r THE LIBRARY OF THE UNIVERSITY OF CALIFORNIA LOS ANGELES QUINZE ANS SEJOUR A JAVA DANS L'ARGHIPEL DE LA SONDE LES POSSESSIONS NEERLANDAISES DES INDES ORIENTALES PROPRltTfi DES EDITEUES ni INZK ANS I)K SK.lol li A JAVA. p. ii: QUINZE ANS SEJOUR A JAVA ET DANS LES PRINGIPALES ILE3 DE L'ARGHIPEL DE LA SONDE ET DES POSSESSIONS NEERLANDAISES DES INDES ORIENTALES SOUVENIRS D'UN ANCIEN OFFICIER DE LA GARDE ROVALE RECDEtLLIS ET PUBLICS PAR J.-J.-E. ROY DEUXIEME EDITION TOURS A* MAME ET 0'% IMPRIMEURS-LIBRATRES M DCCC LXIII fSz! 1 fLq QUINZE ANS SEJOUR A JAVA DANS L'ARGHIPEL DE LA SONDE LES POSSESSIONS NEERLANDAISES DES INDES ORIENTALES INTRODUCTION En 1830, j'etais sous -lieutenant dans I'infan- terie de la garde royale. Notre regiment se trou- vait en Normandie quand la revolution de juillet eclata. Un ordre envoye sur les ailes du t^legraphe nous rappela en toute hate a Paris. Dans ce temps- la les chemins de fer n'existaient pas , et nous n'a- vions, pour obeir, d'autres moyens que des mar- ches forcees. Mais nous euraes beau doubter et meme tripler les stapes, quand nous arrivames a 1 2 QUINZE ANS A JAVA qnaraiite kilometres de Paris, nous apprimes que tout etait termine, et que Charles X avec Tarmee royale etait en retraite sur Rambouillet. En meme temps nous resumes I'ordre de nous diriger sur cette residence. Nous y arrivames pour recevoir les adieux du vieux roi, qui le meme jour s'achemi- nait sur Cherbourg, ou il devait s'embarquer pour la terre d'exil. La garde royale fut licenciee. Ma carriere mili- taire se trouva ainsi brisee, car les principes dans lesquels j'avais ete eleve ne me permettaient pas de prendre du service sous le nouvcau regime. Mon pere, ancien emigre rentre en France avec les Bourbons , se regarda comme atteint du meme coup qui les bannissait de la terre natale, et lors- que apres le licenciement de la garde royale j'allai le rejoindre a Paris, je le trouvai pret a partir pour la Belgique. « Je t'attendais, me dit-il, car je savais bien que tu ne mettrais pas ton epee au service d'un due d'Orleans. Nous allons nous rendre a Gand ou a Bruxelles, ou j'ai laisse quelques amis, et la nous attendrons, comme il y a quinze ans, que I'orage revolutionnaire soit passe. » ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 3 Nous partimes done des le lendemain, et quel- ques jours apres nous passions la frontiere. Nous nous installames d'abord a Bruxelles; mais il n'y avait pas encore deux mois que nous habitions cette ville, que la revolution y eclata a son tour. « Aliens, me dit mon pere, la revolution semble avoir pris a tache de nous poursuivre ; mais celle-ci est encore moins serieuse que celle de Paris. Les Beiges ont voulu faire une contrefagon , selon leur habitude; le prince d'Orange les aura bientot mis a la raison. En attendant, nous aliens nous retirer a la Haye, car je ne me soucie pas de me trouver au milieu de ce gachis. — Mon pere, repondis-je, je suis las de tou- jours fuir devant I'emeute. Puisque les circoii- stances ne m'ont pas permis de defendre centre elle mon souverain legitime, il me semble qu'il est de mon devoir de royaliste d'ofFrir mon 6pee au prince dans les fitats duquel nous sommes venus chercher un asile, et qui se trouve menac6 du meme sort qui a atteint notre roi. — J'approuve ta resolution, et moi-meme je t'aurais engage a prendre du service dans I'arm^e 4 QUINZE ANS A JAVA liollandaise , si je n' avals craiut que cela ne t'em- pechtU d'aller reprendre ton poste aupres du roi de France, qui d'uu moment a I'autre peut avoir besoin de tons ses fideles serviteurs pour I'aider a rentrcr dans ses Etats. Mais dans les circon- stances actuelles, tu peux entrer facilement en qualite de volontaire dans un regiment neerlan- dais; je te presenterai a mon vieil ami le general Van der B..., que j'ai beaucoup connu pendant I'emigration; il te casera convenablement, et de maniere a te laisser libre apres la repression de I'emeute, ce qui, comme je I'espere bien, ne sera pas long. La position de Guillaume I" est toute differente de celle de Charles X. L'insurrection ne sortira pas de Belgique, et Guillaume peut comp- ter pour la reprimer sur la fidelite de la Hol- lande, et sur I'antagonisme qui existe entre les anciennes Provinces - Unies et les provinces beiges. Qui sait meme si le succes certain du roi des Pays-Bas ne contribuera pas au retablissement du roi de France, et si nous ne verrons pas bientot Charles X ramene triomphant de Gand a Paris, comme son frere le fut il y a quinze ans? L'Eu- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 5 rope entiere y est interessee comme elle I'etait a cette epoque, et elle ne saurait pas plus approu- ver ce qui vient de se passer a Paris et ce qui se passe en ce moment a Bruxelles, qu'elle n'ap- prouva le retour de I'ile d'Elbe et le renverse- ment du trone legitime par un usurpateur. Va done, mon fils, defendre courageusement la cause du roi Guillaume, car tu defends en meme temps celle de ton roi legitime. » Cette conclusion etait parfaitement conforme a mes sentiments; mais j'etais loin de partager les illusions de mon pere quant au resultat de la lutte prete a s'engager, et surtout a ses efFets relative- ment a la restauration de la branche ainee des Bourbons. Je me gardai bien toutefois de faire part de mes craintes a mon pere; habitue qu'il etait a transformer trop facilement ses desirs en espe- rances, le temps et les ^venements se charge- raient toujours trop tot de les faire evanouir. A la recommandation du general Van der B..., je fus rcQu dans I'etat- major du prince d'Orange en qualite d'officier d'ordonnance. Je pris part, sous les ordres de ce prince, a la lutte sanglante 6 QUINZE ANS A JAVA qui si^uala les deniiers mois de 1830; rnais loiu do triompher de I'insuiTectioii, comme s'eu etait Hatte mon pere, I'armee hollaudaise fut contraiute d'abaiidonner la Belgique. Les puissances etran- }'ecriai-je aussitot, et je m'elan^ai sur les pas du sergent qui me servait de guide. En un instant toute ma troupe et moi nous eumes pen^tre par les breches, et, apres avoir franchi un second fosse moins profond que le premier , nous penetrames dans I'interieur de la place. Deja mon sous -lieutenant et ses hommes etaient aux prises avec les Malais; mais ceux-ci, au nombre de pres do deux cents, se battaient en determines; sur plusieurs points, la melee etait engagee corps a corps , ce qui permettait difficilement de faire usage des armes a feu , et donuait aux pirates I'avantage de se servir de leur terrible kriss. Deja une dizaine de mes soldats etaient hors de combat, et a cote d'eux gisait un nombre egal d'ennemis; il etait temps que nous arrivassions. « A la baionuettel criai-je a mes hommes; vengeons nos camaradesi Ne faites feu qu'a bout portant! » Et, I'epee haute, je m'avaucai a leur tete. Notre arrivee rendit le courage a nos soldats ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 213 qui commenQaieiit a faiblir, et le combat recom- meiK^a avec une nouvelle arcleur. Les ennemis sou- tinrent bravement le choc, et la melee ne deviiit que plus sanglante. Cependant, malgrc^ nos efforts, nos adversaires ne reculaient pas; je m'avanQai alors vers le centre, ou je remarquais un de leurs chefs qui les dirigeait et les encourageait par ses paroles et par son exemple. Je tirai sur lui un coup de pistolet; mais je le manquai et blessai un de ses voisins ; au mcme instant ce chef, qui m'a- vait reconnu, me laiiQa une zagaie, qui m'aurait atteint, si le coup n'eut ete detoiirne par la baion- nette d'un homme qui se trouvait a cote de moi ; celui-ci riposta a I'instant par un coup de fusil , qui ^tendit mort le chef pirate. En menie temps cet homme, que je n'avais pas encore remarque, mais qu'a son uniform e delabr(5 je reconnus pour un des prisonniers que les pirates allaient egorger, bondit comme une panthere au plus epais des Malais; il tenait a deux mains un fusil de muni- tion et s'en escrimait avec une adresse mervcil- leuse: il frappait a droite, a gauche, ici de sa baionnette, la de sa crosse, et parait en meme temps les coups qu'on lui portait. Nos soldats , elec- trises par cet exemple, se precipiterent sur ses 214 QUINZE ANS A JAVA. pas, et firent line large trouee au plus epais de la troupe des pirates. Ceux-ci , decourages par cette brusque attaque et par la mort de leur chef, ne songerent plus les uns qu'a s'echapper de la for- teresse, les autres qu'a defendre cherement leur vie , car aucun n'esperait de quartier. Le combat fut bientot termine. Ceux qui essayerent de resis- ter succomberent bientot a la fureur de nos gens, et surtout a celle d'une dizaine de prisonniers, qui, comme celui dont j'ai parlc, avaient echappe au massacre. Ceux des pirates qui s'etaient enfuis" du fort avaient cherche a gagner leurs prahous dans la bale ; mais ils rencontrerent les soldats de ma- rine qui arrivaient precisement en ce moment pour s'emparer de ces embarcations. Aussitot que je me vis maitre du fort, je Cs arborer le drapeau bollandais, en le faisant saluer par le seul canon dont nous pumes faire usage ; les autres avaient ete encloues par les pirates. Cependant on se battait toujours au fort de I'ouest; avant tout, il fallait en finir de ce cote. J'allais envoyer une cinquantaine d'hommes en aide a mon lieutenant , quand celui de nos pri- sonniers delivrds qui s'etait si fort distingue dans la melee s'approcha de moi , etme dit en tres-bon ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 215 fran^ais : « Pardon! mon capitaine; voiilez-voiis me permettre d'aller avec vos soldats au secours de nos camarades qui sont dans I'autre fort, si toutefois il est encore temps? Aiitrement je tacherai de les venger de mon mieux, comme j'ai fait pour ceux d'ici. — Comment, m'ecriai-je, est-ce qu il y a aussi de nos prisonniers dans Tautre fort? — Certainement qu'il y en a, et meme plus qu'il n'y en avait ici; car nous n'etions que qua- rante , et la-bas ils doivent etre au moins soixante ; seulement il n'y a qu'une vingtaine de troupiers de nos camarades; le reste, ce sont des marins, des marchands, des bourgeois, et meme, je crois, des femmes et des enfants. — Si je vous le permets! repliquai-je vive- ment; mais non- seulement vous, mais tout cc qu'il y aura ici d'hommes valides nous allons y aller, car je veux me mettre a votre tete. » Aussitot je laissai a mon sous -lieutenant une vingtaine d'hommes, qui me parurent suffisants pour garder notre conquete, que les Malais n'entre- prendraient certes pas de reprendre, je lui laissai egalement tons les blesses, parmi lesquels uu cer- tain nombre ne I'etaient que legerement, et pou- 216 QONZE ANS A JAVA • vaient lui etre -encore utiles en cas de necessite , et avec le reste de la troupe, augmentee de nos dix prisouniers delivres et armes avec les fusils de nos morts et de nos blesses, nous nous diri- geames rapidement vers le fort de Test. II y avait au moins trois kilometres a parcourir, par des chemins extremement difEciles. Telle etait I'ardeur de mes hommes, que cette distance fut francliie en moins d'une demi-heure. Nos prison- uiers montraient encore plus d'ardeur que nos soldats; ils se trouvaient toujours en tete de la colonne , comme pour lui servir de guides et d'e- claireurs, et en avant de tons marchait ou plutot courait sans cesse celui dont j'ai deja parle. La physionoraie de cet homme etait vraiment curieuse a observer; en lui rien de cette colere froide et calme, mais qui n'en est pas moins terrible, du soldat hollandais; ses yeux etaient animes, ses levres souriaient, et il affrontait en se jouant les obstacles du chemin, comme je Favais vu affron- ter les perils du combat. C'etait bien le type du soldat francais, et sa vue me rappelait ma patrie et reportait mes souvenirs au temps ou j'etais si fier et si heureux de commander a des hommes de cette trempe. ET DANS L'ARCHTPEL DE LA SONDE. 217 Pendant que je faisais ces reflexions, et qne nons approchions du lieu du combat, je m'apcr- qus que la fusillade avait tout a fait cesse de cc cote. Au meme moment accourut vers moi mon eclaireur improvise. « Eh bien, quoi de nou- veau? » lui criai-je quand il fut a portee de ma voix. « II y a, mon capitaine, que \es peaux-jau?2es demandent a capituler; le lieutenant vous attend pour signer le traite ; et jusqu'a votre arrivee il y a suspension d'armes. — Est-ce que vous avez parte a mon lieute- nant? — Pas precisdment, mais j'ai rencontre un ser- gent et quatre liommes qu'il envoie au-devant de vous pour vous prevenir de la chose; et comme ils sont un peu fatigues et qu'ils marchent a pas comptes, moi je suis venu vous prevenir, pensant que cela pourrait vous etre agreable. — Vous avez tres-bien fait, repondis-je, et je suis content de vous; un mot seulement. Vous etes Fran^ais? — Oui, mon capitaine, et vous aussi? — C'est vrai, r6pondis-je en souriant; mais nous causerons plus tard du pays et d'autres ehoses. » 218 QUINZE ANS A JAVA En quelqiies minutes j'arrivai aupres de mon lieutenant, qui me rendit compte de ce qui s'e- tait passe. II avait tente comme moi de faire es- calader les retranchements; mais ils etaient plus oscarpes, et garuis de palissades au lieu de haies. D'un autre cote, I'ennemi etait sur ses gardes, et, embusque derriere ses palissades, il avait accueilli par une viva fusillade les premiers soldats qui s' etaient presentes. « Jugeant alors, continua mon lieutenant, que ce serait perdre inutilement du monde que de poursuivre cette attaque sans avoir les moyens de la conduire a bonne fin, j'ai poste mes hommes dans les positions les plus avanta- geuses, et d'ou Ton decouvre une partie du fort, et de la mes meilleurs tireurs ont fait feu sur tout ce qui s'est montre sur les remparts; de leur cote, les pirates ont riposte vivement; mais cette fusillade n'a pas, je crois, produit beaucoup de mal de part ni d' autre. Pour moi, je n'ai eu que cinq hommes legerement blesses a la premiere attaque. Enfin, quand I'ennemi s'est aper^u que vous etiez maitre du fort de Test, qu'il a vu la passe forcee par nos embarcations et meme nos cbaloupes canonnieres, et le renfort que vous m'ameniez, il a arbore le drapeau blanc, et trois ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 2! 9 deputes sout veniis me faire des propositions. J'ai repondu que c'etait a vous qu'il fallait s'adresser, et ils vous attendent a quelques pas d'ici. « Ces envoyes se presenterent alors devant moi; avant qu'ils eussent ouvert la bouche, je leur de- mandai ce qu'etaient devenus les prisonniers hoi- Ian dais qu'ils tenaient enfermes dans leur fort? « Ils y sont encore tous, repondirent-ils. — En ce cas, repris-je, quelles sont vos propositions? je suis pret a les ecouter. » Ils deciderent qu'ils ^talent prets a me remettre le fort avec tout ce qu'il contenait, a condition qu'ils auraient la liberte de se retirer ou bon leur semblerait, et qu'il leur serait paye une ran^on pour les prisonniers, a raison de vingt piastres par homme, dix pour les femmes et cinq pour les enfants. Je refusal nettement de trailer sur de pareilles bases, declarant qu'une pareille capitu- lation ne serait point ratifiee par le commandant en chef de I'expedition, encore moins par le gou- verneur general. Tout ce que je pouvais leur promettre, c'est que, si tous nos prisonniers nous ^taient rendus, la garnison aurait la vie sauve, mais resterait prisonniere de guerre. Je leur fis remarquer que, dans leur position, ils devaient s'es- 220 QUINZE ANS A JAVA timer heureux des conditions que je leur ofFrais . tons leurs meilleurs guerriers avaient ete de- truits avec les quinze prahous qui etaient sorlis le matin de la baie ; pas un sen! n'avait echappe a la mort; car ceux qui n'avaient pas ete noyes ou tues dans le combat avaient ete pendas aux vergues des batiments, comme ils pouvaient s'en assurer en jetant un coup d'oeil sur les navires de I'escadre qui se trouvaient a I'entree de la passe; enfin leur village allait lui-meme etre envahi et brule par les marins, et les femmes et les enfants qui s'y trouvaient seraient consideres comme les otages qui repondraient sur leur tete de la vie de nos prisonuiers. Les deputes se retirerent apres cette reponse. Ils revinrent une demi-heurc apres me dire qu'ils acceptaient mes conditions. Peu d'instants apres nous entrions dans le fort, nous delivrions nos pri- sonniers, et nous les remplacions dans leur cachot par les soixante hommes dont se composait la garnison du fort. Je fis aussitot arborer le drapeau hollandais, et comme ce fort etait parfaitement en vue de I'escadre , tons nos navires le saluerent d'une salve d'artillerie , et des hourras des ma- telots, dont les cris arrivaient jusqu'a nous. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 221 Le succes de Texpedition avait ete on ne pent plus complet. Toutes les positions des pirates avaient ete enlevees, toutes leurs embarcations detruites, et sept a huit cents de ces forbans avaient perdu la vie par le fer, dans les flots, ou par la corde. Le reste etait prisonnier. Nos pertes, tant sur mcr que sur terre, ne s'etaient elev^es qu'a cinquante hommes tues et une centaine de blesses. Je ne comple pas une trentaine de nos pri- sonniers qui avaient ete egorges au moment de I'attaque du fort de Test. CHAPITRE X L'tle de Billilon. — Mesures prises par le baron Van der Capellen pour empficlier la piraterie sur ses cotes. — Negligence apportee dans la suite h. la surveillance des pirates. — Mesures nouvelles prises pour la repression des forbans dans ces parages. — Hisloire de Marcellin Roger, ancien volonlaire de la Cbarte, maintenant soldal au ser\ice de Hollande. — Je le nomme sous-officier dans ma compagnie. ~ Je suis envoy6 en mission a Palembang, dans rile de Sumatra. — Depart de Billiton. L'ile de Billiton, oii se sont passees les scenes que j'ai racontees dans le chapitre precedent, est situee a pen pres a une egale distance de l'ile de Borneo et de celle de Sumatra, et elle est sepa- ree de cette derniere par la pointe orientale de l'ile de Banka, qui elle-meme est separee de Bil- liton par le detroit de Caspar, route ordinaire des vaisseaux qui vont a la Chine ou qui en re- 224 QUINZE ANS A JAVA vienneiit. Ses habitants sont braves et entrepre- uants, et depuis longtemps ils avaient montre un penchant decide pour la piraterie. Cependant le baron Van der Capellen, qnand il exergait les fonctions de gouverneur general dans la Malaisie, non-seulement etait parvenu a les empecher de se livrer a ce penchant, mais il avail etabli des chantiers de construction a Billiton, oii Ton con- struisait de petits batiments uommes par les Hol- landais cruispawen , qui, avec des equipages mi-partis d'Europeens et d'indigenes de Billiton, croisaient dans ces mers et faisaient une chasse active contre les forbans. Cette surveillance, main- tenue avec soin pendant un grand nombre d'an- nees, avait fini par faire disparaitre presque en- tierement la piraterie de ces parages ; les habitants de Billiton s'etaient livres a I'exploitation de leurs riches mines d'etain et de fer, travail qui etait pour eux plus lucratif et moins dangereux que leur aucien metier de pirates. La disparition des forbans de cette cote avait fait peu a peu negliger la surveillance organisee par le baron Van der Capellen; de sorte que depuis quelque temps des pirates des Moluques, de Borneo et de Sumatra etaient venus s'installer dans la petite bale ou ils ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 225 avaient forme petit a petit, et sans que le goii- vernemeiit hollandais s'en doutat, Fetablissemeut que j'ai decrit precedemment. Quelques habitants de Billiton, mais en petit nombre, s'etaient joints a eux. Les autres, au contraire, souffraient de ce voisinage, et c'etaient eux-memes qui les pre- miers avaient averti le gouverneur de ce qui se passait , et avaient seconde avec activite Taction de la flottille dans Fexpedition qui venait d'avoir lieu. Pour mettre desormais File de Billiton et les parages environnants a Fabri de nouvelles excur- sions des pirates, le gouverneur general fit non- seulement retablir les anciennes croisieres orga- nisees par Van der Capellen, mais fortifier d'une maniere reguliere le point occupe en dernier lieu par les pirates, et dont nous les avious delo- g^s. La passe fut elargie, et Fon y executa des travaux qui permirent a des batiments d'un plus fort tonnage de penetrer dans la petite baie, ce qui en fit bientot un port d'une certaine impor- tance. On employa a ces travaux les pirates pri- sonniers a qui Fon avait fait grace de la vie. Quand la forteresse fut termiuee, on y laissa une petite garnison, qui fut fournie par une parti e du detachement que je commandais. 15 226 QUINZE ANS A JAVA Un de mes premiers soiiis, qiiaiid le calme fut nil pen retabli, que j'eus visite mes blesses et convenablemeiit installe tout mon moude, fut d'ap- peler aupres de moi ce jeune Francais qui s'etait montre si intrepide dans le combat, et qui m'a- vait sauve la vie ou tout au moins une blessure dangereuse. Sa qualite de compatriote et sa bril- laiite valeur eussent suffi pour m'interesser a lui, quand meme la reconnaissance ne m'en eut pas fait un devoir. Oh! me disais-je, si par hasard il etait aussi un ancien soldat de la garde royale, qui comme moi eut refuse de servir le nouveau gouvernement francais, je beiiirais la Providence de I'avoir rapproclie de moi, et je I'embrasserais comme un frere! Pendant que je faisais ces reflexions, le jeune homme entra dans ma chambre , et apres m'avoir fait le salut militaire il me dil : « Me voila a vos ordres, mon capitaine : qu'y a-t-il pour votre service ? — Je desire d'abord savoir votre nom et quelle est la province de France on vous etes ne. — Je m'appelle Marcellin Roger; je ne suis pas u6 en province , mais bien a Paris , rue de la Ro- quette, faubourg Saint-Antoine. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 227 — Eh bien, mon cher Marcellin, recevez mes remerciments les plus sinceres pour le signale service que vous m'avez rendu hier, pendant I'attaque du fort; soyez persuade que je ne Tou- blicrai jamais, et que je ne laisscrai ^chapper aucune occasion de vous en temoigner ma recon- naissance. — Bah! mon capitaine, vous etes trop bon de faire attention a une pareille bagatelle. Franche- ment ca u'en vaut pas la peine; ce sont de ces choses qui arrivent souvent dans notre etat; ce que j'ai fait pour vous, je Taurais fait pour tout autre, qui, a son tour, si I'occasion s'en fut pre- sentee , en aurait fait autant pour moi , et nous nous serious trouves quittes. — Soyez persuade, mon cher, que si vous vous trouviez dans un pareil danger, je ne m'epargne- rais pas pour vous en tirer. Mais brisons sur ce sujet. Etiez-vous militaire avant 1830? — Non , mon capitaine, j'etais encore trop jeune ; car je suis ne en 1812, et je n'avais que dix-huit ans. J'etais ouvrier ebeniste dans la rue du fau- bourg Saint- Antoine, quand la revolution de juil- let eclata. Le patron ferina I'atelier, et nous dit qu'il fallait alter nous battre pour la charte, que 228 QUINZE ANS A JAVA Polignac ct Charles X voulaient detruire. Je ne savais pas trop ce que c'etait que la charte; mais des qii'il s'agissait de se battre contre les gen- darmes, centre les sergents de ville, les Suisses et la garde royale, ga m'allait a merveille. Je pris done un fusil, comme les camarades, et me voila pendant trois jours et trois nuits a faire le coup de feu derriere les barricades. J'entrai un des pre- miers aux Tuilcries, et c'est moi qui ai eu I'hon- neur d'arborer le drapeau tricolore sur la place du Carrousel. » Ce recit, comme on le concevra sans peine, m'affectait peniblement; moi qui me bergais de I'idee d'avoir retrouve un ancien frere d'armes, voila que je me trouvais en presence d'un de ces gamins de Paris qui s'etaient montres les ennemis les plus dangereux et les plus acharnes des de- fenseurs de la royaute. Je m'efForgai de ne rien laisser paraitre des sentiments que j'eprouvais, et je dis a Marcellin de continucr son liistoire , en lui demandant ce qu'il etait devenu apres les jour- n^es de juillet. « L'odeur de la poudre, poursuivit-il , m'avait enivre, et je ne me sentais plus guere de dispo- sitions poiu' I'atelier, d'autant plus que je n'avais ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 229 jamais cu beaucoup de gout pour le rabot et le pot a colle. Je voulais me faire soldat; mais , au moment ou j'allais m'engager, je rencontrai des camarades qui me detouruerent d'entrer dans la ligne, a cause de la severite de la discipline : « Vicns avec nous, dirent-ils, dans les Volontaires de la Charte : c'est un corps oii Ton regoit tons les combattants de Juillet, et, comme nous favons vu a I'oeuvre, tu y seras bien regu. » Je fus admis sans difficulte; on me promit meme une decoration et un grade ; mais je ne re^us ni I'une ni I'autre. Au bout de quclques mois on parla de nous envoyer en Afrique, pour nous battre centre les B6douins; cela ne m'allait qua demi, quand ceux de mes camarades qui m'avaient engage a entrer dans les Volontaires de la Charte me dirent : « Le gouver- nement de Louis -Philippe a I'air de se moquer de nous; c'est nous qui I'avons mis sur le trone, c'est nous qui devious elre ses gardes du corps: eh bien! voila que, pour se debarrasser de nous, il vent nous envoyer nous faire tuer par les Bedouins ou mourir de faim dans ce pays de sauvages; si tu veux etre des notres, nous avons un autre projet en tete. En ce moment il y a une r^.volution en Belgique; allons-y : nous y serous 230 QUINZE ANS A JAVA reQus a bras oiiverts, ct nous apprendrons aux Beiges comment on se debarrasse d'un gouver- nement qui ne vous plait pas. — Mais, objectai-je, ce serait deserter? — Bab! me repondit-on, est-ce . que nous ne sommes pas volontaires , et, par con- sequent, est-ce que nous n'avous pas le droit d'aller oii nous voulons? D'ailleurs, nous to I'avons dit, le gouvernement ne demaude pas micux que de se debarrasser de nous, et il ne s'oppose pas a notre voyage de Belgique. » « Effectivement nous partimes un beau matin sans tambour ni trompette, et nous gaguames la frontiere sans que le gouvernement fran^ais eut paru s'apercevoir de notre fugue. Les Beiges nous accueii- lirent tres-bien, et nous nous battimes au mois de septembre a Bruxelles , comme nous Tavions fait au mois de juillet a Paris. Bref , quand tout fut termine , on nous offrit de prendre du service dans la nouvclle armee beige qui s'organisa apres la revolution. J'acceptai, avec deux de mes camarades; les autres nous quitterent, et je ne les ai pas revus. Au bout de six mois j'etais sergent et assez content de ma nouvelle position ; six mois plus tard j'etais sergent- major, et j'esperais bientot passer officier, quand I'arm^e francaise entra en Belgique et vint faire le ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 231 siege d'Anvers. Mon regiment fut desigae pour faire partie de cette expedition, au retour de laquelle j'esperais bien recevoir I'epaulette. Mais I'homme propose et Dieu dispose, comme dit le proverbe. « Nous etions cantonnes dans uu village a cote d'un regiment fran^ais. J'avais fait la con- naissance de quelques sous - officiers de ce corps , et souvent nous nous rencontrions a la cantine. Nos relations etaient assez amicales, quoique plu- sieurs d'entre eux m'eussent parfois blame d' avoir pris du service a I'etranger. « Je le quitterais bien volontiers, repondis-je, si j'avais I'espoir de ren- trer dans I'armee fran^aise avec mon grade; mais je ne me soucie pas de recommencer le metier de simple soldat. — Eh bien! moi, je n'hesiterais pas, repondit un des sous - officiers , et je prefererais etre simple troupier en France qu'officier en Bel- gique. » La-dessus je ripostai, I'autre repliqua, et il y aurait eu probablement une querelle et un duel sur-le- champ, si quelques camarades plus raisonnables n'etaient intervenus. « Le lendemain, je commandais une corvee pour travailler a la tranchee, conjointement avec un detachement de soldats francais du regiment dont j'ai parle. Ce detachement etait sous les ordres du 532 QUINZE ANS A JAVA meme sous - officier avec qui j'avais failli me quereller la vcille. Tout alia assez bien pendant line partie de la journee; mais, au moment ou nous allions etre relev^s, je dis a deux ou trois soldats fran^ais qui brouettaient de la terre, de la transporter dans un endroit que je leur designai. lis se disposaient a obeir, quand le sous - officier accourut furieux, et demanda a ses soldats pour- quoi ils avaient conduit leurs brouetles en cet en- droit. « C'est, repondirent-ils, le major que voila qui nous I'a dit. — Est-ce que vous avez a rece- voir des ordres d'un etranger, d'un deserteur? » reprit-il avec encore plus de colere. A ce mot de deserteur, je n'y tins plus; je courus a lui le sabre a la main , en lui criant : « En garde ! vous allez me rendre raison de cette insulte. » Deja il avait degaine, et nos fers se croisaient , quand dcQx officiers. Fun beige, mon capitaine, I'autre frangais , arriverent , et nous ordonnerent de re- mettre nos sabres dans le fourreau, et de nous rendre a la garde du camp. Mon adversaire obeit sur-le - cbamp ; mais moi, au comble de I'exaspe- ration , je ne voulus rien ecouter. Je menagai I'officier frangais de la pointe de mon sabre, en Vaccablant d'injures ; et mon capitaine ayant voulu ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 233 s'approcher de moi ct me retcnir le bras , je le repoussai avec tant de violence, que je le fis tom- ber a la renverse. An meme instant une foiile de soklats, sur Tordre d'un officier accouru pendant ce d^sordre, se jetereut sur moi, me desarmerent et m'entrainerent dans le camp. « Lorsque je fus enfm calme, je compris toute la portee de la faute dont je m'etais rendu cou- pable , et j'en reconnus toutes les consequences. J'avais insulte , menace un officier fran^ais et frappe mon propre capitaiue. J'allais etre arrete par la prevote de I'armee , traduit devant un con- seil de guerre , condamne et fusille dans les vingt- quatre heures. « Pendant que j'etais plonge dans ces reflexions, qui n'avaient rien de consolaut, mon sergent-four- rier entra dans la cbambre qui me servait pro- visoirement de prison. « Major, me dit-il a voix basse, vous n'avez pas une minute a perdre, si vous tenez a conserver votre peau. II fait nuit noire en ce moment; venez avec moi, je vais vous conduire en lieu de surete. » « Je le suivis machinalement : qu'avais-je a craindre de plus grave que le sort dont j'etais menace? Je serais fort embarrass^'? do dire par oii 234 QUINZE ANS A JATA moD conducteur me fit passer; tout ce que je sais, c'est qu'apres une heure de marclie nous arriTames au bord de I'Escaut; la le fourrier me fit mooter dans une barque qui nous conduisit a bord d'uu petit navire ancre a quelqae distance. Mon guide parla au patron en bollandais, lan^ie que je ne comprenais pas encore; puis il me remit une bourse, en me disant : o Yoila pour Tous aider a Tivre pendant les premiers jours de Yotre exil: acceptez-la comme un souvenir d'amitie de vos anciens camarades, car tous v.. : aime de tout le monde au regiment. Le capitaine lui-meme m'a charge de vous dire qu'il tous par- donnait de grand cosur Totre mouTement dem- portement; mais la discipline ne pardonne pas. C'est lui-meme qui a faTorise votre evasion; ainsi vous pouTez dire que tous lui devez la vie. Main- tenant, Toici le conseil qu"il m'a charge de vous donner. Vous ne pouTez plus maintenant serrir ni dans I'armee francaise, ni dans Tarmee beige; engagez-Tous en HoUande , dans un regiment colonial; tous y trouverez tous les aTanta2:es que TOUS aTez perdus ici. » Je serrai tendrement dans mes bras mon braTe fourrier; je le cbargeai de mes remerciments pour mon capitaine et mes ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 235 anciens caraaraJes, et je m'abandonuai a ma iiou- velle fortune. c( Trois jours apres, le petit navire sur Icquel j'^tais monte me debarquait a la Have, et le siirlen- demain je m'engageais daus votre regiment. II y a bientot quatre ans que j'en fais partie; mon avan- cemeut n'a done pas ete aussi rapide qu'en Bl-I- gique, parce que je ne connaissais pas la langue hollandaise: mais une fois que j'ai pu m'exprimer facilement dans cette langue et I'eerire, j'ai e[6 nommc caporal et bientot apres sergent instructeur. Voila deux ans que j'exercais ces dernieres fonc- tions, qui commen^aient passablement a m'ennuyer; c'etait en vain que je demandais a faire partie de Tun des convois qu'on envoyait aux Indes: on me repondait toujours qu"on avait besoin de moi pour I'instruetion des recrues. Enfin, au depart du der- nier convoi, j'ai ete trouver le major: je lui ai dit que decidement je tenais a partir pour rejoindre mon regiment, et que je ne voulais pas eternelle- ment rester au depot. — J"y consens, me repon- dit-il, mais a condition que vous deposerez vcs galons. — Qu'a cela ne tienne, r^pondis-je; j'espere me conduire de maniere a les rattraper bientot la-bas. )j La-dessus nous sommes partis, 236 QUTNZE ANS A JAVA ei nous avions fait iin assez bon voyage, quand nous avons etc altaqu^s par ces satanes- pirates, qui nous ont brule nos vaisseaux et egorge la moitie de notre monde. Le reste y serait passe sans doute , si vous n'etiez fort heureusement arri- ves pour nous delivrer. » Ce recit, que j'abrdge beaucoup, avait fini par m'interesser. Au lieu de trouver en lui, comme je I'avais craint d'abord, un ennemi politique, je ne vis dans Roger qu'un de ces jeunes gens, comme il y en a tant dans la classe ouvriere a Paris et ailleurs, qui, n'ayant recu qu'une mauvaise edu- cation ou une education incomplete, suivent plu- tot leurs caprices ou I'entralnement du moment qu*une passion ou une conviction politique. J'avais remarque dans son recit un ton de francbise qui m'avait plu. II y avait meme mis une certaine modestie; car il ne m'avait parte ni de sa conduite au depot depuis son engagement, ni de la bra- voure et de Fenergie qu'il avait montrees lors de I'attaque des batiments de transport par les pirates, et quand ceux-ci avaient voulu les egorger dans le fort, au moment de notre attaque. Je savais, par les informations que j'avais prises aupres de ses camarades et de ses compagnons de voyage, qu'il ET DANS L'ARGHIPEL DE LA SONDE. 237 ^tait tres-aime au depot, et que c'etait parce que le commandant en etait tres- content qu'il avait voulu le conserver. « Si tout le monde, me disait un vieux sergent, avait fait son devoir comme lui quand ces maudits pirates nous ont attaques, nous n'aurions jamais ete pris. » Enfin je voulus achever de connaitre ses senti- ments par une derniere epreuve, et savoir a quoi m'en tenir sur son compte. « Eh bien, lui dis-je, pendant que vous vous battiez a Paris en juillet 1830, moi, j'etais officier dans la garde royale. — Etiez-vous dans I'un des regiments qui se trouvaient a Paris? — Non, j'etais en Normandie. — Ah! taut mieux; car aujourd'hui je serais reellement fache de m'etre battu contre vous. — Malheureusement, ajoutai-je, ce regret, vous pouvez I'avoir; car vous vous etes battu contre moi a Bruxelles, au mois de septembre : je faisais alors parlie de I'etat- major du prince d' Orange. — Bah! comme cela se rencontre! c'est pour- tant vrai... En ce cas, mon capitaine, vous ne me devez rien; car si dans ce temps- la je vous ai tire des coups de fusil, hier je vous ai empeche 238 QUINZE ANS A JAVA de recevoir un coup de lance de ce grand gaillard a face de citron, et pour lors nous voila quittes. — Ainsi vous, ancien Yolontaire de la Chartc, vous n'avez pas de repugnance a servir sous les ordres d'un ancien officier de la garde royale? — Et pourquoi en aurais-je? Est-ce que je savais seulement pour qui ou pour quoi je me bat- tais 11 y a huit ans? Les malheurs et Vexperience m'ont un pen muri la cervelle; tout ce que je sais maintenant, c'est que vous et moi nous servons le meme gouvernement, que nous sommes a cinq a six mille lieues de notre pays, et que j'aime mieux vous avoir pour chef qu'un god freclo^n; aussi, raon capitaine, si vous croyez m'avoir encore quelque obligation pour I'afFaire d'hier, je sollici- terai de vous pour toute faveur de me conserver dans voire compaguie, et j'espere que vous n'au- rez pas lieu de vous en repentir. — Je ne demande pas mieux, repondis-je; toutefois cela ne depend pas entierement de moi; mais je compte bien que le colonel ne me refu- sera pas, et vous pouvez des aujourd'hui vous regarder comme faisant partie de ma compa- guie. » La-dessus je le congediai en lui serrant la main. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 239 Roger avait raison. Le temps et Feloignemeiit chaiigent bien I'aspeet des choses, et affaiblissent considerablement les haines de parti. Je crois que, si ce n'eut ^te pour conserver le decorum de inon grade, j'aurais serre dans mes bras Tancien Volontaire de la Charte, comme s'il eut ete un ex-soldat de la garde royale. Pendant tout le temps de mon sejour a Billi- ton, je u'eus qu'a me louer de la conduite de Roger. Enfin, au bout de deux mois, je regus du gouverneur general le brevet de major, avec I'au- torisation de nommer directement a tons les em- plois de sous-ojQ&ciers et de caporaux ceux que j'en croirais dignes, et de designer pour I'avance- ment et les recompenses les ofiiciers que j'aurais distingues pendant notre expedition. Parmi les premieres promotions que je fis, Roger ne fut pas oublie. Je lui rendis d'abord ses galons de sergent; et quand, sur ma proposition, mon premier lieutenant fut nomme capitaine pour me remplacer, et que tons les autres officicrs eurent avance d'un grade, je nommai Roger sergeut- major en place du sous-officier de ce grade passe sous -lieutenant. Ces arrangements etaient a peine termines , que 240 OUINZE ANS A JAVA je re^us du gouverneur general I'ordre de me rendre a Palembang, dans Tile de Sumatra, pour m'assurer si les autorites indigenes de cette resi- dence executaient fidelement les traites relatifs a la repression de la piraterie dans le detroit de Banka, et sur les cotes de cette partie de I'ile de Sumatra jusqu'au detroit de la Sonde. Je devais rester a Palembang et y attendre Tarrivee du resi- dent qui serait nomme a ce poste, en remplacement de celui qui s'y trouvait en ce moment et qui etait appele a d'autres fonctions. En meme temps mon ancienne compagnie etait appelee a Batavia, et il ne restait a Billiton qu'une petite garnison com- posee d'un detachement de soldats de marine com- mandes par un lieutenant. Je quittai, non sans regret, mes anciens com- pagnons d'armes. Roger me fit ses adieux, dans lesquels il exprimait chaleureusement sa recon- naissance pour moi, et, tout en me felicitant de mon avancement, il se montrait vivement contra- rie de ce que cet avancement allait me separer de lui peut-etre pour longtemps. « Que cela ne vous chagrine pas, lui repondis-je, j'appar- tiens toujours a votre regiment; j'aurai I'oeil sur vous, et si vous vous comportez bien, vous pou- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 241 vez compter sur ma protection, qui sera plus puis- sante que lorsque j'etais simplement capitaine. — AUons, adieu, major, me dit-il d'un ton penetre, j'espere que nous nous reverrons bientot. — Je I'espere aussi, car ma mission de Suma- tra ne doit pas durer longtemps. » Je ne devais le revoir que plusieurs annees apres et dans des circonstances bien penibles, comme on I'apprendra par la suite de ce r^cit. 16 CHAPITRE XI Arriv(?e a Palembang. — Aspect de celle ville. — Mes relations avec le principal ministre du sultan. — Bon ellet du langage que je lui liens. — Sociele ag'r6able avec laqucUe je me lie. — Excursions dans difTerentes parties de Tile. — Le pays des Lampoungs. — Re- lation d'une chasse sur les bords du lac Douna-Louwar. — • Rencontre d'une troupe d'^lcphants sauvagcs. — J'acconipagne des clias- seurs lampoungs dans une chasse aux elephants. — R6cit de cette excursion. Je m'embarquai sur le petit aviso a vapeiir attache a notre flottille, et, apres une courte na- vigation, nous arrivames sur la cote de Sumatra. Nous remontames un fleuve fort large, mais peu profond, appele le Moussi ou le Sounsang, dont les rives sont extremement basses. C'est sur les bords de ce fleuve qu'est batie la ville de Palem- bang , capitate du royaume ou de la residence de 214 QUINZE ANS A JAVA ce nom. Cette villc, qui compte au moins trente mille habitants, qui a des relations fort ctendues avec toutes les iles malaises, I'lnde, la Birmanie, Siam , r Annam ou Cochiuchine et la Chine , ne se compose que d'une reunion de cabanes en bam- bous et en nattes couvertes en chaume. Je n'y ai vu que deux edifices en pierre , le palais ou dalan du sultan et la grande mosquee ou mesdjid. Ce dernier edifice ressemble plus a un temple chi- nois qu'a une mosquee arabe. La demeure du resident hollandais est plus propre, mieux tenue que les autres habitations du pays; mais elle n'offre rien de bien remar- quable, surtout pour quelqu'un habitue comme moi aux somptueuses demeures des habitants de Batavia. Le resident me mit au courant de la situation des affaires , ou plutot il chargea de cette besogne son secretaire; car lui-meme ne s'en melaitguere, et s'occupait plutot des speculations commerciales que des interets dn gouvernement. C'etait la le motif pour lequel il avait ete revoque, quoiqu'on eut deguise sa disgrace sous la formule usitee sou- vent en pareil cas : « appele a d' autres fonctions. » Du reste , il en riait le premier, et disait que de- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 245 puis longtemps deja il faisait d'autres fonctions que celles dont il etait charge ofFiciellement. Quelques jours apres mon arrivee il partit, me laissant sur les bras une besogue fort peu at- trayante pour moi, et dont je n'avais pas la pre- miere idee. Cependant je I'entrepris avec courage, et, grace au secretaire, qui etait uu veritable tra- vailleur, je fus assez vite mis au courant. J'eus plu- sieurs conferences, non pas avec le sultan, car Son Altesse ne daigne pas se meter d'affaires, mais avec son principal ministrc (adipati), qui m'etait signale comme protegeant presque ouvertement les pirates de la cote. Je lui parlai avec severite et une franchise toute militaire. Ce langage, auquel il n'elait pas accoutume, parut produire sur lui beaucoup d'efPet, surtout quand il apprit que j'ar- rivais de BiUiton, et que j'etais un de ceux qui avaient le plus contribue a detruire le fameux nid de pirates de cette ile. A compter de ce moment tout marcha a mer- veille. Je re^us des compUments du gouverneur general, et mon secretaire, enchante, m'assura que maintenant, avec ses deux commis, il se chargeait de toute la besogne; qu'il me ferait seulement un rapport de temps en temps, pour me tenir au 246 QUINZE ANS A JAVA couraiit des affaires. Comme j'etais parfaitement siir de la capacite et de la probite de ce fonction- naire, cet arrangement me couviut assez; seule- ment je voulus avoir au moins un rapport verbal chaque jour; mais des lors, debarrasse du prin- cipal souci qui m'avait occupe a mon debut dans mes fonctions nouvelles, je pus me permettre quelques distractions. Le commandant de 1' aviso qui m'avait amene a Palembang me fit faire la connaissance d'une societe fort aimable, et que je fas etonne de rencontrer dans ce pays-la. Elle se composait de deux Anglais et de trois Hollandais, Creoles de Surinam. Tons les cinq etaient d'anciens elcves de Funiversite d' Oxford; appartenant a de riches families; tons avaient le gout des voyages; et ils avaient entrepris de visiter ensemble une partie du globe. lis arrivaient en ce moment du cap de Bonne-Esperance, et ils se proposaient de visiter toutes les principales iles de la Malaisie. Depuis six mois ils etaient fixes a Sumatra, et deja ils avaient parcouru une partie de I'ile^ soit en chas- sant, soit en se livrant a des explorations d'his- toire naturelle. Je me liai bientot avec eux, et je fis partie de ET DANS L'ARGHIPEL DE LA SONDE. 247 la pliipart de leurs excursions dans I'mterieur de rile, c'est-a-dire dans la partie qui est soumise au gouvernement hoUandais; car la plus grande partie de cette ile est encore independante , et habitee par des peuplades presque sauvages. La contree que nous explorames la premiere est le pays des Lampoungs, qui font partie de la resi- dence, mais non pas du royaume de Palembang. C'est-a-dire que les Lampoungs sont soumis di- rectement a Fautorite du resident hollandais , et sont independants du sultan, Les Lampoungs sont de tons les habitants de Sumatra ceux qui ressemblent le plus aux Ghi- nois, par leurs visages en losange et leurs yeux brides. lis sont mahometans, ou plutot ils recon- naissent un dieu qu'ils nomment Allah comme les mahometans, et c'est a peu pres la que se borne leur acte de foi a la religion du prophete; ils v6- nerent des esprits superieurs, des djiuns , des diondis , mot emprunte aux dioutas des Hindous. Du reste, ils sont livres aux superstitions les plus absurdes, comme j'aurai bientot occasion de le rac outer. Le pays des Lampoungs est un des moiiis fer- tiles de I'ile de Java; mais il abonde en gibier. 248 QUINZE ANS A JAVA Les forets sont peuplees d'elephauls , de rhino- ceros, d'antilopes, de cerfs, de daims, de civettes. Le pore - epic et plusieurs especes de singes , particulierement le singe a menton barbu [simia nemestrina), qui parait particulier a cette grande terre , s'y rencontrent frequemment. Parmi les habitants des forets, mais surtout dans la partie montagneuse , il ne faut pas oublier I'orang- outang (homme des bois), ni le tigre royal, qui est la terreur de cette partie de Tile. Nous faisions souvent, mes nouveaux amis et moi, des chasses fort interessantes dans le pays des Lampoungs. Nous etions admirablement se- condes dans ces expeditions par des horames de cette nation , qui sont d'intrepides chasseurs, et nous les preferions de beaucoup aux koolies ou domestiques indiens qui nous servaient habituel- lement. Dans une de ces chasses, sur les bords du beau lac Douna-Louwar, nous rencontrames une troupe d' elephants sauvages , que nous n'hesitames pas a attaquer. Du reste, comme je retrouve dans mes papiers la relation que je fis alors de cet epi- sode a mon ami le docteur Weelkaer, deBatavia, je vais la mettre sous les yeux de mes lecteurs, ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 249 sans en rieii retrancber, supposant quelle leiir ofFrira quelque intcret. Apres lui avoir donne de longs details sur les preparatifs de notre chasse, et sur les difficultes que nous avions rencontrees jusqu'au moment de Fexecution , je continuais ainsi : « Nous etions reellement heureux nous autres , lorsque nous nous trouvames enfm reuuis , et nous nous dirigeames a force de rames a travers le Douna- Louwar, dans I'espoir d'une bonne ebasse au cerf. Le temps etait admirable. Quel spectacle riant et resplendissant que ce lac qui s'etendait a nosyeux, que ces arbres majestueux mirant leur epais fcuil- lage dans I'onde pure du Douna-Louwar, dont les bords sont si delicieusement favorises par la nature! Notre impatience fut grande de rassembler nos prabous et nos gens , afm de nous rendre le plus vite possible sur le beu ou, d'apres les avis^re- cemment obtenus, se trouvaient le corf et le daim. Nous voila enfm relegues dans I'espece d'enclos ou les traces des animaux se montraient impri- m^es dans la terre bumide, Mais quel fut notre etonnement lorsque nous observames aussi quelques pas d'elepbants ! Aucun de nous cependant ne crut que nous courussions un grand danger. Cbacun se 250 QUINZE ANS A JAVA mit a son poste, dcrriere rcmbuche derotins dres- see contre les cerfs. Le coin [tmijong) que nous occupioiis n'avait que deux a trois cents metres de largeur ; aussi tous les chasseurs pouvaient- ils se masquer convenablement derriere le taillis. On inspccta le fusil et la carabine ; le couteau de chassc, Ic klewang (sabre malais) et les lances brillerent; tout fut dans I'anxiete la plus vive; tour a tour I'espoir et la crainte nous faisaient bondir le coeur. « Deja nos piqueurs indiens [krio's) etaient ^nvoyes pour donner I'alerte a nos aides et a nos meutes. A peine se furent-ils avances, que des cris epouvantables , ou plutot un liurlement qui nous gla9a d'efFroi, sortit du fond du bois. Plus de doute qu'une troupe d'elepbants ne se trouvat dans I'enceinte. Ce fut un moment de terreur pa- nique; c'est que, en effet, qui n'a jamais entendu les oris de plusieurs elephants a la fois ne saurait se defendre, dans le premier moment, d'un mou- vement d'anxiete et de frayeur. Soudain nous en- tendons les chasseurs se remuer, la plupart des indigenes se mettent a fuir a toutes jambes , et toute la bande est en pleine confusion. De crainte que les bruyantes conversations des Indiens n'ar- QllN'^E ANS DK SK.IOIR A JAVA. \: 251. Nousallendimes que Ics eloijlianl.s lus.'-eiit pies tie nous, et alors nous ouvnmes un feu de mousqueteiie bicn nourri. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 251 retasseiit le cerf, on avait eloigiie quelque peu les prahous des bords du lac; plusieiirs fuyards, croyant deja se sentir dans les cotes les dents des elephants, s'etaient approches des borJs et vou- laient se jetcr a la nage pour se precipiter dans les prahous. Malheureusement le lac est plein de caimans ; aussi quelques koolies de crier a tue- tete : « Bouaja! bouaja! caiman! caiman! >:> lis ne savaient ou se sauver ; de tons cotes ils se voyaient entoures de monstres afFreux. Plusieurs indigenes avaient grimpe aiix arbres; d'autres qui s'enfuyaient du lac revenaient de notre c6t6, et nous suppliaient a grands cris de chercher comme eux notre salut dans la fuite ; mais nous avions repris courage , et nous restions avec le plus grand sang-froid a notre poste, resolus a braver tons les dangers; seulement deux ou trois chefs indigenes, qui s'e- taient familiarises avec la chasse aux elephants , se joignirent a nous. c( Au meme instant , une trentaine d'elephants s'avancerent majestueusement en colonnes serrees. Nous attendimes qu'ils fussent pres de nous, et, lorsqu'ils ue se trouverent plus qu'a une distance de quatre a cinq pas, un feu de mousqueterie bien nourri fut ouvert; les monstres, saisis d'ef- 252 QUINZE ANS A JAVA froi, rcgagnereiit eii toute hate la foret. Mais, de I'autre cote, les oris des Indiens et Ics aboiements des chiens les forcerent encore de venir chercher un passage. Leur nombre s'etait accru jusqua soixaiite, une grande partie de ces aiiimaux u'e- tant pas sortis du bois lors de la premiere at- taque. Pendant ce temps nous avions recharge nos carabines et nos fusils, et, plus rassures, nous regumes I'ennemi d'une mauiere bien plus vive que la premiere fois. Toute la troupe passa au galop et fut saluee par nous d'une grele de balles. C'etait un spectacle imposaut que de voir dans leur liberte naturelle ces animaux, que je n' avals jamais vus qu'apprivoises , et dont quelques-uns avaient trois a quatre metres de hauteur. Plusieurs etaient frappes , d'autres ne marchaient qu'en chancelant et soutenus par leurs compagnons. Un jeune elephant qui avait regu de graves blessures devait rester en arriere, mais la mere veillait pres de lui. Nous allames a la rencontre de nos fuyards, qui, entcndant le feu continuer, reprirent enfin courage ; ils n'etaient pas maintenant les moins braves a poursuivre I'ennemi et a se reunir a nous pour faire grand fracas de coups de fusil. Le jeune ^l^phant dont je viens de parler tomba bientot ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 253 SOUS ce feu incessant; la mere resta neanmoins; elle poussa des hurlements afFreux et voulut en- core defendre le corps de son enfant; mais nombre de balles Lien ajustees la firent tomber egalement victime de notre fureur guerriere et de son amour maternel. De tous Ics cotes les cris d'allegresse retentireut alors dans le bois. On avait remporte une victoire signalee sur I'habitant terrible des forets; ceux qui n'avaient point ose attendre la premiere attaque se presserent surtout autour des deux cadavres, des deux tropbees. Nous avions laisse echapper le daim et le cerf pour combattre ensemble les elephants; la joie_, I'enivrement du bonbeur se peignait sur tous les visages; les de- mandes et les reponses se croisaient, sans avoir souvent entre elles le moindre rapport; c'etait a qui avait le mieux ajuste, a qui ferait observer les blessures mortelles que chacun pretendait avoir portees. On ordonna d'emporter les machoires de ces deux elephants comme souvenirs memorables de cette joyeuse journee. » Ainsi nous avions vaincu sans beaucoup de peine, mais non sans une certaine anxiete, les plus redoutables habitants de ces contr^es sauvages. Tout cela n'est rien cependant, comparativement 254 QUINZE ANS A JAVA aux fatigues et aux dangers de ceiix qui font la chasse aux elephants dans le but de s'emparer de leurs dents pour les vendre aux marchands d'i- voire. J'ai voulu accompagner quelques chasseurs lampoungs dans une expedition de ce genre, et je pense que mes lecteurs ne seront pas faches d'en connaitre quelques parti cularites. Nous avions une course des plus rudes a faire; je me trouvais dans un petit prahou , attendu qu'il etait devenu impossible, a cause du pen de pro- fondeur de Feau, de me servir du grand prahou avec lequel j'etais parti de Palembang. J'atteignis enfin un lieu appele Poulou-Grouugang, ou se trouvait une espece d'habitatiou construite tant bien que mal de grandes feuilles et d'ecorces d'arbres. C'est le refuge accidentel des coupeurs de bois et de rotin de Palembang; cette hutte etait alors habitee par quelques individus occupes a scier des planches et a faire des sacs de rotin appeles sacs-kapas. J'y etablis mon quartier. Mes Lampoungs avaient deja remonte quelque peu la riviere, et penetre dans I'interieur du pays. A vingt-quatre Idlometres de la, a Ladang-Krekil, village assez peuple, ils avaient appris que, depuis quelque temps, un elephant seul, a defenses ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 255 enormes, comme on se plaisait a le raconter, fai- sait la nuit ses visites et ravageait sans beaucoup de fa^on les rizieres; cette nouvelle me donna I'espoir de voir se realiser notre projet. Mais il fallait attendre des avis ulterieurs, gene que j'e- tais dans mon embarcation, qui, quoique petite, etait encore trop grande pour remonter une ri- viere pleine de bas-fonds. En general la contree est tres-basse; aussi dans la mousson d'ouest est-elle submergee. Partout on voit la canne, et Ton ne remarque que bien rarement quelques accidents de terrain convert de bois et d^alang-alang. Le Bahatan (c'est le nom de la petite riviere sur laquelle je naviguais) ser- pente a travers ces marais, qui, dans la mousson d'est, se transforraent en autant de champs d'a- lang-alang; la riviere tombe a six heures en dega de Poulou - Groungang dans le Mesoudji, qui se jette dans la mer, au nord de I'ile de Boom ou Poulou-Mesoun. Cette contree me parut extremement fertile; niais elle est non moins feconde en histoires ou en contes sinistres qui epouvantent les indigenes; toutefois il n'y a pas lieu de s'en etonner, puisque, pendant le pen de jours que je me suis arrete a 256 QUINZE ANS A JAVA Poulou-GrouDgang, quatre hommes furent devores par les tigrcs a Krekil et un individu arrache de son prahou par un caiman siir le Meson dji. Ma troupe revenait aussi, tout effrayee et desorgani- see, apres avoir clierche vainement pendant trois jours les traces du grand elephant de Ladang- Krekil, les tigres ayant rendu la chasse impossible pendant la nuit. Dans la soiree du 7 avril, je m'embarquai dans un petit prahou que je fis avancer tout douce- ment a la rarae, afm de surprendre, a la favour de la lune, quoique un pen ohscnrcie, quelque gibier pour notre propre consommation ; car nous en etions reduits au riz sec pour toute nourri- ture et a I'eau pour toute boisson. Vers dix lieures du soir nous entendimes quelques cris d' elephants, et nous nous empressames de suivre la direction d'ou partaient ces hurlements. Mais vers minuit il fut impossible de poursuivre notre route sur I'eau a cause des bas-fonds; et, comme les elephants paraissaient etre encore a une grande distance, nous resolumes de prendre du repos sur nos pra- hou s. Le jour suivant tout resta tranquille; mais comme je savais que ces animaux sortent des bois dans ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 257 rapres-midi pour descendre dans les marais, et qu'ils se trahissent alors par le bruit de leur marche, j'envoyai quelques indigenes en recon- naissance dans la direction de Test, dans laquelle je croyais avoir entendu leurs cris rauques et gutturaux. En meme temps je me rendais a la rame vers cette direction, en suivant une autre voie. Au milieu d'une forte pluie qui nous mouilla jusqu'aux os et humecta nos fusils, a quatre heures de I'apres-midi, les elephants commencerent enfin a se faire entendre; mais ce ne fut cependaut que deux heures plus tard que nous apergumes dans une piece d'eau parsemee de hautes Cannes [poe- ron) la troupe, partie devorant le feuillage, partie se jouant dans I'eau. Nous grimpames sur les quelques arbres qui se trouvaient pres de la, et de ce siege eleve nous apergumes une cinquautaine d'^ldphants, tant jeunes que vieux, tout pros do nous; ils arrachaient, au moyen de leurs trompes, la canne, dont ils formaient des bottes si epaisses, qu'on n'eut pu les etreindre des deux bras; ils les tournaient en battant I'air, et en faisaient jaiUir, comme d'une fontaine, I'eau qui retombait sur leurs corps enormes; puis ils portaient la canne a la bouche, et d'un coup ils tranchaient la partie 17 258 QUINZE ANS A JAVA blanche iuferieure. Apparemmcnt ils tournaient et battaient ainsi ces roscaux pour en faire sortir la bourbe et le sable, ou pour s'eu huraecter le corps et se proteger contre les innombrables mous- tiques. Lorsqu'ils se trouvent ainsi reunis en troupes nombreuses (ce tpie les Malais appellent gadja- kawa) , ils ne sont pas aussi mediants que quand ils sont isoles ou par petits groupes [gadja-tongal) ; c'est dans ce dernier cas surtout qu'ou doit etre sur ses gardes. II parait que les troupes d'elephants ne sont formees presque que de femelles; car Ton n'y re- marque pas d'elephants armes de longues de- fenses, sinon quelques petits que les meres pren- neut au miheu d'elles a Fapproche des dangers, pour les defendre a outrance. Les troupes sont appelees gadja-kaman quand elles ne se composent que de femelles, et sebanger s'il s'y trouve reunis de grands et de petits ele- phants; la notre etait done de la derniere espece. On ne peut que former des conjectures sur ce fait que les males se tiennent eloignes; les Indiens disont qu'ils se separent des troupes aussitot qu'ils se sentent assez forts et assez hardis pour vivre ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 259 seuls et pour braver sans appui tous les dangers. Mais il faiit, en gentol, se defier des renseigne- ments que peuvent donner les Indiens sur tout ce qui se rapporte a I'histoire naturelle, dont lis ne possedent que des donnees confuses, empreintes de leurs erreurs populaires. Et, d'un autre cote, ce qu'ils rapportent des elephants porte le cachet du ridicule ; ils attribuent a ces auimaux non-seule- nient la raison humaine, mais aussi des qualites surnaturelles. Ils disent, par exemple, que la foudre est produite par le claquement des oreilles des ele- phants, et ils la designent sous le nom de kilap- gadja. Aussi un chasseur d' elephants observe- t-il avec soin ce bruit, et un de mes Lampoungs m'as- sura naivement qu'il avail toujours suivi la Hgne dans laquelle la foudre decrivait ses sillons, et que de cette facon il ne s'etait jamais encore trompe sur le lieu ou se tenaient les elephants; mais ajoutons, pour rintelligence de ce fait, que ce n'e- tait quelquefois qu'apres avoir couru sept ou huit jours dans cette direction; or, dans un pays ou ces auimaux sont si nombreux, on doit finir a la longue par en rencontrer quelques-uns. Toujours faut-il rendre a ces chasseurs la justice de re- 200 QUINZE ANS A JAVA coDuailre qii'ils sont eiitreprenauts , infatigables et iiitrepides : ils s'approchent de I'elephant qu'ils se sont designe, d'uu arbre a I'autre, et ne tirent qu'a quelqucs pas de distance; ils viseut a atteiadre Tauimal soit derriere les oreilles, soit au coeur; parfois ils grimpent sur uu arbre, et tachent d'at- teiudre le petit creux aii-dessus de la tote de I'elephaut, ou la boite osseuse qui reeouvre la cervelle est moins epaisse. Le bruit des coups de fusil ne parait pas effrayer les elephants, et, de plus, les chasseurs pretendent qu'ils sont myopes; c'est par suite de celte circonstance , disent-ils, que Ton pent frapper parfois quelques-uns de la troupe sans que les autres en soient alarmes. Si la victime ne tombe pas roide morte, il arrive bien rarement que Fanimal bless6 pousse des oris et fixe I'altention de ses camarades; ce n'est que quand ils decouvrent le chasseur, qu'a un signal qu'ils se donnent entre eux, ou ils I'attaquent, ou bien la troupe se met a fuir, apres avoir cherche a sauver les blesses, fut-ce au peril de leur propre vie. Si un elephant est frappe mortellement ct qu'il tombe, les chasseurs, n'ayant plus de motif pour se masquer, se jcttent sur lui et lui coupent im- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 261 m^diatemeiit la trompe au moyen de leiirs cou- tcaiix a grandes lamos. Poiirtant il arrive souvent que les elephants ne sont qu'etourdis, et malheur au chasseur imprudent qui se hasarde trop pres; car ces colosses mouvants se redressent avec une rapidite inconcevable. On raconte, et meme je I'ai lu imprime, que la pesanteur de I'elephant le gene toujours, et qu'il a la plus grande peine du monde, une fois assis ou couche, a se relcver. Cette assertion n'est pas exacte; j'ai vu maintes fois se redresser des ele- phants aussi facilement que d'autres animaux. Si I'elephant est blesse et qu'il se mclte a fair, le chasseur indien le poursuit sans relache, jusqu'a ce que son premier coup de feu ou de nouvellcs balles Ten rendent maitre: il se munit pour cette chasse de longue haleine d'une provision de riz pour quelques jours, il passe la nuit sous le feuil- lage ou sur un arbre, et pendant le jour il suit les traces du blesse, sur lesquelles il ne peut guere se tromper; car, si I'elephant va de son pas trai- nant et pesant au milieu de I'alang-alang, ilouvre ainsi une espece d'allee de soixante-six centi- metres environ de largeur, oii pas le plus petit brin d'herbe ne reste debout; si le colosse prend 262 QUINZE ANS A JAVA son chemin an travcrs dii bois, Ic chasseur a la raeme facilite pour suivre ses traces; car tout se brise et se rompt sous son poids enorme et par la force de son corps : des arbres de la grosseur du bras, il les casse comme une canne; aussi los broussailles ne I'arretent pas. On se sert ordinairement pour la chasse aux elephants de balles d'etain ou de cuivre jaune, le plomb s'aplatissant sur la peau si dure de I'ani- mal et ne la pergant pas asscz profondement. Le chasseur indien n'aime pas les carabines; il dit que la balle sortie d'une telle arme a bien une grande force, mais quelle va trop en ligne di- recte; les indigenes preferent de beaucoup un grand fusil ordinaire. Mon bonhomme lampoung, celui qui pr^tendait trouver les elephants sur I'in- dication de la foudre, m'assurait que la balle de son vieux fusil de la compagnie anglaise allait en zigzag, de sorte que, au moyen d'une seule balle, il faisait souvent trois ou quatre blessures. Je ne voulais pas paraitre incredule en presence d'une conviction si profonde et des assurances les plus solennelles de la verite de ce qu'il avancait. Et il ajouta encore : « Que de fois il m'est arrive de me heurter contre une troupe d'el^phants ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 2G3 parmi lesquels je n'en avals observe auciin arme de dents; tout a coup j'en vois un qui a I'ivoire sortant de la bouche d'uiie demi - brasse ; et sou- dain, au moment ou je veux faire feu, ses dents ont disparu ! » En ecoutant ces contes, les indigenes font un mouvement significatif de la tete; ils disent ordi- nairement : « Gadja banjack silouman , les ele- phants aiment a se jouer de nous, en vrais loups- garous. » lis pretendent encore que , dans les terrains de cette lie , il y a un certain lieu ou ces quadrupedes monstrueux , devenus ages et mala- difs, se rendent pour mourir; la, les ossements et I'ivoire se trouvent amonceles haut comme des maisons; I'homme ne pent s'approcher de ce lieu, car il est bientot ensorcele, et deux ou trois ele- phants d'une grandeur demesuree defendent I'en- tree de cet ossuaire ; en outre , ces Cerberes d'une nouvelle espece sont invulnerables , et des milliers de balles ont ete deja tirees sur eux sans qu'ils aient ete blesses. Mais en voila assez sur les contes et les su- perstitions des Lampoungs au sujet des elephants; il est temps de revenir a notre chasse. Apres avoir contemple pendant un certain temps , du haut des 264 QUINZE ANS A JAVA arbres oii nous etions grimpes , la troupe qui jouait dans le marais, et avoir compte un a un les individus qui la composaient, nous descen- dimes de nos arbres, et nous nous asserablames pour deliberer si nous attaquerions ou non les Elephants; mais, comme la nuit commenQait a tomber et que nous ne voyions point de males parmi la troupe, nous jugeames tres - imprudent d'aborder ces ennemis dans un lieu ou il n'y avait que pen d'eau et de broussailles , et ou nos mou- vements dans les prahous seraient contraries, tan- dis qu'eux pourraient se mouvoir en toute liberte et ne cesseraient pas de nous assaillir une fois qu'ils seraient blesses, si nous ne pouvions nous Eloigner aussitot. Nous resolumes done d'attendrc jusqu'au jour suivant, d'autant plus que proba- blemeut les elephants s'endormiraient dans notre voisiuage , et qu'alors nous pourrions facilement les surprendre. Depuis qiielqiie temps il nous semblait entendre le roucoulement de la tourterelle , mais eloign^ et avec des sons qui nous paraissaient contrefaits. C'e- tait par ce signal que devaient se faire reconnaitre le reste de nos chasseurs lampoungs, que nous avions quittes la veille. Nous repondimes a ce signal ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 265 de la memje manicre, et soudain nous vimes s'e- lancer des broussailles nos chasseurs , les cheveux flottants, tout trempes, le fusil sur I'epaule. Cos braves gens, a cause de I'obscurite, n'avaient pu distinguer nos prahous des elephants ; ils accou- raient partie nageant, partie sortant des marais et du bois. Nous les primes dans nos prahous et les transportames a leurs embarcalions ensevelies a moitie sous I'eau. Nous leur donnames rendez- vous pour le lendemain. Ges chasseurs infatigables avaient du , dans quelques parties du bois , sauter comme des singes ou des ecureuils d'un arbre a I'autre; il serait difficile de se faire une idee de leur ar- deur, de leur courage et de leur adresse, et je dois reconnailre que , dans ce genre de chasse , tons les Europeens restent beaucoup au-dessous d'eux. Tout etait done prepare pour le lendemain ; mais que vous dirai-je, souvent les plans les mieux combines echouent. Le matin du 9 avril, a la pointe du jour, nous nous trouvames to us au lieu ddsign^ pour notre reunion, apres avoir passe une nuit des plus desagreables par suite d'une forte pluie et de grands coups de vent. Les eld- QUINZE ANS A JAVA. phants ^taient deja rctouraes dans la foret; nons suivimes leurs traces dans le kownpeh, jusqu'a ce que nous ne pumes plus avancer par suite des difficultes du terrain. Nous avions quitte nos pra- hous, et traverse avec la plus grande peine du monde un marais, lorsque nous nous trouvames tout a- coup au bord d'un lac qui nous barrait entierement le passage : impossible de le franchir sans nos bateaux restes en arriere. Quant a les trainer au travers du marais , nul n'y songea , et nous nous estimames assez heureux d'y revenir pour nous embarquer et nous reposer de nos fatigues. Je songeai alors au retour. C'est avec peine que je laissais echapper I'occasion de mener a fin notre entreprise; mais mon absence ne pou- vait se prolonger plus longtemps, et je retournai a Palembang , satisfait du moins des renseigne- ments que j'avais recueillis, et laissant a nos in- tr^pides Lampoungs les soucis de la poursuite ult^rieure de I'animal a grande trompe. CHAPITRE XII Description de Tile de Sumatra. — Voyage k Benkoulen. — Excursion h la montagne sacree de Gounoung-Bonko (le Pain-de-Sucre). — Aspect du pays. — Population de la ville de Benkoulen. — Visile h, la residence de Padang. — Possessions hollandaises dans I'lle de Sumatra. — Parlie ind^pendanle. — Le royaume d'Acliem. — Le royaume de Siak. — Confederation des Baltas. — Gouvernement de Baltas. — Melange de moeurs civilis6es et de coulumes barbares. — Anthropophagie appliquee comrae punition legale. — Moeurs et cou- tumes des Beyangs. — Leur croyance a la melempsycose. — Les habitants de Menangkabou. — GoCit general des peuples malais pour I'opium. L'ile de Sumatra s'etend du nord-ouest au sud-est I'espace de quinze cents kilometres; sa largeur varie de quatre-vingts a trois cent qua- rante kilometres. G'est, comme on le voit, une des plus grandes iles du monde, Une chaine de raontagnes la traverse dans toute sa longueur : 268 QUINZE ANS A JAVA elle se rapproche surtoiit do la cote occidentale , mais SGS cotes sent basses et raarecageuses. L'equateur coupe obliquemcnt Sumatra en deux parties a peu prcs egales; neanmoins cette ile jouit d'une temperature assez moderee , le thermometre ne s'elevant guere au-dessus de viDgt-quatre degres Reaumur , tandis que dans le Bengale je I'ai vu atteindre trente-quatre de- gres au commencement de novembre. Dans Tin- terieur , les habitants sont obliges d'allumer du feu pour se chaufter, a cause des brouillards [kabout) qui enveloppent les coUincs, et ne sont entierement dissipes qne trois heurcs apres le lever du soleil. Le tonnerre et les eclairs sont frequents, surtout pendant la mousson du nord-ouest, temps de la saison pluvieuse qui commence en decembre et finit en mars; la mousson scche commence en mai et finit en septembre. Les gelees, la neige et la grele sont inconnues a Sumatra, meme sur les plus hautes montagnes , et il y en a quelques- unes qui s'elevent a plus de trois mille cinq cents metres au - dessus du niveau de la mer. Dans un voyage que je fis a Benkoulen, sur la cote ouest de Tile, j'eus occasion de visiter une de ces montagnes, et la relation de cette excur- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 2G9 sion fera connaitre cc pays si singulier ct si pit- toresque mieux que lie le ferait uue description methodique. La montagne en question se Domme ie Gou^ noimg-Bonko, e'est-a-dire le Pain -de -Sucre. Elle est loin d'etre une dcs plus hautes de I'ile, car elle n'a guere que mille metres au-dessus du ni- veau de la mer; mais elle s'eleve detachee de la chaine dont elle fait partie, et, par sa conforma- tion parliculiere qui lui a valu son nom, elle est un excellent point de reconnaissance sur cetle partie de la cote. Le Bonko est situe a vingt- quatre kilometres environ dans le nord-est de Benkoulen-, sa position et sa distance de cette ville n'avaient jamais ete bien detcrminees; deux fois deja des Europeens avaient vainement clier- che a le gravir, et I'opinion populaire pretcn- dait qu'il etait inaccessible. Les montagnes remar- quables, comme celle-ci, passent generalement , dans I'opinion des naturels de Sumatra, pour etre la demeure des esprits, et leurs sommets sont consideres comme kramats, c'est-a-dire sacrt^s. Le sornmet du Pain -de -Sucre est un kramat de cette espece, et, par superstition, aucun des natu- rels ne s'aveiiturerait a le visiter. 270 QUINZE ANS A JAVA Pendaut nion sejour a Benkoulen, quelques iogenieurs et deux officiers de marine avaient form^ le projet de liasarder une nouvelle tenta- tive, esperant rectifier ei etendre les observations deja faites sur la cote, et parvenir a une connais- sance plus complete de cette partie du pays. Trois de mes nouveaux amis, dont j'ai parte dans le chapitre precedent, uu Anglais et deux Hollan- dais, qui m'avaient accompagne a Benkoulen, ayant eutendu parler de ce projet, voulurent s'y associer, et me proposerent d'etre de la partie. J'acceptai avec empressement. Le fils du resident dc Benkoulen et deux negociants de cette ville voulurent se joindre a nous; de sorte que notre caravane se trouva composee de douze personnes, sans compter les domestiques indigenes et koolies charges de soigner nos chevaux, de dresser nos tentes et de preparer nos repas. Le 8 juin 1839, nous nous mimes en route. Apres avoir traverse la riviere de Benkoulen, nous parcourumes le pays a cheval, jusqu'a Lon- bon-Ponar, ou nous passames la nuit. Le lende- main il fallut laisser nos chevaux dans ce village, vu I'impossibilite de les conduire plus loin, et nous acheminer a pied dans la direction de Pand- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 271 jong, dans le pays des Reyangs, peuple doiit jc parlerai tout a I'heure. Le troisieme jour, nous passames la nuit a Redjak-Bessi, dernier village qu'on trouve sur le chemin de la montagne. Ce village est situe sur les bords de I'Ayer-Kiti, ruisseau qui tombe dans le Simpang-Ayer, au- dessous de Pandjong. Dans cet endroit, nous com- meuQames a prendre des dispositions pour escalader la montagne , et nous nous precautionnames d'une petite tente, dans le cas oii un jour ne suffirait pas pour la gravir. Partis de Redjak, nous fimes environ cinqmilles sur un terrain inegal, pen elev6 d'abord, mais bientot devenu plus roide et presentant enfin les plus grands obstacles. Arretes promptement au pied d'un rocher suspendu au - dessus de nos tetes , nous dressames notre tente en cet endroit meme, car il eut ete impossible de la porter quelques pas plus loin. Le chemin, depuis Redjak, est traverse d'epaisses fore Is qui cacheut entierement la vue de la montagne; et, depuis ce village, on cesse de I'apercevoir, quoique, de plus loin, elle semble suspendue au -dessus. G'est alors que nous pumes nous faire une idee des difficultes qu'allait pre- senter la roideur de la montee. Nos deux n^go- 272 QUINZE ANS A JAVA ciants tie Bcukoulen, cffrayes de ces difficultes, lie voulurent pas depasser Redjak-Bessi. En quittaiit ce village, nous avions traverse, sur uii pont de bambous, construit pour le mo- ment, une petite riviere ou torrent qui se preci- pite d'une hauteur considerable dans un abime affreux resserre entre deux rocbers, et ne lais- sant aux eaux qu'un canal fort etroit. Ce pont, suspendu a plus de trois cents metres au-dessus du torrent, et d'ou la vue se perd dans Timmen- site d'un spectacle magnifique, forme, avec la cascade et le bois qui I'environne, un tableau des plus pittoresques qu'il soit possible d'imaginer. De Id nous marchamcs, pour ainsi dire, continuelle- ment sur le bord de precipices aussi dangereux qu'eflrayants ; mais le dernier que nous rencon- trames etait surtout fait pour decourager les plus intrepides. 11 s'agissait de le franchir, en faisant plu- sieurs pas sur le bord tres- etroit d'un roclier a. pic et d'une elevation tellement considerable, que I'oeil plongeait au fond de cet abime sans pouvoir rien distinguer. Un tronc d'arbre desseche etait le seul point d'appui d'ou, avec un elan vigou- reux, on pouvait reussir a quitter cet endroit dangereux. Le moindre faux pas, le moiudre ver- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 273 tige, et Ton etait perdu sans ressource. Nos deux marius, qui marchaient en tete, franciiircnt har- diment cet obstacle. Deux des ingenieurs les imi- terent; puis I'Anglais qui me precedait immedia- tement. C'etait mon tour; j'avoue que j'eus un moment d'hesitation , surtout en entendant quel- ques-uns de ceux qui me suivaient dire que c'e- tait une folic , et que , pour aucun prix , ils ne ten- teraieut ce saut perilleux. D'un autre cote , ceux qui avaient franchi I'obstacle nous encourageaieut a les imiter, en disant que c'etait le dernier pas diliicile, et qu'il serait honteux d'etre arrive jusque- la sans aller jusqu'au bout. L'amour-proprc s'en mela, et je ne voulus pas rester en arriere; en un clin d'oeil je me trouvai aupres des cinq pre- miers, qui m'accueillirent par des bravos. Presque aussitot un des jeunes Hollandais nous rejoignit; mais ce fut le dernier qui voulut se liasarder. Le fils du resident de Benkoulen, qui se trouvait apres lui, refusa d'aller plus loin, et les deux autres (le camarade du Hollandais et un troisieme ingenieur) I'imiterent. lis nous crierent qu'ils re- tournaient a la tente pour nous preparer a de- jeuner. Apres ce terrible passage, le cbemin n'ofTrait 18 274 QUINZE ANS A JAVA L'ffectivemeut plus de difficulte serieuse. L'epais- sciir do la mousse ct I'apparence raboiigrie dcs arbres iiidiquaient les approches du sommet. En efiet, apres vingt minutes de marche, nous nous trouvames au point culminant de la montagne. C'est une place sterile dont la largeur ne depasse pas cinq metres, entouree partout de precipices, caches en partie par des jongles on broussailles. Je n'oublierai jamais le splendide panorama qui se deroula devant nos yeux quand nous eumes atteint ce sommet; cette vue admirable nous de- dommagea amplement des fatigues de la route. La ligne des cotes, depuis Laye au nord jusqu'a une distance considerable par dela BoufTalou au sud, se dessinait sous nos yoox; a I'aide d'une lunette , nous distinguions les navires dans le bassin de Rat -Island, ainsi que les remparts blancbis du fort Marlboroug (1). Au sud, I'ffiil plongeait sur les hauteurs de Boukit-Kandies, on la Croupe du Lion, et Boukit-Kabout (Hau- teur du Brouillard), qui forment une ligne droite avec le Pain -de - Sucre. Au centre de I'ile , (-1) Ce fori a 6le construil par Ics Anglais dansle temps ou ils occu- paienl Benkoulen el les aulres possessions liollandaises, qui ne furent reuduos qu'en 1814. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 275 la VUG etait interceptee par line masse de nuages qui dirigeaieDt Iciir course vers la montagne, ce qui forga nos ingenieurs et nos marins a faire , avec le plus de celerile possible , les observations et les relevements projetes. Dans I'impossibilite d'appor- ter jusqu'a cet endroit des instruments d'un gros volume , on dut executer les operations avec uii compas de petite dimension. La vegetation, sur ce sommet, a tons les carac- teres des plantes alpines. Une mousse epaisse ta- pisse les rocliers et les troncs d'arbres, et Ton rencontre plusieurs arbustes des especes particu- lieres aux regions elevees , tels que le vaccinium, le rhododendron , etc. Nous y trouvames aiissi une plante que les naturels regardent comme pouvant remplacer le the, et remarquable par ses feuilles epaisses et brillantes ; elle formcra un nouveau genre dans la famille des myrtacees. Les operations terminees, nous songeames a redescendi'e , le nuage continuant a s'approcher de plus en plus et menagant de couvrir la mon- tagne et les environs d'un deluge de pluie. Les memcs difTicultes que nous avions eprouvees a la montee se renouvelerent a la descentc. Ce- pendant elle fut facilitee en quelques endroits, au 276 QUINZE ANS A JAVA moyeu de bambous attaches solidemeut au pied des arbres qu'ou rencontrait 9a etla, au bord des escarpeineiits , le long desquels on se laissait glis- ser; mais il y avait beaucoiip de precautious a prendre pour se retrouver sur les pieds au moment ou les mains quittaient cette espece de rampe. Nous etions a la moitie environ de la descente, quand les nuages qui enveloppaient alors la cime du mont tomberent en pluie et rendirent la marche encore plus difiicile. Heureusement les parties les plus escarpees etaient franchies , et les arbres , devenus plus nombreux, nous offrirent quelque abri contre I'orage. Mais bientot I'eau afflua telle- nient , que la derniere partie de la descente se fit au milieu d'un veritable torrent. Nous atteignimes la teute une heure aA'ant le coucher du soleil. Aux environs , tout etait inonde, Nos compagnons nous attcndaient , et s'empresserent de nous donner quelques cordiaux dont nous avions grand besoin. (^elte attention ne nous permit pas de les plai- santer, comme nous nous Fetions propose , sur leur manque de courage; mais ce n'etait que partie remise. Un soin plus pressant nous preoccupait. La pluie continuant a tomber par torrents , nous ne ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 277 pouvions pas soD^er a passer la nuit dans nne tente ou nous risquions d'etre inondes, et pout- etre emportes par le torrent. Nous resoliimes done de pousser jusqu'a Redjak-Bessi, oii nous arri- vames, en for^ant la marche, au moment on la nuit comraen^ait a tomber. Apres un jour de repos pass^ dans ce village, nous atteignimes Pandjong dans la journee du 16. Le lendemain , pour regagner Benkoulen , nous nous dirigeames par le pays de Boukit-Kandies, sur la riviere de Benkoulen. Depuis notre depart de Pandjong, nous fumes obliges de traverser au moins une douzaine de fois cette riviere, avant d'atteindre un endroit on nous attendaient des embarcations qui devaient nous ramener a la ville. Ces embarcations , appelees sampans , sont de grands bateaux chinois, plus commodes que les prahous malais pour naviguer sur cette riviere pen profonde, et dont le courant est encombre de rochers et d' obstacles de toute espece. Nos bagages furent places sur des radeaux de bam- bous. Les embarcations durent franchir d'abord une suite continuelle de petites cascades rapides, en risquant de se heurter contre les troncs d'ar- bres et autres obstacles qui herissent cette partie 278 QUINZE ANS A JAVA dc la riviere. Deux fois cntraines, les bateaux se remplirent d'eau: ce ne fut pas sans peine qu'on evita d'etre submerge. Enfin, apres sa jonction avec le Rindovarti , la riviere de Benkoulen devient plus profondo, et son cours plus regulier, et nous pumes arriver sans autre accident au terme de notre excursion. Grace a ce court mais penible voyage , que personne, que je saclie, n'a tente depuis, la hau- teur et la composition du fameux Gounoung-Bonko out ete constatees. Cette montagne, comme je I'ai dit, est haute d'environ mille metres; elle se com- pose de masses de basalte et de trapp , substance qui domine dans cette partie de Sumatra. Tout le pays traverse dans cette excursion est extreme- ment montueux et resserre : les habitants y sont fort rares. Une foret sombre et sauvage le couvre presque en entier, et elle fournit de fort beaux hois en grande quantite. Je ne pouvais me lasser d'admirer la richesse du sol le long des rivieres ; cehii des forets u'est gnere moins fecond, sur- tout la oil s'elevent les massifs de bambous, que Ton sait occuper generalement les meilleurs ter- rains. Le riz se cultive generalement dans les ladangs (champs ou Ton n'emploie pas Tirriga- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 279 tion); mais on ne compte que peu de sawahs (rizieres soumises a Firrigation), A Tello-Anou, je remarquai une petite plantation de muscadiers, qui, sans avoir jamais re^u d'engrais, n'ont ce- pendant pas moins de vigueur que ceux qui crois- sent et sont cultives avec soin dans les environs de la ville. Les indigenes de cette partie de Sumatra , comme ceux du reste de I'ile , se livrent peu a la culture des tcrres. Le sol de ce pays, malgre sa fecondite, exige des travaux qui effraient leur paresse. G'est surtout aux laborieux Cliinois qu'on doit les produits agricoles de File; ils fertilisent, a force d'engrais et de soins intelligents , les pla- teaux les plus steriles. Les Cliinois sont tres - nombreux dans la resi- dence de Benkoulen, et forment une partie (envi- ron un sixieme) de la population de la ville; le reste se compose de Hollandais, d'Anglais, de Malais, et d'nn petit nombre d'indigenes. Contrai- rement a ce qui a lieu dans d'autres villes des colonies n^erlandaises de I'Inde, I'^lement euro- pecn domine dans celle-ci, ce qui lui donne plus qu'a d'autres un certain aspect europeen. Apres mon excursion a la montagne du Pain- 280 QUINZE ANS A JAVA de-Sucre, je visitai Padang, capitale du gouver- neur hollandais de la cote oiiest de Sumatra. G'est unc ville tres-commer^aute; on en exporte du poivre, du benjoin, du camphre, et de Tor que Ton tire du Menangkabou. Ce pays etait jadis le siege d'un grand empire auquel Sumatra presque tout entiere etait soumise ; mais les dissensions qui diviserent les habitants et leurs chefs, ont favorise les Hollandais dans leur projet de reduire ce pays a I'etat de tributaire. J'ai oublie de dire que je n' avals quitte Palem- bang qu'apres I'arrivee du resident titulaire, dont j'avais ete charge de faire Yiiiterim, et que j'avais demande et obtenu facilement un conge de six mois pour visiter les principales possessions hol- landaises de Sumatra. G'est ce qui expliquera a mes lecteurs mon voyage a Benkoulen et a Pa- dang. Mais je ne devais pas depasser cette der- niere ville. II y avait a peine un mois que j'y etais, et j'avais deja fait de nombreuscs excursions dans les environs, quand le gouverneur me remit une depeche du gouverneur general qui m'ordon- jiait de me rendre a Batavia, ou je recevrais des instructions pour une expedition dont on ne me faisait pas connaitre Tobjet ni la destination. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 281 Avant de quitter Sumatra, je dois fairc con- naitre a mes lecteurs le resume des renseigne- ments que j'ai recueillis, par moi-meme ou par des temoignages autlientiques , sur cette ile si importante. La partie hollandaise de Sumatra, que j'ai par- courue en partie, comprend le gouvernement des cotes de Touest de Padang, et I'ancieii royaume de Meiiangkabou, le pays des Lampoungs, et le royaume de Palembang. La partie independante se divise en plusieurs Etats; je citerai priucipalement le royaume d'A- chem ou d'Acliin, celui de Siak et la confedera- tion des Baltas. Le royaume d'Achem n'embrasse aujourd'hui que I'extremite septentrionale de File, et s'etend sur la cote orientate depuis le cap Acbem jusqu'au cap du Diamant. Vers la fin du xvi' siecle, et jusque vers la moitie du xvii", ce peuple ^tait le plus puis- sant de la Malaisie. Les Acbemais etaient les allies de tous les peuples commercants de I'Orient, de- puis le Japon jusqu'a I'Arabie. A cette briUante epoque, leur marine comptait cinq cents voiles, et leur empire s'etendait sur presque la moitie de Sumatra et sur une grando partie de la pf'Miinsule 282 QUINZE ANS A JAVA de Malacca. Aujoiird'hui il est plonge dans I'anar- chic ; Tautorite du sultan ne s'^tend qu'a la capi- tate et aux environs, car tons les radjahs on chefs de districts sont de fait independants. La capitale est Achem, sur la riviere du meme nom, a quatre kilometres de la mer, qui y forme une rade vaste et siire. Elle contient huit mille maisons construites en bambous et soutenues sur des pilotis d'un metre de hauteur, destines a les preserver des inonda- tions subites. Mais ces maisons n'etant que des cabanes, rie supposent pas une population de plus de dix-huit a vingt mille habitants. Ces maisons ou cabanes sont dispersees au miheu d'une vaste foret de cocotiers, de bambous et de bananiers, au miheu de laquelle coule la riviere, couverte de bateaux qui sortent de la capitale au lever du soleil et y rentrent le soir. On y voit quelques rues; mais la plupart des quartiers sont separes par des bouquets d'arbres; en sorte qu'on arrive dans la rade sans se douter qu'on entre dans une ville. Avant I'arrivee des Europeens aux Indes, le port d'Achem etait frequente par les Arabes. Les Portugais et les nations qui se sont elevees sur leurs mines ont essaye de s'y etablir; mais les ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 283 revolutions survenues dans cet empire Ics en ont chasses. Jl est probable que, tot ou tard, le royaume d'Achem subira le sort de ceux de Menangkabou et de Palembang. Le royaume de Siak occupe la partie moyenne de la cote orientale, 85 Presque tous les Baltas savent ^crire; quoiqu'ils parlent et entendent Ic malais, ils se servcnt eiitrc eux d'uue langue particuliere incoimue aux Malais de la cote. lis recoiinaisseDt uq seul dieu supreme , auquel ils donnent le litre de Dibalta-assi-assi; ils ont de plus trois autres grands dieux, qu'ils sup- posent avoir ete crees par le premier : Daltara- Couron, qui regne aux cieux; Sorie-Pada, le dominateur des airs; et Mangalla-Boulang , le roi de la terre. Ce peuple offre le melange le plus singulier de moeurs civilisees et de coutumes feroces. 11 n'est pas menteur, comme les Bengalais; il possede le sentiment de I'honneur au plus haut degre; il est belliqueux; il se distingue par sa probite, sa bonne foi et sa prudence; il s'acquitte avec zele des devoirs de I'hospitalite. Cependant, malgre toutes leurs qualites, malgre I'etat de civilisation ou ils sont arrives, les Baltas sont anlhropophages. Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'ils ne le sont que dans certains cas determines par les lois : ainsi leur code coudanme a etre manges vi- vauts ceux qui commcttent un vol au milieu de la nuit, ceux qui se rendent coupables d'adultere, d'assassinat ou de complot contre la surete pu- 'J86 QUINZE ANS A JAVA blique, ceux qui contracteut des unions que la consauguinite fait reprouver, eufin Ics prisomiiers de guerre. Quiconque a comniis un des crimes onumeres ci-dessus est dument juge et coudamne par uu tribunal competent. Apres les debats, la sentence est prononcee, et les chefs boivent cha- cun un coup : cette formalite equivaut cliez nous a la signature du jugement. On laisse ensuite deux ou trois jours pour donner au peuple le temps de s'assembler. Le jour fixe, le condanme est amene, attache a un poteau, les bras etendus et la partie offensee s'avance et choisit le premier morceau, ordinairement les oreilles; les autres viennent ensuite, suivant leur rang, et coupent eux-memes les morceaux qui sont le plus a leur gout. Quand chacun a pris sa part, qu'il mange tantot crue, tantot grillee, et jamais ailleurs quo sur le lieu du supplice et sous les yeux de la vic- tinie, le chef de I'assemblee s'approche du patient, lui coupe la tete qu'il emporte comme uu tru- phee, et la suspend devant sa maison. Jamais ou ne boit du viu de palmier ni d'autres liqueurs fortes pendant ces repas; on vent que tout s'y passe avec gravite, je dirais presque avec la solen- nite qui convient a Fexecution d'une sentence ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 287 judiciaire. Le supplice doit etre toujoiirs public : les hommes seuls y assistent, la chair humaiue elant defeudue aiix femmes. Bcaiicoup de per- sonnes m'ont assure que les Baltas preferent la chair humaine a loute autre ; mais , malgre ce gout proDonce , on n'a pas d'exemple qu'ils aient cher- che a le satisfaire hors des cas ou la loi le per- met. Quelque revoltantes, quclque monstrueuses que soient ces executions, il n'est pas moins vrai qu'elles sont le resultat des deliberations les plus calmes, et jamais I'efFet d'une vengeance imme- diate et parti culiere. Autrefois les Baltas etaient dans I'usage de man- ger aussi Icurs parents, quand ceux-ci etaient de- veniis trop vieux pour travailler. Les vieillards provoquaient eux-memes ce genre de mort, et cela s'executait avec une certaine ceremonie. Mais depuis longtemps cette coutume est abandonnee. Esperons qu'ils fmiront un jour par renoncer tout a fait an cannibalisme ; il faudrait pour cela que les lumieres du christianisme penetrassent parmi cux, ce qui ne manquera pas d'arriver tot ou tard, et des que nos intrepides missionnaires pour- ront avoir acces dans leur pays. Ce que je viens de dire des Baltas, jc ne I'ai 288 UL'INZE ANS A JAVA appris que par des lemoignages autheutiques de voyageiirs qui les out visiles, car je ne suis jamais allc dans leur pays, et je n'ai eu que raremeut occasion de voir dcs individus de leur nation ; il n'eu est pas de meme d'lm autre peuple de Su- matra au milieu duquel j'ai vecu pendant quelque temps, et dont j'ai pii observer par moi-meme les usages; je veux parler des Reyangs. Ce peuple, sous le rapport physique, cfFre une grande ressemblance avec les Malais ; cependant il parte un langage different, et qui semblerait iii- diquer une autre origine. Les Reyangs ne ferment pas, comme les Raltas, un peuple indepeudaut. Leurs tribus s'etendent depuis Laye dans le nord jusqu'a la riviere de Sillebar dans le sud, et elles habitent presque exclusivement sur les territoires dependants des possessions hoUandaises. Les Reyangs sent, ainsi que tous les Malais, d'uue taille bieu au-dessus de la moyenne; leurs membres sont bien proportionnes. Les femmes ont I'habitude de petrir la tete de leurs enfants, ainsi que cela se pratique dans quelques iles de I'Oeea- uie. Elles leur aplatisseut le nez, compriment le crane et allongent les oreilles de maniere a ce qn'elles se tiennent droites hors de la tete. Les ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 289 yeux des Reyangs son! vifs et iioirs comine ceux de tous les Oceaniens ; leurs cheveux soiit noirs et epais; les femmes les laissent croitre jusqu'a ce qu'ils touchent la terre. Ce peuple est d'uri naturel paisible, intelligent, grave, reserve, endurant, moins fourbe et moias cruel que les autres Malais, peu haineux, mais implacable dans ses haines. Sobres dans leur nour- riture, les Reyangs vivent de vegetaux; genereux dans leur bospitalite, ils sacrifient une chevre pour regaler un etranger. On pent leur reprocher I'in- dolence, la mefiance et la servilite. Leurs femmes sont dociles, modestes et chastes. Leur pandjeran ou prince est assiste d'un con- seil de donpattis , ou chefs de village. Le pays des Reyangs est divise en quatre tribus, qui rele- veut du sultan de Palembang, et sont par conse- quent sous la suzerainete de la HoUande. Les lois et coutumes des Reyangs fixant Taction et la dis- tribution de la justice sont detaillees avcc beau- coup de soin dans leur addat ou code. Celui qui est condamne pour vol paie deux fois la valeur de I'objet vole, avec une amende en sus; le meurtre se rachete par uu bangoun, son) me d' argent qui varie de quatre -vingts a cinq cents piastres, sui- 19 290 QUINZE ANS A JAVA vanl la digiiite , I'age , le rang et le sexe de la victinie. La peine capitale est presque ignoree k Sumatra , par la facilite qii'on a de racheter le meurtre. L'esclavage n'est pas ires- dur parnii eiix; les esclaves, qui y sont peu nombreux, vivent, aiiisi que dans la plus grande partie de I'Orient, presque toujours sur le pied de I'egalite avec les diflerents membres de la famille. Les peuples de Sumatra, et priucipalement les Reyangs, ont le plus grand respect pour la tombe de leurs ancetres. lis jurent par leurs manes sacres. Leur croyance a la me- tempsycose, empruntee aux Hindous, en differe d'une maniere etrange , car ils croieut que leurs ames vont se loger apres leur mort dans le corps dcs tigres; de la vient le rcs})oct qu'ils ont pour ces animaux, contrc lesquels ils ue se battent qu'i leur corps defendant. lis pretendent que , dans un district secret de I'interieur de Sumatra, les tigres ont un gouvernement et une cour, ou ils habitent des villes et des maisons couvertes de cheveux de femmes. J'ai retrouve les memes moeurs et a peu pres les m.emes croyances cliez les Lampoungs, voisins des Reyangs. Les naturels du Menaugkabou sont tons ma- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 291 hometaus, et, saus etre exempts de superstitious, ils ne partagent pas les croyauces idolatres des Baltas, des Reyaugs et des Lampoungs. Quoique I'industrie soit peu avancee a Sumatra, les habi- tants de Menangkabou fabriquent des armes a feu et des kriss dont la trempe est excellente; mais c'est surtout dans les ouvrages en filigraues d'or et d'argeut le plus fin qu'ils se distingueut. J'eu ai vu d'uu fini admirable et superieurs a ceux des Hindous et des Chinois. Ils reussissent encore dans la poterie, le tissage des etofFes et la fabri- cation du Sucre. Ces peuples, ainsi que tons les Malais, et surtout ceux des cotes, aiment passionuement I'opium. On en tire annuellement de deux cents a deux cent cinquante caisses du Bengale on de Malwa. On I'importe en gateaux de deux a trois kilogrammes , euveloppes de feuilles seches. Les Turcs et la phi - part des Orientaux I'emploient en substance ; les Malais le fument et s'enivrent de la fumee au point de deveuir furieux. C'est ainsi que les pi- rates malais excitent leur courage quand ils veu- lent s'emparer d'uu navire, et alors tout re([ui- page tombe sous leurs coups. CHAPITRE XIll Relour Ji Batavia. — Mes enlrevues avec le docleur Weelkaer. — Ma visile au gouverneur general. — Mission qii'il me confie, avec le grade de lieutenant-colonel. — Nouvelles du sergent-major Roger. — Depart pour mi s inspections. — Arriv^e i Borneo. — £lal de ccUe lie. — Parlie soumise aux llollandais. — Arriv^e h Sambass , clief- lieu de la premiere residence liollandaise. — Le royaume de Sam- bass. — Pays de Mompava. — hoyaume de Pontianak. — Excur- sion k Mafrado. — Mines de diamanls du pays de Landak. — Le gros diamanl du saltan de Malan. — Arriv^e a Benjermassing, chef-lieu de la deuxi^me residence. — Pays independanls. — Royaume et ville de Borneo. — Commerce de celte vil!e. — Go\i- vernement. — Les Dayas et aulres peuples de Bornto. — Depart pour Celebes. Je profitai du premier navirc qtii partait rle Padang pour Batavia pour me rendre aux ordres du gouverneur geueral. La premiere personne que j'allai voir on arrivant fut mon ami le docteur 294 QUINZE ANS A JAVA Weelkaer. Apres line si longiie absence, j'^tais bien aise de me rechauffor le eoeiir dans les epan- choments de I'amitie , avant de subir la froide contrainte des visites officielles; d'lui autre cote, je n'etais pas facbe non plus de pressentir I'ac- cueil qui me serait fait en haut lieu, ou, comme on dit, de prendre I'airdu bureau, car le laco- nisme de la depeche officielle ne me faisait rien prejuger a cet egard. Or le docteur etait un bomme precieux sous ce rapport; scs relations avec les personnages les plus influents de Tadministration le mettaient en etat de me renseigner parfaite- ment sur tout ce qui pouvait m'interesser. Je ne m'etais pas trompe. A peine nous etions- nous cordialement embrasses qu'il s'ecria : « Ah! vous voila enfm, mon cber major; qu'il me tar- dait de vous voir arriver! Mais savez-vous que vous etes attendu aussi avec impatience par Son Excellence? — Bah! repondis -je d'un air etonne, je ne comptais pas sur cet honneur ; et savez-vous a votre tour ce que me veut monseigneur le gou- verneur general? — Je ne pourrais pas vous le dire precisement ; tout ce que je sais, c'est qu'il a ^t6 tres- content. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 295 de la maniere dont vous a'ous etes acquitte de votre mission a Palembang. — Ma foi, m'ecriai-je en riant, entre nous, mon ami , il faut avouer que Son Excellence n'est pas difficile. Je n'ai guere fait, pendant mon s^- jour a Palembang, que me proinener et clmsses. Ma plus grande affaire a meme ete une certaine chasse aux elephants , dont je vous ai envoy e la relation. (C'est la copie de cette relation que j'ai reproduite dans un des precedents cliapitres. ) Quant aux affaires de la residence, si quebjue chose a ete fait de bien pendant I'exercice de mes fonctions interimaires, c'est I'oeuvre du sccri^- taire de la residence, et c'est lui qui merite des eloges. — Allons, mon cher, pas de fausse modestie; "Votre secretaire etait sans doute un hommc intel- ligent, et il a remph convenablement ses fonctions, mais non pas les votres. C'est vous, et non pas lui, qui avez tenu aux ministres du sultau un Ian- gage ferme et digne , auquel ils n'etaient pas ac- coutumes, et c'est vous qui avez obtenu d'eux, ce que jusqu'ici ceux qui vous avaient precede n'eu avaient pu obtenir, la repression serieuse et effi- cace de la piraterie sur toutes les cotes du royaume 296 QUINZE ANS A JAVA de Palembang. Voila ce qui a ete confirme par tons les temoignages des marins qui out traverse depuis celte epoque lo detroit de Banka, et par los derniers rapports du uouveau resident de Palembang. Aussi le gouverneur general a-t-il Vintention de vous donner une recompense con- veuable — Je I'ai probablement re^ue, interrompis-je, car une des dernieres depeches du secretaire general m'annongait que je venais d'etre nomme par Sa Majeste le roi des Pays-Bas chevalier de I'ordre du Lion neerlandais, et que Ton attendait, pour me les envoyer, le brevet et la decoration de cet ordre. Apparemment que ces objets sont arrives , et que le gouverneur veut me faire la gracieusete de me les remettre de sa main. — Cette derniere conjecture est possible; mais re n'est pas seulement de cela qu'il s'agit. La de- coration du Lion neerlandais vous a ete accordee par le roi comme recompense de votre bravoure a I'attaque des forts de Billiton ; elle n'a aucun rapport avec votre conduite a Palembang , et c'est celle - ci que le gouverneur veut recompenser. Comment? je I'ignore; tout ce que je sais, c'est qn'il a des vues sur vous, et je ne serais pas ET DANS L'ARCHTPEL DE LA SONDE. 207 6tonn^ que vons fiissiez nomme resident en titro dans qnelque bonne localite. .I'en serais fache pour moi, car cela me separerait de vous peut-etre ponr bien longtemps encore. — Ce ne pent etre ce que vous pensez, r^pon- dis-je, car vous savez comme moi que I'emploi de resident est un emploi civil, comme celni de nos prefets en France, et qu'on ne charge jamais de ces fonctions un mililaire en activite, a moins que ce ne soit pour un interim, comme celui que je viens de remplir a Sumatra. — Ce que vous dites est vrai;mais je sais que le gouverneur general deplore cet usage, etabli autrefois par I'ancienne compagnie des Indcs. II pretend que ces fonctions conviendraient mieux a des militaires, surtout dans les residences dont le territoire appartient encore a des souverains indi- genes , et qui sont eloignes du gouvernement cen- tral. II faut, selon lui, que Taction du gouverne- ment se fasse sentir dans ces localites avec une Anergic et une fermete soutenues, et un represen- tant militaire de I'autorite superieure serait plus capable d'imposer a des princes d'une fidelitt^ douteuse, et qui comptent sur I'eloignement du gouverneur general et sur la faiblesse de ses re- 29S QUINZE ANS A JAVA prdsi'ntants civils, pour se soiistrairc peu h pen k toute dependanco. — Allons, je suis impatient de savoir ce qui en est, dis-je en serrant la main du bon doc- teur. Je vais de ce pas a Thotel du gouvernement, et vous aurez bientot de mes nouvelles. » Mon ami ne s'etait pas trompe. Le gouverneur avait effectivement des vues sur moi ; mais ce n'e- tait pas pour ce que pensait le docteur. Apres une conference de plus de deux heures avec lui, il me proposa de visiter, comme inspecteur militaire, tons les postes etablis dans les difFerentes lies de- pendantes de son gouvernement, a I'exception de Java. Je devais commencer par Borneo, Celebes 6t les Moluques, et revenir par Timor, Sumbawa, Lombok et Bali. Une goelette a vapeur de la marine royale etait mise a ma disposition pour operer cette immense tournee. Pour donner plus d'autorite a ma mission, j'etais eleve au grade de lieutenant -colonel, grade sup(5rieur a celui de tous les chefs des postes militaires que j'aurais a inspecter. J'acceptai avec reconnaissance ces fonctions, qui me souriaient beaucoup plus qu'une residence k poste fixe, comme le pensait le docteur, et qui ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 200 s'accordaient a morveille avec mes gouts pour Ics voyages. Le gouverneur m'expedia mon brevet de lieutenant -colonel; il me remit en meme temps ma nomination dans I'ordre du Lion neerlandais, et, dans la revue qu'il passa deux jours apres, il me fit reconnaltre, en presence de la troupe assem- blee, dans mon nouveau grade et ma decoration. Mon ancien regiment etait prt^sent a cette re- vue; mais^ a mon grand regret, mon ancienne compagnie n'y etait pas. Elle etait allee dans le detroit de Malacca, pres des iles Riouw, chatier quelques pirates de ces parages. Je demandai au colonel des nouvelles du sergent- major Roger. II me repondit que Ton etait toujours tres- content de lui. « Je vous le recommande vivement, dis-je au colonel; vous savez, par les rapports que je vous ai adresses sur notre affaire de Billiton, les obligations que j'ai a ce jeune liomme et I'interet que je lui porte. J'espere qu'il s'en rendra toujours digne, et que par egard pour moi vous lui accor- derez votre bienveillance. — Vous pouvez y compter, » repondit le co- lonel. Quand tout fnt pret pour mon depart, j'allai faire mes adieux a mon ami le docteur, et recevoir 300 QITTNZE ANS A JAVA (III gouverueur mos dernieres instnictioDs. Ces in- strurtions etaient bcaiicoiip plus (5tendues que je ne I'avais cru d'abord. U no s'agissait pas seulement de visitor los postes militairos compris dans mon inspection; je devais aussi m'assurer s'ils etaient suffisants pour la localite oii ils etaient etablis; s'il ne serait pas a propos d'en etablir d'autres, et dans quels endroits. Je devais m'entendre a ce sujet avec les gouverneurs particuliers et les r^^ sidents; a I'egard de cos derniers, je devais m'as- surer de I'etat de leurs relations avec les autorites indigenes, et envoyor sur tout cela des rapports au gouvorneur general, cbaque fois que j'en aurais I'occasion. Enfiu me voila parti avec une suite convcnable a la mission dont j'etais charge. J'avais deux se- cretaires, dont un civil et I'autre militaire; ce dernier avail rang de sous- lieutenant, et faisait en quel que sorte los fonctions de mon aide de camp. Mon domestique se composait d'un valet de chambre europeen, d'un cuisinier negre, et de quatre ser- viteurs indions. Je n'ai pas I'intention de raconter a mes lecteurs I'histoire de ma tournee, qui aurait pour eux fort pen d'interet. C'etait bien assez pour moi d'etre ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 301 oblig^ d'en taire de longs rapports au gouverDeur general, et je ue suis pas teule de recommeneer une besogue passablement fastidieuse; mais ce que je desirerais, ce serait de pouvoir leur rendre lui compte exact de mes impressions de voyage, dans les diverses iles que j'ai parcourues pendant quatre ans qu'a dure raccomplissement de ma mission. Malheureusement ces details me meneraieut beau- coup trop loin , et d'ailleurs tons ces pays etant peu- ples principalement de Malais, les productions el le climat etant a peu pres les memes qu'a Java et a Sumatra, il s'ensuit ({ue beaucoup des observa- tions que j'ai faites sur ces deux grandes ilcs conviennent egalement aux autres, et que je ne pourrais que me rcpeter. La premiere ile oii je me rendis, conime le por- taient mes instructions, fut celle de Borneo, situee au nord de Java et au sud-ouest des iles Philip- pines. Ce noni de Borneo (1) lui a etc donne par les HoUandais qui y aborderent en 1530 pour la premiere fois, du nom de la riviere dans la quelle leurs navires jeterent Tancre, et que les naturels nommaient^or/^eo, on plutot Vavneou ou Varousi. (^) till hollandciis Broenai. QUINZE ANS A JAVA Mais jamais ceux-ci n'out douiic ce noni a I'ile entiere; ils Tappellent Kalemantan, Poulo-Kale- mantan, T ana- Bessar- Kalemantan, noms qui si- giiifient ile de Kalemantan, graiide terre de Ka- lemantan. Plusieurs voyageurs et geographes ont essay e de lui rendre ce nom primitif, comme on I'a fait pour Haiti, si longtemps appele Saint- Domingue; mais jusqu'a present le nom do Bor- neo a prevahi, et c'est celui dont je me ser- virai. Borneo est la plus considerable des lies connues , I'Australie etant consideree comme un continent. Elle pent avoir douze cent soixante kilometres de long, sur une largeur qui varie depuis cent quatre- vingts jusqu'a neuf cent quatre-vingts kilometres; elle en a huit cents de large sous I'equateur. Elle a environ quatre mille kilometres de tour, et sept cent mille kilometres carres de superficie. On eva- lue sa population, mais sans avoir a cet egard de donnees certaines, a trois millions au moins d'individus. On peut dire que I'ile entiere, et surtout I'iute- tieur de Borneo, est le pays le moins connu du globe; aussi ne pourrai-je en donner qu'uue idee fort incomplete, en ne parlant que de la partie ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 303 depeiidante des possessions hollaiidaises que j'ai visitees. Cette lie est partagee en un grand nombre de petits Etats. Parmi ceux qui sont situes le long des cotes, quelques-uns seulement sont vassaux des HoUandais ; les autres , ainsi que tons ceux de I'interieur, sont in dependants. La partie soumise aux HoUandais forme les deux residences ou provinces qu'on designe dans les chancelleries hollandaises sous le nom de Resi- dence de la cote occidentale de Borneo [west kust van Borneo), et Residence des cotes meridionale et orientate [zuid eu oost kust van Borneo), ou de Benjermassing. La premiere residence a pour chef-lieu Sam- bass, sur la riviere de ce noui; c'est la ou je debarquai en premier heu. C'est une petite ville d^fendue par un fort hollandais. Cette residence comprend le royaume de Sambass, le pays de Mompava, le royaume de Pontianak et les Etats de quelques petits chefs interieurs. Le sultan de Sambass, autrefois intrepide et feroce chef de pirates, n'est plus aujourd'hui qu'un souveraiu nominal, abruti par I'usage de I'opium; il passe sa vie dans I'indolence, ne sortant jamais de son 304 QUINZE ANS A JAVA magiijfique palais ou dealem, richement 01116 des objets precieux ravis aux Europeeiis qui out ete ses victimes. Malgre la preseuce de la garuisou lioUaudaise , il y a des pirates etablis au nord de Sambass, et auxquels je fis douuer vigoureuse- meut la chasse pendaut mou sejour dans cette rt^sidonce. Le pays de Mompava s'eteud fort loiu dans I'iute- rieur. Je uai visite que le canton de Matrado, celebre par ses mines d'ur. Tout le pays qui s'etend de Sambass a Matrado est presque uni- quement habite par des Ghiuois. On en compte environ cent cinquante mille dans cette residence. La ville de Matrado est batie au pied d'une chaiue de montagnes du meme nom; elle est dans une situation admirable, au milieu d'une plaine. Sa population, toute chinoise, est d' environ six mille ames; les maisous sont propres, et baties dans le gout cliinois; elle est divisee en bazars ou quar- tiers; les persoimes de meme profession habiteut toutes le meme quartier. La colonic est comman- dee par un capitaiue chinois, qui maintient Fordrc et la police dans tout le canton. Les Europeens peuvent parcourir le pays en toute confiance. L'air y est Ires-salubre, et les exemples de louge- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 305 vit^ y sont communs. Les Chinois de I'interieur de la colonie travaillent aux mines d'or, dont le produit annuel est de cent mille onces d'or pur. Le pays de Landak, dependant de la residence de Sambass, renferme les mines de diamants les plus riches du globe : on en trouve quelquefois dans les crevasses des rochers, d'autres fois dans le sable des rivieres, et ordinairement dans un areng ou conglomerat, sorte de terre jaunatre ei graveleuse, melee de cailloux de diverses gros- seurs. Les Chinois et les Dayas , peuples indigenes de Borneo, exploitent ces mines. Les diamants les plus beaux pesent trente-six carats. Les petits sont vendus a Pontianak; les gros qui ne trou- veraient pas d'acheteurs sont expedies a Batavia. Mais depuis quelques annees la quantite de dia- mants recueillis dans le district a considerablement diminue, fait que Ton remarque egalement dans rinde. C'est des environs de Landak qu'on tira. il y a une centaine d' annees, un des plus gros diamants qui existent. II est probablemeut encore au pouvoir du sultan de Matan, et il pese, non taille, trois cent soixante-huit carats; il en pese- rait, dit-on, cent quatre-vingt-quatre, s'il etait poli et taille. C'est le second ou au moins le troi- 20 306 QUINZE ANS A JAVA sieme en grosseur, qu'on ait couiiii jusqu a ce jonr. Eu quittant Sambass, j'ai visits le port de Pontiauak, et la j'ai vu des indigenes, de la tribu dcs Boiigliis, tailler et polir avec art les diamants; lis en font le commerce ainsi que celui des bi- joux. Le sultan de Matan, le propri^taire de ce gros diamant dont j'ai parle, est un des princes tribu- taires de la Hollande. Le pays de Matan est un debris de I'ancien empire de Soukadana, jadis feudataire du puissant empire de Madjapabit ou de Bantam dans Tile de Java. C'est a titre de suc- cesseurs des souverains de Bantam que les Hol- landais exerccnt les droits de suzerednet^ sur le royaume de Matan. Du reste, la plupart des pays vassaux des Hollandais dans Tile de Borneo, ainsi qu'a Celebes et aux Moluques, sont administres par des princes indigenes. II y a pen de parties de Borneo qui soient entierement soumises aux Hollandais. Apres un sejour de deux mois dans la pre- miere residence, je me rendis a Benjermassing, cbef-lieu de la seconde residence, ou Residence des cotes meridionale et orientale. Cette ville, peuplee d'envirou six mille Ames, fait un com- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 307 nicrce assez considerable. Son port, ainsi que ceux de Sambass et de Pontianak, est ouvert a toutes les nations amies de la Hollande. La deuxiemc residence dc Borneo est formee en grande partie par les fitats du sultan de Benjermassing. Au XVI* siecle, ce pays etait une dependance de I'em- pire de Madjapahit, et r^gi par des princes Java- iiais. Le sultan qui descend de ceux-ci, reconnais- sant des services que la compagnie hoUandaise des Indes lui avait rendus, lui ceda, en 1787, tons ses fitats en pleine souverainete , et les re- prit d'elle comme un fief hereditaire. Aujourd'bui le gouverneur de Batavia est le suzerain de ce sultan. Parmi les nombreux fitats ind^pendants de cette grande ile, je ne parlerai que du principal royaume, parce qu'il est le plus puissant et le mieux connu : c'est le royaume de Borneo pro- prement dit. Jadis cet empire dominait sur une grande partie de I'ile; aujourd'bui il ne possede que la cote du nord-ouest et une partie de celle du nord. L'etendue de I'Etat de Borneo est de sept cents milles (neuf cent vingt kilometres) de cotes, et la largeur de son territoire est de cent a cent cinquante milles. C'est le pays le plus peupl6 de 308 QUINZE ANS A JAVA cette graiide tcrre. La riviere de Borneo est navi- gable bien au-dessus de la ville de ce nom, pour des navires du port de trois cents tonneaux. La ville offre qiielque ressemblance avee Venise. EUe est situee a viugt kilometres de I'embouchure du fleuve, dans un terrain bas et marecageux. Les maisons sont construites sur de petites lies ou sur pilotis, et Ton se sert de pirogues pour aller d'une maison a une autre. La ville de Borneo est la plus commergante de I'ile. Ses relations s'etendent dans toutes les iles de la Malaisie, puis a Siugapour, au Bcngale, sur la cote de Coromandel et de Malabar, et jusque dans le golfe Persique et la mer Rouge. Le gouvernement de Borneo est exerce par un sultan appele aussi radjah, avec Tepithete de ini- yang-ada-per-touann (celui qui est le seigneur), et un conseil superieur, compose de pangerans ou nobles, qui sont revetus des grandes charges de I'l^tat. La forme du gouvernement ressemble beaucoup a notre ancien systeme feodal, ce qui, du reste, existe generalemeut dans tout I'Orient. Le pouvoir est plus grand chez le sultan que chez nos ancieus rois, parce qu'il nomme a tous les grands emplois; mais chaque pangeran ou sei- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 309 gneur exerce uii pouvoir absolii sur ses vassaux particuliers , qui ue manquent jamais d'epouser sa cause, meme quand il est eu opposition avec I'au- torite souveraine. Les aborigenes de Tinterieur de File ont re9u pliisieui's noms : celui de Dayas , au sud et a I'ouest; d'Idaans, au nord; de Tidouiis ou Tirouns, dans la partie orientale, et de Biadjous, au nord- ouest. Mais tons appartiennent a la race primitive des Dayas, quoiqu'il y ait entre eux des dilT(5rences de mceurs, de dialectes et de religion. Dans les montagnes centrales, mais ou aucun Europeen n'a encore p^netre, habitent, dit-on, des tribus sau- vages auxquelles on donne differents noms, tels que Dessouns, Marouts, Illanos, Tatoungs, Hou- lous, Taagals, etc. etc. Quelques-uns sont noirs comme les Papouas de la Nouvelle-Guinee; d'autres sont jaunes, basands ou cuivres. C'est a pen pres tout ce que j'en ai appris; mais je veux vous entre- tenir un instant du peuple le plus interessant et le plus nombreux de Borneo, parce que j'ai pu I'etu- dier sur plusieurs points de cette grande ile : ce sont les Dayas. Les Dayas, comme je I'ai dit, sont divises en Tin grand nombre de tribus; ils sont cultivateurs. 310 QUINZE ANS A JAVA iiihieurs , constriictcurs et commercaiits. Quelques savants les regardent comme uu type perfectionu^ ou primitif, si Ton veut, de la race malaise; plii- sieurs les croient aussi la souche des Polynesiens , car leurs formes corporelles ressemblent singulie- rement a celles des habitants des iles Carolines de la Nouvelle-Zelaude, de Taiti, et autres iles du grand Ocean, et, de plus, ils ont I'habitude de se tatouer le corps , ainsi que les Polynesiens. Les purs Dayas sont francs dans leurs proced(5s , paresseux, froids, deliberes, et vindicatifs dans leurs ressentiments ; mais patients, probes, dociles, hospitallers , sobres , intelhgents et doues d'un talent fort rare pour les arts mecaniques. Us excellent dans I'art de preparer I'acier, et, eutre autres, dans la fabrication des ^perons, des kriss, des kampilans, des galloks (especes de poignards), des lances. Ils sont fort superieurs non-seulement k tous les Malais dans ce genre d'industrie, mais en- core aux Hindous et aux Chinois, bien que cet eloge puisse paraitre exagere. Un petit nombre de Dayas professent I'islamisme ; mais la plupart adorent Diouta (I'ouvrier du monde) et les manes de leurs ancetres. Chose bizarre ! ils pretendent etre issus des antilopes, pour lesquelles ils professent la plus ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 811 grande veneration. lis veneront aussi certains oiseaux qui leur servent d'augure. De mcme que les tribus de plusieurs iles de la Polynesie, quel- ques-unes de leurs peuplades sont iodependantes, d'autres sont vassales des princes deja cites. Una de leurs tribus, qui habite sur le bord de la riviere Reyang, porte le nom de cette riviere, et pourrait bien etre la souche des Reyangs de Sumatra, dont j'ai parte dans le chapitre pr6- c^dent. De Benjermassing je me rendis dans un jour de navigation a Celebes. CHAPITRE XIV Description de Celebes. — Wlaardingen et le fort RoUerdam , chef- lieu du gouvernement de Mangkassar. ~ Residences de Boutliain , de Maros, de Manado. — Description de celle dernifre ville. — Rencontre de deux Franqais. — Kema. — Goronlalo. — Princes indc'- pendants. — Habitants de C^lfebes, Bougbis et Macassars. — Leur Lravoure. — Relalions et commerce des Bougbis. — Leur gout pour ia profession des armes. — Productions de Celebes. — Moeurs des Bougbis. — Education des enfants. — Langue bougbise. — Sa grammaire. — Depart pour Amboine. — Ville d'Ainboine. — Des- cripiion somnoaire du pays. — Je suis rappel6 h Bali. — Qiielques details sur celte lie. — Je me rends a Sourabaya. — Expedition centre Bali. — J'ai le commandement d'une colonne. — Je me retrouve avec mon regiment. — Debarquement de I'armi^e k Bali. — Operation. — Atlaque des forteresses de Djaga-Haga. -- Prise d'une redoule. — Blessure raorleUe de Roger. — Retraite de Parmee. — Retour h Sourabaya. — Mori de Roger. — Ma maladie. ~ Mon retour en France. Entre toiites Ics iles de la Malaisie, qni se dis- tjngnent }iar la beauty do lour c'lA pI la riohi^ss.' 314 QUINZE ANS A JAVA de leur sol, il ii'en est aucune, excepts Borneo, qui egale Celebes. Elle possede un climat salubre, iin sol fertile , et le peuple le plus civilise de ces belles et lointaines contrees. Elle unit les paysages riants de Lucon aux majestueux aspects de Timor, la nature imposante de Sumatra aux pompes sau- vages du nord de Borneo. Je vais essayer de decrire ce pays enchanteur, et I'uu des moius connus des Europeens. L'ile Celebes, qui s'etend du premier degre qua- rante - cinq minutes de latitude nord au cinquieme degre quarante-cinq minutes de latitude sud , et du cent treizieme degre dix minutes au cent seizieme quarante-cinq minutes de longitude orientate, se compose de quatre presqu'iles allongees , dirigees a I'ouest et au sud , liees par des istbmes etroits et s^- parees par trois bales profondes , ce qui lui doune la forme bizarre d'une grande tarcntule, un petit corps et des pattes enormement tongues qui s'avancent dans la mer. La presqu'ile du nord -est porte le nom de Tomini ou Gorontalo; celle de Test, colui de Tolo ou Tomaild; et la troisieme, au sud -est, que les naturels appellcnt Sioua, est counuc des Europ(5eus sous le nom de Boni. Les dimensions de cette grande lie sont difficiles a fixer, a cause ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 315 de son irregularile. On lui attribue ordmairement sept cent soixante-huit kilometres dans sa plus grande longueur , du nord au sud, et cent de largeur moyenue; elle offre uue surface d'envi- ron cent quatre-vingt-dix mille kilometres carr^s. Les naturels et les Malais donnent a I'ile de Celebes le nom de nacjri orang Ouguis (le pays des hommes Ouguis), que nous appelons Boughis; ou quelquefois celui de tanna Mangkassar (terre de Mangkassar). Celebes est elevee, montagneuse principalement au centre et au nord, ou sont plu- sieurs volcans en eruption. Quoique I'Ue de Celebes soit entierement situee sous la zone torride, elle jouit d'un climat tempere, grace a ses golfes nom- breux , aux pluies abondantes qui y regnent pen- dant le milieu de cbaque mois, surtout ceux de juin et de juillet , grace encore aux vents du nord qui y soufflent une grande partie de Tannee. La preuve de sa salubrite, quoi qu'en disent quelques voyageurs, est d'y voir des Europeens vivre plus longtemps que dans aucune partie de I'Orient. On y rencontre quelques indigenes qui out d^passe I'age de cent ans, en conservant autant de vi- gueur et de sant(5 que les centenaires d'Ecosse ou de Russie. 316 QUINZE ANS A JAVA La partie de Tile de Celebes soumise aux Hol- landais est le gouvernement de Mangkassar ou Macassar, forme des debris de rancien empire de ce nom. La ville capitale de cet empire n'existe plus depuis longtemps^ quoiqu'on la retrouve en- core siir les cartes et dans plusieurs geographies et dictiouuaires de geographies modernes, qui la representent avec une population de cent mille habitants. Sur son emplacement, les Hollandais ont (ileye la ville de Wlaardingen et le fort Rotterdam , residence du gouverneur. La population ne se compose que de douze cents Europeens ou m^tis. Tout pres de cette nouvelle ville, et comme en etant une dependance , on compte trois bourgs ou kampongs designes par les noms des indigenes qui les habitent: Kampong-Barou , Kampong-Bou- ghis, Kampong-Malayou. La situation du fort de Rotterdam et de la nouvelle ville hoUandaise offre cet avantage precieux, qu'on pent en uu jour de navigation se rendre a Borneo , et en deux ou trois jours au plus aux iles d'Amboine et de Banda, de Ternate et de Timor. Le gouvernement de Mangkassar renferme en outre les residences de Boutham, de Maros, de Manado et de Gorontalo. Boutham, d^fendue par ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 317 une forteresse hoUandaise , est situee sur la bale do ce nom, baie vaste ou les plus grands vaisseaiix peuvent mouiller en toute siirete pendant les deux moussons. On compte dans la residence de Maros trois cent soixante-dix gros villages ou kampongs, situ^s dans les plaines de la cote occidentale; ces plaines fournissent de riz I'ile entiere. Manado, chef- lieu de la residence de ce nom, est peuplee de quatre mille habitants, la plupart Malais. Quand je visitai cette ville, je fus frappe de la largeur et de la regularite de ses rues, bordees de palis- sades de sagoutiers; ses maisons, vastes et solides, sont construites en bois sur des poteaux de quatre a cinq metres d'elevation. Les fenetres sont tres- souvent ornees de sculptures. Les habitations dcs chefs sont de veritables edifices, tres- vastes, dont I'entree est decoree d'un peristyle ou appartement quadrilatere , dans lequel on arrive par de grands escaliers. Les Hollandais et les autres Europeens se sont conformes a 1' usage du pays en elevant ainsi leurs demeures. J'ai souligne a desscin ces mots les autres Europeens, car ils sont fort rares dans cette par tie des possessions hollandaises; ce- pendant j'en ai rencontre deux a Manado, et, pour surcroit de bonheur, c'etaient deux Francais, 318 QUINZE ANS A JAVA MM. Martin et Barbier, etablis depuis longtemps dans ce pays, et se livrant aii commerce mari- time. J'ai ete accueilli chez eux comme un ancien ami, je dirais presque comme im frere; car, a cette distance de I'Europe, un compatriote est plus qu'un ami. Dans les environs de Manado se trouvent des forets immenses et de rapides torrents. Celui qui est le plus rapproclie de Manado est remarquable par une cataracte de viugt-sept metres d' eleva- tion. Apres Manado viennent les villes de Kema, ou Ton fabrique d'excellents cordages pour la marine, avec une population de dix mille ames, et Gorontalo, dans le golfe de Tomini, residence d'un sultan qui admiuistre sous la suzerainete des Hollandais. Les princes independauts, mais allies du gou- vernement batave de Java, sout : 1" le sultan de Boni, qui pent armer quaraute mille hommes, et dont la capitate est Bayoa, ville de huit a dix mille ames; 2" le royaume d'Ouadjou, situe au centre de file, et habite par des Bougbis; 3° celui de Louhou, qui passe pour un des plus anciens et des plus puissauts, egalement habite par des Boughis; 4" celui de Mangkassar, qui ue possede ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 319 qu'une petite portion de soa aucien territoire, et dont la capitate est Goak on Goa, etc. On compte encore les Touradjas on Alfouras et les Biadjous, peuples sauvages, toujours en guerre avec leurs voisins. Les habitants des Celebes, que Ton distingue en Bougliis et Macassars, sont les plus braves de toute rile. Leur premier choc est furieux et sou- vent irresistible ; mais une lutte de deux heures fait succeder un abattement total a une si etrange im- p^tuosite. Sans doute qu'alors I'ivresse de I'opiuui se dissipe, apres avoir epuise leurs forces par des transports frenetiques. Leur arme favorite est le kriss; celui des Celebiens s'allonge en serpen- tant, ayant a pen pres vingt-huit centimetres de long; mais ce qui en rend les blessures mortelles, c'est que les Macassars en trcmpent la pointe dans le sue empoisonne de Xoupas, appele ipo k Celebes (1). (I) L'oupas ou ipo esl la gomrue d'une ^'vunde liane que les indi- {?^nes melent k plusieurs ingrMients, Ids que le piment, le gin- gembre, le baugli, le koulji, etc.; ils en obliennenl une d(5cocliou qu'on fait s^cher. Ensuite ils la placent au fond d'un bimbou, et en froltent la pointe des filches qii'ilssoufflent dans une sarbacaneronire leurs enneniis ou conlre les animaux. lis en froltent ^galement la pointe de leurs poignards ou kriss. Les qnjtdrupidfs .t les lioiiinif> 320 QUINZE ANS A JAVA Depuis la mer Rouge jusqu'au iiord de I'Aus- tralie, on troiive des Boughis dans tons les ports de ces contrees, dont ils font le commerce depuis des siecles. Les Boughis ne sont pas seulement commcrgants; ils sont soldats mercenaires, et pren- nent du service dans les armees de Kambodje, de Siam et d'Aunam ou Cochinchiue , et de plusieurs princes des iles do la Malaisie; ils passent pour etre aussi fideles que braves. Les productions de cette ile sont aussi riches que varices. Le girollier et le muscadier y crois- sent en abondance, ainsi que I'ebenier, le santal, le calembac dont on cxporte le bois precieux; le sagoyer, dont la moelle est un aliment si delicat et si Dourrissant; I'arbre a pain, le cocotier, le bananier, Ic manguier, le gingembrier, le varinga sacre chez les Javanais, le catier et I'arekier, qui s'eleve a vingt a trente metres au-dessus du sol. On y voit aussi le bambou, differentes sortes de palmiers, le cedre, Terable, le chene, la canne a Sucre, le manioc, le benjoin, le nenuphar, le ro- marin. On y recolte du tabac, des melons, des blesses par les fleebes eiiduites de ce poison meurent une heure apres dans d'liorribles convulsions-, des oiseaux et des poules perissenl en quclques minules. ET DANS L'ARCIIIPEL DE LA SONDE. 321 patates, des ignames. Toutes les plantes legumi- neuses d'Europe y reussissent. Le riz ct le cotoii y aboil dent. On ne voit dans les forets ni tigres , ni elephants; on y trouve beaucoup de cerfs, de sanglicrs, quclques elans, et un nombre iiifini de singes; mais il y a une' grande espece de serpents qui en d^vore une quantite. L'ile nourrit encore des buf- fles, des chevres et des moutons d'un tempera- ment vif, d'un pied siir, accoutumes aux routes montueuses. On y trouve aussi le babiroussa ou .cochon- ceri^antilopa depressicornis) , dontle noin malais signifie vaclie des bois. Get animal, de la grosseur d'une genisse, a deux cornes epaisses, legerement recourbees en arriere ; son poids est de cent a cent cinquante kilogrammes; il est sauvage, etj quoique pen agile, il devient dangereux par les blessures qu'il fait avec ses cornes. Un mot encore sur les habitants de Celebes avaiit de quitter cette ile, ou je suis reste dix- huit mois. Les Macassars, et surtout les Boughis, sont grands, forts et bien faits, ainsi que les Dayas de Borneo, auxquels ils ressemblent plus qu'aux autres Malais. Ils sont bien nioius cuivres que ces derniers, et n'ont pas la face ecpiarrie et 21 322 QUINZE ANS A JAVA. osseiise comme eux. lis aimeut geueralemeiit le travail. lis eleveut leurs enfants d'une manierc qui rappelle les Spartiates : ils les couchent nus, saus laiiges ni maillot, les sevreut a uii an, les baignent tons les jours, et leur frottent le corps avec I'huile de coco pour les rendre plus souples ct plus lestcs, II est vraisemblable que ce precede leur est sahitaire, car on n'apergoit a Celebes ni bossus, ni boiteux, ni gens contrcfaits. A I'age de cinq a six ans, les enfants males de condition sont mis comme en depot chcz un ami, de peur que leur courage ne soit amolli par les caresses des parents et par I'habitude d'une tendresse re- ciproque. A sept ans, ils les envoient a I'ecole sous la direction de pretres musulmans nommes agguis, qui les elevent avec bcaucoup de severite. Les filles sont elevees par leurs meres. Dans les classes aisees, on rencontre un certain nombre de fcmmes qui savent lire et ecrire, cbose fort rare dans tout I'Orient. Au sortir de I'ecole, on fait apprendre aux gargons les metiers de menuisier, d'orfevre, de serrurier, etc. Les fdles apprcnnent a tisser la soie et le coton. La plus grande partie des Celebiens, tels que les Bougliis et les Macassars, sont mabometans. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 323 mais sans fanatisme ; les Alfouras et autres peiiples sauvages sont idolatres. L'ancien boughis est la langue savante, roli- gieuse et en quelque sorte sacrt^e de Celebes; ellc offre des rapprochements remarquables avee le malais, le ball et le kawi de Java; je la consi- dere, sauf erreur, comme la mere de ccs trois langues. Son alphabet consiste en dix-huit con- sonnes et cinq voyelles, reglees par la classifica- tion de I'alphabet Sanskrit, qui a ete rejcte de I'alphabet javan : il est important de remarquor que cet alphabet , ainsi que la langue boughise , ofFre pen de difference avec I'alphabet et la langue des Baltas de Sumatra. Dans sa grammaire , qui est tres - simple , les noms n'ont ni genres , ni nombres, ni cas; les verbes n'ont ni modes, ni temps, ni personnes : on exprime tons ces rap- ports par certaincs particules mises avant on apres les racines des noms ou des verbes, en les inter- calant de differentes manieres avec les mots ({ui en resultent. En quittant Celebes, je fis voile directement pour Amboine, chef-lieu du gouverneraent par- ticuher des Moluques, avec I'intention de visiter les principales iles de ce vaste et riche archipel; 324 QUINZE ANS A JAVA mais, en arrivant dans cette ville, je trouvai des depeclies du gouverneur general, qui m'ordonnait de me rendre immediatement a Bali, ou de graves dissentimcnts venaient de s'elever entre le resi- dent hollandais et les princes indigenes de cette ile. Je ue m'arretai done que pen de jours dans la capitale des Moluques; et je ne puis dire que quelques mots de cette ville et de la petite ile ou elle est batie. La ville d'Amboine est situee au fond d'une bale profonde, qui penetre jusqu'avingt-huit kilometres dans les terres et divise I'ile en deux presqu'iles. Elle est petite , mais regulierement batie. Ses rues sont larges et jolies, et ses maisons en bri- ques sont d'une proprete qu'on ne trouve qu'en Hollande. Sa population est de douze mille times, et en grande partie composee de Hollandais. Les Chinois y possedent de belles maisons richement decorees. Le fort Yittoria, bati par les Portugais et restaure par les Hollandais, est le plus impor- tant de rOceanie neerlandaise. L'ile d'Amboine est fort petite; elle contient cependant cinquante mille habitants. Elle recolte en premier lieu le girofle, comme toutes les Mo- laques_, et en outre du caf6, du sucre, de I'indigo, ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 325 et Leaucoup de fruits, dont on fait des confitures delicieuses. Le climat de cette ile est plus sain et plus agreable que celui de la plupart des contrees si- tuees entre les tropiques. Le sol y est en partie rocailleux, ce qui le rend surtout propre a la vegetation du giroflier. Les autrcs productions sont a pen pres les memos qu'a Celebes. La mer est peuplee de coquillages brillants, de poissons rares et de crabes singuliers. L'occnpation principale des Malais d'Amboinc est la peche. II est curieux de voir leurs pirogues se rendant aux lieux les plus fertiles en poissons, au bruit du tam-tam et du goun-goun, ainsi qu'ils font dans leurs fetes ou dans leurs danses guerrieres. De rile d'Amboine je pouvais apercevoir les cotes et surtout le pic eleve de Ceram ou Siraug, la plus grande des Moluques, apres Guilolo. Une partie importante de son territoire depend d'un sultan qui est vassal des Hollandais. Cette ile ofFre des aspects ravissants ; les habitants des cotes sont Malais; ceux de I'interieur sont des Alfouras presque noirs et sauvages. En quittant Amboine, je longeai Bourou, une 326 QUINZE ANS A JAVA dcs plus grandes iles de ce groupe. La vue en est trcs-pittoresque. Son pic, un pcu moins eleve que celui de Ceram, a deux mille deux cents metres de hauteur. L'ile de Bali, ou m'appelait ma mission, est toute voisine de Java ; elle n'en est separee que par un detroit, lequel offre une route sure aux vais- scaux qui retournent en Europe pendant la mous- son d'ouest. Elle est extremement peuplee pour son etendue (1), elle compte pres d'un million d'ames. Ses habitants sont plus blancs, plus inteUigents, plus forts et mieux faits que les Javanais; mais ils sont plus fiers et plus insociables. Voila sans doute ce qui les a fait resister jusqu'ici a toute tentative de domination des Hollandais. L'ile est divisee en huit petites principautes independantes, dont les principales sont : Karrang-Assem, Gian- gour, Tabanan, Bhhng et Klong-Klong. Cette derniere dominait jadis sur toute l'ile. Les Balinais ont requ leur rehgion de I'lnde a pen pres en meme temps que les Javanais; mais tandis que ceux-ci acceptaient le mahometisme, les premiers restaieut fideles au culte de Brahma, (1) En comparaison de Java^ elle renferme plus du double d'liabi- lants par lieue carree. ET DANS L'ARGHIPEL DE LA SONDE. R27 de Vichnou, de Chiva ou Siva, ainsi qii'aux aiitres divinites et aux superstitions qu'ils ont regues des Hindous. La langue des Balinais est un melange de cellc de leurs voisins. Leurs livres, presque tons my- thologiques, sont ecrits sur des feuilles de pal- mier; ils ont une ecriture grossiere, lente et pen distante. Les etaLlissements destines a I'instruction sont en tres- petit nombre; aussi y a-t-il tres-peu de personnes qui essaient d'ecrire. Le sacrifice des veuves , ou sutty , est pousse jusqu'a la barbarie dans I'ile de Bali. Les femmes, les esclaves et tons les serviteurs d'un mort se brulent sur son bucher, dans Fespoir de renaitre a une nouvelle vie. Les Balinais sortent pcu de leur ile , et leur commerce ne se fait guere que par I'entremise des etrangers. Le gouvernement necrlandais a obtenu , au moyen de traites passes avec les princes de Bali, que les commer^ants hollandais ou sujets des Hollandais pourraient former des etablisse- ments dans les principaux ports de cette ile ; mais souvent ces chefs ne se font pas scrupule d'en- freindre les traites , et alors il faut avoir recours aux armes pour leur en imposer de nouvcaux, 328 QUINZE ANS A JAVA qu'ils violent a la premiere occasion. A la suite cl'hostilit(5s qui avaient eu lieu en 1841- entre le prince de Bliling et celui de Karrang-Assem, un nouveau traite avait ete conclu, et les Hollandais avaient construit un fort non loin de Bliling pour proteger les interets du commerce de leur nation. Mais bientot ces deux princes avaient entrav^ les communications avec le fort neerlandais, et refuse de payer les frais de la guerre, auxquels lis etaient tenus d'apres les conditions du traite. Tel etait I'etat dcs choses lorsque je fus rappele d'Amboine. En arrivant sur les cotes de Bali, je rencontrai un batiment hollandais eu croisiere dans ces pa- rages. La guerre etait declaree, et le gouverneur general se trouvait en ce moment a Sourabaya, dans rile de Java, oii il pressait les preparatifs d'une formidable expedition contre File de Bali. Je me dirigeai en droite ligne vers ce port, que je trouvai effectivement encombre des batiments de tout genre qui devaient prendre part a I'ex- pedition. Je me rendis aussitot aupres du gou- verneur general, a Sourabaya. « Soyez le bien- venu, me dit-il, colonel; puisque vous n'avez pu arriver assez tot pour travailler a conserver la ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 329 paix, ell bicn, vous venez du moins a propos pour faire la guerre. » Et en meme temps il me presenta au general -major Van tier Wijck, com- mandant en chef de I'expedition. Je re^us aussitot le commandement d'une des colounes d'attaque, qui devait se composer de mou ancien regiment, qu'on attendait d'uu jour a I'autre. J'etais heureux de me retrouver a la tete de mes anciens compa- gnons d'armes, et il me tardait surtout de revoir mon cher Roger, qui avait merite et ohtenu les epaulettes d'otficier dans sa campagne contre les pirates du detroit de Malacca. En attendant I'arrivee de mon regiment, je me mis, pour trouver le temps moins long, a par- courir Sourabaya, la seule ville importante de Java que je ne connusse pas encore. Cette ville est la plus considerable de I'ile apres Batavia. Elle ren- ferme au moins cinquante mille habitants. Batie a rembouchure du Kediri, qu'on nomme egalement Sourabaya, elle est fortifiee, tres-salubre, munie d'une rade ou Ton peut entrer et d'ou Ton peut sor- tir par tons les vents. On y disthigue les trois quar- tiers hollandais, chinois et malais. Les deux derniers n'ont rien de rem arqu able ; mais le quartier hol- landais presente d'elegants edifices, im be] arsenal 330 QUINZE ANS A JAVA maritime et un hotel des monnaics. Le nombre des voitm^es qii'on voit dans cette ville, les chaii- tiers de construction et les magasins, la rendent comparable a une des plus florissantes places de I'Europe. Enfin mon regiment arriva. Je ne peindrai pas les temoignages d' affection que je recus de la part des officiers et des soldats, meme de ceux qui ne m'avaient jamais vu; car, depuis plus de quatre ans que nous nous etions quittes , un grand nombre etaient partis, et avaient ete remplaces par des figures nouvelles. Apres la visite du corps d'officiers, je recus Roger en particulier. Son coRur debordait de joie, et moi je n'etais pas moins ^mu. c< Je suis heureux, lui dis-je, de vous voir avec ces epaulettes, et de pouvoir vous donner I'accolade fraternelle. » El en disant ces mots, je lui tendis les bras et le serrai sur mon ,coeur. « Ah! mon colonel, balbutiait-il,... c'est a a'^ous que je les dois ces epaulettes,... mon colonel! c'est entre nous a la vie et a la mort! « Et le brave homme, ne pouvant contenir son emotion, essuyait deux grosses larmes qui coulaient de ses joues. Le lendemain, I'armee expeditionnaire , forte de ET DANS L'ARCIIIPEL DE LA SONDE. SHI trois mille cinq cents hommes, s'embarqua. Le 7 jiiin, nous arrivames sur la cote de Bali, et nous debarquames sans resistance a Timor -Sangsit. Notre avant-garde s'empara sans coup ferir de ce kampong, que I'ennemi cliercha a reprendre dans la soiree; mais il fut repousse avec beaucoup do sang-froid par la garde avancee. Le 8, dans la matinee, la deuxieme colonno, commandee par le major Sorg, se rait en posi- tion devant le kampong de Bounkoulen, on I'en- nemi avait une garnison de plusieurs milliers d'bommes. Couvert par ce mouvement, le debar- quement des trois autres colonnes et des troupes auxiliaires eut lieu dans le plus grand ordre. La premiere colonne, que je commandais, avait de- barque a six heures du matin; je pris place imme- diatement a la gauche de la deuxieme; la troisieme et la quatrieme suivirent alors. Lorsque toute I'infanterie fut debarquee, le general Van der Wijck prit la resolution d'atta- quer vigoureusement Bounkoulen avant I'arrivee de rartillerie , qui se trouvait genee dans les ri- zieres. Dans ce but, la deuxieme colonne, destinec a garder Timor -Sangsit, resta dans sa position; la quatrieme re^ut I'ordre, en se deployant a dcnii. 332 QUINZE ANS A JAVA de proteger la gauche de la ligne, qui pouvait etre facilement menacee par suite de la grande eten- due et de la forme particuliere du kampong de. Bounkouleu, qui, decrivant uu demi-cercle, exi- geait le developpemeni de nos troupes a mesure qu'elles avangaient. Les pyroscaphes XEtna et le Merapia jetercnt des obus a notre droite et la couvrirent ainsi parfaitement. Apres ces arrangements, les premiere et troi- sieme colonnes se formerent en colonne d'attaque, une compaguie de tirailleurs en tete; le sueces couronna cette eutreprise, I'ennemi fut repousse du kampong et perdit beaucoup de monde. Nous eumes un officier et sept soldats tues, et un nombre egal de blesses. Le commandant voulait profiter de la terreur des ennemis pour attaquer encore le meme jour Djaga-Raga, la principale forteresse du radjah de Bliling. Mais les fatigues qu'avaient essuyees les troupes le forcerent a remettre au lendemain. Le 9, dans la matinee, I'armee se mit en marche dans la direction de cette forteresse. Le chemin que nous suivions n'etait qu'un passage etroit qui nous forcait a marcher sur un seul rang. Enfin nous arrivames en vue de deux redoutes formi- ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 333 dables, ayant des remparts de quatre metres de hauteur, des fosses de circonvallation de dix metres de profondeur, et fortifiecs encore par de solides constructions de bambou. La premiere re- doute avait la face droite crenelee et etait defen- due par des canons, de maniere a flanquer par- faitement la seconde, qui avait egalcmcnt des canons sur le front. Ces positions etaient liees par un fosse droit de huit a dix metres de pro- fondeur, qui rompait le passage a travers les re- doutes. La deuxieme etait en outre sontenue par d'autres de moindre dimension, qui se reliaient entre elles, et dont la derniere reposait sur un ravin inexpugnable. II etait peut-etre temeraire d'attaquer avec des forces aussi insulBsantes que les notres un en- nemi si fortement rctrancbe; mais il cut ete pins honteux de rcculer apres s'etre avanee si loin. Le general donna le signal do I'attaque; apres une resistance opiniatre, la premiere redoule fut cra- portee d'assaut par le lieutenant Van Swieten et par mon brave Roger; malheureusement ce dernier fut mortelloment blcssc. La seconde re- doute resista a toutes les attaques, et apres six heures de combat acliarue, pendant Icqiiel nous 334 QUINZE ANS A JAVA nous afFaiblissionS; tandis que I'ennemi lie cessait de rcccvoir des renforts, il fallut battre en re- traite. Elle se fit en bon ordre, mais bien triste- ment. Nous avions eu deux cent quarante-six morts et blesses, dont quatorze officierSj cent quatre Europeens, vingt-cinq Africains et cent trois indigenes des colonies neerlandaises. J'etais moi-meme blesse, mais legercment; je soufFrais plus de la blessure qu'avait regue mon pauvre Roger que de la mienne. Quand je le vis a Tambulance, je cherchai a lui donner quelques paroles de consolation. « Je vous remercie, me dit-il, mon colonel; mais tenez, c'cst inutile de chercber a me dorer la pilule; je sais que j'ai mon affaire; seulement j'aurais une grace a vous demander. — Parlez, mon ami, tout ce qu'il me sera pos- sible de faire pour vous, je le ferai. — Voici de quoi il s'agit. Les camarades qui sont a pen pres dans la meme position que moi out re^u la visite de Faiimonier protestant, qui est venu les encourager a passer convenablement I'arme a gauche. II a fait a tout le monde un beau sermon, ma foi, dont j'ai bien pris un peu ma part; mais cela ne me suffit pas; je voudrais ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 335 pouvoir causer en tete a lete avec un pretre de ma religion, car, mon colonel, je suis ne catho- lique, ct, quoique je n'aie guerc pratique ma re- ligion depuis ma premiere communion, je serais faehe de mourir sans confession. — Bien, mon brave, rcpondis-je attendri, je Yous approuve_, et je ferai tout ce qui dependra de moi pour vous procurer un ecclesiastique de notre religion \ seulement je crains bien que nous lie puissions en trouver avant notre arrivee a Sourabaya, oii nous serous demain. — Ce sera peut-etre trop tard, me dit-il tris- temcnt. — Non, non, mon ami; soyez persuade que le danger n'est pas aussi grand que vous le croyez; et dans tons les cas sachez, quoique je ne sois pas moi-meme un grand theologien, que le bon Dieu vous tiendrait compte du desir que vous manifestez en ce moment. » Ces paroles parurent le calmer. Le lendemain nous arrivames a Sourabaya, et avant mcme le debarquement je courus chercher un pretre, que j'amenai a Roger. lis s'entretinrent ensemble pen- dant plus d'une heure. Quand le pretre se fut eloigne, Roger m'appela. 11 avail la figure sou- 336 QUINZE ANS A JAVA riante : « Yoila, me dit-il, ma feuille de route signee; maiiitenant je suis pret a partir... Adieu, mou colonel.... » II voukit me teiidre la main, il expira... Jc pleural siucerement la mort de ce brave homme, et son souvenir me suivra jusqu'au tom- heau. Je fis une grave maladie qui me retint au lit pendant plus de six mois. Moi aussi, comme Roger, je me sentis touclie du desir de me recon- cilier avec Dieu. J'avais, comme lui, neglige de- puis longtemps I'accomplissement de mes devoirs religieux; et j"etais plus coupable que lui, car I'education que j'avais recue et I'exemple de mes parents n'auraient jamais du me permettre d'ou- blier ces pratiques salutaires. J'appelai le meme pretre qui avait confesse Roger a ses derniers moments, et je me sentis des ce moment soulage d'un grand poids. Je me trouvais aussi pret a paraitre devant Bieu; mais il ne me jugca sans doute pas encore digue de m'appeler a lui. Je revins a la sante, et ce fut avec des pensees, des sentiments, des esperances toutes differentes d'au- trefois. Je fus pris d'un vif dc^sir de rcvoir ma patric. ET DANS L'ARCHIPEL DE LA SONDE. 337 Le docteur Weelkaer etait mort; la plupart de ines autres amis avaient quitte Java; plus rien ne m'attachait a ce pays. Je donnai ma demission et je revins en France, ou je vis retire du monde, avec les revenus d'une modeste fortune et d'uue petite pension que me fait le gouvernement hol- landais. J'oublie entierement dans ma retraite et les preoccupations de la politique, et mes gouts pour les peregrinations lointaines , m'occupant uni- quement de me preparer d'une maniere conve- nable a faire le grand et supreme voyage qui termine le pelerinage de tout homme sur la terre. FIN 22 TABLE INTRODUCTION. GHAPITRE I Arrivee a Batavia. — Desappoinlement que j'6prouvai au debarque- ment. — Aspect de la nouvelle ville. — Visile sommaire dans lin- terieur de la ville. — Population; principaux Edifices publics. — Insalubrity ancienne de Batavia. — Ses causes. — Son assainisse- menl acluel. — Le cholera. — Ses ravages dans I'lle dc Java. — Sa marche sur le globe. — Moyens que les Europeeus doivent employer pour se preserver des maladies ordinaires k Batavia. — Difference de I'influence des marais d'eau douce el des marais sal6s. ' ' 540 TABLE. GHAPITRE II Le docteur ^Vt■elkael•. — La Soci6l6des arls el des sciences de Balavia. — Effets de la transformation de Bata\ia. — Aspect de la ville nou- velle vue d'une bauleur qui la domine. — Apcrgu du r^gne vegetal aux environs de Balavia. — L'ile de Java. — Son imporliince. — Sa position g^ographique. — Sa population. — Sysl^inc orographique. — Principales montagnes. — Productions min^ralogiques. — Vol- cans. — Climat. — Temperature. -- Moussons : I'une seclie, I'aulre humide. — Begne v6g6la1. — Regno animal. — Regne mineral. 33 GHAPITRE III Elhnographie. — Les Malais. — Origine commune. — Variety de races. — Leur conformation. — Habillemenl. — Les Javans ou Javanais. — Leur caractere; leurs habitudes. — Eiraugers 6tablis a Java. ^ Religion. — Superstition. — Calendrier. — Industrie des Javanais. — Usages. — Habitations. — Jeux et amusements. — Combats de coqs, de laureaux, de tigrcs el debuffles. — Le rampok. 55 GHAPITRE IV Coup d'uL'il general sur les possessions neerlandaises dans les Indes orienlales. — Leur 6tendue; leur superficie. — Importance de Java. — Population g6n6rale. — Gouvernemenl. — Division ad- TABLE. 341 rainislrative de Java en vingt-deux residences. — Possessions externes de leurs divisions. — Causes de la prosperit6 des colo- nies orientales hoUandaises. — Trait6 de ^824 enlre I'Angleterre et les Pays-Bas. — Ses effels k Borneo el k C61febes. — Cr(''ation du gouvernement de Borneo. — AlTrancliissemeul du port de Mang- kassar. — Effels que pourra produire a ravcuir eel aiTrancliis- sement. — Importance el population de Celebes. — Gouverne- ment des nations independantes de celte lie. — Ellets du frail6 de ^824 dans les autres e:iablissemenls hoUandais. — Int^r^t de la France a la prosp6ril6 des colonies n^erlandaises des Indes orientales. 77 CHAPITRE V Formes diverses adoptees pour le gouvernement des Indes n^erlan- daises. — Caractfere parliculier du gouvernement colonial n(5erlan- dais depuis 1816. — Ce qu'^tait le gouvernement sous I'ancienne compagnie des Indes. — Pendant la domination fran^aise ; depuis. — Rfeglement colonial de -1836. — Pouvoirs et prerogatives du gouverneur general. — Deference de la population javanaise et malaise. — Administration int^rieure d'apr^s le reglemenl colonial. — Ses avantages. — Differcnles dispositions du reglement colonial relativement aux etrargers. 93 342 TABLE. GHAPITRE VI Monuments antiques et du moyen kge de I'lle de Java. — Tombcaux et mosqu^es. — Le grand temple de Brambanan. — Temple el sta- tues de Loro-Djongrang. — Les mille temples. — Temple de Kali- bening et salle d'audience de Kalibening. — Palais de Kalassan. — Temple de Boro-Bodo et statue de Bouddha. — Temples innom- brables sur le plateau de Gounong-Dieng (mont des dieux) . — Ruines diverses. — Ruines de Madjapaiiit. — Ruines de Senioul^ Gidah el Penataran. — Temples ruines et statues de Sing'a-Sari. — Ruines de Kotah-Bedah, de Kedal et de Djagou. — Pyramide et temple de Soukou el de Baniou-Kouning. — Statues de Baniou-Wandgi. — Epoques probables de la construction de ces divers monuments. H5 GHAPITRE VII Langue javanaise. — Ses difterents dialectes. — Son origine : langue malaise. — Le djawi ou malais pur. — Comparaison de quelques mols djawi el javanais vulgaire. — Lilterature malaise et javanaise. — La lilterature malaise est moins riche en oeuvres po6tiques qu'en ouvragesen prose. — Causes de celte difference. — Jugement errone porte par Crawfurd sur la poesie des Malais. — Reclificalion de ce jugement. — Les pantous, chants vulgaires des Javanais. — Exemples de deux pantous, I'untraduit lill6ralement,rautreimite par Victor Hugo. — Les sja'irs ou poemes d'une certaine ^tendue. — Division des sja'irs en qualre espfeces : poemes d'un caractfere religieux, pocmesbistoriques, poemes moraux et didactiques, poemes epiques TABLE. 343 on romans po6tiqucs. — Defiuilion el exirail de quelques poemos religieux. — Nalure des pocmcshisloriques. — Poetnes didariiqucs. — Extrail. — Poemes d'imagination ou romans po6liques. — Analyse du sjair ou potiine de Bidasari, avec quelques passages irait^s en vers francais par M""^ Fraissinel. 137 CHAPITRE VIII Voyage i Djokjokarta ot Sourakarta. — Debris de I'cmpire de Mala- rem parlag^s entre deux souverains, le sousounan el le sultan. — litres de ces princes. — Depart pour Sourakarta. — Samarang. — Route de Samarang a Sourakarta. — Villages javanais. — Moeurs des habitants. — Aspect de Sourakarta. — Description du palais ou krelan de I'empereur. — Habitation des gens du peuple. — Ameublement des personnes de distinction. — Excursion k Djokjokarta. — Garde du sultan el de I'empereur. — Ma liaison avec un capitaine ( sourdh ) de la garde de Tempereur. — Costume des personnes de haute distinction. — Costume de cour. — Costume de ville. — Costume d'interieur. — Costume des dames. — Amusements des Javanais. — Danses. — Theatres. — Compositions dramatiques des Javans. — Compositions nomm^es iopeng; maniere donlles pieces sont repre- sentees. — Sujets ordinaircs de ces pieces. — Les aventures de Pandji. — Repr6senlalion appelee wayang ou scenes ombr^es. — Differentes especes de xcaijanys. — Wayang-pounca. — Wayang- gedog. — Wayang-klitik. — Fonctions du dalang. — Importance de eette profession. — Instruments de rausique en usage dans les orchestres ou galaman de Java. — Conte malayou. 103 344 TABLE. CHAPITRE IX RetourkBalavia, — Mission pourallerattaquerles pirates. — Quelqucs mols sur la piralerie dans rarchipel Indien. — Force et composilioa de notre expedition. — Position des pirates dans I'tle de BillKon. — Difficult^s de rallaque. — Ruses et manoeuvres employees par le chef de I'exp Edition pour tromper les pirates. — Succes du stra- tageme du commandant. — Combat sur mer. — Attaque des forts. — Combat corps k corps. — Rencontre d'un Fran^ais au milieu de la mel^e. — Prise du premier fort. — Capitulation du second. — Succes complet de I'exp^dition. 197 CHAPITRE X L'ile de Billiton. — Mesures prises par le baron Van der Capellen pour empecher la piraterie sur ses cotes. — Negligence apportee dans la suite k la surveillance des pirates. -— Mesures nouvelles prises pour la repression des forbans dans ces parages. — Histoire de Marcellin Roger, ancien volontaire de la Charte, maintenant soldat au service de Hollande. — Je le nomme sous-ofCcier dans ma compagnie. — Je suis envoy6 en mission k Palembang , dans rile de Sumatra. — Depart de Billiton, 223 TABLE. 34J CHAPITRE XI Arrivif'e a Palcmbang. — Aspect de cette ville. — Mes relalions avec le principal ministre du sultan. — Bon eflet du langage que je lui liens. — Society agr^able avec laquelle je me lie. — Excursions dans difT^rcnles parties de Tile. — Le pays des Lampoungs. — Re- lation d'une chasse sur les bords du lac Douna-Louwar. — Rencontre d'une troupe d'elephants sauvagcs. — J'accompagne des chas- seurs lampoungs dans une chasse aux elephants. — R^cit de cette excursion. 2i3 CHAPITRE XII Description de Tile de Sumatra. — Voyage a Bcnkoulen. — Excursion a la montagne sacree de Gounoung-Bonko (le Pain-de-Sucre). — Aspect du pays. — Population de la ville de Benkoulen. — Visile k la residence de Padang. — Possessions hoUandaises dans I'lle dc Sumatra. — Partie ind^pendanle. — Le royaume d'Achera. — Le royaume de Siak. — ConfMeralion des Baltas. — Gouvernement de Baltas. — Melange de raoeurs civilis^esel de coulumes barbares. — Anihropophagie appliquee comme punition legale. — Mccurs el cou- lumes des Beyangs. — Leur croyance a la melerapsycose. — Les habitants de Menangkabou. — Gout general des peuplcs malais I' "■'07 pour I opium. -"' 346 TABLE. CHAPITRE XIII Retour k Balavia. — Mes enlrevues avec le docleur Weelkaer. — Ma visile au gouverneur general. — Mission qu'il me confle, avcc le grade de lieulenant-colonel. — Nouvelles du sergent-raajor Roger. — Depart pour raes inspections. — Arrivee ci Borneo. — £lal de celle lie. — Parlie soumise aux Ilollandais. — Arrivee a Sambass, clief- lieu de la premiere residence hoUandaise. — Le royaume de Sam- bass. — Pays de Mompava. — Royaume de Pontianak. — Excur- sion a Malrado. — Mines de diamants du pays de Landak. — Le gros diamant du sultan de Matan. — Arriv6e a Benjermassing, chef-lieu de la deuxieme residence, — Pays independants. — Royaume et ville de Borneo. — Commerce de cette ville. — Gou- vernement. — Les Dayas et aulres peuples de Borneo. — Depart pour Celebes. 293 CHAPITRE XIV Description de Celebes. — Wlaardingen et le fort RoUerdam , chef- lieu du gouvernement de Maugkassar. — Residences de Bouthain, de Maros, dc Manado. — Description de celle derni5re ville. — Renconlre de deux Francais. — Kema. — Gorontalo. — Princes indd- pendanls. — Habitants de Celebes, Bougbis el Macassars. — Leur bravoure. — Relalions el commerce des Boughis. — Leur gout pour la profession des armes. — Productions de Celebes, — Moeurs des Boughis. — fiducalion des enfants. — Langue bougliise. — Sa grammaire. — Depart pour Araboine. — Ville d'Amboine. — Dts- cription sommaire du pays. — Je suis rappeld a Bali. — Quelques TABLE. 347 details sur celle ilc. — Je me rends a Sourabaya. — Expedition centre Bali. — J'ai le commandement d'une colonue. — Jc me retrouve avec mon regiment. — Debarqueraenl de I'armce h Bali. — Operation. — Altaque des forteresses de Djaga-Raga. — Prise d'une redoule. — Blessure morlelle de Roger. — Relraite de I'arm^e. — Retour a Sourabaya. — Mort de Roger. — Ma maladie. — Mon retour en France. 313 Toiirf. — Iniiir. JMame. UNIVERSITY OF CALIFORNIA LIBRARY Los Angeles This book is DUE on the last date stamped below DISCHARGE-URC i> 11978 " Form L9-Series 4939 ^^ 619, R812Q 1863 JP\ ^ 000 274 216 t PLEA^'E DO NOT REMOVE THIS BOOK CARD 1 .^t-LIBRARYQ^ %0J!1VDJ0^ University Research Library —T O < c R 1/5