" HISTOR1QUES DU MEME AUTEUR PORTRAITS ET NOTICES HISTORIQCES ET L1TTERATRES 2 volumes in-8. Deuxieme edition, revue et augmentee, 10 IV. TOME PREMIER RiTNOUARD. MICIIAUD ET M. FLOURENS. FRAYSSINOCS ET M. PAbQUIER. slEYES. RtEDERER. LIVINGSTON. PRINCE DE TALLEYRAND. BROUSSAIS. MERLIN. DESTUTT DE TI1ACY. DAUNOn. TOME SECOND COMTE SIHfON. SISMONDI. CHARLES COMTE. ANC1LLON. BIGNON. ROSSI. CAEA.MS. UROZ. VIE DE FRANKLIN. PARIS. IMP. SIMON nAQON ET COUP., RUE D'EllFfRTII, r|t *' KLOGES HISTORIQUES TH. JOUFFR01 KARON DE GERAXDO - LAROMIGUIERE - LAKASAL SCHELLING COMTE PORTALIS IIALLAM LORD MACAULAY PAR M. MIGNET DE L'ACADEMIE FBANQAISE SECRETAIRE 1'KHPtri'EI. DE I/ACAHEMIK DES SCIENCES MORALES ET POUTIQUES PARIS I Illlt %ll(ll \ < \ II I >l I O I DIDIKR ET o, LiimAiKES-Knrn:ri;s r>:i, QUAI ii KS r. RASD5-Ai'i;i - r; s 1ST, 4 CT - : " AVERTISSEMENT Les eloges historiques reunisici en volume out tous ete prononces separement dans les seances annuelles et publiques de ]' Academic des sciences morales et politiques. Us sont destines a honorer des vies genereuses et de grands travaux, a cele- brer de savants amis du bien, d'uliles serviteurs de 1'esprit humain. Ceux auxquels ils sont consa- cres appartiennent a Thisloire par ce qu'ils ont fait, a la science par ce qu'ils ont ecrit. L'Aca- demie, dont ils etaient des membres conside- rables et des associes illustres, a entendu avcc approbation leurs eloges ecoutcs avec favour par ii AVEllTISSEMEM. un public qui n'etait insensible ni aux souvenirs interessants de leur vie, ni aux merites eleves de leurs oeuvres. Peut-etre seront-ils, hors de 1' enceinte de 1'Instifcut, aussi favorablement re- cus qu'ils Font etc au dedans. L'aecueil fait aux volumes qui ont ete prece- demment publics l etquiformentunegaleriedeja nombreuse de grands portraits contemporains. ra'enhardit a publier ce volume nouveau qui sera la suite et comme le complement desdeuxautres. A Sieyes, a Roederer, a Livingston, a Talleyrand, a Broussais, a Merlin, a Destutt de Tracy, a Dau- nou, a Simeon, a Simondede Sismondi, a Charles Comte, a Ancillon, a BignOn, a Rossi, a Cabanis, a Droz, a Franklin, j'ajoute done aujourd'hui Jouf- froy, Laromiguiere, de Gerando, Lakanal, Schel- ling, Portalis, Hallam, Macaulay. Je disais au sujet des premiers : En parlant de tous ces importants personnages, j'ai eu Foc- casion de passer en revue la Revolution et ses crises, 1'Empire et ses etablissements, la Restau- ration et ses luttes, la monarchic de Juillet et ses libres institutions, de rattacher les evenements 's et Portraits, '2 vol. iu-8" t>( in-1'2. AVEKTISSEMENT. in publics a des biographies particulieres et de nion- Irer le mouvement general des idees dans les oeu- vres de ceux qui ont tant contribue a leur deve- loppement. En effet, la plupart d'entre eux ont etc membres de nos memorables assemblies et ont figure parmi les fondateurs du systeme social inau- gurc en 1 789. Us ont concouru a la destruction de tout un ancien ordre de choses eta 1'ctablissement d'un nouveau. La fusion des diverses classes de la vieille monarchic en une seule nation; la division des provinces en departments ; 1'abo- lition du regime feodal privc, lequel avail sur- vecu au regime feodal politique; 1'organisation de 1'impot sous la Constituante ; la creation des ecoles publiques et de 1'Institut national sous la Convention ; la forme donnee a 1'administra lion moderne sous le Consulat ; la fondation de la loi et de la jurisprudence civile sous 1'Em- pire; le noble developpement des droits politi- ques sous la royaute constitutionnelle; la mar- che des sciences sociales et philosopbiques, rappellent le souvenir des hommes que je me suis efforce de faire connaitre en peignant leur caractere et en signalant la part qu'ils ont prise iv AYERTISSEMEMT. aux grands actcs de I'histoire contemporaine. Tous du reste, quels qu'aient ete leur pays et leur role, qu'ils soient pbilosoplies, moralistes, . |urisconsqltes, economistes, hisloriens, politi- ques, appartiennent a la grande cause du pro- gres intellecluel et de la liberte publique, qui peut bien etre exposee a des revers passagers, mais dont le triomphe est certain, car il est 1'inevitable loi de la civilisation du monde. Ce qui alors etait dit des uns peut en grande partie etre applique maintenant aux autres. Us out ete meles aux evenements et aux idees de leur temps. 11s out c'ultive avec grandeur on applique avec art les belles sciences qui ont pour objet non la matiere mais 1' intelligence, non la nature mais I'humanite. Toutes ces vies, par leur ensemble et dans leur variete, composeront un recueil qui, je 1'espere, ne sera pas sans in- teret pour 1'histoire, ni sans utilite pour la science. * ELOGES HISTORIQUES TH. JOUFFROY ** NOTICE IKE DANS LA SEAXCE PUBL1QUE ANNUELLE I) U 25 JUIN 1855 Messieurs, Tous les temps ne sont pas egalement lavorables aux travaux de la pensee. II en est ou la philosophic, qui fait la force de 1'esprit humain, est en honneur et poiie dans tous les sens ses penetrantes recherches. Alors les methodes se perfectionnent, les verites se multiplient, les rapports de la vie s'etendent, et les mysteres de 1'univers s'eclaircnt a des profondeurs 2 Til. JOUFFROY toujours plus eloignees. A chaque grand mouvement de 1'esprit humain, la connaissance humaine fait un pas et la condition humaine s'ameliore d'un degre. Les regies civiles des societes, les productions des arts, les decouvertes des sciences se rattachent par une dependance etroite aux croyances intellectuelles des peuples qui ne sont, n'agissent, ne se developpent qu'en vertu de ce qu'ils pensent. La ou il n'y a pas de philosophic, il n'y a pas de civilisation; la ou il n'y a plus do philosophic, la civilisation deperit et 1'huma- nite s'affaisse. II ne faut pas meme supposer que le mouvement de la science puisse de beaucoup survivre a 1'ardeur de lapensee. La pensee est la seve qui vivifie le grand arbre de 1'esprit humain. Si elle cesse de monter de ses racines a ses rameaux, la branche de la science s'y desseche bientot elle-meme, elle ne garde pas longternps les fruits qu'elle avail portes, et elle attend le retour de la seve philosophique pour en pro- duire d'autres. C'est la, messieurs, ce que la reflexion nous apprend et ceque 1'histoire nous alleste. Si Ton touchait a un de ces moments ou 1'intelligence fatiguee tombedans 1'inaction, ou 1'humanite enervee n'aspire qu'el se reposer et a jouir, ou la science, pas- sant surtout des theories aux applications, s'expose a perdre sa force inventive en laissarit eteindre le souffle spirituel qui la lui avait donnee, ou les systemes faux Til. JOUFFROY 5 ont compromis les id6es vraies, oil, pour avoir voulu des droits excessifs, on abandonne les droits necessai- res, ou la philosophic et la liberte sont commetombees en disgrace, il est cependant un lieu qui devrait rester inaccessible a de semblables lassitudes et ou il faudrait conserver le culle perseverant de la pensee. Ce lieu est 1'enceintede Tlnstitut, qui est commele sanctuaire de 1'esprit humain. Aussi ne sera-t-il peut-6tre pas sans a-propos de vous entrelenir aujourd'hui d'un philo- sophe qui a consacre sa forte intelligence et sa vie trop courle a 1'elude de Tame ; d'un observaleur ingenieux de la nature morale; d'un demonstraleur puissant des verites invisibles, qui, avec un talent rare ct dans un beau langage, accordant ensemble les plus hautes con- ceptions de la meiaphysique et les notions imperis- sables du sens commun, s'est rendu Tun des interpretes philosophiquesdel'humaniteet le theoricien religieux de 1'ordre universel. Theodore-Simon Jouffroy naquit, le juillet 1796, an village des Pontets, dans la p'arlie la plus haute des montagnes du Jura. Ce village, silue non loin de la source du Doubs, et auquel on n'arrivait alors que par des sentiers etroits el sinueux, etail habile depuis des temps fort recules par sa famille, qui y mcnail i Til. JOUFFROY une existence patriarcale. Le pere du jeune Jouffroy dirigeait la culture de ses champs en meme temps qu'il etait percepteur de la commune, dont son oncle etait le notaire. Laissant entre eux les proprieties indivises, les deux freres et les deux families vivaient dans la communautedesbiens et 1'union des cceurs. Theodore Jouffroy eut dans son oncle un autre pere qui, avecle cure du village, donna les premiers soins a son esprit. 11 monlra une intelligence precoce et serieuse. Des 1'age de cinq aris, YHistoire romaine de Rollin etant lombec entre ses mains, il y trouva son plus vif amusement. Ce livre le passionna a tel point, qu'il nepouvait pas s'eri separer, et qu'au declin meme du jour il allait en pour- suivre la lecture aux lueurs vacillarites du foyer pater- nel. II se plaisait deja aux recits animes de la vie humaine, dont il suivait alors le drame el dont il devait penetrer plus lard la signification. II jouissait aussi de la vue des grands speclacles que la nature avail mis sous ses yeux. II se rendait souvent sur un plateau eleve d'ou il apercevait la vasle chainedes Alpes qui se deroulait devant lui a"vec ses vallees profondes el ses pics elances, et la chaine plus humble mais plus riante du Jura, dont les flancs converts dc bois de sapins et coupes d'agreables vallees descendaient en amphithea- tre jusqu'aux plaines fecondes de la Bourgogne. Ces lieux qu'il fallut quitler pour aller puiser dans les Til. JOUFFROY 5 \illes 1'instruction qu'il ne poflvait pas recevoir au village, il y revint toujours avec la fidelite du monla- gnardet I'emotion du poete. II en aimait 1'air libre, les horizons loinlains, les neiges eclatantes, les forces vertes, et il y puisa ces belles et fortes teintes qui lui servirent a revStir ensuite d'un langage naturel et co- lore des id6es etendues et profondes. Mis en pension a Nozeroi en 1805, le jeune Jouffroy fut envoye de 1807 a 1811 au college de Lons-le-Sau- nier, ou Tun de ses oncles, 1'abbe Jouffroy, etait pro- fesseur, et il alia achever ses etudes classiques au lycee de Dijon. Partout il se distmgua par 1'ardeur de sa curiosite, la facilite de son esprit, la Constance de ses succes. Ses parents le destinerent a 1'enseignement public, seul moyen Iaiss6 aux jeunes gens pourvus de inerite plus que de fortune, d'echapper a la loi devo- rante alors de la conscription militaire. Examine en 1815 par 1'inspecteur general de 1'universite, M. Ro- ger, Theodore Jouffroy conquit avec eclat sa place a 1'Ecole normale et fut envoy6 a Paris a 1'age de dix- sept ans. II y avail peu de temps que cette grande institution etait fondee. L'Ecole normale del'empire etait un vrai seminaire laique ou les eleves les plus distingues des divers lycees venaient apprendre a devenir des maitres dans 1'enseignement inseparable des leltres et des G TH. JOUFFROY sciences. L'entrepren^nt politique qui, a cette epoquc, gouvernait la France etait un incomparable organisa- teur, et il portait dans ses etablissements civils le bon sens liberal et prevoyant qu'on n'apercevait pas tou- jours dans ses autres entreprises. C'est ainsi qu'il avait habilement rcsolu le grave et difficile probleme de 1'instruciion donnee par 1'Etat a tous ses membres, sans distinction de condition ni de culte. A une societe dans laquelle 1'esprit avait ete secularise et 1'egalile de droit introduite, il fallait un enseignement general qui fut distribue an nom de lous a chacun, par urie corpo- ration civile et une sorte de sacerdoce intellectuel. Cette oeuvre, que la revolution avait congue et tentee, 1'em- pire la realisa. Une grande universite lai'que, avec son savant conseil d'adminislrateurs et dejuges, sonEcole normale de professeurs, ses lycees ou se donnait 1'in- struction commune, ses facultes ou se puisait 1'iustruc- tion speciale, ses inspecteurs qui y surveillaient a la fois les eludes et les mceurs, devint 1'institutrice op- portune d'une societe aspirant depuis 1789 a se diriger par la raison et a ne vivre que sous la loi. Lorsque M. Jouffroy futadmisa 1'Ecole normale, d'ou sont sortis tant de solides talents et d'eclatantes renommees, il y trouva des hommes qui out contribue, comme lui, i 1'illustralion de France. 11 s'y plac.a bien vite an premier rang. Aimant les Til. JOUFFROY 7 grandes ceuvres dc 1'esprit et rechcrchant les suros explications de la science, entraine par un penchant 6galement vif vers ce qui etait fait avec art et ce qui etait conc.u avec profondeur, il pouvait se consacrer indifieremment a 1'enseignement de la lilterature ou de la philosophic. La philosophic 1'emporta. Deux causes deciderent de la vocation de M. Jouffroy, 1'as- cendant d'un homme et le besoin d'une croyance rai- sonnee. *\ Le mouvement philosophique, longlemps inter- rompu, venait de recommencer presque sans bruit dans I'interieur des ecoles. Deux hommes rares, par 1'esprit et divers par la doctrine, eriseignaient la phi- losophic dans les salles de la Sorbonne. Fidele aux traditions du dix-huitieme siecle, Laromiguiere repro- duisait, en unlangageadmirabledeclarteet d'elegance, les theories rnetaphysiques de Condillac, qu'il avail ingenieusement reformees. Non loin de lui,M. Royer- Collard, avec une ferme intelligence et une incompa- rable logique, portait des coups mortels au systeme encore dominant de la sensation, et il exposail a qucl- ques auditeurs distingue"s les theories pleines de bon sens et de sagesse de 1'ecole ecossaise. Un jeune disciple de ces deux maitres, preferanl la doctrine la plus vaste a la plus bornee, la theorie rajeunie de la raison a la theorie epuisee de la sensa- 8 TIL JOUFFROY tion, avail Iransporte a son tour cet enseignement a 1'Ecole normale, dans une conference qui lui avail ete confiee. II y professait a un age ou d' ordinaire on ap- prend encore. Doue d'urie intelligence puissante el etendue, anime d'une curiosite universelle, erudit avec discernement, dogmatique avec choix, eloquenl avec familiarile, M. Cousin, que nousavons vu pendant plus de trente annees historien infaligable des idees, criti- que sans egal des systemes, parcourir loutes les theories sans se contenter d'aucune, demander la verile a tous les temps, suivre ainsi I'oauvre de 1'huma- nile dans le travail de lous les grands hommes, et avec les debris epars des conslructions des philosophes clever 1'edifice meme de la philosophic; M. Cousin, alors penseur deja eminenl et professeur persuasif, ayanl le double don de produire des idees el de susci- ter des esprits, communiqua a M. Jouffrcy 1'ardeur qu' il ressentait lui-ineme, et 1'enrola dans cetle armee entreprenante qu'il mil au service de la raison et de 1'hisloire, ou M. Jouffroy comballit glorieusement a ses cotes, sous la banniere relevee du spiritualisme, pour la defense des grandes veriles de 1'ordre moral. M. Jouffroy ne chercha pas seulemenl dans la phi- losophic Voriyine clex idees et les facultes cle 1' entente- merit humain; il lui demanda sur Dieu et ses 02uvres, sur 1'universetses fins, surl'homme et sa destination, Til. .TOIIFFROY 9 sur la vie et son but, sur la mort et ses suites, les grandes solutions sans lesquelles la pens6e erre dans le vague, Tame resle dans le trouble, la conduile est denuee de regie, 1'exislencc est depourvue d'avenir. Introduit dans les voies profondes et sures de la psy- chologic, il parcourut peu a peu, en les eclairanl, les vastes espaces de 1'univcrs moral. 11 avail tout ce qu'il fallait pour cela. Son intelligence etait penetrante et etendue. Elle avait peut-etre moins d'elan que de per- severance, arrivant jusqu'au bout dcs choses, non d'un seul bond, mais pas a pas. 11 possedail a un degre eminent deux qualites qui ne se rencontrent pas tou- jours ensemble, la finesse de 1'observalion et la vigueur du raisonnement, ce qui lerendait lout a la fois capable d'analyser avec discernement el de conclure avec su- rele. II no manquail pas non plus de celte forte imagi- nation qui, aussi ulile dans la science que necessaire dans 1'art, a provoque peut- ^ f 36 TH. JOUFFROY vous n'applaudit au beau rapport qu'il composa sur les ecoles normales primaires, et n'y trouva, presenles avec une superiorite morale et une prevoyance politi- que egalemenl rares, les sentiments qui devaient inspirer les maitres dansl'enseignement du peuple, et les maximes d'apres lesquelles devait se diriger 1'Etat dans le choix, 1'educalion et la surveillance des mai- tres? Enfm, qui de vous neprit le plus vif inlerl au memorable combat qu'en habile champion de 1'ame il engagea en votre presence contre le plus celebre et le plus valeureux champion du corps, et a la suite duquel, malgre les puissants efforts de M. Broussais, on peul dire que la psychologic triompha de la physiologic dans le champ clos philosophique? M. Jouffroy descendit aussi dans une autre lice. La revolution de 1850 lui avail ouvert 1'acces de la car- riere politique. Cette revolution, assurant la liberte sous la monarchie, avail conquis son assentiment et emu son patriolisme. Le gouvernement representalif, qu'elle affermissait, lui semblait fail surtout pour un peuple que ses traditions rendaient moriarchique, que ses idees rendaient liberal, et qui avail besoin de sc regir avec independance et avec regularite, sous 1'em- pire commun de ses principes et de ses habitudes. M. Jouffroy ne se contenta point do I'approuver, il voulut le servir. II entra, des 1831, dans la chambre Til. JOUFFKOY ol des deputes; il y entra avcc la plupart dc ses amis, appartenant comme lui, a celte generation nourriedes plus saines doctrines, altachee aux plus hauls interets, qui a eu le rare rnerite de respecter en etant au pou- voir tout ce qu'elle avail professe lorsqu'elle etait dans 1'opposition, d'y faire elle-me'me ce qu'elle avail re- clame d'autrui, el qui, appliquanl les beaux principes cl realisanl les vraies promesses de 1789, a donne a noire pays le plus grand bicn-e"lre dont ilait joui, la liberte la plus etendue qu'il ait encore exercee, legou- \ernemenl le plus modere qu'il ail jamais eu. Pcndanldix anneesM. Jouffroy s'associa quelquefois par ses discours, plus souvenl par ses voles, aux utiles mesures qui furent adoptees dans ces chambres ou se disentail le merile des lois, el d'ou se dirigeail la con- duile des affaires. II y porta 1'amour de la liberte et 1'espril de gouvernement. Ses genereux sentiments 1'y rendirenl 1'objet d'une grande estime, et sa parole eleveel'y fit toujours ecouteravecun veritable respect. Mais il n'y prit jamais un premier role; il n'en avail ni le desir ni le moyen. Pour dominer dans les assemblies librcs, il faut cetle rapidite d'esprit, celte ardeur de caractere, celle verve de talent qui font penser plus vile, vouloir plus fort, parler mieux que les aulres, et permellenlde les decider en leseclairant, de les con- duire en les devancant Or, M. Jouffroy nese hulaitcn 38 TH. JOUFFROY rien. II avail besoin du temps, qu'il regardait commc seul capable de prevenir les erreurs dans les delibera- tions et les fautes dans les affaires. II examinait les questions avec lenteur, pour les trailer avec surele. Accoutume a ne parler qu'apres avoir longtempsrefle- chi, a inslruire sans chercher a emouvoir, lorsqu'il paraissait a la tribune, c'elail beaucoup plus en phi- losophe qu'en orateur, et il aimait mieux y exposer des principes qu'y souleriir des paiiis. Vers la fin cependanl, il s'engagea dans la polilique active plus qu'il ne Favait fait d'abord. Un moment meme, centre les habitudes mesurees de son esprit, il pril part a des debats oil Ton s'elonna de le v.oir entrer. Peu fait pour ces lultes ardentes, auxquelles d'ailleurs de recents souvenirs, non moins que ses inclinations naturelles, auraient du le rendre etranger, il en res- sentit plus vivement qu'un autre les amerlumes, el dans les penibles agilalions de la polilique il eul a regreller les travaux paisibles de la science. Sans doule il se proposa de relourner alors aux grandes et sereines pensees dans lesquelles il Irouvait les satisfactions de rintclligcnce, le calme de Tame, el la gloire de son nom. Mais sa sante, depuis longlemps ebranlee, s'allera de plus en plus. Le mal nerveux qui 1'avail ramene, bien jeune encore, au repos de ses moritagnes s'elait porle sur la poilrine, el 1'avail con- Til. JOUFFKOY 30 traint dc passer 1'hiver de 1850 en Italie, sousle doux climat de Pise, ou, dans un acces de decouragement, il fit sa preface un peu sceplique aux oeuvres de Tliomas Reid 1 . 11 y avail ele suivi par la femme devouee a la- quelle I'unissail un tendre allachement el qu'il venait de se donner pour compagne^ A son relour d'Halie, il avail essaye de reprendre son cours, sans avoir asscz de force pour le conlinuer longlemps. II se delacha en 1841 de la vie publique, comme il avail ete contrainl de renoncer en 1 859 a 1'enseignemenl. Quoique 1'esprit ful en lui plus percent, plus 6lendu, plus vigoureux que jamais, le corps elait defaillant el Tame ressenlail des trislesses morlelles. C'esl dans eel elat de melancolique faiblesse qu'il alia visitor une dernierefois ses monlagnes. 11 arriva aux Ponlelsle premier dimanche de juillel, fete de son vil- lage, elil ecrivit ensuitc avec une emotion profondeel poelique qui le rappelle lout enlier : Tous les souveriiis de mon enfance se melaienl dans mon espril aux changements quc le temps a produils dans a mon pays ct dans ma fatnille... Sous le toil paternel, plus de fele, plus de mouvemenl; mon frere y elail n seul... >'ous n'avons pas me* me dine a la maison. 1 La Iruducliun des OEurre* com file tea '/0 BARON DE GERANDO d'y transporter des munitions et des armes, et d'eten- dre au loin 1'insurrection liberatrice. Un de ces detachements, dont faisait partie M. dc Gerando, avail ete envoye au dela du Rh6ne, dans les montagnes du Forez. II y rencoritra, le 28 septembrc, les troupes de la Convention qui desccndaient de 1'Au- vergne. Apress'etre quelque temps defendu, il fut ac- cable par le nombre. Atteint d'une balle a la jambe, M. de Gerando tomba sur le champ de balaille. II y altendait la rnort ; mais le chef de la troupe victorieuse, touche de sa jeunesse et pousse par un sentiment d'hu- manite,le couvrit de son corps, et dit a ses soldats, prts a fa ire feu sur lui, qu'on n'arrachcrait la vie au blesse qu'en prenant la sienne. 11 n'etait sauve qu'a demi. Transported sur la paille d'une charretle a Saint-Etienne, il fut jete entre un aliene et un assassin, dans un cachot infect, d'ou il ne sorlit au bout de trois mois que pour elre juge. Le tribunal mililaire devarit lequel il comparut se bornait a constater la rebellion, et, apres 1'avoir constalee, il la punissait de mort. Une seule question etait posee : L' accuse a-l-il ete'pris les armes & la main? Lors- que M. de Gerando cut ete conduit devant 1'expeditif tribunal, la question mortelle fut posee par le presi- dent. La reponse nc scmblait pas douteuse. Souffrant encore de sa blessure, pale mais tranquille, pDrhmt BARON DE GKRANDO .M un regard resigne mais assure 1 sur sos jugcs,le prison- nicr atlcndait le redoutable out qui dcvait I'envoyer a la mort, quand il vit s'avancer a la barre celui a qui sa garde avail ele confiee, et qui, dans un noble elan de compassion, dit sans hesitation : Non. Par ce mensonge genereux et inespere, M. de Gerando ftit sauve et rede- vint libre. Mais que faire d'une liberte non moins embarras- sante qu'incertaineen 1794? La villedeLyonavait suc- combe. Ses habitants vaincus perissaient en foule par la main du bourreau, ou sous la mitraille du canon, devenu un instrument de supplice; ses rnaisonsetaient abaltues par le marteau revolutionnairc, el elle avail perdu jusqu'a son nom. La prudence ne permetlait pas a 1'un de ses defenseurs si miraculeusemenl epar- gne de rentrer dans ses murs. II y aurait ele infailli- blement pris, et aurait expose ses parents, qui, le croyant mort apres la malheureuse exp-jdilion du Fo- rez, avaienl fait celebrer un service funebre pour le repos de son ame. Dans lesperplexiles de cette dange- reuse posilion, il chercha comme tant d'aulres un re- fuge au milieu de 1'armce. On pouvail y scrvir la France sans se rcndre complice on sans tombcr viclime des violences de la revolution. Un regiment de chasseurs etail dans le voisinage : de Gerando s'y enr6la. Apres avoir ete, en moins de deux ans, seminariste 52 BARON DE GERANDO par gout, publiciste par occasion, insurge par devoir, le voila chasseur de la republique par necessite. II ne le fut pas longtemps. Au lieu d'etre envoye a la fron- tiere, le regiment ou il avail pris du service rec,ut 1'or- dre d'entrer dans Lyon. Le deguisement protecteur de son uniforme et le bruit repandu de sa mort nedero- berent pas longtemps M. de Gerando aux regards du parti victorieux. II s'y livra en quelque sorte lui-m&ne. II ne put resister au besoin d'embrasser sa mere, et un jour, de nombreuses \ictimes conduites au supplice passant devant sa compagriie sous les armes, il reconnut parmi elles plusieurs de ses amis et de ses proches. A ce douloureux spectacle, lui qui, deux fois, avail vu la mort de si pres et sans aucun trouble, tomba evanoui au milieu des rangs. Denonce par sa defaillance, reconnu par ses ennemis, il fallut fuir ou perir. Son commandant Iui-m6me facilita son evasion. II 1'envoya guerir sa blessure mal fermee en Savoie, d'ou M. de Gerando rejoignit en Suisse Ca- mille Jordan, qui s'y etait refugie apres le siege de Lyon. Lcs deux amis, eloignes de leur patrie, mais rap- proches 1'un de 1'autre, passerent quelques mois dans les distractions de 1'etude, les douceurs de 1'intimite, et aussi dans ces esperances si faciles aux malheureux duranl la jeunesse, et souvent si fondees pour les "vain- BARON DE GBRANDO 55 cus pendant les revolutions. Us parcoururcnt la Suisse a pied, vivanl de peu, admirant beaucoup el la beaute varieedeslieux, etla grandeur perpeluee des souvenirs et la tranquille liberU'; des habitants. Un jour cepen- dant qu'ils traversaient ses hautes montagnes, ils furenl enveloppes par le tourbillon d'ifne lourmente glacee. Le corps saisi par le froid et 1'ame livree au decourage- ment, M. de Gerando tomba sur la neige. II n'avait ni la force ni le d6sir de s'en relever. Camille Jordan le secoua, le ranima, le soutint et le conduisit jusqu'au village voisin. Les deux amis n'eurenl pas m6me la consolation d'etre toujours malheureux ensemble. L'insuflisance de leurs ressources les contraignit a se s6parer. Chacun d'eux alia ou il pourrait vivre. Camille Jordan se rendit a Londres, et y vit de pres le gouver- nement reprisentatif, qu'il devait admirer alors en Angleterre et d6fendre plus tard en France. De Gerando partit pour Naples, ou 1'un de ses parents avail une riche maison de commerce et le chargea de la tenue de ses comptes en qualile de commis. C'estdansl'exil, el pour ainsi dire dans un comptoir, que M. de Gerando se forma aux plus hautes medita- lions, et qu'il acquit des connaissances etendues pres- que sans livres. De 1'aube au declin du jour, il appar- tenait a aulrui, enregistrait, recevait, comptail pour gngner son pain. Mais, le soir venu, il s'appartenait a 54 BARON DE GERANDO lui-meme, et le cornmis, devenant alors philosophe, consacrait la plus grande partie de ses nuits a la cul- ture de son esprit. Monte au faite de la maison, dans une petite chambre qui s'ouvrait sur une terrasse or- nee d'orangers et de grenadiers, il se livrait a de fortes etudes, se posait des problemes, se tragait des metho- des, porlait sur la nature el sur l'homme un regard qui nes'enfermait point dans Thorizon d'un systeme, une pensee qui ne s'assujettissait point a la parole d'un maitre. Les meditations nocturnes commencees sur la ter- rasse d'un marchand, M. de Gerando alia meme les poursuivre dans le reduit d'un ermite. Pres du cralere du Yesuve, et presque au sommet dela montagne que le volcan couronne de ses feux et revet de ses laves, s'eleve un leger monticule que couvre un petit bois, que surmonte un elegant ermitage, et au pied duquel vient couler, en s'y divisant, lefleuve enflamme. C'est dans eel ermilage, qui sort comme une ile verte du sein d'une mer grisatre, que s'etablit, durant plusieurs se- maines, M. de Gerando a la place de Termite, qui gui- dait et secourait au besoin les voyageurs. Rare- rnent, dit-il, j'ai etc aussi heureux. Une petite biblio- theque composee de livres choisis etait a ma porlee; mais un livre plus sublime elait ouvert sous rues yeux, et ses pages, pleines d'une instruction qui ne BARON DE GERANDO 55 se trouve nulle part, me fournissaient lesujct d'inla- rissables meditations. Assis sous les tilleuls de 1'cr- milage, je portais mes regards sur le spectacle qui s'offrait a mes yeux. II avail, en effet, devant lui d'imposants aspects de la nature, el de grands souvenirs de 1'histoire. A peu de distance, les bouches beanies du volcan ; sur les flancs de la montagne, les debris qu'il y avail amonce- les depuis vingt siecles; non loin de la, la ville infor- tnnee de la Torre del Greco, qu'il avail cngloutie un an auparavanl, el donl le clocher dominait seul les cou- cbes fumanles encore ; un peu plus bas, Pompei el HiTculanum, ensevelies, depuis les temps de Neron el de Tilus, sous des flots de lave ou des amas de cendres, el reparaissanl tout d'un coup avec les resles conserves dc la vie anlique, comme si elles avaient etc habitees la veille; pres du m6me sol, le rianl palais tie Portici, avec ses jardinsenchanleurscultives stir des tombeaux, el confinanl des deux coles aux couches arrfilees du volcan el aux Hols agitesde la mer; en face de 1' immo- bile devaslalion, ramphithealre anime sur lequel se dressait la florissante ville de Naples, avec ses rues bruyantes, ses riches palais, ses joyeux habitants ct son golfe magnifique. Le jeune contemplaleur, donl je nc fais ici que re- tracer les impressions et rappeler les pcnsees, peu do 56 BARON DE GERANDO temps apres etre descendu de son ermitage passager du Vesuve, quitta aussi son aride comploir et sa ter- rasse philosophique de Naples. La Convention, en de- posant son orageuse dictature, avail proclame, dans sa seance du 4 brumaire an IV, une amnistie generale qui permit a de Gerando et a Camille Jordan de rentrer en France. Us revinrentl'un et 1'autre a Lyon, qui,aux elections de 1'an V, nomma Camille Jordan membre du conseil des Cinq-Cents. De Gerando suivil le nouveau depute a Paris, ou la majorite des conseils venait d'echapper au parti con- ventionnel, qui dominait encore dans le Directoire. Composee en general d'hommes favorables aux prin- cipes de 1789, mais contraires aux doctrines comme aux exces de 1795; conservant le regret de la royaute tout en affectant le respect pour la republique, il etait difficile a cetle majorite d'etre juste sans devenirsus- pecte, et de moderer la revolution sans paraitre la tra- hir. Par son talent aussi bien que par sa resolution, Camille Jordan se plac,a au nombre de ses chefs. Or- gane d'une commission chargee de r6gler la police des cultes, il acquit, en defendant les id6es qu'il avail sou- tenues en commun avec de Gerando quelques annees auparavanl, une celebrite qui rie pouvait manquer d'etre bienl6ldangereuse. Son rapport fit une sensation profonde et le designa aux nouvelles proscriptions re- 1JARON DE GERARDU 57 volutionnaires lors du coup d'Elal du 18 f'riiclidor. Ne doutant pas quc son ami ne ful au nombre des victi- mes, de Gerando, quc Camillc Jordan avail empeche dc perir sous la neige en Suisse, deroba a son tour Camillc Jordan a la meurtriere deportation dont il etait menace sous le climatde Sinnamari.Dans la nuit du 17 au 18 fructidor, il 1'arracha, pour ainsi dire malgre lui, du lit ou il aurait etc surpris le matin, et le conduisit dans un asile sur que lui avail prepare son amitie pre- voyante. Lc lendemaifi, Camille Jordan entendit sous ses femMres Ics crieurs publics faire retentir son nom parmi ceux des proscrils, el dut se resoudre, non sans peril, a une nouvelle expatriation. Les deux amis se refugierent en Allemagne, et passerenl ensemble la fin de 1'annee 1 797 et les commencements de 1'annee 1 798 dans la ville sludieuse et hospilaliere deTubingue. Ce ful dans cet exil, de sa part volontaire, que M. de Gerando connul et aima unc jeune fille apparlenant a unc noble famille de 1'Alsace que la revolution avail fait tomber dc I'opulence dans la pauvrcte, mademoi- selle Annelte de Ralbsambausen, ornee des plus pre- cieux dons dc l'esprit,douee des qualiles les plus ele- vecs dc 1'ame, joignant un grand cbarme a une force singuliere. el qui devint alors sa fiancee, pouriHre un pen plus lard sa fideleet utile compague. Rentre en France au printemps de 1798, 6poque 58 BAROSN DE GERANDO ou Camille Jordan se rcndit une seconde fois en An- gleterre, M. de Gerando reprit du service dans 1'ar- mee, et fut envoye en garnison a Colmar, qu'habilait sa fiancee. Simple soldat dans le 6 e regiment de chas- seurs, le programme d'un concours ouvert par 1'Insti- tut tomba enlre ses mains. La classe des sciences mo- rales et politiques offrait en prix, depuis deux ans, cinq hectogrammes d'or a celui qui trailerait le mieux la question suivante : Determiner quclle a etc 1'in- fluence des signes sur la formation des idees. M. de Gerando, mettant a profit ses meditations, que n'a- vaient interrompues ni les disgraces de 1'exile, ni les travaux du commis, ni les fatigues du soldat, ni meme les distractions plus entrainantes du fiance, entreprit de resoudre ce vaste et delicat probleme. II y etait parfaitement prepare. Instruit dans les doctrines di- verses, profondemerit reflechi, infatigable au travail, capable, entre une evolution militaire et une garde montante, d'examiner un sysleme et d'analyser une. langue, penseur methodique, ecrivain expeditif, fort habile dans 1'art des classifications sans elre Ires-dif- ficile sur les delicatesses du style, il avail de plus cet age heureux qui donne le courage d'oser et le moycn de reussir. Le jeune chasseur en fit 1'agreable epreuve. ^S'etaiit mis a I'oeuvre avec ardeur, mais lard, il n'aurait pas BARON DE GEKANDO 59 fini son travail a temps s'il n'avait ete aide par trois charrnantes jeunes filles qui lui servirent de secre- taires. Mademoiselle de Ralbsamhausen, mademoi- selle de Berkheim et mademoiselle Pi'effel, compagnes inseparables, copierent, a mesure qu'il les compo- sait, les pages melaphysiques auxquelles leur esprit ne devait pas comprendre grand'chose, inais qui of- fraient a leur amilie le plus grand des altrails, celui de rendre service a un philosophe de vingt-cinq ans. C'est ecrit de leurs mains que le memoire de M. dc Gurando fut soumis au jugemenl de vos predecesseurs, parmi lesquels dominaient les doctrines du dernier siecle et siegeaienl les fervents continuateurs de Con- dillac. LTecole philosophique de la sensation transformee regnail alors sans partage. Confmee dans I'experience, resserrant trop robservalion,ramenanl les operations de rintelligence aux impressions des sens', subordon- nant en lout le fond a la forme) celte pliilosophie, que dansle moyen age on cut appeleenominaliste,devait, par un rigoureux esprit de consequence, trouver que les sciences n'etaient que des formules, cl que les idees se reduisaicnt a des mots ; ellc devait prendre les oc- casions des phenomenes pour leurs principes, le signe d'un objet putir sa nature. Son accredite fondaletir avail soutenu que lout 1'art de penser eluit dans les 60 BARON DE GERANDO iristrumenls meme crees en pensant, que les connais- sances de 1'homme n'etaient pas dans les lois des choses, mais dans les precedes qui les constatent et les transmettent. Fideles a sa doctrine, ses confiants disciples, se proposant de determiner 1'aclion des si- gnes sur les idees, demandaient qu'on cherchat le moyen de perfectionner toules les sciences reslees in- certaines par le perfectionnement de lenrs langues demeurees vagues, et d'ajouter par 1'art d'exprimer a 1'art de penser. Ce n'est pas tout a fait ainsi que M. de Gerando traite cette question aussi elendue que profonde. Com- ment expose-t-il 1'origine des signes, analyse-t-il leur diversile, apprecie-l-il leur influence? La faculte qu'a 1'homme non-seulement de pousser des cris que 1'in- stinct comprend, mais de former des sons que 1'inlel- ligence change en expressions convenues des idees; non-seulement de produire des gestes que le besoin suggere et traduit, mais d'inventer des signes que la reflexion et le souvenir marquent et reconnaissent comme les indications variees et intelligibles de tout ce qu'il voit, de tout ce qu'il sent, de tout ce qu'il pense, de lout ce qu'il imagine, de tout ce qu'il fait : cette faculte admirable est 1'indispensable comple- ment el le magnifique corollaire de la faculle de*pen- ser. L'homme parle, parce qu'il pense; parce qu'il KARON DE GE11AM>0 01 pense, il donnc aux sons qu'il prolere une significa- tion convenlioniiclle pour les oreilles, aux idees qu'il cone;oit unc Ibrmc comprehensible pour les yeux, et il compose ces belles langues qui, images fideles et auxi- liaires puissantes de son esprit, lui servent a la fois d'instruments pour sc produire, de moyen pour se developper; transmellentses pensees a travers 1'espace par la parole, a travers le temps par 1'ecriture; devien- nenl les depots abondants de.toutes les richesses inlel- lecluelles qu'il accumule de generation en generation, de pays en pays; etfaisant du genie des grands liom- mes mods, des decouvertes des peuples disparus, de la civilisation des siecles ecoules, I'heritage de lous les liommes qui naisseril, 1'avance de lous les peuples qui surviennent, le point de depart de tous les siecles qui suivent,offrcnt de vasles enseignemenls, donnent des plaisirs perpetuels, et contribuent ainsi a 1'education progressive et aux satisfactions permanentes du genre humairi. M. de Gerando, avant d'analyser le langage dc riiomme, decompose son enlendement, et n'arrive a la faculte d'exprimer qu'apres s'etre rendu compte de la faculle de concevoir. Toul en admetlant que les idees onl pour origine la sensation interne on externe, ce qui le laisse de 1'ecole de Condillac, il se separe de cetle ecole en rcconnaissant a Tame des facultes ac- I C2 BARON DE GERANDO lives dont les sensations provoquent 1'exercice, dont les idees sont les resultats, qui precedent les signes et les inventent. Au lieu de croire, comme les philo- sophes ses contemporains et ses juges, que penser, cest sentir, il declare quepenser est a lame cequ'ayir est au corps. L'instilution diverse des signes, leur variete, leur portee; les efi'ets bornes mais vifs desgestes naturels qui s'adressent aux yeux; fes impressions emouvantes de la musique et du langage, qui s'emparent de Tame par 1'ouie; les influences plus vastes et plus durables de 1'ecrilure, qui entretienl le commerce loiiitaiu et fecond des intelligences, sont ingenieusement presen- tes et apprecies par M. de Gerando. II suit les lan- gues diversesdans leur formation, et il etablitqu'elles sont les pures representations des idees que I'esprit a des choses, et les methodes dont il se sert pour en communiquer la connaissance. II combat avec aulant de force que de succes ce paradoxe accredile de Con- dillac qui reduit toute science a mi systeme de siynes, qui declare (\\iune science bien eludie'e est dans line lanyue bien faite. S'elevant contre celte maniei-e me- canique et tout exlerieure de considerer les sciences, il dit fort justement : La perfection de la iangue ne produit pas la perfection de la science, elje cri resulte et y ujoute le dernier trail. Elle rie fait pas BARON DE GERANDO 65 decouvrir la verile, mais elle la rend populaire. )> Les disciples de Condillac couronnerent le memoire de son conlradicteur. On fut 6mcrveille en apprenanl que c'elait 1'oeuvre d'un soldat. Gel obscur soldat elan I un ingnieux et savant penseur, deux membres de 1'fnstitut, Garat.et Francois de Neufcliatcau, dont le premier siegeait dans le conseil des Cinq-Cents, et le second etait minislre de 1'inlerieur, demanderent son conge au ministre de la guerre, Scherer. Au commen- cement del'an VII, 1'armee se reposait encore dans une paix glorieuse sur la frontiere de France qu'elle avail agrandie par d'eclatantes victoires, et Schcrer ne crut pas lui causer un grand dommage en la privant d'un philosophe. II accorda done le conge du chasseur de Colmar, qui virit, d'etape en 6tape, recevoir le prix que lui decernait 1'Institut. M. de Ge.rando fut a Paris 1'objet d'un extreme em- pressement, et, ce qui valait mieux, d'une efficace sollicitude. On Texempla du service mililaire afin qu'il put penser tout a son aise; mais, comme avant de pen- ser il faut vivre, le ministre de 1'interieur le nomma bienlol secretaire du bureau consultatif des arts et du commerce, dont le modeste trailement suffit a ses modiques besoins, et dont les attributions, alors assez bornees, ne devaicnt pas apporter bcaucoup d'obstacle a la poursuite de ses travaux phildsophiqbes. Ses juges 04 BARON DE GERANDO devinrent ses amis, et; apres 1'avoir introduit dans la spirituelle societe d'Auteuil, ils 1'atlacherent comme correspondant a 1'academie qui 1'avait couronne. Plu- sieurs compagnies savantes se 1'associerent, et, dans la chaire du lycee ou la Harpe professait la littefature, il enseigna la philosophie morale. M. Necker et ma- dame de Stael mirent la belle residence de Saint-Ouen a sa disposition, et ce fut la que son memoire acade- mique rec,ut les amples developpements qui le trans- formerent en un grand ouvrage. Les quatre volumes qu'il publia en 1800 sous ce titre : des Siynes et de I' Art de penser, conside'res dans leurs rapports mutuels, etendirent parmi les philosophes de 1'Europe sa cele- brite commencee aupres des philosophes de 1'Inslitut. Sa renommee s'accrut bientot par le succes d'un se- cond livre qui etait en quelque sorte la suite du pre- mier, sur la question si controversee de r.oriyine des connaissanceSy mise au concours, cette fois, par la sa- vante et circonspecte Academic de Berlin. Dans la solution d'un problerne ou il fallait tenir compte et de la raison qui connait, et du monde qui cst connu, et des lois interieures conformement aux- quelles la-connaissance s'opere au dedans, et des moyens exterieurs a travers lesquels la connaissance arrive du dehors, M. de Gerando n'est ni un idealiste pur renfcrme dans 1'esprit, ni un naturaliste elroit BARON DE GEItANDO 05 arrele aux sens. II n'appartient a aucunc ecole ct sc sort de toutes. Par le concert des sens et de la raison, M. de Ge- rando expose le developpement des diverses idees, depuis les notions les plus particulieres jusqu'aux no- tions les plus universelles, depuis la perception des fails les plus simples jusqu'a Intelligence des loisles plus compliquees, depuis la vue physique du monde jusqu'a la contemplation abstraite de Dieu. L' Academic de Berlin couronna, sur la generation des connaissances humaines, le memoire de M. de Ge- rando, qui, deux ans apres, donnait an monde savant la plus vaste, la plus importanle, la plus connue de ses 03uvres,sonHJs/oir0 comparte des systemes philoso- phiques. Un percent genie, qui a tout entrevu et rien invente, dont la prophetique imagination a annonce tant de choses dans les sciences sans en decouvrir au- cune, qui a laisse une nouvclle methodc ct un nom immortel, le chancelier Bacon, avail cmis le vocu pre- coce qu'on retragat 1'hisloire de rinlelligence et de la connaissance humaines. Celle magnifique histoire, qui embrasse I'homme, le monde el Dieu, se deroule dans le cours des siecles comme un immense drame donl les plus beaux genies sonl les acleurs, dont les systemes divers sont les scenes variecs, qui a ses pe- ripelies dans les lultcs des idees, sa gradation dans le 66 HARON DE GERAN'DO progres incessant de 1'intelligencc, et qui ne trouvera son denoument qu'avec la fin meme de 1'humanite. La roule qu'a parcourue 1'esprit humain sous la conduite de tant de grands hommes, et qui a, pour ainsi parler, ses gloricuses etapes marquees par leurs systemes, M. de Gerando la suit a son tour en inge- nieux observateur et en docte historien. Prenant la philosophic a son berceau, il traverse les religions de 1'Orient et s'arre"te en Grece chez cet admirable peu- ple qui a donne au monde les principales idees, et lui a laisse presque loutes les. sciences par lesquelles il a etc instruit et civilise pendant des siecles; qui a pro- duit Socrate, le premier martyr de la pensee; Platon, le pere brillant des plus hautes theories; Aristote, le puissant legislateur de 1'intelligence et 1' eminent in- terprete de la nature. D'Athenes et d'Alexandrie, ou les Remains ont tour a tour puise les doctrines rela- chees d'Epicure et les austeres principes de Zenon, ou les Juifs se sont inspires de 1'idealisme de Platon et les Arabes se sont faits les disciples d'Arislote, il des- cend dans les ecoles encore obscures du moyen age, que penelrent quelques reflets conserves de lalumiere grecque, et, sans y sejourner longtemps, il se hate de parvenir au grand jour de la renaissance de 1'esprit et des splendours nouvelles de la pensee. Dacon, dans lequel il salue 1'auteur dc la methode RA|RON DE GURANDO 07 experimentale ct le promolcur des sciences; 'Des- carlcs, qu'il admire comme le liberateur de la raison et rinstiluleur de la reflexion ; Leihnilz, en qui il loue ce genie condliant occupe a inlroduire 1'accord dans les systemes et a mellre 1'harrnonie entre 1'intelli- gence et la matiere, donnent des impulsions ou fon- dent des theories dont il retrace la marche et les des- tinees. II les suit du circonspect Gassendi au sage Locke et a 1'exclusif Condillac, de I'idealisle Malc- branchc au panlheiste Spinosa, du laborieux Wolf au grand renovateur de Ko3nigsberg,a Kant, dont les deux disciples originaux, Fichte et Schelling, se parlageant en quelque sorte la doctrine, venaient de fa ire, le premier 1'apotlieose de la pensee, le second 1'idealisa- tion de la nature. Dans son livre, M. de Gerando embrasse surtout deux ordres de systemes : 1'un reposanl sur 1'action directe de la raison, 1'aulre sur 1'emploi exlerieur de 1'observation; le premier ayant plus particulieremenl en vue rinslrument, le second 1'objet dc la connais- sance; celui-lii fortifiant sans cesse I'csprit et condui- sant aux lois de rintelligencc, celui-ci etcndanl cha- que jour la science et conduisant aux lois des choses; 1'un en fin livrant a I'hommo les beanies et les gran- deurs du mondc ideal, et 1'autre lui assurant de mieux on mienx la comprehension et la jouissance du monde 68 BARON DE GERANDO materiel. Ces systemes qui se partagent les esprits et les temps, qui regardenl les deux diverses faces de la creation divine et repondent aux divers besoins de la nature humaine, M. de Gerando les a etudies sous un point de vue considerable il est vrai, mais ne pouvant suffire a les expliquer tous, et surlout a les expliquer tout entiers. Le principe des connaissances est a ses yeuxla question fondamentale dont la solution entraine dans chaque systeme toute une serie de consequences necessaires , et par suite determine son caractere et sa destinee. Aussi est-ce sur cette question unique qu'il interroge les diverses doctrines philosophiques, et, selon leur reponse, qu'il les classe et qu'il les juge. Dans leur appreciation, qu'il s'altache a rendre exacte et qu'il voudrait rendre lout a fait impartiale, il signale le vice et 1'insuffisance de chacim d'eux. Mais, s'il voit les defauts des systemes, M. de Gerando en expose aussi les merites, et, a c6te de ce qui en a etc legitimement repousse, il moritre ce qui en a ete utilement retenu. De leur examen compare, il arrive a celte conclusion qne 1'erreur n'est jamais absolue, qu'elle n'est qu'une vue imparfaile et exclusive des choses. Leur empruntant done ce qu'il y trouve de vrai elde bon, il aspire a la conciliation des systemes, et il offre comme un traile de paix a tous les amis de la verite, a quelque opinion qu'ils appartiennent, et BARON DE GERANDO C9 de si loin qu'ils vienncnt. Ce qu'il vcut surtoul, c'est unir ensemble les interns de la morale et ceux de la raison, dont 1'etroite association est a ses yeux le ve- rilable but de la philosophic. Cctte histoire, publiee en 1804 et a laquelle ont succed6 depuis des histoires plus precises el plus ap- profondies, eut alors un grand succes. Les maitres de la science applaudirent a 1'idee originale d'un ouvrage qui etait en quelque sorle 1'analomie comparee des systemes philosophiques, et oil se dejployail un savoir non inoins vaste que lumineux. Les Irois livres consi- derables qu'il avail deja composes a 1'age de trente- deux ans recommandaient en M. de Gerando 1'his- torien tout aulant que le penseur. Aussi la classe des sciences morales et politiques , dont il etait corres- pondant, ayant 616 supprime en 1805, il fut admis, en 180~), dans la classe des inscriptions et belles- lettres. En ce moment, M. de Gerando etait attache a Tad- ministration superieure de 1'Etat. Depuis un an il etait secretaire general du ministere de I'iriterieur, confi6 en 1804 a M. de Champagny, dont M. de Gerando etait 1'ami, et devint en quelque sorle le second. Sous le regime imperial, ou les assemblies ri'e- laient plus rien, 1'adminislration au fond etait tout. Administrer, c'elait pourvoir aux divers besoins pu- 70 BARON DE GERANDO blics, en appliquant avec mesure et celerite a tout ce qu'exigeait le bon ardre de 1'Etat, et a tout ce que re- clamait le juste interet des particuliers, les regies que 1'homogeneite du pays venait de rendre si uniformes et le progres des idees si 6quitables. Avec une rn6- thode qu'il porla des etudes philosopbiques dans les matieres administralives, etune sagesse qui lui inspi- rait la bienveillance dans la justice, M. de Gerando, dressant des projets, redigeant des rapports, inslrui- sant les affaires a fond, lesdecidantbien,les expedient vite, evitant de son mieux 1'arbitraire, temperant au- tant qu'il etait en lui 1'autorite, sut tout a la fois bien me'riter de 1'Etat et des particuliers l . II passait ses jours et quelquefois ses nuits an travail, et Ton assure que, par un rare effort d'allention multiple et d'es- prit partage, il dictait a trois secretaires a la fois, pendant qu'il ecrivait Iui-m6me , embrassant ainsi quatre objets divers, qu'il traitait snns embarras et suivait sans confusion. Le gouvernement qui parlait, comme il agissait, lout seul, avail iritroduit 1'usage de publier tous les 1 (Test a M. de Gerando qu'est due la creation de la premiere caisse de retraites au profit des \ieux employes de Tadministra- tion. II proposa et fit accepter cette prevoyanle mesure, qui sYst successivement etendue depuis, du ministers de Tinlerieur a tous les autros services de 1'Etat. BAKON DE GKKANDO 71 aris un tableau general de la situation dc 1'empirc. Enlendu par le conseil d'Klat, lu au Corps legislatif, insure dans le Moniteur, eel expose etail unc sorle de comple annuel rendu a la France. Depuis 1' an nee 1805 jusqu'a 1'annee 1808, les tableaux dc I'empire ftirenl de-plus en plus brillanls, apreslanl d'uliles reslaura- tions de la sociele et de signales triomphcs de la guerre; a la suite des prosperites intericures renaissanles, aux lendeinains d'Austcrlitz, d'lena et de Friedland ; enlre la promulgation du Code civil el le traite de Tilsilt. Tout y etail le bien-elre, la puissance, la grandeur, la gloire; il n'y manquait que la liberle, qui seule, par les gen6reux principes et les magnifiques elans de la revolution, avail enfanle tout le resle, et qui seule aussi, par rintervcnlion reguliere du pays et sa con- tradiction opportune, aurait pu le rendrc durable. L'un de ces derniers tableaux fut trace par M. de Gerando, que M. de Champagny conduisit avec lui, lorsqu'il alia le soumeltre a 1'approbation dc 1'empe- reur en conseil d'Ktat. Napoleon queslionna long- temps et vivement le jcune secretaire general sur les diverses parties de ('administration publique. II in- lerrogeait comine il commandait, el voulail dans In reponse la m^me rapidite que dans I'obi-issance. Une melhode aussi impcricuse etait fort capable de fa ire perdre la memoirc avec la presence d'espril. M. do 72 BAKON DE GERASDO Gerando ne se Iroubla cependant point sous le feu de ce penelrant regard et le saisissement de cette puis- sante parole : et, ce qui etonnera peut-e"tre im peu de sa part , a toutes les demandes il lit des reponses promples, courtes, sures, calegoriques. L'empereur, lui montrant alors un siege a cole du secretaire d'Elat : C'est bien, monsieur, lui dit-il; asseyez-vous. Peu de temps apres, il lui cnvoya le brevet de maitre des requetes ; ct 1'inlroduisit dans le conseil d'Etat, ou, durant un tiers de siecle, M. de Gerando devait porter son savoir et son habilete, et d'ou il ne devait plus sortir qu'a la mort. Apres avoir concouru au developpement de i'admi- nistration franchise , M. de Gerando fut employe a 1'organisation des pays annexes a la France. Deja, lorsqu'en 1805 les republiques cisalpine el ligurienne avaient ete transformers, Tune en royaume d'ltalie, 1'autre en province de 1'empire, il avail redige a Mi- lan le stalut organique destine a regir la haute Italic, et, avecM. de Champagny, il avail porte a Genes nos nouvelles irislilutions civiles. Les reunions territoriales ne s'etaient point arre- lees. Etendant nos fronlieres avec nos vicloires ou noire puissance, sans trop d'egard a la geographic, ni meme a la polilique, nous fbisions de FArnx), du Tibre, de la Segre et du Weser des fleuves frangais. II BAIION DE GEUANDO . T> fallait constituer selon la loi de la France les pays qu'on ajoutait a son tcrritoire. M. de Gerando, dont la capacite avail 616 deja eprouvee comme secretaire general, rec,ul, comme maitre des requetes, la mis- sion de porter dans plusieurs d'entre eux le meca- nisme superieur de notre administration el les avanta- ges de notre ordre civil. Quand 1'Etrurie fut incorporee a 1'empire, il fut nomme membre de la junte d'orga- nisation de Toscane, et de Florence il fut bient6t en- voye a Rome. Par un decret date de Schoenbrunn, Napoleon avail supprime, en 1809, la puissance tem- porelle du pape et reuni a 1'empire les Etats du saint- siege ; le doux et venerable Pie VII avail etc enleve du palais ponlifical par un colonel de gendarmerie, et transporte a Savone. A 1'oeiivre violente du conque- ranl succeda 1'oeuvre pacifique du reformateur civil. Napoleon en confia l'accomplissement a une consulte extraordinaire de cinq membres, dont fit partie M. de derando. M. de Gerando aurait voulu refuser, mais il fallut obeir. Si Ton desapprouvail quelquefois, alors, on ne resistait jamais. Investie des pouvoirs les plus etenclus, la consulte determina les circonscriptions administrates , inslilua les magistratures civiles, nomma les agents des autoriles diverses, pour la com- modite et rinstruction desquels M. de Gerando dressa un recucil metbodique dc nos decrets et de nos lois. 7i NAIION DE GERANDO Tout en introduisant parmi les Remains les institu lions dues au genie purement humain d'un siecle philosophique, il fit rnaintenir sans leurs abus les institutions fondees par le genie religieux des temps catholiques. II modera la secularisation des couvents, et fut le genereux appui des religieux consacres a 1'enseignement du peuple et au soulagement des malades. Sa delicate assistance morila meme Lien haul. II y avail alors a Rome un prince d'antique et bel- liqueuse race, que le sort des armes et le souffle des revolutions avaient chasse de ses Etats. Charles-Em- manuel IV, ce beau-frere infortune du plus iriforlune Louis XVI, lui qui, prophetisant la prochaine destinee de tant de rois et la sienne, avail dit en 1789 : Que ceux qui en ont envie se hdtent de reyner, apres avoir perdu le Pieinont par Firivasion et la Sardaigne par 1'abdication, s'etail retire dans la ville des grandcs ruines et des supremes consolations, ou taut de domi- nateurs onl fini, et ou tant de rois elaient venus prier. II y priait a son lour, parlagearit avec les pauvres le peu qui lui reslait. Tout etait epuise, el il avail vcndu jusqu'aux galons d'or de sa livrec, lorsque M. dcGe- rando fut instruit de celte grandc detressc. 11 accourut aussitol aupres du monarque que la fortune avail ren- Verse du Irone, que la bicnfaisance avail jete dans la BARON 1)E GE11ANJM) 75 pauvrete, et, devancant les nobles generosites de la France, il lui fit accepter son offrande avesc un respect qui le toucha, une delicatesse qui ne permetlail pas le refus. Mais ce 1'ut surlout aux nouvelles necessites de Rome que pourvut M. de Gerando. II avail dans ses attribu- tions I'instructiori publique, les elablissemenls d'uti- lite, les monuments des arts, les travaux des ponts et chaussees, et il accomplit beaucoup de bien en peu de temps. Les soeurs de charite appelees de France pour soigner des hospices, auxquels furent attachees des commissions administratives ; dos bureaux de secours distribues par quarlier ; des encouragements pecu- niaires accordes a I'agricuHure en souffrance ; des tenlalives failes pour tirer 1'industrie de son neanl el la justice criminelle de sa confusion, attesterent les vues utiles et les nobles efforts de M. de Gerando. II esl une ocuvre a laquclle il aurail aussi voulu at- lacher son nom. La campagne de Rome, que les sie- cles et les peuples avaicnt desolee, traversee par des resles de voie romaine , surmonlce d'aqucducs en mine, entrecoupee d'eaux stagnantes desccndues des inontagnes, semee de hautes herbes et vide d'habi- lants, elail lout a la fois imposanlc ct dnrigereuse, of- fiait dans sa mornc solitude une incomparable gran- deur, el ropandait la moil jusquc dans Rome par ses 76 BARON DE GERANDO ineurtrieres exhalaisons. M. de Gerando entreprit de la rendre salubre et feconde. Entoure d'habiles inge- nieurs, il s'etablit au milieu des marais pontins. Sur les lieux memes, il delermina les atterrissements qui devaient en exhausser et en raffermir le sol tourbeux ; il trac,a les canaux a travers lesquels devaient s'ecouler les eaux j usque-la sans issue. Si le temps et la domination franchise manquerent a la poursuite de cette oauvre difficile, M. de Gerando concourut a d'autres travaux avanlageux aux interels ou precieux pour les arts. Les routes etaient degradees et infestees de bandits ; il pourvut a leur reparation et a leur surele. Les monuments de la ville eternelle tombaient de plus en plus en ruine; il demancla et il obtint les moyens de les entretenir et de les conserver. II commenc,a la restauration de la voie Appienne, pro- jeta de perfectionner la navigation du Tibre, deblaya le Colisee, dont 1'arene avail ete arrosee du sang des martyrs, provoqua des fouilles aclives sur la collinc quc surmontait 1'ancien Capitole. C'est la qu'admis dans la fameuse Academic des Arcades, le 16 aout 1810, fete anriiversaire du nouveau Cesar dans la capitale des anciens empereurs, M. de Gerando, se servant de la langue qu'au meme lieu Petrarque avail fait enten- dre plus de quatre siecles auparavant, prononc,a un discours ou, melant les lemons eternelles aux louanges BARON DE GERA.NDO 77 obligees, il recommandait la gloire au nom de la verlu. Apres avoir evoque les grands souvenirs de Rome et du Capitole , exprime 1'emotion dont ils saisissent 1'ame, rappele les prodigieuses revolutions qu'attes- tent les monuments de tant d'uges dif'ferents reunis dans un etroit espacc, il s'ecrie : Dans la mobilite des vicissitudes humaines, il n'y a qu'une chose de reelle, de durable, de perpeluelle, a savoir ce qui est vraiment grand et beau. La gloire elle-mSme n'en est que le reflet, et c'est pour cela qu'elle do- mine les siecles. Les cites tombent, les empires dis- paraissent, les monuments s'effacent, mais lout ce qui se recommande a la memoire et a la reconnais- sance des generations humaines subsiste : les nobles actions et les grandes oeuvres, inseparables les unes o des autres. Aime des Italiens comme un compatriole, M. de Ge- rando fut considere par eux comme un bienfaiteur. Son nom n'elait prononce qu'avec un affectueux res- pect dans Turin, qui 1'avail nomrne membre de son Academic; dans Florence, oil, a cole des reformes criminelles inspirees par le dernier siecle, il avail introduit les perfectionnemenls civils operes par le nouveau ; dans Perouse, donl In reconnaissance pour la fondalion de son universite lui avail ofTert un ta- bleau du Perugin, qui est aujoiird'hiii 1'un des orne- 78 BARON PE GERANDO ments du Louvre ; dans Romie, ou il avail fait si sou- vent le bien avec 1'art heureux d'y adoucir quelquefois le mal. A son depart, d'unanimes regrets le suivirent en France. Arrive a Paris, il fut mande aux Tuileries. Napoleon 1'interrogea sur la situation des Etats romains. M. de Gerando ne cacha point les fautes commises dans les affaires de Rome. Napoleon rompit brusquement 1'en- tretien et s'eloigna. M. de Gerando, renlre chez lui, s'attendait a une disgrace, lorsque, dans la nuit, un message inatlendu vint apporter an maitre des re- quetes sa nomination de conseiller d'Etat. C'etait la recompense de son habile conduite a Rome, a laquelle n'avait pas nui sa courageuse veracite a Paris. Charge d'une derniere et difficile mission, M. de Gerando ful envoye au dela des Pyrenees pour y ad- minislrer, comme intendant, les deux departments nouveaux de la Segre et du Ter. Malgre les succes qu'obtenaient partout sa douceur adroite et son equito vigilante, il ne resta pas longtemps dans cette Cata- logue soulevee , ou 1'administration devint bientot impossible, et ou 1'aclion meme des armes finit par elre impuissante. II revint a Paris, et il y assista a la chute de 1'empire, a la restauration des Bourbons. L'ancien volontaire de Lyon fut maintenu dans le conseil d'Eiat. II y siegeait au retour de 1'ile d'Elbe, et . .T -' DAMON HI' r.KR.VNDO 7'J il y resta. M. dc Gcrando avail sans doule dcs prefe- rences en fait de gonvernement, mais il n'avait pas d'exclusion, ct il aimait a tel point le bien public, qu'il consentait a y prcndre part sous lous les regimes. II accepta done pendant les Cent Jours les pouvoirs de commissaire imperial dans les departements de 1'Esl, pour y organiser la defense du territoire. Les Bourbons, remontes une secondc fois sur le tronc, rayerent cette fois son nom du conseil d'Elal. Mais ce ne fut pas pour longtemps. En 1815 memc, un puissant ami de M. de Gerando, le due Malhieu dc Montmorency, obtint sa reintegration dans ce corps, qui, sous le regime de la charte, cessa d'etre un con- seil de gouvernement, la politique etant desormais conccntree dans le conseil responsablc des minislres, et la discussion definitive des lois portees dans la libre enceinte des cbambres. Mais le conseil d'Etat fut le grand regulaleur de 1'ordre administratif, de me'me que la cour de cassation etail 1'inlerprete superieure de 1'ordre civil. Soil comme simple membrc de ce conseil, soit plus tard comme vice-president d'un co- mite, et de concert avec des hommes donl les services ainsi quo les noms sont restes celebrcs, M. de Gerando y porla de bautes Inmieres el une experience consom- mee. L'un des arbilres du droil adminislratif an con- seil d'Klat, il fut de plus son premier ct pbilosopbique 89 BARON DE GERANDO inlerprele dans une chaire publique. En 1818, il 1'en- seigna en le coordonnant avec le droit conslitulionnel ; en 1827, il le renferma dans des Institutes l qui furent 1'expose de ses principes et le code de ses regies. M. de Gerando avail le gout du bien ; on peut meme dire qu'il eri avail la vocation. II elail possede de eel amour genereux de 1'humanile donl la charite esl la consequence, el la bienfaisance 1'applicalion, senti- ment en lui si ancien et si perseverant, qu'il respirail dans ses regards, se Iraduisait dans ses paroles, se manifestail dans ses gestes, et avail pris la forme presque invariable d'une habilude. Sa philanthropic s'exenja de bonne heure et de bien des fac.ons. Sachanl qu'instruire les hommes c'etait les ameliorer, il fut Tun des plus zeles promoleurs de I'enseignement parmi les classes laborieuses. Des 1802, il avail cree avec Monlgolfier, Camille Jordan, Scipiori Perier, Las- leyrie, Benjamin Delessert, Mathieu de Montmorency, la Societe d'encouragement qui pourvoyait a 1' educa- tion industrielle du peuple ; en 1815, il contribua a fonder la Societe pour 1'instruction elementaire qui veillait a son education 'morale. 1 travailla avec ardeur 1 Independamment des Institutes de droit administratif fran- fais en 4 volumes, M. de Gerando a fait, a la Faculte de droit de Paris, un Cours de droit public, positif et. administratify dont lo plan general a seul ete publie en 181 !). IURON DE GERANDO 81 a propager 1'enseignement mutuel. Klendant sa solli- cilude de ceux qui devaicnt recevoir 1'instruction a ceux qui devaicnt la dormer, duranl plusieurs annees, il fit aux instituleurs primaires, dans 1'ecole elablie sous la restauralion par le comte de Chabrol, un COM/-.V normal 1 devenu plus lard un excellent livre, propre a diriger les jeunes maitres de 1'enfance dansleur deli- cate mission, et a les transformer en bienfaiteurs in- lellectuels et en guides rnoraux du peuple. Philoso- phiquecontinuateur de 1'invenlif abbe de 1'Epee et du savant abbe Sicard, M. de Gerando concourut par son utile ouvrage sur Y education des sourds-muets de naif>- .sance- au perfectionnement de 1'art beureux qui fai- sait rentrer dans la sociele, dont les avail exclus la nature, ces infortimes auxquels Arislote avail refuse 1'acces des connaissances humaines , saint Auguslin celui de la foi, el que la sollieilude ingeriieuse du dix- huitieme siecle avail rendus par les lumieres de 1'in- telligence aux prerogatives del'humanit6. La multiplicity des travaux de M. de Gerando me re- duit presque a les enumerer, mais il faut que je m'ar- r ' brassons d'autrcs existences pour lesquelles noussom- mesheureuxde riousdevouer; les ideesnousdecouvrenl le vrai et le beau que nous nous plaisons a suivre el a imiter; le devoir nous revele lebien que noussommcs terms d'accomplir; enfin le sentiment d'un juste ac- cord enlre la verlu et le bonheur, joint a la necessity d'une sanction que trop souvent la terre lui refuse, et, que, dans lous les cas, elle est insuffisantc a lui don- ner, nous eleve a la connaissance de 1'fitre dcs 6lrcs conc,u comme loi et substance du bicn, comme le le- gislateur moral de 1'univers et le juge equitable do I'humanite. Ce pcrfectionnement dont il donna la theorie, M.do Gerando s'en imposa la pratique. II visa sans cesse a devenir meilleur en soi et plus utile aux autres. Mem- bra de toulcs les associations dans lesquelles il pouvait servir ses semblables, depuis la societe des etablisso- ments charitables jusqu'au bureau de bienfaisanro, depuis le conseil superieur de sante jusqu'a la sociiHe philantliropique, non-seulement il coopera a tout le bien qui s'y faisait, mais il y ajouta encore. II f'ut, a Paris, 1'un des fondaleurs de la premiere caisse d'e- pnrgne, et le promoteur de la premiere salle d'asilc. Les etablissements destines a secourirles femmesdans la crise douloureuse de renfantemenl, et a recucillir les pauvres creatures abandonnees des leur naissance, lui 84 BARON DE GERANDO durent d'importantes ameliorations; et, dans une pen- see aussi morale que compatissante, il ouvrit aux jeu- nes filles seduites sans elre encore corrompues un lieu de refuge et de repentir, ou on les arrachait au desor- dre, on les accoutumait au travail, et on les reconci- liait avec leurs families, apres les avoir remises dans les voies de 1'honnetete. M. de Gerando, dont cet asile a rec,u et conserve le nom *, etendait sa sollicitude sur lout ce qui souffrait. 11 allait visiter Iui-m6me les pauvres dans leurs reduits, et chaquesemaine il leur donnait un jour. Ce jour-la, les pauvres remplissaient sa maison et sa rue, et il leur distribuait avec le pain qui soutient le corps les bon- nes paroles qui relevent 1'ame. Ce qu'il faisait, il 1'en- seigna dans le Visiteur du pauvre et dans le livre de la Bienfaisancepublique. Ces deux ouvrages, qui embras- sent toute cette importante maliere, dont le premier n'a qu'un volume et'parut en 1820, dont le second en a quatre, etdevint, sur la fin de ses jours 2 , comme la couronne de sa vie, se suivent et se completent. L'un est plus particulierement le modele de la charite pri- vee ; 1'autre contient tous les exemples et offre toutes les regies de la bienfaisance publique. 1 Une ordonnance royale du 2 aout 1845 a consacre, commc d'ulilite publique, cet etablisscment sous le litre A' Asile Onvroir de Gerando. 2 En 1839. BARON DE GEIUMX) 85 Guide des hcurcux dans le bieri qu'ils doivcnt fairc a ceux qui ne le sont pas, le Visit eur du pauvre leur apprend non-seulement asecourir la pauvrete dans sa detresse, mais a la relever de ses abaissements, leur donne lesplus salulaires et les plus louchantes instruc- tions pour apprecier 1'etendue, la nature, la duree de ses besoins, joindre aux bienfaits de Tassistance les encouragements des bons conseils, fortifier les libera- lites par les consolations, instruire en meme temps que spulager, exercer, en un mot, cette tutelle de I'o- pulence envers la misere qui doit ameliorer tout a la fois le riche par la generosite, le pauvre par la recon- naissance. Mais, si ardente que soil la charile privee, devant les ravages etendus et profonds de la misere, elle est reduite a confesser son insuffisance. C'esl alors que commencent les devoirs de la societe. Institute pour le plus grand avantage de tons ses membres, gardienne d'ailleurs de la securite publique, et a ce litre charg6e de sa propre conservation, la societe, prenant conseil de son interet, et obeissant aux prescriptions de la morale qui impose a la force 1'obligation de proleger la faiblesse, 6tablit un vasle patronage public servant de centre etd'appui au patronage individual, sans avoir jamais ni la puissance ni le droit de s'y substituer. La sociele generate qui, dans ses moyens varies, agit avec 8G BARON DE GERANDO un vaste ensemble; les etablissements particuliers, qui, sous la protection et la surveillance de 1'Etat, em- ploient avec un discernement special les ressources dont ils disposent, doivent combiner leurs efforts au profit des classes indigentes. Telle cst la doctrine exposee par M. de Gerando dans cet immense et genereux travail, ou se irouvent les belles annales de la charite dans tous les temps et cbez lous les peuples; se lisent lesnoms, s'admirent lesde- vouements dcs bornmes qui se sont rendus les bienfai- teurs de leurs semblables inalheureux ; s'apprenncnt les methodes les plus propres a diminuer la souffrance sur la terre, et se respirent les sentiments les plus ca- pables d'y repandre le bien. Comme hisloire des bon- nes oeuvres humaines, ce livre loucbe 1'amc. et il la dirige vers des oeuvres encore meilleures, comme le- gislation superieure de la bienfaisance publique. Celui qu'occupait sans cesse le bonheur d'autrui merilait d'etre heureux lui-meme. Entoure de 1'estime publique; honore dans 1'Etat, ou, sous la royaute con- stitulionnelle, lui avail ete conferee la baute dignite de la pairie; recbercbe par les plus celebres societes del'Europe; rentre, en 1852, dans 1'Academie des sciences morales et poliliques, que fit si liberalement retablir alors reminent bistorien qui la preside aujour- d'hui,M. de Gerando recueillait le prix de scs longs BARON DE GERASDO 87 travaux, jouissait du doux eclat de sa pure renoin- mee. II ne s'elait pas reduit aux paisibles satisfactions d'une bienveillance universelle. II avail goule les dou- ceurs des plus tendres amities etles joies les plus deli- cieuses de la famille. Aux deux fils qui ont 616 le bon- heur et la consolation dc ses vieux jours, il avail asso- cie, par une adoption genereuse, sept enfants de la sa i ur de sa femme restes orplielins, el cinq enfanls quo son propre frere lui avail legues a sa mort. Ce qui donne les felicites de la vie expose aussi a ses douleurs. M. deGerando fut frappedans ses plus ch6res afTections. II perdil de bonne heure 1'ami auquel une Icndresse et une confiance egalement inaltfrables 1'avaient uni des sa jeunesse, Camille Jordan, qui suc- romba an printemps de 1821, dans tout 1'eclaldc son talent et au milieu des regrets publics. La longue Iris- tesse qui suivit cettcmortclleseparalion ne s'elait pas adoucie lorsque M. de Gerando rcssentit le plus cruel des decbiromenls. La compagnc de sa vie, la femme spirituelle et forte qui sY'tailnssociee a ses plus nobles pensees, a ses plus beaux senlimenls, a ses meilleures actions, lui fut cnlcvee. Sa mort le jeta dans la plus profonde affliclion et les plus arides langueurs. La sante de M. de Gerando s'altera ; un momenl meme il perdil le gout du Iravail et jusqu'au desir du bien. Lorsqu'il sorlit de cot aballemenf, il rcrivit sur le jour- 88 BARON DE GERANDO nal de sa vie : Desormais il n'y a plus pour moi de plaisirs, inais il reste encore des devoirs. Ces devoirs, il les remplit avec un zele perseverant. II fit alors quelques-uns de ses livres les plus utiles. Jusqu'a 1'age de soixante et dix ans, il perfectionna les anciens, et il en composa de nouveaux 1 . Accomplis- sant toutes ses obligations, il se montrait egalement assidu au conseil d'Etat, a la chambre des pairs, a 1'Institut, a la Faculte de droit, aux reunions des so- cietes charitables, aux visiles des hospices et dans les reduils des pauvres. Mais ses forces en declin commen- c.aient a trahir son incessante activite. Une mala- die de coeur, profonde et alarmante, le faisait tomber dans de douloureux aftaissements, qui auraient etc in- surmontables pour un autre. Lorsqu'onlui conseillait de se reposer, il disait comme le grand Arnauld : Je me reposerai dans 1'eternite. II touchait du reste au moment de 1'inevitable repos. Sa nature ctait epuisee, la flamme qui anime la vie etant aussi celle qui la con- sume. A la suite des plus penibles accablements et des plus fatigantes angoisses, il alia prendre, vers 1'au- tomne del 842, les eauxde Neris. A son relour, il n'e- iait pas mieux, et sa fin lui etait annoncee par de 1 Independamment des nonibreux ouvrages qu'a publics M. de Gerando, il en a laisse beaucoup d'inedils, entre autres uu Traite des methodes, et un Cours de philosophie morale. BARON DE GERANDO 89 cruelles souffrances, qui n'avaient pas le pouvoir d'al- terer sa ser6nit6. II trouvait que la maladie etait un bien, puisqu'ellc elait une occasion de patience, un moyen de recueillement, et qu'elle servait a 1'homme a se rapprofher encore davantage de Dicu. Au sein du nuage epais et sombre qui enveloppe la fin de ma carri^re terrestre, ecrivait-il, un rayon de lumiere m'apparait cependant, penetre, rejouit, fortifie mon ame... II dirige ma pensee vers Dieu, dont j'accepte la volont. avec une soumission et une confiance filiales. Quoi qu'elle ordonne de moi, ce sera bien, je suis dans 1'ordre. Le 9 novembre, il avail encore note sur son journal les occupations de la veille. Le 10 au matin, apr6s une nuit des plus douloureuses, il se leva ainsi qu'a 1'ordinaire. Meditanl encore le bien qu'il avait le projet de faire, et qu'il ne devait plus avoir le temps d'accomplir, il inscrivit sur son registre une resolu- tion charitable. Puisy fatigue el comme epuise, il s'as- sit sur un grand fauteuil au coin dC sa cheminee. La pieuse orpheline ' qu'il avait adoptee avec la tendresse d'un pere, el qui est devenue la digne compagne de son 1 Mademoiselle Octavie Morel, niece de M. de Gerando. Elle a fait de lui en 1845 un eloge louchant que 1'Academie de Lyon a couronne en mfime temps que 1'eloge remarqiiable compose par M. Baylo-Mouillard, ami de M. de Gerando et Tun de ses 'ext'-cn- teurs teslamentaires. 90 BARON BE GERANDO fils aine, le laissa un moment seul. Lorsqu'elle re- tourna aupresde lui, il n'elait deja plus. Depuis quel- ques instants, il avait cesse de penser, de souffrir et de vivre. Ainsi s'eteignit, a 1'age de soixante et dix ans, 1'hommc eclaire et excellent qui avait pris pour devise : Cker- cher le vrai, faire le bien, et qui n'avait pas cesse d'y etre fidele. M. de Gerando a eu le ra*-e privilege de trouver les buts de sa vie dans les inclinations de son coeur, et il a mis ses felicites dans ses devoirs. II s'est constamment montre 1'ami des idees salutaires, et le soutien des creatures souffrantes. Philosophe, il a de- fendu 1'activite de 1'ame spirituelle, tandis que regnait en souveraine sur les intelligences la froide doctrine de la sensation ; historien des systemes, il a renouvele les grands aspects -inlellectuels en exposant le passe glorieux et fecond de 1'esprit hurnain a un siecle que 1'entrainement de ses pensees laksait trop ignorant de celles des aulres; publiciste, apres avoir concouru a 1'administration du plus vaste et, sous ce rapport, du mieux organise des Etats, il a fait, des lois encore un peu confuses ou tout au moins fort eparses de cette administration, une science reguliere; philanthrope, apres avoir repandu 1'instruction sous toules les for- mes, applique la charite ;i toutes les miseresV il a dresse le code methodique de la bienfaisance, afin BARON HE GRR-ANDO 01 d'apprendrc aux aulres ce qu'il laisait si parfailemenl lui-me'me. II a public ainsi des regies pour bien penser el donne des directions pour bien agir. Plusde vingt- cinq volumes d'idees judicicuses on uliles, auxquelles il ne manque que d'etre rcsserrees pour 6 tre irr6pro- chables ; plus de cinquante ans consacres a 1'exercice non inlerrompu du bien, recommandent a jamais M. de Gerando comme un inlatigable et digne serviteur de 1'esprit et de 1'bumanite. LAROMIGUIERE NOTICE LUE A LA SEANCE 1'UDLIQUE A N X U E L L E hi: .. J \>\ll 1. I - .. . Messieurs, II y a dix-huit annees quc vous avez perdu le pliilo- sophe eminent et modesle dont je viens aujourd'hui prononcer au milieu de vous 1'eloge un peu tanlil'. Get eloge de 1'un des penscurs les plus ingenieux de noire siecle, qui ful en meme temps 1'un de ses ecrivains les plus purs et les plus accomplis, se serait deja fait en- tendre sans doute dans celte enceinte, si les portes de 1'Academie franchise s'ouvraient a d'aulrcs qu'a ceux qui y frappent. Le rare talent de M. Laromiguiere 1'y 94 LAKOMIGUIERE appelait; mais, dans la moderation un peu fieredeses gouts, il se tint toujours eloigne des distinctions des lettres, comme des fonctions de 1'Etat. Un moment la revolution le fit membre du Tribunal ; mais pendant le cours d'une longue vie il resta simplement professeur et fut toujours philosophe. Son esprit philosophique, manifesto de bonne heure el avec eclat, 1'associa deux fois aux travaux de 1'Aca- demie des sciences morales et politiques, en 1795 et en 1852. 11 fut, en 1805, au nombre de ces penseurs independants et obstines que, sous le nom d'ideolo- yues, poursuivit de sa hautaine intolerance un gouver- nement issu d'une revolution produile par des idees. Ces hommes, qui n'entendaient pas soumettre 1'intel- ligence a la force ct que les exces de la revolution n'avaient pas detournes de ses principes, allendirent sans desesperer, el dans notre pays, ou, depuis bienlot trois quarts de siecle, tout arrive, mais ou tout passe> qui revienl de tout) mais qui revient a tout, beaucoup d'entre eux purent reparaitre, apres trenle annees, dans le sanctuaire academique d'oii la condamnation des idees philosophiques les avail fait sortir et ou le relour aux idees liberates les fit rentrer. L'ami de Sieyes, de Daunou, de Tracy, le reformaleur de Con- dillac, le stkluisant classificatcur des faculles de notre intelligence ct des puissances de notre volonte, Id LAKOMIGllfcRE !*5 demonslratcur hcureux de 1'activite de 1'amc, Ic philo- sophe qui a porle Ic bon sens le plus discrcl dans la Iheorie, le sage qui a monlre la moderation la plus soutenue dans la vie, le spirituel et venerable Laromi- guiere a siege encore cinq ans au milieu de vous. Ne le 5 novembre 1756 a Levignac-le-IIaut, petite ville de 1'ancienne province du Rouergue, Pierre Laro- miguiere fut eleve par la congregation des doctri- naires, chargee surtout, comme la congregation de 1'Oratoire, de 1'instruction de la jeunesse. C'etaient deux corps enseignants d'origine tout a fait franc.aise, fondes dans cette premiere moilie du dix-septieme siecle, si puissanle par les idees, si glorieuse par les arnica, si abondaute en politiques superieurs et en esprils originaux, et qui avail uni la liberte sans la- les facult^s. Dans son systeme, la faculte de sentir rcnferme el enveloppe d'abord toules les facultes qui s'en degagent uno a une, apparaissent comme aulant de transformations plus ou moins variees d'une faculte primordiale el generali ice qui finit par devenir la pen- see, comme en algebre liquation foridamentale passe par diflerenles transformations pour devenir 1'equa- tion finale qui resout le probleme. En assimilant 1'homme a une statue qu'alfecte, eveille, anime une serie de sensations venues du deliors, Condillac ne re- connait pas en lui de centre interne ou reside une force spirituelle capable de r6agir sur les sensations. L'ame n'esl done pas necessaire a son sysleme. Mais si sa tlieorie logique la repousse, son raisonnement mo- ral la rcconnait. II fonde I'irnmalenalile de 1'ame sur la liberle de 1'homme qui, rendanl 1'eminente crea- ture que Dieu a douee d'in'.elligence el de volonte ca pable de merite ct de demei-ite dans celte vie, exige pour elle la recompense du bien comme la puriilion du rnal dans une aulre existence. Le philosophe de la sensation ^c'nappail ainsi, par nne conclusion inatten- due, aux influences mortelles de son principe Ibnda- niental, etsa morale dementail heureusernenl sa m6- laphysique. Destult de Tracy el Cabanis avaient continue Condil- lac. L'un n'avait vu dans la pensee ct la volonte qu'un HO LAROMTG1IIERE resullaldel'organisalion, et avail reduit 1'inlelligenco a. n'6tre, comme il le disait lui-meme, qu'une de'pen- dance dela physique humaine; 1'autre, en etudiantl'ac- lion reciproque du physique et du moral, avail con- tbndu pour ainsi dire les fonclions de Tame el du corps, el il avail charge le cerveau, siege de la sensibilile, de digerer les impressions et de secreter la peusee. La phi- losophic ne pouvait demeurer ainsi asservie a la phy- siologic : cclle qui affranchit loul ne devail pas larder a s'affranchir elle-mfime. M. Laromiguiere fut le principal auteur de cette emancipation inlellccluelle. C'esl a lui surtoul qu'ap- parlient 1'honneur d'etre sorli 1'un des premiers de la doctrine elroite de la sensation. Dans son sysleme qni embrasse les moyens el les precedes de 1'enlendemenl, les mobiles el les acles de la volonle, la nalure el la formation des idees, il eludie, a son tour, Thornine donl il decompose les puissantes facultes el les opera- tions fecondes. Ce privilegie de la creation, ce domi- naieur des aulres ^tres par 1'espril, ce maitre de la nature par la science, outre les merveilleux organes du corps qui, par toutes les portes des sens, font arri- ver jusqu'a lui les impressions du monde cxlerieur el lui fournissent, avec ks maleriaux de ses conr^ais- sances, les instruments de son action, a ele doue d'une intelligence foiie el d'une volonte libre. Par son inlel- - . .* LAROBIIGUlfeRE ligence qui s'accroit sans cesse, il etend son savoir; parsa volonte qui s'eclairede plus en plus, il amelioro sa vie. II va de la confusion a 1'ordre, et de la connais- sanee de 1'ordre a son observation. Place parson corps perissable dans le monde fini, il aborde par son esprit immorlcl 1'eternite et I'immensite. II ne connait pas seulement cette terre qu'il parcourl dans son etendue, penelre dans ses profondeurs, dont il s'approprie ct dirige les forces, fecondc les productions, qu'il couvre de societes vari6es qui doivent perfeclionner leur orga- nisation a mesure qu'il se perfectionne lui-mme dans ses ideeset dans ses sentiments; il atteint encore, par les instruments qu'il a decouverts et par les me thodes qu'il a inventees, ces globes multiplies qui roulent dans Tespace, il en mesure le volume, en determine la forme, en peso la densile, en suit les mouvements, en annonce les revolutions. Ce qui est hors de la porti-e de ses sens n'en tombe pas moins sous Taction de son esprit. La nature des etres, les rapports des choses, les lois du monde et de riuimanile, sont les aliments perpeluels de sa pensee; il lessaisit par 1'inlelligence, et, la oil la certitude lui manque encore, il concoit des hypotli6ses qui leconduisent plus lard a des sciences. C'esl a 1'aide d'un petit nombrc de facull^s que rhomine acquiert ses admirables cormaissances et sa- tisfait ses besoins varies. M. Laromiguiere les reduit a 118 LAKOMIGUIERE six, dont trois intellectuelles et trois morales. II assi- gne leur place dans 1'ame, a laquelle il restilue sa puis- sante activite et les altributs de son essence immate- rielle. L'une et 1'aulre avaient ele meconnues par le systeme de la sensation, qui faisait de Tespril la de- pendance du corps et le rendait comme 1'ccho servile et sourd de la nature exterieure. La ou s'arrete le pou- voirinvolontaire de la sensation qui, par 1'impression des objets sur les organes, ebranle le cerveau et par- vient a 1'ame, M. Laromiguiere fait apparaitre dans 1'ame meme une force qui reagit sur le cerveau et par le cerveau sur les organes, force que la conscience nous atteste, que 1'experience nous affirme, etqui, profon- dment distincte des impressions subies, se manifeste au dehors par les merveilleux et libres effels de 1'in- lelligence et de la volonte. Ce retablissement de 1'acti- vite inlellectuelle et de la libcrte morale constituo 1'originalite de M. Laromiguiere en pliilosophie. Les facultes, non acquises mais inriees, qui forment 1'essence de 1'ame, demeurent inerles et confuses jus- qu'a ce que les premieres impressions repues, les pre- miers se/itiments eprouves les eveiilenl et servenla les distinguer en elle. L'ame, a ce moment encore pas- sive, n'a que la capacile de sentir. Mais lorsque, de- ployant son energie propre, elle opere sur les mate'- i-iaux que lui fournissent les impressions exterieures LAROMlGUlfcRE 110 ou les sentiments interieurs, elle devient active, et, a 1'aide de ses facultes intellectuelles, elle congoit et combine graduellementtoutes lesidees. Parl'attention qui concentre 1'activite sur un objet unique, par la comparaison qui la partage enlre divers objels, par le raisonnemenl qui la divise encore et qui, des rapports compares des choses, conduit jusqu'a leurs principes pour redescendre de ces principes a leurs derriieres consequences, elle arrive a tout comprendre et a lout decouvrir. Pour M. Laromiguiere, ces facultes sen* gendrent les unes les autres ; de 1'attention, source des perceptions, nail la comparaison, source des ju- gements, comme de la comparaison sort le raisonne- mcnt, source des systemes et des sciences. Par le rai- sonnement, instrument merveilleux decelte raison qui est le signe divin de sa nature privilegiee, 1'homme perce le voile transparent de la nature, par dela les fails atteint les lois qui les gouvernent, el s'el^ve aux nobles connaissances qui font sa grandeur. Les scien- ces comme les idees, les langues comme les lois, ne sont que des suites de raisonnement. C'est en raison- nant sans cesse sur lui-rn^me et sur le moiule qui 1'en- veloppe que le genre humain a de plus en plus per- feclionne ses rapports ct anifliore sa condition; c'est en raisonnanl mieux que les aulres que de puissanls genies I'onl dole de leurs decouvertes. Le progres du 120 LAROMTGUIERE monde est un raisonnement suivi de 1'humanite par 4? ses plus grands hommes. M. Laromiguiere s'enthousiasme pour le raisonne- ment, qui est le principal ressort de son systeme : C'est, dit-il, par la faculte deraisonnerquel'homme SQ separe de tout ce qui a vie et sentiment sur la terre ; qu'il s'eleve continuellement au-dessus de lui- * me" me, et que son intelligence peut recevoir des ac- croissements sans fin. Qui pourrait en assigner les bornes? Ce que les inventions de 1'optique ou de la mecanique ajoutent a la puissance de 1'oeil ou de la c main, le raisonnement 1'ajoute a la force de 1'espril. C'est un microscope qui nous rend 1'objel que sa po- titesse derobait a nos sens ; c'est un telescope qui le rapproche quand il est trop eloigne; c'est un prisme qui le decompose quand nous voulons le connailre jusque dans ses elements; c'est le foyer d'une puis- sante loupe qui resserre et condense les rayons sur un seul point; c'est en tin le levier d'Archimede qui remue le systeme planetaire lout enlier, quand c'est la main de Copernic ou de Newton qui le dirige. Mais ilne suffit pas a I'homme de connaitre, il veut elre heureux. Une secrele inquietude le tourmenle, et 1'ame, dansle besoin qu'elle ressent, so porte, avec la fondue aveugle du desir vers 1'objet dont la possession promet de lui rendrele calrne, en la satisfaisant. Tou- LAROMIGUlfiRE 121 tefois il peut arriver que deux objets differents sollici- tenl a la fois son inclination : ce partage ne saurail duror longtemps, etl'ame ne larde pas a en choisir un vers leqnel elle se porte lout entiere. La preference nail ainsi du de'sir. Cette preference est-elle accompa- gnee d'un regrel, 1'experience nous a-l-elle inspire le repentir de notre choix en nous en montrant 1'erreur? Nous saurons desormais sacrifierunplaisir present par la crainte d'une douleur a venir, et nous priver d'un bien que le mal doit suivre. Nous nous determinerons apre"s examen, nous choisirons avec connaissance. Cette determination reflechie, ce choix delibere, conslitue la liberle, fondement de la moralite hu- maine. Ainsi, aux trois facultes de renlendement, a 1'atten- tion, a la comparaison, au raisonnement, qui nous conduisenl a loutes nos connaissances, correspondent le desir, la preference et la liberle, ces trois facultes de la volonte qui nous rendent les arbitres de noire destinee.^Ce sysleme est si barmonieusemenl lie, (|iie les facultes inlellecluelles et les facultes morales y sont disposees dans un ordre rigonreux etavec la plus attrayanlc symetrie. Outre qu'il les balance avec tant d'habilele, M. Laromigui6re les fait nailre les unes des autres par une transformation progressive qu'il expose avec 1'art le plus seduisant. A propos d'une tbeorie 122 LAROMIGUlfcRK qui montrail les germes des fleurs emboites les uns dans les autres, de telle sorte.que loutes les tulipes etaient contenues dans un premier oignon, et en sor- taient successivement par une generation qui n'etait au fond qu'un deploiement, Fontenelle disait : Ce sysleme est fort vraisemblable ; mais, de plus, il est joli et fait plaisir a croire. On serait tente d'en dire autant de celui de M. Laromiguiere. On le serait d'aulant plus qu'avecce systeme, pas- sant de la theorie des facultes a la formation des idees, M. 'Laromiguiere y porle le meme enchainement et la m6me vraisemblance. Selon lui, I'ideen'esl qu'un sen- timent rendu distinct. Quand les objets exterieurs agis- sent sur quelques-uns de nos sens, par la sensation qu'ils produisent Tame est avertie a la fois de leur pre- sence et de son existence; elle sent qu'elle est et com- ment ellc esl. Apres avoir d'abord fait spontanement usage des organes du corps, elle s'empare de leur di- rection, les fixe sur des objets parliculiers, et avec des sensations dislinctes elle acquiert des idees $ensiblcs. Toujours active, merne dans le repos du corps, elle a le sentiment de 1'exercicede ses propres facultes, sen- timent qui engendre un riouvel ordre d'idees, celles des facultes de Tame. Les differentes idees ont entre elles des rapports de resscmblance on de dissemblance, et donnent ainsi naissancc au senlimcnl ct aux idees AROIIIGUlfiR ir> de rapport. Enfin, quand nous aperccvons ou seule- ment quand nous supposons dans un 6lre, qui agit sur nous ou sur nos semblables, une intention et une vo- lonte librcs, et par consequent une responsabilite, le sentiment moral s'eveille en nous, et avec lui les idees morales du juste et de 1'honnete. Ces quatre especes d'idees, qui naissent des quatre manieres differentes de sentir, out chacune leur nature propre, et concou- rent ensemble a former 1'intelligence humaine dans loute son etendue et avec toule sa perfection. Absolues ou relatives, particulieres ou generates, correspondant a unobjet reel ou exprimarit un rapport abstrait, elles sont loutes produiles par 1'aclion des trois facultes de 1'entendement qui les fait jaillir du sentiment, source commune de toutes nosconnaissances. EcoutezM. La- romiguiere : La nature a dit aux hommes : Je vous fais present du sentiment; cultivez ce germe pre- cieux; il se developpera en rameaux feconds, il pro- duira pour vous 1'arbrede la science. Tout ce qui n'a pas ses racines dans le sentiment sera interdit a votre intelligence; qu'il le soil a votre curiosile. Ne cher- chez done pas ia raison de ce qui esl liors du seriti- merit lui-meme. Jc me suis reserve les principcs premiers'; c'esl mon secret. Et ne vous plaignez pas que je me monlre envers vous trop pen liberale: les conqueles du genie et les travaux des siecles n'e- 124 I.AROMIGUIERF. puiseront jamais Ics tresors que recele le senli- ment. Docile a cct avertissemcnt qu'il croit recevoir de la nature, M. Laromiguiere se garde de eette curiosite intemperante qui cherche la raison de tout et pose sans fin des questions insolubles. II conseille a I'liomme de se contenter de ce qu'il lui est permis d'atteindre, et il trouve son partage assez vaste ; par 1'admirable don du raisonnement, il parvient de plus en plus de ce qu'il sail a ce qu'il ignore. Du sentiment de sa faiblesse et de sa d6pendance, il s'eleve a 1'idee de la souverairie independance et de la souveraine puissance; du senti- ment que produit sur lui 1'ordre entier de la nature, a 1'idee d'un ordonnateur supreme; du sentiment de ce qu'il f'aillui-meme quand il dirige Faction de son es- prit vers un but, a 1'idee d'une intelligence infinie ; du sentiment de la force qui se meut en lui parunc energie propre et de 1'idee de cause qu'il puise dans cette force, a 1'idee d'un premier moteur immobile et d'une cause premiere qui, dans son universalite, em- brasse tonte la nature; en fin, du sentiment du jusle et de 1'injuste, a la notion d'un juge infaillible donl la conception prete a la morale uri appui necessaire, en forliliant les decisions sou vent, incerlaines de la con- science bumairie, de I'irnmuable autorite dc la loi di- vine. Ainsi, dans M. Laromiguiere, la sensibilite tout LAROMIGUltRE 125 entiere tend vers la Divinite, et, convertie en intelli- gence, s'en approche par le raisonncment, la contem- ple dans ses ceuvres, lui obeil dans ses lois, et place en elle ses esperances immortelles. Qui n'admirerait 1'harmonieuse simplicite du sys- leme de M. Laromiguiore, et ne serait seduit par son elegante exposition? Toutefois, dans ce systeme, dont le savant artifice imite de son mieux la nature, M. La- i omiguiere ne prend-il pas quelquefois de simples pro- cedes de 1'esprit pour des facultes fondamenlales de 1'ame, et n'est-il pas trop dispose a confondre comme ayant la m6me origine toutce qui concourl a la raeme action? Ne transforme-t-il pas arbitrairement les unes dans les autres des facultes qui peuvent se meler et non s'engendrer? Ainsi Ton ne saurait comprendre que 1'atlention multipliee devienne le raisonnemcnt, et il est encore plus difficile d'admcttrc qu'une faculte comme la liberle puisse, meme par Tintermi'diaire d'une preference involontaire, nailre du desir essen- tiellemenl aveugle ct passif, qui se developpe fatalc- ment sous 1'action d'influences ex teri cures et absolu- ment independantes de nous. Outre la generation conleslable des facultes, M. Laromiguiere n'en a-t-il pas omis ou altere d'essentielles? Que devient, par exemple, danssa theorie, lejugernent primitif, ccque, dans une autre doctrine, on appelle 1'intuition imme- 126 LAROMIGUIERE diate, cette operation de 1'esprit qui, par un acte spon- tane et indelibere, atleint les realiles spirituelles et materielles, et en dehors, ainsi qu'au-dessus de toute contestation, place ces conceptions premieres, fonde- ment et terme de la science, comrae elles sont la lu- miere et la substance de I'inlelligence? Quoi qu'il en soil, le systeme dans lequel M. Laro- miguiere, reformant Condillac, assigne un principe unique a 1'entendement dont il decompose les ressorts et a la volonte dont il analyse les operations, ce sys- teme, avec toutes les idees que son ingenieux auteur en derive et y rattache, enchanta lous ceux qui enten- dirent ses entrainantes lecons et bienl6t apres tous ceux qui les lurent. Des 1815 M. Laromiguiere discontinua son cotirs. pour ne plus le reprendre. Mais, en renongant a la pa- role, il poursuivit sous une autre forme son enseigne- ment. Les lecoris qu'il avait adressees a un auditoire, il les recueillit pour les offrir au public. Son cours de- vint un livre, livre consacre, comme 1'a si bien dil un grand juge qui est lui-meme un grand maitre. Chef- d'o3uvre d'esprit et de langage ou Ton pent appreridre lout a la fois a bien penser et a bien ecrire, ce bel ou- vrago cut lesucces le plusetendu. M. Laromiguiere vit s'epuiser rapidement cinq editions qu'il en donna lui- m6mc, et des traductions nombreuses le porterent LAROMIGUlfcRE 127 dans divers pays ou dominaient d'autres systemes et oil elles repandirent sa renommee, sans faire prevaloir sa doctrine. II rec.ut de tous c6tes des expressions d'as- senliment, des temoignages d'admiration. Parmi ces derniers, il en est un que jeme hasarde a ciler; il ne vient pas d'un philosophe, mais d'un personnage chez lequel 1'esprit, dans un certain moment, loucha pres- que au genie, de Dumouriez, qui, trente annees au- paravant, avail joueun si grand r61e dans notre pays et qui conservera une page immortelle dans notre his- toire. Le general audacieux qui avail sauv6 la revolu- tion en 1792, dans les defiles de 1'Argonne, et, le pre- mier, 1'avail rendue viclorieuse sur les hauteurs de Valmy el dans les plaines de Jemmapes, reconnaissait M. Laromiguiere pour son maitre. Alors refugie en Angleterre et non loin du terme de ses jours, Dumou- riez lui ecrivait : J'ai suivi avec delices voire cours de vraie philosophic. Si j'avais eu le bonheur de ren- contrer un pareil maitre il y a quaranle ans, je vau- drais micux que je nc vaux, car, en agrandissant mori ;ime par le developpement ordonne de ses facult6s, il aurait purifie ses sensations. Laissons les regrets inu- liles! M6me a quatre-vingls ans vous rajeimissez el ennohlissez mon sentiment et vous me faites grand hien... Apres 1'avoir remercieavcc effusion de l'utile heaule de son ouvrage, il le suppliaitavco instance dc 128 UBOMIGUlfcRE le completer en y joignanl les deux cours qu'il avail annonces de logique et de morale, et il ajouiail : En attendant que vousayez accompli ce voeu, et j'ose dire cette injonclion de votre eleve octogenaire, ce beau livre incomplet devient mon manuel. Yous devez juger combien il m'attache a son auteur. Je ne regrette quo d'etre devenu trop tard votre admirateur, votre eleve et votre ami 1 . M. Laromiguiere ne remplit pas le voeu de son tar- dif el glorieux disciple, qui elait aussi le voeu du public. Qui mieux que 1'auleur du discours sur le raisonne- ment aurait pu faire un Iraite regulier de logique, si, apres avoir signale les imperfections des systemes sor- tis des autres ecoles, il eut evite les defauls des pro- cedes trop malhematiques de la sienne? Qui mieux surtout que eel bomme sage et bon, si profondement verse dans la connaissance du devoir, si exerce dans la pratique du bien, cut donne un excellenl Iraite de morale? 11 l'eut rendu austere et toucbanl, eleve el 1 Nous devons a un ami de M. Laromigtiiere la comrminicalion do celte lettre et d'autres documents importanls. Nous lui en ti 1 - moignons noire reconnaissance sincere, et nous regret tons qu'il ne nous permette pns de le nommer. Get ami est le ineme (jui fill charge parTillustre professeur de revoir la ciiKjuiomc edition des Lcfons : M. Laromiguiere lui legua en mourant le so;n des editions suivanles, et il en a deja publie une sixieme dont M. Cou- sin a fait un si complet et si jusle eloge dans la seance de TAcade- mie des Sciences morales et politiqnes du 27 juillet 1844. LAROMIGUIKHE i-jl) persuasif, celui qui avail prononce dans son cours ces belles paroles oil 1'homme dc bieri parait dans Ic plii- losophe, el ou les plus nobles preferences de 1'ame sonl comme la consequence des plus rigonreuses ana- lyses de la science : Plaisirs des sens, plaisirs de 1'esprit, plaisirs du coeur; voila, si nous savons eri user, lesbiens que la nature a repandus avec profu- sion sur le cliemin de la vie. El qu'on se garde de mellre en balance ceux qui viennenl du corps el ceux qui naisseril du fond de 1'ame. Rapides el i'ugi- lifs, les plaisirs des sens ne laissent apres eux que du vide, el tous les homines en sonl degoules avec 1'dge. Les plaisirs dc 1'cspril onl un allrail toujours nou- veau ; 1'ame esl toujours jeuue pour les gouler, et le temps, loin de les ai'faiblir, leur donne cliaqne jour plus de vivacile. Kepler ne cbangerait pas ses regies contrc la couronue dos plus grands monarques. Esl- il des jouissiinccs au-dessus de lelles jouissances? Oui, messieurs, il en esl de plus grandes. Quels que soienl les ravissements que fail eprouver la de- couvcrle de la verile, il se peul que Newton, nissasie d'annees et de gloire, Newlon qui avail decompose la lumiere el Irouve la loi de la pcsanleur, se soil dil en jetant un regard en arriere : Yanile! landisquc le souvenir d'une bonne action suffit pour embellir les derniers jours de la plus extreme vieillesse et nous 130 LAROMIGUIERE accompagne jusque dans la tombe. Combien s'abu- sent ceux qui placent la supreme felicite dans les sensations! Us peuvent connaitre le plaisir, ils n'ont pas idee du bonheur ! Ce qu'il disait si bien, il le faisait encore mieux. C'est pour M. Laromiguiere que sembleavoir ete ecrit ce vers de la Fontaine : Le bon coeur fut chez lui compagnon du bon sens. II avait cette supreme bonte dans laquelle Bossuet reconnait excellemment leproprecaractere de la nature divine, et la marque de la main bienfaisante dont nous sortons. 11 ressenlaitla plus aimable bienveillance pour les jeunes gens dont il pouvail ericourager les travaux, et lemoignail la plus fouchante compassion aux mal- heureux qu'il pouvait soulager par ses liberalites. Dans une position et avec une aisance fort modestes, il n'allait pas seulement au secours de rinfortune, il venait encore en aide au talent : en voici un exemple parmi tanl d'aulres. Un homme de beaucoup de savoir^ mais de peu d'industrie, candide et original, ayant de- pense duranl bien des annees tout ce qu'il possedait a preparer et a ecrire un bon livre, el n'ayant plus rien pour le publier, cherchait un editeur et n'en treuvait pas. Ce livre elait Lhistoire des Fran^ais des divers etats dans les cinq derniers siecles, que M. Alexis LAROMlGUlfeRE 131 Monteil avail retracee avec erudition, ct a laquelle il croyait avoir donne rinteret d'un drame. DC eel ou- vrage que la savante Academic des inscriptions et belles-lettres ajugedeux fois digne d'un prix, M. Mon- teil altendait sa renommee et esperait peul-6tre sa fortune; rn^is aucun' libraire n'avait la meme con- iiance que lui. Accourant aupres de M. Laromiguierc, son compatriote et son ami, il lui fit part, avec deso- lation, de ses esperances et de sa deconvenue. Vous n'avez pas d'editeur, lui dit M. Laromiguiere avec sim- plicile, je me charge de 1'elre; laissez-moi votre ma- nuscrit. II le fut en effet, en avanc,ant au libraire les frais d'impression de ce livre curieux que sa genero- site donna au public le moyen de connaitre, et a M. Monleil la satisfaction de publier. M. Laromiguiere avail la delicalesse de 1'ame comme la finesse de I'csprit. Si los beaux sentiments et les louables actions donnenl lebonheur, on peutdire qu'il fut heureux. II eut une vieillesse douce et honoree* I/ Academic des sciences morales et poliliques ayarit etc relablie en 1852, 1'ancien associe de 1705 y repa- rul alors, comme membre titulaire, a 1 age de soixante- seize ans. II y etait assidu sans avoir besoin de s'y montrer laborimix. Son nom etait surloul une parurc pour la compagnie. Celui qui disait en 1805, dans tin ecrit auquel il 132 LAROMIGUIERE n'attachait pas son nom : Je ne cherche pas a me ca- cher, mais je n'aime pas a me montrer, i'uyait en- core plus le bruit et 1'eclat apres 1850. La vie memo perdail pour lui son prixen approchant de son lerme, Peu de lemps avanl de mourir, il ecrivait a 1'un de ses plus anciens disciples qui se filaignait a lui du de- clin de 1'age : Si \otre corps commence a vieillir, votre esprit est loujours jeune. Pour moi, corps et ame, tout s'en va. Souvenez-vous qu'il y a cinquante- cinq ans, je faisais le petit Arislote, sur ma chaire de professeur a Tarbes, dans un college que les gens du pays soutiennent etre de marbre. Adieu, mon cher ancien eleve, 1'honneur de mon professo- rat; pour un vieux malade accable d'infirmites, je me porte assez bien. Mais, jeunes ou vieux, sains ou malades, convenez que ce n'est pas grand'chose que la vie. Sur ce neant, je vous embrasse en realite avec une tendre amitie. armi les infirmites dont il se plaignait si douce- merit, et qui au milieu des angoisses nc I'emp6chaient pas d ecrire des lellres-spirituelles et graciouses, etait une maladie des plus opinialres et des plus doulou- reuses : une inflammation inlerrniltente de la vessie. Les crises en deviment bientot rapprochees et aJar- mantes. Apres des souft'rances cruclles supportees avec la force qu'il tirait de sa nature et la sereine resi- LAKOMIGUIERE 133 gnationqu'il puisait dans sa philosophic, il y succomba le 12 aout 1837, a I 1 Age de qualre-vingi-un ans. M. Laromiguiere a traverse 1'epoque la plus agitee du inonde sans prendre part a ses agitations, et il n'y a pas d'aussi longue. vie plus denuee d'evenements. S'il s'cst tenu etranger a lout cc qui s'est passe de son temps, il n'y est point reste insensible. Son a"me ne s'est point retiree et glac6e dans les hautes regions d'une pensee solitaire et indifferente. Mais sa modera- tion repugnait a tous les .exces, qu'ils vinssent de tous ou d'un seul, et sa fierle repoussait tousles jougs. II a peint en lui 1'homme et le philosophe tout ensemble quand il a dil : Dans la science, I'arbilraire deplait aux bons esprits, autant que dans la republique il de- plait aux bonscitoyens. L'oeuvre de M. Laromiguiere ressemblea sa vie. Toutes deux sont pureset modestes : elles ont plus de prix encore que d'eclat. D'un pareil homme, les travaux se peseul et ne so comptent pas. II n'a fail qu'un livre, mais ce livre exquis, desline a charmer ceux menu; qu'il ne corivaincruil pas tou- jours, reslera, par le merite du fond et la beaul6de la ibrmc.M. Laromiguiere y a repandu les connaissances les plusvariees, truduitesde leur langue dans la langue usuelle, avccuiieclarteetune elegance incomparables. I/ordre y cst geomelrique sans que le tour soil moiiis nalurel. line imagination discrete y releve unecorrec- s 134 LAROMIGUIERE. lion soutenue, et la transparence du style laisae apei- cevoir la profondeur de la pensee. Chez M. Laromi- guiere, le philosophe etait superieur et 1'homme excel- lent. II faisait une bonne action aussi sirriplement qu'il exprimait une idee juste^ et la deliealesse de son ame semblait ajouter a la perfection de son esprit. La douce el fine expression de son visage revelait a la fois le charme et 1'elevation de sa nature. Toute la sagacite de son intelligence brillait dans son penelrant regard, et la grace de sa bonte souriait sur ses levres. Inflexible sur les principes, M. Laromiguicre ful indulgenl pour les hommes, el il sul se concilier 1'affeclion el la vene- ralion universelles. II a honore la philosophie par la haule dislinclion de son esprit, par la constante dignile de son caraclere, par Tirreprocliable purele de sa vie , par 1'eminenle bonle de son coeur, el, pour recomman- der sa memoirea la posterile, il a laisse loul ensemble des modeles el des exemples dans la perfection de ses ouvrages et 1'excellence morale de ses actions* NOTICE I.I I. A !.A SKAXCK PUBMQUF. ANMJEU.K PCI MAI 18: Messieurs, Les sciences, ecrivait M. de Laplace apr6s les jours lamenlables de 1 795 et de \ 794, sauront trans- mettre a la poslerite les noms de ceux qui, dans la crise qu'elles viennent d'eprouver, ont constammcnl lulte conlre la barbaric, el celui de Lakanal sera l'un des plus distingues. Ce t&moignage rendu, il y a soixante-qualre ans, a M. Lakanal par un aussi illus- tre interprete des sciences reconnaissantes; celte re- commaridation adressee en son honneur a la poslmte 17,0 LA K ANAL par un homme de genie ayant aupres d'elle le credit immortel de sa propre gloire, nous avons aujourd'hui a les exprimer au nom de 1' Academic, dans laquelle M. Lakanal est entri: en 1795, et j'ose ajouter, au nom de I'lnstitut, dont il a etc le premier qrganisateur, et dont, a sa mort, il elait reste le doyen. Je viens des lors moins encore prononcer un eloge qu'acquitter tar- divement une dette. La vie de M. Lakanal est tres-courte pour Thistoire, etne compterail point dans la sciences'il n'avait exerce sur elle une action utile quoique indirecte. M. Lakanal n'a paru qu'un moment sur la scene politique, an mi- lieu du plus terrible houleversement social. II n'a pas fait de decouvertes et n'a pas laisse de livrcs, mais il a rendu des services a Tesprit humain. Le dernier des membresde 1'Academie qui aient siege a la Convention, il a, dans cette assemblee dont les idecs etaierit aussi immoderees qne les passions, et doril les decrels furerit aussi ibrmidables quo les actes, il a, dis-je, ele au nombre de ces homines inexperimentes et audacieux qui, epris de la liberle et condamnes a la plus agitee des servitudes, exercerent avecexces tons les pouvoirs et subirent avec faiblesse toutes les oppressions, ron- damrierenl le descendant de trente et un rois, defiereftt tous les monarques du continent, leverenl douze ar- mees, creerent des generaux, commanderent et obtin- LA K ANAL 137 rent la victoirc, porle rent la France agrandiejusqu'au Rhin el jusqu'aux Alpes, aspirerent a rendre tons les peuples libres el tous les hoinmes freres, rompirent enfm avec le passe dn monde, dont ils dedaignerent les traditions, briserent les Ibrmes, rejelerent les croyan- ces el repousserent jusqu'a la maniere de compter le temps, comme pour assigner une ere nouvelle a une nouvellebumanite. M. Lakanal y concourul aux forles mesures qui rendirenl au debors la revolution victo- rieuse, et aussi il y ceda a quelques-uns des plus fu- nesles entraincmenls. Mais en meme temps il prit dans la Convention un role qui me prrmel en cc jour de V louer a 1'Academie : il s'y ill 1'energiquc delenseur des monuments exposes aux ravages d'une ignorante bru- falite, le vigilant prolecleur des savants negliges par ringralilude populairc, le sauveur intrepide et le pro- inoteur bcureux de nos principaux etablissements scienlifiques, ct, apres avoir concouru pcut-etre plus qu'aucun aulrc a reslaurer les eludes abandonnees et a remcltre les lellrcs en bonncur, il y eouronna son ceuvre en contribuant a la grandc fondalion de 1'Insli- tul. Voila, messieurs, les litres qui, en 179">, appeh'-- rent M. Lakanal, par une jusle reconnaissance el a la suite d'une libre election, dans la classe des sciences moi-ales et politiques, el qui, en 1857, fourniront sur- loul la maliere de son eloge. Depuis qu'il eul depose 8. 158 LAKANAL sa part de souverainete, il renlra pendant un demi- siecle dans une obscurite volontaire. Durant I'Empire, dont il ne voulut rien recevoir, il redevint ce qu'il avail etc, professeur. A la restauration des Bourbons, sous I'autorite desquels il ne lui convint pas de vivre, il alia se faire planteur aux Etats-Unis; et, apres la revo- lulion de juillet, il revint saluer son pays, reprendre son siege a I'lnslilut, et mourir en paix au milieu de vous. Joseph Lakanal naquit le 14 juillet 1762, a Serres, dans les Pyrenees. Sa famille appartenail a la bour- geoisie du Midi, qui avail une existence plus libre que celle du Nord. Uri de ses oncles, engage dans les or- dres, devint, au commencemenl de la Revolution, eveque conslitutionnel dePamiers. Lui-meme fut eleve dans la congregation enseignanle des Peres de la Doc- trine chretierme. II y fil des eludes brillanles. 11 puisa dans cette corporation 1'cspril de liberte religieuse, comme il devait respirer bientot dans I'almosphere enivrante du siecle 1'esprit de liberle pliilosophique. M. Lakanal se consacra de bonne lieure a 1'instruc- lion, sans se vouer a la pretrise. 11 elait lalinisle habilfi a 1'age de quinze ans, lorsque ceux qui Favaient eleve Tadinirent a en elever d'autres et iirenl de lui leurcol- UK ANAL . 139 legue. De regent de cinquieme, modesle debut de son enseignement, il devinl par degres regent de qualrieme a Moissac, de troisieme a Gimont, de seconde a Castel- naudary, et professeur de rhelorique a Perigueux et a Bourges. Enfin, apres s'6lre fait recevoir docleur es arts a I'universited'Angers, ilenseignait la philosophic a Moulins, lorsque le choix de ses concitoyens du de- parlement de 1'Ariege 1'appela a sieger dans la Conven- tion nationale. II avail alors trente ans. II partageait les idees les plus extremes du temps. II croyait la France, malgre son etendue et ses traditions, capable de se gouverner avec la liberle la plus absolue dans 1'egalile la plus nouvelle, et il vota I'etablissemenl de la republique. II regardait 1'autorite monarchique comme une inconse- quence aux yeux de la raison et comme un altenlat envers le peuple, et il en vola 1'abolition. Le malheu- reux Louis XVI lui parut coupable parce qu'il avail ele roi, el traitre envers la Revolution pour en avoir r6- prouve quelques entreprises ou pour 1'avoir sourde- menl menacee, bien qu'il 1'eut si faiblement combal- tue, et il vota sa mort. Vote a jamais deplorable, qui frappa du m6me coup la vraie liberte avec la monar- chic, el la justice avec lemonarque; vole ingrat envers celle grande race des conquerants nalionaux el des organisateurs populaircs de la France, qui, apres lui 140 LAKANAL avoir donne 1'unite territoriale la plus forte, la legisla- tion civile la plus perfectionnee, lui reconnaissaien't les droits politiques les plus eteridus; vote cruel et inhabile, qui, par le meurtre royal, devait conduire a tant d'autres meurtres, et livrer la Revolution ensan- glanlee a 1'anarchie et au despotismc. M. Lakanal aurait voulu cependant rendre la repu- blique reguliere et la democratic eclairee. En entrant a la Convention, il fit partie du comite de 1'instruction publique : ses travaux anterieurs et la sage modestie dc ses desirs 1'y appelerent.egalement. Durant trois annees consecutivcs, 1'Assemblee le nomma chaque mois membre de ce comite, et, avec la meme perseve- rance, ce comite le choisit pour son president. M. La- kanal y eut des collegues illustres, tels quc Sieves, Chenier, Daunou, Gregoire, Boissy d'Anglas, David; mais aucun d'eux nes'y montra aussi aclif, n'y devint aussi accredite et n'y fut aussi ulilc que lui. II Tamma desidecs les plus genereuses, qu'il porta, avecun cou- rage toujours ferme et quelquefois heureux, a la tri- bune de la Convention, ou sc decrelait trop souvent la mort'des vaincuset la devastation du passe. Cetlc ignorante et systematique fureur des barbares nouveaux, a laquelle il nc craignit pas de dormer le nom de vandulisme, s'exerc.ait corilre les monuments des arts, les etablissements de la science, les souvenirs I, A KAN A I. 141 de 1'histoire, el pretendait cffaccr, avcc les traces ties grandeurs monarchiques et des croyances chretiennes, la memoire des choses passees. M. Lakanal 1'attaqua intrepidement, et il essaya de la reprimer. Au com- mencement de 1793, il la denonc,a au nom du comite dc 1'inslruction publique. Des chefs-d'ceuvre sans prix, dit-il, sont chaque jour brises ou mutiles; les arts pleurent des perles inseparables. II est temps que la Convention arr de son &me se conserverent jusqu'au bout. II disait a notre confrere M. Lelut, qui etait son medecin el son ami: Vos soins ne me sauveront pas : je sens qu'il n'y a plus d'huile dans la lampe. Quelques heures avant d'expircr, il desira voir les nouveaux amis aux- quels il s'etait attache apres avoir perdu les anciens, MM. Isidore Geoffrey Saint-Hilairc,filanqui, David d'An- gers, pour leur adresser un dernier adieu. Elevant sa pensee confiante vers le Createur des la connaissancc. C'est ainsi que la plurality vicnt do 1'unite, que 1'infini penetre Ic iini, qne 1'identile sc concilie avec leprogres, que la nature et rinfelligence se rapprochcnt et s'accordenl, la nature en s'organi- sant par rintelligence, 1'inlelligence en se reflechissarit dans la nature. Dcpuis la pierre inerte composec d'apres les lois chimiques do i'agr&gation jusqu'aux astrcs infaligables qui roulent dans 1'espace selon les lois geornetriques du mouvemcnt : depuis le simple lichen, oil 1'organisa- tion est a pcine indiquee, jusqu'a I'fitre le plus com- plique dans sa contexture el le plus eleve dans son existence, regne un seul et m6me principe d'aclion. Ce principe, lutlant avec la maliere brute, lui imprime des caracteres plus ou inoins homes, analogues aux conceptions de noire esprit qu'ils tendent a reproduire indefinimcnt. Schelling suit pas a pas cetle comhinaison de 1'espril originairemenl infini el de la maliere primilivemenl illimitee, qui se delenninent en se rencontranl, et pro- cedent par leur opposition comme par leur accord a la formation de 1'univers. II d6crit avec profondeur ct subtilile 1'organisation progressive de la nature, mon- tre les deux puissances qui la composent, passant de sphere en sphere, montant de degiv en degir, rame- n6es chaque fois, par 1'influence d'une troisieme, a 196 SCHELLING line unite plus haute d'ou precede une nouvelle evo- lution. 11 developpe, aussi ingenieusement qu'il 1'ex- plique, la transformation graduelle de cette force, d'abord mecanique et chimique dans 1'ordre inferieur des corps inanimes, puis vilale dans 1'ordre plus re- leve des etres organises; enfin parvenant a sa plus haute puissance et a sa perfection supreme par 1'ave- nement de rhomme et le progres de 1'humanite. Avec 1'homme apparait la face ideale du systeme. A la suite des corps qui ont la propriete de s'organi- ser sans le savoir, au milieu des etres qui out la fa- culle d'agir sans le vouloir, il en est un qui connait les autres et qui dispose de lui-meme, auquel a etc accorde le pouvoir de varier ses procedes et d'amelio- rer ses oeuvres, qui no tourne pas mecaniquement comme les astres dans un cercle inflexible, qui n'obeit pas, comme les vegelaux, a des impulsions periodi- quement semblables et aveuglement organiques, qui ne suit pas comme les animaux des instincts invaria- bles et ne se meut point pour contenter des appetits invineibles et grossiers; mais qui, doue d'intelligence et de volonte, capable de comprendre 1'arrangement de 1'univers et d'y concourir, est la raison finie deta- chee de la raison supreme pour reliefer les lois du monde. Les modes d'existence dans la nature se traris- forment en notions abstrailes dans 1'esprit de i'homrne, SCHEI.LINC 197 scs objets s'y rclracent en images, ses qualit6s s'y re- trouvent en idees ; en un mot, cequi est en elle se sail en lui. Cette morveilleuse relation entre la substance corporelle et la pensee spirituelle, cette admirable harmonic de 1'intelligence et de la matiere qui per- met a 1'existence de devenir connaissance, 1'homme qui vit et qui pense, en est a la fois le theatre et le spectateur. C'est ce qu'expose Schelling dans la philosophic transcendanlale, contre-epreuve de la philosophic de la nature. II y indique 1'origine de la conscience inlel- tuelle, y decrit ses precedes , y raconte ses acles, y retrace ses epoques, y marque leur progres successif, avec non moins de developpement et en y portant au- tant de rigueur arbitraire que dans la deduction du monde inorganique et du monde vivant. Le systeme s'acheve dans la clarte naissanle de celui que Schel- ling appelle Mdentique-absolu. Ce soleil eternel du royaumc des csprits, dit-il, qui se cache dans 1'eclat de sa resplendissante lumiere, d'ou 6mane la con- formite ser convaincre en des choses oil il n'est guere possible que d'etre persuade. D'ailleurs M. de Schelling n'accommode-l-il pas un peu Irop les 218 SCIIELLING fails a ses theories? Apres 1'avoir trouve en bien des rencontres conjectural comme savant, hypothelique comme philosophe, il est bien difficile de ne pas voir en lui un theologien fort hasardeux. II met tant d'ar- bitraire dans 1'explication de la nature, qu'il n'arrivc pas toujours a la science; il porte tant d'imaginatiori dans la philosophic, qu'il affirme assez frequemment ce qu'il faudrait demontrer; il interprete si librement le christianisme, qu'il court le risque de satisfairc aussi peu la foi qtie la raison. La philosophic de la revelation eut moins de succes a Berlin que n'en avail eu a lena la philosophic de la nature. Elle fut atlaquee, et meme raillee. Un celebre professeur d'Heidelberg, rationaliste non moins pas- siorme qu'opiniatre, le docteur Paulus, lie autrefois avec Schelling d'une etroite amitie qu'avait alors rom- pue le disaccord des idees, parvint a se procurer ses nouvelles lemons. II les acquit a prix d'argent d'un des auditeurs de Schelling, qui lui vendit le manuscrit ou il les avait redigees^ apres les avoir enlendues. Sans scrupule et sans menagemenl, le docteur Paulus fit imprimer le manuscrit sous ce titre mordant : La Philosophie de la revelation eufm re'vele'e. II poursuivit le syslerne de ses arguments el 1'auteur de ses sarcas- ines. Cette publication irregulicre ct peu exacte causa du scandale en Allemagne , et, un iristanl, trou- SCIIELLINti 210 hla la paix dc Sclielling. Faile a son insu par I'in- lidelile d'un eleve cl la haino d'un adversairc, il s'en indigna commc d'un larcin, ct la desavoua comme line contrefacon. Mais, malgre son desaveu, et quoiquela vcnte en fiit d'abord interdile en Prusse, cet ouvragc se repandit beaucoup, et servit a faire juger son sys- teme sans le faire completcment connailre. La contradiction nelui manqua point de la part des Hegeliens, en face desquels il etait venu planter son drapeau. Appel6 a Berlin pour les combatlre, il nc souffrit point qu'on les empecha't de lui rosister. L'un' dcs plus fideles comme des plus resolus disciples de Hegel 1'attaquaittous les jours. Sclielling refusa d'etre protege contre ses vives agressions : Si Ton 6te la parole a Marheineke , dit-il, je me tais. Je ne veux pas qu'on m'appelle le philosophe du roi de Prusse. II souhailail la liberle pour lui et la reclamail aussi pour les autres, ne croyant pas qu'on put comman- der aux csprils, y introduire les idees par voie d'au- torite ou les y etouffer sous la compression du silence. II continua son enseignemcnt jusqu'ii un age fort avance. Alors le roi lui-meme , inalgre le prix qu'il altachait a la propagation de sa doctrine parmi la jeu- nessc de 1'universite, le pria de garder sa belle posi- tion sans porter les charges trop fatigantes du profes- sorat. Redevenu silencieux , mais resle meditatif, 220 SCHELLING Schelling aclievait laborieusement son oeuvre, dont il meltait d'accord les diverses parties, el qu'il consi- derait comme la premiere philosophic universelle, puisqu'elle embrassait dans ses explications Dieu et le monde, la nature et I'humanite, la science et 1'his- toire, les idees et les religions, 1'existence acluelle et la vie future. II preparait ces nombreux volumes quo publie aujourd'hui la pieuse ct savante sollicitude d'un ills non moins verse dans ses doctrines que de- voue a sa gloire. Une moderation reflechie, une dignite sereirie, 1'ar- deur avec la regularite, la temperance dans la force, les belles satisfactions des sentiments de 1'ame, les purs et grands exercices de 1'intelligence, aiderent M. de Schel- ling a alteindre de longs jours et a les remplir. Mais la mort attend les philosophes qui connaissent le plus la vie et qui en usenl le mieux, tout comme elle frappe ceux qui la traversent avec inexperience et qui 1'epui- sent sans discretion. M. de Schelling ri'etait pas loin de sa qualre-vingtieme annee. Les eft'ets de 1'age ne se re- marquaient point dans son esprit, dont s'etait conser- vee la vigoureuse inU f ;grite. Mais le corps s'affaissait depuis quelque temps, ct, pour en remonter les res- sorts, il allait d'ordinaire prendreleseaux de Carlsbad ou de Pyrmont. Dans 1'ete de 1854, se sentant de plus en plus affaibli, il se rendit aux eaux de Ragatz en SCHELI.ING 221 Suissc, afin d'y chercher, sinon un remede, du moins un soulagemenl au mal de la vieillesse qui ne sc guerit pas. lletail accompagn6 dc sa femmequi ne devait lui survivre quc de quolques mois et d'un de ses fils, pro- fcsseur de droit a Krlangen. Unc brusque inflammation d'entrailles 1'enleva en quelques jours. M. de Sclielling .mourut le 20 aout 1 854, loin des ca- pilales qu'il avail remplies de sa parole et de sa renom- mee, et ses restes furent deposes dans rtiumble cime- tiere d'un petit village des Alpes. Au moment ou la depouille mortelle de ce grand philosophe, qui avail voulu monlrerDieu dans le monde et trouver le chris- tianisme par la raison, ful rendue a la terre, les dissidences des cultes cesserenl sur sa tombe et les ministres de deux Eglises en disaccord lui donnerent les benedictions de 1'Eglise universelle. Un sage pr6lre, le doyen deRagalz, declara qu'il n'besitait point a ac- corder les prieres calholiques a un pareil prolestant, devant lequel devaient s'abaisser les barrieres qui separaienl les confessions cbreliennes, et rappela, en la lui appliquant, la promessc evangelique : // riy auia ifiiuu seul past cur et quun seul Iroupeau. Un docte et pieux minislre du Wiirtemberg, le Ills mme deSchel- ling, qui n'avait pu accourirassez vile pour lui fcrmcr les yeux, 1'accoinpagna jusqu'a sa derniere demeure, ct, dans sa trislessc et sa soumission, il dit comme Job : 2-22 SCHELLING Le Seigneur I' avail donne, le Seigneur I' a die, que la volonte du Seigneur soil faite! Avec une admiration emue et une foi reconnaissante, il parla de ce que le supreme dispensateur des dons de 1'esprit et des ver- tus de Tame avail accorde a son glorieux pere qui, apres avoir ete Tun des plus eclalants flambeaux allu- mes pour eclairer I'oauvre divine, elait retourne la-haut pour s'eclairer complelemenl lui-meme a la lumiere titernelle. Sirigulier et bel exemple de conciliation reli- gieuse bien digne d'etre donne sur la lombe de ce grand conciliateur qui, durant pres de soixanle annees, avail cherche a tout unir en expliquant tout! Celte tombe creusee an pied des montagnes, dans une. vallee retiree que baignent les premiers flots du Rhin et sur laquelle les cimes des Alpes, elincelantes aux rayons du soleil, projeltent soir el malin leurs reflets d'or, scmblait un lieu choisi tout expres pour 1'c repos de ce lumineux ami de la nature, de ce poeti- que interprete de 1'univers. Une simple croix en mar- qua d'abord la place; mais bientot, a cote de la croix du chretien, le roi de Baviere Maximilien II, en prince des plus eclaires et en disciple reconnaissant, a fait criger un monument au philosophe. Ce monument, que surmonte le buste de Schelling, represente en un bas-relief anime 1'eloquent professeur qui du haul dc sa chaire communique ses idees a des auditeurs atten- SCHELL1NG 223 tifs, parmi lesquels le roi lui-mme ecoute avec re- cueillement celui qu'il appelle son maitre cheri. On y lil la glorieuse inscription : Au premier penseur de I'Allemayne. M. Schelling est en effet un penseur aussi 6clatant que profond. II a saisi avec puissance et Irait6 avec originalile les grands problemos qui s'offrent a 1'esprit avide de'ddcouvrir son origine, de connaitre sa nature, de peiielrer sa dcstinee et qui le tourmentent d'age en age. On pent ne pas trouver ses explications con- el uanles, mais on ne saurait meconnailre ce qu'il y a de grand dans ses idees ; son genie qui s'cleve vers les regions inaccessibles peut sembler t6meraire, mais il surprend et il enleve par la force de ses elans, il frappe par 1'etendue de ses penetrantes suppositions, il eblotiit par la beaule de ses constructions majestueuses. S'il ne parvient pas a convaincre, il emeut la pensee et 1'entraine a demi seduile dans les mysterieuses con- templations de 1'univers et deDieu. Schelling n'a vdcu que pour le perfectionnement de la science donl il avail le culte et dont il 6tait comme le prophrtc. II a fait du monde une ceuvre d'arl, de la philosophic une religion. S'il n'est pas de ces genies mesures et ciiconspects qui decouvrent les veriles partielles par 1'observation, il est deces genies entreprenants et hasardcux qui s'elan- cent vers la virile universelle par 1'inspiralion, con- 224 SCHELL1NG goivent cequi ne se demonlre pas, entrevoient ce qui ne s'atteintpas, et parviennenta Dieu par la trace que Dieu a mise de scs desseins dans le monde et de son esprit dans rhomme. La diversite de ces genies aide egalemenl a la marche du genre humain : les uns, en 1'eclairant d'une abondante et forte lumiere sur quel- ques points de la route ; les autres en lui montrant les plus loinlains horizons a travers de vacillantes mais magnifiques lueurs. M. LE COMTE NOTICE i. r F. A i. A s f. A > r. r. r t n L IQ u K A N NU K i. L E i> r MAI 1 8 c o Messieurs, II y a, dil Ciceron, unc loi veritable, la droile raison, conforme a la nature, universelle, invariable, elcrnclle..., qui n'est pas autre dans Rome, aulre dans Atbenes, autrc aujourd'bui, aulrc dernain, qui s'impose a toules les nations et a lous les temps, la loi morale que M. Elienne Portalis, exprimant d'un mol hcureux la belle pensee du grand oraleur 13. 226 COMTE PORTALIS romain, a appclee le droit commun de 1'iinivers. Ce droit general, qui domine les legislations parlicu- lieres, doit etre le guide des peuples, et a la longue devenir la regie du genre humain. Tire du fond meme de rhurnanile, expose comme doctrine par les philosophes, prescrit comme obligation par les legis- latcurs, ce droit, vers le developpement duquel s'a- vancent les generations a mesure .qu'elles s'eclairent, que les societes observenl de mieux en mieux en se polissant de plus en plus, est le type divin de requite, hurnaine, dont les arrangements civils doivent se rapprocher toujours davantage en se perfection- nant. La morale dans la loi n'etant pas autre chose que la justice dans la societe, la Revolution franchise, dont il ne faut pas ici rappeler les violences, mais consi- derer les principes, a eu le dessein de recourir a Tune pour faire prevaloir 1'aulre. Ce beau dessein s'est en partie realise de nos jours et sous nos yeux. Deux hommes qui ont siege dans cetle enceinte, et qui se sont illustres par leurs travaux comme par leurs talents, ont eu leur part dans cette omvre, en contribuant a 1'accomplir ou a 1'etendre et a la con- server. Jurisconsultes philosophes et moralistes civils, les deux Portalis se ressemblent et se continuent. Le 4 second a suivi, en les dcpassant quelquefois , les COMTE PORTAI IS 227 grandes traces du premier, dont il n'etail pas seu- Icment le fils, mais le disciple. Us avaient tous deux nn esprit eminent, le pere plus facile, le fils plus pro- fond. La memoire de 1'un etait prodigieuse comme la science de 1'autre, et rien n'egalait 1'aisance elegante du premier, si ce n'esl la fopte reflexion du second. Savants et penseurs, chcrchant la raison du droit dans la condition des choses, s'en inspirant, 1'un pour fairc, 1'autrc pour interpreter la loi, 1'un pour don- ner la regie, 1'autre pour rendre la justice, ils ont offert le rare spectacle de deux generations consa- crees a la mCme 03uvre et dirigeesverslc memc but, avec des diversites dans le role, mais sans inferiorile dansl'csprit. Joseph-Marie Portalis naquit a Aix le 1 9 fevrier 1 778. Par son pere ct par sa mere, il appaitenait a deux families imporlantcs de la bourgeoisie de Provenco, Lcs Simeon, 1'un son aieul et 1'auli e son oncle mater- nels, s'elaicnt heredilairement dislingues commc habiles avocals au barreau d'Aix, et ils avaienl conduit, commc administraleurs elus, les affaires d'unc pro- vince qui, conservant encore la plupart de ses vieilles libortes, se gouvernait prcsque en republique sous la monarchic. Ainsi qu'eux, son pere Kticnne Portal is 228 COMTE PORTALIS en avail dirige avec eclat 1'administration pendant deux annees, en qualite de consul et d'assesseur du pays. Verse dans la science des lois, doue d'une forte raison qu'ornail une brillante parole, il etait grand jurisconsulte et oraleur seduisant. Son esprit, pene- trant et etendu, s'elevait haul sans cesser de voir de pres. Rien de ce qui y entrait n'en sorlait, et M. Por- talis se souvenait toujours de ce qu'il avail appris une fois. Sa memoire etait comme un immense depot de fails el d'idees ou il puisait sans cmbarras ce qu'il y avait depose saris confusion. Beaucoup savoir 1'ai- dait a bien conclure, el il pouvait ecrire avec elegance en pensant avec promptitude. II avait ete singulieremenl precoce. N'ayanl encore que dix-sepl ans, il avail public sur YEmile de J. J. Rousseau el sur \esprejuyes deux ecrils, dans lesquels il s'elevait avec bon sens conlre un systeme d'educa- ' lion eloquemment chimerique el prouvail avec esprit qu'il ne suffisait pas toujours qu'une chose fut an- cienne pour 6tre mauvaise el Iransmise pour etre fausse. S'il repoussail des innovations outrees, il se declarait en faveur de reformes necessaires. II fit, a 1'age de vingt-qualrc ans, sur les manages des pro- teslanls, misdepuis plus de Irois quarts de siecle hors de la sociele civile par Tinlolorance religieuse, une onsultation elendue, dans laquelle le droil elail COMTE PORTALIS 229 rcndu si cerlain avec une habilete si louchante, que Ic delenseur dc Calas ct dc Sirven, le vieux Voltaire emerveille ecrivit en marge du manuscril precieuse- inent conserve dans les archives de la famille Porla- lis : Ce n'est pas une consultation; c'est un traite de philosophic, de legislation et de morale. Im- prime partout en 1770 et partout applaudi, ce traile contribua a former 1'opinion publique qui disposa la royaule a reconnaitre, par 1'edit de 1788, 1'cxis- lence legale des protestants, dont M. Portalis cut la gloire de conslituer, trente et un ans apres, 1'existence religieuse. Premier avocat du barreau de Provence, qui comp- tait alors des mcmbres si eminents et ou il se montra 1'adversaire spirituel du mordant Beaumarchais, et 1'antagoniste heureux de 1'eloquent Mirabeau, M. Por- lalis fut lui-mSme 1'instituteur de son ills. II devc- loppa de bonne heure son intelligence el 1'instruisit surlout en le faisanl reflechir. II 1'eleva au milieu des affaires et, pour ainsi dire, dans le culte du droit. Montesquieu elait 1'objet de son admiration, il le lui donna pour guide. A 1'age de dix ans, le jeune Porlalis analysait {'Esprit des Lois. Ce grand livre fut comme la Bible de la famille juridiquc des Porlalis; il elait le texle des logons que le pere donnait au fils. Celui-ci en saisissait avec juslcssc les perisees, lors memo 230 COMTE PORTALIS qu'il ne les rendait pas dans loutc leur grandeur. Ainsi qu'il le dit ingenieusement, ses exlraits repro- duisaient I'Esprit des Lois, comme une lunelte d'ap- proche, dont on se servirait a 1'envers, reproduit un paysage. Sous une aussi forte discipline son esprit murit de bonne heurc: il n'eut presque pas d'enfance, ct ne devait jamais sentir le declin. II enlrait dans sa douzieme annee, lorsque survint la Revolution de 1789 qui bouleversa bientot toule 1'exislence de son pure. Oblige de quitter la ville d'Aix, parce qu'il n'y etait plus en surete, Etienne Portalis se retira avec sa famille, en 1790, dans sa terre here- ditaire des Pradeaux, au village du Beausset, non loin de Toulon. Menace de rnort dans cette retraite, ou il continuait 1' education de son fils et ou il ecri- vait un ouvrage sur les societes poliliques, il chercha, en 1792, un asile a Lyon. Apres le sige de cette ville infortunee, prise par 1'armee de la Convention et livree aux executions les plus sanglantes, M. Por- talis, ne voulant pas emigrer comme il 1'aurait pu, eut, au plus fort de la Terreur, 1'etrange hardicsse de se refugier a Paris. II y avail cle precede par une de- nonciation de la nouvelle commune de Lyon, qui invitait toutes les autoriles de la Republique a sc saisir de Jean-Etlenne Portalis, homme de hi et conlre- revolulionnaire dchappe' il la vengeance des lois. II nc COMTE PORTAUS 2oi pouvait manquer d'elrc decouverl; decouvert, d'elrc cmprisonne, et la prison etait a celte epoque 1'ave- nuc dc I'echafaud. II fut assez heureux pour trouvcr un protecteur dans celui-la mOme qui devait I'arrfiter. Ce protecteur inattendu etait un ancien clerc de pro- cureur qu'il avail traile avec bienveillance a Aix, el qui le lui rendil a Paris avec une gralitudc coura- gcuse. II s'appelait Desvieux : au pouvoir que lui donnaienl la presidence d'un des tribunaux de Paris ct la qualit6 de membre de sa redoulable commune, se joignail la favour du lout-puissant Robespierre. Moritranl a M. Portalis 1'accusalion dont il elait 1'ob- jet, il lui oftril, pour s'y souslraire, ou un passe-port qui 1'aiderait a sortir de France, ou une maison do detention qui, assurait-il, lui permellrait d'y reslcr en securile. Avec urie lemerile singuliere, M. Porlalis pr6fera I'emprisonnement a remigration. Prisonnier par choix, il fut enferme dans une mai- son privilegiee et celebre de la rue de Charonne. Lc jeune Porlalis 1'y visilail chaquc jour. II partageait ses soins el ses beures enlre sa mere, plongee dans la plus douloureuse anxiete, et son perc, que la reprise dc 1'accusation pouvait, dc moment en moment, con- duire devant le tribunal revolutionnaire. Ce peril se presenla bienl6t. L'agent national de la commune dc Paris, Payari, qui avail connu M. Porlalis dans le Midi, 232 COMTE PORTALIS d'ou il etait lui-meme, 1'avait denonce a Robespierre, et Robespierre 1'avait porle sur la liste meurtriere qu'il adressait cliaque jour a 1'accusateur public, Fouquier-Tinville. Ne pouvant plus empeeher la poursuite, le zele Desvieux voulut faire differer le jugement. II courut, avee le jeune Portalis conslerne, chez Fouquier-Tinville, qui, se refusant d'abord a ses instances, lui repondit qu'il ne se souciait pas, pour preserver la tele d'autrui, d'exposer la sienne, et fmit par lui dire, en lui moritrant un amas de dos- siers : Tu vois ces dossiers, lous les accuses qu'ils concernent me sont desigries par Robespierre : ar- range-toi pour que le dossier de celui auquel tu t'in- teresses arrive des derniers. Desvieux placa le dossier de M. Portalis au-dessous de tons les aulres, ne negligea aucune des precautions propres a faire gagner du temps, et dit au jeune Portalis, pour le rassurer : Ne craignez rien; avant peu Robes- pierre prendra loute 1'autorite; il deviendra le mo- derateur de la Revolution et le dictateur de la Repu- blique. Je le seconderai dans son entreprise. Lorsqu'il aura reussi, pour prix des services que je lui aurai rendus, je lui demanderai, et il ne pourra pas me refuser, la vie de votre pere. II 1'engagea a suivre assidument les seances' de la Convenlion, ou il verrait bienlot s'accomplir le des- COMTE PORTAL1S 233 seindont il lui faisait confidence, et donl il nc meltail pas en doute la reussile. M. Porlalis n'en manqua aucune. II etait dans les tribunes de la Convention, lorsque Robespierre, avec un visage haulain, par un discours etudieprononce d'une voix imperieuse, com- menc,a, le 8 lliermidor, la formidable lutte qu'il reprit le 9, et dans laquelle, rencontrant d'abord, chez celte assemblee jusque-la soumise, les hesitations de la defiance, excitant ensuite la revolte de la peur, il fut decrete d'accusation, et succomba au lieu de triompher. Le fils de M. Portalis n'assista pas sans emotion a ce combat do Tissue duquel paraissait de- pendrc la vie d'un pere, que la defaite du sanguinaire pretendant a la dictature assura bien mieux que ne 1'aurait fait sa victoire. La chute de Robespierre mar- qua la fin de la Terreur, ct M. Portalis ne fut pas sauve seul, il le fut avec tout le monde. Mais la Revolution reservait aux Portalis d'autres epreuves et de nouveaux perils. Trois ans apres, le pere et le fils erraierit, deguises, sur une route d'Al- lemagne, cherchant un asile vers le fond du Nord. Comment M. Portalis fuyait-il, sous le Direcloire, son pays qu'il n'avait pas voulu quitter pendant les jours les plus sinistres de la Convention? Elu membre dcs conseils 16gislatifs qu'avait crees la Constitution de 1'an'III, il avail pris une grandc place a celui des 234 COMTE PORTALIS Anciens, ou 1'avait fait entrer son age. II y avail exerce toute 1'influence que donne dans une assem- blee la raison quand elle sait etre eloquenie. S'ele- vant avec succes centre des lois iniques et des me- _. sures inhumaines, il fit rejeler la spoliation des ascendants des emigres, qui elail un attentat aux droits sacres de la nature; il combattit rimmorale facilile des divorces, qui dissolvait les families, ele- ment fondamental de 1'Etat; il s'opposa au dangereux retablissement des societes populaires, capables de perdre les republiqucs aussi bien que de renverser les monarchies; il repoussa le bannissement cruel des pretres non assermentes, auxquels 1'intolerance re- fusait 1'exercice de leur culte et la proscription enle- vait leur palrie ; il sauva de la morl ces naufrages de Calais, trisles epaves de 1'emigralion, que la violence de la tempete avail jetes sur les c61es de la France, et que la barbaric de la loi envoyait a 1'echafaud. Repute contre-revolutionnaire, parce qu'il n'avait pas etc inhumain, Iraite en conspirateur royalistc, parce qu'il s'etait montre legislateur liberal, il ful compris dans le coup d'Etal du 18 fructidor. II n'e- chappa que par la fuite a la deportation. Retire d'abord a Zuricb, puis dans un obscur vil- lage du JJrisgau, il se trouvait trop pres dc la main menac,anle du Direcloire, qui s'emparait alors de la COMTE POnTALlS 235 Suisse. II sc disposal! 5 descendre avec son fils en Italic, lorsqu'un autrc proscrit de fruclidor, le gene- ral Matliieu Dumas, refugie dans le Holslein, 1'invita, au nom du comle Frederic dc Reventlau, a se rendre au chateau d'Emckendorff, ou des bannis comme lui reccvaient la plus sure et la plus gracieuse hospitalite. Ce chateau, silue au milieu d'un pays agreable, a c6te d'un beau lac, non loin d'une vaste f'oret, offrit au pere une douce retraite et au fils une residence char- manle aussi bien qu'instructive. II devint pendant Icursejour unesorte d'academie europ6enne. Lccomte de Reventlau, ancien ministre de Danemark dans plusieurs des grands Ktals de 1'Europe, avail 1'esprit tres-cultive, et sa femine, la comtcsse Julie, unissait a I'Smc la plus noble 1'imagination la plus delicate. Kpris du talent, charmespar le savoir, empresses pour 1'infortune, ils avaient attire aupres d'eux plusieurs des hommes celebrcs dc 1'Allemagne et quelques-uns des proscrits dislingues de France. Lcurs illustres ct poetiques parents, les comics Christian et Leopold dc Stolbcrg, y venaient de leur tcrrc de Tremsbultel ; leur ami, 1'eloqucnt philosopho Jacobi, y faisail de longs sejours; avec le famcux voya- gcur Niebuhr, dont le fils devail accroitre la renom- mee par Toriginalile de ses travaux liisloriqucs, ils y recevaient les savants professcurs de 1'universite voi- 23G COMTE PORTALIS sine de Kiel et surtout le fecond historien Hegewisch ; Klopstock, alors plein d'ans et de gloire, s'y rendait souvenl de Hambourg, et le plus penetrant coirime le mieux instruit des historiens du dernier siede sur les peuples et les Etats du Nord, Auguste-Louis Schlosser y arrivoit quelquefois de Goltingue. Au nombre des Framjais qu'ils y accueillirent ou, pour mieux dire, qu'ils y appelerent, se trouvaient le general Mathieu Dumas, dont 1'esprit elait aussi ferme que 1'ame, ct qui, apres avoir ete 1'invariable defenseur des prin- cipes de la Revolution, 1'adversaire resolu de ses exces, devait elre le narraleur tempere de ses grandes guer- res; Quatremere de Quincy, Tun des persecules du Directoireet le fulur auteur du Jupiter Olympien, C'est dans cette charmarite demeure, au milieu d'une societe si eclairee, que vecurent les deux Por- talis pendant la duree de 1'exil que la proscription avail impose a 1'un et 1'amour filial commande a 1'au- tre. C'eslla quele pere, dejapresqueaveugle, dicta au fils son remarquablo ouvrage sur I' Usage et I'abus de V esprit philosopltique au dix-huitieme siede. C'est la que le fils traita lui-mme avec succes un sujet-dc haute lilterature hislorique. L'Academie royale des inscriptions et belles-lettres de Stockholm avail pro- pose la question suivanle : Du devoir qu'a 1'histo- rien de bien considerer le genie de chaque siecle, en COMTE PURTALIS 237 jugeant les grands hommcs qui y ont vecu ; a vingl ans il eut 1'ambition dc la resoudre. Dans son ouvrage, qui futcouronnd par 1' Academic dc Slockholm, on reconnail le disciple assidu dc Mon- tesquieu. II y monlrc un savoir aussi solide que varie, et Ton n'y Irouvc pas sans surprise les vucs elevees ou ingenieuscs d'un esprit qu'a muri la reflexion, et qui par la sagacite supplee a I'experience. Ce jugc precoce des grands hommes nc laisse voir sa jeunessc qu'a son enlliousiasme. 11 celebre avec eclat les beaux actes accoinplis, les utiles decouvertes operees en 1'honneur ou au profit du genre humain par ccux qui ont eu la glorieusc mission de le conduire et dc 1'eclairer. Ses apergus denotent un penseur et son style annoncc un ecrivain. Quelquefois seulement, trop de subtilile lui donne un air de recherche, cl il sc livrc a dcs mpuvements d'eloquence qui ne sont pas assez eloignes dc la declamation. Ses jugemenls, lout en etant tres-philosophiques, sont trop oraloircs : heureux defaut d'unc noble intelligence ouverle aux belles choses, excusable intemperance dc la louangc cnvcrs le genie qui sert rhumanile. M. Portalis, en sc passionnant pour la grandeur, ne la separe pas de la justice, et il ne ressent que des admirations hon- nites. II n'obtinl pas seulement a Emckendorff son pro- 258 COMTE PORTALIS mier succes litteraire, il y trouva la plus grande feli- cite de sa vie. Le comte et la comtcsse de Reventlau avaient aupres d'eux une niece qu'ils avaient adoptee comme leur fille. La jeune comtesse Ina de Hoik, des- cendant d'une illustre famille dont a parle Schiller dans son Histoire de la guerre de Trente ans et dans sa Iragedie de Wallenstein, avait une beaute noble, un esprit eleve, une douceur charmante, les agrements qui attirent et les merites qui atlachenl. M. Portalis sut lui inspirer les tendres sentiments qu'il ressentit pour elle, et il epousa bientot cette femme rare, qui lui donna pres d'un demi-siecle de bonheur. La chute de Robespierre avait rendu Etienne Por- talis a la liberle, le renversement du Directoire le rendit a sa patrie. Apres le 18 brumaire, il fut rappele en France, au moment ou devait enfin s'y accomplir, dans I'ordre civil, la reforme la plus elendue et la plus heureuse qui se soil encore op'eree en auctin temps et en aucun pays. Besom irresistible d'un grand peu- ple, celte reforme fut 1'ceuvre durable d'un grand homme. Le general Bonaparte se iit en cela 1'execu- teur civil de la Revolution de 1789, dont il meconnut les principes poliliques,quidevaient reparaitre apres lui et survivre a sa puissance, condamnee a se perdre faute d'etre contfedite et contenue. M. Portalis fut, en ce beau travail de la reconslruc- COBITE I'OIITALIS 239 lion socialc, Tun de scs plus habilcs cooperateurs. En qualre mois, il achcva lout un Code civil, dc con- cert avec le profond Tronchct ct le judicicux Bigot dc Preameneu. Fidele representanl de cette loi romaine qui avail constamment regi le pays de sa naissance, a laquelle avail 616 donne le nom merite de raison dcrile, il en accorda la vieille sagesse avec 1'esprit genereux dc la Revolution franchise, qui, ayant pour principe 1'egalite humaine, devait avoir pour conse- quence requite civile, el, visant au triomphe du droil, devait aboutir a l'6lablissemenl de la regie la plus jusle comme la plus utile. Aussi dans le grand edifice legal auquel il mil si forlemenl la main, il fit entrer les materiaux les meilleurs venus dps temps anciens ou trouves dans les temps modernes, et il unit la le- gislation avec la morale, qui n'est au fond quo la per- feclion de la justice. En effet, la justice la plus pure et la plus haute presida aux dispositions du Code qui fondait 1'elal el les droils dcs personncs, dclcrminait la nature, 1'acquisition, la jouissarice, la transmission, le partage dcs biens, tixait les formes et les conditions des contrats, d'apres line equile souveraino, tirait les rapports des homines de la loi me* me des choses, et donnait le droil le plus beau a la sociele la plus per- feclionneo. Principal redacteur de ce vasle Code, M. Porlalis en presenta, avec une sorte de grandeur 2iO COMTE PORTAL1S et une simplicite elegante, le magnifique ensemble dans le discours preliminaire qui en est la theorie eloquente, discours qui obtint 1'admiration et qui la conserve. Apres avoir ele 1'interprele de 1'equile naturelle ct de la raison civile, il concourut a la pacification des croyances. Pieux et polilique, en meme temps qu'il gardait a la religion chrelienne la plus entiere fide- lite, M. Porlalis avail le plus ferme attachement a TElat, et il savait avec precision ce que reclamait la libcrte de Tune et ce qu'exigeait la souverainele de 1'autre. 11 eclaira les grands instincts du premier con- sul des sures lumieres de sa science dans cette nego- ciation du concordat de 1801, qui fut le traite du gou- vernement franc,ais avcc le gouvernement pontifical pour la restauration de 1'Eglise catholique. La con- clusion de ce memorable accord fut suivie d'une loi qui constituait 1'cxistence publique des cultes chre- tiens. (Euvre de M. Porlalis, cede loi, connue sous le nom (['Articles orgamques, reglait les conditions dc leur exercice place sous I'autorile de I'Etat, qui nom- mait ou confirmait leurs minislres, pourvoyait a leur subsislance, respectail en eux les droits religieux sans souffrir de leur part des usurpations politiques. Outre les osuvres imporlanles auxquelles M. Porla- lis eul la gloire d'atlacher son nom, il cut le meritc COMTE I'ORTALIS '2*1 moins connu d'inspircr unc grandc creation. Lc lemps avail secularise 1'inlelligence, la Revolution dcvail se- culariscr I'enseigncment. Fairc donner par 1'Etat, et a tous les degr6s, 1'instruction dans tout le pays, ful Ic probleme difficile que tenterent tour a tour dc resoudre les assemblies et les gouvernements de la France depuis 1789. Les essais avaient ele multiplies. Apres le \aste et ingenieux sysleme, expose parM. de Talleyrand, sous 1'Assemblee constiluante, qui le de- crela sans le realiser, s'etaient succede sous la Con- vention, le Directoire et le Consulat, des conceptions chimeriques on des etablissemenls imparfaits. Un jour, a Saint-Cloud, le grand reorganisateur qui avail re- fait 1'administralion de 1'Elat, qui avail regie la so- ciete civile, qui avail opere la pacificalion religieusc, voulait pourvoir aux besoins de 1'intelligence en fon- dant 1'instruction publique. II s'en entretenait avec Fourcroy, qui en avail alors la direction. M. Portalis assistait a celle conference el y developpa le plan d'apres lequel rcnscignemenl serait confie a un grand corps qui 1'animerail de son esprit et le donnerait avec efflcacite. 11 proposa de rendre ce corps univer- sel, comme le demaridail un pays devenu homogene; d'accordcr a scs membres, sorlis d'un s6minairc lai- que el formanl une sorle de clerge inlellecluel, des privileges qui n'allereraient pas le droil commun el 14 242 COMTE PORTALIS d'exiger d'eux des engagements qui n'alieneraientpas leur liberte, de les dislribuer en une hierarchic re- guliere ayant a sa I6te un chef, conduite par un con- seil supreme, soumise a une juridiclion speciale, possedarit une dotation particuliere, vivant sous une loi resprctee et capable par la de remplir avec secu- ril6 et avec habilele 1'important service moral dc 1'educalion publiquc. Ce projel, qui empruntait quel- ques formes au passe, en les associant a quelques vues du present, etait la centralisation seculiere de- 1'intelligence et dc renscigncmenl dans une corpora- lion lout a la fois eclairee et libre, constitute bientot en Universite de France. Dans cet entrelien, M. Por- lalis avait soutenu la preeminence des lellres qui donnent 1'inslruction fondamentale et formcnt 1'es- prit general, sur les sciences qui onl des objcts spe- eiaux et ne pourvoient qu'a une instruclion particu- culiere. Aussi Napoleon ne fit pas d'un savant celebre, mais d'un lettre eminent le grand maitre de 1'Uni* versite, et il remplaga M. Fourcroy par M. de Fon- tanes. Pendant quo M. Portalis servatt ainsi son pays au dedans^ son fils apprenait a le servir au dehors. Des 1'annee m6me de leur retour en France, il elait en] re dans la carriere diplomatique. II y assisla, pour ses debuts, a ces premieres transactions du siecle, qui COMTE I'ORTALIS 845 eurent tanl d'eclat ct qui devaient avoir si pcu de duree! II suivit aux congres de Luneville et d'Amiens le plenipolentiaire Joseph Bonaparte, ct il vit conclure les negotiations glorieuses qui consaererent la gran- deur deja acquisede la France, que ses victoires avaient etcndue jusqu'au Rliin et jusqu'uux Alpcs, el qui redonnerent pour un moment la paix generate an monde. Charge de porter a Paris le traite d'Amiens, il fut le messager heurcux de la reconciliation trop passagerement retablie entre les deux puissants pays rested les derniers sous les armes. Tour a tour pre- mier secretaire d'ambassade a Londres, dc legation a Berlin, ct accredite comme ministre plcnipolenliaire aupres de I'elccleur ai chichancelier de 1 Empire a Ra- lishonne et de la diete gcrmanique, il resta cinq ans dans cette carriere ou il s'etail avance avec rapidite el qu'il aurait parcourue avec dislinction. Mais il en sortit le 2 juin 1805, rappele aupres dc son pere, tout a fait prive de la vue, pour Ctre son auxiliaire dans radminislration des cultes. Komme secretaire general de ce ministere nouveau, il cntra, pen de temps apres, an conseil d'Ktat comme maitre dcs requeles en service ordinaire. II prit part alors a im acte considerable qui completa 1'organisalion des cultes. Get acle fut une sorte de concordat avec la race Israelite. La Revolution frangaisc de 1789 avail relevc 244 COMTE PORTALIS ct affranchi les restes de celte nation, si pelile par 1'espace qu'elle a occupe sur la terre, si grande par Ic role qu'elle a joue dans 1'hisloire, qui, dispersee pen- dant tant de siecles au milieu des aulres peuples, y a vecu, abaissee sous leur mepris, sans rien perdre de ses vieux sentiments, opposant la grandeur de ses m mortals souvenirs a 1'opprobre de ses relations pre- sentes, et resistant a la ruine comme a 1'oppression par ses invincibles esperances. Tires de cet etat d'abaissement et devenus citoyens d'un pays dont il ne leur avail pas ete toujours permis d'etre les habi- tants, les Israelites, pour lesquels la Bible et le Tal- mud formaient le droit en meme temps que le culte, dcvaient renoncer a certaines dispositions de leur an- cienne loi et adopter la morale civile de leur nouvelle patrie. C'est afin de meltre en harmonic les usages juifs et les lois franchises que se reunirent a Paris, en 1806, deux assemblies solennelles de notables el de docteurs en Israel, aupres desquelles M. Portalis ful nomme commissaire, avec M.Pasquier elM. Mole, pour operer cette importante Iransformalion. Dans rassemblee polilique et dans le grand Sanhe- drin religieux, les deputes et les rabbins israelites decidcrent, sous la direction des commissaires impe- riaux, conform6ment aux articles qui leur furent pre- senles pareux, que la famille juive aurait les memes COMTE I'ORTALIS 245 fondements et scrait soumise aux m^rnes conditions que la famille cbretienne; que le juif, rnalgre 1'au- torisation contraire dc la Bible, ne prendrait jamais qu'une seule i'emme par une union contraclee devant le magistral avant d'etre benite dans la synagogue; qu'il ne lui serait permis de la repudier, scion le rit mosai'que, qu'apres avoir fail prononcer le divorce en justice; qu'il reconnaissait avec bonheur la France pour sa palrie, etait oblige de la defendre, sera it glo- rioux de la servir; quele Frangais n'etail pas pour lui le nochri ou 1'etranger du Deuteronome, niais son proprc frere; qu'il etait tenu de remplir cnvers lui lous les devoirs de la cliarile civile, el ne pouvail pas plus faire usage du neschek, on du prel a inlerel, envers ce compatriote par la loi, qu'il ne le faisait envers son ancien compatriote par le sang. Apres les belles et loucbantes deliberations de ccs assemblies, le culte Israelite cut non plusun exercicc lolere, mais une constitution rt'guliere dans 1'Etat; 1'assimilalion des races fut completee sur le sol de la France, la communaule de la regie morale et l'u- nite de la legislation civile y prevalurenl sans obstacle et sans exception. Jamais rieri de semblable n'avait ele accompli parmi les liommcs. Diverses religions, loules protegees par 1'Elal et maintenues, sous sa souveraincte, dans le plcin exercicc dc leurs droils 14. 246 COMTE PORTALIS spiriluels en meme temps que contenues dans les bornes sociales d'un respect mutuel, satisfaites sans pouvoir etre dominatrices, protegees sans pouvoir jlevenir intolerantes ; tout ce qui naissait et vivait en France, formant le meme peuple, possedant les memes flroits, astreint aux memes obligations, soumis a lo meme justice : ce fut la plus entiere homogeneite civile sous la plus parfaile uniformile legale. M. Portalis eul pen de temps apres la douleur de perdre son pere, enleve en 1807 a son respect et a sa tendresse. Son dcuil fut un deuil public. Les restes de ce grand serviteur de la France furent portes au Pantheon avec une pompe nalionale. L'administration des cultes fut laissee quelqtie temps a son fils comme un heritage paternel. Objel d'une faveur perseverante, M. Portalis fut bieritot nomme conseiller d'Etat, cree comle de 1'Empire, charge de la direclion importante de rirnprimerie et de la librairie. II servait plus qu'avec zele, il servait avec admiration. L'autorile a laquejle, toute sa vie, il a porte un respect si continu ne pouvait pas 1'avoir alors pour contradicteur, encore moins pour adversaire. Comment encourut-il 1'ani- jfnadversion de celui dont il n'apcrcevait pas les fautes, neanmoino bien visibles, et qui 1'accusa de le trahir, lorsqu'il n'etait pas me'me capable de le desapprou- ver? COMTE PORTALIS 247 L'cmpercur Napoleon s'etail empare, en 1809, dcs Elats ponlificaux, el il avail fait saisir dans le Vati- can le pape Pie VII, qui de Rome, ou il regnait, avail ote conduit prisonnicr a Savone. Dans la lulte bien inegale qui s'elait etablie cntre le venerable caplif el le mailre du monde, Pie VII s'elait servi de 1'armc plus qu'affaiblie de rexcornmunicalion, dont il avail lance dans 1'ombre, centre Napoleon, des coups qui n'avaient pu I'atteindre. 11 1'avait inquiele davantage en usanl des pouvoirs que lui reconnaissail le Con- cordat de 1801, el il avail refuse 1'institulion cano- riique a tous les eveques designes pour rcmplir les sieges vacanls. II paralysait ainsi dans 1'empire la haute administration religieuse. Napoleon, eludant alors les refus du souverairi ponlife, tit accorder par les chapitres diocesains la supreme juridiclion aux prelals qu'il nommail et qui n'administraienl plus en qualile d'ev6ques, mais de vicaires capilulaires. Lc pape, a son tour, ne souffril point cetlc annulalion indirecle de ses pouvoirs. II adressa de sa prison, soil aux chapilres qui deleguaienl cetle juridiclion dio- cesaine, soil aux eveques qui 1'acccplaienl, dcs brefs inlerdisaril aux uns, sous peiric d infidelile religieuse, de la conferer ; aux aulres, sous peine de desobeis- sance filiale, dc 1'exercer. C'esl 1'un de ces brefs qui attira sur la I6te fort 248 COMTE PORTALIS innocente de M. Portalis 1'explosion de la colere impe- riale. A la morl du cardinal de Belloy, le cardinal Maury avail ele nomme archeveque de Paris. Ce prelat spirituel et ambitieux, que le saint-siege avail recueilli dans sa defaite durant la Revolution, el qu'il avail recompense de la mitre episcopate cl de la pourpre romaine comme un eloquent defenseur de 1'Eglise a 1'Assemblee conslituante de France, lasse sans doute d'etre toujours avec les vaincus, avail delaissela cause du pape captif pour suivre la fortune du dominateur lieureux a qui lout avail reussi jusque-la. II avail porle dans la defection la meme hardiesse qu'autre- fois dans la tidelile. 11 avail accepte, que dis-je? re- cherche le grand archeveche qu'avait refuse 1'onclo meme de 1'Empereur, le cardinal Fesch, et, a defaut de 1'inslilulion canonique, il avail rec,u du chapilre metropolilain les pouvoirs de vicairc capilulaire. Le pape inlerdit auss'ilot, par un bref apostolique, au cardinal Maury 1'adminislration du diocese de Paris, el le rappela a 1'adminislration du diocese dc Mon- lefiascone. Unecopie de ce bref fut cnvoyee de Savone a Tabbe d'Aslros, chanoine de Notre-Dame et vicaire general, qui s'etait fortemenl oppose dans le cha- pilre a 1'investiture delournee que n'avait pas rec.ue sans peine le cardinal Maury. Cousin germain dc M. Porlalis, donl le perc 1'avait ulilemenl employe, COMTE PORTALIS 249 lors du Concordal, dans les negotiations les plus de- licates avec les evques, M. d'Astros etail un pretre ardent et un serviteur resolu du saint-siege. Le 2 i decembre 1810, la veille de Noel, apres avoir assisle, cbez M. Portalis, an repas de famille, M. d'As- " tros prit a part son cousin, et le correspondant du pape montra au conseiller d'Etat de 1'Empereur le bref qui lui avaitete transmis de Savone, el le ques- lionna assez indiscrelement sur ce qu'il avail a en faire. Le Ires-prudent M. Porlalis lui recommanda de le tenir secret, dans I'inter&lde 1'Eglise et dans celui de la religion. Un procbe parent de M. Porlalis, I'abb6 Guairard, qui parlicipail a celle confidence, pressant encore plus M. Porlalis, 1'intcrpella en ces termes : Que dirait le directeur general de 1'imprimerie, si cc bref venait a (Hre clandestinement imprime? - Le direcleur general de 1'imprimerie, repondit M. Porlalis, en empdcherait la distribution et la cir- culation comme d'une piece sans authenticity, suj - posee et dangereuse. - - M. Porlalis nc se borna point a tletourner son cousin d'cn faire usage, il averlit oiricieusemenl son ami M. Pasquier, alors con- seiller d'Elal el prefel dc police, de 1'exislence de ce bref sans lui en designer le depositaire, ce qui n'eul pas ele unc precaution de sa prudence, mais unc delation contraire a son honneur. II ajoula quc Ton 250 COMTE PORTAL IS en previendrait la publicile en declarant aux mem- hres les plus considerables du chapitre qu'ils en se- raient rendus responsables. Le bref ne fut rii publie rri repandu; mais le gouvernement, qui en eut con- naissance, intercepla d'autres brefs dont les disposi- tions plus imperieuses etaient congues en des termes plus alarmants. L'un d'eux, date du 18 decembre, etait adresse directement par Pie VII a Tabbed' Astros pour 6tre communique au chapitre metropolitain de Paris, ct interdisait toute immixtion dans ce diocese au cardinal Maury, que le pape traitail en transfuge el en usurpateur. Napoleon, irrite au dernier point de ^'opposition religieuse qu'il avail suscitee, voulut en arrSter le cours et maintenirl'Eglise dans la soumission par 1'epouvanle. Le l er jan-vier 1811, en recevant dans le palais des Tuileries le clerge melropolitain, il s'arrela devant 1'abbe d'Aslros, qu'il accusa avec emportement dc semer le trouble dans les consciences et de s'elever en factieux centre son aulorite. Apres cetle violenle apo- strophe, le vicaire general, conduit au ministere dela police, fut insidieusement interroge, puis arbitrai- rement enferme au donjon de Vincennes. Se laissant Burprendre a un piege qui lui fut tendu, non-seule- ,ment il avoua 1'existence du bref pontifical doht il avail re^u la copie, mais il convinl de 1'avoir commu- COSITE PORTALIS 251 nique a M. Porlalis ct a 1'abbe Guairard. La scene du palais imperial fuf suivie, quatre jours apres, d'unc scene plus vehementc encore au conseil d'Etat, que vint presider Napoleon. A peine assis, 1'Empereur, dont la colere etait en partie calculee et qui voulait irilimidcr la desobeis- sance religieuse en frappanl un conseiller d'Etat apres avoir fait emprisonner un prSlre, demanda si M. Por- lalis etait present. M. Portalis ayant repondu et s'e- tant leve : Comment, lui dit 1'Empereur, avez-vous ose paraitre dans celte enceinte, apres la trahison dont vous vous 6tes rendu coupable? II reprocha alors a M. Portalis d'avoir el6 cornble de ses faveurs, in- vesti de sa confiance, et d'avoir meconnu ses obliga- tions en recevant communication d'une bulle lancee contre lui. C'est une ingratitude ct unc perfidie, njoula-t-il. Pourquoi n'etes-vous pas venu me decou- vrir Ic coupable et ses machinations? M. Portalis, trouble d'une parcille accusation, ayant repondu que M. d'Aslros elait son cousin : Votrc faule n'cn esl que plus grande, reprit avcc courroux 1'Empereur. Lorsquc quclqu'un est lout a fail a moi, comme vous Teles, il repond de cenx qui lui appartiennent. Ses proches sont affrancbis de toute police et ne relevent que de lui. Voila quelles sont mes maximes; il faut el re loul a moi el tout faire pour moi. En ne m'aver= 252 COMTE FOilTALIS lissant pas, vous m'avez trahi. Yous avez manque a la reconnaissance el a votre devoir : Sortez ! II n'eiait pasaise de repondre a unaussi foudroyant qubique si injuste accusateur, qui erigeail les besoins de son autorite en regies de droit et qui exigeait qu'on fut delateur pouretre lout a fait fidele. Eperdu d'une attaquc a ce point violenle et immeritee,M. Por- lalis sortit, en uisant d'une maniere trop limide qu'il avail la conviction de n'avoir manque a aucun de ses devoirs. II avail recommande de tenir le bref secret, servanl ainsi 1'Empereur par les conseils desa prudence beaucoup mieux quel'Empereur ne seservail lui-memc par les eclats de sa passion. II etait entre vis-a-vis du prefet de police dans une confidence plus quo suffi- sanle : il avail averti sans denoncer. C'est ce qu'il aurail du dire avec fermelts el ce que M. Pasquicr dit avec courage, au milieu du conseil d'Elat conslerne, a l'Empereur qui ne voulul voir qu'un ami dans le defenseurde M. Porlalis, el qui n'ecouta pas avec plus de patience les paroles genercuses que M. Regnaud de Saint-Jean d'Angely hasarda en sa faveur. Le soir m6me, il destitua de tous ses emplois M. Porlalis, qui s'allendail a elre conduit avant le jour dans une pri- son d'Elal el qui en fut quitte pour 1'exi). Get exil, qui dura pres de Irois annees, il put le passer 01* Provence, ou il trouva dc chers souvenirs, r COMTE PORTALIS "253 de (ideles amilies, que ne lui lit pas perdre sa dis- grace, cl les doux travaux des Icllrcs, qui nc pouvaicul pas lui 6 Ire enleves avcc scs fonctions. Les Memoircs de la docle Academic d'Aix, dont il elait membre ct dont en 1815 il devinl, president, conliennent dc lui un fort beau discours et des communications va- riees. M. Porlalis, qui faisait tres-agreablemcnt les vers, y lut me'me des fragments d'un poemc de che- valerie qu'il avail compose au chaleau d'Emcken- dorff. C'est aux Pradeaux, dans les loisirs de sa f6condc relraite, que M. Portalis prepara la grande introduc- tion au livre sur I'Usaye et I'abus de I esprit philoso- phitjue an dix-huitieme siecle. II la publia plus tard, en tele des deux volumes de son pere. Son Essai, comme il 1'appelle, sur ioriyine, I'hisloire et les pro- tjres de la litteratnre francnise et de la philffStyhie, est un tableau abivge de I'esprit humairi dans sa marclie et de I'esprit franc/iis dans sesocuvres. Dans celtc com- position, courle mais subslanticlle, ingenieuse et sa- vante, sc rernarquent des connaissanccs sures et des appreciations fermcs, de fortes maximes el des aper^us tres-fms. Les developpements y manquent, mais les effets y abondent, et, tout en c.ourant sur le sommet des choses, M. Portalis penelre aussi quelque- fois dans leurs profondours. Nullc part il n'a dorme ii 15 254 COMTE PORTAL1S sa pensee des allures plus vives sous une ibrme plus brillante. Depuis longlemps M. Porlalis n'etait plus en exil. Napoleon Ten avail lire quclques mois avanl de tom- ber du Irone. Le 14 decembre 1815, reparant 1'injus- lice du 5 Janvier 1811, il iui avail confere la pre- miere presidence de la cour d'Angers. Du siege de celle magislrature, M. Porlalis vit tomber deux fois 1'Empire el deux fois reslaurer la monarcbie des Bourbons, sans applaudir a aucune chule, rnais non sans adberer a toules les elevations. Son caraclere 1'eloignait de 1'infidelite aularil que de la desobeis- sance, el son esprit Iui fit adopter des ce momenl pour systeme ce que lant d'aulres out pratique alors ct depuis par interet, le service invariable du pays dans la mobile succession de ses gouvernements. Meme en certains cas, on peut dire qu'il poussa bien loin son systerne. Selon Iui, exercer des fonctions sous lous les pouvoirs, c'etail consenlir a etre utile dans lous les lemps. Aider au salutaire mainlien de 1'ordre social, concourir a la sage distribution de la justice) seconder la marche babile de 1'administration, quelle que ful la forme polilique de 1'Elat, n'rlait pas seule- inenl, d'apres sa Iheorie, Ic droit mais le devoir d'un bon citoyen. M. Porlalis en faisait Une obligation fort commode a suivrc ct a laquclle il ne manqua jamais. CONTE PORTAL1S '255 II rcsta loujours fidelemcnt a son poslc, et m6mc il se laissa placer dans dcs posies meilleurs oil ses talents rares lui permettaient de rendre des services plus grands. Sous la seconde Restauration, il devirit conseiller a la Cour de cassation et redevirit conseiller d'Etat. 11 put etre, au sein de ces deux corps, un profond inler- prele de la loi en vue dc la justice, el un savant re- gulatcur de 1'adininistration dans 1'interfit de 1'Etat. II y porta son grand esprit, qui penelrait tout avec aisance et s'appliquait a tout avec surcte; son sens parl'ait, qu'accompagnait toujours la juslesse dans I'elevalion, et son habilete experimenlee, qui ne s6- parait point la convenance du dtoit. Apres y avoir ete fort ulile assez obscurement, il fut appele a remplir une mission qui eul beaucoup d'eclat. La paix, violemmcnt rompue avec le papc sous 1'Empirc, avait ete nalurcllcmeril retablie sous la Res- lauration. Ce gouvernemcnt voulut avoir son Concor- dat, et il le conclut en 1817, a la suite de longues rK'gociatioris. Aussilot que M. de Blacas, ambassadeur dc Louis XVIII, 1'eut sign6 au nom du roi son mailre, la courde Rome voulut le rendre irrevocable, en le ivmlant public. Mais, pour atleindre trop vitc le but, ellrle manqua.Lc Concordat de 181 7 abolissail le Con- cordat ainsi que les articles organiques de 1801* II 256 COMTE PORTAL1S retablissait ouverlement 1'ancien regime de 1'Eglise, ct faisait craindre qu'on ne revint, quand on le pour- rait, a 1'ancien regime de 1'Etat. Dans la France, re- duite aux froritieres de 1790, trente-deux sieges epi- scopauxetaient ajoutes aux soixante sieges qui avaient suffi a la France portee jusqu'au Rhin et jusqu'aux Alpes. Dans cette transaction, le pape, en traitant avec le Roi Tres-Chretien, ne connaissait pas le roi consli- tutionnel, et le roi, en concluant une convention avec le pape, lui sacrifmit une loi. Ces creations mal cori- cues de dioceses mal distribues, ces infractions ou- vertes a notre droit fondamental, ces suppressions par des traites particuliers de regies consacrees par la volonte publique, rencontrerent 1'opposition la plus vive et la plus generale. II y avail alors des Chambres dans lesquelles les sentiments du pays se faisaient entendre et ses interets se faisaient respecter. Elles accueillirent si mal le projet de loi sur la dotation financiere des sieges nouveaux et les dispositions vagues destinees a remplacer les garanties precises des articles organiqucs detruits, que le gouvernement le relira, de peur qu'il ne fut rejete. Mais on ne pouvait pas resler sans relation avec la cour ponliticale, le Concordat de 1801 etant supprjme a Rome, et le Concordat de 1817 n'etant pas admis a Paris. II fallait engager une nouvelle negocialion COMTE PORTAL1S 257 et par un nouveau negociateur. M. Portalis, en- voye a Rome, oil ne cessa point de resider M. de Blacas, fut adjoint a 1'ambassadeur qui avail fait le concordat pour 1'aider a le defairc. Mais com- ment ramener en arrierc la Cour qu'on avail soi- mme pouss6e en avanl, el lui reprendre ce qu'on lui uvait concede? M.- Portalis ful charge de celle negocia- lion difficile et y reussit. II est vrai qu'il y mil du temps. Avec une patience adroite et par uric habilete persuasive, il parvinl, au bout de dix-sept mois, a faire comprendre au sage pontife Pie VII, a 1'aide de rintelligent cardinal Consalvi, la convenance et la necessite de revenir au grand pacte religieux que le Saint-Siege avail conclu dix-huil annees auparavant, et qui avail ramene la France a l'glise. II oblint, a litre de suspension momenlanee, 1'abandon du con- cordat qui venait d'etre conclu ; a tilre provisoire, le relour au concordat qui venait d'etre aboli. Jusque-la, le pape n'avait rcconnu quc I'autorit6 du roi ; M. Por- talis le decida a reconnaitre le regime de la Cliarte el u convenir, dans un manifesle pontifical, des em- pechemenls que les formes constilulionnellcs de la monarchic pouvaient apporlcr aux acles du gouvcr- nemenl. Moyennanl quelques sieges episcopaux de plus, elablis a mesure que le permellraient les res- sources financieres de I'ttal, donl lesChambrcs se- 258 COMTE PORTALIS raienljuges, 1'inslilulion canonique, suspendue pour les sieges qui vaquaient depuis 1809, fut accordee. 11 cst vrai quo ce resullat, fort considerable, sans le pa- raitre, nedevait elre que provisoire. Mais, apres qua- rante et un ans, ce provisoire dure encore et peul 6tre regarde comme defmilif. Ce succes deM. Portalis fit grand honneur a son habilete diplomatique et a son palriotisme religieux. Le concordat et les articles organiques del 801 continuurent a regler les rapports avec Rome et furerit la loi de 1'Eglise \is-a-vis de 1'K- tal. M. Portalis s'associa a 1'une desplus belles oeuvres du temps ; il eut le merite de retablir ce que son pere avail eu la gloire de fonder. Pendant qu'il poursuivait si habilement celte ne- gociation, M. Portalis avail ete nomme membrc de la Chambre des pairs. A son relour de Rome, il siegea dans cette assemblee, ou il se distingua pres de trenle annees par ses profondes connaissances en matiere de legislation et scs sentiments temperes en matiere polilique. Universellernent instruit, infali- gable au travail, doue d'une conception vive, habitue a une redaction promple, pr6t sur tout et ne sc refu- sant a rien, il y eut pen de deliberations importantes auxquellos il nc prit part, pen de grands objels qu'il n'eclairutdc ses abondanles lumieres, ct, soil comme rapporteur, soil comme oraleur, il monlra souvent COMTE PORT.UIS '259 dans 1'examcn ties lois ct dans le jugcmentdes affaires loules les ressourcos d'un esprit solide el lous les merites d'une eapacite eprouvee. Ses talents bien plus (|iie ses gouts 1'appelerent deux fois au gouvernemenl pendant la Restauralion, la premiere comme sous- secrelaire d'Etal dans le dernier minislere moclere du regne de Louis XVIII, la seconde comme ministre dans le seul cabinet liberal du regne de Charles X. En 1828, il entra dans ce cabinet qui tenta d'accorder ensem- ble la dynastic ancienne et la France nouvellc, en conciliant 1'aulorile ri-guliere dc la couronne el 1'es- pritlegilime de la Revolution; qui praliqua avec sin- ceril6 le regime constitulionnel et developpa avec me- sure ces lihertes publiques, voeu fondamenlal el fin inevitable de la grande relbrme dc 1789, honncur et besoin de noire pays, aussi neccssaires a la bonne conduite des affaires dc 1'Elat qu'a la securite des droits des parliculiers, lanl de fois perdues et lanl de fois recouvrees, que leur abus peul comprometlrc, que leur privation fait desircr, dont 1'exercice outre a quelquefois donne 1'injuste degoul, mais dont 1'ab- sence instructive a constamment prepare le retour. L'un de ces retours avail etc decide par les elec- lions liberalrices de 1827, a la suile desquelles avail ele renverse le long minislere qui, duranl six annees, avail gouvcrne pour le comple el dans I'inl6rel d'un - *t> *' 260 CfniTE POP.TAL1S parti, alinquant partout les principes de la Revolu- tion ct partout en menagant les resullats. M. Portalis, sans le poursuivre d'une opposition dec.laree qui n'e- tait pas dans les allures de son esprit, et qui elait moins encore dans les habitudes de son caraclere, avail maintes fois, a la Chambre des pairs, combaltu ses tendances retrogrades. II avail vote contre le re- tablissemenl de 1'inegalite dans la famille civile par le droit d'ainesse; a 1'aide de considerations profon- des, exposees avec unc eloquence grave, il avail fail modifier considerablemenl la loi sur le sacrilege, qu'il n'avait puempecher d'admettre; parunrapporl decisif, il avail rednil le ministerea rctirer leprojetde loi qui aurait aneanli la presse quotidienne deja censuree. Devenu, avec M. de Martignac, membre principal du cabinet nouveau, M. Porlalis y fut d'abord mi- nistre de la justice, puis ministre des affaires etran- geres. 11 prit part a toutes les mesures qui au dehors signalerent une politique liberale avec generosile, au dedans affermirent 1'ordre legal avec prevoyance. Nos soldats et nos savants furent porles sur les plages de la Grece, par un acle de piete spiriluelle el de recon- naissance filiale envers les restes d'un ancien peuple auquel 1'Europe devait les commencements de sa ci- vilisalion et auquel la France allail assurer le reta- blissement dc son independance. Les elections avaient COMTE PORTALIS 201 etc alterees, on les purifia. La sincerite des suffrages 61ectoranx dul fa ire dc la Chambre des deputes la re- presentation exacte du pays, et du vote eclaire des lois 1' expression reelle de ses vocux. La presse, sous- traile an joug de la censure, delivree des proces de tendance, releva desormais pour des infractions pre- cises d'unc justice qui n'eut rien d'arbitraire. Ouvrage de M. Porlalis, la loi destinee a la regir reposa sur des principes conformes a 1'interet general qui, chez une nalion librement constitute, veut que la presse ne soil pas asservie, salutaires a 1'ordre public qui demande qu'elle ne soil pas licencieuse, lui permet- tant de se livrer a la discussion la plus el endue sur les acles du gouvernement saris menaccr son exis- tence, d'eclairer 1'opinion sans troubler 1'Etat. Un ancien et religieux depute de la noblesse d'Aii- vergneaux etats generauxde 1789, le comte de Mont- losier, qui avail fait entendre ces belles paroles a TAssemblee consliluante, lorsqu'elle avail decrete la venle des biens- de 1'Kglise : Yous olez aux eveques leur croix d'or, ils auront une croix de bois, et c'est une croix de bois qui a sauve le monde, avail na- guere, dans une petition celebre adressee a la Cbam- bre des pairs, reclame centre les empietements ilh' 1 - gaux du clerge et contrc 1'existence irreguliere d'une congregation religieuse dont les elablissements con- 2G'2 COMTK I'OHTAUS *-M ""!.- vraicnt deja la France. Rapporteur de celte petition, M. Porlalis avait conclu, au nom tie la Chambrc, a son renvoi au gou\ernemenl et des lors a 1'execulion deslois.Ce qu'il avait propose comme, pair, il 1'accom- plit commo miriislrc. II sut obtenir le retablissement de 1'ordre legal du roi Charles X. dont il eclaira la piete, et auquel il persuada que rcmplir les devoirs d'un prince sage n'etait pas manquer aux obligations d'un catholique zele. II lui lit rend re les deux memo- rabies ordonnances de juin 1828, qui reglerent les drolls respectifs de 1'Eglise et de 1'Etat en matierc d'enseigncmcnt. Plus genereusement dotes, les petits seminaires, qui avaient ele completement transformes en ecoles laiques, ne 1'urent plus appeles qu'a former des pretres, selon leur vroie destination. La societe fameuse que les anciens parlements de France avaient conclamnee, ([ue lous les rois de 1'Europe avaient dissoule, qu'un pape avait abolic et qui, dans huit maisons, donnait a la jeunesse franchise, malgre la loi du pays, une instruction contraire a 1'esprit du temps, recut la defense d'eriseigner. Le rcligieux M. Portalis fit fermer ces maisons interdites par la main m6me du roi tres-chretien agissant en roi con- stitulionnel. L'enseignemenl reprit sa marche regu- liere et fut remis dans tout son lustre. La grande ecole normale precedemmenl licenciee fut relablic, et pin- COSITE I'OIITAMS 205 sieurs lies chaircs les plus elevees dc la Sorbonne vi- rent rcparailre dcs professeurs dont la voix, apres cinq ans de silence, sc lit alors eloquemment en- tendre dans celte docte enceinte, relenlit plus tard dans loute la France du haul de la tribune nalionale avec d'aulrcs voix nori moins admirees, et aujourd'hui ne peut plus elre ecoutee que dans nos seances aca- ' demiques. Us redonnerent a renseignemcnt de la philosophic, de 1'histoirc, de la lilteralure, celte grandeur et eel eclat qui ajoulerent a leur illustra- tion parliculiere commea la gloire publique. En mCme temps que le minislere, dont il faisait partie, preparait 1'organisalion constitutionnelle des commum^s ct des depariemonls, M. Porlalis reglait les malieres des conflils onlre les tribunaux civils et les tribunaux adminisliatil's, et il deciduit que les lois dont le texte ne scrait pas clair el donl le sens parai- trail inccrlain ne seraierit plus interprelees parle con- soil d'Klat, eri verlu du decret de 1807, inais par les Chambrcs legislatives, conformemcnl a la Charte. Sous le regime imperial, I'inlerprelalion dcs lois pouvail etre devoluc au corps qui les avail con^ues; sous le regime const ilutionncl clle devail elre renvoyee aux assemblecs chargecs de les elablir. Ce ministi re, si utile a la monarchic, ne conserva pas longlemps, je ne dirai pas la favour inais 1'appui 264 COMTE PORTALIS du monarque. Ce qui aurait du fairc son merite causa sa chute. Le roi se crut expose par la polilique libe- rale de ses rninistres. Apres un voyage triomphal dans les departemenls de 1'Est, ou il avail etc 1'objet d'enlhousiastes demonstrations, les applaudissemerils accordes au roi constitutionnel encouragerent le roi absolu, et Charles X se iit illusion sur 1'elendue de sa puissance par une fausse interpretation de sa popu- larite. II projeta d'appeler dans ses conseils des hom- ines chers a ses affections, qu'il croyait capables de maintenir dans sa plenitude 1'aulorite royale et qui devaierit la perdre. M. Portalis, qu'on a, bien a tori, accuse d'avoir facilite leur avenemerit au pouvoir, n'oublia rien pour I'empe'cher. Dans un memoire oil la raison la plus prevoyante s'exprimait dans le plus noble langage, ou le sens politique le plus ferme ap- puyait le plus sincere devouement, il fit connaitre au roi 1'etat reel de la France, les exigences de I'opinion, les intere'ls de la couronne; il exposa ce qu'offrait d'avantageux, ce qu'avait dc riecessaire le mode de gouvernement suivi depuis plus d'une annee; il mon- tra ce que provcquerait de defiance dela part du pays, ce qu'entrainerait de perils pour la dynastic un sys- leme differenl mis en oeuvre par des homines redou- les. Son memoire lenait du conseil et de la predic- tion. Mais ni les averlissemenls de sa loyaule, ni les C.OMTE PORTALIS 20.% previsions dc sa clairvoyance n'eclairrerenl et n'arre 1 - teTent Ic roi Charles X. Lorsque la session legislative de 1829 I'ut lerminee, le roi, trouvarit le ministere ebranle par les modifica- tions pen prudcmment apportees dans la Chambre des deputes au projet de loi sur I'adminislration d6- partementale, donna cours a ses desseins, et il forma le cabinet fatal qui, pour etendre sa prerogative, de- vait exposer sa couronne. La veille m&me de la for- mation de ce cabinet, a la ICte duquel etait le prince de Polignac, le 7 aout, le roi fit venir a Saint-Cloud M. Portalis, alors minislre des affaires etrangeres, pour lui demander sa demission et celle de ses colle- gues. II lui dil sans detour qu'il s'elait Irompe depuis deux annees en adoptant leur systeme de concessions, et qu'il avail resolu de changer de ministere pour ne pas compromettre davantage la monarchic. M. Por- talis soutint avec une persistance respectueuse 1'uti- lite de ce systeme, et il assura au roi que, pour la monarchic comme pour le pays, il n'y avail qu'uno seule voic de salut, la pralique entierc et sincere des priricipes dc la Chartc el un regime de legalite abso- lue. II ajouta que les concessions donl parlait le roi etaient les consequences memes de notre droit public et avaienl prod nil d'exccllents effels, comme le roi 1'avail rcconnu en 1828; qu'il n'y avail a se mcnmi- 266 COMTE PORTALIS drc ni sur la situation des choses, ni sur i'elat des csprits ; quc le pays etait dans la defiance, que cette defiance s'accroitrait par le changement de minis- tore, et que le roi, dont les intentions etaient mises en doule, serait dans la necessite de donner de nou- velles garanties, parce qu'en nommant des minislrcs accuses d'etre hostiies au regime constitutional, il faudrait racheter 1'impopularile des hommes par la popularite des mesures. Charles X ayant declare qu'il n'entendait pas plus faire des concessions de choses que des concessions de personnes : En ce cas, dit M. Portalis, je crains que Votre Majesle ne soil contrainte a faire des coups d'Etat. Charles X lui prit alors la main, le regarda en souriant, et ajouta : Croyez-vous queje puisse faire des coups d'Etat sans monter a cheval? Non, Sire, repondil M. Porlalis, et je ne sais encore s'il suffirait, pour y rcussir, que Volre Majeste montat a cheval. Eh bien ! mon cher, coritinua le roi, exa- minez-moi, et voyez si je dois vouloir monter a che- val a mon age. Je ne le pense pas, Sire; mais on arrive souvent ou Ton n'avait pas I'inlention d'aller, en s'erigageant dans une voie qui mene plus loin qu'on n'a cru et qui ne laisse pas la liberte du retour. Crainte prophetique! inutile avis de la prcvoyance fidele a la confiance aveuglee! Le Icndemain meme, COMTE PORTAL IS '207 Ic roi Charles X fil le premier pas dans celte voie sans relour, qui n'avait d'autre issue que.le coup d'Klal et 1'insurrection, et, scion que dans celte lutle de Tau- torite et du droil se declarerail la vicloire, la perle de la liberte ou la chute de la couronne. Moins d'un an op res, il s'acheminait une troisieme fois vcrs la terre (''tranpere, et allail terminer ses jours dans 1'exil. M. Portalis elait sorli du pouvoir pour ne plus y renlrer. Apres la revolution de 1850, il demeura etranger au maniemenl dcs affaires politiques, sans 1'elre aux inlerels fondamentaux du pa}S.,A la Cham- bre des pairs, dont il devint un peu 'plus tard vice- president, il pril unc part active et considerable a lout ce qui se fit en matiere de legislation ct d'etat. Defenseur habile el opiniatre de la constitution essentielle de la pairie sous une monarchic representative et de 1' or- ganisation naturelle de la famille dans une societe bicn re-glee, il ne put pas sauvcr riieredile de 1'unc, mais il preserva rindissolubilite de 1'aulre. Lcs grandes vues et les paroles admirees dc deux orateurs n'avaient pu faire admetlre, par la Chambre des deputes, le principe hereditairc dans la portion de la legislature a laquelle ce principe est necessaire pour 6lre com- pletement independantc ct opporlunemenl conscrva- trice. M. Porlalis ne parvinl pas inieux, au movcn d'un de ses discours les plus solides commc les plus 208 COMTE PORTALIS beaux, a le faire maintenir par la Chambre des pairs. En ce moment, les exigences jalouses de 1'esprit d'ega- lite prevalaient sur les salutaires precautions de 1'es- prit de liberle. L'entrainemenl democratique, en ce qui concernait la famille, etant moins irresistible qu'en ce qui touchail 1'Elat; la raison naturelle et la morale civile pouvaient etre soutenues avec plus de succes pour garder inviolable la constitution domestique. Une memorable lutte legislative s'engagea sur la rup- ture ou 1'indissolubilite du mariage entre la Cham- bre des deputes et la Chambre des pairs. Les deux champions qui tinrent la lice furent deux juriscon- sultes, devenus depuis membres de celte Academic, dont l'un exposa les motifs saisissants qui rendaienl, en certains cas, impossible la duree d'une union deja brisee sans etre dissoute, et dont 1'autre presenta les considerations profondes puisees dans la loi naturelle, dans 1'interet permanent de la famille, dans 1'ordre essenliel de 1'Elat, qui devaient rendre cetle union necessairement indissoluble. Les efforts habiles de M. Odilon Barrot firent retablir le divorce par la Chambre des deputes, et les haules raisons eloquem- ment donnees par M. Porlalis le firent rejeler par la Chambre des pairs. Au sein de cette Academic, dans des occasions'mul- tipliees, il a fait connaitre, jedirais volontiers admirer, COMTF. POIITALIS 269 en matiere de droit, 1'abondance de son savoir, la profondcur de sa doclrine, la fecondite de son esprit. Soil qu'il posat pour vos concours de beaux problemes de legislation et d'liisloire, soil qu'il vous communi- qiiiUses propres vues, aussi fortes qu'elevees, il de- ployait la meme etendue de connaissances, la mme liauleur dejugement. Parmi ses oeuvres academiques, il en est urie qui surpasse les aulres, c'est le vaste et magnifique Traite de legislation comparee qu'il vous a lu sur le Code civil de France et le Code civil de Sar- daigne, promulgues a trente ans de distance, sans que le plus recent se soil place au niveau du plus an- cien. M. Portalis embrasse leurs dispositions sur les personnes, sur les biens, sur les contrats dans leur ensemble et les apprecie dans leur detail, avec une puissance et une surete egales. Des deux codes, dont la distribution est la m6me et dont 1'esprit est diffe- rent, puisque le Code sarde, retrogradant vers le passe, restaure dans 1'Ktat 1'elemcnt religieux et retablit dans la famille rinegalite arislocratique au lieu de la regie seculiere et de requite sociale, consacrees par le Code francjais, 1'un est la copie volontairement imparfaile et systematiqucment inferieure de 1'autrc. M. Porlalis saisit et developpe les consequences diverscs quo pro- duisent des principes opposes. Juge accompli dcs le- gislations civiles qu'il decompose en savant, el qu'il 270 COMTE PORTALIS apprecie en jurisconsulte, il ne se conlenle pas de faire voir ce qu'elles sont, il ose dire ce qu'elles devraienl etre, el signale les changemenls heureux que pourrait recevoir le code merne le plus perfectionne. Le ma- gistral peut apprendre de lui a mieux connailre 1'es- pril de la loi, et le legislateur a en ameliorer quelqucs dispositions. Je ne saurais ometlre Tun de ses ecrits les plus recommandables el qu'il publia dans un moment bien trouble. Qui ne se souvient de 1'annee 1848, ou s'ac- complitune revolution sans raison fondee comme sans objet ulile? Cette revolution renversa le gouvernement tempere et liberal qui, sorti du triomphe de la loi en 1850, ne 1'avail pas une seule fois enfreinte; qui, fidele aux conditions de son origine, a 1'esprit du temps, au voeu du pays, n'avait viole aucun droit, retire aucune garantie, et avail maintenu la France dans la prosperite la mieux affermie, sous la legisla- tion la plus rassurante, avec la liberle la plus elen- due. A la suite de ce bouleversemcnt politique, lout 1'ordre social fut mis en queslion. Des secies ignorantcs et violentes, meconnaissanl la nalure de 1'homme, les sentiments de la famille, les lois du travail, les droils de la propriele, les conditions des gouverncmcnts, les besoins des socieles, visaient, par des syslemes im- praticables, a des arrangemenls impossibles. Nccs COMTE I'ORTALIS '271 d'un grand desordre dans les idees, elles nc pouvaienl que jeler un grand trouble dans 1'Etat, comprometlre les droits reels a la recherche de droits chimeriques, perdrc par les armes ce qui avail ete precedernment acqnis par les lois, el briser la liberte centre deux ecueils bien connus sur lesquels elle s'etait deja per- due une fois, ct qui ne pouvaient pas 6lre evites dans 1'orageuse traversee de la republique. Apres avoir fait la guerre au sens commun, elles livrerent bataille a la societe civilisee. Elles furent vaincues, mais leur deroute ne suflit pas. II fallait achever 1'ceuvre malerielle dcs armes par 1'action morale des idees, ot poursuivre dans les esprits les dangereuses doc- trines qui avaient et.e defaites dans les rues. Depositaire des sciences sociales, I'Academie fut in- vitee par le chef du gouvcrnemcnt, le general Cavai- gnac, a en repandre les salutaires principe?. Elle le iit a 1'aide de. la philosophie, de la morale, dc la legisla- tion, de reconornie politiquc, de I'liistoire, dans de petits trait6s contenanl des notions vraies exposees dans un laugage simple, et developpant une science saine avcc une sollicitude persuasive. Parmi ces trailes se trouventceux de M. Portalis sur 1'Homme el la Societe. M. Portalis y perietre jusqu'au fond do la nature hu- maine el y assoit les bases dc 1'ordre social. II etablil que riiommese montrc loujoursa 1'elal d'association, 272 COMTE PORTALIS et qu'il a ete partout le meme avec des differences qui viennent des temps ou il est ne, des lieux ou il a vecu, des agregations politiques dont il a fait partie et qui constituent des nationalites que M. Portalis ap- pelle les vetcments exterieurs de Phumanite. Interro- geant 1'homme en lui-meme pour connaitre la loi de sa nature, 1'eludiant dans 1'histoire pour indiquer la loi de son developpement, il ne construit pas de sys- lemearbitraire dissociation politique; il suit le grand plan de la Providence, d'apres lequel se forment les nations et s'accomplissent les destinees generales du genre humain. Dans cette belle elude M. Portalis demontre que la societe est 1'union morale des hommes, et n'en est pas la combinaison mecanique, ce qui fait que la so- ciete est formee pour reudie les hommes libres et heureux, et que les hommes ne sont pas destines a devenir les ressorts contraints de la societe organisee. L'homme, en un mot, est la fin de la societe, et la so- ciete est un moyen pour I'homme. Au lieu d'etre un rouage vivant de cette machine agitee ou, d'apres les novateurs, il a sa fonction bornee comme sa place restreinte, I'homme doit se servir d'elle pour jouir avec plus d'etendue de sa liberte, et pourvoir avec plus de securite a son bien-etre. Aussi M. Porlalis renvcrse ces conceptions fausses, refute ces dangereux COMTE I'OIITALIS 215 systemcs, contraires a la raison, qui les repousse, a la morale, qui les condamne, et a la sociiHe humaine, dont ils meconnaissent les causes, bouleversent les lois et aneantiraient les progres acquis. Observateur profond dc 1'homme, theoricien eloquent de la fa- mille, organisateur judicieux de 1'Ktat, docte appre- ciateur de la civilisation, il a mis dans ces deux pelits traites un savoir solide, un sens imperturbable et un talent rare comme son esprit. Mais nulle part sa superiorile n'a etc plus eclalante qu'a la Cour de cassation, oil il a siege 'durant trcnlc- liuit ann6es, d'abord comme consciller, ensuite comme president de chambre, et depuis 1829 comme pre- mier president.il yelail prise d'aulant plus haul qu'il y elait vu de plus pres, et ceKc grande compagnie re- connaissail en lui son legitime cbef, moins a la pree- minence du rang qu'a 1'aulorite du savoir et de 1'es- prit. M. Portalis aimait les travaux de 1'audience, et il y etait assidu. Taut que duraient les debals, il ecoulait imperlurbablement la discussion, a laquelle il laissail la plus entiere lalitude, ct il supporlait les longueurs dcs avocats on leurs redites sans les interrompre ja- rnais. II repetait voloritiers cette belle parole de Mine le Jeune : Patieiitia jj/r//m, matjna pars justitix, la patience du juge est uue grande partie de sa justice. Si la vertu du magistral se moutrail a 1'audience, sa 274 COMTE PORTALIS raison se deployait dans la chambre du conseil. Les deliberations inlerieures acquierent une grande importance a la Cour de cassation, qui est le siege d'un enseignemenl doctrinal intermediaire entre les expedients de la pratique et les abstractions de 1'ecole, cl ou les questions s'elevent a la generalite des prin- cipes du droit, sans pouvoir sortir des limites du fait precis que le proces particulier offre a juger. M. Por- lalis y parlait le dernier, el il nltendait que chacun cut developpe son opinion pour faire corinailre la sienne. Alors que tout semblait avoir ete dit dans la discussion epuisee, apres que tant d'arguments divers avaient ete produits par tant d'esprits differenls, il lui arrivait frequemment dc presenter la question sous un aspect nouveau, et loujours d'en agrandir la por- lee. II avail une aptitude parliculiere a rendre raison des motifs vrais de la loi et a y ramener les solutions juridiques. Familier avec le droit public et le droit des gens, avec les legislations et les lilteratures etran- geres, verse dans la connaissance de I'histoirc, en pos- session des theories general es et fort au courant des problemes philosophiques, il voyait les questions de haut et les abordait par les grands col6s. Le magis- tral de la Cour de cassation s'identifiait avec le'legis- lateur. II comprenait a fond la mission de celte Cour Conservatrice des regies legales, et n'oubliait jamais COMTE PORTALIS 275 que, jugc des arr6ls ct non des proems, elle etait uni- qucmcnt ileslinec a ramener les tribunaux au strict respect de la loi et a son inviolable observation. II sa- vait et il enseignait que la jurisprudence de la Com' de cassation, commenlaire vivant et supplement per- petuel de nos lois, gardienne speciale de leur unite, doit, comme elles, aspirer a la generalile des deci- sions, et, comme elles, ne fa ire aucune acception des personnes. C'est ainsi que durant tant d'annees, place a la tele du grand corps charge d'etre le regulateur supreme des tribunaux, il a plus qu'un autre contri- bue a prevenir I'arbitraire dans la justice en maintc- nant 1'empire du droit, et concouru a assurer cetle uniformite de jurisprudence qui affennit 1'unite de legislation. Pres d'un quart de siecle, la Cour de cas- sation, ou il a moins cherche a commander qu'a con- vaincrc, et oil il a toujours etc suivi sans vouloir ja- mais conduire, 1'a considere comme sa lumiere et su gloirc. II aurait pu l'6tre encore, lorsqu'il fut enleve a ses travaux judiciaires dans la plenitude de ses haules facultes. En le voyanl quitter un siege qu'il avail tant illuslre, il fut pennis dc rcgretler que hi Cour de cas9ation nc put s'honorcr de ses vieillards ct profiler des bienf;iils de leur experience. Retire' depuis lors a Passy, il y vecut dans unc mai- son agitable et modeste qu'il y avail fait construire 276 GOMTE PORTALIS lui-meme, au milieu d'un jardin dont il avail plarile les arbres. Tous les samedis, il quillait sa relraitc pour vcnir a vos seances, ou il elait aussi heureux qu'assidu. II ne manquait pas non plus d'assister aux diverses assemblies de bienfaisance dout il avail loule sa vie mele les ceuvres aux ocuvres de la juslice, conli- nuanl a elre utile la en depit de son age qui s'opposail a ce qu'il le Ml ailleurs. Aider 1'inforlune a lous les degres ne 1'avail pas moins occupe que servir FElat dans toules les posilions , el il savail elre obligeanl avec autanl de bonne grace qu'il meltail de soin a etre secourable. Les nobles plaisirs de 1'intelli- gence avaienl pour lui un altrail presque egal aux douces salisfaclions dc labonle. II s'y livra jusqu'au bout. 11 poursuivail d'un espril ferme des Iravaux qui sonl malheureusement restes inacheves, el, d'un style qu'animaient les souvenirs de ses jeunes ans, il relra-' c,ait dans des Memoires hisloriques, commences Irop lard el arretes Irop lot, les tableaux les plus exacts comme les plus inleressants des temps passes; il y racontait les scenes de la revolution dans des pages inslructives et emouvanles. II ecrivait les dernieres, la veille meme de sa morl. Tous les ans, avec la louable curiosile deconnailre ou dans le desir toucliaril de se rappeler, il entre- prenait un voyage, a 1'aulomne, avani d'aller aux COMTE 1'ORTALIS 277 Pradeaux passer sous Ic soleil dc la Provence les mois Ics plus rudes de 1'hivor. En 1857 il avail parcouru 1'Allemagne, et il avail fail comme une visile d'adieu a celle Icrre qu'il appelail sa seconde patrie, parce qu'il lui avail du sa compagne bien-aimee. J'ai voulu revoir, dcrivait-il avec emotion, le Holslein el Dresde, aim de relicr les deux bouts de ma vie et de respirer encore une ibis 1'air suave que nous avions respire ensemble. Dans ce pieux pelerinage, il etail accompagne dc ses pelils-enfants et de leur mere, la fille de son vieux ami Mounier, madame Frederic Por- talis, qui ne le quittail jamais et qui, par son aimable espril el les soins devoues de sa filiale affection, a re- pandu tant dc charmes el de si grandes douceurs sur sa vieillesse. Ce voyage devail etre le dernier. M. Porlalis avail fini sa quatre-vingtieme annee et il touchait au mois d'aout, pendant lequel il n'enlreprenait jamais rien. C'etail pour lui un mois funestc, rcmpli des plus trisles souvenirs el tout traverse de funerailles. II avail perdu son pere le 25 aout 1807 ; le 25 aout 1Sli, sa mere, atteinte d'une maladic de cocur, avail succombe aux emotions de cc douloureux anniversaire; a quelqties annees d'intervallc, il avail vu mourir le 25 aout deux de sesenfants en bas age. Sa fernme avail ete f rap pee au mois d'aout 1858, et c'elail aussi au mois d'aout 1C 278 COMTE 1'ORTALIS 1846 que son fils aine, enleve a la magislrature ou il conlinuait 1'honneur de son nom, avail laisse dans le deuil une famille dont I'ai'eul etait devenu le pere. M. Portalis apprehendait le relour de ce mois funebre qui lui rappelait tant de malheurs et qui pouvait en apporter quelque nouveau aulour de lui. Le l cr aout 1858, il ecrivait a Tun de ses fils : Voila ce fatal mois d'aout qui commence. Quelques jours apres il n'elait plus. Dans la nuit du 4 au 5 aout, il quitta dou- cement la vie, dont, la veille meme, il etait en pleine possession. Les tristesses de la maladie lui furent epargnees cornme les angoisses de la inort. Presquc debout, il fut frappe soudainement, et, sans eprouver une souffrance, sans pousser un soupir, il s'eteignit enlre les bras de ses petits-enfants. Si la mort le saisit, elle ne lesurprit pas. Le vieillard y etait prepare par son age, le chretien 1'attendait avec une pieuse resi- gnation, et 1'homme juste, qui avail fait souvent du bien a ses semblables et ne leur avait jamais fait de mal, 1'accueillait avec une serenite contiante. H A L L A M NOTICE Ml A LA -I \M I PI'BLIQUF. \ \ M I: I I I HI' V JANVIER 1SG2 Messieurs, Y a-t-il une philosophic de 1'histoirc? Les fonda- teurs de volre Academic 1'ont pcnse. Us n'ont pas admis qne 1'hisloire flit une succession d'evenemenls arbitrages deponrvus dc signification ct de lien. Us ont cru que les fails humainsont leurs lois aussi bien que les fails materiels. Us ont done compris 1'hisloire generale au nombre des sciences qui inleressenl 1'or- dre moral et polilique, et ils en ont fait une grande section de volre Academic. Sans doule cc qui n'esl pas variable de sa naluro 280 HALLAM pent seul donner lieu a une science exacte. La liberle de 1'homme se refuse a se laisser enfermer dans des cadres inflexibles. L'humanite ne suit pas une marche dont on puisse calculer tons les mouvements. Elle s'avance par des routes qu'elle rie connait souvent qu'apres s'y etre engagee, vers des fins qui s'agran- dissent a mesure qu'elle en approche. C'est successi- ment qu'elle acquiert des connaissances de plus en plus etendues, qu'elle puise tout a la fois dansl'obser- valion de la nature et dans 1'etude d'elle-meme. Ainsi se forme I'experience. Nier le pouvoir de 1'experience serait meconnaitre notre plus beau privilege, noire evidente el noble des- tination. Pourquoi 1'intelligence nous aurait-elle ete donnee, si nous n'etions pas fails pour apprendre? pourquoi la volonte libre, si nous ne devious pas nous en servir pour nous redresser et nous ameliorer sans cesse? Si 1'experience n'est ni soudaine ni complete ; si -la verite ne dissipe pas entierement 1'erreur, si les lumieres de la raison n'empechent pas toujours les egaremenls de la passion, il ne faut pas en conclure la vanile de 1'experience. Encore insuffisante, elle ri'est cependant pas inutile, et viendra le temps on la ve- rite, plus repandue, reduira 1'erreur moins obslinee, 011 1'ordre croissant de la justice Tempoi'lora sur la turbulence affaiblic de la passion. II ALL AM 281 Cette experience du genre Immain, 1'liisloire 1'ac- croil et 1'etend. Elle le fail moins encore par des recits qui plaiscnt on des peinlures qui erneuvent, quo par des reclierclies approfondies qui penelrent les causes cachees des tivenements, au moyen de considerations qui en font saisir 1'enchainement et la porlee, a 1'aide de jugements honneHes, d'ou sorlent des lemons pro- pres a clever les hommes et ces grandes lueurs qui servent a guider les peuples. C'est cetle mission mo- rale de rhistoire que M. Hallam s'est surtout pro- posee ; c'est elle aussi qui a consacre son nom. M. Hallam occupe une place a part, une place emi- riente parmi les historians contemporains les plus celebres, et, en Anglelerre, il est a la tele des rares hisforiens qui out porte, dans la connaissance et le jugement du passe, la penetrante clairvoyance d'un esprit libre et la ferine equite d'uri esprit pliilospphi- que. Aussi avez-vous compris de bonne hcure parmi vos illustres associes le savant auteur de r Europe au moyen aye, cette vasle composition dans laquelle il embrassc d'une vue haute et puissante dix siecles de 1'exislence soeiale et de la condition spiriluelle du nionde occidental; 1'habile ecrivain qui a donne une grande histoire politique de 1'Angleterre, a partir de 1'epoquo des invasions jusque vers nos temps, en re- lrac,ant sa libre constitution qu'il a saisiedans ses ori- 10. 282 11 ALL AM gines, suivicdans salente formation, exposee dans ses laborieuses vicissitudes, el monlree dans la perfection de son esprit comme dans la beaute de son meca- nisme ; enfm 1'appreciateur judicieux de la litterature de 1'Europc pendant les Irois siecles ou se sont deve- loppees avec un eclat varie dans chaque pays les let- tres et les sciences qu'il a presentees quelquefois en critique delicat, toujours en docte historien. Henry Hallam naquit a Windsor le 9 juillet 1777. II olait fils unique d'un dignitaire tres-dislingue de 1'Eglise ariglicane, le docteur Jean Hallam, chanoine de Windsor et doyen de Bristol. Remarquablc par unc certaine candeur antique et par la sainte honnetete de toute sa vie, fort verse dans les lettres humaines quoi- quc adonne avec preference a la culture des lettres sacrees, le pere laissa au fils riieritage d'unevertu qui ne pouvait pas etre surpassee et d'un savoir qui fnt par lui singulierement agrandi. Origiriaire de Boston, dans le comle de Lincoln, la famille de M. Hullam elait ancienne. Vers les commencements du quirizieme siecle, ellc avail dormc au siege de Salisbury un eve"- que qui fut depule du clerge anglais au concile de Constance, celte grande assemblee representative 3e la cbretiente encore unie, convoquec pour reformer II ALL AM S83 1'Kglise, com me on le disait alors, dans son chef et dans ses membres, en rendanl 1'aulorile du ponlilicat moins absolue et la conduile du clerge plus reguliere. Comme la reforme ne put pas s'operer alors legale- ment dans le pouvoir et dans les moeurs, elle s'accom- plit plus lard revolulionnairement jusque dans le dogme. La famille de M. Hallain 1'embrassa avec ardeur. II parait m6mc que la plupart de ses ancfitres appartiennent a la secte austere des puritains, dont il lui resta quelque chose, sinon dans les croyances, du moins dans les sentiments. Sa mere, S02ur du doc- tcur Roberts, prevot d'Eton, (cm me d'un rare merite, lui communiqula les dons d'une intelligence ferme et d'une dme delicate. Le jeurie Hallam, des son enfance, montra un talent inaccoutume. A I'age de quatre ans il parcourail loute espece de livres, et il ecrivait des sonnets a 1'dge de dix ans. Ses vers se lisent encore dans le rccueil des Muses d'Elon, college celebre fondt3 par Henry VI, (Veqiienle par ce que 1'Angleterre off re de plus eleve ou de plus opulent, qui, apres avoir ete 1'ecole du pere, devint celle du fils, dc 1790 a 1794. D'Elon, ou il avail ele le plus remarque des ecoliers, il alia, comme eludiant, poursuivre ses etu- des universitaires a Oxford, et y prit ses grades acade- miqucs en 1799. Le siecle linissail, lorsqu'il sorlit de I'l'iiivcrsite 284 II A I. LAM pour entrer au barreau. M. Hallam fut d'abord avocal et suivit les assises dans le circuit d'Oxford en y plai- dant durant quelques annees. Sans avoir cetle concep- tion prompte, cette nrgumentation vive, cotte chalcur feconde, celte elocution soudaine et brillante qui font les habiles avocals et les orateurs eclalants, il etail doue d'une penetration si grande, il avail un esprit si vigoureux, un sens si juste, il acquit de la loi une connaissance si etendue et si profonde, il etait capable de raisonner avec tant de force et de parler avec tant d'autorite que les plus hautes dignites de la raagislra- ture, reservees en Angleterre aux hommes les plus emineuts du barreau, lui auraient etc tot ou tard accessibles. II aurait pu s'asseoir un jour sur le bane du roi, comme grand juge, et pout-Sire meme sur le sac de laine comme cbancelier; mais sa vocation 1'en- trainait ailleurs. II rechercba une autre magistrature, et il abandonna la plaidoirie pour 1'histoire. Si son genie nature! Ty destinait, son heureuse posi- tion lui permit de s'y preparer avec maturite. Bien jeune encore, il disposa d'un revenu qui lui assurait une enliere independance et le laissait maitrc de bicn faire en le dispensant de faire vile. A sa fortune berc- ditaire il ajoula la relribuliori d'une charge de CQmmis- saire au bureau du timbre. G'etait un office qui occu- pail peu et qui rcndait beaucoup. M. Hallam eut ainsi HALL AM 285 le loisir ct le moyen d'apprendre tout cc qu'il fallait pour etre un savant historicn, tandis qu'il possedail les dons superieurs qui Tappelaicnt a elre uu liistorien philosophe. II avail deux genres d'espril, qui, sans s'exclure, s'unissent rarement ensemble : 1'esprit d'observalion et 1'esprit de conclusion. 11 avail eludie les langues et les auteurs de 1'antiquite, comme les. savaient trois siecles auparavant les erudits de la Re- naissance. Le gout des lettres, dont il aimait les mdles beaules ou les irreprocbables delicatesses, lui inspira pour la naissanle et deja celebre Revue d'fidimbourg des articles d'une crilique elevee et severe, qui le firent appeler avec ironic le classiqne Hallam par lord Byron, dans une satire ou, a cole des meriles ecla- lanls du poe'le, se revelaient les anirnosites orgueil- leuses de I'liomme. Acette forte litterature M. llallam joignit la connaissance parfaile des langues de 1'Eu- rope et I'elude approfondie de son bisloire. Bien qu'il eut monlre un lalenl precoce, il fut un aulcur lardif. Ce n'est qu'apres plus de dix ans de recbercbes opinialres el d'un travail fucond, qu'il lil parailrc, en 1818, son premier livrc : r Europe an moyen Age. En qualre volumes il embrasse dix siecles d'hisloire, ct dc quellc bisloire ! La fin violenle d'un monde et 1'cn- fanlemcnt confus d'un aulre. Depuis 1'invasion des peuples quc la Providence semblait tenir en reserve '288 Jl ALLAN dix-huilieme siecle, qui, se plaisant dans les idees, avait pour ainsi dire les fails en dedain, et dont les genereuses aspirations vers 1'avenir elaient les con- damnations systemaliques du passe; ne et eleve dans cette Angleterre passionnee et opiniatre ou les senti- ments decident surlout des pensees, et les pensees se transforment si souvent en habitudes, M. Hallam ne recut aucune des preventions de son temps, ne prit aucun des prejuges de son pays. II porte dans 1'his- loire une vue haute, un sens net, une intelligence libre, un art simple. II n'embrasse pas les evenemenls dans des recits etendus, la forme de ses 'ouvrages s'y oppose ; il ne les colore pas dans des scenes animees, la nature de son talent ne s'y prete pas; au lieu de raconter, il expose ; au lieu de monlrer, il explique. II a encore plus 1'intelligence que le sentiment des temps passes ; il en penelre la signification bien mieux qu'il n'en reproduit la vie. II manque de cette imagi- nation qui fait les grands narrateurs, tandis qu'il est doue de cet esprit vigoureux qui fait les grands juges. Les uns animent 1'hisloire comme des poetcs, les autres la comprcnnent comme des philosophes. Les premiers y offrent les homines en spectacle el lirerit des eveneinents un drame ; les seconds traduisenl les * fails en enseignemcnls et donnent les peuples en cxemple. 11ALLAM 289 M. Hallam sc place cntre les historians purcmcnt narralcurs et les hisloriens tout u fait philosophcs, aussi savant et plus scrupulcusement exact que les premiers, aussi penelrant et plus circonspect dans ses conclusions que les seconds. Sur tous les objets dc quclquc importance pour la societe humaine, la for- mation dcs Etats, le regime des mocurs, 1'origine et le developpement des institutions, il recueillc les lemoi- gnages les plus certains comme les plus solides, et des hauteurs d'une science etendue, avcc une raison lerme, il prononce des decisions magistrales. C'est en effet un magistral de 1'histoire. II erige son tri- bunal au milieu des generations pass6es donl il juge les faules pour 1'exemple et au profit des generations futures. 11 n'admet pas que les mediants actes trou- vent leur excuse dans la perversile des temps, ct les vices d'uri siecle ne le rendent pas indulgent pour les ecarts des bornmcs. Les violences et les corruptions, la faiblesse ct la tyrannic, les maux de 1'ignorance el le mepris dc I'liumanile, lout ce qui nuit, alterc, trouble, opprime, abaisse, il 1'enveloppe, avec une volonte clairvoyante non moins que par une vcrlucuse equite, dans les severites inslruclivcs de scs juge- ments. Dix ans apres qu'eul paru ce premier el grand ou- vrage, M. Hallam publiail un livrc d'un inleret in- 17 290 HAL LAM comparable pour son pays, et il apprenait au monde comment un peuple que 1'exigiiiite de son territoire, la tristesse de son climat, la defaveur de sa position, devaient laisser dans un rang inferieur parmi les peuples, s'etait eleve si haut par 1'excellence de ses institutions ; etait devenu le plus opulent en etant le plus libre, le plus habile en etant le mieux gouverne ; avai't supplee aux disgraces anciennes de la nature par les precoces fecondites du travail, surmonte la petitesse de son sol par la grandeur de sa puissance, domine les mers par ses vaisseaux, repandu ses pro- duits sur les continents, et couvert de ses etablisse- ments la terre parcourue avec une infatigable am- bition. Ce livre que donna M. Hallam en 1827 etait VHistoire constltutwnnelle de I'Anyleterre. Si , aux cinq volumes qu'il presente, on reunit le troisieme volume de I' Europe au moijen dye, qui concerne ega- lemerit 1'Angleterre, on a 1'liistoire savante et com- plete de la societe, de la legislation, de la politique de ce grand pays, depuis 1'invasion des Anglo-Saxons jusqu'au regne du Hanovrien Georges HI. On remonte aux origines loinlaines de la constitution anglaise, on suit les developpements qu'elle regoit, on voit s'ac- complir les crises laborieuses d'oii elle sort plus forte et, a la iin, tout a fait achevee. M. Hallam ne separc point 1'hisloire des institutions de celle des evenc- HALLAM 291 menls, et les homines figurent dans scs habiles ap- preciations autarit que les clioses dont ils sont tout ensemble les instruments et les auteurs. Son livre est le code historique des droits nationaux, et porte sur- tout lemoignage des efforts seculaires d'un grand peuple pour parvenir a 1'heureux gouvernement de Iui-m6me. Comment s'est opere cet etablissement unique dans les siecles qui onl precede le notre ? Comment se fit- il que la socicle anglaise, composee presque des mmes elements que les aulres Etats de 1'Europe, se constilua tout aulrement qu'eux? La forme de son gouvernement en effet ne ressembla d'abord ni a la constitution federate de 1'Allemagne, ni a la consli- lulion republicaine et seigneuriale de 1'Italie, ni aux constitutions qui aboulirent a la monarchic absolue en France et en Espagne. Pour la grandeur de 1'An- gletcrre et 1'honneur du peuple anglais, clle conserva intact le pouvoir royal et finil par le contenir; elle admit la liberte publiquc et parvint a la regler. Elle ne rcndit pas la it)yaute impuissante ou absolue, cc qui 1'annule ou la perd ; elle ne fit pas, des barons feodaux, uric troupe desunie de petils souverains lur- bulcnls, \ou6s a la tyrannic ou a la sujetion ; elle ne transforma point les villes affranchics en republiqucs dcsliiiecs a devenir la proic d'un usurpalcur ou d'un 290 HALLAM comparable pour son pays, et il apprenait au monde comment un peuple que I'exiguiite de son territoire, la tristesse de son climat, la defaveur de sa position, devaient laisser dans un rang inferieur parmi les peuples, s'etait eleve si haut par 1'excellence de ses institutions ; etait devenu le plus opulent en etant le plus libre, le plus habile en etant le mieux gouverne ; avai't supplee aux disgraces anciennes de la nature par les precoces fecondites du travail, surmonte la petitesse de son sol par la grandeur de sa puissance, domine les mers par ses vaisseaux, repandu ses pro- duits sur les continents, el couvert de ses etablisse- ments la terre parcourue avec une infatigable am- bition. Ce livre que donna M. Hallam en 1827 etait I'Histoire constltutlonnelle de I'Anyleterre. Si , aux cinq volumes qu'il presente, on reunit le troisieme volume de I' Europe au moyen aye, qui concerne ega- lement 1'Angleterre, on a 1'histoire savante et com- plete de la societe, de la legislation, de la politique de ce grand pays, depuis 1'invasion des Anglo-Saxons jusqu'au regne du Hanovrien Georges III. On remonle aux origines lointaiiics de la constitution anglaise, on suit les developpements qu'elle regoit, on voit s'ac- complir les crises laborieuses d'ou elle sort plu forte et, a la iin, tout a fait achevee. M. Hallam ne separe point 1'histoire des institutions de celle des evenc- HALLAM 201 menls, ct les hommes figurent dans scs habiles ap- preciations aulant que les choses dont ils sont tout ensemble les instruments et les auteurs. Son livre est le code historique des droits nalionaux, et porte sur- tout temoignage des efforts seculaires d'un grand peuple pour parvenir a 1'heureux gouvernement de Iui-m6me. Comment s'est opere cet etablissement unique dans les siecles qui onl precede le noire ? Comment se fit- il que la sociele anglaise, composee presque des m6mes elements que les autres Etats de 1'Europe, se constilua tout aulrement qu'eux? La forme de son gouvernement en effet ne ressernbla d'abord ni a la constitution fedcrale de 1'Allemagne, ni a la consti- tution republicaine et seigneuriale de 1'Ilalic, ni aux constitutions qui aboutirent a la monarchic absolue en France et en Espagne. Pour la grandeur de PAn- gleterre et 1'honneur du peuple anglais, elle conserva intact le pouvoir royal et linil par le contenir ; elle admit la liberte publique et parvinl a la regler. Elle ne rcndit pas la royaule impuissanle ou absolue, cc qui 1'annule ou la perd ; elle ne fit pas, des barons feodaux, uric troupe dcsunie de pelits souverains lur- bulcnls, voues a In tyrannic ou a la sujelion ; elle nc transfonna point les villes affranchics en republiqucs dcstinecs a devenir la proic d'un usurpalcur ou d'un 292 HALLAM conquerant. Par la plus harmonieusc des combinai- sons, elle reunit ensemble la royaute qui, represen- tant 1'unite de 1'Etat, agrandit son territoire cl sa puissance; la grande noblesse qui, fbrmant une aris- tocratie prevoyante et habile, fonda les institutions libresdu pays auquel elle donna un esprit altentif et des desseins suivis ; la classe independante des pro- prietaires territoriaux et des communes urbaines, qui, admise a son tour dans le conseil national, y apporta avec la jalousie de ses droits et la clair- voyance de ses interets, 1'attachement le plus fier et le plus devoue a une patrie dont elle contribuait a regler les lois et a conduire les affaires. C'est ainsi que s'associerent peu a peu dans une action commune les trois principes monarchique, aristocratique, po- pulaire, qui ailleurs se conslituerent a part et se do- minererit reciproquement. Les institutions politiques et les libertes civiles de 1'Angleterre, sorties du fond de la societe anglaise, eurent d'abord pour fondateurs et longtemps pour soutiens les principaux rnembres de 1'aristocratie ter- ritoriale, qui, vers les commencements du treizieme siecle, contraignirent la couronne a donner, a jurer, a observer la grande Charte. (Euvre liberate d'un siecle violent, coriqufile genereuse d'urie classe par- tout ailleurs oppressive, la grande Charte consacra II ALL AH 293 les clroits cssentiels du pays, ellc prepara la liberte individuelle do lout sujel anglais au moyen de la jus- lice du jury, et jela les fondements de la puissance legislative de tout le peuple anglais par 1'etablisse- ment du grand conscil national, dans lequel les de- putes des communes prirent bientot place a cdle des lords et qui rec.ut le nom de Parlement. Des le qua- torzieme siecle, la forme politique de 1'Etat fut fixee ; son administration judiciaire, qui remontail surlout aux Anglo-Saxons, fut perfectionnee ; son regime feo- dal, qui venaitdes Normands, fut adouci, et le parle- ment, assemblee commune des deux races, conque- rante et conquise, devint 1'inslrument legal de leur resistance et de leurs voeux. II ne faut pas croire cependant que ces belles in- stitutions aient ete aussi bien observees que prompte- ment reconnues. Les moeurs en Angleterre ont ele longtcmps en relard sur les lois. Malgre 1'adoption de la grande Charte et la convocation assidue des parlc- ments ; bien que le droit ^'habeas corpus et le juge- ment par jury prolegeassent la suret6 des personnes, que le vole des subsides servit de garanlic aux pro- prirles cl permit le conlrflle du gouverncment, il y cut de frequcntes atteinles portees a la libcrte des sujcts, a la possession des biens, a 1'exacte adminis- tration de la justice. Le successeur des rois de la con- 294 HALL AM quete 1'etait aussi deleurs Iradilions et de leurs vio- lences. Son pouvoir limite de droit se rend it souvent arbitraire de fait. Ne voit-on pas, en effet, les rois de la maison de Tudor et de la maison de Stuart se pas- ser quelquefois des parlements en matiere de sub- sides, annuler la loi commune eri matiere de droit, prendre ce qui ne leur etait pas offert, punir qui n'etait pas condamne, et se mettre au-dessus de la regie publique comme de la justice privee? Ne les vit-on pas etablir eux-memes, bien que d'une fagon detournee, I'impOt par des emprunts exiges au moyen d'ordres scelles du sceau royal, par des subsides con- traints auxquels ils donnaient le nom menteur de benevolences, par des monopoles qu'ils concedaient a leur profit ; ne les vit-on pas emprisonner les riches qui n'accedaienl pas aux taxes dont ils etaient frap- pes, condamner a la detention ou a 1'amendc les jures qui contrariaient leur desir en jugeant avec indepen- dance, poursuivre de leur redoutable animosite, et mettre a la Tour de Londres les deputes trop libres qui se refusaient a leurs demandes et parlaient trop ouvertement contre leurs actes? On en etait venu, dit M. Hallam, a nier 1'existence de libertes lant de fois violees, et a prendre le mepris des lois pour la loi elle-meme. Mais il existait deux instruments de liberte et dc II ALL AM 295 justice : le parlement et le jury, qui dcvaient a la fin, le premier affermir les droits du pays, le se- cond consacrer la surete des personncs. II esl bien donnd a la faiblesse ou a la passion des hoinmes de suspendre 1'effet des institutions, mais la vertu des institutions doit tot ou tard triompher de la faiblesse et de la passion des hommes. De cela seul qu'elles subsistent, les instilulions finissent par procurer ce qu'elles elaient destinees a garantir. La duree a cle 1'heureux merite des lois anglaises, comme la con- stance a 0 MAC \IJ LAY servant a f rapper des coups certains. Ses discours, Ires-eludies, serriblent conc,us au moment meme ou ils sont prononces : ils ontla perfection du travail et le mouvement de 1'improvisalion, et ils unissent 1'ele- gance reflechie a la liberte soudaine. Des qu'il parlait, whigs et lories accouraienl sur les banes de la cliambre pour 1'entendre. Sans avoir les qualitesexterieuresdel'orateur, ilproduisaitde grands el'fets oratoires. Tout le monde s'accordait a le recon- naitre. Sur un corps assez massif, c'est ainsi qu'on le depeignait, se dressait sa tele forte et expressive. Ses picds immobiles restaient comme attaches au sol. Son bras gauche etait jete derriere lui, et de son bras droit, par quelques gestes saccades, il semblait pousser ses paroles au dehors. C'est dans cette rigide atlitude, el avec un accent d'abord grave, qu'ii commenQail ces discours fleuris mais ardenls,amples mais impelueux, qui prenaient peu a peu un mouvement irresistible. Alors c'etail comme un torrent d'idees fortes, de fails saisissanls, dc considerations habiles, de sentiments genereux, de raisonnements serres, d'images eclatanles qui roulaient ensemble sans confusion et emportaienl lout dans leur cours. Ses audileurs, parmi lesquels il comptait aularit d'advcrsaires que de parlisans, le syi- vaient saisis ou ravis, et il obtenait, de 1'assenliment charme des uns pour ses idees, des upplaudissernents MACAULAY 531 qu'il arraehait a ['admiration des autrcs pour ses la- Jcnts. Heureux d'etre entre au parlement alors qu'une sortedc revolution civile s'accomplissait en Anglelerro sous une forme legale, M. Maeaulay a pu appliquera de grands objels ses dons oraloires. Les discours nom- brcux et ontrainants qu'il prononc.a au sujet de la con- stitution electorate et dc la reformc; le beau discours qu'il fit sur Emancipation des juil's, afin que les bien- faits de I'egalile polilique s'etcndissent a tout le mondc et qu'il n'y cut plus dc sujels anglais qui ne fussent pas ciloyens anglais; 1'energique discours par lequel il combaltit le rappel de I'liuion de 1'Irlande, qu'il ne voulait pas plus separee qu'opprimee ; le discours tout a la fois resplcndissant et habile sur 1'elat, le gouvcr- nement, el la legislation dc 1'Inde qui frappa a tel point deux jugesexperimcnlesde 1'eloquence parlementaire, le president delachambre des Communes et le tiibun O'Connel, qu ils declarerent 1'un et 1'aulre n'avoii 1 ja- mais rien enlendu de si magnifKjue; tarit d'aulres dis- cours relatils ii des questions d'une liaute port6e ou d'un grand iulere I, a des guerrcs dans l'cxlrinie Orient ou a des malieres economiquos, a la conduitc politique du gouverneinent ou a 1'instruction amelioree du peujtle, a la protection des lettres ou a la dotation du seminairc catliolique de Maynootb, a la presence de 332 MACAULAY certains juges dans la chambre des Communes ou au suffrage universel reclame par les charlistes, et qu'il repoussait pour 1'Angleterre an nom de la liberle comme du bon sens : tous ces discours, si gr.utesalors deceux qui les entendirent,plaisent encore aujourd'hui a ceux qui les lisent. Reunies en volume, ces harangues poliliques, dont 1'art a fait des ocuvres litleraires, sur- vivront aux occasions qui les ont inspirees, au temps qui les a produites, par retcrnelle beaute du langoge et le charme perpetue de 1'eloquence. II y eul dans IVxistence oratoire de Macaulay unc interruplion longue, mais volontaire.il cessa, durarit cinq annees, de faire des discours en Angleterre pour aller faire un code dans 1'Inde. Apres le laborieux triomphe du bill electoral, la cite mariufacturiere de Leeds, appelee pour la premiere fois a envoyer des de- putes a la chambre des Communes, 1'avait choisi comme son representant. C'etait le temoignage de gratitude non moins que d'admiration d'une grande ville envers im grand talent. Ce talent, si utile aux autres, ne lui avail pas ete inutile a lui-meme. Devenu d'abord com- missaire du Bureau des foUHtes, il avail ele ensuile pourvu d'une charge imporlante par le ministere whig qui 1'avait nomme Secretaire du Bureau de con- trule. Le Bureau de conlrole representait le Parlemcnt et la Couronnc aupres dc la cornpagnie des Indes Orien- MACA17LAY 3.-S y >: ^ tales, republique de marchnnds et de souveraius alors en possession de I'empire du Grand Mogol. Get empire immense, qui s'etendait du cap Gomorin et des bouches duGangejusqu'nux montagnes derilimalaya,etqu'hu- bitaient cent cinquanle millions d'hornmes divers de race, dclarigage, decroyance, delois, elait encore regi, du fond de la Cite de Londrcs, par trente directeurs elus qui nommaienl legouverneur general, clioisissaient le conseil supreme, designaient les employes, deleguaient les juges, brevetaient les ofliciers, percevaient les re- venus, pensionnaient les nababs dcpouillcs de leurs Etals, les rois et les emperenrs descendus de leurs Irenes, et administraient de pres, par leurs agents, la vaste contree qu'ils gouvernaient dc loin par leurs de- cisions. Gelle souverainete, successivement roduite en attendant qu'clle fut supprimee, le Bureau de conlrolc place aupre's de la Compagnie pour la surveiller au nom de TEtal, la fit aliaiblir par le Parlement au rc- nouvellement de la cliarle de la Compagnie, en 1855. Le bill qu'il proposa, et que soulinl avcc eloquence M. Macaulay, delruisait pour elle le monopolc com- mercial et amoindrissail sa puissance politiquc. II con- fiait a des agents plus eprouves el mieux inslruils la direction de 1'Inde, a laquelle il devait elre donne de meillcures lois. L'a i uvre de civilisation et de droit proposoi^ par le 334 MACAULAY bill, M. Macaulay i'ut charge de 1'accomplir. Nomme cinquieme membre du conseil supreme de 1'Inde, il rc(;ut la mission de composer un code perfeclionnequi la regirait tout entiere. En fevrier 'J854, M. Macaulay se demit de son mandal de depute, et, prenant conge des electeurs de Leeds, il leur dit : En Asie, cornme en Europe, lesprincipesqui m'oritconcilievotrefaveur seront constanirneiit presents a mon esprit. Lorsqueje ferai des lois pour une race conquise a laquelle les bienl'ails de noire constitution ne peuvent pas etre etcndus encore avec surele, et a laquelle est inconnue la benigne influence de notre religion, je n'oublierai jamais que j'ai etc elu legislaleur par les voix non con- crainles et non corrompues d'un peuple librc, eclaire ct chrelien. II tint dans 1'Inde ces beaux engagements pris eri Angleterre. Dans le conseil supreme ou il representait 1'aulorile legislative, par le conseil d'inslructioh pu- blique qu'il conseritit a diriger, avec la commission speciale dont il avail la presidence et qui etait cbargee de codifier les lois du pays en les amelioraril, il se con- sacra aux ceuvrcs les plus utiles comme les plus gene- reuses. La pressc soustraite a la censure, degageedeses reslrictions, fut rendue enlierement libre. Des fontls considerables furenl employes, non-seulement auxetu- fldsdu Sanscrit eta la publication des livrcs orienlaux, MACAU LAY "M ccqui profilait a TIM million del'Europc,mais& 1'ensei- gnement des indigenes dans les langucsct les sciences curopeennes, ce qui devait scrvir a 1'educalion de 1'Inde. M. Macaulay trae,a lui memo la voie dans laquelle les llmdous etaient appeles a marcher afin d'acquerir peu a peu le bieufaisant savoir dc 1'Occident, de s'elever a scs lumieres morales, et d'aider ainsi le peupledomi- nateura civiiiscren 1'eclairant le pcuplequo la victoire ct la Providence lui avaient soumis et du sort duquel, selon les paroles de M. Macaulay, il elait responsable devaril les homines el devant Dieu. Mais le resnllal le plus considerable de son sejour dans I'lndc fnt la preparation d'une loi penale uni- forme. Jusqne-la, un corps judiciaire chrelien ren- dail la justice dans toul le pays el a toules les popu- lations d'apres un sysleme de droil criminel fonde sur le code a moilie barbarc des mahometans, sur le code toul a la (ois inlbrrne el inique des llmdous, ct sur le livre des slaluls britanniques qui conser- vait encore les duretes siinguinaii-cs du moven age. Seconde par deux habiles jurisconsulles d'Anglelerrc et par deux liabilants cxp(5riincnles de 1'Inde dans 1 elaboration de la nouvelle loi, M. Macaulay s'inspira de 1'esprit du temps suns oublier la condition du pays; il adopta a bien des egards les principes equi- lables de nos lois francaises, fruits des plus nobles 556 MACAULAY comme des plus huraaines pensees ; et, classant avec justesse les offenses, proportionnant les peines avec equile, voulant pour tout ce qui habitait la me'me con tree 1'egalite devant la meme justice, n'admetlant pas qu'il y eut des privileges de caste dans le crime et une aristocratic de race dans les juridiclions, il donna a la colonie une legislation superieure, sous bien des rapports, a la legislation de la metropole. Cette 03uvre conserve, dans son esprit et dans sa redaction , 1'empreinte des idees et du talent dy M. Macaulay. Vingt-sixchapitres lacomposent. L'ordre en est simple, les qualifications des actes y sont pre- cises , les delits aussi clairement determines que sagement poursuivis. Dans ce code, le nouveau prin- cipe de la justice retributive preside a tout, le senti- ment de la vieille vengeance penale ne parait nulle part. II n'y a aucun oubli des manieres si malheu- rcusernent variees, soil parmi les hommes en general, soil dans 1'lnde en particulier, dont il peut etre porle atleinte aux drolls de l'Etat et a ceux des individus, aux proprietes el aux personnes, a la surete com- mune, a la morale publique, a 1'inlerel prive, ct il n'y a aucun oxces dans la punition. L'infraction est frappee d'un cbatimerit qui lui est proportionne, oil la mesure se trouve sans que la faiblesse s'y monlre, ou la justice ne louche jamais a I'inhumanite. La peiric MACAULAY 337 dc mort, loin d'etre prodiguee comme clle 1'elait encore duns la legislation dc 1'Angleterrc, etail res- trcinle aux cas de meurtre. Celui qui avail dispose de la vie d'un aulre perdait justcmenl la sienne, et il expiait par sa mort la moil qu il avail catisee. Aux offenses les plus graves, apres le meurtre, elail appli- quee: pour les Hindous, la transporlalion au dela de 1 eou noire, ainsi qu'ils appelaienl 1'Ocean dans lenr terreur, el pour les Anglais le bannissernent avec caplivile. La peine du pilori elail supprimee, commc sans effet sur celui qui avail perdu loul sentiment de lionte, et d'uri effel degradanl sur celui qui conscr- vail encore quelque senlimenl d'honneur. Adople par le gouverneur el le conseil supreme dc I'lnde, approuve dans les trois presidencies de Cal- cutta, de Madias et de Bombay, ce code esl un re- marquuble travail de legislation generate et de legis- lation locale. Cependanl 1'unc de ses dispositions ful appelee le Black Act, 1'acte noir, par quelques Ari- glais peu favorables a 1'egalile devanl la juslice entrc les mailres et les sujets, ct que d'orgueilleux prejuges de race et de domination rendaienl hosliles aux inno- vations genereuses et humaines qui rapprochaient trop, selon eux, les vaincus des conqueranls. Aprcs avoir subi de longues atlaques et des dedains irnme- ri les, cc code cst aujourd'hui promulgue, avec de le- 558 M AC A U LAY gers changemerils, comrne la loi des territoircs bri- tanniques dans 1'exlreme Orient, a ravarilage de la justice, au profit de la civilisation, pour le bicn de I'lnde et 1'honneur de 1'Angleterre. La mission de M. Macaulay elait achevee, el mi peu avarit le lerme des qualre anuees qu'ii devait passer en Asie, il revirit en Europe. Poursuivi de quel- ques haineusesclaineurs, il ernporlait aussi de donees satisfactions. II avail ete fidele aux plus nobles sen- timents, il avail suivi ses invariables principes, il avait faildu bieri a des homines, ses semblables, qu'ii avail voulu ameliorer par I'iristruclion et relever par la juslice, et apres s'elre montre genereux, il elail en quelque sorle riche. On n'allait pas dans I'lnde pour rien. Sur les quinze mille livres slerling ou Irois cenl soixante-quinze mille francs qu'ii touchait cha- que annee comme mernbre du conseil supreme et president de la commission legislative, il avait pu, lout en vivant selon les convenances orientales, eco- nomiser nne modeste mais sul'lisante fortune. S'il rap- portait de I'lnde le precieux tresor qui devait assurer a 1'homine de talent son independance, il en rappor- lait des ouvrages plus precieux encore qui devaient commencer la renornrnee de ihislorien. Au nombre des Iravaux qu'ii avail prepares sur les bords du Gangese Irouvaient les deux vasles et admirables bio- MA CAUL AY TMO graphies de lord Robert Clive ct de Warren Hastings, auxquels I'Angleterre etait redevable de la possession de I'lnde. Sous les couleurs les plus vives en meme temps que les plus vraies, rneiant d'une maniero heureuse les parlicularites bien saisies de la vie aux grandeurs magnifiquement rendues de 1'hisloire, M. Macaulay avail expose 1'existence singuliere et les entreprises exlraordinaires de ces deux commis de la factorerie de Madras que la fortune et leur genie avaient transformes en capitaiues et en ibndaleurs d'Elat, et qui lour a lour avaient abattu, au moyen de la guerre et de la politiquc, 1'empire du Grand Mogol dans 1'llindoslan, ou ils avaienl elabli de plus en plus 1'ernpire de I'Angleterre, en y cdmmandant, le premier au nom, le second a la place des descen- ilaiits affaiblis et depossedes de Timour et d'Aureng- Zob. Lord Clive el Warren Hastings, ces deux sorles de grands homines d'un esprit si inlrepide, d'un ca- raclere si imperienx, d'une gioire si melee, moilie conqueranls, moilie organisaleurs, ayanl uni la per- fidie a la victoire el la rapacile a la domination, apres avoir eu I'lnde pour splendide theatre de leurs aven- tures, avaient pour brillant hislorien Macaulay, qui retra^ait en ine'ine lemjis les progres de la puissance ant;laise en Asie, sous la forme la plus atlrayante, dans deux verilables chefs-d'anivre. 5iO MACAULAY. Ces graves etudes de politique et d'histoire n'occu- paient pas seules Macaulay. II composait toutes sor- lesdevers. Tanlot il traitait poetiquement des sujcls reels, tantot il mettail en ballades de pures imagina- tions, tantot il publiait, avec une verve amusanlc, des pieces politiques auxquelles il n'attachait pas meme son nom. Un jour, mais quelque temps avant cette epoque, il faisait chez le poete Rogers 1'un de ces agreables dejeuners qui reunissaient frequemment autour d'une table egayee beaucoup de cbarmants causeurs et de celebres convives. Au nombrc de ces derniers elaient Moore et Campbell. Campbell, en causant, cita quelques vers d'un joli poeme qui avail paru dans le Times, et, s'adressant a Moore d'un air significatif : Vous devez, lui dit-il, con- naitre ces vers? Je n'en suis pas 1'auleur, re- pondit Moore. Chacun pourlant vous les altri- bue. Je n'y suis pour rien, je vous assure, ajoutu Moore. Alors Macaulay, rompant le silence, qu'il nc gardait jamais lorigtemps dans de semblables re"u- nions, dit : Us sont de moi, et il les recita aux convives qui les lui demanderent. Moore parla aussi- lot d'une autre piece, a son gre bien superieure en- v core et un peu mordante, sur la candidature de Bankes a Cambridge, dont il s'etait fort egaye ct dont il avail en vain recbercbe raulenr. Elle est egalement de MACAUUY 541 moi, reprit Macaulay. Nous decouvrimes ainsi, ajoulc Moore dans ses Memoires, une nouvelle et puissante faculte qui s'unissait chcz Macaulay a 1'a- bondancc variec de talent quc nous lui connaissions deja. A tous ses meriles il joignait 1'agremenl de la con- versation la plus interossante comme la plus animee. II etait surtout un conteur charmant et intarissahle. Dans ses enlreliens, qui tournaient frcquemment au monologue, il ne se lassait pas de parler de tout ce qu'il avail appris, avec un attrail auquel ajoutait son imagination. Ceux qui 1'ecoutaient n'elnient certaine- mcnt pas tentes de s'en plaindrc. Cepcndarit, comme il continl un peu plus sa verve, aprcs 6tre revenu de 1'Inde, le spirituel Sydney Smith dit assez plaisam- ment : J'ai remarquti en Macaulay, depuis son re- tour, quelques eclairs de silence. Cc n'elaienl que des eclairs. Dinanl a celle epoque a Bowood chez le marquis de Lnnsdowne avec une sociele aimable et choisie dont faisaient partie Moore, Rogers et lord John Russell, Macaulay prodigua les tresors de son savoir et de son esprit, presquc sans disconlinuite. Le diner et la soiree, ecrivait Moore dans son journal, ont etc tr&s-agr&ables. Macaulay a ete pro- digieux. Jamais peul-etre on n'a urii un si grand la- lent a une si merveilleuse memoirc. Pour tenler de 342 JIACAULAY rappeler ce qu'il a dit, il faudrait etre aussi bien done que lui-meme. Macaulay eut alors unc fantaisie savante. II fut rarnene a la poesie sans s'eloigner precisement do 1'histoire. II fit uri voyage en Italic. Scs classiques souvenirs s'y ranimerent et son imagination, secon- dee par son erudition, lui inspira des vers Icgendaircs qu'il intitula Lais de I'anclenne Rome. II composa ainsi depetits poernes archai'ques, sur le combat des Horaces an temps des rois, sur la tragique aventure de Virginie au temps des decemvirs, sur la bataille du lac Regille celebree a la fete de Castor et de Pol- lux, sur la prophetic dc Capys chant.ee au banquet du Capitole, lorsque le consul Curius Denlatusy triompha du roi Pyrrhus. Ces hardies imitations de chants per- dus depuis plus de vingt siecles, que le savant et ha- sardeux 'Niebuhr considerait comrne les sources ca- chees des premieres decades de Tite Live, sans avoir la vraisemblance de la langue, sans dormer Tillusion de la realite, etaient comme traverses par un souffle des vieux temps el offraienl quelquc chose de la rude poesie des sujets primitifs. Au moment ou il ptibliait ce volume de vers en Anglcterrc, M. Macaulay etait rent re au Parlemeut ; il etait rneme arrive aux affaires. En 1859, les elec- teurs principaux du pays de ses ancetres, fiers d'un MACAU LAY 545 compalriote qui cnlouruit dc tant d' eclat un nom ecossais, les electcurs d'Kdirnbourg I'erivoyerent a la Chambre des communes, et le parti des whigs, alors au pouvoir, 1'appela dans le rninislere. Pendant huit annees encore il siegea dans le Parlement, et deux fois il fit partie du cabinet comme secretaire d'Etat de la guerre et comme payeur general des forces publiqucs, la premiere sous lord Melbourne, la se- conde sous lord Jobn Russell. II conserva sa renom- mee d'orateur, et il se montra un polilique capable. Dans le gouvernement aussi bien que dans 1'opposi- tion, ses discours et ses votes furcnt consacres a loutes les heureuses ameliorations sociales operees de son temps, favorables a toutes les mesures que prirent soil les wbigs soil les lories dans 1'inlerel de la liberle ou de I'Etal. 11 deploya sa courageusc oquile dans une occasion memorable. Au riombre des actes que le chef des tories, sir Robert Peel, proposa au Parlement avec une inconsequence babile et auxquels M. Macaulay iiilln'-ra ;ivec une logique liberate, se trouvail le bill en iaveur du seminaire catholique de Maynoolh. II s'agissait d'allouer une dotation a ce seminaire pour V clever des pretres irlandais <|ui y prendraient, on 1'esperait du moins, des sentiments plus patnotiques qu'en allant recevoir leur instruction religieusc dans 544 MACAULAY une ecole etrangere. M. Macaulay non-seulement vota la dotation, rnais il la soutint de son eloquente parole. Au bill propose, dit-il noblement, et a tout autre bill qui me parailra congu dans 1'intenlion de faire de la Grande-Bretagne et de 1'Irlande un royaume uni, je donnerai mon appui. Je le donnerai sans egard au blame que je puis rencontrer, sans egard au risque que je cours de perdre mon siege au Parlement. Un blame ainsi gagne, je ne dois pas hesiter a 1'encourir; quanta mon siege au Parlement, je ne veux pas le garder par une ignominieuse fai- blesse, et je suis sur que je ne peux jamais le perdre pour une plus honorable cause. II le perdit en effet bienlot : en souscrivant aux depenses de 1'education calholique, il s'altira les rigueurs de 1'intolerarice pro- testante. Aux elections generates de 1847, M. Macaulay suc- comba a Edimbourg sous une coalition des vieux dissidents religieux et des seclateurs de 1'Eglise librc d'Ecosse, qui rie lui pardonnaienl pas son vote pour le seminaire de Maynoolh, des radicaux qui 1'avaient trouve trop conservateur, des lories qui le trouvaienl trop liberal. Le soir de ce rovers, qui devait avoir pour lui des suites immortelles, les pensees de Tbomme politique degoule se tournerent vers les souvenirs de sa jeunesse, le lieu de sa naissarice et la glorieuse IIACAULAY 345 vocation de son esprit. II composa alors un petit poemc oil se laisse voir, en ce moment decisif, l'6lat agile dc son a"me, et s'annoncent avec grandeur ses projets : Le jour, dit-il, du tumulle, de la lulte, de la de- faite ulail passe. II etait passe avcc ses fatigues, ses querelles, ses mepris, ses ennuis. Jc m'cndormis, et, dans mon sommeil, je ne vis plus qu'une chambre dans un vieux manoir, depuis longtemps non visitee. II conic cnsuile la poelique hisloire des lees qui apparurenl dans ccttc chambre le jour de sa naissancc. Les rayons de la lune lombaient en plein sur le bcr- ceau oil, vtHu de blanc, reiifant goutait le premier el doux sommeil de la vie. Les reines des fees, sorties de 1'ombre, s'approclicrenl de lui et d'un pas Iran- quille disparurent aussilol dans Tobscurite. La reinc du gain s'evanouit noiiclialammenl sans lui jcler un regard ; la reine de la mode ne montra qu'iin froid dedain; la reine du plaisir laissa a peinc tombcr line fcuille de rose; la reine du pouvoir passa fieremcnl la t6le couronnee de pierreries. A la (in parut une fee plus puissanle el meilleure que les au- Ires. 5iG MACAU LAV La glorieusc dame, avec ses yeux dc lumiere et les lauricrs qui entouraient son noble front, veilla cette nuit aupres du berceau, faisant enten- dre, dans une musique etrange, ces douces chan- ce sons : Oui, inon bien-aime, laisse-les partir et se de- rober a 1'envi ; oui, laisse-les partir; laisse le Gain, la Mode, le Plaisir, le Pouvoir, tous ces esprils affaires qui regnent dans les basses spheres et sur 1'heure qui passe, retourner vers leur domaine. Sans aucun envieux regret, et sans aucun anxieux desir, abandonne les basses spheres et 1'heure qui passe. A moi est le monde de la pensee, a moi est le raonde de 1'imagination, a moi est lout le passe, a moi est tout 1'avenir. La fortune qui, dans ses jeux, met le puissant a K bas, 1'age qui change en repenlirs les plaisirs de la jeunesse, laissent inallerables les dons que j'ac- corde, le sentiment du beau et Fomour du vrai. Se presentant comme la consolalrice du genie dans le malheur, elle lui disait : C'esl moi qui vins m'asscoir a cote de Bacon, lorsque, au jour de sa honte, il comparut devant ses juges assombris; c'est moi qui, sur le rivage loin- lain de 1'exil, calrnai les units sans sonmeil de Cla^ MACAULAY T.47 rendon; c'cst moi qni portal la sagesse et le cou- rage a Walter Raleigh dans la solitude de sa prison; c'esl moi qui eclairai les tenebres de 1'aveugle Mil- ton, avec la flamrne descendue du trone de 1'Eter- nel. Le fortiliant a son tour dans sa disgrace heureuse, clle ajoute : Toi, lorsque les amis reviennent pales, lorsque les traitres deserlent, lorsque, allaque avec violence, ton esprit, justement fier d'avoir aimu la verite, la paix, la liberte, la misericorde, affronte une Eglise liargncusc et une multitude insensee; Au milieu du bruit de toules les choses cruelles el vilcs, les hnrlcmenls de la Maine, les sifflements de 1'envie, les mugissements de la folie, songe a moi, et, avec un dedaigneux sourire, vois passer les ri- chesses, les jouets, les flatteries; Oui, ils doivenl passer; ne le trouve pas elrangc: ils vont el vicnnenl, coniine vont et viennenl les flots de la men Laisse-lcs venir et aller : loi, an milieu de tous les changcments, fixe un ferine regard sur laverluet sur moi. Ce i'ermc regard qui ne s'i'tail jamais detourin' de riionnelete, ne so detourna plus de 1'histoire. M. Ma- caulav avail sur la manierc d'c'crire 1'hisloire des 548 MACAU LAY theories qu'il avail depuis longlemps exposees et qu'il essaya alors de realiser. L'historien devait, suivant lui, offrir tout ensemble le spectacle et I'apprecialion des choses passees; reproduire les evenemenls avec une imagination assez puissanle pour rendre ses re- cits animes et pitloresques, sans y ajouter rien de son invention; juger les fails avec une haute raison, en profond el ingenieux penseur , sans les soumellre a ses hypotheses. II trouvait qu'en general, parmi les historiens, les uns avaient failli dans la partie narra- tive, les autres dans la partie philosophique de 1'his- loire , et il ajoutait : Eire reellement un grand historien est peut-etre la plus graride des gloires inlellecluelles. La gloire si dil'ticile de grand historien, l'a-l-il ob- tenne? il 1'a recherchee, et 1'on peut dire meritee, en appliquant un grand lalenl a un grand sujel. Son ouvrage esl consacre a 1'histoire d'Angleterre durant la restauralion des Sluarls el sous le regrie de Guil- laume 111, epoque si memorable pour son pays, et si instructive pour lous les autres. C'esl alors que sont sorties d'une lutte dangereuses les libertes triom- phanles de 1' Angle terre, qu'a ete fonde reellement pour se developper, de generation en generation', ce gouvernemenl d'un vaste royaume sous le serieux controle d'un parlemenl, ce regime forl el libre, qui MACAULAY 349 a oblcnu 1'admiralion des plus grands juges des insli- lutions humaines, qui conserve I'allachement dc la nation reconnaissante a laquelle il a permis de sufiirc a toutcslcs laches, de surmonter toutes les difficultes, de Iraverser tous les perils, et d'accomplir les desseins les plus hardis comme les plus longs, qu'il a renduc aussi prospere que bien conduite, ce systeme repre- sentatif qui n'a pas empSche les grandeurs .de 1'An- gleterre, en facilitant ses progres, qui fait 1'envie des peuples et deviendra tot ou tard la forme politique de 1'Europe civilisee. En moins de deux ans M. Macaulay publia les deux premiers volumes de son hisloire, forrnant pour ainsi dire lY-popec de la lilierle britannique. II marque d'a- bord a grands trails la constitution et les destinees de 1'Anglelerrc dans les temps qui precedent le dix-sep- tieme siecle, et il expose avec une brievele savatile la revolution de 1C40 ct la restauration de 1000. A pros le regne si fortement esquisse de Charles II el avant sa mort si admirablement racontee, lorsque Jacques II va montcr au trone, donl la defiance nalionale a ele naguere sur le point de 1'exclure et doil, en trois ari- nres, perdre la restauraliori que son frere avail su faire durer vingl-cinq ans, M. Macaulay decrit avecsa penetranle erudition 1'etat materiel et 1'elal moral du pays vers la fin du dix-septieme siecle, et il parvient, '20 350 MACAU LAV avec 1'industrie ingenieuse du plus heureux lalent, a rendre 1'Angletcrre tout entiere a la vie. II opere eri quelque soite la resurrection complete d'un peuple. Les generations ensevelies sont tirees de leurs iom- beaux Replacees dans leurs demeures reconstruites, distributes en classes provenues de la conquele ou de la diversite des conditions sociales, formant des partis produits par une revolution politique, divisees en scctes issues d'une reforme religietise, elles revivent avec les idees qui les dirigent, les sentiments qui les agitent, les interests qui les touchent, les moeurs qu'elles revetent, les buts qu'elles poursuivent. Le livre de Thistorien est souvent comme un theatre ou les acteurs principaux de 1'histoire moritent et agissent sous les yeux du lecteur. Mais par-dessus lout M. Ma- caulay esl peintre. Dans des tableaux qui frappent par la vigueur du trait, qui eblouissent par 1'eclat des couleurs, il retrace les grandes scenes de cette histoii e emouvarite. II montre la malheureuse et despolique race des Stuarts recherchant ou exerc.ant, avec uue i'atale opiniatrete, la puissance illimitee de la cou- ronne. Le pedantcsque Jacques 1" en professe la theo- rie, qu'applique le haulain et tragique Charles I", en provoquant une revolution qui, dans son exces, ron- verse le trune meme et abat In lelc du roi. Les fils long- temps bannis du monarque sacrilie revienncnt de JIACAULAY T.M 1'cxil pour regner, I'un en inaitro dissolu el ussez habile, 1'aulre en despole violent et incapable. Le pre- mier, spiriluel mais leger, drpourvu de dignite et plein d'agremerils, enlraine par le penchant irresis- tible de sa race et reteriu pardescrainles opporlunes, 1'aimable, le corrompu (Charles II projeltc sans ref'iec- tuer le retablissemenl de 1'autorite absoluc inaliMv Irs lois du pays, du culle calliolique malgre les croyanccs de la nation. II meurl presque regrette, parcc qu'ct- fraye des passions qui eclalcnt, cedant aux iducs qui dominent, il u'ose pas enlreprendre tout ce qu'il a CODQU et s'arrele pour ne pas se perdre. Le second, le violent, 1'implacable Jacques II lui suc- cede dans scs desseins et ne 1'imite pas dans ses mena- gements. D'autanl plus resolu qu'il esl moins clair- voyant, il va bien au dela des theories monarchiijues soutenues par son aieul, des tenlatives illegales aux- quelles a succombe son pere. 11 pousse 1'autorite jus- qu'a la tyrannic. 11 viole les lois, change la religion, proscrit par ses juges, verse le sang par scs soldals el par ses bourreaux, dispose arbilrairement de la propriete, chasse des universiles ceux qui ne s'y conformant pas a ses desirs par 1'apostasie, eloigne de ses conseils les minislres qui sonl devours a la prerogative royale, mais qui demcurenl trop lideles a la religion elablie, empi isonne les ev^ijues qui pro- 552 HACAULAY fessent la doctrine de 1'obeissance passive, mais qui lui adressenl de respeclueuses remontrances en faveur de 1'Eglise nationale, et lorsque les aveugles exces de son gouvernement, les furieuses extravagances de sa volonte ont suscite urie conjuration universclle, lors- que apparait sur le rivage d'Angleterre celui que 1'An- gleterre appelle comme son liberateur, tout trouble a la vue du peril, sans courage apres avoir ete sans rclenue, depourvu de dignite ainsi que de resolu- tion, abandonne de tout le monde et s'abandonnant lui-meme, il s'enfuit, et va fmir sa vie dans 1'exil, ou s'eteindra egafement sa dynastie a jamais depos- sedee d'un royaume qu'il a perdu par la tyrannic et que Guillaume III acquiert et conserve par la li- berte. M. Macaulay fait vraiment assister aux grandes sce- nes qui precedent et amenent la chute de Jacques II ; il expose, sous une forme saisissante et dans leur ve- rite profonde, les evenements qui preparent, qui ac- compagnent, qui suivent 1'elevation de Guillaume III. II met et Jacques et Guillaume dans celle vive lu- miere qui n'eclaire pas seulemerit leurs projets et leurs actes, mais qui descend jusqu'au fond d'cux- memes, et les donne entierement a connaitre. M. Ma- caulay, il faut en converiir, deleste Tun qif il meprise trop, cl admire 1'autre jusqu'a 1'aimer. En le sentarit NACAUI.AY 355 si passionne, on craint qu'il ne soit pas lout a fait jusle. Cependant sa severite, un peu extreme al'egard de Jacques II, n'arrive pas a 1'injustice, et la recon- naissance un peu ardente de 1'Anglais envers rautcur de la revolution de 1688 ne trouble pas la clairvoyance du juge. L'equile de M. Macaulay resiste mt'me a 1'en- thousiasme qu'il eprouvepour cet habile politique qui semble n'en avoir jamais ressenti pour rien, tant ses calculs cachenl ses ardours, profond dans la conduite, simple dans la gloire, trisle dans la prosperite, com- muniquarit peu ses pcnsees, ne montrant presque ja- mais ses sentiments, ne revelant pour ainsi dire ses desseins que par ses actions, ne paraissant pas aimer, ne chcrchant jamais a plaire, vigoureux genie sans eclat, Her caractere sans attrait, grand homme sans seduction. SinguliAre deslinee que celle de Guillaumc, qui met ses ambitions dans ses services, devient sta- thouder, en delivrant la republique des Provinces- Unies de 1'invasion ; roi, en debarrassant 1'Angleterre du despolisme; chel'dc la ligue militaired'Augsbourg, en preservant 1'Europede 1'assujettissement. Le maintien glorieux de la nationalitedans le pays de sa riaissancc, le triomphe bienfaisant de la loi dans le pays de son adoption, le retablissemcnt dc 1'equilibre territorial menace sur le continent par le i cdoutable et victorious Louis XIV, font de lui, en 1C72, le sauveur de la llol- 20 354 MACAU LAY lande, en 1688, le liberateur de 1'Angleterre, en 1C97, le moderateur de 1'Europe. M. Macaulay, qui fait la part de chacun dans les eve- nements, donne a Guillaume cette part principale qui revient a sa forte pensee ou a son action preporule- rante. On voit, on sent, on trouve partout celui auquel le superbe Louis XIV, traverse durant plus dc \ingt annees dans tous ses desseins, accorde le nom de grand homme, ct que 1'austere M. Hallam appelle le magna- ninie Guillaume III. II n'y eul rien de plus perilleux que ce qu'il entreprit, de plus difficile que ce qu'il executa. Faire une revolution et regler un gouveine- ment ; monlrer en loute rencontre la valeur heroique du soldat et le genie puissant du politique; soutenir par une arne ardente un corps debile; etre sans cni- vrement dans les succcs et sans abaltement dans les rovers; avoir 1'entreprenanle cnergie dc 1'ambitieux ct la forte sagesse du fondaleur; recevoir la courorme etla transmeltre; arriver avec simplicite a la grandeur et s'y tenir jusqu'au bout comme a sa place : voila ce qui explique 1'enthousiasme reconnaissant de 1'bisto- ricri anglais pour Guillaurne III, et ce qui merite a GuiUaume III la juste admiration de 1'histoire. * Dans cette belle bisloire donl le mouvemenl est epi- quc ct la forme eclalante, AI. Macaulay dernele les eve- nemerits d'un penelrant regard, les expose avec un MACATIAY 5:.5 talent superieur, les juge cu ferine politique. Ses re- cits enlrainent par la vie qu'il y met, ses tableaux sai- sissent par la couleur (ju'il y repand. 11 anime tout ce qu'il raconte, et au savoir qui aide a elrc exact il joint Tart qui permet d'etre interessant. II fait apprecier en meme temps qu'il fail connailre, et en general sa jus- lice est au niveau de sa clairvoyance. Tout en passion- nant 1'hibloirc, M. Macaulay ne 1'egare pas. Est-ce a dire cependanl que ses jugemcnls soienl sans erreur et qu'il n'y ait aucun execs dans son talent? Un gout austere put trouver que ce magnifique edifice n'olTrail pas des proportions loujours harmonieuses. La criti- que, que n'arnMa pas 1'admiration, reprocha a M. Ma- caulay de presenter, en quelques rencontres, les fails dans un ordre tin peu arbilraire, de les developper ou de les reslreindre selon ses vues, lanlol en donnanl beaucoup'de place a de simples episodes pour pro- duire plus d'effet, lanlol en leduisant a des mentions bien secJies des evenements auxquels 1 importance manquait moins quo 1'eclal. Elle indiquail quelques erreurs, echappees a son minutieux savoir, el conies- tail meme dans certains moments 1'imparlialile de sa justice, 1'accusanl d'avoir porle quelquefois dans le jugement des lutles poliliijues 1'esprit d'un whig, dans 1'appi'ecialion des conli'overses reli^ieuscs les pensees d'un prolestant, dans le recit des guerres continen- 556 MACAU LAY tales les prejuges d'un Anglais. Elle cherchait meme des laches a son oeuvre, ou la forme semblait trop conslamment eclatante et dont le langage, de temps a aulre, s'eloignait de la noble simplicite du style his- torique par des familiarites vulgaires ou des magnifi- cences outrees. Sans doute M. Macaulay est tanlot fort developpe, tant6t extremement bref dans ses recits ; souvenl il disserte au lieu de raconter, d'autres fois il offre le drame des cvenemenfs avec toutes ses peripelies et met les hommes en scene jusqu'a repeter ce qu'ils di- sent en les montrant dans ce qu'ils font. Mais celle forme donnee a 1'histoire n'en altere point le fond. Elle repond au dessein de 1'hislorien, qui expose sue- cinctement ce qu'il n'est pas necessaire de retracer avec eteridue, et qui prescnte des relations animees lorsqu'il faut tout reproduire pour tout apprendrc. Selon le besoin de son sujet, il decrit, il explique, il raconte, il fait voir, et prcsque toujours il entrainc par le mouvement qu'il a sn repandre dans son ceuvre, en meme temps qu'il eclaire par la vive lumiere qu'il y a portee. Ecrivain de beaucoup cVeclat, M. Macaulay esL en general un juge de beaucoup d'equite. II est attache au droit, non cri whig, mais en Anglais; il nc con- damrie pas les mechanics actions et les violences ty- MACAULAY 357 ranniqucs par des motifs de parti, mais par des rai- sons de justice; il poursuit surlout le mal qu'il hait, en vue du bien qu'il aime, et c'est uniqucment par droiture qu'il s'eleve contre la duplicite, par hon- neur qu'il flelrit la perfidie. II pronorice les peines et distribue les blames de I'histoire, sans menager aucune passion reprehensible, sans excuser aucunc faute,'sans opargner aucune indignite, qui que ce soil qui 1'eprouve ou la commette. Jamais indifferent sous pretexlc d'etre impartial, il considere les fails dans leurs rapports soil avec To rd re moral, soil avec ruli- ng publique. 11 ne porte que des sentiments genereux dans I'lHude du passe, d'ou il tire de nobles lemons tout comme il y montre d'interessanls spectacles. II ne cherche pas seulement a saisir 1'imagination, il eclaire la raison, et s'il plait avec art, il instruit avec honn58 MACAU LAY quenient dans lous les paysou se parlait la languc an- glaise, il fut traduit, lu, loue parlout ou une prornptc eelebrite le fit parvenir, ou son rare agremerit le fit ad- mirer. La gloire acquise par M. Macaulay fut comme un sujet de confusion pour la ville d'Edimbourg. Cetle ville lettree, qui s'appelait un peu ambitieusement la moderne Athenes, apres avoir disgracie le politique, rendit sa favour a 1'historien. Aux elections generales de 1852, elle le choisit de nouveau pour mandataire, sans qu'il eut exprime un desir, fait une visite, ecrit une lettre, paru dans une assemblee, depense un shelling. M. Macaulay alia reprendre son siege au Parlernent, oil il fit entendre encore sa voix si long- temps applaudie. Le sujet sur lequel il prononc,a son discours de rentree semblait de mediocre importance. II s'agissait de savoir si le maitre des roles , cet an- cien magistral de la cour de la chancellerie, pouvait e"tre elu membre de la chambre des Communes. Un bill proposait de le rendre desorrnais inadmissible au Parlement, en luiappliquant 1'iriterdiction quifrappait deja d'autres juges. Approuve sans difiiculte aux deux premieres lectures, ce bill allait traverser non moins lieureusemcnt sa troisieme epreuve. M. Macauhiy le combaltit. II sut donner, en invpquant 1'histoire, de la grandeur a cetle question, et le bill, pro I a elre MACAU LAY 359 accepte par tout le monde avant qu'il parlal, fut rc- jele, a une Ires-forte majority, apres qu'il cut etc cntendu. Cc fut le dernier succes de son eloquence. La maladie qui devait 1'enlever quelques annees pins lard lui faisait deja ressenlir ses profondes et dou- loureuscs atleinles. loire 1'avail tail vivre el la moil le rappelait. II lul, comine il 1'avail desire, depos6 aupres de la stalue d'Addison. Kn deplorant la tin premaluree d'un si brillant es- prit, on sentait en Angleterre 1'irreparable perle de tout ce qui disparaissait avec lui. Les Iresors amasses dans cette vaste memoire, qui les relrouverail ? l0i ^ UACAULAY de 1'hisloire comme juge, il n'a un seul moment livre le bon droit, abandonne en aucune rencontre I'equile, sous aucun pretexte sacrifie 1'honnetete a 1'interet. Ses discours comme ses actes, ses pcnsees constantes comme sa vie entiere portent temoignage de la no- blesse de son ame et de la hauteur de son esprit. L'homme avail de grands charmes, Tecrivain des dons admirables, et 1'historien pouvait encore donner de beaux livres a son pays et au monde. Tout a dis- paru prematurement dans la triste nuit du 28 de- cembre 1859 ; mais il reste de Macaulay desosuvres imperissables et un nom immortel. TABLE TH. Joi'iFiiOY t BARON iMr.. MI I>'M.MI.IM. I. . IT THE LIBRARY UNIVERSITY OF CALIFORNIA Santa Barbara THIS BOOK IS DUE ON THE LAST DATE STAMPED BELOW. Series 9482 A Uni\ S