouer, me presenter seul, et sortir de cet honorable rempart que l'affection des troupes formait autour de moi. c< Une raison plus puissante m'a force, Messieurs, a me rendre aupres de vous. Les violences com- mises aux Tuileries ont excite l'indignation et les alarmes de tous les bons citoyens, et particulierement de l'armee. Dans celle que je commande, ou les of- ficiers, sous-officiers et soldats ne font qu'un, j'ai recu des differents corps des adresses pleines de leur amour pour la Constitution, de leur respect pour les autorites qu'elle a etablies et de leur patriotique haine contre les faciieux de tous les partis. J'ai cru devoir arreter sur-le-champ les adresses par l'ordre que je depose sur le bureau. Vous y verrez que j'ai pris, avec mes braves compagnons d'armes, l'enga- — 307 — gement d'exprimer seul nos sentiments communs ; et le second ordre, que je joins egalement ici , les a continues dans cette attente. En arrMant l'expression de leur voeu, je ne puis qu'approuver les motifs qui les animent. Plusieurs d'entre eux se demandent si c'est vraiment la cause de la liberte et de la Consti- tution qu'ils dependent. « Messieurs, c'est comme citoyen que j'ai l'hon- neur de vous parler ; mais 1'opinion que j'exprime est celle de tous les Francais qui aiment leur pays , sa liberte, son repos, les lois qu'il s'est donnees, et je ne crains pas d'etre desavoue par aucun d'eux. II est temps de garantir la Constitution des atteintes qu'on s'efforce de lui porter, d'assurer la liberte de FAssemblee nationale, celle du roi, son indepen- dance, sa dignite ; il est temps enfin de tromper les esperances des mauvais citoyens, qui n'attendent que des etrangers le retablissement de ce qu'ils ap- pellent la tranquillite publique , et qui ne serait, pour des hommes libres, qu'un lionteux et intole- rable esclavage. « Je supplie FAssemblee nationale : « 1° D'ordonner que les instigateurs et les chefs des violences commises le 20 juin, aux Tuileries, soient poursuivis et punis comme criminels de lese- nation ; « 2° De detruire une secte qui envahit la souve- rainete nationale, tyrannise les citoyens, et dont les — 308 — debats publics ne laissent aucun doute sur l'atrocite de ceux qui la dirigent ; « 3° J'ose enfin vous supplier, en mon nom et au nom de tous les honnetes gens du royaume, de prendre des mesures efficaces pour faire respecter toutes les autorites constitutes, particulierement la v6tre et celle du roi, et de donner a Farmed l'assu- rance que la Constitution ne recevra aucune atteinte dans Finterieur, tandis que les braves Francais pro- diguent leur sang pour la defendre aux fron- tiers l . » VI La Fayette avait eu beau declarer k FAssemblee qu'il parlait comme citoyen ; son discours, admirable eclair de bon sens, de dignite, de patriotisme et de courage, etait un acte politique immense, accompli au nom de l'armee, et il faisait supposer un plan ge- neral ayant pour but une mesure vigoureuse, retu- rnee dans les trois points indiques par La Fayette, le chatiment des auteurs du 20 juin, la destruction des clubs et le maintien loyal de la Constitution de 1791. 1 Momteur du 29 juin 1792. — 309 — Avoir soi-m6me demande aussi neltement ct aussi resolument ces trois choses , c'etait declarer qu'on les prendrait en cas de refus. Examinons, avant de raconter les suites de la de- marche de La Fayette, en quel etat elle trouvait les esprits, et quel appui elle pouvait raisonnablement se promettre de l'opinion publique. A part les clubs, qui ne pouvaient vivre que de desordre, a part les factions politiques organisees dans 1' Assemblee et dans les journaux, et auxquelles il fallait des changements et des aventures pour conquerir le pouvoir et les influences, la France en- tiere voulait le repos. Elle avait prescrit, en 1789, aux deputes de la Constituante, Amelioration de l'ancien gouvernement , non sa ruine ; elle n'avait pas demande la Revolution, mais elle l'avait accep- tee, et elle attendait un peu d'ordre et de calrne apres tant et de si vigoureuses secousses, pour jouir avec securite de sa nouvelle situation. L'industrie n'avait rien fabrique depuis trois ans ; le commerce n'avait rien vendu, la tache des opera- tions a entreprendre avec fruit etait done immense Quatre milliards de biens nationaux a vendre ten- taient l'ambition des agriculteurs ; mais il fallait travailler, produire et vendre pour les payer : la paix et l'ordre etaient done le voeu et la necessite de toutes les^ populations ; seuls, les clubs et lesGiron- dins avaient int^ret, au dehors, a la guerre univer- _ 310 — selle; au dedans, a l'agitation et au regime de la guillotine. C'etait done malgre elle, a son corps defendant, et avec une profonde horreur, que la France, & peine remise du bouleversement d'une premiere re*- volution qui avait dure trois annees , se sentait poussee par de nouvelles factions, par de nouveaux ambitieux, appuyes sur les clubs et sur les faubourgs de Paris, vers une revolution nouvelle, pleine de te- nebres et d'abimes, et dont Dieu seul pouvait con- naltre la nature, la duree et le but. G'est pour cela que le cri de resistance aux clubs et de respect a la monarchic pousse par La Fayette, dans sa lettre, reveilla dans toutes les populations honnetes une profonde et ardente sympathie. Les adresses accoururent a l'instant meme, avec la rapi- dite de la foudre ; voici celle des citoyens actifs de Rouen et celle des administrateurs du departement de l'Aisne : « La patrie est en danger, disaient les citoyens actifs de Rouen : des scelerats trament sa perte ; e'est contre eux que nous elevons la voix. «. Les vrais conspirateurs sont ceux qui, par leurs actions, par leurs ecrits, par leurs discours, s'effor- cent d'affaiblir le respect et la confiance qu'on doit au roi et aux autorites constitutes. « Les vrais conspirateurs sont ceux qui prechent aux troupes l'indiscipline, la revolte, la mefiance — 311 - contre nos g^n^raux ; qui couvrent nos colonies de sang- et de mines ; qui ont niguise le poignard des bourreaux d' Avignon et qui les poussent encore au meurtre, en les soustrayant au glaive dont la loi devait frapper leurs tetes sce'le'rales. « Les vrais conspirateurs sont ces ministres fac- tieux qui, pour accelerer leur plan de disorganisa- tion, proposent inconstitntionnellement de former un camp sous les murs de la capitale, afin de decou- rager ou de porter a quelque mesure violente l'ine- branlable garde nationaleparisienne. « Les vrais conspirateurs sont les fonctionnaires publics qui negligent de faire executer les lois ; ce sont les officiers municipaux qui protegent la re"- volte , donnent des fetes a des soldats qui, apres avoir vole leurs caisses, se sont armes contre les d6- fenseurs de la loi, enchainent par leur silence ou par leurs requisitions le courage et la force armee , et livrent aux insultes des factieux les dep6ts sacres confies par la France entiere k leur sollici- tude. « Les vrais conspirateurs, enfin, sont ceux qui, fei- gnant d'oublier ou de meconnaitre les services ren- dus a la cause de la liberte par M. de La Fayette, ont l'infamie de proposer un decret d'accusation et peut-etre de diriger contre lui le fer des assassins, parce que ce general a eu le courage de dire la ve- rite, de demasquer une faction puissante, et de la — 312 — poursuivre j usque dans l'antre ou elle trame la mine de la patrie.... « Legislateurs, ne souffrez plus l'insolence de ces tribunes qui, par des applaudissements ou des mur- mures soudoyes, influencent et dominent l'opinion des representants du peuple. Imposez un silence eternel a ces agitateurs qui, dans le sanctuaire meme de la legislation, osent deifier la revolte et le meurtre, vous proposent alternativement de vous declarer As- sembled constituante, de supprimer le veto royal.... « Punissez les auteurs des forfaits commis le 20 de ce raois, aux Tuileries; c'est un delit public, c'est un attentat aux droits du peuple francais, qui ne peut re- cevoir de lois de quelques brigands de la capitale 1 .)) Ce sentiment de la dignite" et de la liberte natio- nales, offensees et opprimees par les clubs de Paris, par les faubourgs et par les tribunes, respire £gale- ment dans Tadresse des administrateurs du departe- ment de l'Aisne : k Depuis quand, s'^crient-ils, les factieux de Paris s'imaginent-ils former a eux seuls le peuple francais? Qu'ils montrent les mandats par lesquels les quatre- vingt-trois departements leur ont d^l^gue leurs pou- voirs. La ville de Paris sera responsable du d£p6tde l'acte constitutionnel, de la surete" des representants £lus et du repr^sentant he^ditaire de la nation. Si i Monitewr du l er juillet 1792, Seance extraonHnaire du 29 juin, — 313 - leur sang venait a couler, la France entiere appelle- rait les armies pour les venger. « Proscrivez les corporations des clubs et leurs correspondances entre eux ; faites cesser le scandale de vos divisions, marque par la distinction de vos places; faites cesser l'intolerable obsession, la tyran- nie revoltante des tribunes. Les factieux de la capi- tale n'ont pas le droit de fixer Fopinion publique. Le vceu de Paris n'est que le vceu de la quatre-vingt- troisieme partie de l'empire. Nous demandons ven- geance de l'execrable journee du 20 juin, jour de honte imperissable pour Paris et de deuil pour la France entiere l . » Quoique sourdement travaillee et artificieusement conduite par les Girondins, l'Assemblee legislative n'^tait pas encore leur instrument servile. Son abais- sement sera rapide et complet, et nous la verrons, avant un mois, a genoux devant les factieux, courbe*e sous la menace des clubs et sous le baton des Fe^- res; mais elle partageait encore, a la fin de juin, les sentiments genOeux du pays, et elle votait, le 30, l'envoi aux quatre-vingt-trois deparlements d'un rapport de M. de Pastoret sur l'etat de la France, dans lequel l'attentat du 20 juin etait juge" et fldtri en ces termes : « Vous parlerons-nous de la petition du 20 juin? 1 Momteitr di\\ Tj u i]] e t 1793, Stance extraordinaire du 29 juin . ■21 __ 314 - Quelle cause, quelle voix pourrait la justifier? La li- berte* de la sanction royalen'est-elle done plus essen- tiellement liee tY la Constitution francaise? Nous ai- mons sans doute a rappeler ce mot du roi : « II n'est « point de danger pour moi au milieu du peuple ; » mais loin de nous l'idee de vouloir dissimuler et af- faiblir des exces que la justice doit poursuivre, et que la loi doit punir. Deja vous avez temoigne contre eux cette indignation que la France a partage"e ; ce sentiment sera celui de 1'Europe entiere et de la posterite K » On le voit, les populations honnetes et 1' Assemblee elle-meme demandaient a etre arrachees au joug des clubs et des factions, et k etre preservers, par un peu de resolution et d'energie, des approches visibles d'une revolution nouvelle. La loi, la paix, la se"cu- rite, l'ordre public, la civilisation, tendaient la main a La Fayette; et il dependait de lui, ce jour-la^ de conquerir dans l'histoire le r6le glorieux d'un homme d'Etat, au lieu d'y avoir celui d'un conspirateur va- niteux, impuissant et ridicule. VII Le discours de La Fayette avait amasse dans l'As- semblee un orage, annonce par quelques applaudis- i Moniteur du 1" juillet 1792. Seance du 30 juin. — 315 — sements et par de sourds murmures. En demandant la recherche et le chatiment des auteurs de Fatten - tat du 20 juin, le general avait parle, disait-il, au nom des honnetes gens. Cette parole tombait comme une fletrissure sur la tete des Girondins : Guadet la releva. L'attaque de Guadet fut vehe'mente et presque in- jurieuse dans les termes ; elle etait puerile au fond. II reprocha , ainsi que Vergniaud , a La Fayette d'avoir parle au nom des honnetes gens , sans mis- sion, et de s'etre presente a la barre en violation des lois, en quittant l'armee sans conge, et en apportant une adresse que les soldats n'avaient pas pu regu- lierement mettre en deliberation et approuver. Que La Fayette eut ou non quitte l'armee sans conge, c'etait un point qui regardait le roi et le mi- nistre de la guerre, non l'Assemblee. D'ailleurs La Fayette avait loyalement depose sur le bureau la preuve des arrangements prealablement concertes avec le marechal Luckner, pour laregularite du ser- vice et pour la surete de l'armee en son absence. Pour ce qui etait des actresses des soldats , la loi interdisait sans doute a la force armee de deliberer ; mais le decret de l'Assemblee constituante du 29 avril 1791 autorisait les soldats a assister aux clubs, et c'etait probablement pour qu'ils pussent y discuter et y signer des adresses. Guadet et son parti , en tenant un pareil langage , - 316 — jouaient d'ailleurs un r6le sans verite, sans loyaute, sans honneur. lis parlaient de soldats qui n'avaient pas le droit de deliberer et de generaux qui se presentaient a la barre sans conge ; mais l'Assemblee avait deja recu a sa barre et ecoute des deserteurs l ! lis parlaient de lois violees par des adresses irre- gulieres, irregulierement presentees; mais les dix mille clubistes armes du 20 juin n'avaient-ils pas £te recus par l'Assemblee an mepris des lois? Picederer, procureur general syndic du Departe- ment, avait eu beau dire : « La loi defend tout ras- semblement arme pour des petitions, et meme tout rassemblement non arme, au dela de vingt personnes, sans une permission de la municipalite. La loi mu- nicipale de Paris est plus precise encore sur ce point \ » Thorillon, depute de Paris, avait eu beau dire : « Le rassemblement a refuse d'obeir a la sommation d'un commissaire de police et il s'est meme empare de plusieurs pieces de canon 3 . » Dumolard, depute de l'lsere, avait eu beau dire : « Un article de voire reglement porte que vous ne recevrez pas plus de dix petitionnaires alafois 4 . » — Que repondirent Yergniaud et Guadet? i Moniteur du 29 juin 1792, seance du 28. 2 Moniteur du 21 juin 1792. 3 Monittur du 22 juin 1792. i Ibid. 317 Vergniaud repondit : « Comment nous etoimerde ce qu'un rassemblement d'hommes amies demande a defiler dans cetle salle , puisque nous avons deja admis plusieurs sections, et que pas plus tard qu'hier nous l'avons encore permis a un bataillon ? Vous vous trouvez aujourd'hui dans une position extre- mement critique... Ce serait faire une injure aux ci- toyens qui demandent en ce moment a vous pre- senter lews hommages ' que de leur supposer de mauvaises intentions ; il serait inconvenant et im- prudent de leur refuser la faveur qu'ils sollicitent... Si vous adoptez la proposition de M. Dumolard, qui enjoint au departement de Paris de prendre des me- sures de rigueur pour Fex^cution de la loi, vous renouvelez infailliblement la scene sanglante du Champ-de-Mars ; l'Assemblee aurait alors a s'impu- ter k elle-meme ce malheur, et il serait dans l'his- toire une tache ineffacable ? . » Guadet repondit: «Quatre sections de Paris se sont presentees a la barre de l'Assemblee 3 ; elles lui ont 1 Ces citoyens , qui venaient, d'apres Vergniaud, presenter leurs hommages, avaient pour ^tendards une vieille culotte noire et un eceur de veau saignant, au bout de deux piques; et ils deri- lerent et danserent dans l'Assemblee, au son d'une musique militaire, depuis une heure jusqu'a trois heures et demie. 2 Moniteur du 22 juin 1792. 3 Pour comprendre comment les petitionnaires se presen- taient d la barre, il faut se rappeler que la salle de l'Assemblee ttait rectangulaire, avec une porte a chaque bout. Le fauleuil du president et la tribune etaient sur un des cotes; et l'enceinte £tait close, comme aux anciens tribunaux. — 318 — demande" l'honneur de deTiler dans la salle ; cet hon- neur leur a ete chaque fois accorde. Aujourd'hui, les citoyens du faubourg Saint-Antoine se presentent pour faire une petition ; ils sont armes, dit-on, et ils demandent que l'Assemblee leur accorde l'honneur de defiler dans la salle. Mais tout a coup Ton se sou- vientque cette demande est une violation de la loi, les citoyens ne peuvent ni se rassembler, ni se pre- senter en armes au Corps legislatif ; et Ton demande que ce rassemblement seditieux soit disperse avec toute la rigueur de la loi... On ne peut plus parler de desobeissance a la loi, puisque l'Assemblee elle- meme a deroge a celle qu'on allegue ici. II y aurait done une injustice revoltante h refuser & ces citoyens la faveur qu'on a accordee a ceux qui se sont pre- senters avant eux '. » Lasource, conspirateur niais & la suite, ajouta : « L'orateur des petitionnaires (Santerre) vient de me faire appeler dansl'un de vos bureaux. II m'a charge de vous dire que ces citoyens demandaient unique- ment h etre admis a la barre, pour vous presenter leur petition et defiler ensuite dans la salle ; qu'& la par une barre, qui 6tait le lieu d'ou parlaient les petitionnaires et les membres contre lesquels £tait demande un d^cret d'ac- cusation. Cette disposition fut conservee a la Convention, dans la salle de spectacle des Tuileries; et, le 9 thermidor, Robespierre, Saint-Just et Lebas durent descendre a la barre pour presenter leur defense. 1 Monitexir du 22 juin 1792. — 819 — verity ils desirent presenter une adresse au roi, mais que leur intention n'est pas de la presenter au roi en personne ; qu'ils veulent, au contraire, la deposer sur le bureau de l'Assemblee nationale, pour qu'elle en fasse l'usage qu'elle croira convenable. Ihpren- nent I' engagement formel de ne pas meme appro- cher du domicile du roi 1 . » — On sait comment, deux heures apres, cet engagement fut observe. Tel avait ete le langage tenu, le 20 juin, par les coryphees du parti de la Gironde, en faveur des dix mille bandits armes qui, en sortant de l'Assemblee, forcerent l'entree des Tuileries a coups de hache, et monterent dans les appartements du roi avec du canon. On voit par la ce qu'ils devaient penser eux- memes des miserables chicanes a l'aide desquelles ils contestaient la legalite de la demande de La Fayette. Toutefois les Girondins s'obstinerent , craignant que La Fayette n'ecrasat les Jacobins et ne rompit leurs propres desseins. Guadet demanda que la com- mission des Douze fut chargee d'un rapport sur la conduite du general. L'Assemblee , qui n'etait pas encore tout a fait subjuguee, donna la priori te a une motion de Ramond, depute de Paris , qui proposait qu'il fut donne suite au discours de La Fayette. Alors les Girondins et leurs amis souleverent un effroyable 1 Moniteur du 22 juin 1792. — 320 — tumulte , Bazire etDelmas demanderent que le pre- sident Mt envoye k l'Abbaye ; Isnard, Guyton de Morveau et Ducos le traiterent de scelerat, et Le- josne, depute du Nord, le traita ft escamoteur . L'As- semblee se dejugea ; la motion de Guadet fut mise aux voix ; mais 339 suffrages contre 234 la repous- serent, et la demande de La Fayette fut ainsi ren- voyee k la commission des Douze l . VIII La guerre etait corame on voit, vigoureusement engagee. Quels etaient les plans de La Fayette? et qu'allait-il faire, apres un vote de l'Assemblee aussi favorable en definitive qu'il avait pu raisonnable- ment l'esperer? «Lorsque le roi fut informe, dans la matinee du !28, de Tarrivee de M. de La Fayette et de la demande qu'il clevait faire a la barre de l'Assemblee, ditBer- trand de Molleville, il en concut les plus belles es- perances ; mais elles ne durerent pas longtemps; car quoique le discours que le general prononca eut toute l'energie convenable aux circonstances, quoi- qu'il eut obtenu des applaudissements et les hon- neurs de la seance, k peine fut-il assis, que plusieurs i Moyiiteur du 29 juin 1792. — 321 — deputes, entre autres Vergniaud eUiuadet, attaque- rent sa eonduite avec violence. « Durant ces reclamations, qui l'urent aussi ap- plaudies des tribunes, M. de La Fayette garda un morne silence, au moyen de quoi le favorable effet qu'avait produit sa demarche disparut si complete- ment, qu'il crut ne pouvoir rien faire de mieux que de sortir pendant la nuit de la capitale, et de re- joindre promptement son armee 1 . » Toutefois, ce n'est pas le 128 au soir, mais le 30 au soir que partit La Fayette. Les jo^urnees du 29 et du 30 furent employees a la realisation des mesures qu'il avait imaginees, et qui ne manquerent evidem- ment leur effet que par l'irresolution d'esprit et la mollesse de cceur qu'il y apporta. C'etait le plan concerte avec M. de Lally-Tolen- dal et avec M. de Clermont -Tonnerre , que La Fayette voulait realiser, e'est-a-dire il venait termer le club des Jacobins et, apres lui, tous les autres, nettoyer Paris des bandes qui l'infestaient, 6ter le pouvoir legislatif h une Assemblee unique, qui s'en servait pour opprimer le roi, et le donner d deux Assemblies, qui s'en serviraient pour l'aider. C'etait alors le reve de ceux qui voulaient importer en France les deux Chambres anglaises toutes-puis- santes, sans songer qu'en Angleterre les Chambres 1 Bertram! de Molleville, Memoxrc, t. II, p. -291. — 322 — sont guid^es et contenues par de vieilles institutions nationales , tandis qu'en France les Chambres , n'ayant de contre-poids ni dans une aristocratie he- reditaire, ni dans un systeme municipal etroitement lie a la noblesse et au clerg£, furent toujours livrees aux ambitions privees, et devinrent, malgre elles, l'instrument des tribuns et des ambitieux. Voici comment le plan de La Fayette est expose par M. de Toulongeon, son partisan et son ami : « Acloque avait commande la premiere division de la garde nationale pour une revue du lendemain, a la pointe du jour ; le roi devait la passer ; ensuite, le general La Fayette devait haranguer la troupe. La reine, qui ne craignait pas moins les services de La Fayette que les offenses des Jacobins, et qui esperait etre delivree des uns et des autres par les armes etrangeres, fit informer, sous main, Petion du projet de la revue. Petion donna aussit6t un ordre con- traire. « La Fayette reunit alors chez lui ' tout ce qu'il put de citoyens de la garde nationale. On promit de se reunir, le soir, aux Champs-Elysees; a peine cent hommess'y trouverent. On s'ajourna au lendemain, pour marcher sur le lieu des seances des Jacobins, si Ton etait trois cents. On ne s'y trouva pas trente. Ces mesures ne servirent qu'a empecher Farrestation de 1 L'hiJlel de M. de La Fayette etait rue de Bourgogne. — 323 - La Fayette. II vit le roi qui le remercia froidement de sa d-marche, ne profita pas dc ses otlVes de service, et le laissa partir 1 . » Que le roi ait, en cette occasion, decline les ser- vices de La Fayette, c'est parfaitement certain; que la reine ait fait prevenir Petion, c'est plus que douteux. Petion etait, depuis le 20 juin, l'ennemi declare" du roi et de la reine, et il s'etait publiquement re\joui, a la tete des bandes de Santerre, des ignobles outrages prodigues k la famille royale. La Fayette n'aimait pas la reine, et il put la croire de connivence avec le maire de Paris ; mais Marie- Antoinette avait trop de fierte et de dignite pour informer, meme indirecte- ment, Petion, qu'elle meprisait justement, d'un des- sein concu, en definitive, en vue de sauver la royaute et le roi. IX Le roi mavait que trop de motifs de ne montrer qu'une confiance mediocre dans les desseins de La Fayette. Outre que La Fayette etait l'auteur prin- cipal de la disorganisation complete du pays et des plus grands outrages qui, avant le 20 juin, eussent 1 Toulongeon, Histoire de France depuis la Revolution, t. I, p. 280, 281. — 324 — ite de ce qu'il rapporte, quant a la demarche des Jacobins aupres de lui. — 32. 135, L3t>. — 34b — la conspiration des Girondins contre Louis XYI, et les esperances fondees sur la reunion du 14 juillet aveuglaient les homines timides sur le but du voyage des Federes, qui avaient ete appeles, et qui arri- vaient pour faire le coup de main du 10 aout et ren- verser la monarchic Ce qu'il y a d'etrange, et meme de facheux, dans ces exhortations paternes de Rcederer, c'est qu'il n'ignora'it nullement le dessein des revolutionnaires. II rapporte lui-meme qu'si la date du l er juillet, « les administrateurs de police n'etaient "pas sans inquietude, et qu'ils firent une proclamation contre les homines affreux qui pro- mettaient dans les faubourgs, pour une epoque tres- rapprochee, la chute des murs des Tuileries, d Vexemple de ceux de la Bastille 1 . » La suite prouva que Roaderer n'etait pas de con- nivence avec les factieux, puisqu'il n'echappa qu'en se cachant au sort des victimes d'aout et de septem- bre ; mais son exemple dut lui m6ntrer ce que Ton gagne avec les factions, en tenant vis-a-vis d'elles un langage timore et une conduite pusillanime. M. de La Rochefoucauld, qui eut une conduite diffe- rente, fut sans doute assassine ; mais outre que Roe- derer l'eut ete comme lui, s'il ne s'etait pas sauve, la vie ne vaut que le prix de l'usage qu'on en fait ; et c'est toujours une gloire et un bonheur pour 1 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 115. — 347 - l'homme de bien de donner la sienne, quand il le faut, en temoignage de sa foi et de ses principes. Le Conseil general du d^partement, compose* d'hommes plus fermes et plus pratiques \ ne fut pas de l'avis de Roederer, et le lecteur ne saura que l'ap- prouver, en apprenant que de l'examen des pieces il resultait : « Que le maire de Paris n'avait donne au direc- toire du departement aucune connaissance du ras- semblement qui se projetait; (( Que le Corps municipal s'etant rassemble le 18, le maire de Paris ne lui avait non plus donne au- cune connaissance du projet de rassemblement 2 . « Que le 19, le directoire avait pris un arrete portant que le maire, la municipalite et le comman- dant general seraient prevenus de prendre sans delai toutes les dispositions necessaires pour r^pri- mer les perturbateurs du repos public; « Que le maire de Paris, instruit de la resolution du directoire, n'avait point donne d'ordre au com- mandant general ; f Voici les noms de ces hommes honorables : MM. Anson , d'Ormesson, de Vergennes, d'Ailly, de Faucompre, Gounioux, Gerdret, Thouin, Desfaucherets, Charton , Davous, Trudon, Dumont, Andelle, Thion , Arnoult, Gamier, de Mautort, Le Vieillard, de Jussieu, Desmeuniers et Barre. 2 Petion en etait pourtant officiellement informe ; car le Con- seil general de la Commune, qui n'etait pas la m6me chose que le Corps municipal, avait, le 16, refuse d'autoriser le rassemble- ment. — 348 — « Qu'a minuit, le maire de Paris et les adminis- trateurs de police avaient adresse une lettre au directoire, par laquelle, au lieu d'executer la loi et de se conformer a l'arrete, ils proposaient de legali- se?* Vattroupement 1 ; ft Que le directoire, reuni aussit6t pour statuer sur cette proposition, 1'avait repouss^e en declarant qu'il nc pouvait composer avec la loi; « Que, neanmoins, le commandant general avait recu l'ordre de rassembler sous les drapeaux de la garde nationale les citoyens de tous uniformes et de toutes armes; « Que le maire avait si peu connu le veritable etat de l'attroupement, que, suivant son rapport im- prime et distribue, on venait lui annoncer a la mai- son commune, ou il est reste jusqu'a deux heures et demie, que le spectacle etait beau, que les pro- prietes etaient respectees ; qu'en consequence, il se rendit a la mairie plein de calme et de securite; et cependant, a ce moment, les portes du jardin des Tuileries etaient deja forcees; « Que le maire de Paris n'avait paru au chateau des Tuileries que plus de deux heures apres le mo- 1 Rcederer fait, a ce sujet, une reflexion qui le peint tout en- tier : « II est vrai , dit-il, que les hommes sans aveu de l'attrou- pement s'armerent sans requisition, malgre la loi, au mepris des defenses des magistrals ; mais ils avaient V approbation de VAssem- blee nationale , ou du moins ils etaient fondes a le pre'snmer. » (Chrnniqiic de cinquante jours, p. 139.) — 349 — ment ou la porte roy ale a etc forcee, et ou l'attrou- pement s'est repandu dans les cours et dans les appartements; « Que le procureur de la Commune avail, de meme que le maire, garde le silence, et n'avait rien requis pour remplir les vues de l'arrete du Gonseil general du 19. » Par ces motifs, plus que suffisants, comme on voit, le Conseil general du departement suspendit de leurs fonctions Petion et Manuel , les renvoya aux tribunaux , et chargea son procureur general syndic de denoncer les faits a la charge de Santerre. Cet acte de courage et d'honneur est du 6 juillet. Cependant Rcederer ne resistait pas au besoin im- perieux de faire ce qu'il appelait de la conciliation, et qui n'etait au fond que le desarmement du pou- voir, que les factions acceptent toujours sans aucune re'ciprocite. L'abbe Lamourette , eveque constitu- tionnel de Lyon, venait, par un discours qui etait au moins dans son caractere, de determiner, dans la seance du 7 juillet au matin, une come" die celebre. Tons les deputes s'etaient embrasses en pleurant, et avaient jure solennellement qu'ils execraient la Republique, trente-trois jours avant de prononcer la decheance du Roi , et soixante-quinze jours avant d'abolir la royaute, par assis et leve, et sans dis- cussion. Roederer, transporte de joie, ecrivit a Louis XYJ, et, au lieu de poursuivre Petion, Manuel 30 — 850 — et Santerre, comme il en etait charge, il lui proposa de tout concilier. « Sire, lui disait-il, les evenements du 20 juin ne se reproduiront phis, la cause d'ou ils proviennent n'existant plus. « Sire, ce n'est que d'aujourd'hui que la Revolu- tion est reellement consommee, puisque c'est aujour- d'hui seulement que toutes les sections du parti revolutionnaire s'embrassent et se confondent avec la royaute constitutionnelle. Etcependant, il existe une plainte du roi sur une faute grave, sans doute, mais commise par une multitude egaree, au nom de la liberte. Cette plainte, Sire, est la matiere d'un proces entre deux partis; ce proces en amenera d'autres, qui seront tres-propres a echauffer les esprits des deux c6tes. Les proces entre les partis sont la guerre. (( La royaute constitutionnelle , desormais en pleine securite, sera-t-elle moins indulgente au der- nier ecart de la liberte naissante, que cette liberte" elle-meme, etant encore mal assuree, ne l'a ete aux vieilles erreurs de l'ancienne domination et de l'an- cienne servitude? » cc Ma lettre, ajoute tristement Roederer, n'obtint ni succes, ni reponse l . » — Elle avait certes obtenu tout ce qu'elle m^ritait. 1 Rnerlerer, Chrdnique de cinquante joit/rs, p. 172. 173. 351 Louis XVI faisait resolument, quoique froide- ment, son devoir. Ayant, aux lermes de la Consti- tution, a sanctionner la decision du Conseil general du departement, il en saisit ses ministres. Cette fermete deconcerta et effraya les Girondins. A la seance du 11 au soir, Rouyer affirma, sur l'autorite des officiers municipaux, que deux juges de paix avaient decerne un mandat d'amener contre Petion et Manuel l . Cette nouvelle souleva un grand tumulte et force injures. Mazuyer declama contre le tribunal de sang constitue par ces deux juges de paix, et Bazire gemit sur la suspension de ce magis- trat vertueux, qui etait le genie tutelaire de Paris. Cambon, rencherissant sur tout le monde, declara qu'on venait de lui apprendre que trente mandats d'arret etaient prets a etre decerne" s contre des de- putes... « C'est le cas, ajouta-t-il, de declarer la seance permanente. Nous devons rester a notre poste;ici, nous sommes inattaquables 2 . » Roaderer affirme que cette declaration etait concertee avec les tribunes 3 . Celles-ci firent un tapage affreux; et l'Assemblee declara qu'elle resterait en seance toute la nuit. Que faisait , en ces graves circonstances , le ver- tueux maire de Paris? — II dormait. En effet, vers 1 Moniteur du 14 juillet 1792. 2 Ibid. 3 Roederer, Chronique de cinquante juurs, p. 192. — 352 — minuit, dit le Moniteur, « vingt citoyens du fau- bourg Saint-Marcel paraissent a la barre, et annon- cent qu'ils se sont transporters a la mairie, ou un officier municipal leur a dit que M. Petion etait dans son lit, passible et tranquille. lis declarent que les faubourg's Saint-Antoine, Saint-Marcel, et tous les bons patriotes seront toujours eveilles, quand i] s'agira de la conservation de leur vertueux maire '.» C'est au milieu de ces circonstances, le 12 juillet, qu'une lettre du roi vint apprendre a FAssemblee qu'il sanctionnait la suspension de Petion et de Manuel. Ill Deux raisons considerables devaient determiner rAsaemblee a soutenir Petion dans sa lutte contre le roi. D'abord, nul ne pouvait savoir jusqu'ou penetre- raient les investigations de ia justice, si Petion et Manuel etaient soumis aux rigueurs d'une instruc- tion criminelle ; et la terreur visible qui avail saisi les deputes a l'annonce, meme denuee de preuves, de trente mandats d'arret, pres d'etre decernes, faisait assez connaitre la complicite reelle du pouvoir i Moniteur du lijuillel 1792. — 353 — l^gislatif avec Femeute. On pouvaitdonc se trouvcr, par rapport a 1'attentat du 20 juin, dans le cas ou l'Assemblee constituante s'etait trouvee par rapport a 1'attentat des 5 et 6 octobre ; et il n'etait pas cer- tain qu'on dut reussir, cette fois, a sauver les con- jures, en faisant casser la procedure. D'un autre cdte, le coup de main du 10 aout e^ait arrete; il etait meme, a ce moment, fixe au 26 juil- let; beaucoup de ces Federes, qui devaient l'executer, etaient deja arrives, et, en attendant, ils remplissaient la ville de scandale, de tumulte et de meurtres. On touchait a la seconde Federation, qui devait per- mettre aux conjures de reunir et de compter leurs forces; il importaitau dernier point d'avoir, pour le moment d^cisif, un maire sur lequel on put compter pour endormir et pour annuler la force publique. La section II du chapitre IV de la Constitution de 1791, qui traite de l'administration interieure, donnait au Departement le droit de suspendre la Commune, a la charge d'en instruire le roi, qui maintenait ou levait la suspension; mais, par suite de l'esprit d'envahissement qui caracterisa l'Assem- blee constituante, le roi etait, a son tour, oblige" d'instruire de sa decision le Corps legislatif , qui la confirmait ou qui l'annulait. Le pouvoir dit legisla- tif etait done en realite universel et omnipotent. Le premier acte de l'Assemblee fut d'appeler Petion a sa barre, pour etre admis a donner des 30. — 354 — explications, scandale public que la loi n'autorisait aucunement, et d'annuler le renvoi aux tribunaux, en ce qui concernait le maire, le procureur de la Commune et les administrateurs de police. G'etait la le grand point pour les conspirateurs, qui se ca- chaient alors, mais qui avouerent leur complicite avec fracas, apres la chute de la monarchic Petion se presenta k la barre, le 12 juillet, avec un long discours, plein d'eloges pour l'emeute, et plein d'injures pour le Departement et pour la cour. L'arr6te du Departement avait dit qu'il y avait, dans les rangs de l'emeute, des hommes inconnus, des brigands et des assassins. « Cette infame assertion crie vengeance, s'ecriait Petion ; en a-t-il coiite la vie k un seul individu ? Est-ce avec cette legerete, avec cette audace qu'on calomniera, qu'on deshonorera ton jours les citoyens? C'est en les couvrant perpetuellement d'opprobres, en les abreuvant de mepris qu'on parvient a les de- praver, et qu'on met la societe dans un etat de guerre eternelle. c<. L'entree du peuple aux Tuileries etait evidem- ment l'effet d'un de ces evenements imprevus qui n'appartiennent ni k la reflexion, ni a aucun projet. « Les municipalites veulent la liberte avec energie; les Departements y mettent sans cesse des entraves. Le regime municipal a quelque chose de doux, de paternel ; c'est le premier et le plus salutaire de — 355 — tous ; le regime departementaire a quelque chose de dur, de despotique ; il s'adapte moins aux localites et aux circonstances ; les municipalites sont particu- lierement influencees par l'esprit de cite ; les Depar- tements sont influences par l'esprit de la cour. Le propre des corps superieurs est de dominer, et l'ha- bitude de la domination corrompt insensiblement les hommes et les rend impeTieux. « Je ne parle pas de la decision du roi. Le Depar- tement lui avait rendu un bon office en me suspen- dant; le roi en rend un a son tour en venant a son appui. Le Departement, dans toutes ses demarches, a toujours montre un accord si parfait avec les vues de la cour, que ce concert de volontes, dans la cir- constance, n'a rien qui doive surprendre, et je ne puis que m'honorer de cette decision \ » Pour un evenement aussi decisif, les Girondins avaient bien compose les tribunes, qui etaient, de- puis quatre ans, une partie considerable du pouvoir legislatif; aussi, Petion, invite aux honneurs de la stance , i'ut-il accueilli avec enthousiasme. « Des acclamations reiterees de : Vive Petion ! vive notre ami Petion I s'eUevent, dit le Moniteur, de toutes les tribunes 2 . » Qu'allait faire FAssemblee? En temps ordinaire 1 Moniteur du 1 juillet 1792. * Ibid. — 356 — et avec des hommes senses, Petion aurait rendu la tache du Corps legislate fort difficile, car son dis- cours etait une attaque violente contre Fexistence constitutionnelle des administrations de departe- ments, etune diffamation audacieuse contre le Con- seil general du departement de Paris et contre le roi. Admettre et sanctionner, par une decision favora- ble, les termes de cette diatribe scandaleuse, c'etait declarer avec son auteur, que les administrations de departements devaient etre supprim^es comme ennemies du peuple, et que F administration de Paris et le roi s'etaient rendu un mutuel office, dans Finteret de leur vengeance privee; c'etait dire enfin, comme Petion et avec lui, que la mesure severe dont il venait d'etre atteint etait honorable pour lui. Cependant, quelque temeraire et coupable que flit ce parti , parce qu'il souillait Fautorite royale, FAssemblee, avec ses passions et sa complicite dans Femeute, ne pouvait pas hesiter a le prendre. Mu- raire fut charge, pour la forme, de faire un rapport aunom de la commission des Douze, a la seance du lendemain; et, en attendant ce rapport, FAssemblee, lancee dans Fabsurde , fulmina Finterdiction des fonctions decern^es par le pouvoir executif, contre les citoyens portes aux administrations de departe- ments. Roaderer lui-meme, qui ne s'y etait pas at- tendu, fournit des arn es aux factieux; et Brissot vint lire son rapport pour elablir Finnocence de Petion. — ;s.-)7 — Toutes ces precautions etaient du luxe; le parti de l'Assemblee etait parfaitement pris. D'ailleurs, le temps pressait; le lendemain etait la fete de la Federation, et Petion etait indispensable a la ceremonie du Champ-de-Mars. Apres une discussion abregee par les huees des tribunes, l'Assemblee leva, le 13 juillet, la suspen- sion du maire et du procureur de la Commune de Paris 1 . » Monitcur du 17 juillet 1792. LIVRE NEUVIEME ARRIVEE DES FfiDfiRfiS. Origine des Federes. — Le federalisme des Girondins. — Plans de Roland et de Barbaroux. — Les FedeVes marseillais. — Ce qu'ils etaient. — Leur arrive~e a Paris, leurs exces. — Fournier FAme>icain. — Hymnes r^volutionnaires. — Le Caira. — Lettre inedite de Ladre, auteur du Ca ira. — Le VeiXlons au salut de I'Empire, de Boy. — La Marseillaise.— Comment ce chant, fait h Strasbourg, arriva a Paris par Marseille. — La Carmagnole. — Le Re'veil du peuple. On sait quelle fut l'origine des Federes de 1792, qui devinrent l'instrument a l'aide duquel les Giron- dins detruisirent la monarchic Le4 juin 1792, le ministre de la guerre Servan, l'ami intime et le confident de Roland, prit sur lui, sans avoir consults ni le roi , ni ses collegues , de proposer a l'Assemblee legislative de former sous Paris un camp d'a peu pres 20,000 hommes, a l'aide d'environ cinq gardes nationaux equipes aux frais de chaque canton ; et de les reunir pour feter la Fede- — 360 — ration du 14 juillet 1 . Les graves e\6nements qui avaient suivi la luite du roi, et la suspension de ses pouvoirs par l'Assemblee constiluante n'avaient pas permis de celebrer la Federation, le 14 juillet 1791 2 . « Servan, homme tres-noir et tres-ennemi du roi, imagina, dit Dumouriez, sans consulter ses colle- gues, sans prevenir le conseil ni le roi, d'ecrire au president de l'Assemblee. C'etait a l'epoque ou la faction de la Gironde etait clans toute sa force, ayant a ses ordres les Jacobins, maitresse de Paris par Petion, influencant l'Assemblee, et ayant la majo- rite dans le Conseil. Cette faction voulait detruire, peut-etre a coups de sabre, les Feuillants, abattre la cour, et probablement commencer l'exe'cution de son projet republicain. « Ainsi, c'est cette faction qui a amene, la pre- miere, a Paris, ces confederes qui ont fini par la faire perir tout entiere sur l'echafaud, apres y avoir fait monter l'infortune Louis 3 . » Nous avons deja raconte comment le refus de Louis XYI de sanctionner le decret de l'Assemble'e, qui etablissait ce camp de 20,000 bommes, amena la dislocation du premier ministere girondin , et Vattentat du 20 juin. C'est pour remplacer ces 20,000 hommes que les 1 Moniteur du 5 juin 1792. 5 Weber, Memoir cs, t. II, p. 199. 3 Dumouriez, Memoires, t. II, p. 367,368, — 361 — Girondins, a l'aide des affiliations des clubs, orga- niserent l'envoi a Paris des Fede>£s volontaires. II en arriva de tous les departements ct presquc de toutes les villes; mais les plus celebres de tous, ce furent les Marseillais. Ce furent bien re'ellement les Girondins qui orga- niserent les Federes de 1792, dans le but de subju- guer le gouvernement et de s'en emparer par la force brutale. « C'est dans le courant de juillet, dit madame Roland, que, voyant les affaires empirer par la per- fidie de la cour, nous cberchions ou pourrait se re"fugier la liberte menacee. Nous causions souvent, avec Barbaroux et Servan, de l'excellent esprit du Midi , et des facilites que pre^senterait ce local pour y fonder une republique, si la cour triompbante venait a subj uguer le Nord et Paris. Nous prenions des cartes geograpbiques , nous tracions la ligne de demarcation. « — Ce sera notre ressource, disait Barbaroux, si les Marseillais que j'ai accompagne's ici ne sont pas assez bien secondes par les Parisiens pour reduire la cour. J'espere cependant qu'ils en viendront a bout, et que nous aurons une Convention qui don- nera la republique pour toute la France. » a Nousjugeames bien, sans qu'il s'expliquat da- vantage, qu'il se prC"parait une insurrection ; elle paraissait inevitable, puisque la cour faisait des pre- 31 — 362 — paratit's qui annoncaient le dessein de subjuguer '. » Ou madame Roland etait trabie par sa memoire, ou elle dissimulait une partie notable de sa pensee, car elle avait ete parfaitement instruile de Insur- rection, de ses moyens et de son but. « Roland, dit Barbaroux, logeait dans une maison de la rue Saint-Jacques, au troisieme. Sa femme fut presente a la conversation. Roland me demanda ce que je pensais de la France et des moyens de la sauver. Je lui ouvris mon coeur, et ne lui dissimu- lai rien de nos premieres tentatives dans le Midi. Precisement Servan et lui s'etaient occupes du meme plan. Mes confidences amenerent les siennes; il me dit que la liberte etait perdue, si I'on ne de- jouait sans retard les complots de la cour. « — Armons Paris et les dejmrtements du Nord, ajouta-t-il, ou, s'ils succombent, portons dans le Midi la statue de la Libert^, et fondons quelque part une colonie d'hommes independants. » II me disait ces mots et des larmes roulaient dans ses yeux ; le meme sentiment faisait couler celles de son epouse et les miennes. Roland me serra la main, et fut chercher une carte geographique de la France. « Roland pensait qu'il lallait former, an centre du Midi, des magasins de subsistances, s'assurer de la manufacture d'armes de Saint-Etienne et occuper 1 Madame Roland, Memoirs, l re partie, p. 56. — 363 — l'arsenal de Toulon. Je desirais de mon cote qu'on n'abandonnat pas la Bretagne. La marine de Toulon ne suffira jamais pour donner ;\ un Etat un rang parmi les puissances maritimes. Brest nous etait done necessaire '. « Le plus sur, c'etait d'executer le decret sur le camp de Paris, malgre le veto du roi , la petition de retat-major de Paris et les oppositions de Robes- pierre, qui , sans doute, n'esperait pas trouver dans les de'partements des sicaires pour ses conspirations. Je promis de demander k Marseille un bataillon et deux pieces de canon. Nous ne perdimes pas un instant; nous ecrivimes h Marseille d'envoyer a\ Paris six cents hommes qui sussent mourir, et Mar- seille les envoya 2 . » On le voit, ce furent bien les meneurs de la Gi- ronde qui , tout en declamant contre les perfidies et les trahisons de la cour, organiserent la revolte et la guerre civile ; ainsi que Dumouriez le confirme de son cote, ils firent venir k Paris des Federes qui, promptement gagnes par les clubs, tinrent Paris, pendant trois annees, sous la pression de la terreur et du meurtre. 1 II est assez curieux de voir que les Girondins avaient voulu faire, dans 1 'interest de leur systeme, ce que les royalistes de Toulon furent contraints de faire dans Tinter^t de leur surete personnelle. 2 Barbaroux, Memoires, p. 37, 38, 39, 40. - 364 — II II y avait eu, au commencement de 1792, un pre- mier envoi de Marseillais a Paris. C'etaient ceux que Barbaroux, parti le 4 fevrier 1792, avait accom- pagn^s, et dont il avait entretenu madame Roland. On les voit courir les rues de Paris, amies de batons, vers le milieu de juin, et apporter a la barre de l'Assemblee des adresses atroces. Les Marseillais restes tristement celebres dans l'histoire, ce sont sur- tout les deuxiemes, ceux qui formaient le bataillon demande par Barbaroux. C'etait le maire Mouraille, ami de Barbaroux, qui avait compose ce bataillon. « Anime d'un beau zele, et bien aise, peut-etre aussi, dit un contemporain, de soulager le pave, il reunit, dans l'espace de quel- ques jours, cinq cents hommes sous le drapeau : Savoyards, Italiens, Espagnols chasses de leur pays; spadassins, supp6ts de mauvais lieux , tout fut trouve bon. La physionomie de cette troupe repondait de son esprit. « Les veritables Marseillais y etaient en petit nombre; mais il y en avait, et j'en pourrais citer, qui ne sortaient pas absolimjent de la classe proletaire; ceux-la furent accueillis, a leur retour, — 365 — par la reprobation des honnetes gens. La tache resla sur leurs fronts en caracteres ineffacables. « Les hommes du 10 aout, commandes par un ancien militaire nomme Moisson, se mirent en route dans la soiree du 2 juillet, avec deux pieces de campagne, malgre la defense du ministere. On les avait, au prealable, solennellement ranges autour de l'arbre de la Liberte du marche aux fruits, pour y recevoir les adieux et les exhortations du club '. » Le lecteur voit dejcl quel genre d'auxiliaires les Girondins donnaient a leur politique; toutefois, l'idee qu'il convient de se former des Marseillais ne serait pas complete, si nous n'y ajoutions ce qu'en ^crivait, a ce moment meme, Blanc-Gilli, depute des Bouches-du-Rbune : « Des gardes nationales de Marseille, Toulon, Nimes, Montpellier, Avignon, et quelques autres villes des departements meridionaux sont en mar- che depuis plusieurs jours (5 juillet) pour la capitale. II est permis de croire que les individus qui les com- posent se sont reunis sous 1'etendard de l'honneur ; il est toutefois important de ne vous rien cacher. « La ville de Marseille, assise sur la Mediterranee, au voisinage de cent nations, doit etre consideree, a cause de son port 2 , comme la sentine d'une grande * Laurent Lautard, Marseille depuis 1789 jusqua 1815, t. I er , p. 13-1, 135. 2 Le port de Marseille etai.t libre avant la Revolution. 31. - 366 — portion du globe, ou vont se rendre toutes impure- tes du genre humain. C'est la que nous voyons constamment, disposee a fermenter, Fecume des crimes vomis des prisons de Genes, du Piemont, de la Sicile, de toute I'ltalie enfin, de FEspagne, de FArchipel, de laBarbarie; deplorable fatalite de notre position geographique et de nos relations commerciales. « Voila le fleau de Marseille et la cause des pre- mieres fureurs qu'on attribue a la totalite de ses citoyens... Toutes les fois que la garde nationale de Marseille s'est mise en marche an dehors de ses murs, la horde des brigands sans patrie n'a jamais manque de se jeter a la suite, et de porter la devas- tation dans tous les lieux de son passage. « Plusiears mil Hers de ces brigands se rendent , depuis plus d'un mois, a Paris ; j'en rencontre tous les jours sur mes pas ; un tres-grand nombre est encore en route ; j'ai communique des avis nom- breux a l'administration superieure l . » Voila les troupes des Girondins. Les Marseillais arriverent a Paris le 30 juillet. « Le lundi 30 juillet, dit Prudhomme, les braves Marseillais, celebres par leurs expeditions patrioti- ques dans un departement du Midi, arriverent a i Blanc-Gilli, Reveil d'alarmc d'un depute de Marseille aux bons citoyens de Paris; cite dans les Memoires de Barbaroux, p. 40, 41. — 307 — Paris, ou ils etaient attendus et desires. lis entrerent par le faubourg* Saint-iVntoine, oil ils furent recus comme des liberateurs 1 . » Ils furent recus a Cha- renton par Barbaroux, Fournier l'Americain, Re- becqui , Pierre Bayle, Bourdon (de l'Oise) et Heron 2 . « Santerre n'y parut pas, dit un contemporain ; il n'y vint que deux cents individus environ, etrangers a Paris, et vingt-quatre Parisiens bien comptes 3 . » Barbaroux n'avait alors a Paris aucune position officielle. Fort jeune et avocat tres-inexperimente, il faisait, en 1791, de la petite et innocente litera- ture avec Esmenard, dans YObservateur marseil- lais*. « Le mouvement imprime a la Revolution, dit-il lui-meme, tend a faire disparaitre les hommes de bien, et a porter de la fange au timon des affaires les hommes les plus gangrenes d'ignorance et de vices 5 . » Ce mouvement le prit comme les autres, et le porta a la place de greffier-adjoint de la Commune de Marseille. C'est ainsi que Tallien avait debute a Paris. Nous l'avons vu partir pour Paris le 4 fe- vrier 1792; il allait, avec un officier municipal, nomme Loys, ancien gendarme, puis avocat, puis fou, puis revolutionnaire*, denoncer le directoire 1 Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 194. 2 Barbaroux, Me'moires, p. 48. 3 Laurent Lautard, Marseille depuisll89jusqual8l5, t. I er , p. 156. 4 Barbaroux, Me'moires, p. 8, 14, 15. s Ibid., p. 12. * Ibid., p. 19. — 368 — du d^partement des Bouches-du-Rh6ne a l'Assem- blee legislative. II joignit a sa mission, on l'a deja vu, un petit commerce de bas l , et s'etablit rue Git- le-Cceur, a l'h6tel de Toulouse, oii se rendaient, de temps immemorial, les voiturins du Midi. G'est la part qu'il prit, avec lesMarseillais, a la revolution du 10 aout, qui lui valut d'etre nomine depute a la Convention. Fournier l'Americain, celebrite sanglante d'aout et de septembre, n'etait pas un Marseillais, comme l'a cru l'exact chroniqueur de Marseille que nous avons deja cite 2 . Meillan et Peltier donnent, sur ce personnage, les informations les plus precises ; il etait Limousin, ayant amasse et perdu un petit pa- trimoine a Saint-Domingue. « Ce Fournier, dit Meillan, etait un Limousin, sans profession, sans talent; un aventurier subal- terne, revenu de I'Amcrique avec une tres-mauvaise reputation. II s'etait mis a Paris aux ordres des bri- gands qui voulaient bien l'employer. II etait de si bonne foi dans sa sceleratesse, qu'il parlait ingenu- ment d'une recompense a lui due, par la municipa- lity, pour une mission qu'il avait remplie par son ordre a Versailles, a l'epoque du massacre 3 ; et cette i Peltier, Histoire de la Revolution dulO aout 1792, t. I", p. 121. 2 « Fournier l'Americain etait bien , si j'ai bonne m6moire, un veritable descendant des Plioceens. >■> (Laurent Lautard, Marseille depuis 1789 jusqu'a 1815, t. I er , p. 104.) 3 Fournier avait pourtant rer;u , avant de parlir pour sa mis- — 369 mission, connue de tout le monde, n'etait autre que d'avoir conduit les victimes a la rencontre des bour- reaux 1 . » Peltier, qui avait connu Fournier a Saint-Domin- gue, complete le portrait ebauche" par Meillan. « Le chef de ces Marseillais, le nomme Fournier, dit-il, 6"tait un homine de pres de soixante ans, qui avait longtemps habite l'Amerique, et son caractere, deja ardent, avait encore ete aigri par de preten- dues injustices, dont il s'etait plaint inutilement pendant plusieurs annees. a II etait proprietaire d'une guildive, ou manu- facture de tatia, paroisse des Verrettes, a Saint-Do- mingue ; cette manufacture avait ete incendiee, soit par accident, soit par ses ordres, ainsi que je Fai entendu dire moi-meme sur les lieux par des gens qui connaissaient son caractere alrabilaire et per- fide. II avait accuse de cet incendie les habitants voisins les plus riches, et il en avait fait l'echafau- dage d'un proces qu'il perdit successivement a. tons les tribunaux de la colonic. II ne se rebuta point ; il vint en France plaider en deni de justice, et prendre sion, une petite recompense ; car on lit dans les comptes de la Commune du 10 aout, pour les frais des massacres : « Arrete du Conseil general de la Commune, qui ordonne d'avancer six mille livres pour les troupes qui se rendent a Or- leans , ladite somme payee a Fournier, ci : 6,000 liv. » (Comptes des frais de la Commune du 10 aout, p. 308.) 1 Meillan, Memoires, p. 25. - 370 — cY partie tous les administrateurs successii's de Saint- Domingue. Ses poursuites etaient atissi vaines, lors- que la Revolution vint ranimer son espoir et eehauf- fer sa vengeance l . » Des renseignements precis, dus &, un ancien ami de Fournier, nous permettent d'aj outer qu'il etait en effet Auvergnat, ne pres d'Issoire, en 1745. Enr61e dans les dragons blancs, a Saint-Domingue, en 1772, il vint a Paris, comme le dit Peltier, au commencement de la Revolution. Compris, avec d'autres assassins de septembre, dans les deporta- tions du 3 niv6se an IX , il s'echappa de Mahe , Tune des Sechelles ; se rendit a la Guyane, sous le gouvernement de Victor Ungues; participa a la guerre des corsaires ; fut de nouveau deporte a Cayenne; rentra en France en 4815, se refugia bient6t en Relgique, et enfin revint a Paris en 1819, et y mourut en 1823 , rue Perdue, place Maubert. On sait, d'ailleurs, que Petion, Rrissot, Condor- eet, Vergniaud furent activement meles, des le commencement de la Revolution , aux affaires des colonies; et c'est par \k que Fournier se trouva ijatu- rellement plac6 sous leur main . II leur fut enleve par les Jacobins, comme tous les Federes ; et c'est pour cela que Rarbaroux, ecrivant pendant sa pro- » Peltier, Histoire dela Revolution du 10 aout 1792, t I er , p. 204. — 371 - scription, le designe ainsi : « Fournier, (lit YAmeri- cain, dont nous croyions l'honnetete sure, comine la bravoure l . » L'arrivee des Marseillais a Paris fit bien voir ce qu'on devait attendre de ces janissaires de la Gironde;a la suite d'un repas que Santerre leur donna aux Champs-Elysees, le jour meme de leur entree, ils blesserent grievement, a cqups de sabre, une vingtaine de gardes nationaux du bataillon des Petits-Peres, et tuerent un agent de change nomine Duhamel 2 . Ils furent places a l'ancienne caserne des gardes-francaises , dite caserne de la Nouvelle- France, rue de la Pepiniere. La terreur qu'inspira leur debut les rendit maitres de Paris. a On venait d'avoir, dit Peltier, un heureux echantillon de l'audace des Marseillais et de la fai- blesse de Paris. Cette persuasion devint une certi- tude, quand on vit que les deux cents Marseillais avaient mene en triomphe leurs prisonniers dans leur caserne, en passant impunement devant ce meme district ou la defaite de leurs camarades avait fait mettre quatre mille homines sous les armes, avec du canon. Et quatre mille liommes se contenterent de faire, toute la soiree, une vaine parade devant la Comedie-Italienne , et n'oserent pas bouger pour aller delivrer leurs compagnons des mains des freres 1 Barbaroux, Me'moires, p. 48. 2 Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 196. — 372 — et amis tie Marseille. Des ce moment, Paris fat con- quis sans ressource et sans espoir 1 . » Le 11 juillet, une deputation de la mairie obtint pour les Federes, de l'Assemblee legislative, une haute paye de trente sous par jour 2 . L'emeute se trouvadonc legalisee, selon Fheureuse expression de Petion ; et les rues de Paris commencerent a reten- tir d'un nouveau chant revolutionnaire , mis a la mode par le bataillon de Marseille, et qu'en raison de cette origine on nomma VHymne des Marseil- les. Ill Les chansons et les hymnes eurent une part trop reelle dans les evenements de la Revolution, pour que l'historien puisse leur refuser, dans ses remits, la place que leur importance reclame. Parmi ces chansons et ces hymnes, cinq arriverent a une popu- larite immense : le Qa ira, le Veillons au salut de I' Empire, la Marseillaise , la Carmagnole et le Reveil du Peuple. Trois choses sont hors de doute : quant au Qa ira, la premiere, que cette chanson fut composed sur ce t Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aoiit 1792, t. I er , p. 30,31. 2 Moniteur d u 13 juillet 1792. - 373 — mot de Franklin au sujet de la Revolution, mot qui eut un succes immense : Qa ira, ca tiendra; la seconde, qu'elle fut faite vers la fin de juillet 1789, apres les pendaisons executees par la populace, a la lanterne de la place de Greve 1 ; la troisieme, qu'elle eut pourauteur un chansonnier ambulant, nomine 1 Ladre\ La date du Qa ira et le nom de son auteur sont tres-nettement etablis par une lettre autographe et in^dite de Lad re, que nous avons trouve'e dans le residu des papiers de Robespierre. Le lecteur nous pardonnera de reproduire cette page du premier rapsode revolutionnaire. « Paris, ce 13 messidor, l'an deuxieme de la R^publique francaise, une et indivisible. — 1" juillet 1794. « Gitoyen representant, mon frere, « L'arbitraire s'exerce dans Paris, au mepris des lois qui le defendent. J'ecrivis, il y a quelques jours, par la po.ste de Paris, comme je fais, ne sachant pas l'adresse des membres du Salut Public (sic), qui seront le salut des patriotes francais; j'ecrivis, dis- 1 Cette lanterne trop fameuse etait attachee, sur la place de Greve, a la maison de l'epicier La Noue, en face de l'Hotel de ville, au coin de la place et du quai Pelletier. L'epicier La Noue avait pour enseigne une t6te peinte de Louis XIV, avec cet ecriteau : Au coin du roi. (Prudhomme> Revolutions de Paris, 1. 1, p. 24. } 32 — 374 — je, au citoyen Vadier, au sujet de huit couplets de chanson que j'ai faits, sur le rapport qu'il a fait a la Convention nationale, au sujet de l'aventure de Ca- therine Theos, ou je n'ai saisi que l'esprit du rapport. « Des commissaires des sections empechent mes confreres de les chanter ; ils ne m'ont encore rien dit a moi, qui les chante aussi, et qui en suis l'au- teur. Hier, un commissaire du c6te de la Halle acheta un livre a un de mes confreres, et l'amena amicalement a la mairie, ou, apres l'avoir tenu assez longtemps , ils lui ont dechire dans tous ses livres cette chanson, en lui defendant de la chanter, et d'avertir ses camarades de la rue, sous peine d'in- carceration. « Moi, qui la chante toujours, je suis applaudi du peuple, qui est ennemi du fanatisme. Le citoyen Vadier ne m'a pas repondu, quoique je lui aie en- voye la chanson et mon adresse, pour qu'il la raontre au Comite de Salut Public, parce que je ne puis penser autrement que le fanatisme ecrase" voudrait encore relever le nez. « J'ai lu ton discours aux Jacobins sur le journal de ce matin ; et ce que tu y prononces est bien la verite. G'est pourquoi, n'ayant pas de reponse du citoyen Vadier, et que je ne laisse rien echapper sur tout ce qui se passe pour instruire le peuple en chan- tant, puisant toujours l'esprit de la loi et des bons principes, etant, quoique chanteur, auteur de plus — 375 — de quatre cents chansons depuis la Revolution, jc crains que* l'arbitraire ne vienne jusqu'a moi, comme auteur de ces couplets qui deplaisent aux fanatiques. « Que de chansons n'ai-je pas faites contre le fana- tisme, ce monstre, la seule esperance qui reste a nos ennemis interieurs, voyant que nos braves guer- riers confondent nos ennemis exteneurs, voulant profiter de Fignorance d'une partie du peuple, comme on a fait a la Vendee, ou plusieurs de mes confreres, que, quand ils venaient dans les villes de ce pays, on brulait leurs chansons, en les faisant chasser honteusement, et cela pendant les deux pre- mieres legislatures , pendant que le tyran existait encore, lui que j'ai tant meprise dans mes chansons ! « Je t'envoie une copie pour te prier de l'exami- ner, et de me marquer par un mot de reponse si je risque en la chantant, ou si je ne risque rien. Je n'ai pas d'autre motif que de propager les bons prin- cipes, et de pouvoir gagner ma subsistance, car, pour etre vrai patriote, je suis toujours pauvre. « Salut et fraternite. Vive la Republiqne et vive la Montague 1 qui sauvera la France de ses ennemis interieurs comme exte- rieurs. « Ladre, « auteur du Qa ira de 1789, vieux style \ » 1 Papiers de Robespierre. {Archives de la Prefecture de police. — 376 — En designant sp^cialement le Qa ira de 1789, Ladre" fait supposer qu'il y en avait d'autres. II y avait, en effet, le (J a ira de 1790, imprime dans le recueil de Duraersan , avec cette mention en soas- titre : « Couplets faits le matin du 14 juillet 1790, au Champ-de-Mars, pendant une averse l . » Voici maintenant en quoi consiste le probleme litteraire que souleve le Qa ira. II fut fait, au moins un couplet, a la fin de juil- let 1789, sur les assassinats commis a la Greve, a l'aide de la fameuse lanterne ; tout le monde se sou- vient de ce couplet, que voici : All! ca ira, ga ira, ga ira, l^es aristocrales a la lanterne; Ah! ga ira, ga ira, ga ira, Les aristocrales on les pendra. Le Qa ira de Ladre, que nous allons reproduire, ne contientpas ce couplet. Faisait-ilpartie d'un autre (Ja ira plus ancien, et qu'il nous a ete impossible de retrouver malgre d'opiniatres reclierches ? ou bien ce couplet existait-il primitivement dans le Qa ira de Ladre, dont il aurait ete detache plus tard? C'est 1 Dumersan, Chansons nationales et repubhcaines , p. 80. — M. Dumersan, d'ailleurs si exact, a cru que le Qa ira de Ladre etait de la meime epoque (p. 76, 77); et il le donne comme un chant compose a l'occasion de la Federation de 1790. On vient de voir qu'il etait dans l'erreur. — 377 — ce que nous ignorons. Voici le Qa ira de Ladre, sur l'air du Carillon national, musique de Becourt ; ce chant nous parait justifier mediocrement l'immense popularity dont il jouit jusqu'au Directoire. QA IRA. Ah ! fa ira, fa ira, fa ira, Le peuple en ce jour sans cessc repete 3 Ah! fa ira, fa ira, fa ira, Malgre les mutins tout reussira. Nos ennemis confus en restent-la, Et nous allons chanter l'alleluia. Ah! fa ira, fa ira, fa ira ! En chantant une chansonnctle, Avec plaisir on dira : Ah! fa ira, fa ira, fa ira, etc. Quand Boileau jadis du clerge parla, Comme un prophete il predit cela. Ah ! fa ira, fa ira, f,a ira ! Suivant les maximes de l'Evangile, Ah ! fa ira, fa ira, fa ira ! Du legislateur, tout s'accomplira: Celui qui s'eleve, on l'abaissera, Et qui s'abaisse, on felevera. Ah! fa ira, fa ira, fa ira, etc. Le vrai calechisme nous instruira, Et l'affreux fanatisme s'eteindra; Pour etre a la loi docile Tout Frangais s'ezercera. Ah ! fa ira, fa ira, fa ira, etc. 32. — 37 (S — Ah ! ga ira, ga ira, fa ira ! Pierre etMargot chantent a la guinguette, Ah ! fa ira, ga ira, ga ira! Rejouissons-nous, le hon temps reviendra. Le pen pie frangais jadis a quia, L'aristocrate dit med culpa. Ah ! ca ira, ga ira, ga ira ! Le clerge regrette le bien qu'il a; Par justice la nation l'aura 1 . Par le prudent La Fayette Tout trouble s'apaisera. Ah ! ca ira, ga ira, ga ira, etc. Ah ! ga ira, ga ira, ga ira, Par les flambeaux de l'auguste Assemblee; Ah ! ga ira, ga ira, ga ira, Le peuple arme toujours, se gardera. Le vrai d'avec le faux Ton connaitra ; Le citoyen pour le bien soutiendra. Ah ! ga ira, ga ira, ga ira! Quand l'aristocrate protestera Le bou citoyen au nez lui rira, Sans avoir Fame troublee Toujours le plus fort sera. Ah ! ga ira, ga ira, ga ira, etc. Ah! ga ira, ga ira, ga ira! Petits comme grands, tous sont soldats dans l'ame Ah! ga ira, ga ira, ga ira ! Pendant la guerre aucun ne trahira. i Ceci donne a peu prts la date du Qa ira de Ladre. Le 8 aout 1789, le marquis de Lacoste proposa de s'emparer des biens du clerg<§. (Bailly, Me'moires, t. Ill, p. 4.6.) Le 2 novembre suivant, un decret de l'Assemblee consti- tuante decida, en principe, qu'il serait pris, sur ces biens, jus- qu'a concurrence de 400 millions. — 370 — Avec cceur tout bon Francais combaltra. S'il voit du louche hardiment parlera. Ah! ca ira, ca ira, ca ira ! La liberte dil : Vienne qui voudra, Le patriotisme lui repondra; Sans craindre ni feu, ni flamme, Lc Francais toujours vaincra! All ! ca ira, §a ira, §a ira, etc. Le succes et l'influence du (J a ira furent immen- ses ; on voit qu'il serait difficile d'en chercher rex- plication ailleurs que dans la nouveaute et V explo- sion des ide"es r6"volutionnaires, auxquelles il don- nait une forme populaire ettriviale. Le Veillons aa salut de P Empire, de Boy, fut un chant d'un caractere plus e'leve ; et tandis que le Qa ira regnait dans les carrefours et dans les taver- nes, le Veillons an salut de V Empire se maintint sur les theatres et dans les ceremonies publiques. 11 fut compose dans les derniers mois de 1791, pendant que les Jacobins agitaient la question de la guerre et que Brissot parlait de municipaliser l'Europe. L'air appartenait a Fopera de Renaud d'Ast, de Dalayrac, joue a la Comedie-Italienne le 19 juil- letl787. II est d'ailleurs tres-aise de reconnaitre que le caractere revolutionnaire du Veillons au salut de V Empire depassait de beaucoup celui du Qa ira, et laissait fort en arriere les flambeaux de I'auguste — 380 — Assemblce constituante, et la politique du prudent La Fayette l . LE SALUT DE LA FRANCE. Veillons au salut de FEmpire, Veillons au maintien de nos droits ; Si le despotisme conspire, Conspirons la perte des rois. Liberie, liberte, que tout mortel te rende hommage : Tyrans, tremblez, vous allez expier vos forfaits. Plutot la mort que Fesclavage, C'est la devise des Francais. Du destin de notre patrie Depend celui de Punivers; Si jamais elle est asservie Tous les peuples sont dans les fers. Liberte, liberte, etc. Ennemis de la tyrannie, Paraissez tous, aimez vos bras; Du fond de FEurope avilie Marcbez avec nous aux combats. Liberte, liberte, etc. Jurons union eternelle Avec tous les peuples divers ; Jurons une guerre mortelle A tous les rois de l'univers. Liberte, liberie, etc. i M. Dumersan a place a tort le Veillons au salut de V Empire en 17S9, meme avant la prise de la Bastille ; il est posterieur au Ca ira de plus de deux annees. (Dumersan, Chansons natio- >iales et republicaines, p. 17.) — 381 IV La Marseillaise, le seul des chants de la Revolu- tion qui ait vu renaltre sa popularity morte, s'appela d'abord VUymne des Marseillois. A cette epoque, et longtemps encore, Marseillois se prononcait comme Lillois, ou comme Brestois, ainsi que le prouvent ces deux vers de la Carmagnole : Vivent les Marseillois, Les Bretons et nos his * .' On sait que la Marseillaise fat composed, paroles et musique, apres la declaration de guerre du 20 avril 1792, par un officier du genie, nomme Rouget de l'lsle, alors en garnison a Strasbourg. Get officier etait encore si inconnu en 1793, que Y Almanack des Muses de cette annee le nomme le citoyen Rougez. Le titre primitif de ce chant est reste ignore, car son auteur n'avait nullement song^, en composant cet hymne a Strasbourg, qu'il devrait sa vogue et son nom aux Federes de Marseille. 1 Cette prononciation etait changee en 1814; un contempo- rain rapporte que M.le comte d'Artois ayant visite Marseille a cette epoque, et ayant assiste, au theatre, a une representation solennelle, etonna fort les assistants, en commencant un petit discours par cette appellation, ainsi prononcee : Marseillois. (Laurent Lautard, Marseille dcpuis 1780 jusqu'd 1815, t. II, p. 288.) — 382 — Des correspondances et des hasards de garnison firent parvenir l'hymne deRougetde l'Isle a Mont- pellier, ou les chceurs des ouvriers meridionaux le chanterent. De Montpellier il arriva a Marseille, oii il eut le meme succes. C'est la que cet hymne eut l'honneur d'etre imprime, pour la premiere fois, dans un journal que redigeaient Alexandre Ricord et Micoulin. « Ricord, dit un Marseillais contemporain, pu- bliait alors un nouveau journal. Le marchand d'huile Micoulin, ecrivain de la meme force et detes- table parleur, donnait des articles. C'etait, pour ainsi dire, le borgne parmi les aveugles du pro- verbe ; car Micoulin passait pour un aigle dans le parti. La Marseillaise, dont le nom est une usurpa- tion, puisque, nee a Strasbourg, elle est venue a Marseille par Montpellier, parut alors pour la pre- miere fois dans le susdit journal \ » Tout le monde aujourd'hui connait la Marseil- laise, et sait ce que vaut ce chef-d'oeuvre boursou- fle d'un Tyrtee de garnison. Nous croyons nean- moins devoir la reproduire, comme document historique; et nous allons donner la version con- temporaine d'apres 1' Almanack des Muses: 1 Laurent Lautard, Marseille depuis 1789 jusqu'a 1815, t. I er , p. 133. — 383 — HYMNE DES MARSEILLOIS. Allons, cnfants de la patrie, Le jour de gloire est arrive; Contre nous de la tyrannie, L'etendard sanglanl est leve. Entendez-vous dans les campagnes Mugir ces feroces soldats ! Us viennent, jusque dans vos bras, Egorger vos fils et vos femmes!... Aux amies, citoyens ! formez vos bataillons; Marchez... qu'un sang impur abreuve vos sillons! Que veut cette horde d'esclaves, De traitres, de iois conjures? Pour qui ces ignobles entraves, Ces fers des longtemps prepares? Frangais, pour vous, ah ! quel outrage ! Quels transports il doit exciter! (Test vous qu'on ose mediter De rendre a Tantique esclavage !... Aux armes, citoyens! formez vos bataillons ; Marchez... qu'un sang impur abreuve vos sillons! Quoi ! des cohortes etrangeres Feraient la loi dans nos foyers ! Quoi! ces phalanges mercenaires, Terrasseraient nos fiers guerriers ! Grand Dieu !... par des mains enchainees, Nos fronts sous le joug se ploieraient! De vils despotes deviendraient Les mailres de nos destinees! Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons; Marchez... qu'un sang impur abreuve vos sillons! - 384 — Trembloz , tyrans, et vous perfides, L'opprohre de tous les partis, Trembloz!... yos projets parricides Vont enlin recevoir leur prix. Tout est soldat pour vous combattre : S'ils tombent, nos jeunes heros, La France en produit de nouveaux Contre vous tout prets a se battre. Aux armes, citoyens! formez vos bataillons : Marchez... qu'un sang impur abreuve vos sillons! Franc.ais, en guerriers magnanimes, Portez ou retenez vos coups ; Fpargnez ces tristes victimes A regret s'armant contre vous. Mais le despote sanguinaire, Mais les complices de Bouille, Tous ces tigres qui, sans pilie', Dechirent le sein de leur mere! Aux armes, citoyens! formez vos bataillons; Marchez... qu'un sang impur abreuve vos sillons ! Amour sacre de la patrie, Conduis, soutiens nos bras vengeurs! Liberie, liberte cherie, Combats avec tes defenseurs ! Sous nos drapeaux que la victoire Accoure a tes males accents; Que tes ennemis expirants Voient ton triomphe et notre gloire ! Aux armes, citoyens! formez vos bataillons; Marchez... qu'un sang impur abreuve vos sillons! Un septieme couplet fut ajoute k la Marseillaise, le lioctobre 1792. On ce'le'bra ce jour-la, a Paris, - 385 - la fete de la Liberie, et la statue de la Deesse tut placec rut le pietlestal de la statue de Louis XV, au milieu de la place de la Revolution. Pendant le pre- mier enthousiasme qu'avait amene, en 1789, la crea- tion de la garde nationale, La Fayette, exagerant encore les folies parisiennes, se preta a l'organisa- tion de trois bataillons nouveaux, de cinq cents gardes chacun; le premier etait un Bataillon de Vieillards, les deux autres etaient deux Bataillons d'Enfants. Le peuple goguenard avait surnomme le premier Boyal-Pituite , et les autres Boyal-Bon- bon 1 . Ces bataillons faisaient d'ailleurs leur service comme la garde nationale 2 . G'est en l'honneur du bataillon d'enfants, present a la fete, que la Mar- seillaise recut l' addition du couplet suivant : Nous entrerons dans la carriere, Quand nos aine's n'y seront plus; Nous y trouverons leur poussiere, Et la trace de leurs vertus. Bien moins jaloux de leur survivre Que de partager leur cercueil , Nous aurons le sublime orgucil De les venger, ou de les suivre. Aux armcs, citoyens ! formez vos bataillons; Marcbez... qu'un sang impur abreuve vos sillons! La Carmagnole, composee apres le lOaout 1792, estle plus brutal et le plus feroce des chants revolu- 1 Actes des Apdtres, t. VI, n. 179. 2 Almanack royal de 1792, p. 550, 562. 33 — 38G — tionnaires 1 . Nous n'avons pu decouvrir le nom de son auteur. LA CARMAGNOLE. Madame Veto avail nromis De faire egorger tout Paris; Mais son coup a manque, Grace aux bons canonniers. Dansons la carmagnole, Vive le son! vive le son! Dansons la carmagnole, Vive le son du canon ! Monsieur Veto avait promis D'etre fidele a sa patrie ; Mais il y a manque... Ne faisons plus quartier ! Dansons, etc. Antoinette avait resolu De nous faire tomber sur c ; Mais son coup a manque, Elle a le nez casse. Dansons, etc. Son mari se croyant vainqueur Connaissait peu notre valeur. Va, Louis, gros paour, Da Temple dans la Tour. Dansons, etc. 1 M. Dumersan a cru a tort que la Carmagnole avait ete com- posee en juillet 1792; it y est fail mention du massacre des — 387 — Les Suisscs avaient tous promis Qu'ils feraient feu sur nos amis; Mais comme ils ont saute, Comme ils ont tous danse ! Dansons, etc. Quand Antoinette vit la Tour, Elle voulut faire demi-tour. Elle avail mal au cceur De se voir sans honneur. Dansons, etc. Lorsque Louis vit fossoyer *, A ceux qu'il voyait travailler II disait que pour peu II etait dans ce lieu. Dansons. etc. Le patriote a pour amis Tous les bonnes gens du pays; Mais ils se soutiendront Tous au son du canon. Dansons, etc. L'aristocrate a pour amis Tous les royalistes a Paris; Ils vous le soutiendront Comme de vrais poltrons ! Dansons, etc. Suisses, et de l'emprisonnement de la famille royale au Temple; elle est done posterieure au 10 aout. (Dumersan, Chansons nalio- nales et re'pullicaines, p. 167.) i Allusion aux travaux executes au Temple, pour en rendre la garde plus sure. — 388 — La gendarmerie avail promis Qu'elle souliendrait la patriej Mais ils n'ont pas manque Au son du canonnier. Dansons, etc. Amis, veslons toujours unis, Ne craignons pasnos ennemis; S'ils viennent altaquer *, Nous les ferons sauter. Dansons, etc. Oui, je suis sans-culotte, moi, En depit des amis du roi. Vivent les Marseillois, Les Bretons et nos lois! Dansons, etc. Oui, nous nous souviendrons toujours, Des sans-culottes des faubourgs ; A leur sante, buvons, Vivent ces bons luions! Dansons la carmagnole, Vive le son ! vive le son ! Dansons la carmagnole, Vive le son du canon ! Pendant six ans, depuis 1789 jusqu'en 1795, tous les exces de la Revolution furent commis au chant du Qa ira, du Veillons au salut de I' Empire , de la Marseillaise et de la Carmagnole. i Ce detail prouve que la Carmagnole est anterieure a l'en- tree des troupes alliees en France, qui cut lieu le 18 aout. — 389 — Au mois de mars 1795, aii milieu de la reaction tliermidorienne, quand ce futle tour des bouiTeaux de trembler, la Jeunesse doree eut aussi son hymne, qu'elle ehanta dans les theatres, dans les cafes, dans les rues, en faisant la chasse aux Jacobins : cet hymne fut le Reveil du Peupie, par Sourigueres de Saint-Marc, musique de Gaveaux; le voici : LE REVEIL DU PEUPLE. Peupie francais, peupie de freres, Peux-tu voir, sans fremir d'horreur, Le crime arborer les bannieres Du carnage et de la Terreur! Tu souffres qu'une horde atrocc Et d'assassins et de brigands Souille de son souffle feroce Le terriloire des vi vants ! Quelle est cette lenteur barbate? Hate-toi, peupie souverain, De rendre aux monstres du Tenare Tous ces buveurs de sang humain ! Guerre a tous les agents du crime ! Poursuivons-les jusqu'au trepas; Partagez l'horreur qui m'anime; lis ne nous echapperont pas ! Ah ! qu'ils perissent, ces infames Et ces egorgeurs devorants Qui portent au fond de leurs ames Le crime et l'aiuour des tyrans ! 33. — 390 Manes plaintifs de l'innocence, Apaisez-vous dans vos tombeaux ; Le jour tardif de la vengeance Fait enfin palir vos bourreaux. Voyez deja comme ils fremissent! lis n'osent fuir, les scelerats! Les traces du sang qu'ils vomissent Bientot deceleraient leurs pas. Oui, nous jurons sur votre tombe, Par notre pays malheureux, De ne faire qu'une becatombe De ces cannibales afFreux. Repre'sentants d'un peuple juste, vous ! legislateurs hu mains, De qui la contenance augnste Fait trembler nos vils assassins, Suivez le eours de votre gloire ! Vos noms, chers a Tbumanite, Volent au temple de me'moire , Au sein de l'immortalite ! LIVRE DIXIEME PREPARATIFS DE LA REVOLUTION DU 10 AOUT. Mesures prises par les Girondins apres l'arrivee des Federes. — Declaration de la patrie en danger. — Elle aneantit la force le- gale. — Enrolement des volontaires. — Permanence des corps deliberants, clubs et soci^tes populaires. — Excitations de la presse au renversement du roi. — Petitions pour la decbe'ance. — Petition de Paris, portee et lue par le maire. — Les sections de Paris, leur organisation, leur travail sourd et revolution- naire. — Jeu double des Girondins. — lis menacent le roi, pour l'amener a composition. — T6moignages de Roederer et de Bertrand de Molleville. — Lettre secrete des Girondins adres- s6e au roi, par l'intermediaire du peintre Boze. — Refus du roi d'accepter leurs conditions. — Les sections debordent les Girondins. — Petitions incendiaires. — Les Girondins cherchent a moderer le mouvement. — lis envoient Petion a Robespierre. — Refus de ce dernier. — Revue des forces militaires des revo- lutionnaires. — Les gardes suisses. — La garde nationale de Paris. — Les bonnets a poil. — Preparatifs du coup de main du 10 aout. — Comite secret des Federes. — Rdles de Robespierre, de Danton et de Marat. — lis se cacbent et laissent faire.— Meneurs du 10 aout. — Plans divers. — Reunions nocturnes. — Dernieres dispositions. Depuis que les Federes etaient arrives h leur poste, et s'etaient empares de la capitale er. vainqueurs, il ne restait plus aux Girondins que deux mesures a prendre, pour etre les maitres de la France : desor- ganiser les services publics, et disperser la force — 392 — armee qui gardait le tr6ne. Le premier de ces deux resultats allait etre obtenu par le decret qui declara la patrie en danger. Les conjures avaient imagine cette nouveaute pendant le mois de juin. Le 30, Jean de Bry, rappor- teur de la commission des Douze, fut d'avis qu'il etait necessaire de creer, par un decret, une nou- velle situation legale, qui serait placee k cote de la Constitution, et qui donnerait aux pouvoirs publics une existence et une action exceptionnelles. Get etat nouveau de la socieHe serait formule par la declara- tion suivante, que le Corps legislatif ferait par un acte : Citoyeris, la patrie est en danger] Ce supplement k la Constitution fut vote le A juillet; et ses eifets legaux se trouverent principale- ment contenus dans les articles II et III du decret que voici : « Article II. Aussit6t apres la declaration publiee, les Conseils de departement et de district se rassem- bleront, et seront, ainsi que les municipalites et les Conseils generaux, en surveillance permanente. Tous les fonctionnaires publics, civils et militaires, se rendront a leur poste. « Article III. Tous les citoyens en eiat de porter les armes, et ayant deja fait le service des gardes nationales, seront aussi en etat d'activite perma- nente '. » 1 Monileur du 6 juillet 1792. — 393 — Le d^cret du 4 juillet n'avait fait que creer et mettre a la disposition de l'Assemblee un moyen nouveau d'agiter le pays, et de porter au comble l'effervescence des elements revolutionnaires ; il restait aattendre et a saisir le moment ou ce moyen pourrait etre utilement employe ; les Girondins cru- rent que ce moment etait arrive le 10 juillet. La dis- cussion commenca ce jour-la, et le lendemain, 11, le decret suivant fut rendu : ACTE DU CORPS LEGISLATIF : « Des troupes nombreuses s'avancent vers nos i'rontieres. To us ceux qui ont horreur de la liberte s'arment contre notre Constitution. « CITOYENS, LAPATRIEEST EN DANGER. « Que ceux qui vont obtenir l'honneur de marcher les premiers pour defendre ce qu'ils ont de plus cher se souviennent toujours qu'ils sont Francais et libres; que leurs concitoyens maintiennent dans leurs foyers la siirete des personnes et des proprietes ; que les magistrats du peuple veillent attentivement ; que tous, dans un courage calme, attribut de la veritable force, attendent, pour agir, le signal de la loi, et la patrie est sauvee 1 . » 1 Moniteur du 12 juillet 1792. — 394 — La lecture de ces textes et des discours officiels ne donnerait aucune idee vraie de Fimportanceque les partis attachaient a la declaration de la patrie en danger, et de 1' usage qu'ils se proposaient d'en faire. Aucun d'eux, en cette occasion, n'etait sincere dans son langage ; et alors, comme en beaucoup de cas, le mensonge etait dans les discours, et la verite dans les reticences. Voici comment un contemporain, fort mele a ces evenements, s'exprime sur les vues diverses des partis en cette circonstance : « La proclamation de la patrie en danger n'etait pas une vaine formality, une simple et sterile ex- pression d'un fait douloureux. Cette formule devait etre suivie d'effets legaux et d'effets magiques bien autrement considerables. Elle etait accompagnee de sous-entendus fort differents, suivant les personnes qui la prononcaient, ou pour qui elle etait pro- nonce'e. « Les royalistes constitutionals entendaient, ou t^chaient de se persuader que le pire effet de cette proclamation serait de substituer k l'autorite des ministres et du roi celle des corps administratifs de departement, et ils esperaient au moins le maintien d'un peu d'ordre sous une autorite qui, en general, s'etait montree indignee des attentats du 20 juin. u Les Jacobins, et avec eux la multitude, enten- daient d'abord l'aneantissement du pouvoir royal, — 395 — ensuite un grand mouvement dans la jeunesse, d'ou r^sulterait un enr61ement spontane tres-nombreux ; et de cet emblement, on esperait deux armees, l'une pour l'interieur contre les aristocrates et les pretres, l'autre contre l'etranger, et Ton prevoyait qu'un mouvement spontane qui aurait produit deux ar- mees, aurait en meme temps faconne les corps admi- nistratifs aux volontes de la multitude, ou les aurait remplaces par de plus dociles. « II etait assez clair que le parti populaire de 1' As- sembled ferait prevaloir, dans Paris, son interpreta- tion sur celle du parti constitutionnel. Les clubs, les meneurs du Conseil general de la Commune et des sections, n'eurent pas de peine & faire entendre aux proletaries que la proclamation de lapatrie en danger serait un appel k leur courage, a leur patriotisms, a leur zele et a. tout ce que leur zele leur sugge'rerait pour le salut public ' . » Pour tous les partis, la declaration de lapatrie en danger etait, on le voit,une arme de guerre. Pour les Jacobins, alors soumis a la politique et t\la direction de la Gironde, c'C'tait un moyen de succes infaillible, parce que la permanence des corps deliberants exalterait au dernier degre les passions populaires, et servirait k couvrir les projets de sedition. D'ail- leurs, la permanence du Conseil general de la Com- 1 Roederer, Chronique de cinquante jours , p. 181, 182. — 396 — mune de Paris ne tarderait pas a entrainer, comme consequence logique et naturelle, la permanence des sections, et alors Paris tout entier ne serait qu'un club immense, brulant et grondant nuit et jour, comme les entrailles d'un volcan. Le dimanche 22 juillet eut lieu la proclamation de lapatrie en danger, avec l'antique ceremonial de rH6teldeville. « Le bruit du canon, dit Prudhomme, Fannonca des le matin , et les decharges d'artillerie conti- nuerent d'heure en heure pendant tout le jour. « Les officiers municipaux, montes a cheval, et divises en deux bandes, sortirent a dix heures de la maison commune, faisant porter au milieu d'eux, par un garde national, une grande banniere trico- lore, ou etait ecrit : Citoyens, la patrie est en danger I Devant et derriere marchaient plusieurs canons. De nombreux detachements de garde natio- nale les accompagnaient ; nous aurions desire y voir des piques en plus grande qnantite. « La banniere indicative du danger de la patrie etait flanquee de quatre autres guidons, sur chacun desquels etait ecrit l'un de ces mots : Liberie, egaiite, public ite\ responsabilite. « Une musique, adaptee a la circonstance, se fai- sait entendre devant le corps municipal, mais elle etait trop savante pour la multitude. Les spectateurs nombreux ne saisirent pas parfaitement le motif de — 397 — cette ceremonie, ct la garde nationals du cortege donnait la premiere l'exemple de la distraction et meme de l'ennui. « Elle est peut-elre excusable. Depuis quatre ans, presque tons les jours sur pied, elle doit etre ras- sasiee de ceremonies ; on auraitdupeut-etrelui epar- gner cette nouvelle corvee ; menageons-la pour des moments plus pressants. « D'apres cette disposition des esprits, il ne faut pas etre etonne du peu d'effet qu'a produit sur nous l'appareil de la declaration de la patrie en danger 4 . » Prudhomme ne saurait etre suspect de modera- tion ; son journal etait alors, etresterajusqu'a la fin, a la tete des idees et des exces revolutionnaires. On voit done, par son temoignage, combien la veritable population de Paris etait calme, indifferente, rassa- si£e du spectacle de ces oripeaux demagogiques, etales depuis quatre ans devant ses yeux. Elle eut voulu, comme le pays lui-meme, rentrer dans la sphere du calme, de la securite, du travail, d'ou la Constituante l'avait arrachee ; mais les partis lui ref u- saient le repos, parce que l'agitation etait necessaire aleurs vues. L'amour de Fordre etait dans le coeur de toutes les populations honnetes ; l'esprit de brigue et d'anarchie n'etait que dans l'Assemblee et dans les clubs. l Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 137, 138. 34 — 398 — Le meme jour, 22 juillet, furent construits, sur les principales places de Paris, de grands amphi- theatres, destines a recevoir l'enrolement volontaire de la jeunesse. C'etaient des estrades elevees, aux- quelles on montait par des escaliers lateraux. Le fond en etait occupe" par une tente militaire ; et le bureau de l'officier municipal, place au milieu, avait, a droite et a gauche, des faisceaux d'armes et de drapeaux. L'amphitheatre tout en tier etait environne par un cordon circulaire de grenadiers et de chasseurs de la garde nationale, I'arme au bras *. « L'idee en etait heureuse, dit Prudhomme, et veritablement dans le gout antique. Cette tente du fond, couverte de guirlandes de feuilles de chene, chargee de couronnes civiques, et flanquee de deux piques, avec le bonnet de la liberte ; le drapeau de la section plante sur le devant, et flottant au-dessus d'une table posee sar deux tambours ; le magistrat du peuple, avec son echarpe, pouvant a peine suffire a Fenregistrement des noms qui se pressent en foule sous sa plume ; les balustrades, les deux escaliers, le devant de TamphitheMre, defendus par deux ca- nons, ettoute la place inondee d'une multitude jeune, ardente et genereuse, voulant se faire inscrire toute a la fois ; ce tableau, neuf et plein de mouvement, est l Voir une gravure represenlant 1'ampliithedtre de la place des Victoires, dan3 Prudhomme, Revolutions de Paris* t. XIII, p. 138. — 399 — un des plus curieux etdes plusiouchantsqu'ait ofl'erts la Revolution. « Les enr6lements furent nombreux, suriout parmi les sans-culottes ; mais il s'en fit dans toutes les classes des citoyens; on vit meme,a la ci-devant place Royale, trois jeunes lazaristes prendre parti; des homines ma- ries, des fils uniques voulurent en etre. Le soir du dimanche, 22, et les jours suivants, ce fut un doux spectacle de voir le magistrat du peuple quittant en- fin la place publique, s'en retourner k la maison commune, son registre sous le bras, et suivi d'une longue file d'enfants de la patrie de tout age, depuis l'adolescence jusqu'a- la virilite, tous gais, l'oeil petil- lant de courage et d'audace, se tenant par la main, chantant, dansant au milieu de la foule de citoyens qui voulurent les accompagner jusqu'a la place de Greve. « Voil& ma moisson d'hommes cVaujour- d'hui , » disait l'oificier municipal au Conseil as- semble. « De vieux racoleurs ne savaient que penser, a la vue d'un spectacle aussi nouveau, aussi etrangepour eux; les enr6lements du quai de la Ferraille n'y res- semblaient guere l . » Malheureusement, tout n'etait pas enthousiasme, courage, patriotisme, dans cette armee nouvelle, levee par un procede jusqu'alors inconnu. II s'y mela 1 Prudhomme, Revolutions dc Paris, t. XIII, p. 139, 140. — 400 — heaucoup d'insubordination, de d6magogie, de pil- lage et de crime. Dumouriez s'en apercut bien le 47 septembre, dans le desordre momentane qui mit son armee en deroute aux defiles de l'Argonne, et qui lui fit ecrire an president de l'Assemblee : « Dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards prussiens. » « II s'y trouvait, dit-il, huit ou dix bataillons de volontaires ou de Federes , qui , a l'arrivee des fuyards, au lieu de les arreter, avaient pille les ma- gasins, et avaient repris le chemin de Paris, en com- mettant les plus grands exces, et publiant que Du- mouriez etait un traitre qui avait vendu l'armee. lis avaient coupe la tete a quelques officiers , qui avaient voulu leur faire entendre raison. lis arra- cbaient aux officiers des troupes de ligneleurs epau- lettes et leur croix de Saint-Louis, et ils assassine- rent le lieutenant-colonel du regiment de Vexin, qui avait voulu resist er a une pareille insulte. L'armee les avait pris en horreur l . » On n'aurait pas une idee exacte de la force d'agi- tation que contenaient la declaration de lapatrie en danger et la permanence des corps deliberants, qui en etait la suite legale, si Ton ne se reportait pas aux excitations de lapresse et des clubs, qui faisaient connaitre les projets et les esperances des partis. En 1 Dumouriez, Mcmoires, t. Ill, p. £ 8, 59. — 401 — presence d'un trone ouvertement attaque et insulte par une Assemblee factieuse, en presence d'un pou- voir legislatif, complice public de l'emeute, au mi- lieu d'une ville livree aux societes populaires, et pla- cee sous la sauvegarde d'un maire compagnon et flat- teur de la populace des faubourgs, il n'y avait aucun danger, pour les journaux inities aux secrets des Gi- rondins, de provoquer hardiment , effrontement, une revolution nouvelle. Aussi ne s'en faisaient-ils point faute. « Tant que Louis XVI regnera, disait, le 7 juillet, le journal de Prudhomme, nous n'aurons ni paix, ni bonheur ; nos armees ne seront commandees que par des membres de la ci-devant noblesse ; et tant qu'il y aura un seul noble a la tete de la force militaire ou des administrations civiles, il est impossible que la France evite l'anarchie ou le despotisme. Le vceu de quatre-vingt-trois departements est manifeste; et lorsque deux cent mille Federes entoureront le Corps legislatif, ce sera a lui qu'il appartiendra de decreter les grandes mesures qui peuvent seules operer le salut de la patrie. « Nous en sommes au point de ne pouvoir plus nous dissimuler qu'une seconde revolution est deve- nue indispensable, le sortde cette revolution depend du 14 juillet ; si elle rf est pas entiere, la France est subjuguee. « Genereux Federes, que nous allons bient6t serrer 34. — 402 — dans nos bras, c'est a vous de voir si vous voulez etre libres. Vous ne pouvez le devenir que par une revolution, une revolution tout entiere I Si votre in- tention n'est pas de l'operer, retournez dans vos foyers ; les fers et Fignominie vous y attendent *. » On voit que lesardents et les impatients voulaient profiter de la fete de la Federation, celebree le 14 juillet, pour executer, par im coup de main des F^deres, la revolution tout entiere que diverses circonstances reculerent successivement, d'abord au 26 juillet, puis au 29, puis enfin au 10 aout. La declaration de la patrie en danger souleva, non point la vraie et paisible population de Paris, nous l'avons vu, mais tout ce qu'elle contenait d'e- lements remnants et revolutionnaires. Ce fut un bouillonnement perpetuel d'insultes et de menaces, adressees & la monarchic et au roi, apportees au milieu de l'Assemblee par une fourmiliere criarde et infatigable de petitionnaires sans autorite, sans dignite, sans mesure, quelquefois sans vetement. L'Assemblee accueillait ces criminelles et immondes folies, et laissait fouler aux pieds de la multitude une Constitution qu'elle accusera ensuite le roi d'avoir violee. Le 11 juillet au soir, une longue file d'hommes portant des pelles & la main et des hottes sur le dos, 1 Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 29. - 103 — traversent l'Assemblee, et la remercient de la deci- sion favorable a leur vertneux maire 1 . Le 12, une deputation de Bergerac invite l'As- semblee a J "rapper une cour perfide de la foudre dont elle est armee 2 . A la meme seance, une adresse de la commune de Marseille est lue a la tribune et contient ces paroles : « Comment nos Constituants, vos predecesseurs, ont-ils pu etablir que la royaute soitdeleguee h^re- ditairement a la race regnante, de male en male, par ordre de primogeniture? Quelle peut etre cette race regnante, dans un temps ou tout doit etre re- gen^re? Qu'a-t-elle fait, cette race regnante, pour etre pre^ree a toute autre ? N'est-ce pas un privilege subversif de tout principe ? « Tout citoyen doit etre sous le glaive des lois : le roi seul ne pourrait en etre frappe Nos Consti- tuants n'ont rien constitue; et, si vous voulez re- pondre au vceu de la nation, abrogez une loi qui la rend nulle avec vous... Que le pouvoir executif soit nomme et destitue par le peuple, comme les au- tres fonctionnaires, et qu'on n'accredite plus ces coupables maximes, qui tendraient a faire croire qu'un roi hereditaire peut representer la nation 3 . » Un depute de Marseille , nomme' Martin le juste, i Moniteur du 13 juillet 1792. 2 Moniteur du 14 juillet 1792. 3 Ibid. — 404 — monta a la tribune pour declarer que cette adresse, etrangere a la vraie population de Marseille, etait l'ouvrage de quelques factieux , qui s'etaient empa- res des places ; mais les Federes avaient ete mis, par un decret du 10, en possession exclusive des tribunes; ils forcerent Martin, par leurs cris, par leurs huees et par leurs menaces a descendre de la tribune ; et quelques membres ayant voulu reclamer contre cette tyrannie exterieure, Lacroix les apostropba en leur disant : « II est bien etonnant que des membres de l'Assemblee bravent les Federes qui assistent a la seance l . » Les questions les plus ordinaires qui se debattaient publiquement, au milieu de l'incendie general al- lume par l'Assemblee, c'etaient la suspension et la decheance du roi. Le 23 juillet,, une deputation de Federes vint a la barre, et demanda la suspension de Louis XYI, et la formation d'une Convention. « Legislateurs, disaient les petitionnaires, le penl est imminent ; il faut que le regne de la ve'rite com- mence ; nous sommes assez courageux pour vous le dire, soyez assez courageux pour l'entendre. « Deliberez, seance tenante, l'unique moyen de remedier a nos maul ; suspendez le pouvoir executif. La Constitution vous autorise a le juger ; or, vous ne pouvez le f'aire sans avoir le droit de le suspendre. i Moniteur du 14 juillet 1792. — 405 — Convoquez les assemblies primaires , afin de con- naitre d'une maniere immediate et certaine les vceux du peuple. Faites nommer une Convention natio- nale, pour prononcer sur certains articles pretendus constitutionnels. « II n'y a pas un instant a perdre : si vous donniez a la nation une preuve d'impuissance, il ne resterait k la nation qu'une ressource : ce serait de deployer toute sa force, etdfecraser elle-meme ses ennemis\ » Ces petitionnaires, qui demandaient la suspension du roi, furent admis aux honneurs de la seance. Apres les petitions qui demandaient la suspension de Louis XYI, vinrent celles qui demandaient sa decheance. La plus grave et la plus solennelle de toutes fut celle que Petion lui-meme vint lire , le 3 aout, & la barre, au nom de la Commune de Paris. « La Commune de Paris, dit Petion, nous envoie vers vous : nous venons apporter dans le sanctuaire des lois le voeu d'une ville immense. Penetr^e de respect pour les representants de la nation, pleine de confiance en leur courageux patriotisme, elle n'a point desespere du salut public, mais elle croit que, pour guerir les maux de la France, il faut les attaquer dans leur source, et ne pas perdre un moment. C'est avec douleur qu'elle vous denonce, par notre organe, le chef du pouvoir executif . Le peuple a, sans doute, 1 Moniteur du 24 juillet 17D2. — 406 - le droit d'etre indigne contre lui ; mais le langage de la colere ne convient point aux hommes forts. « Gontraints par Louis XVI a l'accuser devant vous et devant la France entiere, nous l'accuserons sans amertume comme sans managements pusillanimes. II n'est plus temps d'ecouter cette longue indulgence, qui sied bien aux peuples genereux , mais qui encou- rage les rois au parjure ; et les passions les plus res- pectables doivent se taire, quand il s'agit de sauver l'Etat. » Apres cette declaration , ou la haine et l'insulte eclataient au milieu des protestations de calme et d'impartialite, Petion debita un long fatras revolu- tionnaire et declamatoire contre la politique inte- rieure et exterieure de Louis XVI, lui imputant a crime tout ce qu'il avait refuse, au nom dc sa prero- gative constitutionnelle, aux exigences imperieuses des factions ; puis, il continua ainsi : « Le chef du pouvoir executif est le premier an- neau de la chaine contre-revolutionnaire. Son nom lutte chaque jour contre celui de la nation ; son nom est un signal de discorde entre le peuple et ses ma- gistrats, entre les soldats et les generaux. II a separe ses interets de ceux de la nation ; nous les separons comme lui. « Tant que nous aurons un roi semblable, la liberty ne peut s'alfermir ; et nous voulons demeurer libres. Par un reste d'indulgence, nous aurions desire pou- — 407 — voir vous demander la suspension de Louis XVI, tant qu'existera le danger de la patrie ; mais la Con- stitution s'y oppose. Louis XYI invoque sans cesse la Constitution, nous l'invoquons anotrc tour, et nous demandons sa dechcance. « Cette grande mesure une fois ported, comme il est trh-douteux que la nation puisse avoir confiance en la dynastie actuelle, nous demandons que des ministres solidairement responsables , nommes par l'Assemblee, mais hors de son sein, exercent provi- soirement le pouvoir executif, en attendant que la volonte du peuple, notre souverain etle \6tre, se soit legalement prononcee dans une Convention natio- nale, aussitot que la s arete de PEtatpourra le per- mettre '. » Ce discours annoncait, de la part des Girondins, le dessein fermement arrete de detroner Louis XVI, la disposition eventuelle de porter le due d'Orleans au trdne, et enfin le desir encore un peu deguise d'etablir a leur profit, jusqu'a la paix, une dictature qu'il nous reste a faire connaitre, et dont Roland, Servan et Petion eussent ete les depositaires. II L'exaltation fievreuse que la permanence de tous les corps deliberants et l'appel fait a la jeunesse 1 Moniteur du 5 aout 1792. — 408 — communiquerent aux esprits, entraina promptement et necessairement une consequence sur laquelle per- sonne n'avait peut-etre compte, la permanence des sections dans toute la France. Elle fut votee sans discussion, et comme par accident, le 25 juillet, sur la motion de Thuriot de la Ilosiere l . Le lendemain, la France eut au moins, a deux sections par com- mune, quatre-vingt mille clubs de plus, et quatre- vingt mille clubs permanents, tenant seance tous les jours, et un bon nombre toutes les nuits. Ge fait, passe a peu pres inapercu dans les remits des historiens, decida irremissiblement du sort de la monarchic et de la marche de la Revolution, car il donna le pouvoir a tout ce qu'il y avait de plus exalte dans les bas-fonds de la population parisienne, et rendit possible, — contre les Constituants la for- mation de la Commune du 10 aout 1792, — contre les Girondins la formation de la Commune du 31 mai 1793, — enfin contre les Montagnards la formation de la Commune du 10 thermidor an II. Paris avait quarante-huit sections ; chacune d'elles constituait une assemblee complete, avec president, vice-president et secretaires; etlaplupart etaient sous la direction des notabilites revolution- naires. La section de la Bibliotheque eHait dirigee par Marie-Joseph Chenier ; celle des Cordeliers par l Moniteur du 28 juillet 1792. - 400 — Marat; celle des Arcis, par Fournier l'Am^ricain ; celle de la place Vend6me, par le marquis de Sade etpar Robespierre. A partir du jour oil la permanence fut d^cr^tee, les zeles s'emparerent des salles des seances. Toutes les sections se mirent en relation, par l'envoi de com- missaires et de deputations ; et la passion politique, la gloriole de quartier, l'envie d'occuper de soi, l'ani- bition des places, porterent jusqu'au delire les deli- berations de ces quarante-huit nouveaux corps le- gislatifs, qui, sous pretexte que la patrie etait en danger, deliberaient, prenaient et executaient les mesures les plus extra vagantes. G'est ainsi qu'a Tannonce de l'entr^e des troupes alliees en France, des sections deciderent que des courriers seraient expedies d'heure en heure, pour leur apporter des nouvelles desPrussiens. Ces courriers patriotes firent deteler, dans les rues, les premieres voitures de bonne mine qu'ils rencontr^rent , s'emparerent des che- vaux, et partirent au galop, a la rencontre du roi de Prusse.La plupart ne depasserent pas, conime bien on le pense, La Villette ou le Bourget, et les chevaux furent manges et bus dans les cabarets des barrieres. II y a aux archives de la Prefecture de police une collection presque complete des registres des deli- berations des quarante-huit sections de Paris. Quel- ques volumes, distraits peut-etre pour la grande en- quMe qui fut faite en \ 795, sur les affaires de septem- 35 — 410 — bre, sous la presidence de Chauveau-Lagarde, man- quent a la collection. Dans quelques sections, par exemple dans celle du Faubourg -Poissonniere, une main compromise sans doute, a enleve les deux pa- ges ou se lisait, avec les noms et les signatures, l'abo- minable deliberation relative aux massacres de sep- tembre, qui se trouve conservee ailleurs ; mais, tels qu'ils sont, les deux cents registres environ des sec- tions de Paris qui existent encore jettent une vive clarte* sur les operations ten^breuses de l'alchimie re"volutionnaire, et de"voilent aux plus incredules Fart etrange et facile de preparer et de fabriquer les revolutions. On voit, dans ces registres , qui sont le proces- verbal des deliberations des sections, redige par les secretaires et signe par les presidents, comment se font les adresses et les emeutes. Un motionnaire, confident du directoire supreme des clubs, fait une proposition ; trois ou quatre aboyeurs prevenus l'ap- puient ; la section la vote, et charge des commissaires d'aller la porter aux sections voisines ; celles-ci re- nouvellent la meme manoeuvre ; la motion gagne ainsi du terrain et s'etend de proche en proche ; partie a huit heures du soir des Jacobins, elle a fait, a minuit, le tour de Paris; le lendemain, on voit arriver Petion, Gonchon, Santerre, ou tout autre orateur ; et l'Assemblee accueille, comme venant des quarante-huit sections dela capitate, une mesure — 411 — dont la population reelle ne sait pas seulcmcnt le premier mot, et qu'une centaine d'agents inconnus a colportee nuitamment, dans toutes les sentines de la demagogic La permanence des sections fut done, repeHons-le, le pas le plus decisif fait dans la voie reVolutionnaire, et par l'exaltation dans laquelle elle maintint les es- prits, et par la facilite que des corps perpetuellement assembles et deliberants donnerent auxfactieux, de dissimuler et d'activer leurs menees. Aussi le mou- vement demagogique se trouva-t-il promptement accelere d'une maniere formidable; et les premiers qu'il depassa et qu'il epouvanta, furent lesGirondins. Que se proposait alors le parti de la Gironde? La monarchic, abandonnee aux attaques d'une faction resolue a s'en partager les depouilles, ne trouvait aucun appui dans les classes honnetes, qui l'aimaient pourtant, mais qui n'avaient pas ete dres- sees encore, par l'experience des revolutions, & de- fendre le gouvernement de leur gout, de leurs inte- r6ts et de leurs convenances. Semblable a un arbre seculaire , attaque par la hache de tous c6tes, le vieux tr6ne des trois races royales allait evidemment tomber ; mais on ne savait de quel cote ; et les Giron- dins faisaient des plans pour toutes les hypotheses. On a vu que Petion avait laisse entrevoir deux combinaisons possibles : la deche^ance de Louis XVI, avec des ministres charges du pouvoir execatif jus- — 412 — qu'a la paix, et la decheance de la dynastie, avec l'elevation a la couronne du due d'Orleans. Un essai dans ce sens etait fait, en ce moment meme, sur l'o- pinion publique, et la faction glissait son programme de gouvernement dans le Journal general de V Eu- rope du 24 juillet. Le voici : « 1° Attendu qu'il est notoire que des malveil- lants veulent enlever le roi, et joindre anos mauxle fleau d'une guerre civile , l'Assemblee nationale nomme au plus t6t un commandant general de la garde parisienne, quirepondra sur sa tete de la per- sonne du roi et de celles de la famille royale. « 2° L'Assemblee nationale, pour tout le temps de la guerre avec les ennemis ext^rieurs, nomme dictateurs MM. Roland, Servan et Petion, ces vrais et incorruptibles amis du peuple. Elle les investit de tous les pouvoirs donnes par la Constitution au pou- voir executif. Quant a ceux du Corps legislatif, ils sont suspendus jusqu'et la paix avec les puissances ennemies. « Pour tout ce qui tient a Tordre judiciaire, les dictateurs feront executer les lois existantes ; sur tout le reste, ils n'en reconnaitront point d'autres que le salut de la patrie. « 3° L'Assemblee nationale s'ajourne, et renonce au pouvoir de s' assembler jusqu'4 la paix. Les pro- positions lui en seront presentees par les dictateurs, et devront etre acceptees par elle. — 413 — « 1° L'Assemblee nationale retire au roil'exercice du pouvoir executif pour tout le temps quedurerala guerre exterieure, faite sousle pretexte de le retablir dans son ancienne et injuste autorite. « Pendant cet interregne, le roi jouira d'une pen- sion de six millions, et les dictateurs, chacun d'un traitement de cent mille livres par an. « 5° La paix signee, et ses principales conditions executees, les dictateurs seront tenus d'assembler une Convention nationale, a laquelle ils rendront compte de leur conduite '. » Ce n'etait pas la, comme on va le voir, le dernier mot des Girondins; mais c'etait un deleurs projets du moment. Le lendemain, 25 juillet, la Gazette uni- verselle, de Cerisier, signala ce plan de dictature et de decheance 2 ; et Brissot se hata, ce meme jour de desavouer et de condamner publiquement ces idees a la tribune. « On nous parle,dit-il, d'une faction de regicides, qui veutcreerun dictateur, etablir la Republique... Si ce pacte de regicides existe, s'ilexistedesbommes qui travaillent a etablir a present la Republique sur 1 Journal general del'Europe du 24 juillet 1792. — C'est a tort, comme on peut le voir par cette date, que M. Deschiens fait finir le Journal general de VEurope au 30 juin 1792. L'extrait que nous en donnons se trouve textuellement rap- porte par Prudhomme, Revolutions de Paris, n. du 21 au 28 juil- let, t. XIII, p. 143. 8 Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 144. 35. — 414 — les debris de la Constitution, le glaive de la loi doit frapper sur eux *, » Trois mois plus tard, le 29 octobre, ce pauvre rhe- teur expliquait ainsi son discours" du 25 juillet et celui qu'il prononca le lendemain 26, dans la discussion sur la d^cheance de Louis XYI : « Ces factieux de la Gironde, qu'ils outragent, preparaient les esprits a prononcer la suspension du roi. Ces esprits en etaient loin encore ; et voila pourquoi je hasardai le fameux discours sur la decheance, du 26 juillet, discours qui parut aux yeux ordinaires un changement d'opinion, et qui, pour les hommes eclaires, n'etaitqu'une manoeuvre prudente et neces- saire.... L'opinion n'etait pas mure dans les departe- mens.... II fallait done louvoyer, pour se donner le temps, oud'eclairer l'opinion publique, ou de murir l'insurrection , car la suspension ne pouvait reussir que par l'un ou l'autre moyen. Tels etaient les mo- tifs qui me dicterent ce discours du 26 juillet, qui m'a valu tant d'injures et me fit ranger parmi les royalistes; tandis qu'a la meme epoque, je soutenais a la commission la necessite de la suspension du roi et de la convocation de la Convention, tandis que le Patriote francais (journal de Brissot) ne cessait de preparer les esprits dans les departements a ces mesures extraordinaires 2 . » i Moniteur du 27 juillet 1792. 2 Brissot, A tons les re'publicains de France, p. 15t — 415 — Brissot disait vrai ; ses discours du 25 et du 26 juillet avaient e^e une comedie de royalisme; mais ce qu'il n'ajoutait pas, c'est que cette comedie fut devenue une serieuse r^alite, si Louis XVI avail voulu en payer les frais en argent ou en places. La politique des Girondins etait en effet calculee 4 ce double point de vue : de pouvoir renverser ou conserver Louis XVI, selon le profit qu'ils y au- raient. Rcederer, 1'ami enthousiaste des Girondins, ne le dissimule pas. « Temporiser, dit-il, gagner du temps, esperer quelque chose de la detresse de la cour et de sa gra- titude, en la soutenant et en la menacant tout a la fois, la serrer dans l'alternative de succomber sous les coups des Jacobins fougueux, ou de se rendre a ceux qui, comme eux, avaient de la retenue, de l'esprit, du talent, et savaient se passer de ferocite pour faire prevaloir la Constitution; menacer la cour et l'attirer a eux, tel etait leur systeme, qui etait, en ce dernier point, conforme a celui de M. de La Fayette, avecmoins de pretentions. « Le projet d'une adresse menacante au roi con- venait a ce systeme ; sa vehemence, et les injures qu'elle renfermerait etaient propres a entretenir en- core le credit des deputes de la Gironde parmi les Jacobins, sans leur livrer leur proie '. » 1 Rcederer, Chronique de cinquante jours, p. 295. — 416 — Cette situation complexe et honteuse des Giron- dins se continuera jusqu'au dernier moment. La veille meme de l'insurrection du 10 aout, ils auraient tout arrets, si le roieiit voulu leur livrer le gouver- nement. « Les chefs de la Gironde, qui avaient trame le complot, n'avaient point alors, dit Bertrand de Mol- leville , le projet de renverser la monarchie. Ils voulaient detroner le roi , couronner son fils, et nommer un conseil de regence, pour y disposer a leur gre et des finances et des emplois. « Mais comme ils savaient bien qu'on excite une insurrection violente plus aisement qu'on ne la mo- dere ou qu'on ne lui prescrit des bornes, ils auraient abandonne ce plan si le roi eut rappele trois minis- tres de leur parti, et eut ete pret a leur tout accor- der. Ce fut le motif qui leur dicta la lettre au roi, et la proposition que reeut M. de Malesherbes *. » Qu'etaient done et cette lettre au roi, et cette pro- position faite a M. de Malesherbes ? Yoici comment M. de Malesherbes s'expliqua lui-meme au sujet de la proposition : « Deux personnes, que j'ai promis, sur mon hon- neur, de ne pas nommer, vinrent me trouver hier matin. Apres un preambule fort long, elles m'ont dit que les chefs principaux du parti preponderant • Bertrand de Molleville, Me'moires, i. Ill, p. 29. — 117 — les avaient charges de m'avertir qu'une insurrection menacait; que le peuple de Paris, commande par les Marseillais, soutenu par la garde nationale, marche- rait en corps aux Tuileries ; que la vie meme du roi etait dans le plus imminent danger; que si elle echap- pait au fer des assassins, il serait impossible a 1' As- sembled de la lui conserver et d'apaiser la populace autrement qu'en le detr6nant; que l'unique moyen, pour prevenir cet horrible complot, etait de rap- peler Roland, Claviere et Servan au ministere, et que tous les amis du roi devaient lui donner ce con- seil... II y a, je n'en doute pas, quelque belle opera- tion de finance sous ce mystere ; Claviere aura pro- mis de l'argent l ; » La lettre au roi etait quelque chose de plus grave encore. Elle avait ete ecrite du 20 au 26 juillet, par Guadet, Vergniaud et Gensonne, non pas precise- ment au roi, mais au peintre Boze, et celui-ci la fit tenir a Louis XVI, par Thierry , valet de chambre de Sa Majeste. Cette lettre resta longtemps un mys- tere ; une revelation de Gasparin souleva, le 3 Jan- vier 1793, une vive discussion a ce sujet, au sein de la Convention ; mais la lettre ne fut pas trouvee, et ses auteurs se sauverent par de vagues et d'inexactes explications. Trois idees principales servaient debase ala lettre 1 Bertrand de Molleville, Memoires, t. Ill, 22, 23. — 418 — des chefs de la Gironde : le danger evident d'une insurrection prochaine ; l'offre des Girondins de s'associer aux destinees du roi ; la demande du rappel de leurs amis au ministere. « Aussi sincerement qu'invariablement attaches aux interets de la nation, dont nous ne separerons jamais ceux du roi qu'autant qiiil les separera lui- meme, nous pensons que les seuls moyens de pre- venir les maux dont l'empire est menace serait que le roi, par sa conduite, fit cesser tous les sujets de mefiance, et s'entourat enfin de la confiance du peu- ple, qui fait seule sa force et peut faire son bonheur. a Pourquoi le roi ne choisit-il pas ses ministres parmi les hommes les plus prononces pour la Revo- lution?... Le choix du ministere a ete, dans tous les temps, Tune des fonctions les plus importantes du pouvoir dont le roi est revetu ; c'est le thermometre d'apres lequel l'opinion publique a toujours juge les dispositions de la cour; et on concoit quel peut etre aujourd'hui l'effet de ces choix, qui, dans tout autre temps, auraient excite les plus violents murmures. « Un ministere bien patriote serait done un des grands moyens que le roi peut employer pour rap- peler la confiance l , » On sent, en lisant le texte cauteleux de cette lon- 1 Voir le texte de la lettre dans les Memoir es de Dumouriez , t. II, p. 422, 423, 424, 425, 426. (Edition de Baudouin freres, Paris, 1822 ) — 419 — gue lettre, que ses auteurs craignaient d'y mettre toute leur pensee , et que le principal etait dans les commentaries et dans les explications dont elle etait accompagnee, et dont elle pouvait etre sui vie. Elle elait l'ceuvre de Gensonne; GuadetetVergniaud l'a- vaientseulement signed l . Louis XYI gronda s£vere- ment Thierry d'avoir recu une telle communication. II lui dicta neanmoins une reponse a Boze, qui ^tait un refus i'ormel. Le 29 juillet, le roi ecrivit a Bertrand de Molleville : « Je ne changerai jamais d'avis sur la proposition des chefs de la Gironde 2 . » On verra plus loin que les Girondins ne se decouragerent pas, et qu'a Fheure meme ou l'insurrection eclatait, Brissot negociait pour sauver la monarchic , moyennant la remise de douze millions, que Louis XYI eut pro- bablement donnes, mais qu'il n'avait pas. En une telle situation, la politique des Girondins devait done etre, comme l'a si bien dit Roederer, de temporiser, de gagner du temps, d'esperer quelque chose de la detresse de la cour et de sa gratitude, en la soutenant et en la menacant tout a la fois. Cependant, tout n'allait pas au gre de la faction ; Fmcendie , allume par elle, devenait immense , et menacait de tout engloutir. « Les choses, dit Roede- rer, marchaient plus vite et allaient plus loin que ne ■voulaient les deputes de la Gironde. lis etaient i Moniteur du 5 Janvier 1793, Declaration de Guadet. 2 Bertrand de Molleville, Memoires. t. Ill, p. 294. 295. — 420 — effray^sde la rapidity du mouvement populaire. Leur position etait en effet perilleuse, entre la cour, M. de La Fayette et ses adherents d'un c6te, et les Jacobins, qui composaientl'extreme gauche de 1' As- semble, de 1' autre '. Les sections, les Federes et les clubs, qui n'e'taient pas dans le secret de l'intrigue, faisaient de la revo- lution et du desordre avec l'energie la plus sincere. Les faubourgs ne comprenaient pas, dans leur lo- gique, qu'on put faire de beaux discours et de chaudes adresses pour la decheance du roi, et ne la point prononcer; et puisque, au dire de Petion et des Gi- rondins, tous les malheurs de la nation venaient de Louis XVI et de la cour, les demagogues trouvaient qu'il etait parfaitement simple de detr6ner Tun et d'aneantir l'autre. En consequence, la section de Mauconseil declara nettement, le 4 aoiit, par arrete, qu'elle ne recon- naissait plus Louis XVI; et elle envoya cet arrete a 1'Assemblee, ou il en fut fait lecture a la tribune. « L'an IV e de la liberty, disait cet arrete, Fassem- blee, reunie au nombre de plus de six cents citoyens, deliberant sur les dangers de la patrie ; « Considerant que la nation ne peut sortir de la crise dangereuse ou elle est, que par un grand effort ; 1 Roederer, Chronique de aliquant e jours, p W9. — 421 — « Considerant qu'on ne peut reconnaltre la Con- stitution corame l'expression dela volonte generate; « Considerant que Louis XYI a perdu la confiance de la nation ; que les pouvoirs constitues n'ont de force que par l'opinion, et qu'alors la manifestation de cette opinion est un devoir rigoureuxet sacre pom tous les citoyens ; « Declare en consequence, de la maniere la plus authentique et la plus solennelle, a tous ses freres, qu'elle ne RECONNAIT PLUS louis xvi pour roi DES FRANCAIS ; « Declare qu'en renouvelant le serment si cher el son coeur, de vivre et de mourir libre, et d'etre fidele a la nation, elle abjure le surplus de ses serments, comme surpris a la foi publique. « Arrete en consequence que, dimanche prochain o aout, elle se portera, tout entiere, dans le sein du Corps l^gislatif , pour lui notifier lapresente decla- ration, et luidemander s'il veut enfin sauver la pa- trie; se reservant, sur la reponse qui lui sera faite, de prendre telle determination ulterieure qu'il ap- partiendra ; promettant d'avance qu'elle s'ensevelira plutot sous les ruines de la liberte, que de souscrire au despotisme des rois. y> Une adresse aux sections de Paris, jointe a cet arrete, contenait ceci : « Unissons-nous tous pour prononcerla decheance de ce roi cruel. 36 — 422 — « La section Mauconseil declare a toutes les parties du souverain, qu'en pr^sentant le voeu general, elle ne recommit plus Louis XVI pour roi des Francais, qu'elle abjure le voeu qu'elle a fait de lui 6tre fidele, comme surpris a sa foi. « Le parjure est vertu quand on promit un crime. « Le rendez-vous general est boulevard de la Ma- deleine Saint-Eonore K . » II ne manquait plus, comme on voit, a l'insurrec- tion, que de sonner le tocsin, et de courir auxarmes. Le Girondin Rouyer prit la parole pour blamer l'ar- r6te de la section de Mauconseil ; et Vergniaud, au nom de la commission extraordinaire, fit, seance tenante, un rapport, aux termes duquel 1'arr^te fut annule, comme inconstitutionnel. Ainsi, nous ne sommes encore qu'au 4 aout, et les Girondins sont deja debordes par Tinsurrection qu'ils ont organisee. Ill Le moment supreme de l'antique monarchic ar- rive; le roi est depuis longtemps desarme, humilie", insulte, mais il reste encore k le detr6ner, a l'em- i Moniteur du. 5 aout 1792 - 423 — prisonner et a l'egorger; et la main ircmble aux plus grands coupables, quand le moment est venu de consommcr de tels attentats. Deja les Marseillais et les autres Fed6re's emplissent la ville, qui les nour- rit, de chants feroces et de scandales ; dejtk, les quarante-huit sections de"chainees hurlent les mo- tions les plus sanguinaires , dans le delire de leur fievreuse permanence. Deja, du haut de tous les faubourgs egares, roulentnuit et jour, vers l'As- semblee, des deputations rauques, deguenillees et immondes, comme ces ruisseaux fangeux qui, dans les jours d'orage, courent des hauteurs environ- nantes vers le centre de Paris. C'est un concert stu- pide et sauvage d'injures payees et d'imprecations apprises dans les cabarets et dans les bouges : la decheance ! la de"cheance ! En vain quelques sections courageuses, la section de la Bibliotheque, la section de 1' Arsenal, la sec- tion des Thermes de Julien et la section d'Henri IV, viennent, le 5 aout, protester avec indignation, a la barre de l'Assemblee, contre l'adresse odieuse que Petion avait ose, le 3, apporter en leur nom *, et dans laquelle Marie- Joseph Chenier, le poete royaliste de 1790, avait depose les premices de son jacobi- nisme 2 ; rien n'arretait plus l'elan de la demagogie; i Proces-verbaux de l'Assemblee legislative, t. XI, p. 413., 414' 474. 2 Peltier, Histoire de la revolution du 10 aout 1"92, i. I er , p- 3c- — 424 de nouveaux revolutionnaires, plus ardents et plus ambitieux que les Girondins, et destines ales anean- tir, prenaient le desordre au point ou ces derniers l'avaient conduit, pour le mener plus loin encore *, et ils entrainaient vers le denoument fatal « ces sections qui meriterent la reconnaissance , non du peuple francais, mais de i'humanite, par la profonde sagesse avec laquelle elles preparerent, pendant plus de quinze jours, la derniere revolution ; par le cou- rage sublime avec lequel elles donnerent solennel- lement a toute la France le signal de la sainte insur- rection qui sauva lapatrie 2 . » Alors, les Girondins eurent honte de leur poli- tique , meme avant qu'elle flit accomplie ; ils voulaient la peur de 1'insurrection, non Tinsurrec- tion elle-meme ; et leurs desseins ne depassaient pas l'envahissement du pouvoir. « On ne voyait dans leur conduite, dit Robespierre, que le projet d'ef- frayer la cour par la crainte d'une insurrection, pour la forcer a reprendre des ministi es de leur choix 3 . » Maitres des Jacobins, des journaux et de l'Assem- 1 C'est ce que Bertrand de Molleville explique en ces ter- mes : « Au 10 aout 1792, les Girondins ne se proposaient que l'ex6- oution du plan dont j'ai parle; mais Danton , Robespierre et Collot-d'Herbois precipiterent l'etablissement de la Republique, que les Girondins consideraient encore comme trop prema- ture. » (Bertrand de Molleville, Memoires, t. II, p. 255.) 2 Robespierre, Lettres a ses commettants, n. 3, p. 118. 3 Ibid., n. 7, p. 310. 425 blee, habiles a ourdir des trames de commission, de scrulin et de tribune, ils voiilaient, autant que possi- ble, eviter le theatre de la place publique, ou les meneurs des faubourgs et la force brutale etaient de dangereux rivaux. D'abord , la demande de decheance, prise a leur gre trop au serieux, les avail jetes dans une per- plexite profonde. Ils aimaient bien mieux confisquer le pouvoir de Louis XYI que le detruire. Aussi les tetes philosophiques de la commission extraordi- naire, Condorcet, Guyton deMorveau etVergniaud, avaient-elles m^diteune combinaison qui leur livrait le roi, en le sauvant, et qui ne perdait que les mi- nistres. «Ce moyen leur paraissait etre, ditRoederer, d'etablir la responsabilite solidaire de tous les mi- nistrespour tous les actes de leur administration qui interessaient la surete de l'Etat, tant que subsisterait la declaration de son danger. Vergniaud avait pro- pose ce moyen. Sa proposition fut developpee et appuyee par Guyton de Morveau, rapporteur de la commission, & la seance du 23 juillet '. » C'etait la, on le comprend, de la politique de pro- cureurs et de sophistes, comme d'Epremesnil et Adrien Duport avaient pu la pratiquer avec succes contre Louis XYI, avant la reunion des Etats-Gene- raux ; mais depuis que les clubs , les sections et les 1 Ruoderer, Chronique de cinqnante jours, p. 272. 36. — 426 — faubourgs etaient devenus les auxiliaries des tribuns, l'armee entrainait les generaux, et les questions pro- posees par les avocats finissaient invariablement, comme au 14 juillet, au 6 octobre et au 20 juin, par tomber dans le domaine de l'emeute. Aussi , pendant que Vergniaud cherchait , le 23 juillet, a eluder la question de decheance; pen- dant que, battu sur ce point par la demarche solen- nelle de Petion, il faisait ajourner le rapport de la commission jusqu'au 10 aout, le directoire revolu- tionnaiie des Federes, seant au comite des Jacobins, fixait a la nuit du 9 au 10 aout le signal de l'insur- rection, et la derniere heure de la monarchic 4 . Alors l'epouvante s'empara serieusement des Gi- rondins; ils eurent le pressentiment que d'autres, plus hardis et plus cyniques, allaient usurper les re- sultats d'une longue serie de trahisons dont, eux, ils negarderaient que la honte; etquoiqu'ils n'eussent que de la haine et du mepris pour l'influence nais- sante de Robespierre, ils lui envoyerent Petion, son ancien ami de la Gonstituante, pour le conjurer d'arreter une insurrection dont ils le savaientl'ame. Ecoutons Robespierre , racontant cette curieuse entrevue, dans laquelle s'agitaient, entre deux ob- scurs avocats de bailliage, les destinees de la noble et antique nation francaise. 1 Robespierre, Lettres a ses commettants, n, 7, p. 309. — 127 — « Le 7 aout, ecrit-il a Petion, je vis entrer chez moi le maire de Paris. Cetait la premiere fois que je recevais cet honneur, quoique j'eusse ete etroitement lie avec vous. Je conclus qu'un grand motif vous amene ; vous m'entretenez, pendant une heure en- tiere, des dangers de l'insurrection. Je n'avais au- cune influence particuliere surces evenements; mais comme je fr^quentais assez souvent la Societe des Amis de la Constitution, ou se rendaient habituelle- ment les membres du directoire des Federes, vous me presscites vivement de precher votre doctrine dans cette Society. Vous me disiez qu'il fallait diffe- rer la resistance a, l'oppression, jusqu'a ce que l'As- semblee nationale eut prononce la decheance du roi, mais qu'il fallait en meme temps lui laisser le loisir de discuter cette grande question avec toute la len- teur possible. Brissot et ses amis avaient prononce, sur cette question, de longs discours, dont l'unique objet etait de prouver qu'il fallait reculer, reculer sans cesse la decision. <( Telle etait encore ma confiance en vous, que je vous crus jusqu'a un certain point ; mais le peuple et les Federes ne vous crurent point, et tout se preparait a l'insurrection . « Yos conseils continuerent de vous lancer dans le meme sens; et, dans la nuit meme du 9 au 10 aout, au moment ou les sections etaient pretes a mar- cher, elles recurent de votre part une lettre circu- — 428 — laire et pressante, ou vous lesconjuriez de demeurer tranquilles l . « La section du Theatre-Francais, ou residait le bataillon de Marseille, avait acquis un grand ascen- dant, par l'energie qu'elle avait toujours deployee. Danton, qui la presidait, repoussa votre missive avec l'energie qu'il a toujours montree dans les grands dangers de la patrie ; le tocsin sonna de toutes parts. « Mais tous les homines qui allaient se devouer pour la cause de la liberte avaient dej& senti que leurs efforts seraient inutiles, si M. le maire venait, selon son usage, se jeter a la traverse, pour ralentir et diviser la force populaire. Citoyens de Paris et Federes, tous s'etaient accordes sur la necessity d'une mesure preliminaire, infiniment sage, dont vous ne parlez pas, qui avait pour objet de vous mettre dans Fimpuissance de recommencer vos courses et vos predications pacifiques; et vous futes consigne, par ordre du peuple, dans votre maison, sous le pretexte honorable de veiller a la conservation de vos jours 2 .» Ainsi, la Revolution marchait, trainant a sa suite, confus et tremblants, les ambitieux qui l'avaient de- chainee, et qu'elle allait soumettre a de plus ambi- 1 Camille Desmoulins confirme la resistance de Petion en ces termes : « J6rome Petion ne voulait point de la Journ^e du 10 aout, et recalcitrait de toute sa force. » (Fragments (Tune histoire secrete de la Revolution, p. 78.) 2 Robespierre, Lettres a ses commellants , n. 7, p. 309, 310, 311, 312. — 129 — tieux encore ; et le moment est venu do passer en revue les forces militaires dont elle disposait pour l'assaut des Tuileries. Les forces militaires des revolutionnaires du 10 aoiit se composaient autant de celles qu'ils enlevaient a la monarchic, que de celles dont ils disposaient en leur propre nom. Le desarmement de la monarchic avait commence a l'entree des Girondins aux affaires. On sait que le licenciement des dix-huit cents hommes formant la garde constitutionnelle du roi avait immediatement precede la formation du premier ministere de Ro- land. II restait a Paris trois regiments de ligne et le regiment des gardes-suisses, dont la presence inquie- tait avec raison les anarchistes. Ils furent eloignes a quinze lieues de Paris, le 15 juillet, par un decret de l'Assemblee, rendu sur la motion de Fauchet 1 . Le 25 juillet, ce meme abbe Fauchet, eveque con- stitutional, pretre revolutionnaire et dissolu, sous le pretexte egalement faux et ridicule qu'il se faisait des amas darmes aux Tuileries, et qu'il ne fallait pas qu'un arsenal fut si voisin du Corps legislatif, fit mettre la terrasse des Feuillants sous la police im- diate de l'Assemblee 2 , e'est-a-direouvritparavance l'enceinte des Tuileries aux assassins. C'est ainsi 1 Prudhomrue, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 129. — Peltier, Histoire de la revolution du 10 aoiit 1792, I. I, p. 22. a Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 179. — 430 — que les revolutionnaires eux-memes comprirent et expliquerent cette mesure ; car, le 10 novembre 1792, Cambon en faisait honneur a TAssemblee le- gislative encestermes: « L'Assemblee, revolution- naire ales ses premiers instants, desorganisa elle- meme la force armee de Paris, arma tous les citoyens de piques, leur ouvrit la porte des Tuileries, oil le tyran e'tait enferme, et la Revolution sefit\ » Les troupes de ligne et les Suisses eloignes, voici a quoi se reduisaient les forces de la 17 e division militaire : Par suite de la demission de M. de Wittinkoff, lieutenant general, le commandement de la 17 e di- vision militaire appartenait a M. de Boissieu, mar£- chal-de-camp, ayant sous ses ordres M. de Menou, egalement marechal-de-camp, et M. de Leleu, ad- judant general 2 . Toutes les forces dont ils dis- posaient se reduisaient & environ douze cents hom- ines, tant de gendarmes k pied que de gendarmes a cheval ; et encore cette troupe, si faible par le nom- bre, se trouvait-elle viciee par sonorigine. Cette gendarmerie, reorganisee par un decret du 16 juillet, s'etait formee avec les anciens soldats des gardes-francaises et des cent-suisses, corps d'elite, mais francais, et n' ayant de Suisse que lenom. G'e- taientles memes soldats qui s'etaient declares contre i Monitewr du 12 novembre 1792. 2 Peltier, Histoire de la revolution du 10 aodt 1792, t. I er , p. 100. — 431 — ie roi le 13 et le \A juillet 1789, ot qui avaient force La Fayette de les conduire a Versailles, le 5 octo- bre \ Ges forces etaient done le plus ferme espoirde l'emeute, et elles ne le tromperent pas. Aussi la gendarmerie merita-t-elle , apres le 10 aout, cctte mention dans la Carmagnole: La gendarmerie avait promis Qu'elle soutiendrait la patrie; Mais ils n'ont pas manque Au son du canonnier. Restait done la garde nationale ; et Ton ne saurait assez admirer le pretexte adroit dont se servirent les revolutionnaires pour la desorganiser. L'immense et redoutable influence que le com- mandement general de la garde nationale avait don- nee pendant trois ans a La Fayette, avait fait creer une organisation qui produisit un exces contraire. L'Assemblee constituante imagina de decerner alternativement le commandement aux chefs de le- gion, qui l'exerceraient chacun pendant deux mois. De cette facon, tout esprit d' unite, tout prestige d'autorite disparurent ; et, pour avoir voulu faire que la garde nationale ne s'engouaipas trop d'un homme, on fit qu'elle n'obeit chaleureusement k personne. Les revolutionnaires, une fois maitres du pouvoir, 1 Rrederp r. Chfonique de cinquantejoiitfSj p. 2">T, — 432 — se haterent de retablir le commandement g£ne>al ; seulement, ils eurent soin de le mettre dans des mains sures. Six commandants, dont trois militaires, Romain- viHers, Mandat etLaChesnaye, et trois civils, le pre- sident Pinon, M. de Belair et le bourgeois Acloque, commanderent successivement jusqu'au 10 aout. Les trois premiers perirent massacres ; M. de Belair et le president Pinon furent mines ; Acloque, comman- dant du bataillon du faubourg Saint-Marceau, mou- rut paisible et honore a cinquante-quatre ans, le 5 aout 1802 '. Le plus grand vice de la nouvelle organisation de la garde nationale fut dans les compagnies d'artil- lerie qu'on y ajouta, et dans la composition de ces compagnies. « Les soixante bataillons de Paris , dit Peltier, recurent chacun les denx canons que l'orga- nisation de la force publique leur donnait ; peu des bourgeois eurent le courage de se devouer au service penible de canonniers. Le tablier, la bricole offen- saient leur vanite et blessaient leurs membres deli- cats. L'artillerie de Paris devint ainsi la proie des ouvriers, forgerons, serruriers et autres hommes de peine; et, des ce moment, la garde nationale fut annulee. Les canons lirent la police sur les fusils" 2 . » 1 Mathon de la Varenne, Histoire particuliere des e've'nements qui ont eu lieu en France enjuin, juiUet , aout et septembre 1792, p. 35. '- Peltier, Histoire de la revolution du 10 aovt 1792, p. 19, 20. - 433 - La demagogie et les clubs n'eurent pas grande peine a s'emparer de ces ouvriers , depourvus de toute experience politique ; aussi ne tarderent-ils pas a porter l'oubli de leur dignite jusqu'asedonner pour officiers deux fils du bourreau. Henri Samson etait capitainedes canonniers de la section du faubourg du Nord ; et Pierre-Charles Samson etait sous-lieutenant des canonniers de la section du Nord '. Depuis cette epoque jusqu'au desarmement qui suivit le 4 prairial an III, tons les grands coups de main s'executerent a l'aide de l'artillerie parisierine ; et elle obtint, des le 10 aout, l'honneur de figurer dans le premier couplet de la Carmagnole : Madame Veto avait promis De faire egorger tout Paris; Mais le coup a manque, Grace aux bons canonniers. Toute viciee et affaiblie qu'elle fut, cette garde nationale parut encore dangereuse aux revolulion- naires. Elle comprenait, depuis sa formation, des compagnies de grenadiers, de chasseurs et de fusi- liers. Les compagnies d'elite, en raison des frais de runii'orme, etaient principalement formees avec la bourgeoisie. II s'agissait de trouver une raison 1 Bulletin du Tribunal revolutionnaire, <5 e partie,n. 10, p. 38. :J7 — 434 — plausible pour dissoudre ces compagnies d'elite; et les clubs imaginerent d'attaquer,, au nom de l'egalite, l'aristocratie de 1' epaulette et des bonnets a poil. Les grenadiers portaient en eftet des epaulettes de laine rouge et un bonnet d'ours; les chasseurs por- taient le tricorne et une eeinture. La guerre au bonnet a poil se fit, comme toutes les autres, al'aide de deputations. Ce fut la section des Gravilliers, la plus nombreuse de Paris, qui commenca. Elle se present a a la barre le 4 aoiit, et deposa sur I'autel de la Patrie des bonnets et des epaulettes de grenadiers et des ceintures de chas- seurs. Elle futsuivie de la section de Mauconseil, qui vint faire la meme offrande, en declarant que ses membres ne voulaient plus servir dans la garde na- tionale qu'en qualite de fusiliers '. Une fois l'elan donne, la plupart des sections le suivirent. Le grand coup futporte le 5 aout. Le ba- taillon des Carmelites vint declarer c< qu'il approu- vait pleinement les motifs et la demarche de ceux de ses camarades qui etaient venus deposer leurs bonnets et leurs epaulettes sur I'autel de la Patrie, pour servir a ceux des volontaires qui etaient en marche sur les frontieres. r> La section du Palais-Royal aborda la question de principe ; elle vint declarer qu'elle renoncait a une i Proccs-vevhaux de VAssemble'e legislative, t. XI, p. 272, 273. — 43 i) distinction dangereuse , en abdiquant le titre de grenadiers de la garde nationale, et en se depouil- lant de tons ses insignes, pour n'etre que des citoyens soldats. Ses membres deposaient leurs bonnets et leurs epaulettes, du moment qu'ils reconnaissaient que les epaulettes et les bonnets etaient devenus, dans Paris, un signe de division. lis demandaient que ces bonnets fussent envoyes a leurs freres, sur les frontieres, protestant qu'on trouverait tou jours leurs chapeaux sur le chemin de l'hon- neur. « Puisse notre exemple, ajoutaient-ils, etre suivi par tous les bons citoyens qui restent encore dans ces compagnies distinguees, afin que le reste soit voue a Texecration de tous ceux qui, comme vous, qui, comme nous, sauront mourir pour la liberie l . » Convertissant cette proposition en motion , un membre demanda que les compagnies d'elite de la garde nationale fussent supprimees, et l'Assemblee renvoya la motion al'examen du comitemilitaire. A partir de ce moment, et quoique le decret qui prononcait la suppression de ces compagnies fiit retarde jusqu'au 12 2 , elles se trouverent reellement dissoutes de fait. Les piquiers, crees par decret du l er aout, sur la motion de Carnot, se melerent a 1 Proces-verbaux de VAssemble'e legislative, t. XI, p. 435, 436, 455. 2 Moniteur du 22 septembre 1793, Discours de Sergent. — 436 — toutes les compagnies d' elite, dont ils disloquerent l'organisation et aneantirent Fesprit conservateur. Des nuees d'inconnus et de gens sans aveu etendi- rent demesurement les anciens cadres des compa- gnies ', et la garde nationale se trouva desormais perdue pour l'ordre, car personne ne connaissait plus son camarade de droite ou de gauche, et la me- fiance glaca tout epanchement, entre gens qui s'ob- servaient froidement et qui se savaient ennerais. Ainsi, toutes les troupes de ligne envoyees aux J'rontieres, et la 17 e division militaire reduite a douze cents gendarmes devoues aux clubs; une garde nationale sans chef connu et autorise, para- lysee d'abord par une artillerie ouvertement jaco- bine, et dissoute de fait par l'immixtion d'une im- mense nuee d'inconnus : voila le tableau des forces qui restaient a la monarchic aux abois, pour repous- ser une emeute preparee par PAssemblee et par les clubs. Le regiment des gardes-suisses, sous le pretexte d'ailleurs plausible de ses capitulations, s'etait en partie dispense d'obeir au decret du 15 juillet. II avait pourtant envoye" un detachement de trois cents hommes a Evreux. « Le regiment, dit Peltiei*, etait compose originai- rement de 2,200 hommes, mais il etait reduit a 1 Ferrieres, Memoires, t. Ill, p. 151. i;57 1,000. Ce deficit provenait de plusieurs causes. D'a- bord, il s'attendait a etre incessamment licencie, et ll ne recrutait plus depuis trois ans; en second lieu, on avait accorde a chaque capitaine une diminution de 25 hommes par compagnie, pour les indemniser de la desertion qu'ils avaient eprouvee en 1789. Sur 1,000 hommes restants, il en etait parti, le 7 aout, 300 pour Evreux, aux ordres du capitaine Karrer; 100 etaient restes pour garder les casernes de Cour- bevoie et de Rueil; environ 200 etaient habituelle- ment repartis dans Paris, comme ouvriers ou comme gardiens; que Ton ajoute a celales malades, et Ton verra que le nombre des combattants se reduisait a 900 hommes, y compris 45 officiers l . » Enfin, environ deux cents gentilshommes , les debris des gardes-du-corps, s'etaient organises, et formaient deux sortes de compagnies, mal armees de piques et d'epees, sous les ordres du marechal de Mailly. La premiere , commandee par M. de Pont- l'Abbe et par M. de Puysegur, etait destinee a de- fendre l'antichambre du roi ; la seconde, commandee par le baron de Viomesnil, lieutenant general, et par le marechal-de-camp d'Hervilly, etait destinee a garder la porte de la reine 2 . i Peltier, Histoire de la revolution dulO aout 1792, t. I er , p. 43. 2 Mathon de laVarenne, Histoire particuliere des ev e'nements , etc., p. 102. 37. — 438 IV On a vu, par la declaration de Robespierre, que l'insurrection du 10 aout avait ete fixee, des le 7, par le directoire revolutionnaire des Federes. La reputation que les Marseillais s'etaient acquise faisait de leur bataillon la principale esperance de l'emeute. Aussi le directoire avait-il obtenu du maire et du Conseil municipal, on ne sait sur quel motif, que ce bataillon fut transfer^, dans la nuit du 7 au 8, de sa caserne, a l'eglise des Cordeliers sur la place de l'Ecole de Medecine. Ce fait est grave et veut etre etabli d'une maniere autheniique, car il concourt a etablir l'infame comedie jouee par Petion, ayant l'air de combattre Temeute, comme magistrat, et la fa- vorisant, comme homme de parti. « Le meme jour, 8, dit Rcederer, le commandant general avait declare au Departement que M. le maire et son Conseil municipal, de leur seule auto- rite, avaient fait transferer, la nuit, sans le prevenir, les Marseillais de leur caserne de la rue Blanche, aux Cordeliers, ou ils client sous la main du club de ce nom, avec leurs armes, leurs canons et leur drapeau 1 . » D'ailleurs, la trahison de Petion est avouee par i Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 351. — 439 — lui-meme, dans sa reponse a Robespierre. 11 raconle, avec une incroyable naivete de cynisme, les precau- tions qu'il avait prises pour taclier d'etre en regie avec le vainqueur, quel qu'il fut, et il declare que c'est lui-meme qui a sollicite d'etre tenu chez lui en chartre privee, afin de n'etre point responsable des faits d'une emeute qu'il serait cense n'avoir pas pu empecher. «. Je desirais V insurrection, dit-il, mais je trem- blais quelle ne reussit pas. Ma position etait criti- que ; il fallait faire mon devoir de citoyen sans man- quer & celui de magistral. II fallait conserver tous les dehors et ne pas m'ecarter des formes. II y avait un combat a mort entre la cour et la liberte, et ou l'une ou l'autre devait necessairement succom- ber. « Quoiqu'on eut projete de me consigner chez moi, on oubliait, on tardait de le faire. Qui croyez- vous qui envoy a, par plusieurs fois, presser V execu- tion de cette mesure? c'est moi, oui, c'est moi 4 ! » Seulement, ce que Petion n'avait pas prevu, c'est qu'onlegarderait cliezlui plus serieusement qu'il ne l'avait pense, car on ne le laissa pas sortir de trois jours. Le club des Cordeliers etait, pour les Marseillais, une position strategique tres-habilement choisie. 1 Petion, Comptercndu a scs commettants, c\te p c ar Robespierre, Lettres a ses commettantSj n. 10, p. 439. — 440 — « Le faubourg- Saint-Antoine a droite, le faubourg Saint-Marceau k gauche, l'un marchant par le Car- rousel, et attaquant en face; Fautre se portant par le Pont-Royal et attaquant par le pavilion des angles et le jardin. L'armeedu centre, composee des Mar- seillais, precedee du canon d'alarme, appuyee sur la mairie, qui donnait les ordres qu'ils lui dictaient, suivie de cette troupe immonde d'ecoliers, d'etu- diants en chirurgie, d'ouvriers et de precepteurs, jeunesse turbulente, h^rissee de grec et de latin, dont le quartier a meme garde le nom; tels etaient les avantages des assaillants 1 . » Aussi ne negligea-t-on rien pour tirer du bataillon des Marseillais tout le parti possible. II recut, le 9, cent cartouches par homme. « Le jeudi 9, dit Roedercr, un menibre du Con- seil general nous apprend en seance que les admi- nistrateurs de police ont fait distribuer aux Marseil- lais, par un ordre date du A, cinq mille cartouches a balle, nonobstant un arrete du directoire du Depar- tement, qui avait defendu toute delivrance de pou- dre sans sa participation 2 . » Ce fut Panis, menibre de l'administration de po- lice, et l'organisateur en chef des massacres de sep- tembre, qui fit delivrer les cartouches aux Marseil- J Peltier, Histoire dc la revolution du 10 aodt 1792j t. I", (■. 3'J. * Ktrderer, Chronique de cinquante jours, p. 351. — 441 — lais, ainsi qu'il s'en vanta lui-meme plus tard a la tribune de la Convention. « Nous nous reunlmes, dit-il, un certain nombre de bons citoijens, pour tramer patriot iquement le siege des Tuileries L . « Les Marseillais vinrent nous demander des car- touches; nous ne pouvions leur en delivrer sans votre signature, president (Petion presidait) ; mais nous craignions de vous en parler, parce que vous n'etiez pas assez defiant. Un jeune Marseillais, bru- lant de patriotisme, se mettant le pistolet sur la gorge, s'ecria : « Je me tue, si vous ne me donnez pas les moyens de defendre ma patrie ! » II nous arracha des larmes, et enfin nous signames seuls l'ordre de delivrer des cartouches " 2 . » Voila quelles etaient les forces militaires de l'e- meute; faisons connaitre maintenant son organisa- tion, ses plans et ses chefs ; et montrons en quelles mains allait tomber la France ! 1 La mairie de Petion etait remplie de traitres comma lui. Ce meme Panis, qui avait trame patriotiquement le siege des Tuile- ries, avait signe, comme administrateur de police, le l er juillet, une proclamation, ou il disait : « Citoyens, on veut, a quelque prix que ce soit, allumer le flambeau de la guerre civile. Nous sommes instruits qu'on vous preche de fairc tomber les murs du chateau, comme vous avez fait iomber ceux de la Bastille. Des hommes affreux prepa- rent cette petition incendiaire. « Vous avez horreur de pareils exces ! denoncez les coupables auteurs de ces sanglantes manoeuvres ! » (Moniteur du l er juillet 1792.) 2 Moniteur du 27 septembre 1792, Seance de la Convention du 25. — 442 - Dans la revolution du 10 aoiit, comrae dans toutes les autres, il faut distinguer ceux qui la dirigerent et qui l'exploiterent, de ceux qui la firent. Robespierre, Danton et Marat, qui l'enleverent aux Girondins, au moment supreme, n'y parurent meme pas ; ils ne sortirent de leurs caves qu'apres la victoire, pour depouiller les morts et pour achever les vaincus. Robespierre est Fexemple le plus frappant qu'offre l'histoire de ce qu'on peut accomplir, en politique, rien qu'avec de la reserve et de la tenue. Ce furent ses deux eminentes qualites. Mele a tout, il ne pa- raissait en rien. II faisait faire, ilne faisaitpas. Quoi- que avocat et journaliste, il ne parlait et n'ecrivait que dans la mesure du plus strict necessaire. Pas de lettres, encore moins de signatures. Les registres de la section des Piques, qu'il dirigeait, en offrent un curieux exemple. Robespierre la presidait au mois d'aoiit 1792. Le marquis de Sade fut secretaire le mois suivant. Le proces-verbal etait regulierement fait et transcrit sur le registre : tout le monde si- gnait, excepte Robespierre. A la fin du mois, le se- cretaire , faisant remise du registre, y placa un signet, qui y est encore, avec ces mots : M. Robes- pier?^ doit signer; mais il ne signa pas '. Grace k cette reserve, les historiens ont generale- 1 Registres de la section des Piques. (Archives de la Prefecture de police.) - 443 — ment pu declarer que rien ne prouvait jusqu'ici l'intervention cle Robespierre dans les massacres de septembre, et lui-meme nia formellement, comme on verra, toute participation de sa part. II y mit la main, pourtant ; mais il a fallu la conservation hasar- deuse du texte officiel de deux proces-verbaux, pour qu'il soit possible aujourd'hui de constater sa pre- sence & ces deliberations abominables. Durant toute la peripetie de la revolution du 10 aout, Robespierre se tint cache. Vergniaud le lui reprochaenface, le 10 avril 1793, en pleine Conven- tion * ; et Tallien, le 9 thermidor 2 . II ne put et n'osa nier, ni la premiere fois ni la seconde. Danton, qui avait une grande audace de paroles, n'etait pas plus brave que Robespierre. G'est malgre" lui qu'il se trouva mele, et fort moderement, a la revolution du 10 aoiit, ainsi que Saint- Just le lui reprocha plus lard. «Presse par la honte, dit Saint- Just, tu revins a Paris le 9 aout ; tu voulus te coucher dans cette nuit sinistre, tu fus traine par quelques amis ardents de la liberte dans la section ou les Mar- seillais etaient rassembles ; tu y parlas, mais tout etait fini, et l'insurrection etait deja en mouvement 3 . » Tant que dura la bataille, Danton ne parut pas. 1 Moniteur du 14 avril 1793. 2 Moniteur du 29 juillet 1794. 3 Moniteur du 1" avril 1794, Rapport de Saint-Just, au nom du nomite de Saint Public. — 444 — « Dan ton, dit Louvet, qui s'^taii cache 1 pendant le combat, parut, apres la victoire, arme d'un grand sabre, et marchant a la tete du bataillon marseil- lais, comme s'il exit ete le beros du jour 1 . » Pendant son proces, Danton nia avec energie sa tiedeur a regard de la revolution du 10 aoiit; et on lit les paroles suivantes dans des notes in6"dites, recueillies, pendant les debats, par Topino-Lebrun, Tun des jures: « Danton : — J'avais prepare le 10 aout, et je fus a Arcis, parce que Danton est bon fils, passer trois jours, faire mes adieux a ma mere, et regler mes af- faires; il y a des temoins. — On m'a revu solide- ment. — Je ne me suis point couche. J'etais aux Cor- deliers, quoique substitut de la Commune. Je dis au ministre Claviere, qui venait de la part de la Com- mune, que nous allionssonner l'insurrection. Apres avoir regie toutes les operations et le moment de Tattaque, je me suis mis sur le lit, comme un sol- clat, avec ordre de m'avertir. Je sortis a une heure, et jefus a la Commune, devenue revolutionnaire, et je fis l'arret de mort de Mandat, qui avaitl'ordre de tirersur le peuple. On mit le maire en arrestation ; et j'y restai, suivant l'avis des patriotes 2 . » Voila ce que dit Danton, pour repondre a l'accu- 1 Louvet, Recti demes perils, p. 13. 2 Notes manuscrites sur le proces de Danton. (Archives de la Prefecture de police.) — 145 — sation de Saint-Just; mais il i'aut noter que Robes- pierre avait deja revendique pour Manuel et pour Raffron du Trouillet, l'honneur d'avoir fait assassi- ner Mandat ' ; et la vie entiere de Danton confirme le nom de turbot farci, que Yadier lui avait don- ne 2 . En meme temps que Marat etait 1'homme le plus feroce de la Revolution, il en £tait le plus couard, et la peur atteignait, dans son esprit, la limite supreme qui touche au delire de la folic. L'approche du 10 aoutle mit naturellement hors cle lui ; et il conjura Rarbaroux dele conduire, deguise en jockey, a Mar- seille, ou il avait deja eu precedemment la pensee d'aller se cacher. « Marat m'^crivit le l er aout, dit Rarbaroux, pour me presser de l'emmener a Marseille ; il m'envoya, le 3, son affide, pour me determiner a ce voyage. Le 7, il m'ecrivit de nouveau a ce sujet ; le 9 au soir, il me marquait que rien n'etait plus urgent, et me proposait encore de se deguiser en jockey. Certes, il ne pensaitpas alors a une revolution. Elle se lit le lendemain; et depuis, Marat s'est glorifie d'en avoir C"te le moteur. Ces lettres ont ete vues par dix per- sonnes; il peut en rester une ou deux dans mes pa- 1 Robespierre, Lettres a ses commettants, n. 10, p. 458, 459. 2 Vadier avait dit de Danton : « Nous viderons bientdt ce turbot farci. » (Note inedite de Camille Desmoulins, sur le Rapport de Saint-Just, trouv^e dans les papiers de Robespierre.) 38 — 446 — piers ; et puis, Marat, en publiant une de mes re- ponses dans son journal, a lui-meme atteste" cette correspondance *. » Du reste, Marat etait encore royaliste a la fin de juillet. II offrait, a cette epoque, a Barbaroux et a Granet, depute des Bouches-du-Rh6ne, un ecrit des- tine aux Marseillais. « L'ouvrage, dit Barbaroux, nous parut abominable ; c'etait une provocation aux Marseillais de tomber sur le Corps legislatif . II fallait, disait-il, sauvegarder la famille royale, mais exter- miner une Assemblee evidemment contre-revolu- tionnaire 2 . » L'insurrection du 40 aout fut preparee, dirigee, executee par quelques bommes inconnus, composant le directoire secret des Federes. Ces Federe's, reunis aux Jacobins, avaient uncoinite central de quarante- trois membres, parmi lesquels cinq furent choisis pour former le comite secret. G'e'taient: Vaugeois, grand-vicaire de l'abbe GrC"goire, e veque de Blois ; Debesse, du departement de la Dr6me ; Guillaume, professeura Caen; Simon, journaliste de Strasbourg; et Galissot, de Langres. A ces cinq membres primi- tifs furent adjoints successivement : Carra ; jour- naliste ; Fournier l'Americain, deja connu de nos lecteurs ; Westermann ; Kienlin, de Strasbourg ; San- terre, Alexandre, commandants de la garde natio- 1 Barbaroux, Memoires, p. 61, 62, 2 Ibid., p. 60, Gl. — 447 — nale du faubourg Saint-Marceau ; le Polonais La- zousky, capitaine des cauonniers du meme faubourg; Antoine, de Metz, ancien royaliste de la Consti- tuante ' ; Lagrey et Garin, electeurs de 1789 2 . Voila quinze noms, dont les plus fameux n'ont pas depasse la notoriete du mepris, et dont le plus grand nombre n'a pu echapper a l'oubli de l'his- toire. Ce sont pourtant les noms des hommes qui briserent le tr6ne de Louis XIY et d'Henri IV, etqui livrerent la France a une serie de revolutions, vieilles deja cle plus d'un demi-siecle. Ce directoire secret des Federes fixa d'abord l'in- surrection au 26 juillet; et il se reunit, dans ce but, la nuit du jeudi au vendredi 26, dans un petit ca- baret du faubourg Saint-Antoine, ay ant pour en- seigne : Au Soleil dOr 3 . cc Ce fut dans ce cabaret du Soleil d'Or, dit Carra, que Fournier l'Americain nous apporta le drapeau rouge, dont j'avais propose l'invention, et sur lequel 1 Le 25 septernbre 1789, Antoine £crivait au Journal de Paris : « Votre assertion accuse directement l'Assemblee nationale de n'avoir ni amour pour la personne du roi , ni les plus simples notions en politique. « Les ennemis de la nation ont ose dire que Ton mettait en question la surete de la personne du roi , et que Ton voulait pri- ver M. le Dauphin de la succession au trone. Apprenez sans retard a la France que la saine partie de l'Assemblee est aussi dis- posee a soutenir les droits du trone que la liberte nationale. » (Prudhomme, Revolutions de Paris, t. I er , p. 36 et 37.) 2 Carra, Annales patriotiques, n. 335, 30 novembre 1792. 3 Ibid. — 448 — j'avais fait ecrire ces mots : Loi martiale du peuple souverain, contre la rebellion du pouvoir executif. Ce fut aussi dans ce meme cabaret que j'apportai cinq cents exemplaires d'une affiche ou etaient ces mots : Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis a mort sur-le-ckamp . Cette affiche, im- primee chez le libraire Buisson, avait ete apportee chez Santerre, ou j'allai la chercher a minuit. Notre projet manqua cette fois par la prudence du maire, qui sentit vraisemblablement que nous n'etions pas assez en mesure dans ce moment l . » Cette invention du drapeau rouge par le Girondin Carra etait une sorte de parodie de la loi martiale votee, sur la proposition de M. de Custines et de Bar- nave, le 30 octobre 1789. Cette loi etait destinee a dompter les insurrections fomentees, a cette epoque, ^ Paris et dans les departements, par les clubs nais- sants et par les agitateurs du Palais-Boyal. Les ar- ticles 2 et 3 de cette loi portaient : « Art. 2. La declaration de la loi martiale se fera en exposant a la principale fenetre de la maison de ville, et dans toutes les rues, un drapeau rouge, et en meme temps les officiers municipaux requerront les chefs des gardes nationales, des troupes reglees et des marechaussees, de preter main-forte. « Art. 3. Au signal seuldu drapeau, tousattrou- 1 Carra, Annates pahiotiques, n. 335, 30 novembre 1792. '. >. •19 — pements, avec ou sans amies, deviennent criminels et doivent etre dissipes par la force l . » Le drapeau rouge ne fut deploye, et la loi mar- tiale ne fut executee qu'une seule fois pendant la Revolution; ce fut le 17 juillet 1791, au milieu de la reunion factieuse operee au Champ-de-Mars pour signer une petition redigee par Danton, Brissot et Laclos. Le drapeau rouge, alors deploye, et dont plus tard la populace souffleta Bailly durant la longue agonie qui preceda son execution, le 10 novembre 1793, etait done le drapeau de la loi, de l'ordre et de la societe; et e'etait, comme nous le disions, par une sorte de parodie, que les Girondins en firent le drapeau de l'insurrection. Ce fut, en effet, Petion qui fit manquer l'insur- rection du 26 juillet. 11 en donna lui-meme les mo- tifs, au mois d'octobre suivant, dans sa polemique avec Robespierre : « Je confesse, dit-il, quele 26 juillet j'ai empeche un mouvement, et je crois que j'ai rendu alors le plus important service. Les mesures etaient si mal prises, que le succes etait, on peut dire, impossible. « Le rendez-vous etait sur le terrain de la Bastille : on devait partir de la a minuit, sur trois colonnes, pour se rendre au chateau, s'emparer du roi et le constituer prisonnier a Yincennes. On comptait sur i Monitcur du 20 au 22 octobre 1789. * 38, — 450 — la garde nationale de Versailles ; et, a onze heures, les officiers municipaux de cette ville vinrent me dire qu'un citoyen se disant depute par les Federes, avait sollicite la veille l'appui de cette garde, mais qu'elle ne se mettrait pas en marche sans savoir pourquoi et sans mon agrement. On comptait sur le faubourg Saint-Marceau ; les habitants de ce fau- bourg n'etaient pas encore prepares. « Un des chefs qui devait conduire 'une colonne se rendit & la mairie, dans le moment oil les officiers municipaux de Versailles y etaient; il me dit qu'on ne s'entendait pas, et qu'il croyait apercevoir quelque trahison. Les Marseillais n'etaient pas encore arri- ves ; de sorte que si le projet eut ete entrepris, et qu'il eiit manque, comme tout semblait l'annoncer, il est impossible de calculerles malheurs qui seraient resultes de cet echec 1 . » Apres cet ajournement, le comite secret des Fe- deres renvoya sa prochaine assemblee au 4 aout sui- vant; mais il y eut, dans l'intervalle, un autre plan d'insurrection pour le 31 juillet. Ce plan, arrete le 30 juillet, dans un cabaret de Charenton, par Bar- baroux, Rebecqui, Pierre Bayle, Heron et Fournier l'Americain, manqua egalement ; il convient nean- moins de l'exposer, pour l'instruction des peuples et pour la honte eternelle des factieux. i Petion, Observations sur la lettre de Robespiene ; cite dans les Me'moires de Barbaroux, p. 52. — 451 — Pour 1' execution de ce projet, les faubourgs de- vaient aller, le lendemain 31 juillet, au-devant des Marseillais, au nombre de quarante mille hommes. « Cette marche , dit Barbarous , ne devait rien presenter d'insurrectionnel. Son seul caractere au- rait ete celui d'une fete fraternelle, ou d'un lionneur rendu, sans requisition, et par un mouvement spon- tane, aux descendants des Phoceens. Cette armee devait placer les Marseillais a son centre, et defiler des faubourgs sur les quais. On aurait dispose un train considerable d'artillerie , de maniere qu'en passant elle l'eut enleve. « A l'H6tel de ville, on eut jete mille hommes pour l'entourer et attendre les commissaires des sec- tions, qui devaient former un nouveau Corps muni- cipal. Quatre cents hommes auraient occupe la mairie 1 ) pour y retenirPetion, et quatre cents autres auraient occupe le directoire du Departement. On devait occuper aussi les postes de 1' Arsenal, de la Halle au ble, des Invalides, les hotels des ministres, et tous les ponts sur la Seine 2 . » Dans ce projet, on n'avait en vue, assure Barba- roux, ni le pillage des Tuileries, ni le massacre de ses i On remarquera que Barbaroux distingue dans son recit VH6- tel de ville de la mairie. La mairie* ou logeait Petion et ou etaient le bureau des administrateurs de police, se trouvait, depuis le mois d'avril 1792, a l'hotel du premier president du Parlement, qui est aujourd'hui la Prefecture de police. - Barbaroux, Memoir es, p. 49, 50. io: habitants. On voulait se borner a bloquer les deux pouvoirs, et a leur imposer l'etablissement de la Re- publique. Soit que les meneurs des Jacobins ne vou- lussent pas se mettre a la merci des Marseillais, soit qu'ils doutassent du succes, soit qu'ils ne fussent pas decides encore k renverser la monarchic , les qua- rante mille faubouriens ne parurent pas ; et les Mar- seillais durent faire leur entree, precedes d'environ deux cents Federes des departements, et de deux douzainescle Parisiens amies de piques etde coutelas. La seconde reunion du directoire secret des Fede- res eut lieu au Cadran bleu, sur le boulevard du Temple. Camille Desmoulins s'y trouva. A huit heures, la reunion se transporta rue Saint-Honore, chez Antoine, Fancien Constituant, dans la maison deDuplay, ou logeaitdeja Robespierre, maison qui portait alors le n° 306, et qui porte aujourd'hui le n° 398. « L'h6tesse de Robespierre fut tellement effrayee de ce conciliabule, dit Carra, qu'elle vint, sur les onze heures du soir, demander k Antoine s'il voulait faire egorger Robespierre. Si quelqu'un doit etre egorge, dit Antoine, ce sera nous, sans doute. II ne s'agit pas de Robespierre, il n'a qu'a se cacher *. » 1 Carra, Annahs patriotiqueSj n. 335, 30 novembre 1792. Ce fait est ainsi confirme par Brissot : « La veille du 10 aout, dit-il, Marat implorait Barbaroux pour le conduire a Marseille ; Robespierre voulait ecarter de la maison qu'il habitait les conseils d'insurrection qui s'y tenaient chez uu ami. » (Brissot, A taus lea republicains de France, p. 14.) — 'irt - Cette reunion du 4 aout fut decisive, non pas pr£- eisement par ses r^sultats immediats, mais parce que les plans de l'attaque du 10 y furent arretes. « J'ecri- vis de ma main, dit Carra, tout le plan d'insurrec- tion, la marche des colonnes et l'attaque du chateau. Simon fit une copie de ce plan, et nous Tenvoy&mes a Santerre et a Alexandre, vers minuit ; mais, une seconde fois, notre projet manqua, parce que Alexan- dre et Santerre n'etaient pas encore assez en mesure, et que plusieurs voulaient attendre la discussion, renvoyee au 9 aout, sur la suspension du roi *. » Tant d'ajournements successifs ne decourageaient personne, parce qu'ils s'operaient sous la protection de la police, et avec le concours d'un maire & jamais meprisable , qui abusait de son autorite municipale pour livrer Paris et la France a son parti. Enfin, la troisieme reunion du directoire secret des Federes eut lieu au moment supreme, dans la nuit du 9 au 10 aout, vers une heure du matin, lorsque le tocsin commencait el sonner dans les eglises, enva- hies par les conjures. Comme tout etait pret, les chefs se distribuerent la besogne. Fournier l'Americain se rendit au faubourg Saint- Marceau ; Westermann, au faubourg Saint- Antoine; Garin, journaliste de Strasbourg, et Carra, & la caserne des Marseillais, au club des Cordeliers. i 1 Carra, Annates patrietiques, n. 335, 30 novembre 17^2. 45 i — La lutte va s'engager dans quelques heures ; 1' As- sembled est d'accord avec les clubs. Louis XYI con- naissait, comme lout Paris, ces preparatifs et ces projets. « Le 8 aout, apresle souper du roi, dit Pel- tier, Leurs Majestes et la famille royale resterent dans la piece appelee le cabinet du conseil ; les mi- nistres et les gentilshommes qui avaient leurs entrees y passerent la nuit 1 . » Quelles mesures avait-on prises pour le salut de la monarchic ? ' Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I", p. 102, 103. LIVRE ONZIEME HESITATION DE LOUIS XVI. Vertus privees du roi. — Elles sont un defaut sur le trone. — Paroles de Malesherbes. — Le roi pouvait sauver le trone par de la resolution. — Temoignage de Bertrand de Molleville et de Barbaroux. — Dispositions des troupes. — Opinion de l'em- pereur Napoleon sur le 10 aout. — Consequences de la faiblesse de Louis XVI. — II etit mieux valu qu'il mourut assassine. — D6sordre moral caus6 par son proces. — Divers projets de fuite. — Louis XVI les rejette. — II negocie, au dernier moment, avec les Girondins. — Offres de ces derniers. — Preparatifs du 10 aout. — Le tocsin. Louis XVI disait un jour a Bertrand de Molleville, son intelligent et fidele ministre, au sujet des transes mortelles dans lesquelles Paris etait entretenu par les preparatifs manifestes du 10 aout : «I1 y a bien des chances contre moi, et je ne suis pas heureux. Si j'etais seul, je risquerais encore une tentative. Oh ! si ma femme et mes enfants n'etaient pas avec moi, on verrait bien vite que je ne suis pas aussi faible qu'on se l'imagine. Mais quel serait leur sort, si les — 450 — mesures que vous m'indiquez n'etaient point suivies du succes ' ! » Ces paroles sont a la fois le plus grand eloge et le plus grand blame qu'on puisse adresser a la memoire de Louis XVI. Comme pere de famille, il ne pouvait rien faire de plus touchant et de plus noble que de sacrifier sa vie, non pas meme a la certitude, mais a la possibility de sauver sa femme et ses enfants; comme roi, il n'avait le droit de songer a lui et aux siens, qu'apres avoir songe & la France. Homere avait admirablement nomme les rois, les pasteurs des peuples. Leurs devoirs sont grands et redoutables, comme leurs droits. Le venerable M. de Maleslierbes disait de Louis XVI, avec raison : « Dans certaines circonstan- ces, les vertus d'une vie privee, poussees jusqu'4 un certain point, deviennent des vices sur le tr6ne 2 . » Louis XVI se perdit, il fit bien pis, il perdit la France partrop d'affection domestique pour les siens, et par trop debienveillance et de douceur pour les hommes. II ne voulut jamais etre defendu jusqu'4 effusion de sang, pas meme contre les plus abominables fac- tions : le 5 octobre 1789, il desarma ses gardes-du- corps qui voulaient repousser les bandes de Mail- lard ; le 10 aout 1792, il desarma les Suisses qui voulaient repousser et qui repoussaient dej^, les i Bertrand de Molleville, Memovres, t. II, p. 262. 2 Hi,!., i. ITT, p. 24. — 157 — bandes cle Santerre. Le malheureux prince ne con- siderait pas qu'en agissant ainsi, il livrait la vie de ses braves soldats aux laches assassins qui ne te- naient aucun compte de sa clemence ; que, de plus, il livrait encore Tautorite, les lois et la societe tout entiere, dont la Providence lui avait confie la garde. Les princes ne sauraient assez mediter sur les fautes graves que commit Louis XVI, comme souve- rain, en ne considerant pas que le pouvoir royal etait la clef de voute de la societe francaise, et que les de- voirs attaches a la couronne lui imposaient l'obli- gation de risquer mille fois sa vie pour preserver ses peuples de leur propre entrainement et de leurs pro- pres folies. Le pen de sang qu'il eut pu en couter eiit coule pour l'ordre et les lois; tandis que le bourreau en fit couler des torrents pour le triomphe et pour la glorification du crime. Un prince, dans la situation de Louis XVI, defen- dant le pouvoir, la religion, la famille, n'a le droit de songer ni a ses enfants, ni a sa femme ; la patrie et le devoir reclament son ame tout entiere ; et, dela- che de tout ce qui n'est pas le triomphe des lois et le salut cle la societe, il n'a besoin que de deux choses : d'ime dpee pour combattre, et de sixpieds de terre pour y attendre les regrets cle son peuple et les accla- mations de la posterite. 3il — 45* — II D'abord, pour un roi, plus encore que pour tout autre, la premiere et la meilleure de toutes les pru- dences , c'est la resolution ; et Ton ne fabriquera jamais un bouclier qui vaille une poitrine nue. Tous les contemporains s'accordent tt le dire : si Louis XVI fut monte k cheval, il eut vaincu l'emeute, disperse les Jacobins, et sauve la France. « Meme le 10 aoiit, dit Bertrand de Molleville, si le roi fut reste au chateau, s'il eut attendu l'arrivee des Suisses de Courbevoie, que son depart devanca d'un moment, il eut repousse l'insurrection de ce fa- tal jour V» Barbaroux, qui ne saurait etre suspect, tient le memelangage. « Toutes les fautes de Santerre, dit-il, la marche lente du faubourg, les mauvaises dispositions del'at- taque, la terreur des uns, l'insouciance des autres, les forces du chateau, tout assurait la victoire k la cour, si le roi n'ei 4 it pas quitted son poste. II parait qu'il eut d'abord l'intention de se battre, puisque, le matin, il avait passe en revue les Suisses et les chevaliers deguises sous leur uniforme. S'il se fut montre, s'il fut monte a cheval, la tres-grande majo- 1 Bertrand de Molleville, Memoires, t. Ill, p. 48. — 159 — rite des bataillons cle Paris E6 iYit declaree pour lui. Mais il aima mieux se rendre a l'Assembiee nationale. « On dit que ce conseil lui fut donne par Roederer, et peut-etre est-ce un coup de politique dont cet excellent administrateur peut s'honorer. La reine n'etait pas de cet avis *. » Une piece officielle et inedite, le rapport circon- stancie sur les evenements du 10 aout, adresse il Petion, d'apres ses ordres, par Le Roux, officier mu- nicipal, ne laisse aucun doute sur les dispositions de la garde nationale. Passee en revue, le matin, dans la grande cour des Tuileries, par Louis XVI, elle l'ac- cueillit, d'apres ce rapport, avec les cris suivants : Vive le roi ! Vive Louis XVI I Vive le roi cle la Constitution! C 'est lui qui est notre roil Nous n'eti voulons pas d' autre ! Nous le voulonsl A bas lesfac- tieuxl A bas les Jacobins I Nous le defendrons jusqu } d la mort! Quit se mette a notre tetel Vive la nation, la loi, la Constitution ! Tout cela ne fait qiCunl « Cescris, etd'autressemblables,ajoutele rapport, furent repetes dans toute la cour par chaque peloton, de troupes. J'observerai meme qu'ils ne partirent que des gardes nationales; les Suisses ne dirent pas un mot ; les canonniers ne dirent rien non plus 2 . » i Barbaroux, Memoires, p. 69, 70. 2 Rapport de J.-J . Leroux, officier municipal, au maire de Paris, sur les evenements du 10 aout. — Cette piece officielle et inedite fait partie des papiers de Petion, deposes a la Bibliotheque imperiale, manuscrits ; — fonds francais, n. 3,274. liasse n. 2. — 460 — Enfin,lejuge supreme de la resistance an desordre, FEmpereur, s'exprimait ainsi surlalulie du lOaout: « Je me trouvais a cette hideuse epoque a Paris, loge rue du Mail, place des Victoires. Au bruit du tocsin et de la nouvelle qu'on donnait Fassaut aux Tuileries, je courus au Carrousel, chez Fauvelet, frere de Bourienne, qui y tenait un magasin de meubles. II avait ete. mon camarade a l'Ecole mili- taire de Brienne. C'est de cette maison, que par pa- renthese je n'ai jamais pu retrouver depuis, par les grands changements qui se sont operes, que je pus voir a mon aise tons les details de la journee. « Avant d'arriver au Carrousel, j'avais ete ren- contre dans la rue desPetits-Champs, par un groupe d'hommes hideux, promenant une tete au bout d'une pique. Me voyant passablement vetu, etmetrouvant Fair d'un Monsieur, ils etaient venus a moi pour me faire crier Vive la nation ! ce que je fis sans peine, comme on pent bien le croire. « Le chateau etait attaque par la plus vile ca- naille. Le roi avait au moins, pour sa defense, autant de troupes qu'en eut depuis la Convention au 43 vendemiaire ; et les ennemis de celle-ci etaient bien autrement disciplines et redoutables. Laplus grande partie de la garde nationale se montra pour le roi; on lui doit cette justice *. » On le voit, Louis XYI, d'apres le temoignage 1 Las-Cases, Memorial de Hainle-Hell'ne, samedi 3 aout 1816- — 161 — unanime des amis, des cnnemis et dcs homnies des- interesses, avait sous la main les elements d'une grande victoire; la monarchic pouvait etre sauvec, la France pouvait etre preservee par un effort genc- reux et energique ; il deserta leur cause et faillit a son devoir. II mourut en martyr ; il devait savoir mourir en roi. Dieu lui aura pardonne dans sa mise- ricorde les malheurs qu'il pouvait empecher en montrant de l'energie ; l'histoire doit le plaindre, et lui appliquer le mot de Tacite sur Galba : Digfius imperio, nisi imperasset ; digne du tr6ne, s'il n'y etait pas monte ! Ill Les consequences de la conduite de Louis XVI ont ete, plus qu'on ne saurait l'exprimer, immenses et fatales. « Le roi est perdu, mon ami, nous le sommes tous, disait au mois d'aout M. de Montmorin a Ber- trand de Molleville. Yous riiez, il y a six mois, quand je vous annoncai la republique ; vous verrez si je me suis trompe ! J'en crois l'epoque bien pres de nous; peut-etre sa duree sera courte : tout dependra du sort du roi. S'il est assassine, la republique ne dn- rera qu'un moment ; mais s'il est juge selon les formes, et par consequent condamne, vous n'aurez 39, — 462 — de longtemps une monarchie; moi, je ne la verrai jamais 1 ! » M. de -Montmorim quand il disait ces paroles, lisait dans l'avenir, avec cette etrange intuition de Tame aux approches de la mort : i] fut massacre a l'Abbaye le 3 septembre. D'abord, pour condamner Louis XVI, la Conven- tion fut obligee d'exalter le sentiment revolution- naire, et de depraver la multitude, afin de lui faire accepter la mort d'un innocent. Calomnies , ou- trages, lachetes contre Louis XVI et contre la reine en particulier; declamations, theories, anathemes contre les rois en general ; la Convention eut besoin de toutes ces ressources, appuyees de la guillotine, pour donner une apparence de legitimite a son for- fait ; et moins elle avait de droit et de raison, plus elle avait besoin d'audace et de cynisme. Qui pourrait calculer l'etendue des ravages causes dans l'esprit des generations par ces execrables doc- trines ! D'un autre c6te, les hommes qui, par entraine- ment, par peur, par interet, eurent le malheur de participer, soit a la chute, soitala mortde Louis XVI, furent, des ce jour, lies, eux et les leurs, aux prin- cipes revolutionnaires. Epouvantes de leur faute, n'osant pas la confesser, ne voulant pas la perpe- 1 Bcrlrandde Molleville, Memoires, i. Ill, p. 37, — i63 — tuer, ils inventerent cette politique batarde qui a porte dans notre histoire le nom dfOrldanisme; systeme dans lequel l'autorite ne saurait elre solide, respectee, sacr^e, parce qu'elle y est fille du des- ordre ; systeme qui peut etre une ressource, quel- quefois ; un principe, jamais ! Une resolution energique dans Louis XYI aurait preserve la France de la confusion et de l'anarchie, Selon toutes les probability, elle aurait reussi a sauver la monarchic ; dans tous les cas, Louis XVI, mort de la pique d'un assassin, n'eut pas ete l'oc- casion et l'objet de l'exaltation revolutionnaire que necessita son jugement ; et aucun parti politique n'aurait voulu se fonder sur un pareil meurtre. Mal- heureusement, Louis XYI et Marie-Antoinette elle- meme resteront eternellement sous le coup de cette parole de Gouverneur Morris, leur ami, ecrite le H juillet 1792, dans son Memorial : «Decidement, le courage leur manque ; c'est ce qui les empechera d'etre vraiment rois 1 ! » L'issue fatale de la fuite de Yarennes, qui eut reussi sans coup ferir avec un peu plus d'energie, avait laisse de profondes impressions dans Tame de Louis XVI. « Je n'entreprendrai pas de fuir une se- conde fois, disait-il a Bertrand de Molleville; j'ai eu trop h souffrir dans la premiere 2 . » 1 Gouverneur Morris, Memorial, t- I er , p. 340. 2 Berlrand de Molleville, Me'moires, t. II, p. 2G3. — 464 — Cependant, il fallait ou combattre ou fuir ; ces deux partis etaient egalement possibles. La garde nationale de Paris, surtout dans les com- pagnies d' elite, formees de bons bourgeois, elait profondement monarchique ; et le roi, malgre ce qu'en ont pu dire quelques historiens, etait encore tres-populaire. II fallut plusieurs annees de clubs, et la presence a Paris de tous les bandits du monde pour alterer la tradition de l'antique royalisme des Fran- cais. Meme pendant le proces de Louis XVI, le fond de l'opinion de Paris etait monarchique. « Dans vos guinguettes , disait alors le feroce redacteur des Revolutions de Paris, des chansonniers glapissaient des complaintes niaises, mais attendrissantes, sur le sort du tyran. J'ai vu, oui, j'ai vu le buveur laisser tomber dans son vin une larme en faveur de Louis Capet. Cette complainte, sur Fair &u. Pauvre Jacques, commence ainsi : mon peuple ! que t'ai-je fait? « On en vend par milliers, elle a fait oublier Thymne des Marseillais 1 . » Un roi, aime ainsi jusque dans les cabarets, pou- vait monter a cheval en toute confiance. D'ailleurs, le personnel des revolutions n'etait encore, k cette 1 Prudhonime, Revolutions deParis, t. XV, p. 52. — 165 — epoque, ni si nombreux, ni si experiments, ni si agucrri qu'il l'est devenu par la suite, et Paris pou- vait etre aisement purge des brigands qu'y avaient attires les deux Assemblies, et que soudoyait la Commune pour le compte des Girondins. IV La fuite etait plus aisee encore, protegee qu'elle eut pu etre par les debris des anciens gardes consti- tutionnels et par le regiment des gardes-suisses. Paiis seul offrait de grandes masses mises en mou- vement par la demagogie ; les villes de province n'avaient que des braillards de clubs; et rien n'eut pu resister en rase campagne k deux ou trois mille bommes de vieilles et bonnes troupes , comme Louis XVI eut pu les reunir. Aussi la fuite fut-elle le moyen de salut auquel les amis du roi s'attache- rent specialement ; malheureusement les projets se croiserent, et l'irresolution de Leurs Majestes fit tout echouer. II y eut jusqu'a sept projets de fuite; le premier, propose par Gouverneur Morris, charge d'affaires des Etats-Unis; les quatre suivants, proposes par Bertrandde Molleville ; le sixieme, par La Fayette ; le septieme, par madame de Stael. Le plan de La Fayette, qui consistait a enlever le — 466 — roi de Paris et a le placer, a Compiegne, au milieu de l'armee, indignee contre 1'attentat du 20 juin, tut rejete sur le peu de confiance qu'inspiraient le de- vouement et la fermete de son auteur \ Le plan de Madame de Stael etait ridicule : il con sistait a faire partir Louis XYI et Marie-Antoinette, sous le deguisement d'un homme d'affaires et d'une femme de cliambre a elle, allant visiter une terre qu'elle ferait semblant de vouloir acheter, aux bords de la mer. M. de Montmorin, a qui ce plan fut remis, rei'usa d'en parler au roi 2 . Le plan de Gouverneur Morris, mieux concerte, consistait dans une sortie furtive de Paris, placant immediatement le roi sous la protection des gardes- suisses; Louis XYI, qui avait eprouve, depuis 1789,le bon sens, la loyaute et l'affection de Moms, lui avait fait remettre environ huit cent mille francs en or, pour 1' execution de ce depart. « Le projet fut si bien concerte, dit Gouverneur Morris, et les mesures si bien prises, qu'il etait impossible qu'il ne reussit pas. Precisement , clans cette conjoncture, le roi y renonca le matin meme du jour ou son depart devait avoir lieu, et lorsque les Suisses etaient deja eche- lonnes en avant, pour proteger sa fuite 3 . » Le Memorial de Morris fait meme connaitre cette iBertrand de Molleville, Memoires, t. II, p. 293, 294. 2 Ibid., t. Ill, p. 44. 3 Gouverneur Morris, Memorial, t. 1"' , p. 345. — 167 — circonstance curieusc, que le gouvernement angiitis lit, en avril 1792, des ouvertures a la famille royale, pour la sauver. On y lit en effet, sous la rubrique cle « Franc fort y 8 juin 1798 : — M. Crawford me dit qu'il etait alle a Paris en decembre 1791 et qu'il y etait reste jusqu'en 1792. II avait entrepris de persua- der a la reine de quitter la France avec le Dauphin , chose que le gouvernement anglais desirait, dit-il, com me un moyen de sauver le roi, et meme la mo- narchic Crawford aurait vu le couple royal deux ou trois fois par semaine, et un plan pour la fuite aurait ete arrange" ; mais la reine changea d'avis, comme d'habitude, et declara qu'elle ne separerait jamais sa fortune de celle du roi. Cette determination, si souvent reprise, ou plutot, comme je le pense, insi- nuee, causa leur ruine *. » Nous ne savons, en effet, rien de navrant comme cesrecits de i'irresolution de Louis XYI. En marge du premier projet de Bertrand de Mol- leville, le roi ecrivitde sa main : « Un depart si pre- cipite, sans preparatifs, et avant d'en avoir prevenu FAssemblee, a trop Fair d'une fuite 2 . » En marge du second, le roi a ecrit : a II est incon- testablement necessaire de s'occuper de la surete ; mais encore faut-il le faire avec dignite ; et je n'en l Gouverneui' Morris, Memorial,- t. lef s p. 350. - Bertrand de Molleville. Metmoiresi t. II, p. W7, 168. — 468 — trouve point dans le plan que vous me proposez '. » Enfm, Louis XYI et la reine parurent ferraement decides , du 2 au 5 aout, a donner les mains et un projet de depart qui consistait a sortir nuitamment de Paris, par la barriere Blanche, et a prendre, sous la protection des Suisses, echelonnC's de village en village, la route de Gaillon. Un marechal de camp, M. Lefort, envoye si Gaillon, et de retour le 5 aout, fitle rapport le plus favorable. Trois millions en or furent immediatement reunis, avec le concours de quelquesamis devoues du roi. Bertrand de Molle- ville procurait 000,000 fr. ; M. de La Rochefoucauld- Liancourt assurait 2,200,000 fr. ; le roi avait 500 louis d'or. Le 7 aout, a six heures, le roi et la reine firentsuspendretous les pr^paratifs ; le9, Louis XVI adressait a Bertrand de Molleville le billet suivant: « Je sais de bonne part que l'insurrection est moins prochaine que vous ne l'imaginez. II est encore pos- sible de l'empecher, ou du moins de la retarder. Je prends des mesures a cet effet; il ne s'agit que de ga= gner du temps. J'ai des raisons pour croire qu'il y a moins de danger a demeurer qu'a fuir ; continuez de veiller avec exactitude, et de m'ecrire avec regula- lite 2 . » Deux raisons arreterent l'execution de ce projet, le dernier de tous ceux que le temps permit de for- 1 Bertrand de Molleville, Memovres, t, III, p. 38. 2 Ibid., p. 39. — 469 — mer; d'un cote, la reine delourna le roi de s'y livrer, par suite des preventions que M. de Liancourt, con- stitutionnel et philosophe, et commandant a Rouen, lui avait inspirees; d'un autre cote, Louis XVI traitait avec les Girondins, par l'intermediaire de Brissot. « Le jour, Hieure, le plan de l'insurrection, etaient fixes, dit Bcrtrand de Molleville; le roi le savait, et pourtant se flattait encore, ou de tout empecher, ou de fuir. J'ai su depuis que, le 9 meme, on traitait avec Pierre Brissot ; qu'un agent secret, autorise du roi, bataillait sur les conditions ; que, pour arreter le complot, cet infaine demandait 12 millions en es- peces ou en lettres de change, et un passe-port pour quitter le royaume. On eut probablement consenti, si la liste civile avait eu cette somme ; mais il est vraisemblable qu'on n'eut achete qu'un delai l . » Cette revelation infamante cadre si bien avec toutes les tergiversations des Girondins, depuis le l er aoiit ; elle se rapporte si exactement atous leurs efforts pour arreter l'emeute, apresl'avoir preparee; enfin, elle e'st appuyee d'ailleurs de tant de preuves, que l'histoire ne saurait serieusement la revoquer en doute. D'abord, Gouverneur Morris declare que, «sur les sommes qu'il avait recues en depot de Louis XVJ, mille louis etaient destines a. payer la correspon- 1 Bertrand de Molleville, Memoires, t. Ill, p. 47. 40 470 — dance secrete des Jacobins, qu'on devait livrer au roi *. » Ensuite, dans le rapport fait, au nom du comite de Salut Public, contre les Dantonistes, Saint- Just declara, d'apresle t^moignage de Danton lui-meme, que, le 9 aoiit, Fabre d'Eglantine negociait avec le roi 2 . Enfin, le 8 juin 1793, a la tribune de la Conven- tion, Chabot, qui avait ete mis dans le secret de la negociation par Gamboulas, depute de l'Aveyron, la denonca a la tribune ; et Camboulas, somme de s'expliquer, repondit : « D'abord, Cbabot est un laehe d'abuser d'une chose que j'aurais pu dire con- fidentiellement ; au reste, ce que j'aidit, ce que j'ai ecrit, est la verite 3 . » C'est au milieu de cet abandon de ses devoirs, au milieu de cet oubli de Louis XIV, d'Henri IV et de tons les chevaliers de sa race, que Louis XVI fut sur- pris, le 10 aout, a une heure du matin, par le tocsin qui sonnait dans les faubourgs de Paris. Une piece de canon etablie k demeure sur le Pont- Neuf, par l'Assemblee constituante, et nominee le i Gouverneur Morris^ Memorial, t. I er , p. 342. - Moniteur dul er avril 1794, Rapport de Saint-Just. 3 Voir 1p Moniteur du 12 juin 1793. Spanoo dp la Conveniion — 1/1 — canon (Palarme, donna, a minuit trois quarts, le ven- drcdi 10 aout, le signal du tocsin. Toutes les cloches des faubourgs se mirent aussitdt <\ tinter d'une ma- niere lugubre ; et la ville entiere fut remplie & Tin- stant meme d'epouvante et de rumeurs l . Louis XVI, Marie- Antoinette, Madame Elisabeth, les ministres, Roederer, procureur general syndic du Departement, Le Roux et Rories, ofiiciers muni- cipaux, se reunirent un instant apres dans la Salle du Conseil, dans cette meme salle maudite oil, de nos jours, un autre roi assiege par l'emeute, a egalement depose, sans combattre, sa couronne, son sceptre et sa main de justice. « Les fenetres du chateau etaient ouvertes, dit Roederer , chacun s'y porta pour ecouter ; chacun nommait l'eglise dont il croyait reconnaitre la clo- che 2 . » Cette insurrection du 10 aout, malgre tout ce qu'on en pourrait croire, fut lente, endormie, dure a arra- cher du lit. Le conjure avait, ce soir-l&, le sommeil pesant, comme Danton. La revolution etait tellement concentree dans les du 8 ; et completer sa version par celle des Revolutions de Paris, t. XVI, p. 567, 568, 569. 1 II fut etabli, apres le 10 aout, un sonneur de tocsin en titre par section. Ces nouveaux fonctionnaires figurent au budget de la ville de Paris. (Compte rendu a la manicipalite par les citoyens Guinot et LesguiUier , de I' administration des domaines , finances et' contributions putliques de la ville de Paris, depuis le 8 mars 1792 jusqu'au 25 aout 1793 inclusvbement, p. 1-Jl.) 1 Rcederer, Chroniquc de cinquante jours, p. 355. — 472 — cabarets, les clubs et les bouges, que lu population laborieuse du faubourg Saint-Antoine lui-meme ne comprit pas tout d'abord le motif etle but de ce tu- multe \ Santerre ne voulait pas partir; il disaitque le chateau etait en force. II fallut que ^Yeste^mann lui mit l'epee sur la poitrine ; encore s'arrela-t-il a l'H6tel de ville, ou sa grandeur l'attacha toute la matinee, car ily fut nomme commandant general de la garde nationale vers cinq heures, apres le meurtre de Mandat 2 . Petion, fort avant dans le secret du coup de main, alfectait unegrande securite. « J'espere qu'il n'y aura rien, disait-il a Rcederer. Des commissaires sont alles au lieu des rassemblements : Thomas m'a dit qu'il n'y aurait rien 3 . » Cette lenteur de l'emeute , cette assurance du maire, calmaient un peu les angoisses des Tuileries ; et Ton repetait en souriant ce mot d'un assistant, qui avait reussi : Le tocsin ne rend pas * ! Cependant, atrois heures, Manuel, procureur syn- dic de la Commune, fit enlever les canons places sur le Pont-Neuf par ordre du commandant general, afin d'empecher la jonction du faubourg Saint-Marceau et du faubourg Saint-Antoine 5 ; et le bataillon de 1 Proces-verbaux de I'Assemlle'e nationale, t. XI, p. 484. 2 Barbaroux, Memoires, p. 69. 3 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 354. i Ibid., p. 358. s Ibid. — 4?;; — Henri IV, poste au Pont-Neuf, laissa cxecuter l'en- levement de ces canons sans resistance. C'etait nn bataillon specialemeut forme cle joailliers et d'argen- tiers, la plupart fort riches, et tremblant pour leurs boutiques. On venait cle parodier, a leur intention, la declaration de la patrie en danger; et des jour- naux avaient public, avec de grandes plaisanteries, la Declaration die quai des Orfevres en danger l . Des avis arrives de toutes parts faisaient connaitre le mouvement immense qui agitait les faubourgs ; quoique lourde et difficile a organiser, Finsurrection prenait une forme, et Ton ne pouvait pas raisonna- blement conserver un doute sur la suite tres-pro- chaine de ce tumulte. II fallait done prendre un parti, pour ne pas se trouver cerne sans issue; les masses, qui grossissaient toujours, ne pouvaient pas tarder a s'ebranler; et, en effet, les colonnes se mirent en mouvement a six heures 2 . l Peltier, Histoire de laRe'volution du 10 aout 1792, t. I er , p. 123. « Ibid.,?. 122. 10. LIVRE DOUZIEME AGONIE DE LA ROYAUTE, Defense du chateau. — Dissimulation de Petion. — Lc comman- dant Mandat est assassine. — Santerre est nomme general de la garde nationale. — Personnes pr£sentes au chateau. — Appa- rition de Petion. — Description des Tuileries en 1792. — Louis XVI se confesse. — La reine ne se couche pas. — Trahi- son de Petion. — Matinee du 10 aout. — On reveille les Enfants de France. — Revue pass6e par le roi. — La cour veut combat- tre. — Les magistrats veulent concilier. — lis d6couragent les troupes. — La famille royale cede et se retire a l'Assemblee. — Marche du cortege. — Le roi arrive a l'Assemblee. — La loge du Logograplie. — Premier coup de canon des Marseillais. I L'insurrection du 10 aout etait si ouvertement preparee et si fermement resolue, qu'on avait du, des la veille, prendre des precautions pour la con- jurer ou pour la contenir. Ces precautions n'avaient pas pu etre sollicitees par la mairie, i'alliee publique de Femeute, mais par l'administration du Departe- ment, formee d'hommes tres-honorables, sinontres- energiques. Des le 9, en effet, Roeclerer s'etait adresse a Petion ; et celui-ci, outre l'ordre de ren- forcer les postes, repondit que le commandant ge- — 476 — neral avait ete autorise" ;\ faire battre le rap pel. Telle etait, en effet, l'etrange organisation donnee par 1'Assemblee constituante a la municipalite de Paris, que les ministres et le roi, completement desarmes, y etaient places sous la sauvegarde du maire. Le lecteur sait ce que valait une telle sauvegarde dans le moment present. II Nous avons de"ja dit que la garde nationale de Paris, divisee en soixante bataillons, formant six legions, n'avait plus, depuis la tin de 1791, de com- mandant general. Chaque chef de legion la com- mandait, a son tour, pendant deux mois. Elle etait alors sous le commandement de Mandat, chef de la quatrieme legion 1 . Jean-Antoine Galiot, marquis de Mandat, demeu- rant rue Chapon, n° 3, etait capitaine aux gardes- francaises, lorsqu'elles se separerent du roi, par suite de l'embauchage de La Fayette, au mois de juil- let 1789. C'etait un homme resolu, un brave mili- taire, depasse comme tant d'autres par le mouve- ment revolutionnaire auquel il avait eii le malheur de ceder ; il travaillait honorablement a reparer sa faute ; et sa mort lui sera, aux yeux de 1'histoire, une suffisante expiation. • Almanack royal de 1792, p. 55'J. — '(77 — Comme parole de Girondin n'etait point, ainsi qu'on Fa dit, parole d'Evangile, Roederer demanda a Mandat s'il etait vrai que Petion l'eut autorise k i'aire battre le rappel. Mandat repondit qu'il n'avait recu aucune autorisation semblable *. Petion avaitmenti, au dernier moment, atin que le roi se trouvai com- pletement sans defense. Petion avait reellement menti, et non pas simple- ment oublie ; car, appele, le 9 au soir, a l'Assem- blee, il dit que « la force publique se trouvant, comme tous les citoyens, divisee d'opinions, la re- querir, ce serait armer une partie des citoyens contre l'autre ; et qu'il allait se borner, comme par le passe, aux moyens de la raison et de la confiance 2 . » II mentait encore k l'Assemblee, apres avoir menti au Departement ; car, nous Tavons deja vu, il etait de connivence avec l'insurrection, et il va se faire en- termer et garder chez lui par quatre cents hommes, afin de decliner toute responsabilite dans l'accom- plissement d'un attentat dont il voulait profiter, sans avoir le courage de le commettre. Ce fut le Departement qui, sur la requisition deRoe- derer, delivra a Mandat une ampliation en forme de la lettre de Petion ; et c'est sur cet ordre indirect que le rappel fut battu 3 . Mandat appela seize bataillons i . 1 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 350. * Moniteur du 11 aout nQ'i. 3 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 351. 1 Peltier, Histoire de la Revolution du, 10 aout. 1792, t. 1", p. 28. — 478 — Si Petion n'avait pas donne l'autorisation debattre le rappel, ce qui eut ete envoyer des defenseurs au roi, il avait neanmoins donne a Mandat l'ordre £crit et signe de repousser la force par la force; ordre completement derisoire, des que la force de Mandat se reduisait a rien l . Tant de temoignages se reunissent pour constater l'existence de cet ordre donne par Petion, qu'il ne serait pas possible dele revoquer en doute. D'abord, Mandat en delivra ampliation au baron d'Erlach, eapitaine aux gardes-suisses 2 , ainsi qu'a divers com- mandants de bataillon ; ensuite, cet ordre, cet ori- ginal, fut hi par M. d'Aubier, gentilhomme ordi- naire de la charnbre, qui offrit plusieurs fois d'en attester la realite 3 . * Cest generalement a la connaissance qu'on aurait eue, a la Commune, de l'existence de cet ordre, que les historiens ont attribue l'assassinat de Mandat; nous montrerons bient6t que cet assassinat eut une 1 La Biographie des contemporains de Rabbe, d'ailleurs fautive en bien des points , dit a tort que Mandat avait recu cet ordre de Petion et de M. Carle, son chef de division. Outre qu'il n'y avait pas de division dans la garde natio- nale, et que Mandat etait son commandant general, M. Carle, r£cemment commandant du 9 e bataillon de la G" legion, venait de passer comme premier lieutenant-colonel dans la gendarme- rie a pied. — Voyez Almanack royal de 1792, p. 561, 565; et Pel- tier, Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I cr , p. 123. 2 Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout, t. I cr , p. 99. 3 Mathon de \a.Vavenne, Histoire particuliere des evenem«nt3,eic, p. 127. — \1 ( .) — autre cause ; et l'existence de l'ordre signe de Petiou ne paralt avoir ete positivement connue des chefs de l'insurrection que beaucoup plus tard. Mandat n'avait pas d'ordre sur lui quand il fut assassine ; il e^tait deja passe, ou il passa alors en d'autres mains, mais Camille Desmoulins declare tenir de tres-bonne source que la menace de le publier decida Petion a sauver la vie a M. Philippe de Noailles, prince de Poix, fait prisonnier le 10 aoiit. « Au moment de l'arrestation de Mandat, dit-il, il fat accuse, a la maison commune, lorsque ce com- mandant general trouvait sur le perron le chatiment de son crime, de lui avoir signe l'ordre de faire feu sur le peuple, le cas d'insurrection echeant; et je tiens de bon lieu que c'est a cet ordre, signe Petion, que Philippe de Noailles a du son salut. « On pretend que, soit que cet ordre leur eut ete remis par Mandat, ou qu'elles se fussent fait livrer, n'importe comment, cet ecrit precieux, des personnes qui touchaient de fort pres le ci-devant prince de Poix, avaient cet ordre dans leurs mains, lorsqu'elles vinrent solliciter Petion de le mettre en liberte ; et comme le maire faisait difficulte de prendre sur lui l'elargissement perilleux du capitaine des gardes, elles le determinerent, par un peril plus grand, a. sauter le fosse ; et, lui montrant ce papier, le mena- cerent, s'il ne sauvait son prisonnier de la guillo- tine, de le conduire lui-meme sous le fatal rasoir par — 480 — le moyen de cet ecrit; et on a preiendu qu'alors Jer6me Petion ne se le fit pas dire deux ibis et trouva une porte de derriere par laquelle il fit sortir le capitaine des gardes, qui court encore 1 . » Toutefois, le texte de cet ordre est reste jusqu'ici un probleme historique , quoique Peltier eut dit qu'il en donnerait la teneur*. L'acte d'accusation des Gironclins , dresse par Amar, mentionne cet ordre, mais ne le reproduit pas 3 . Ill Si Petion avait rendu inutile, entre les mains de Mandat, l 1 ordre de repousser la force par la force, en ne lui donnant pas l'appui de la garde nationale, sa partiality pour I'emeute eclata bien plus encore en refusant des munitions a la garde nationale , quand elle fut reunie. «. Nous nous entretenions ensemble (Rcederer et Petion) de ehoses indifferentes, dit Roederer, lorsque arrivent Mandat, commandant general, et Boubee, secretaire general de l'etat-major, qui se groupent avec nous. Le commandant general se plaint aM. le i Camille Desmoulins, Fragments d'une histoire secrete de la Re- volution, p. 78, 79. 2 Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aoxit 1792, t. I", p. 99. 3 Bulletin dv Tribunal rcrohitionnairc, 2 e partie, n. 34, p. 13G. — 481 - maire de ce que les administratettrs cle police de la municipality lui out refuse cle la poudre. Le maire repond : « Yous n'etiez pas en regie pour en avoir. » Debat a ce sujet. Le maire demande a Mandat s'il n'etait pas pourvu de la poudre reservee des pr£c£- dentes fournitures. M. Mandat repond : « Je n'ai « que trois coups & tirer; et encore un grand nombre « de mes hommes n'en ont pas un seul ; ils murmu- « rent. » Ce colloque finit la. M. le maire dit : « II fait « etouffant ici, je vais descendre pour prendre l'air.» Moi, j'attendais des nouvelles du Departement : je restai, et m'assis dans un coin ■. » Jamais, comme on voit, trabison ne lut plus clai- rement etablie ; mais Panis et les autres administra- teurs de police, qui avaient delivre, t\ l'insu du maire, cent eartoucbes par bomme au bataillon des Marseillais, devaient naturellement en refuser ^ la garde nationale, surtout si sa demande etait irre- guliere. IV Les seize bataillons de Mandat, reveilles par le rappel dans leurs quartiers respectifs , arriverent toute la nuit. Ils furent places successivement dans les cours des Tuileries, du c6te du Carrousel, et sur i Roederer, CJironique de <: in quant e jours, o. 352, 353. 41 — 482 -- les terrasses, du c6te da jardin, savoir : sur la ter- rasse qui bordait le chateau, et que Louis-Philippe a retablie, sur la terrasse qui longe le quai, sur la terrasse des Feuillauts, et enfin au Pont-Tournant, c'est-a-dire a la grille ouvrant aujourd'hui sur la place de la Concorde. Ces seize bataillons formaient un effectif de deux mille quatre cents hommes, avec onze pieces de canon , savoir : trois dans la cour royale , a la grille du Carrousel ; une dans la cour des Suisses; une dans la cour Marsan; deux dans la cour des Princes ; une au Pont-Royal ; une a la porte du Manage, et deux au Pont-Tournant 1 . Neuf cent cinquante Suisses, sous les ordres de M. de Maillardoz, lieutenant-colonel, commandant en l'absence de M. d'Affiy, malade, et de MM. Bach- mann et Zimmermann, majors, occupaient les rez- de-chaussee et garnissaient les escaliers. La gen- darmerie a cheval occupait la place du Louvre ; et environ deux cents gentilshommes amies de pistolets et d'epees, etaient r^unis dans les galeries du cha- teau 2 . Le plancher de la galerie du Louvre avait ete coupe a environ soixante pas du pavilion de Flore ; et un poste de trente Suisses, solidement barricade, defendait ce passage, dans le cas ou le Louvre eut ete pris et la galerie forcee 3 . i Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I", p. 111. 2 Ibid., p. 98, 99, ]00, 101. sjfcid., p. 105. — 483— Le rappel, battu par ordre de Mandat, avait natu- rellement derange les plans de l'insurrection et effraye ses chefs, lis voulaient, comme au 20 juin, envahir le chateau sans combattre. Cest pour cela que Petion avait leurre jusqu'au dernier moment le Departement et les ministres, en leur faisant croire a l'existence d'un ordre qu'il ne voulait pas donner, et sans lequel la garde nationale ne pouvait pas etre reunie. On a vu comment ce mensonge avait tourne contre lui, et comment la lettre ou il annoncait faus- sement l'ordre donne, avait remplace l'ordre lui- meme. Le bruit des tambours appelant les gardes natio- naux dans les rues, ce bruit redoutable et sinistra, connu des temps de revolution et de guerre civile, avait done fort effraye les conjures. lis essayerent, au faubourg Saint- Antoine, d'empecher le rappel de battre; et, comme de tous c6tes, les bataillons etaient deja enmarche vers les Tuileries, ils se por- terent a l'H6tel de ville, pour aviser a une mesure qui romplt les dispositions prises en vue de defendre le chateau. Cest, comme on va voir, pour que la garde nationale restat sans direction, sans ordres et tans commandant, que Mandat, vers quatre heures du matin, lilt appele a l'H6tel de ville, ou les vain- queurs du 10 aoiit inaugurerent leurs exploits en l'assassinant. Cest ce qui resulte tres-clairement des explica- — 484 — tions apportees a l'Assemblee legislative par une deputation de la municipality, explications omises par le Monitear, et consignees clans le proces- verbal officiel de l'Assemblee elle-meme. « Mes collegues et moi, dit l'orateur, nous avions deja parcouru tous les quartiers de Paris, et nous sortions du faubourg Saint- Antoine ; nous etions autorises a croire que les craintes qu'on avait eues s'evanouiraient, et que le calme renaltrait bientot : quel a ete notre etonnement d'entendre, en ren- trant, batire la generale et sonner le tocsin ! Nous avons vu en ce moment une grande fermentation. Nous avons couru a un tambour, a qui nous avons demande par l'ordre de qui il battait la generale ; nous avons demande a etre menes au commandant du premier poste ; la, nous avons appris que c'etait le commandant Mandat qui, des Tuileries, avait donne l'ordre de battre la generale. « Nous avons ete effrayes des suites terribles et funestes que pourrait entrainer un ordre pareil. Nous nous sommes promptement rendus a la maison commune, ou, sur notre rapport, le Gonseil general a. par un arret, casse et annule les ordres donnes par le commandant Mandat. Nous l'avons mande au Conseil; et la il a ete justement repr'imande et ver- tement sermonne 1 . » 1 Proces-veriaux de l'Assemblee naUonalej t. XI. p. 489, 490. — 485 — Mandat n'avait pas et6 settlement reprimands et sermonne ; il avait ete assassinS, mais la deputation l'ignorait, par suite d'une revolution survenue a l'H6tel de ville, depuis qu'elle en etait partie pour venir a l'Assemblee. S'ils avaient ete un pen plus intelligents ou un peu moins aveugles, les Girondins n'auraient pas eu de peine a discerner, parmi les agents revolution- naires qu'ils agitaient, ceux qui etaient destines a les remplacer, a les absorber et a les egorger. Vers une heure environ du matin, cent quatre-vingt-douze soi-disant delegues des sections se presentment a l'H6tel de ville, au nom du peuple, en chasserent les cent quatre-vingt-douze membres de 1'ancienne municipality et s'emparerent de leurs pouvoirs. A quel point ces nouveaux magistrals representaient la ville de Paris, tout le monde le devine. lis avaient ete nommes, vers minuit, dansle tumulte, par sur- prise, apres le depart des membres des sections en armes dans la ville ou autour du chateau. « A la section des Lombards, dit Peltier, il ne se trouva que huit individus pour nommer cinq commissaires. Au total, il y en a eu cent quatre-vingt-douze delegues, nommes par quatre cents revoltes, et voila le V03U du peuple ' ! » On pouvait s'etonner de ces coups de main i Peltier, Ilistoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I", p. 103. 41. — 486 — en 1792; la France a appris depuis lors que toutes les revolutions se font ainsi. V Petion, maire, et Manuel , procureur de la Com- mune, furent les deux seuls membres de l'ancienne municipalite conserves dans leurs fonctions. Le nou- veau Conseil general se donna pour president Syl- vestre Huguenin , « ancien deserteur des carabiniers, ancien commis aux barrieres, ancien supp6t de mau- vais lieu ; » et pour secretaire greffier, un ancien typographe, Tallien, qui redigeait alors, avec une subvention du club des Jacobins, le journal YAmi des Citoyens 1 . C'est vers quatre heures que cette nouvelle muni- cipalite fut installee ; mais l'avis de son instal- lation ne fut officiellement apporte a l'Assemblee qu'a sept heures 2 . Mandat, appele a deux reprises par Fancien Con- seil general de la Commune, hesita et refusa long- temps de se rendre a ses ordres. II avait cet instinct mysterieax de la mort procbaine, qui semble donne a certaines natures. « Dans le meme temps (vers quatre heures), dit 1 Peltier, Histoirc de la Revolution du 10 aoiit 1792, t. I e \ p. 115, 116. 2 Proces-verbaux de l'Assemblee nationale_, t. XII, p. 1. — 187 — Roederer, les con tre vents etaient ou verts dans l'ap- partement du roi, M. Mandat vint dire que la Commune le faisait appeler pour la seconde fois. II n'etait pas d'avis d'y aller. M. de Joly le croyait necessaire au chateau. Je pensai que le commandant general etait essentiellement aux ordres du maire: qu'il etait possible que le maire voulut aller au- devant des rassemblements, et crut avoir besoin du commandant de la force publique. Sur mon avis, Mandat partit, quoique avec peine 1 . » Nous savons deja, par le discours de la deputa- tion municipale, que l'ancien Conseil general elait encore k son poste lorsque Mandat arriva a l'H6tel de ville, et qu'il fut vertement sermonne par lui pour avoir ordonne de battre le rappel, sans l'ordre direct de Petion; mais la nouvelle municipality, qui s'eta- blit en ce moment meme, fit arreter Mandat. Le nouveau Conseil general de la Commune re- prit Finterrogatoire de Mandat, et l'accusa d'avoir requis la force armee sans autorisation legale. Man- dat repondit : « Si j'en avais ete prevenu, j'aurais apporte l'ordre de M. le maire que j'ai laisse dans mes papiers. » Interroge quel jour il avait recu l'ordre du maire, il repondit encore : « II y a trois jours; il est au chateau, je le rapporterai 2 . i Roederer, Clironiquv de cinquante jours, p. 360. - Proces-verbaux de Ja Commune de Paris, Seance du 10 aoiit 1792. — ioO — Par une premiere decision, Mandat dut etre con- duit a la prison de l'H6tel de ville ; mais le Conseil, se ravisant presque aussitdt, ordonna qu'il serait conduit a l'Abbaye, pour sa plus grande surete 1 . Huguenin, qui donna cet ordre, fit un geste hori- zontal, en disant : Qu'on Ventraine* ! II fut entraine jusqu'au perron de l'Hotel de ville, ou on le mas- sacra. « Un coup de pistolet le renverse, des piques et des sabres l'achevent. Le cadavre est jete dans la Seine, malgre les cris de son malheureux lils qui re- clama inutilement le corps de son pere, pour lui rendre les devoirs funebres 3 . » Ce fut la le premier sang verse le 10 aout ; les autres massacres ne commenceront qu'a huit heures. Le lecteur saitdej^. que Danton, pendant son pro- ces, se vantad'avoir fait I arret de mort de Mandat. Robespierre pretend que d'autres en attribuaient I'honneur a Manuel. Quant a lui, il Tattribue entie- rement a RafFron du Trouillet i . L'Assemblee legislative, qui se croyait encore quelque chose, dans les premiers desordres de cette revolution, se donna un instant des airs de dictature. D'abord, elle investit son president, qui etait alors Guadet, des pouvoirs militaires, vacants par la mort 1 Proces-verbaux de la Commune de Paris , Seance du 10 aout 1792. 2 Peltier, Histoire de la Rev olution du 10 aout \ 792, t. I er , p. 119. 3 Ibid. 1 Robespierre, Lettres a ses commetlants, n. 10, p. 158, 459, — 480 — de Mandat; et puis, un membre proposa de nom- mer commandant general, M. Baudin de La Chenaye, chef de la sixieme legion, qui etait present a la barre. L'Assemblee sc ravisa, et passa a l'ordre du jour, en declarant que le commandant etait probablement nomme par la Commune, et qu'il devait tenirimme- diatement ses pouvoirs de la confiance du peuple '. Santerre, simple commandant du premier bataillon de la premiere legion, sous les ordres de M. Bouil- lard de Belair, venait d'etre en effet nomine com- mandant general provisoire, d'une voix unanime, par la Commune insurrectionnelle 8 . Ainsi, les forces chargees de defendre les Tuile- ries passaient, vers cinq heures du matin, sous les ordres de ce brasseur stupide et lacbe qui devait con- duire Louis XVI a l'echafaud! VI L'epouvante etait deja telle, depuis quelques jours, aux Tuileries, et les victimes etaient deja si claire- ment designees, qu'il n'y avait plus de cour. Le vide s'etait fait autour de ce roi et de cette reine, de- couronnespar avance, etThistoire doittenir compte des rares et nobles devouements que rien n'abattit. 1 Proces-verbaux de I'Assemblee nationale. t. XII, p. 5 et 6, 2 Proces-verbaux de la Commune de Paris, Seance du 10 aoiit. - 490 — Quatre dames, quatre amies devouees ne quitte- rent pas un instant Marie-Antoinette, pendant la terrible nuit du 10 aout : Madame la princesse de Lamballe, madame la princesse de Tarente et ma- dame la marquise de la Roche-Aymon, dames du palais, et madame de Ginestous, dame attachee a madame de Lamballe. Cinq autres resterent pres des Enfants de France : Madame de Tourzel , qui etait leur gouvernante de- puis l'emigration de madame de Polignac, et la jeune Pauline de Tourzel, sa fille; madame de Mac- kau, madame de Fitte de Soucy et madame de Yille- fort, sous-gouvernantes. Madame la duchesse de Maille, dame du palais, vint de chez elle, a pied, a travers l'emeute furieuse, cria bien baut qu'elle etait l'amie de la reine, et fit tout au monde pour forcer la garde qui defendait la porte des Tuileries; quelques personnes la reconnu- rent dans le tumulte, et l'arracherent de force au danger qu'elle meprisait trop pour le voir l . Ce jour-la, la science eut aussi ses heros, comme le devouement. Le vieux Le Monnier, medecin du roi, resta inebranlable a son poste. « Pendant 1'attaque du chateau, dit Weber, il n'etait pas sorti du cabinet, et n'avait pas change dc costume. Des hommes, les bras teints de sang, heur- 1 Peltier, Histoire de la Revolution dwlO noul 1792, t. I er . p. 131. — '.ill — terent rudement a la porte; il ouvrit. « Que fais-tu « la? dirent-ils; tu es bien tranquille! — Je suis a « mon poste, re'pondit le vieillard. — Qui es-tu dans « ce chateau? — Je suis le m^decin du roi. — Et tu « n'as pas peur ! — Et de quoi? Je suis sans amies ; « fait-on du mal a qui n'en pent faire? — Tu es un « bon b ; mais tu n'es pas bien ici ; d'autres, « moins raisonnables, pourraient te confondre avec r le reste. Ou veux-tu aller ? — Au Luxembourg. — « Yiens, suis-moi, et ne crains rien. » « On lui fit traverser des haies de balonnettes et de piques. « Camarades, criait-on devant lui, laissez « passer cet homme; c'estle medecin du roi; mais il « n'a pas peur ; c'est un bon b ; » et il arriva ainsi sain et sauf au faubourg- Saint-Germain \ » Environ deux cents gentilshommes, armes de pis- tolets et d'epees, elaient aussi venus pour defendre le roi. C'etait la tout ce qui restait de Trianon et de Versailles, et de ces brillants carrousels ou de laches et d'avides courtisans, maintenant caches, venaient mendier, sous For de leurs habits, un regard du meilleur des rois et de la plus belle des reines. Comme deja le rappel battait dans les rues, le roi fit appeler pres de lui Roederer, procureur general syndic du Departement ; il arriva a onze heures, et se rendit a la salle du Conseil, ou cabinet du roi. 1 Weber, Me'moires, t. II., p. 347. - 492 Louis XVI s'y trouvait, ainsi que la reine, Madame Elisabeth et les six ministres l , M. de Joly, garde des sceaux; M. Bigot de Sainte-Croix, ministre des affaires etrangeres; M. Dubouchage, ministre de la marine; M. d'Abancourt, ministre de la guerre; M. Champion, ministre de l'interieur; et M. Leroux de La Ville , ministre des contributions publiques 2 . Petion, arrive quelques minutes apres Roederer, rendit au roi un compte sommaire de Fetat de Paris; et apres les quelques mots dits a Mandat, arrive aussi en ce moment, mots relatifs aux cartouches re- clames par la garde nationale, et que nous avons rapport^s, le maire descendit dans le jardin. M. Le Roux et M. Bories, administrateurs de la municipalite, passerent aussi une partie de la nuit aux Tuileries ; mais ils n'arriverent qu'a une heure apres minuit. Quelques instants apres la sortie du maire, le roi et la reine se retirerent dans leur interieur. La reine ne se coucha pas , et revint dans la salle du Gonseil a une heure du matin 3 ; le roi ne reparut dans le ca- 1 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 352. 2 Peltier, Histoire de laRevolution dulO aout 1792, t. I er , p.66,67. 3 Nous cherchons a £tre minutieusement exact dans tous ces details, et nous le serons, grdce aux documents de tout genre que nous avons reunis, compares et controles l'un par l'autre. C'est la reine elle-m£me qui dit, dans l'interrogatoire de son proces, qu'elle resta dans son appartement, avec Madame Eli- sabeth, jusqu'a une heure du matin, et qu'elle ne se coucha pas de la nuit. (Bxdletin du Tribunal revolutionnaire , 2 e partie, n. 24. s — m — binet qu'a cinq heures; mais les details de ce drame interieur exigent une idee generale de l'etat des Tuileries et des environs, a cette epoque; et nous allons en esquisser rapidement les traits princi- paux. Le chateau des Tuileries est form6, comme on sait, de cinq pavilions, lies entre eux par des gale- ries. Le pavilion du quai, qui touche au pont Royal, se nomme le pavilion de Flore. Madame Elisabeth y avait son appartement. On entre dans ce pavilion par un grand et magnifique escalier dit l'escalier des Princes. Un embranchement de cet escalier, di- rig6 sur le jardin, conduit, a gauche, vers une ga- lerie souterraine qui aboutit si la terrasse du bord de Peau; adroite, a une grille qui existe encore, et nommee lagrille de la Heine. Par cette grille s'echap- perent, pendant le massacre, les gentilshommes ac- courus a la defense du roi. Une longue et belle galerie, dite la galerie des Carraches, et situee au premier etage, lie le pavilion de Flore aux trois pavilions du centre, dont le plus elev6, surmonte d'un ddme elegant, a pris le nom de pavilion de l'Horloge, depuis que Sergent, mem- bre de la Convention et du comite des arts et monu- ments, y fit placer, en 1794, unehorloge deLepaute. Sous la galerie des Carraches, et a peu d'elevation au-dessus du sol de la cour, elaient les grands appar- 4-2 — 494 — tements de la peine. Ses petits appartements etaient au-dessus de la galerie. Le premier etage des trois pavilions du centre formait les appartements du roi, composes de la salle du Billard, du salon du Grand-Couvert, de la chambre du Conseil, d'une magnifique salle, dite alois salle du Lit et depuis salle du Tr6ne, de l'QEil- de-Boeuf, aujourd'hui salle des Marechaux, et de diverses salles des gardes. Les appartements del'in- terieur du roi, composes seulement de deux pieces, donuaient sur le jardin. Ces deux pieces etaient la- terales & la chambre du Conseil et & la salle du Lit. Les deux appartements du roi aboutissaient au grand escalier des Tuileries, situe dans le pavilion de l'Hor- loge; escalier a deux rampes, detruit depuis 1830, et remplace par Fescalier droit, construit par le roi Louis-Philippe. Au rez-de-chaussee et au deuxieme etage des trois pavilions du centre, c'est-&-dire au-dessous et au- dessus des appartements du roi, etaient d'abord les appartements des Enfants de France, ensuite ceux de madame de Lamballe et des diverses personnes atta- chees a la cour. Tout le reste des Tuileries, depuis Fescalier jus- qu'au pavilion Marsan, comprenait la chapelle, le theatre de Servandoni, et les appartements qu'a- vaient occupes, avant leur depart pour Rome, Mes- dames, tantes du roi. La chapelle est encore ce — 495 — qu'elle etait alors. Le theatre, construit par Servan- doni, etqui servit quelque temps de Theatre-Fran- cais, avant la construction de l'Odeon, devint, au mois de septembre 1792, la salle de la Convention. Cette portion des Tuileries a subi de grandes modi- fications, depuis que Bonaparte, premier consul, s'e- tablit dans le palais. Du cote de la place du Carrousel, fort restreinte alors, puisqu'elle ne depassait pas l'alignement de la rue Saint-Nicaise, poussee jusqu'au milieu de la place, les Tuileries etaient bordees et closes par cinq cours. Du pavilion de Flore au premier pavilion du centre, inclusivement, etait la cour dite des Princes. Du premier au troisieme pavilion du centre, exclu- sivement, etait la grande cour, dite Royale. Du troisieme pavilion du centre au pavilion Marsan, inclusivement, etait la cour dite des Suisses; enfin, a la suite du pavilion Marsan, et sur le terrain de la rue de Rivoli, etait la cour des Ecuries. Ce nom lui venait des ecuries du roi, qui occupaient alors le terrain sur lequel s'elevent aujourd'hui le passage Delorme et les constructions comprises entre la rue de Rivoli et la rue Saint-Honore. A l'ouest du chateau des Tuileries, cina terrasses bordaient le jardin. Celle qui regnait le long du chateau, et qui etait, comme aujourd'hui, ornee de vases et de statues, senommait laterrasse du Palais. — 496 — Celle qui coumit du pavilion Marsan a la place Louis XY, se nomrnait terrasse des Feuillants, a cause du couvent de l'ordre des Feuillants, du dio- cese de Rieux, dont le jardin occupait une grande paitie des terrains couveris aujourd'hui par les mai- sons de la rue de Rivoli, entre la rue de Castiglione et la rue d 1 Alger. Cette terrasse etait coupee a cette e"poque par les deux memes escaliers qui s'y voient encore a present. Celui qui fait face a peu pres a la rue du Vingt-Neuf Juillet, conduisait alors k un cafe, situe hors de la Terrasse, nomme le cafe Hottot, rendez-vous ordinaire des motionnaires et des fac- tieux, qui allaient applaudir ou huer des tribunes ; celui qui fait face a la rue de Castiglione conduisait a l'Assemblee nationale, siegeant au Manege, dont nous parlerons tout al'heure. La terrasse parallele a celle des Feuillants, et qui ailait du pavilion de Flore a la place Louis XY, se nomrnait terrasse du bord de l'eau. Enfin, la cinquieme terrasse, qui bordait la place Louis XY, etait, comme aujourd'hui, coupee en deux; la portion comprise entre la grille actuelle et le quai, se nomrnait esplanade du Dauphin, et la portion comprise entre la grille et le Garde-Meuble se nomrnait esplanade de 1'Orangerie. Le fosse qui entourait toute la place fermait aussi le jardin, a l'ex- tremite de la grande allee ; et ce fosse etait couvert, — i97 — a l'endroit ou est la grille, par un pont (ournant que Ton ramenait chaque soir. Tl ne nous reste plus qu'a indiquer au lecteur l'emplacement et les abords de l'Asse.nblee natio- nale, dans laquelle va se denouer le drame du 10 aout. La portion de la rue de Rivoli comprise entre la rue de Castiglione et le pavilion Mar.-an etait alors une cour, dite la cour du Manege. Elle etait fermee, d'un cute, par le mur qui la separait des Tuileries; de l'autre, par la cloture des jardins du couventdes Feuillants et des hotels de Noailles et de Breteuil. Un etroit passage, menage le long- du pavilion Mar- san, donnait entree dans la cour des Ecuries, et de la sur la place du Petit-Carrousel, situee juste au bout de la rue de l'Echelle. A l'autre extremite de la cour du Manege, sur le terrain de la rue de Rivoli, et juste devant les mai- sons portant les numeros 230 et 232, se trouvait l'ancien Manege des Tuileries, ou avait siege l'As- semblee constituante, et ou siegeait l'Assemblee legislative i . Un passage, situe a l'extremite occi- dentale, dans le sens des arcades qui menent a la rue Saint-llonore, donnait entree a l'Assemblee : et c'est par ce passage et par l'escalier ouvrant sur les 1 Lorsque l'Assemblee constituante se transporta de Versail- les a Paris, le 12 octobre 1789, elle siegea d'abord, et pendant quelques jours, a l'Archeveche, jusqu'apres l'achevement des trayaux fails au Manege. 42. — 498 — Tuileries, en face de la rue de Castiglione, que ve- nait Louis XVI, quand il se rendait au milieu des representants. Les deputes entraient habituellement a l'Assemblee par deux ou trois cours du convent des Feuillants, ouvrant sur la rue Saint-Honore, en face de la place Vend6me. Revenons maintenant a Louis XVI et a Marie- Antoinette, rentres clans leurs appartements un peu avant minuit. Louis XVI s'attendait evidemment k perir. II parlait souvent de sa mort prochaine, dit Dumouriez, et toujours avecle plus grand calme. Plus chretien que roi, il s'occupa du salut de son ame, ayant peut- etre desespere du salut de son peuple. II avait pour confesseur le pere Francois-Louis Hebert, general de la congregation des Eudistes, massacre le mois suivant aux Carmes. Le martyr du 2 septembre ecouta et consola le martyr du 21 Janvier. « Retire dans son interieur, dit Peltier, il s'occu- pait des devoirs que ses vertus religieuses lui inspi- raient. II vit son confesseur, l'abbe Hebert; et, comme une victime devouee, il se preparait a tous les evenements, avec la resignation la plus calme et la plus modeste l . » Apres l'accomplissement de ses devoirs religieux, Louis XVI se jeta, tout habille, sup un meuble, et dormit jusqu'a quatrehenres et demie. i Peltier. Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I er , p. 125. — 499 — A la place de Louis XVI, ses nobles aieux, Louis XIV, Henri IV, Francois I or , saint Louis lui- meme ne se seraient peut-etre pas confesses, et sure- ment ne se seraient pas couches; et, dans tons les cas, les droits du chapelet n'eussent rien usurpe, chez eux, sur les droits de l'epee. Le dieu des armees doit accueillir ceux qui tombent en combattant poor la loi. Mais, abstraction faite des grandes vertus mi- litaries et royales qui manquerent h Louis XVI, on ne saurait refuser son admiration et son respect a cette resignation sublime qui sommeille au bruit du tocsin et dans l'attente de la mort. Parmi ces milliers de miserables, ivres de demagogie et de vin, que des factieux allaient lancer a l'assaut de la monar- chic, du pouvoir et des places, il n'y en avait certai- nement pas un seul qui approchat de ce noble aban- don et de ce courage. Marie-Antoinette ne dormit pas. A une heure et demie, elle rentra dans la salle du Conseil, et ques- tionna les deux officiers municipaux, Le Roux et Do- ries, qui venaient d'arriver. « Nous montames, dit Fun d'eux, dans les appar- tements ; nous allames dans la salle du Conseil. Nous y trouvames la reine, Madame, fille du roi, et Ma- dame Elisabeth; deux dames que je sus depuis etre madame de Lamballe et maclame de Tourzel ; les six ministres, dont je ne connaissais que nos trois an- ciens collegues; M. Mundat, commandant general de - 500 — la garde Rationale, M. de la Chenaye, chef de legion, quelques autres officiers et environ une vinglaine de personnes sans uniforme. Le reste des appartements pouvait contenir cent cinquante a deux cents per- sonnes, sans parler des gardes nationaux et des Suisses. On nous dit que M. Rcederer etait a reposer dans une piece a c6te l ; il pouvait etre alors une heure ou une heure et demie apres minuit. « Apres avoir repondu pendant quelque temps aux questions que nous faisaient la reine, Madame Eli- sabeth et quelques autres personnes, on nous an- nonca que M. le maire avait ete mande a 1'Assem- blee nationale, qu'il s'y etait rendu; et, vers deux heures et demie, nous apprimes qu'il etait retourne a la maison commune 2 . » Ces derniers mots de Le Roux, rapprocbes d'un passage tres-precis de Ro3derer, font connaitre que c'est entre onze heures et demie et deux heures et demie, que Petion accomplit sa trahison infame, sur laquelle jusqu'ici l'histoire n'a pas voulu etre eclai- ree, ou n'apasose etre sincere. Ce n'est pas a la maison commune ou a THotel de ville que Petion s'etait retire, a deux heures et demie; i Rcederer, qui parle un peu legerement, dans sa Chronique, du sommeil du roi , a eu soin de ne pas mentionner le sien. 2 Rapport de J.-J. Le Roux. officier municipah au maire dc Paris. sur les evenements du 10 aoilt. (Papiers de Petion, Bibliotheque imperiale, manuscrits;—fonds frangais, n. 3,274, liasse n.2.} — 501 — c'etait a la mairie, a l'h6tel actuel du prel'et de po- lice, c'est-a-dire chez lui, ou l'attendaient quatre cents hommes pour le consigner, sur sa propre de- mande, afm de livrer les Tuileries etla monarchic a l'emeute, sans que son honneur de maire fut entache de la honte d'un tel crime. Precisons bien, pour la lecon de tous les magis- trals a venir, les details de cette ignoble comedie. Petion avait promis son coneours a l'emeute. Ce concours devait consister a la laisser faire, a ne lui opposer aucun ore! re, aucune force. Pourcela, Petion avait besoin de paraltre opprime et retenu lui- meme dans son h6tel par l'insurrection victorieuse. Et pour qu'on ne melte en doufce aucune circonstance de ce plan, voici comment Petion le raconta, deux mois apres, dans une reponse a Robespierre : aCarra m'avait aussi prevenu;il m' avait ajoute de plus : Nous vous mettrons en regie; on voits em- pechera de sortir... Eh bien! apprenez maintenant que, quoique Ton eut projete de me consigner, on oubliait, on tardait de le faire. Qui croyez-vous qui envoya, par plusieurs fois, presser Vexecution de cette mesure? C'est moi, oui, c'est moi! parce qu'aussitot que je sus que le mouvement eiait ge- neral, loindepenser a I'arriter, fctais re'solu a le favoriser l ! '» i Observations de Petion saw la letire de Robespierre ; cite dans \esMemoires de Barbaroiue, p. -12. - 502 — Cette felonie pr- cret, et c'est de la ({u'il envoya, par plusieurs fois, pressor V execution de cette mesure. En effet, vers line heure du matin, une soi-disant deputation de la municipality se presenta a la barre de l'Assemblee, pour temoigner de I' inquie- tude qu on avait sur le maire, qui n avait pas paru depuis deux heures *. Le piege etait si grossier, que plusieurs deputes, qui avaient vu Petion se prome- ner, depuis deux heures, dans ie jardin, et qui n'e- taient pas dans le secret, prirent la parole, et assu- rerent que, depuis deux heures , ils avaient vu plusieurs fois M. le maire autour de la salle de l'As- semblee nationale 2 . C'est de 1& que le maire faisait partir ses deputations. Quelques instants apres, arrive une lettre, signee des administrateurs de police. L'Assemblee en or- donne la lecture. « Les administrateurs annoncent, ditle proces-verbal ofticiel de la seance, qu'a cliaque instant on vient & la Commune pour leur demander le maire de Paris, qui est alle au chateau, oil il est environne d ' hommes qui paraissent avoir des vues per/ides contre lui; ils disent que l'Assemblee pent seule le tirer du danger 3 . » A la lecture de cette lettre, l'Assemblee rend un 1 Proces-verbaux de VAssembtee nationale. Seance da 10 aoiit, t. XI, p. 482. 2 ma., p . 483. 3 Ibid. — 504 — d^cret qui ordonne au maire de comparaitre , a l'in- stant meme, & sa barre, pour rendre compte de cequi se passe. Le decret est expedie sur-le- champ ; et un liuissier de l'Assemblee, precede de deux gendarmes nationaux, portantdes torches, valeremettreaPetion. Petion arriva au bout de quelques instants, et dit, avec l'hypocrisie la plus profonde, « qu'occupe" tout entier de la chose publique, il oublie facilement ce qui lui est personnel; qu'il est vrai que lorsqu'il a ete au chateau, on Va assez mal accueilli; qu'il a entendu tenir contre lui les propos les plus forts, des propos qui auraient ele propres k deconcerter un homme quiaurait cru ne pas avoir d'ennemis; mais que lui, qui sait bien qu'il en a un grand nombre, que son amour pour le bien public lui a merites, ii'en a point ete effraije. II ajoute qu'on a pris toates les precautions que les circonstances pouvaient permet- tre, pour assurer la tranquillite publique, et qu'au- tant qii'onpouvait leprevoi?^ I'ordre pourrait etre mainttnu i . » Le president invite Petion aux honneurs de la seance, si I'exercice de ses fonctions peut le luiper- mettre; mais il traverse seulement une partie de la salle; et , sentinelle vigilante, il retourne a son poste 2 . 1 Proces-verbaux de l'Assemblee nutionaJe, Seance du 10 aoiit, t. XI, p. 484. « Ibid, — &05 — II n'y avait pas un seul mot de vrai dans ce dis- cours de Petion. D'abord, cette sentinelle vigilante s'en allait chez elle, dans sa chambre, se cacher et se faire garder, afin d'etre dispensee de rien voir. En- suite , loin que toutes les precautions eussent et6 prises, et que l'ordre dut etre maintenu, Petion s'en allait piecisement pour assurer le triomphe de l'e- meute, puisque, d'apres ses propres paroles, loin de penser a I'arreter , il etait resolu a la favoriser. Enfin, il n'avait coura aucun danger d'aucune sorte aux Tuileries , puisqu'il n'y £tait pas reste plus de vingt minutes, employees a causer avec Roederer de choses indifferentes 1 . Voici, en effet, l'emploi tres-detaille du temps de Petion dans le jardin, depuis onze heures et demie, quand il y descend, jusqu'a deux heures et demie, quand il se rend a la mairie. Petion descendit par le grand escalier, et resta longtemps assis, au frais, sue les marches de la ter- rasse, a la sortie du pavilion de l'Horloge. « Descendu du chateau dans le jardin, dit Peltier, il fut entoure d'un»groupe de vingt grenadiers nationaux. II resta longtemps assis sur les marches de l'escalier de la terrasse, avec un officier municipal, M. Sergent, qui l'accompagnait \ » De la, Petion alia se promener sur la terrasse des 1 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 352. * Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I", 117. 43 — 506 — Feuillants, ou plusieurs deputes le rencontre-rent, autour de la salle de V Assemblee nationale, et il descendit enfin dans la grande allee des Tuileries, ou R(]ederer le rencontra pour ne plus le quitter d'un instant. « Je descendis seul, dit Roederer, pour prendre Fair aussi... Je me dirigeai vers la grande allee, dans J'intention d'aller jusqu'au Pont-Tournant. Alors un groupe venait du cote de V Assemblee nationale. C'etait Petion avec des ofticiers municipaux et des membres de la Commune, accompagnes de jeunes gardes nationaux sans armes, qui chant aient et fold- traient autour des magistrals et du maire. Petion me propose de faire un tour ensemble : — Volontiers. « Nous prenons la terrasse le long du quai, tou- jours suivis de quinze ou vingt jeunes gens de la garde nationale, qui se tenaient par le bras et cau- saient gaiement entre eux... M. le maire me parut plus tranquille que moi . . . « Nous remontions au chateau ; nous etions au bas du grand escalier, lorsqu'on vint dire a Petion que l'Assemblee le mandait. II y alia. Moi, je remontai dans les appartements l , » Yoila le recit lidele des propos qu'ava'it entendus, et des dangers qu'avait courus Petion au chateau des Tuileries. 1 Roederer, Chroniquc dc cinquante joyrij p. §53, 354, 355. — 507 — « II ne passa point par le jardin, dit Peltier, mais il traversa le passage et la eour des Feuillants, et s'en alia chez lui, ou il fut garde et consigne par le peuple '. » La voiture de Petion etait restee, avec les ordon- nances qui l'accompagnaient, dans la grande cour des Tuileries. L'officier municipal Le lloux la ren- voya & trois heures ^. Ainsi tout conspirait a la chute de la monarchic ; le commandant general Mandat etait assassine, et le maire de Paris, d'accord avec les factieux, allait s'en- fermer chez lui pour leur abandonner leur proie 3 . 1 Peltier, Histoire dela Re'volv.tion dwlO aout 1792, t. I er , p. 184. 2 Rapport de J. -J. Le Roux, officier municipal^ au maire de Paris, sur les eve'nements du 10 aout. 3 Afin que le lecteur ait une idee de l'exactitude avec la- quelle a ete ecrite l'histoire de la Revolution, nous mettons sous ses yeux le recit de deux historiens celebres, au sujet de la conduite de Petion, pendant la nuit du 10 aout. — « Le roi avait fait appeler Roederer, procureur-syndic du Departement de Paris, dit M. de Lamartine ; Pethion n'etait pas au chateau; il arrive, rend compte au roi de l'etat de Paris, refuse de la poudre au commandant general Mandat, qui se plaint a lui de n'avoir que trois coups a tirer par homme. Sous pretexte de l'extr6me chaleur qui l'incommode dans le cabinet du roi, Pethion sort, entraine Rosderer : ils descendent ensem- ble dans le jardin. Pethion est entoure d'officiers municipaux affides et de jeunes gardes nationaux qui chantent et foldtrent autour de lui. Ce groupe de magistrats et de gardes nationaux se promene tranquillement aux clartes de la lime, sur la ter- rasse du bord de l'eau, en s'entretenant de choses legeres, comme dans une soiree de fete. A l'extremite de la terrasse, ils entendent battre le rappel au chateau. Ils reviennent. Le ciel etait pur, l'air immobile. On entendait distinctement le tocsin des faubourgs. Pethion, qui affectait une impassibility stoi'que et qui dissimulait le danger, laissa Roederer remonter seul au^ — 508 — L'histoire ne fletrira jamais assez de telles trahi- sons commises sous les insignes sacres de l'autorite pres du roi. II resta dehors, sur la terrasse, pres du grand esca- lier. II craignait pour ses jours. « Quoique la nuit ne fut pas obscure, le chateau projetait son ombre tres-loin sur le jardin. On avait allume des lampions poses sur les dalles de pierre qui bordent la terrasse. Quelques grenadiers des Filles-Saint-Thomas, dont le bataillon station- nait sur cette terrasse, et qui abhorraient dans Pethion l'insti- gateur secret de l'insurrection, eteignirent du pied les lam- pions et se presserent autour du maire, comme pour faire de ui un otage. Pethion comprit le mouvement. II entendit des mots, il entrevit des gestes sinistres. « Sa tete repondra des « £venements de la nuit, » dit un grenadier a ses camarades. Masquant ses craintes sous une attitude rassuree, Pethion s'as- sit sur le rebord de la terrasse, au milieu de quelques officiers municipaux , a quelque distance des grenadiers. II causa Iran- quillement une partie de la nuit avec ceux qui l'entouraient. On murmurait tout haut au chateau et dans les rangs des defenseurs du trone , que , puisque Pethion avait eu l'audace de venir affronter la vengeance des royalistes , il fallait le retenir et l'exposer lui-m^me aux coups qu'il preparait a la monarchie. Un officier municipal, nomine Mouchet, voyant Pethion dans le piege et averti par un signe d'intelligence du maire, courut a l'Assemblee nationale et parla a plusieurs membres : « Si vous « ne mandez pas sur-le-champ le maire de Paris a votre barre, « il va etre assassine ! » dit-il. « Louis XVI, agenouille" devant Dieu, et le cceur plus plein de pardon que de vengeance, ne songeait point a un assassinat. L'Assemblee feignit de croire a une pensee criminelle de la cour. Elle manda le maire. Deux huissiers, precedes de gardes et de flambeaux , vinrent avec appareil signifier le decret libe- rateur a Pethion. Au meme instant, le ministre dela justice l'en- voyait prier de monter chez le roi. « Si je monte, dit-il , je ne « redescendrai jamais. » P6thion se rendit a l'Assemblee, et de la a l'Hotel de ville. II y fut retenu par ses complices de Charen- ton et ne reparut plus au chateau. » (Lamartine , les Girondins, liv. XXI, p. 141 et suivantes.) — « Tous les membres du directoire s'etaient rendus au cha- teau, dit M. Thiers. Le vertueux due de La Rochefoucauld s'y trouvait; Roederer, le procureur-syndic, y etait aussi; on avait mande Petion, qui y arriva avec deux officiers municipaux. On obligea Petion a signer l'ordre de repousser la force par la force, — 509 — publique; et le nom de Petion restera encore plus hideux dans le souvenir des hommes que son corps devore par les chiens dans les landes de la Gironde. Tous ces evenements avaient amene le jour. « Au moment qu'on entendit la voiture de M. le maire sortir de la cour, dit Roederer, on ouvrit un conirevent du cabinet du roi pour voir ce que e'etait. Le jour commencait a luire. Madame Elisabeth alia a la croisee; elle regarda le ciel, qui etait fort rouge, et elle dit a la reine, qui etait restee au fond du ca- binet : Ma sceur, venez done voir le lever de I'an- rore; et la reine y alia. Ce jour, elle vit le soleil pour la derniere fois l . » Les colonnes des insurges n'etaient pas encore en mouvement ; mais de sombres et de lointaines rumeurs troublaient le silence habituel de la ville a cette lieure. On eveilla les Enfants de France, et la reine les fit venir pres d'elle, pour ne plus s'en separer que dans la tour du Temple, quelques jours avant sa mort *. Louis-Charles, dauphin de France, avait sept ans et demi, etant ne le 27 mars 178o; et Marie- et il signa, pour ne pas paraitre le complice des insurges. On s'etait r£joui de le posseder au chateau, et de tenir en sa per- sonne un otage cher au peuple. L'Assemblee , avertie de ce dessein, l'appela a sa barre par un decret; le roi, auquel on conseillait de le retenir, ne le voulut pas, et il sortit ainsi des Tuileries sans aucun obstacle. » (Thiers, Histoire de la Revolution froncaise, t. II, p. 263.) 1 Roederer, Chroniqne de cinquante jours, p. 359. 8 Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout 17'92, t. I er , p. 125» 43. — 510 — Therese-Charlotte, Madame, fille du roi, avait treize ans et huit mois, etant nee le 19 decembre 1778. C'etait commencer de bien bonne heure la carriere de douleurs qu'elle a terminee le 8 octobre 1851 . II etait quatre heures, selon Rcederer, lorsque le roi, retire dans son interienr depuis minuit environ, reparut dans son cabinet. «I1 s'etait probablement couche, dit-il ; car en rentrant il etait tout depoudre, et avait sa frisure aplatie d'un cote, ce qui contra- stait estrangement avec la poudre et les cheveux boucles de l'autre \ » Le Roux, plus minutieusement precis, fixe a cinq henrescetle rentree du roi. « Je m'assoupis, dit-il, le coude appuye sul' la table du Conseil, et je fus reveille par l'arrivee du roi : il etait environ cinq heures 2 . n Ces indications font connaitre l'heure precise k laquelle le roi descendit dans les cours pour passer la revue des troupes; car il descendit environ une demi-heure apres sa rentree dans le cabinet. L'officier municipal Le Roux accompagna le roi dans sa revue ; son temoignage a done sur tous les autres recits le merite d'etre direct , personnel et tres-circonstancie . Le lecteur sait deja, par le temoignage de 1 Rcederer, Chronique de cinquante jours, p. 359, 360) 2 Rapport de J.-J. Le Roux, of frier municipal, cm make de Park, sur les e'venements du 10 aoiU. - 511 — Lo Roux, l'accueil qui fut fait au roi dans les cours du chciteau. La garde nationale cria sur son passage : Vive le roi ! Yive Louis XVI ! Vive le roi de la Con- stitution ! Nous le voulons ! Nous n'en voulons pas d'autre ! A bas les Jacobins ! A bas les factieux ! Qu'il se mette a notre tete ! nous le defendrons jusqu'a la mort ! ! L'accueil fait au roi, dans le jardin, par les gardes nationaux places sur les terrasses et au Pont-Tour- nant, pour n'avoir pas ete aussi chaleureux, n'eut pas cependant le caractere que les historiens luiont donne. Les abominables injures qui le poursuivirent ne partirent pas de la garde nationale elle-meme, ainsi que le declare Le Roux , temoin oculaire. « Peu de cris de : Vive le roi ! dit-il ; beaucoup de cris de : Vive la nation! Viventles sans-culottes ! a. bas le roi ! a bas le veto! a bas le gros cochon ! Mais je puis attester que toutes ces injures ne furent re- petees, depuis le Pont-Tournant jusqu'au parterre, que par une doazaine d'hommes, parmi lesquels etaient cinq ou six canonniers, qui suivirent le roi absolument comme les moucbes l'animal qu'elles se sont acharnees a tourmenter 2 . » Neanmoins, ces horribles paroles, arrivees jusqu'aux appartements, navrerent la coeur de la reine. Elle se mit a pleurer. 1 Notes et explications de J.-J, Le Roux, ajoute'es a son rapport, note a. 6. - Ibid. , note n. 7. — 512 - « Les ministres mirent la tete a la fenetre, dit Rce- derer; M. Dubouchage, tres-emu, s'ecria : « Grand « Dieu ! c'est le roi qu'on hue ! Que diable va-t-il « faire la-bas?allons bien vite le chercher.~» Aussit6t, lui et M. de Sainte-Croix descendirent au jardin. La reine alors versa des larmes sans dire un seul mot. Elle s'essuya les yeux a plusieurs reprises. Elle passa dans la chambre a coueher du roi pour attendre son retour. Elle avait les yeux rouges jusqu'au milieu des joues '. » Independamment de l'officier municipal Le Roux, le roi avait ete accompagne dans cette revue par MM. de Roissieu etde Menou, marechaux de camp; par MM. de Maillardoz et de Rachmann , officiers suisses; par M. de Lajeard, ancien ministre de la guerre ; par M. de Sainte-Croix, par M. de Rriges et par M. le prince de Poix, qui vinrent l'y rejoindre 2 . L'acte d'accusation dresse con t re Marie -Antoi- nette, par Fouquier-Tinville, impute a la reine un acte qui se serait accompli au moment oule roi reve- nait de la revue. Elle lui aurait presente un pistolet en lui disant : « Voici, Monsieur, le moment de vous montrer. » Quoique ce fait ait ete cru et raconte par des hommes de sentiments irreprochables, notam- ment par le marquis de Ferrieres 3 , il est complete- l Rcederer, Chronique de cinqv ante jours, p. 362, 303. - Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aoiit 1792, t. I", p. 127. 8 Ferrieres, Memoircs. i. III. p. 187. — 513 — ment inexact, lloederer le nie formellement '; et Ma- tbon de la Yarenne affirme que la reine elle-meme le desavoua dans l'interrogatoire de son proces 2 . Le desaveu de ce fait, qui eut ete en dehors de l'affec- tion et du respect inalterables que Marie-Antoinette montra toujours a Louis XVI, ne fait pas, comme on va voir, que le courage dn roi et de la reine, en ce moment supreme, n'ait depasse de beaucoup celui des fonctionnaires charges de defendre la loi et la monarchic. Le roi, la reine, les gentilshommes re*unis dans les galeries, les ministres memes, n'avaient qu'une pensee : resister, se defendre, mourir, s'il le fallait. Cette resolution ne faisait le compte, ni du municipal Le Roux, ni du procureur syndic Roederer, en quete d'un moyen de tout concilier et de conserver leurs places. A la premiere ouverture qui fut faite au ministre de la marine, d'amener le roi a l'Assemblee, M. Du- bouchage repondit a Roederer : « Vous proposez de mener le roi a son ennemi. . . Non, il ne faut pas qu'il aille a l'Assemblee; il n'y a pas de surete pour lui a y aller; il faut qu'il resteici 3 . » 1 Roederer, Chroniqae de cinquante jours, p. 362. 2 Mathon de la Varenne, Histoire particuliere des evenements, etc., p. 106. — L'interrogatoire, tel qu'il est au Moniteur et dans le Bulletin du Tribunal re'volutionnaire, ne contient rien k ce sujet; mais ces comptes rendus sont incomplets, et ne prouvent pas absolument contre l'assertion de Mathon de la Varenne. 3 Roederer, Chronique de cinquante jours, p. 361-364. — 514 — La reponse cle la reine fut encore plus nette : « Monsieur, il y a ici des forces ; il est temps enfin de savoir qui l'emportera, du roi et de la Constitu- tion, ou de la faction *. » Les gentilshommes etaient decides a tout; car le commandant de la Chenaye , a qui Mandat avait laisse ses pouvoirs, s'elant plaint de ce qu'ils empe- chaient la garde nationale d'arriver au roi et la re- butaient, la reine repondit avec fermete:«G'est mal a propos, je vous reponds de tous les hommes qui sont ici. lis marcheront devant, derriere, dans les rangs, comme vous voudrez : ils sont prets a tout ce qui pourra etre necessaire : ce sont des hommes surs 2 . » Louis XYI ne fut pas le moins long a persuader, car, lorsque abandonne de ceux qui disposaient de la force publique, il se fut enfin resigne, jetant du vestibule un dernier regard sur la place, il dit en soupirant a Rcederer : « Mais il n'y a pourtant pas grand monde au Carrousel 3 ! » Helas! le roi avait bien raison, et un des gardes nationaux qui etaient alors dans les cours, et qui a raconte depuis ce dou- loureux spectacle, disait en 1822 : « II n'est que trop prouve maintenant qu'a cette epoque le gouverne- ment succomba, faute cV avoir connu sa force i . » 1 Roederer, Chronique de cinquante jours , p. 3G1. 2 Ibid. 3 Ibid., p. 370. * Details particuliers sur la jour nee du 10 aoiU 1792, par un bour- geois de Paris, temoin oculaire, Paris, 1822, p. 12. — 515 — Ce fut precisement cette disposition du roi, de la reine, des genlilshommes, des Suisses, d'une partie notable de la garde nationale, a defendre par les amies, les lois, l'ordre, la Constitution et la monar- chic, qui effraya Rcederer. cc Les discours de la reine dans cette circonstance, dit-il, me firent penser qu'il y avait au chateau une forte resolution de combattre, et des gens qui pro- mettaient a la reine une victoire. J'entrevis qu'on voulait cette victoire, au moins pour imposer a 1' As- sembled nationale. Ces circonstances faisaient naitre en moi des craintes confuses d'une resistance tout a la fois inutile et sanglante, et d'une entreprise sur le Corps legislatif, apres la retraite ou la defaite de l'attroupement; et ces apprehensions ajoutaient un poids insupportable a ma responsabilite { . » Ma responsabilite ! Tout 4tait dans ce mot, pour cette race de fonctionnaires constitutionnels, crees par la Revolution ; hommes ego'istes, sans reconnais- sance, sans chef vivant, aime, respecte, obei ; se disant bien haut les serviteurs de la loi, pour etre autorises a se perpetuer sous tous les gouvernements, sans etre devoues a aucun. Ce serait meme etre injuste envers Roederer et envers l'administrateur Le Roux, de ne pas tenir compte des idees que le temps leur avait donnees, et 1 Roederer, Chroniqiie de cinquantc jours, p. 361, 3Q2. — 516 — de la situation queles 6v6nements leur avaientfaite. lis devaient tout ce qu'ils etaient, tout ce qu'ils esperaient devenir, a une revolution operee contre le pouvoir de Louis XVI. II etait done assez naturel que, s'ils aimaient un peu le roi, ils aimassent bien plus encore la Revolution. D'un autre c6te, e'etaient deux petits bourgeois, n'ayant jamais vecu pres de la royaute, a l'ombre de sa force et de sa gloire, et n'ayant pas appris de leurs ancetres & l'honorer et k la servir. Le Roux, docteur regent de la Faculte de Paris, a grand soin de faire une note , dans son rapport au maire de Paris, pour dire k Petion : « C'etait la pre- miere fois de ma vie que je parlais & la reine 1 ! » Rcederer, ancien conseiller au Parlementde Metz, ecrit , dans son recit de cette nuit lugubre du 10 aout : « L'etiquette etait lev^e : j'allai m'asseoir sur un tabouret, pres de la porte de la cbambre du Lit, sur la meme ligne que la reine 2 ! » Les derniers prevots des marchands, les Lefevre de Gaumai'tin, les Pelletier de Morfontaine, les de Flesselles, tous conseillers d'Etat, tons cbevaliers, commandeurs ou grands-croix du Saint-Esprit, ne se seraient pas vantes de n'avoir jamais parle a une reine ! * Notes et explications de J.-J . Le Roux,, ajoutees a son rapport, note n. 3. 5 Rooderer, Chronique de cinquante jours, p. 357. — 517 - Les presidents du Parlement, dont Rcederer avait occupe" l'h6tel 1 , et dont il i'aisait un peu les fonctions, les d'Aligre, les d'Ormesson , les de Gourgue, les Joly de Fleury, les Francois Mole, n'auraient pas ecrit : « Je me suis assis devant la reine ! » Et sur- tout, devant la reine malheureuse, insultee, en lar- mes, attendant la mort ! II faut done prendre Le Roux et Roederer pour ce qu'ils se donnaient et pour ce qu'ils etaient. lis se trouvaient trop bien, Fun a la municipalite, l'autre au De"partement, pour se risquer dans la defense d'un roi qui ne les aimait pas plus qu'ils ne l'ai- maient, et pour se brouiller avec de nouveaux revo- lutionnaires, sous lesquels ils esperaient bien con- server leur echarpe, leur plumet et leur carrosse. Seulement, s'ils avaient eu autant d'esprit que d'ambition, ils auraient vu clair au moins viugt- quatre heures devant eux, et ils auraient devine que le seul moyen de conserver leurs places, c'etait de garder le roi. II fallait en effet une grande naivete, pour ne pas comprendre que si les insurges ris- quaient les galeres, la potence et la mitraille, c'etait naturellenient pour chasser, le lendemain, du pou- voir, ceux qui etaient assez insenses pour leur iaire, i Le Departement de Paris siegea d'abord a l'hotel des pre- mie'rs presidents, qui est aujourd'hui la Prefecture de police ; il fut transfere a 1'h.utel de l'lntendance , place Vendome, au mois d'avril 1792, lorsque la mairie fut elle-m^me transferee de la rue Neuve-des-Capucines a la rue de Jerusalem. 44 -- 518 — comme on dit, la courte eehelle. Cela ne manqua pas, en effet, d'arriver; Le Roux et Roederer se ca- cherent, des le lendemain du 10 aoiit, pour ne pas etre massacres comme de vrais royalistes. Ce fut l'administrateur Le Roux qui eut le pre- mier, a ce qu'il assure, l'idee de conduire la famille royale a 1' Assemblee, pourmettre, comme Rcederer, sa responsabilite a l'abri *. Que la, le roi fut ensuite abandonne, detr6ne, ou pis encore, c'etait pour eux une affaire secondaire; l'affaire principale, c'etait d'avoir decharge bonne et valable de Louis XYI, de la reine, de leurs enfants et de la monarchic. En gens qui estimaient surtout la forme, ils alle- rent d'abord dans les cours, donuer a la garde na- tionale l'ordre de repousser la force par la force ; mais ils eurent grand soin d'ajouter qu'ils agissaient ainsi pour obeir a la loi, et qu'a leur avis, toute resistance etait inutile et insensee. Qu'on juge de la resolution qu'un tel langage, dans la bouche des magistrats, devait inspirer aux troupes! « Nous etions au repos, dit le garde national que nous avons deja cite, lorsque Roederer arrive, ceint de son ecbarpe et tenant un papier a la main. II se place devant le centre de la compagnie; et, d'une voix alteree et peu propre a encourager ses audi- teurs, il nous lit une proclamation concue en ces i Le Roux etablit cette prioritr dans la note n. 14 de son Rap- port aii moire de Paris. — 519 — termes : « Citoycns, soldats francais ct suisses, un « grand rassemblement se presente, il menace la per- « sonne du chef du pouvoir executif. Au nom de la « loi, ilvous est clef endu cVattaqiicr, mais vous etes « autorises a repousser la force par la force *. » Le langage de Le Roux fut plus calamitcux en- core : « Plusieurs citoyens, dit-il, criaient qu'ils n'e- taient pas en assez grand nombre pour resister. J'en convins avec eux ; je me permis meme de dire tout haut, que ce serait une folie de vouloir s'opposer a, un rassemblement aussi considerable et aussi bien arme, et que ce serait un bien grand malheur que de le tenter. Je me plaignis de la malheureuse obli- gation ou ma soumission a la loi m'avait force, en proclamant un ordre dont je prevoyais tout le danger 2 . )i Rcederer et Le Roux, les deux seuls magistrats ayant le droit de requerir la force publique, presents aux Tuileries, passerent une heure et demie dans les cours, occupes k baranguer les troupes de ce style. lis eurent naturellement tout le succes qu'ils avaient pu esperer; et les seuls soldats qu'ils n'eus- sent pas convaincus ou ebranles etaient les Suisses, qui n'avaient pas entendu un mot de leurs ha- rangues. 1 Details particuliers sur Ja nuit du 10 aout 1792, par un bour- geois de Paris, p. 12. 2 Rapport de J. -J. Le Roux, officio- municipal , du maire de Paris, sur les evenements dn 10 aout. - 520 — Revenus au chateau, les deux magistrats propo- serent hautement de conduire la famille royale a l'Assemblee. La discussion et la resistance furent tongues. Nous avons fait connaitre les raisons de la reine, du roi et des ministres. Les raisons de Le Roux et de Rcederer furent celles de tous ceux qui, eleves par les revolutions, les redoutent et leur obeissent. La resistance, disaient-ils, irriterait 1'e- rneute ! ; comme si le devoir et la destination des magistrats n'etaient pas de braver 1'irritation des mechants! La resistance, ajoutaient-ils, amenerait une effusion de sang 2 ; comme si la vie de quelques factieux, en revolte ouverte contre la societe, devait 6tre de plus de prix que l'existence des families hon- netes et de la societe elle-meme ! Abandonnes, nous l'avons dit , abandonnes de toutes les autorites ayant la mission de les defendre a tout prix, car la loi, l'ordre, la securite generale, la societe sont d'une valeur qui depasse tout; Mandat mort, Petion passe k l'emeute, Le Roux et Rcederer ayant desorganise les troupes, — le roi et la reine se rendirent a toutes ces faiblesses,a toutes ces lachetes, a toutes ces trahisons accumulees, et partirent pour 1'Assemblee. II etait huit heures. La reine fixa, depuis, ce 1 Rapport de J. -J. Le RouXj of/icier municipal, au maire de Paris, sur les evenements du 10 aout. 2 Rnederer, Chronique de cinquante jours, p. 352. — 521 — moment elle-m6me, dans l'interrogatoire de son proces l . Le cortege funebre, car le roi, la reine, le dauphin, Madame Elisabeth, madame de Lamballe, mar- chaient a la mort, fut grave et solennel. Quoique deja l'insurrection hurlat sur la place du Carrousel, et que la grille de la cour royale fut attaquee 2 , la marche ne fut ni hatee ni detournee. On prit le grand escalier du pavilion du Dome, et Ton descen- ds les marches de la terrasse du palais 3 . c< Les membres du Departement, dit Mathon de la Varenne, forme-rent un cercle, ail milieu duquel se placerent le roi, la famille royale et madame de Tourzel, gouvernante des Enfants de France. Le premier, seul, etait en avant, et a ses c6tes etait M. Bigot de Sainte-Croix , ministre des affaires etrangeres. La reine venait ensuite, donnant le bras droit a M. Dubouchage, ministre de la marine. Elle tenait de la main gauche le Dauphin, alors affuble du nom de prince royal, et depuis mort, on sait comment. Madame de Tourzel lui tenait l'autre. « Le ministre de la justice etait place derriere la reine, et tenait en groupe Mesdames Royale et Eli- sabeth; venait ensuite M. Franqueville d'Abancourt, 1 Bulletin du Tribunal re'volutionnaire, 2 e partie, n. 27, p. 108. 2 Rapport deJ.-J. Le Rotix. 3 Mathon de la Varenne , Histoire particuUere des event- ments, etc , p. 110. — 522 — ministre de la guerre, conduisant la princesse de Lamballe, qui fut massacree vingt-quatre jours apres, dans la prison de la Force. Enfin, la marche etait fermee par le ministre de l'interieur, M. Cham- pion , et par celui des contributions , M. Leroux de La Ville. « Avant de partir, le roi pria Claude-Christophe Lorimier de Chamilly, son premier valet de cham- bre, de continuer son service au chateau, jusqii'a- pres son re tour de FAssemblee nationale. G'est un fait que nous tenons de ce fidele sujet qui a peri sur l'echafaud, le 23 juin 1794, et dont nous partagions les.fers a l'h6tel de la Force, lors des journees san- glantes du mois de septembre *. » Suivant Peltier, le cortege comprenait encore M. de Montmorin, gouverneur de Fontainebleau, M. de Noailles, prince dePoix; M. d'Hervilly, M. de Tourzel, M. de Briges et l'officier municipal Le Roux 2 . Le rapport de Le Roux confirme ce dernier detail. On pritla grande allee des Tuileries jusqu'a l'ex- tremite du parterre; la, on tourna a droite vers la belle allee des Tilleuls, que Ton suivit jusqu'a la hauteur de l'escalier qui ouvre sur la rue de Rivoli, en face de la rue Castiglione 3 . 1 Mathon de la Varenne, Histoire particuliere des e'venements, etc., p. 108, 109. 2 Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I", p. 145. 3 Rapport de J. -J. Le Roux. — 523 — « Arrives sous les arbres des Tuileries, dil Uoede- rer, nous marchions sur des feuilles qui etaient tom- bees dans la nuit, et que les jardiniers venaient de rassembler en differents tas. On y enfoncait jusqn'aux jambes. « Voild blendes feuilles, ditleroi ; ellestom- « bent de bonne heure cette annc'e. y> Quelques jours auparavant, Manuel avait ecrit dans un journal que le roi n'irait pas jusqu'a la chute des feuilles l . » II fallut s'arreter au bas de l'escalier par Teffet d'un etrange ceremonial. Le lecteur n'a pas oublie le decret rendu sur la motion de l'abbe Fauchet, par lequel l'Assemblee avait pris la terrasse des Feuil- lants sous sa juridiction. Roederer et Le Roux, toujours preoccup^s de leur responsabilite, firent observer que le roi ne pouvait monter sur la terrasse, parce que Id commencait le territoire de P Assembled natwnale*. II fallut aller demander l'autorisation de l'Assemblee, qui envoya des commissaires pour recevoir le roi. Louis XVI ne monta pas sur la terrasse sans diffi- culte. Un groupe d'assassins occupait le perron et menacait sa vie. « Non, s 1 ecriaient-ils, ils n'entreront pas a l'Assemblee Rationale ! ils sont la cause de tons nos malheurs! il faut que cela finisse! A bas! a bas 3 ! » Roederer fit a ces assassins, a la mode de ce 1 Roederer,, Ghronique de cinquante jours, p. 371. 2 Ce sont les propres paroles de Roederer. {Ibid." s Ibid., p. 312. — 524 — temps, un discours qu'il rapporte ; l'idee ne lui serait pas venue d'envoyer des gendarmes pour les arreter. II etait environ huit heures et demie lorsque le roi, la reine et leur famille entrerent ^l'Assemblee. Louis XVJ, parvenu an siege des ministres, dit a l'Assemblee : « Je suis venu ici pour eviter un grand crime ; et je pense que je ne saurais etre plus en surete qu'au milieu de vous, Messieurs '. » Vergniaud, qui occupait le fauteuil depuis sept heures, repondit : «Vous pouvez, Sire, compter sur la fermete de l'Assemblee nationale ; ses membres ont jure de mourir en soutenant les droits du peuple et les auto- rites constitutes 2 . » L'Assemblee siegeait depuis minuit. Elle fut jus- qu'aliuit heures hors d'etat de rien decreter valable- ment, faute de membres en nombre suffisant pour deliberer. La terreur la reduisit, toute la journee, a moins de trois cents membres presents. En I'absence du president Merlet, M. de Pastoret occupa quelque temps le fauteuil. On n'imaginerait rien au monde de plus pueril, de plus triste etde plus honteux que le parlage de cette t Monileur du 12 aout 1792. 2 Ibid. — 525 - Assemblee, pendant que trente mille e'meutiers bri- saient les lois, la Constitution et la monarchic On discuta toute la journee au milieu de ces effroyables ruines, degrevement, echange d'enclaves, classement de districts. On eiit dit que cepouvoirlegislatif eMait gourd et aveugle, ou qu'il siegeait dans les espaces. Les esprits systematiques apporterent encore leurs preoccupations. L'un demandal'abolition de la prime payee par le gouvernement pour encourager la traite des negres 1 ; l'autre demanda et obtint l'abolition de la loterie royale. II y eut place, dans cette discus- sion, pour toutes les petites choses ; nul ne parut son- ger aux grandes. A deux heures du matin, le ministre de l'interieur etait venu informer 1' Assemblee des dangers que cou- rait le roi. On avait passe a l'ordre du jour, motive sur ce que c etait aux magistrats du peuple et an pouvoir executif a veiller a la sitrete publique 2 . A trois heures, les ministres de l'interieur et de la justice etaient venus prier TAssemblee d'envoyer une deputation aux Tuileries pour conjurer les dangers qui menacaient le roi. Passe encore & l'ordre du jour motive sur ce que le roi avait la faculte de se rendre a I' Assemblee quand il le jugerait conve- nable 3 . i Proces-verbaux de V Assemblee nationale, Seance du 10 aout, t. XI, p. 484. 2 Ibid., p. 488. 3 Ibid., t. XII, p. 2. — 520 — Ceite Assemblee voulait tenir le roi dans ses mains; elle l'eut a huit hemes et demie, ne compre- nant pas que l'insurrection le lui arracherait le len- demain. Le roi, apres les paroles qu'il avait prononcees, s'etait assis a e6te du president. Un membre fit ob- server que la Constitution s'opposait a ce que le pou- voir executif fut present aux deliberations du pou- voir legislatif. Les factieux se servirent ainsi de la Constitution contre la monarchie, jusqu'au moment ou il leur convint de la dechirer. II y avait derriere le i'auteuil du president, et a sa droite, une loge ser- vant au redacteur du Logographe, oetait un reduit de dix pieds de large sur six de haut, et pouvant ct peine contenir six personnes assises '< Toute la fa- mi lie royale fut entassee dans cette espece de cachot, qui etait le digne vestibule de la tour du Temple. A quelques instants de la, et comme Yergniaud cedait le fauteuil a Guadet, feignant d'aller rediger, au comite extraordinaire, les decrets sur la decheance qu'il avait en poche depuis un mois, un coup de canon ebranla les vitres du Manege. C'etait l'attaque du chateau des Tuileries par les Marseillais ! Si cette Assemblee factieuse n'avait pas ete aveu- glee par ses passions, elle aurait compris que ce coup 1 Matlion du la Varenne , Hisloire particuliere des evene- mcnts, etc., p. 115. — 527 — de canon inaugurait le regne tie la demagogic, fon- dait le tribunal revolutionnaire, proclamait le Maxi- mum et laTerreui*; et qu'il abattait la puissance limitee de la monarchic, pour clever la puissance illimitC"e du bourreau ! LIVRE TREIZIEME SAG DES TUILERIES.— CHUTE DES GIRONDINS. Massacres. — Pillage du chateau. — Details. — On tue jusqu'aux chiens. — Suisses r6tis. — Coeur saignant mange a l'eau-de-vie. — Retraite des gentilshommes et de quelques Suisses. — Les femmes de la reine sont sauvees. — Les Girondins se partagent les ministeres pendant ces massacres. — Tarif des r6volutions. — Ce que voulaient les Girondins. — lis voulaient la monarchic avec leur tutelle. — D6crets qu'ils font rendre. — L'emeute leur ravit leur proie. — Tous les decrets des Girondins sont annu- ls. — La Commune de Paris s'empare de Louis XVI. — La famille royale est conduite au Temple. — Chute des Girondins. I Ce furent les Marseillais qui entrerent les pre- miers aux Tuileries, apres la retraite des Suisses, au cri de : la Victoire est a nous ! lis la prenaient ; le lecteur sait qu'ils ne l'avaient pas gagnee. Une foule innombrable, attiree, comme Barbaroux, par les 'premiers succes, s'y precipita apres eux, et ce ne fut, au bout de quelques instants, qu'une fourmiliere deguenillee, hurlante, sanglante, marchant , se poussant, se portant, se tordant, des caves jusqu'au faite. On suffoquait, on se pamait dans cette four- 45 - 530 — naise ardente et immonde: en bas, on respirait le vin ; en haut, on respirait le sang 1 . La premiere pensee fut de tuer ; on tua lout, les soldats, les huissiers, les domestiques, les frotteurs, les cuisiniers, les marmitons ; quand il n'y eut plus de creatures humaines, on tua les chiens. La seconde pensee fut de voler ; on vola le linge, l'argenterie, les bijoux, les assignats, Fargent ; l'avocat Daubigny, l'h6te de Marat, vola cent mille francs, que sa femme rapporta le lendemain, devant les menaces d'une poursuite. La troisieme pensee fut de salir, de briser et de detruire; des portefaix mirent les habits du sacre; des megeres mirent les robes de la reine ; une ^chappee des bouges se coucba dans son lit : on brisa les glaces, on jeta les meubles par les fenetres, et Ton y mit le feu. Quand on eut tue , vole et brise, les plus raffin^s de ces vainqueurs voulurent reculer les limites con- nues de la laehete et de la ferocite humaines : on tit cuire dix-sept Suisses au feu des vastes cheminees, remplies de debris de chaises et de tables; on mit le coeur de l'un d'entre eux a l'eau-de-vie, et on le mangea ! Ces abominations , que l'histoire doit raconter avec calme, parce qu'elles depassent les forces de l'indignation et du m^pris, sont constatees par tous les temoins oculaires. - 531 — « On massaerait, clit Barbaroux, qui venait d'arri- ver, on massaerait dans les appartements, sur les toils, dans les caves, les Suisses amies ou desarmes, les chevaliers, les valets, tons ceux qui peuplaient le chateau. Notre devouement n'y putrien; nous par- lions a des gens qui ne nous connaissaient plus. Apres les premiers succes, la foule etait devenue immense, et ses exces ont ete imputes depuis aux seuls enfants de Marseille l . » « Le peuple, dit Prudhomme, ne fit grace h aucun des habitues du chateau. Les Suisses et autres, caches dans les combles, furent precipites en bas ; d'autres furent atteints dans les latrines, d'autres dans les cuisines, ou Ton frappa de mort, depuis les chefs d'office jusqu'au dernier marmiton, tous complices de leur maitre et devenus etrangers a la nation. On chercha jusque dans les caves, ou Ton trouva plusieurs milliers de torches, apparem- ment deposees la pour incendier Paris, au signal du moderne Neron. On ne se borna point au chateau; les fuyards habilles de rouge furent poursuivis dans tout le jardin, et jusque dans les Champs-Elysees, sur la terrasse du palais, sur celle du c6te de l'eau, dans le bois, dans les bassins, dans le jardin du petit prince ; on en tua partout. On porta la fureur jusqu 1 & egorger les Suisses de portes dans leurs loges : ils 1 Barbaroux, Memoires, p. 73. - 532 — devaient partager le sort de leurs camarades, puis- qu'ils etaient d'intelligence avec eux... Beaucoup de meubles furent brises; presque toutes les glaces vo- lerent en eclats. Medicis-Antoinette y avait etudie Irop long temps Fair hypocrite qu'elle montre au public ; le vin trouve chez les Suisses ne fut point epargne l . » Nous avons commence par le temoignage de Bar- baroux et par celui de Prudhomme , parce qu'ils etaient ardents revolutionnaires, chauds partisans de la revolution du 10 aout, et qu'on ne peut pas leur supposer la pensee d'en avoir calomnie les au- teurs. Nous mettrons, apres ce temoignage, celui de l'Empereur, empreint, pour d'autres causes, de la plus haute et de la plus exacte impartiality. « Le palais force, dit l'Empereur, et le roi rendu dans le sein de l'Assemblee, je me hasardai a pene- trer dans le jardin. Janiais, depuis, aucun de mes champs de bataille ne me donna l'idee d'autant de cadavres que m'en presentment les masses de Suisses, soit que la petitesse du local en fit ressortir le nom- bre, soit que ce fut le resultat de la premiere impres- sion que j'eprouvais en ce genre. J'ai vu des femmes bien mises se porter aux dernieres indecences sur les cadavres des Suisses. Je parcourus tous les cafes du voisinage de. l'Assemblee ; partout l'irritation etait 1 Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 236, 237. — 533 — extreme, la rage etait clans tous les coeurs ; elle se montrait sur toutesles figures, bien que ce ne fussent pas du tout des gens de la classe du peuple, et il i'al- lait que ces lieux fussent journellement remplis des memes habitues, car bien que je n'eusse rien de particulier dans ma toilette, ou peut-etre encore parce que mon visage etait plus calme, il m'etaitaise de voir que j'excitais maints regards hostiles et de- fiants, corame quelqu'un d'inconnu et de suspect 1 .)) « Tous les officiers suisses blesses, et laisses au cha- teau, etendus sur les sacs des soldats morts, furent mis en pieces. M. Bekin, chirurgien-major du regi- ment, et son aide, M. Richter, qui refuserent d'a- bandonner les blesses, meme apres la retraite de M. de Dialer, furent massacres au milieu da travail du pansement 2 . )> Terminons ce hideux tableau par le rckit de Ma- thon de la Varenne , Fun des historiens les plus exacts de cette epoque de la Revolution. «La bande de Fournier se divise, dit-il ; quelques- uns se precipitent dans les caves, s'y enivrent de vins et de liqueurs, et y perissent en blasphemant. D'au- tres, qui n'ont pas quitte les appartements, allument de grands feux dans les cheminees, y jettent indis- tinctement, ou empalent aux broches des cuisines 1 Las-Cases, Memorial de Sainte-Helene, samodi 3 aoiit 1816. 2 Re'cit de la conduite des gardes-suisses a la joume'c du, 10 aout 1792. — 534 — dix-sept Suisses trouves caches dans la sacristie de la chapelle, et un autre qui avait cru eviter la mort en se couvrant des matelas du lit de la reine. « Une poissarde, voulant savoir comment Antoi- nette est couchee, leve la couverture et se met dans le lit; la hauteur que produit le duvet n'empeche pas cette furie de s'apercevoir qu'il y a quelque chose dessous. Aidee de ses compagnes, elle renverse les matelas, et l'infortune qu'ils cachent est egorge. « Les huissiers, commissionnaires, frotteurs, cui- siniers, meme les animaux domestiques, ont le meme sort ; et les furieux poussent leur faim de chair hu- maine jusqu'a en devorer des lambeaux encore pal- pitants. Grammont 1 , un de ces cannibales, comedien de profession et jouant habilement le r6le de tyran, boit publiquement un verre de sang qui ruisselle. Blanc, qui est bien digne de figurer k ses c6tes, en- cherit sur lui ; il mange encore le foie d'une des vic- times, et dit, en renouvelant le festin d'Atree :S.... y nom de Diea , ce m.... Id est plus dur que celui diner. Nous tenons ce fait d'une personne qui en a e"te temoin et qui connaissait son execrable auteur. « Un autre, nomme Arthur, fabricant de papier et membre de la Commune, plonge un cceur sanglant dans de l'eau-de-vie brdlee et en fait un semblable repas. 1 Nous retrouverons ce Orammont, qui s'appelait de son vrai nom N'ourry, au nombre des (ueurs de septembre. — 535 — « Les meubles et lcs bijoux les plus pre'cieux, l'ar- gent duroi et de sa famillc, leurs vetements, linge, portefeuilles et papiers sont la proie de la plus ef- frayante devastation. Villain-Daubigny vole cent mille livres, que sa femme rapporte ensuite a la Commune, pour le soustraire aux poursuites dont il est menace. Glaces, croisees, pendules, armoires, matelas, tout est jete par les fenetres. Le perruquier, le savetier, le portefaix, couverts de sang, de sueur et de poussiere, s'affublent des plus riches habits, de ceux meme du sacre. Les furies qui sont venues pour mettre a bas ceux qu'elles nomment Veto et sa femme, se depouillent de leurs haillons pour endos- ser les robes de la reine. « L'incendie, qui gagne partout, qui a dejci con- sume deux ecuries superbes, Mties pour le service de la garde a cheval, les batiments des cours et plu- sieurs logements, dont celui du gouverneur etaitun des principaux, fait craindre que le chateau soit en- tierement reduit en cendres. On va chercher des pompiers pour l'eteindre, mais une grele de coups pleut sur eux et les met en fuite 1 . » 1 Mathon de laV ^ar enne, Histoire particuliere des e'venements.etc., p. 142, 143, 144, 145. — r>36 — II II faut aujourd'hui un veritable effort de l'esprit et dix preuves pour une afin d 1 a j outer foi a d'aussi horribles exces et a une telle depravation de la na- ture humaine : mais nous ne sommes pas au bout et nous n'en avons pas fini avec la chair humaine, mangee crue et saignante par les forcenes au service des factions. Que sera-ce quand nous arriverons aux massacres des prisons, sur lesquels madame Roland donnait, le 9 septembre, a un ami, les indications suivantes : « Si vous connaissiez les affreux details des expe- ditions! Les femmes brutalement violees avant d'etre dechirees par ces tigres; les boyaux coupes, portes en rubans, des chairs humaines mangees sanglan- tes!... Vous connaissez mon enthousiasme pour la Revolution ? Eh bien ! j'en ai honte ! elle est devenue hideuse! Dans huit jours... que sais-je? 11 estavilis- sant de rester en place, et il n'est pas permis de sortir de Paris. On nous enferme, pour nous egorger a l'instant propice 1 . » Et pourtant madame Roland et ses amis avaient ce qu'ils avaient convoite : ils ^taient ministres. L'As- i Madame Roland, Lettres autogra/phes adressees a Bancal des Issarts, Paris, Eug. Renduel, 1835, p. 348, 349. — ij.)/ semblee avait vaincu et depouille Louis XVI; mais les Girondins n'avaient pas encore tout a faitappris a leursdepensque lorsqu'une Assemble 6te le pou- voir au chef d'un Etat, c'est toujours pour le trans- mettre, malgre elle, aux factions exterieures. Quelques personnes, en petit nombre, echapperent au massacre des Tuileries, pour alter perir, les uncs dans la rue, les autres dans les prisons, plusieurs sur Fechafaud. Les deux cents gentilshommes environ qui etaient dans le chateau, armes d'epees seulement, sous le commandement du marechal de Mailly, rallierent 4 eux ce qui restait de Suisses dans cette partie des appartements, ainsi que des gardes nationaux. lis formerent environ cinq cents hommes, sans but, sans armes efficaces. La pensee a laquelle ils se reunirent fut de se rendre k FAssemblee, pres du roi. Cette petite troupe fit retraite par la grille de la Reine, qu'il fallut briser; mais cet etroit passage ne permettait guere la sortie qu'un k un ; et il fallait subir, en mettant le pied sur la terrasse, le feu de mousqueterie et de mitraille du poste place a la grille du pont Royal, c'est-a-dire atrente pas. Au nombre des morts sur lesquels les derniers sortis durent marcher, furent M. de Casteja et M. de Clermont d'Amboise. De cette grille k l'escalier du Manege, la route fut semee a chaque pas de cadavres et de blesses. — 538 — Arrives au pied cle l'escalier, ces hommes eperdus, point cle mire du feu de toutes les terrasses, furent rallies une derniere fois par M. de Choiseul. Se croyant suivi, M. de Choiseul se dirigea, l'epee a la main , vers l'enceinte legislative ; mais la troupe continua de remonter le jardin et descendit, par une issue de l'esplanade de l'Orangerie , sur la place Louis XV ; M. de Choiseul, se voyant abandonne, se rendit seul dans la loge ou etait le roi. Le peu qui restait de ce bataillon desarme, ac- cueilli sur la place par le feu d'un poste de deux mille hommes , se replia sur la rue Saint-Florentin et fut accueilli, au peril de sa vie, par M. Pisani, ambassadeur de Yenise, dans le bel h6tel bati pre- cedemment pour le due de l'lnfantado, habite depuis par Danton et par M. de Talleyrand, et qui porte aujourd'hui le numeio 2, au coin de la rue de Rivoli. Ces malheureux echapperent a plusieurs recherches faites dans la journee, au mepris du droit des gens, et reussirent, sous divers deguisements, a tromper leurs bourreaux l . Le sort du principal cletachement de Suisses qui ne put pas faire retraite sur l'Assemblee, sur Fordre qu'avait donne le comte d'Hervilly, fut le sort de tout le monde. Apres avoir traverse le jardin sous une pluie de balles, faisant retraite sur les Champs- i Peltier, Histom de la Revolution du 10 aout 1792, t. I 01 , p. 180, 181, 182. ~ 539 — Elysees, par le petit escalier de Vesplanade du Dau- phin, il tomba au milieu de la fusillade et de la canonnade de la place Louis XV. La ces homines, rompus et reformes dix fois, firent des charges herol- ques a la ba'ionnette sur les masses profondes de la garde nationale, qu'ils enfoncerent trois fois, com- manded par M. Forestier de Saint- Venant ; ils pe- rirent la, un a tin, et leur chef fut tue d'un coup de pistolet par un gendarme a cheval l . Les autres Suisses , sortis du chateau en moindres de*tachements, perirent presque jusqu'au dernier. Quatre-vingts tomberent rue de l'Echelle 2 , et a peu pres un pareil nombre de ceux que 1' Assemblee avait mis, par un decret, sous la sauvegarde de la loi, conduits sur la parole des vainqueurs a l'Hdtel de ville, furent massacres sur la place de Greve 3 . Le peu qui en resta, une vingtaine environ, fut tue par Maillard, a l'Abbaye, le 3 septembre. Ainsi perit, en quelques heures, ce brave et loyal regiment. Sa caisse fut pillee \ Le monument eleve a Lucerne constate qu'il perdit, le 10 aout, vingt-six officiers et sept cent soixante soldats. * Recit de la conduite des gardes-suisses a la journe'e du 10 aout. 2 Peltier, Histoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I er , p. 180. 3 Mathon de la Varenne, Histoire particuliere des e've'nements, etc . , p. 150; — Prudhomme, Revolutions de Paris, t. XIII, p. 236. 4 Recit de la conduite des gardes-suisses a la journe'e du 10] aout. — Prudhomme constate egalement le fait. [Revolutions de Paris, t. XIII, p. 237.) — 540 III Les dames de la reine et du service desEnfants de France, restees au chateau , furent loutes sauvees. « La jeune comtesse Pauline de Tourzel, dit W6- ber, la comtessede Soucy, Mesdames Thibaut, Ter- rasse, Lemoine, Bazire, de Saint-Brice et mademoi- selle Ernestine Lambriquet ont ete epargn^es et sauvees, le 10 aout, par la presence d'esprit de l'une des quatre premieres femmes de la reine, qui, s'avancant sur les marches de leur porte, a la ren- contre des assassins, dit a voix haute : «. Mes braves « gens, n'aurez-vous pas pitie" des pauvres ser- « vantes?» Les tueurs se regarderent et dirent a la fois : elle a raison, cette femme ; il faut les sauver ; nous vous jurons de vous ramener chez vous saines et sauves; et ils tinrent parole *. » Ce fut madame la princesse de Tarente qui montra ce calme et cette presence d'esprit. II y avait avec elle, independamment des dames que nomme We- ber, madame de la Roche-Aymon et madame de Ginestous. Neanmoins, ces dames ne furent pas re- conduites chez elles, comme le dit Weber ; apres avoir obtenu un piquet de gardes nationaux, & la porte de l'asile ou elles s'etaient refugiees, elles ne ' Wober, Memoires, t. IT. p. 317. .Vl purent sortir du chateau que vers la nuit. Ueunies an has du pent Royal, sur la berge de la Seine, elles suivirent furtivement le bord de l'eau, jusqu'au pont Louis XYI, pour n'etre pas vues, et arriverent ainsi au faubourg Saint-Germain '. Madame Campan raconle ainsi eomment elle echappa miraculeusement a la mort : « Je montai, dit-elle, dans un enire-sol oii je crus que ma soeur s'etait refugiee, je n'y vis que nos deux femmes de cbambre, et Fun cles beiduques de la reine, bomme d'une tres-haute taille, et d'une pby- sionomie tout a fait martiule. Je le vis pale et assis sur un lit un groupe d'hommes monte precipi- tamment l'escalier; ils sejettent surlui; je le vois assassiner. Je cours vers l'escalier, suivie de nos femmes ; les assassins quittent Tbeiduque pour venir £t moi. Ces femmes se jettent a leurs pieds et saisis- sent leurs sabres. Le peu de largeur de l'escalier genait les meurtriers ; mais j'avais dej& senti une main terrible s'enfoncer dans mon dos, pour me saisir par mes vetements, lorsqu'on cria du bas de l'escalier • Que faites-vous Id liautl L'horribleMar- seillais qui allait me massacrer, repondit un heim? dont le son ne sortira jamais de ma memoire. L'autre voix repondit ce seul mot : On ne tue pas les femmes! i Peltier, llisfoire de la Revolution du 10 aout 1792, t. I", p. 203, 204. T. x, -JG — 542 « J'etais a genoux ; mon bourreau me lacha et me dit : Leve-toi coquine, la nation te fait grace. La grossierete de ces paroles ne m'empecha pas d'e- prouver soudain un sentiment inexprimable, qui tenait presque autant a l'amour de la vie, qu'a l'idee que j'allais voir mon fils ettout ce qui m'etait cher 1 . » II etait midi lorsque le feu de la mousqueterie et de l'artillerie avait cesse tout a fait; le pillage et les massacres durerent toute la journee et une partie de la nuit. Qu'avait fait l'Assemblee, qu'avaient fait les Gi- rondins pendant toute la dunSe de ces epouvantables exces? — lis s'etaient partage paisiblement les mi- nisteres et toutes les depouilles du pouvoir royal, qu'ils venaient d'abattre. Combien de temps garde- ront-ils leur conquete? — Pas meme unjour! A c6te de l'enceinte legislative s'organisait, a ce moment meme, l'antre rival de la Commune de Paris, d'oii vont sortir les visites domiciliates, les arrestations en masse, le tribunal revolutionnaire du 17 aout et les massacres de septembre. Mais avant d'exposer cette chute solennelle et expiatoire de la Gironde victorieuse, que le lecteur nous per- mette de resumer, en quelques mots, a Foccasion de la revolution du 10 aout, les moyens generaux k 1 Madame Campan, Memoires, t. II, p. -2^0, 251, — 54;i — l'aide desquels toutes les revolutions se sont accom- plies. II y a des hommes naifs, abuses par les recits poetiques de nos troubles civils, qui croient a l'en- thousiasme revolutionnaire, et qui s'imaginent que Ton conspire et que Ton s'insurge, pour l'amour de la patrie. Ces hommes credules n'ont pas lu le bud- get de la ville de Paris, ou se trouve le tarif de l'ivresse patriotique, depuis 1789. Les revolutions sont un metier pour ceux qui ne savent pas, ou qui ne veulent pas en faire d'autres ; et ce metier a toujours ete assez lucratif. Les chefs, qui taillent en grand, s'emparent du gouvernement et des places ; la foule qui a ete lachee dans les rues, ou ce qui en reste, arrive, apres l'expedition, chez le caissier de FH6tel de ville, lequel, en raison de sa position de comptable, est oblige de passer ecritures des frais de chaque revolution. Beaucoup de ces comptes ont ete briiles; mais il en reste assez pour faire apprecier ceux qui manquent. Les revolutions du 14 juillet 1789, du 10 aout 1792 et du 31 mai 1793 furent, quant atix moyens qu'elles employ erent,magnifiques de cynisme.Leurs comptes sont etales, sans la moindre vergogne, dans le bud- get de la ville de Paris, avec des titres comme ceux-ci : « CHAPITRE 111 : — A CAUSE DE LA HEVOLUTION DE 1789; 544 Uu bien : C( DEPENSES EXTRAORDINAIRES OCCASIONNEES PAR LA REVOLUTION DU 10 AOUT 1792; Ou bien : « INDEMNITES AUX CITOYENS MIS EN REQUISITION DANS LES JOURNEES DES 31 MAI, l er ET 2 JUIN 1793 » Les frais de la revolution du 1 4 juillet 1789, en y comprenant les journees du o et du 6 octobre, s'ele- verent a un million cent cinq mille huit cent quatre- vingt-quatre francs, onze sous, huit denier s l . Dans ce chiffre, ne sont pas compris les frais de la demo- lition de la Bastille, qui s'eleverent a un million deux cent mille francs \ Les frais de la revolution du 10 aout 1792, large- ment completes par les pillages du chateau des Tuileries, par le vol du Garde-Meuble et par les de- tournements de septembre, ne s'eleverent qu'a cent mille francs, accordes par TAssemblee legislative 3 . Les Girondins lesinere.nt fort, comme on voit : aussi ne resterent-ils pas longtempsles maltres. Les frais de la revolution du 31 mai 1793 s'ele- verent a deux cent dix mille huit cent soixante-seize 1 Compte general de toutes les operations faites a V Hotel de rille de Paris, tant en recettes qu'en de'penses, depuis le 13 juillet 178JJ jusqu'au 21 Janvier 1*90 inclusivement, p. 14. - Moniteur du 2-2 Janvier ]"94, Seance du Conseil general de la Commune du 26 nivdse an II (15 Janvier 1794). 3 Compte rendu a la municipaUtej par les citoyens Guinot etLes- guillier, de V administration des domaines. finances et contributions - 545 francs, treize sous l ; sans compter les secours evcn- tuels de cinquante mille francs, que le maire Pache faisait distribuer, de temps en temps, aux citoyens peu fortunes des comitcs revolutionnaires 1 ; sans compter les frais de bureau des sections ; sans comp- ter les douze millions imposes aux riches, pour la paye de Tarmee revolutionnaire de Paris, com- manded par Ronsin ; sans compter les soixante mil- lions passes de contributions revolutionnaires, levees dans les districts, et distributes aux patriotes. Dans ces frais n'entrent pas non plus les sub- ventions payees a Marat et a Hebert par le ministere de la guerre. Les revolutions ne se font pas, comme on voit. avec de renthousiasme seulement. IV Nous avons vu, cp.ielciues instants apres l'arrivee du roi a l'Assemblee, Vergniaud ceder a Guadet le fauteuil de la presidence, et se retirer au comite extraordinaire. Ce comite extraordinaire etait comme le pouvoir executif de l'Assemblee, et i'ormait l'ebau- che du comite de Salut Public. publiqiies de la ville de Pan's , depuis le 8 mars 179-2, jusan'au 25 aout 1793 inclusivement, p. 1-26. 1 Ibid., p. 149. 2 Ibid,, p. 135. 46« — 546 — Le moment etait enfin venu ou les Girondins allaient realiser leurs vieux projets, etablir une mo- narchie faible et mineure , dont ils seraient les tuteurs ; et, en attendant, replacer sous leur main la direction de la guerre, la direction des finances et l'ad ministration interieure, c'est-a-dire en realite* tout le gouvernement. La situation dans laquelle ils se trouvaient etait depuis longtemps prevue par eux ; et leur prudente ambition avait ete jusqu'a preparer les decrets qui allaient etre proclames. La retraite de Yergniaud au comite extraordinaire etait de pure forme ; il aurait pu, a la rigueur, tirer les decrets de sa poche, et les lire sans quitter son fauteuil. « Gette commission, dit Brissot, qui la pr^sidait, avait prepare, meme longtemps avant le 10 aout, les decrets, sauveurs de la France, de la suspension du roi, de la convocation de la Convention, de l'or- ganisation d'un ministere republicain. Qu'on calom- nie tant qu'on voudra la journee du 10 aout; la valeur des Federes et les decrets reflechis de l'As- semblee nationale , prepares par la commission im- mortaliseront a jamais cette journee '. » Barbaroux constate, comme Brissot, que les de- crets proposes et votes le 1 aout, etaient prepares depuis longtemps par les Girondins. « Le salpetre tonnait, dit-il, les boulets passaient i Brissot, Lrllre a tous les rc'pubUcains de France, p. 12. 13. 547 - au-dessus de la salle, et Guadet, et Vergniaud, et Gensonne, presidaient successivement avec majeste l'Assemblee nationale. Vergniaud quitta le fauteuil pour proposer la suspension du roi et la reunion d'une Convention, dans un rapport prepare depuis plusieurs jours; ce qui prouva bien que le Comite de defense generale avait prevu les evenements et trouve les moyens de sauver le peuple. Ces decrets furent rendus a l'unanimite l . » La revolution du 10 aout avait ete, comme on voit, longuement preparee par les Girondins ; et lorsqu'ils parleront desormais a Louis XVI de ses trahisons, pour le faire mourir, on saura qu'ils s'y connaissaient. Seulement il faut observer que lorsque Brissot ecrivit sa Lettre a tons les republicains de France, pour se plaindre des Jacobins qui venaient de le chas- ser, la Republique etait etablie. G'etait le 29 octobre; Roland et lui avaient a peine echappe aux massacres de septembre, et il avait de bonnes raisons pour se donner de vieux titres en democratic G'est pour cela qu'il attribue a la commission extraordinaire du 10 aout la pensee preconcue dunministere republi- cain; on va voir, par les decrets eux-memes, que, le 10 aout, les Girondins ne voulaient qu'une monar- chic, la monarchie d'un enfant, placee sous leur tu- telle, ou tout au plus la monarchie du due d'Orleans, placee sous leur domination. 1 laarbaroux, Mfm. IS®. — 556 — demander qu'il ne flit pas procede a l'organisation d'une nouvelle administration du Departement l . » L'Assemblee nationale avait rendu, le matin meme, nn decret qui ordonnait cette reorganisation ; mais la deputation etait a peine introduite, que l'Assemblee vota ce que ses maitres lui demandaient % . VII Get asservissement de l'Assemblee devint ignoble. Lne deputation vint lui demander, le 11, d'etre au- torisee k detruire toutes les statues. Elle rendit k l'instant meme le decret suivant : « L'Assemblee nationale , considerant que les principes sacres de la liberie et de l'egalite ne per- mettent point de laisser plus longtemps , sous les yeux du peuple irancais , les monuments eleves a Torgueil, au prejuge et a latyrannie; « Considerant que le bronze de ces monuments, converti en canons, servira utilement a la defense de la patrie, -decrete qu'il y a urgence : «Toutes les statues, bas-reliefs, inscriptions et autres monuments en bronze ou en toute autre ma- tiere, eleves dans les places publiques, temples, jar- dins, pares et dependances, maisons nationales, 1 Proces-verbaux de la Commune de Paris, Seance du 12 aoiit 2 Proces-verbaux de l'Assemblee nationale, t. XII, p. 152. meme dans celles qui etaient reserves a la jouissance du roi, seront enleves, a la diligence des represen- tants des communes qui veilleront a leur conserva- tion provisoire. « Les representants de la Commune de Paris 1'eront, sans delai, convertir en bouches a feu, les objets enonce's en l'article precedent, existant dans l'enceinte des murs de Paris l . » Ainsi, la liberte ordonnait de detruire la statue d'Henri IV; l'egalite ordonnait de briser les statues de Louis XIV, qui avait reuni a la France le Rous- sillon, l'Alsace, la Flandre, leHainault, la Franche- Comte, l'Artois, la principaute d'Orange, le Canada, laLouisiane, Saint-Domingue, etdix au(res colonies: qui avait construit trente-trois places de guerre, Lille, Maubeuge, Longwy, Sarrelouis, Thionville, Bitche, Phalsbourg, Befort, Lichtenberg, Hague- nan, Schelestadt, Iluningue, Landskroon, Landau ; qui avait fortifie Toulon, Marseilles, Antibes, x\i- gues-Mortes, Cette, Port-Vendres, Agde, Collioures, Bayonne, Blaye, Rochefort, la Rochelle, le Brouage, Lorient, Tile d'Aix, Belle-Isle, Port-Louis, Brest, Saint-Malo, la Hongue, Honfleur, le Havre, Dieppe, le Treport, Ambleteuse, Boulogne, Calais, Dunker- que, Gravelines ; qui avait cree les arsenaux de Tou- lon et de Brest ; les fonderies de canon de Douai et de Strasbourg; les manufactures d'armes de Charle- * l Proces-verbaux de VAssemble'e nationale, t. XII, p. 212. 47. - o5S - ville, de Maubeuge et de Klingenthal ; les ecoles d'artillerie de Valency, de Douai, d'Auxonne, de La Fere, de Metz , de Strasbourg- , de Verdun ; qui avait creuse les canaux militaires de Mardick et de la Bruche, les canaux marchands du Languedoc, de la Bourgogne, de la Somme, de Crozat et de Saint- Quehtin ; qui avait fonde les fabriques de Lyon, de Tours, de Nimes, des Vans, de Roubaix, de Sedan, de Louviers, d'Elbeuf , de Beauvais, de Saint-Go- bain, des Gobelins, de la Savonnerie ; qui avait etabli l'Academie francaise , l'Academie des inscriptions, l'Academie des sciences, l'Academie des beaux-arts, l'Observatoire et le Jardin des Plantes; qui avait bati Versailles et le Louvre ; qui avait reforme les lois de procedure civile, par l'ordonnance de 1667, les lois de procedure criminelle, par l'ordonnance de 1670, les lois sur les obligations, par l'ordonnance de 1667, les lois sur les societes, par l'ordonnance de 1673; et qui avait fait de la France, par ses arts, par ses lettres, par la civilite de ses mceurs, par l'elegance de sa societe, le modele de l'Europe ! Tons les bronzes representant ce grand prince, ceuvres de Michel Slodtz, de Francois Girardon, tombent sous le marteau, couvrant de leurs debris le pave des places publiques ; la main droite de Louis XIV, arrachee a la statue de la place Ven- dome, est donnee a Mazers de Latude, mysterieux charlatan, qui ne fut jamais enferme a la Bastille, — 559 — car les documents officiels, conserves a la Prefecture cle police, ne portent pas trace de son passage ; et la Commune de Paris remplacera ces glorieuses images par celles de Brutus, de Marat et de Chalier ! L'Assemblee etait a ce point abattue et avilie qu'elle rendait, des le 10 aout, des decrets sur la de- mande du premier venu. « Le sieur Roland, grenadier du bataillon desMi- nimes, dit le proces-verbal, ecrit a l'Assemblee pour lui demander la suppression de la procession ordon- nee par le V0311 de Louis XIII. « L'Assemblee nationale decrete que l'edit de Louis XIII, qui ordonne la procession du 15 aout, est revoque \ » Le lundi 13 aout, a cinq heures et demie du soir, Petion se presenta a la barre, accompagne de Ma- nuel , de Simon et de Laignelot, pour recevoir Louis XVI et sa famille et pour conduireles prison- niers au Temple. II avait sa grande voiture d'apparat, doree, ouverte partout, cette meme voiture qui ira prendre Louis XVI, le 21 Janvier, pour le conduire a l'ecliafaud. Petion et Manuel, places sur le devant de la voi- ture, garderent leur ehapeau sur la tete, assis en face de la reine et de Madame Elisabetb. Comme le peuple ameute hurlait aux portieres, Petion dit a i Proces-verbanx dc l'Assemblee rationale, t. XII, p. 213. — 560 - Marie-Antoinette : « Ne craignez point, Madame, le peuple est bon ; ma Iff re son mecontentement , il ne vons fera rien. — 77 ne fera que son devoir, repondit la reine, et vons aussi 1 . » La voiture du maire suivit les boulevards, au petit pas des chevaux, s'acheminant vers le Temple; elle emportait la monarchie, prisonniere des Girondins ; et les Girondins prisonniers de la Commune! 1 Mathon de la Varenne , Histoire particuliere des eve'ne- ments, etc., p. 203. FIN DU PREMIER VOLUME. TABLE DES MATlfeRES. »*tt~ LIVRE PREMIER. Caractere general des hommes nomm^s Girondins. lis n'ont evidemment aucun principe politique. — Ce sent de purs ambitieux, disposes a accepter tous les regimes, pourvu qu'ils dominent. — lis ne sont unis par aucun lien d'estime mutuelle. — La versatilite de leur politique est expliquee par les palinodies de leur mort. — lis s'accusent, s'outragent et desavouent leurs actes, en presence de leurs juges. ... 1 LIVRE DEUXIEME. FABLE DU DERNIER BANQUET DES GIRONDINS. Inscriptions de la prison des Carmes attributes aux Girondins. —lis ne sont jamais entres dans cette prison. — Fondement de la legende du dernier banquet. — Imaginee par M. Thiers, elle est amplifiee par M. Ch. Nodier. — Details donnes par M. de Lamartine. — Toutes ces circonstances sont controuvees. — Preuves qui etablissent que le banquet n'a jamais eu lieu. — Sillery et Lasource, que M. de Lamartine fait parler, n'etaient pas a la Conciergerie. — Temoignage de Riouffe. 29 LIVRE TROISIEME, LA VERITE SUR LES DER.MERS MOMENTS DES GIRONDINS. Les Girondins montrent en general peu de fermete. — Prison- niers qui font preuve d'un grand courage. — Gonnay. — Biron. — Bailly. — Lamourette. — Le chien Ravage. — L'epi- eier Cortey et le marquis de Pons. — La princesse de Mo- naco. — Madame de Lavergne. — Mademoiselle Costard. — Les poetes Ducourneau et Roucher. — Ducos et son pot-pourri. — Les Girondins fugitifs. — Forfanterie de Louvet. — Mort de Petion, de Buzot et de Barbaroux. — Suicide de Condorcet et de Rolland. — Supplice des vingt et un, a Paris. — Courage de Girey-Dupre. — Principes irreligieux communs aux Giron- dins 77 LIVRE QUATRIEME. LES CHEFS DU PARTI DE LA GIRONDE. Petiox. — Sa faiblesse. — Sa vanite. — II espere etre roi de France. — Railleries de Robespierre. — Jugement de Ber- trand de Molleville. — Condorcet. — Son mariage. — Son ingratitude envers M. de La Rochefoucauld. — Brissot. — Son education. — Son sejour en Angleterre. — II est mis a la Bas- tille. — II entre au service de la maison d'Orleans. — Madame r. i. 36 — 562 — de Genlis marie Brissot.— Voyage aux Etats-Unis et retour. —Fondation du. Patriate Frangais.—Brissoi est membre du comity des recherches de la Commune.— Ses opinions roya- listes ji o LIVRE CINQUIEME. MADAME ROLAND. Portrait de madame Roland, trace par elle-meme. — Sa fa- mille. — Son education.— Ses lectures. — Son orgueil. — Son republicanisme. — Son boucher la demande en mariage. — Elle fait la connaissance de Roland. — Portrait de Roland. —Mariage.— Precedents de Roland. — Travaux litte>aires du menage.— Ecrits de madame Roland.— Authenticite de ses Me'moires. — Madame Roland superieure a Roland. — Son caractere. — II veut faire cuire les morts et les juger. — Ma- dame Roland sollicite des titres de noblesse.— Elle devient demagogue. — Roland et sa femme viennent a Paris. — Por- traits de Brissot, de Petion , de Buzot, de Barbaroux, de Condorcet, de Robespierre. — Comment Roland devient mi- nistre. — H6tel du ministere de l'interieur. — Madame Roland le dirige. — Ses travaux, ses inventions. — Fondation du Bureau de V Esprit pubUc.—Yonds secrets donnes a Marat.— La pas- sion de madame Roland.— Chute du ministere girondin. — Second ministere. — Les Girondins ensevelis sous leur triom- phe.— Arrestation, captivite et mort de madame Roland. 155 LIVRE SIXIEME. PREPARATIFS DE LA REVOLUTION DU 10 AOUT. L'opinion a Paris et en province. — Elle est restee saine. — Proclamation du roi. - Adresses des departements. — Petition monarchique des habitants de Pans. — Craintes des Girondins. —lis cherchent des complices au faubourg Saint-Antoine. — Lutte de Petion contre le roi. — L'orateur populaire Gonchon. — II est soudoye par les Girondins. — Les Jacobins provo- quent des adresses demagogiques dans les departements. — La Fayette ecrit a l'Assemblee et se presente a sa bane. 251 LIVRE SEPTIEME. INTERVENTION ET FUITE DE LA FAYETTE. Situation, precedents et caractere de La Fayette.— Sa vanite et sa faiblesse. — Motifs de son arrives a Paris. — Plan pour sauver le roi.— Lettre de La Fayette a l'Assemblee, ecrite du camp de Maubeuge. — Contraste de ses actes et de son lan- gage. — Son discours ii la barre. — Situation ou il trouvait les esprits. — Adresses des departements. — Les Girondins atla- quent La Fayette. — Sortie violente de Guadel. — Hesitation — 563 — du roi. — Ses motifs. — Resultat funeste de la demarche de La Fayette. — Elle groupe tous les ennemis du roi et hate la chute du trone. — La Fayette quitte Paris 285 LIVRE HUITIEME. COMI'LICITE DE PETION ET DES GIRONDINS DANS LES TROUBLES. Petion favorise les attroupements. — Pouvoirs du maire de Paris. — Son inertie envers les conspirateurs. — Mesures atroces imaginees contre le roi. — Assassin embauche par Santerre. — Grangeneuve veut se faire assassiner, pour que le roi soit accuse de sa mort. — Lachete de l'ex-capucin Chabot. — Le roi se resout a se defendre. — Poursuites ordon- nees et commencees contre Petion et Manuel. — Roederer, son caractere. — Petion et Manuel sont suspendus de leurs fonctions. — Effroi des Girondins, complices du maire. — lis font rapporter l'arrete de suspension 335 LIVRE NEUVIEME. ARRIVEE DES FEDERES. Origine des Federes. — Le federalisme des Girondins. — Plans de Roland et de Barbaroux. — Les Federes marseillais. — Ce qu'ils etaient. — Leur arrivee a Paris, leurs exces. — Fournier l'Americain. — Hymnes r^volutionnaires. — Le Caira. — Lettre inedite de Ladre, auteur du Ca ira. — Le Veillons au salut de I'Empire, de Boy. — La Marseillaise. — Comment ce chant, fait a Strasbourg, arriva a Paris par Marseille. — La Carmagnole. — Le Re'veil du peuple 359 LIVRE DIXIEME. PREPARATIFS DE LA REVOLUTION DU 10 AOUT. Mesures prises par les Girondins apres l'arrivee des Federes. — Declaration de la patrie en danger. — Elle aneantit la force le- gale. — Enrolement des volontaires. — Permanence des corps deliberants, clubs et societes populaires. — Excitations de la presse au renversement du roi. — Petitions pour la dech^ance. — Petition de Paris, portee et lue par le maire.— Les sections de Paris, leur organisation, leur travail sourd et revolution- naire. — Jeu double des Girondins. — lis menacent le roi, .pour l'amener a composition. — Temoignages de Roederer et de Bertrand de Molleville. — Lettre secrete des Girondins adres- see au roi, par l'intermediaire du peintre Boze. — Refus du roi d'accepter leurs conditions. — Les sections debordent les Girondins. — Petitions incendiaires. — Les Girondins cherchent a modererle mouvement.— lis envoient Petion a Robespierre. — Refus de ce dernier. — Revue des forces militaires des revo- lutionnaires. — Les gardes suisses. — La garde nationale de — Wi — Paris. — Les bonnets a poil. — Preparatifs du coup de main du 10 aout. — Comite secret des Federes. — R61es de Robespierre, de Danton et de Marat. — lis se cachent et laissent faire.— Meneurs du 10 aout. — Plans divers. — Reunions nocturnes. — Dernieres dispositions 391 LIVRE ONZIEME. HESITATION DE LOUIS XVI. Vertus privees du roi. — Elles sont un defaut sur le trone. — Paroles de Malesherbes. — Le roi pouvait sauver le trone par de la resolution. — Temoignage de Bertrand de Molleville et de Barbaroux. — Dispositions des troupes. — Opinion de l'em- pereur Napoleon sur le 10 aout. — Consequences de la faiblesse de Louis XVI. — II eut mieux valu qu'il mourut assassine. — Desordre moral cause par son proces. — Divers projets de fuite. — Louis XVI les rejette. — II negocie, au dernier moment, avec les Girondins. — Offres de ces derniers. — Preparatifs du 10 aout. — Le tocsin 455 LIVRE DOUZIEME. AGON IE DE LA ROYAUTE. Defense du chateau. — Dissimulation de Petion. — Le comman- dant Mandat est assassine. — Santerre est nomme general de la garde nationale. — Personnes presentes au chateau. — App ■- rit.ion de Petion. — Description des Tuileries en 1792 - Louis XVI se confesse. — La reine ne se couche pas. — Trahi- son de Petion. — Matinee du 10 aout. — On reveille les Enfants de France. — Revue pass6e par le roi.— La cour veut combat- tre. — Les magistrats veulent concilier. — lis decouragent les troupes.— La famille royale cede et se retire a l'Assemblee. — Marche du cortege. — Le roi arrive a l'Assemblee. — La loge du Logographe. — Premier coup de canon des Marseillais. 475 LIVRE TREIZIEME. SAC DES TUILERIES. — CHUTE DES GIRONDINS. Massacres. — Pillage du chateau.— Details. — On tue jusqu'aux chiens. — Suisses rotis. — Coeur saignant mange a l'eau-de-vie. — Retraite des gentilshommes et de quelques Suisses. — Les femmes de la reine sont sauvees. — Les Girondins se partagent les ministeres pendant ces massacres. — Tarif des revolutions. — Ce que voulaient les Girondins. — lis voulaient la monarchie avec leur tutelle. — Decrets qu'ils font rendre. — L'emeute leur ravit leur proie. — Tous les decrets desGirondins sout annules. —La Commune de Paris s'empare de Louis XVI. — La famille royale est conduite au Temple.— Chute des Girondins . . 529 FIN DP. LA TABLE DU TOME PREMIER. UNIVERSITY OF CALIFORNIA AT LOS ANGELES THE UNIVERSITY LIBRARY This book is DUE on the last date stamped below Form L-9 20m-l,'42(S519) MKJUTS - m ' ■■ «r UC SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY A A 000 250 118