BMMMMOWMH am peel belo^ Ibcatb's flftofrern Xanguafle Scries LE CONSCRIT DE I8B PAR ERCKMANN-CHATRIAN ABRIDGED AND EDITED, WITH NOTES AND VOCABULARY^. BY O. B. SUPER WHEN PROFESSOR OF MODERN LANGUAGES, DICKINSON COLLEGE D. C. HEATH & CO., PUBLISHERS BOSTON NEW YORK CHICAGO 31498 COPYRIGHT, 1896, BY O. B. SUPER. I L 6 PQ PREFACE. A FEW years ago the publishers of this book issued an abridged edition of Erckmann-Chatrian's " Waterloo " which met with such a favorable reception that a demand was created for a similar edition of " Le Conscrit de 1813," to which the former work is really a sequel. In response to this demand, the present edition has been prepared. Long and less important episodes have been omitted, but the thread of the story has been preserved, and is here given entirely in the words of the original edition. In order to adapt the work more fully to the wants of beginners, a complete vocabulary has been added. 0. B. SUPER. DICKINSON COLLEGE, Sept. 10, 1896. BIOGRAPHICAL SKETCH. Emile Erckmann was born in 1822 in Pfalzburg. Alex- andre Chatrian first saw the light in 1826 in the village of Soldatenthal, near Pfalzburg. After completing their studies in the public schools of Pfalzburg, Erckmann went to Paris to study law, while Chatrian went to Brussels in order to engage in business. Not finding his occupation congenial to his mind, he returned to his native town and engaged in teaching. Here he met again his former fellow student, Erckmann, who had been com- pelled to return home owing to a severe illness. The two now became intimate friends, and soon afterwards formed a literary partnership which is without a parallel in the history of letters, and which fully justifies the French expression so often used in this connection, " ce sont deux tetes dans un bonnet." In 1852 Chatrian went to Paris as an employe" in a railroad office, and his friend accompanied him for the purpose of resuming his legal studies. Their first joint literary productions were some "Contes," published in the papers of their native town, which, however, attracted but little attention. It was not until 1859 that they published a really successful book, which was entitled " L' It 'lustre Docteur Matheus" This was followed by numer- ous other " Contes," and later by their " Romans nationaux? most of which, especially " Le Conscrit de 1813" and " Water~ loo" at once became immensely popular, and are at present more generally known than any of their other works. VI WATERLOO. These two authors delighted especially in describing the characters and events of the Revolution and the first Empire, and most of the " Contes " relate to this period, furnishing some admirable side-lights in the history of those stirring times, while the " Romans nationaux " give us admirable descriptions of some of the chief events of the period. Not- withstanding their patriotic tone, they are not wanting in criticisms on the way in which the people allowed themselves to be led astray by their rulers. Their constant proclaiming of the gospel of peace deserves special mention. They show, on almost every page, the general absurdity and universal iniquity of the appeal to arms. This partnership, after lasting for over forty years, and producing more than thirty separate works, was broken for reasons which do not seem to do much credit to the character of Mr. Erckmann. Previously to 1871 Pfalzburg belonged to France, but being in Alsace, it was in that year annexed to Germany along with the rest of that province. In spite of the fact that most of the works written by Erckmann-Chatrian after 1870 express the most intense hatred of the Germans, as for exam- ple, " Le Brigadier Frederic" and " Histoire dun Fran^ais chasse par les Allemands" Erckmann continued to reside in Pfalzburg, while Chatrian removed to St. Die, in France. Thus a coldness sprung up between them, but no open rupture took place until in 1889, when Erckmann claimed a share of the proceeds of some dramas written by Chatrian in collabora- tion with several other friends, but with which Erckmann had nothing whatever to do, although they bore the usual name, " Erckmann-Chatrian." This demand led to a law suit, and Chatrian was compelled to pay Erckmann over 22,000 francs, and the friendship of over fifty years standing was hopelessly disrupted. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. i. CEUX qui n'ont pas vu la gloire de PEmpereur Napo- leon dans les annees 1810, 1811, et 1812 ne sauront jamais a quel degre de puissance peut monter un homme. Quand il traversait la Champagne, 1 la Lorraine ou 1'Al- sace, les gens, au milieu de la moisson ou des vendanges, 5 abandonnaient tout pour courir a sa rencontre ; 2 il en arrivait 3 de huit et dix lieues ; les femmes, les enfants, les vieillards se precipitaient sur sa route en levant les mains, et criant : Vive r Empereur ! vive r Empereur ! On aurait cru que c'etait Dieu ; qu'il faisait respirer le 10 monde, et que si par malheur il mourait, tout serait fini. Quelques anciens de la Republique qui hochaient la tete et se permettaient de dire que 1'Empereur pouvait tomber, passaient pour des fous. Cela paraissait centre nature, et meme on n'y pensait jamais. 15 Moi, j'etais en apprentissage, depuis 1804, chez le vieil horloger Melchior Goulden, a Phalsbourg. 4 Nous de- meurions au premier e'tage de la grande maison qui fait le coin en face du Bo&uf-Rougef pres de la porte de France. 6 20 C'est la qu'il f allait voir 7 arriver des princes, des ambas- sadeurs et des ge'neraux, les uns a cheval, les autres en caleche, les autres en berline, avec des habits galonn^s, 2 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. des plumets, des fourrures et des decorations de tous les pays. Et sur la grande route il fallait voir passer les courriers, les estafettes, les convois de poudre, de bou- lets, les canons, les caissons, la cavalerie et 1'infanterie ! 5 Quel temps ! quel mouvement ! On chantait presque tous les mois des Te Deum l pour quelque nouvelle victoire, et le canon de 1'arsenal tirait ses vingt et un coups, qui vous faisaient trembler le coeur. Dans les huit jours qui suivaient, toutes les families 10 etaient dans l'inquietude, les pauvres vieilles femmes surtout attendaient une lettre ; la premiere qui venait, toute la ville le savait : " Une telle 2 a re^u des nouvelles de Jacques ou de Claude ! " et tous couraient pour savoir s'il ne disait rien de leur Joseph ou de leur Jean-Bap- 15 tiste. Je ne parle pas des promotions, ni des actes de deces ; les promotions, chacun y croyait, il fallait bien remplacer les morts ; mais pour les actes de deces, les parents attendaient en pleurant, car ils n'arrivaient pas tout de suite, quelquefois meme ils n'arrivaient jamais, 20 et les pauvres vieux esperaient toujours, pensant : " Peut- e"tre que notre garden est prisonnier. . . . Quand la paix sera faite, il reviendra. . . . Combien sont revenus qu'on croyait morts!" Seulement la paix ne se faisait jamais ; une guerre finie, on en commen9ait une autre. 25 II nous manquait toujours quelque chose, soit du cote de la Russie, soit du cote de 1'Espagne ou ailleurs; 1'Empereur n'e'tait jamais content. Souvent, au passage des regiments qui traversaient la ville, le pere Melchior, apres avoir regarde ce defile, me 30 demandait tout reveur : " Dis done, Joseph, combien penses-tu que nous en avons vu passer depuis 1804? HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 3 Oh ! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille. Oui . . . au moins ! faisait-il. 1 Et combien en as-tu vu revenir ? " Alors je comprenais ce qu'il voulait dire, et je lui re'- 5 pondais : "Peut-etre qu'ils rentrent par Mayence, on par une autre route. . . . a n'est pas possible autrement ! " Mais il hochait la tete et disait : " Ceux que tu n'as pas vu revenir sont morts, comme 10 des centaines et des centaines de mille autres mourront, si le bon Dieu n'a pas pitie de nous, car 1'Empereur n'aime que la guerre ! II a dejk verse plus de sang pour donner des couronnes a ses freres, que notre grande Revolution pour gagner les Droits de 1' Horn me." 2 15 Nous nous remettions a 1'ouvrage, et les reflexions de M. Goulden me donnaient terriblement a reflechir. Je boitais bien un peu de la jambe gauche, mais tant d'autres avec des defauts avaient re9u leur feuille 8 de route tout de meme ! Cela me paraissait terrible, non 20 seulement parce que je n'aimais pas la guerre, mais en- core parce que je voulais me marier avec ma cousine Catherine des Quatre- Vents. 4 Nous avions etc en quel- que sorte Sieves ensemble. Elle approchait de ses dix- huit ans; moi j'en avais dix-neuf, et la tante Margredel 25 paraissait contente de me voir arriver tous les dimanches de grand matin 5 pour dejeuner et diner avec eux. Tout le monde savait que nous devions nous marier un jour; mais si j'avais le malheur de parttr a la con- scription, tout etait fini. Je souhaitais d'etre encore mille 30 fois plus boiteux, car, dans ce temps, on avait d'abord pris les gar9ons, puis les hommes maries, sans enfants, 4 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. et malgrd moi je pensais : " Est-ce que les boiteux valent mieux que les homines marie's ? est-ce qu'on ne pourrait pas me mettre dans la cavalerie ! " Rien 1 que cette ide'e me rendait triste : j'aurais deja voulu me sauver. 5 Mais c'est principalement en 1812, au commencement de la guerre contre les Russes, que ma peur grandit. Depuis le mois de fe'vrier jusqu'a la fin de mai, tous les jours nous ne vimes passer que des regiments et des regiments : des dragons, des lanciers de toutes les cou- 10 leurs, de 1'artillerie, des caissons, des ambulances, des voitures, des vivres, toujours et toujours, comme une riviere qui coule et dont on ne voit jamais la fin. Enfin, le 10 mai de cette anne'e 1812, de grand matin, les canons de 1'arsenal annoncerent le maitre de tout. 15 Je dormais encore lorsque le premier coup partit, en faisant grelotter mes petites vitres comme un tambour, et presque aussitot M. Goulden, avec la chandelle al- lumee, ouvrit ma porte en me disant : " Leve-toi . . . le voila ! " go Nous ouvrimes la fenetre. Au milieu de la nuit je vis s'avancer au grand trot, sous la porte de France, 2 une centaine de dragons dont plusieurs portaient des torches; ils passerent avec un roulement et des pietinements ter- ribles, et de toutes les croisees on entendait partir des 25 cris sans fin : Vive I ' ' Empereur ! vive I ' Empereur I Je regardais la voiture, quand un cheval s'abattit sui le poteau du boucher Klein, ou Ton attachait les boeufs, et presque aussitot une tete se pencha hors de la voiture pour voir ce qui se passait, une grosse tete pale et 30 grasse, une touffe de cheveux sur le front : c'etait Na- poleon ; il tenait la main levee comme pour prendre une prise de tabac, et dit quelques mots brusquement. L'ofn- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 5 cier qui galopait a cote* de la portiere se pencha pour lui repondre. II prit sa prise et tourna le coin, pendant que les cris redoublaient et que le canon tonnait. Voila tout ce que je vis. L'Empereur ne s'arreta pas a Phalsbourg ; tandis qu'il 5 courait deja sur la route de Saverne, 1 le canon tirait ses derniers coups. PuiS le silence se retablit. Les hommes de garde a la porte de France releverent le pont, 2 et le vieil horloger me dit : " Tu 1'as vu ? 10 Oui, monsieur Goulden. Eh bien ! fit-il, cet homme-la tient notre vie a tous * dans sa main ; il n'aurait qu'a souffler sur nous et ce serait fini. Benissons le ciel qu'il ne soit pas mechant, car sans cela le monde verrait des choses epouvantables, 15 comme clu temps des rois sauvages et des Turcs." II semblait tout reveur; au bout d'une minute, il ajouta : " Tu peux te recoucher ; voici trois heures qui sonnent." II rentra dans sa chambre, et je me remis dans mon lit. Le grand silence qu'il faisait dehors me paraissait 20 extraordinaire apres tout ce tumulte, et jusqu'au petit jour* je ne cessai point de rever a 1'Empereur. Je son- geais aussi a 1'un de ces dragons qui etait tombe de son cheval. Le lendemain nous apprimes qu'on 1'avait porte a I'hopital et qu'il en reviendrait. 25 Depuis ce jour jusqu'a la fin du mois de septembre, on chanta beaucoup de Te Deum a IMglise, et Ton tirait chaque fois vingt et un coups de canon pour quelque nouvelle victoire. C'e'tait presque toujours le matin ; M. Goulden aussitot s'ecriait : 3 " Hd, Joseph ! encore une bataille gagnee ! cinquante mille hommes a terre, vingt-cinq drapeaux, cent bouches 6 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. a feu! . . . Tout va bien . . . tout va bien. II ne reste maintenant qu'a faire une nouvelle levee pour rem- placer ceux qui sont morts ! " " Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden, lui disais- 5 je dans un grand trouble, qu'on prendra les boiteux ? Non, non, faisait-il avec bonte', ne crains rien, mon enfant ; tu ne pourrais reellement pas servir. Nous ar- rangerons cela. Travaille seulement bien, et ne t'in- quiete pas du reste." 10 II voyait mon inquietude, et cela lui faisait de la peine. Je n'ai jamais rencontre d'homme meilleur. Alors il s'habillait pour aller remonter les horloges en ville, celles de M. le commandant de place, de M. le maire et d'autres personnes notables. Moi, je restais a la maison. 15 M. Goulden ne rentrait qu'apres le Te Deum ; il otait son grand habit noisette, remettait sa perruque dans la boite et tirait de nouveau son bonnet de soie sur ses oreilles, en disant : " L'arme'e est a Vilna, 1 ou bien 2 a Smolensk, je 20 viens d'apprendre ga chez M. le commandant. Dieu veuille 8 que nous ayons le dessus cette fois encore et qu'on fasse la paix ; le plus tot sera le mieux, car la guerre est une chose terrible." II. G'EST le 15 septembre 1812 qu'on apprit notre grande 25 victoire de la Moskowa. 4 Tout le monde 6ta.it dans la jubilation et s'e'criait : " Maintenant nous allons avoir la paix . . . maintenant la guerre est finie. . . ." HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 7 Huit jours apres, on sut que nous e'tions a Moscou, la plus grande ville de Russie et la plus riche ; chacun se figurait le butin que nous allions avoir, et Ton pensait que cela ferait diminuer les contributions. Mais bientot le bruit courut que les Russes avaient mis le feu dans 5 leur ville, et qu'il allait falloir battre 1 en retraite sur la Pologne, si Ton ne voulait pas pe'rir de faim. On ne parlait que de cela dans les auberges, dans les brasseries, a la halle 2 aux bles, partout ; on ne pouvait se rencon- trer sans se demander aussitot : " Eh bien ... eh bien 10 . . . 9a va mal ... la retraite a commence ! " Les gens e'taient pales; et devant la poste, des cen- taines de paysans attendaient du matin au soir, mais il n'arrivait plus de lettres. Moi, je passais au travers de tout ce monde sans faire trop attention, car j'en avais 15 tant vu ! Et puis j'avais une idee qui me rejouissait le coeur, et qui me faisait voir tout en beau. 8 Vous saurez que depuis cinq mois je voulais faire un cadeau magnifique a Catherine pour le jour de sa fete, 4 qui tombait le 18 decembre. Parmi les montres qui pen- 20 daient a la devanture de M. Goulden, il s'en trouvait une toute petite, quelque chose de tout a fait joli, la cuvette en argent, raye'e de petits cercles qui la faisaient reluire comme une etoile. La premiere fois que j'avais vu cette montre, je m'etais 25 dis en moi-meme : " Tu ne la laisseras pas echapper ; elle sera pour Catherine. Quand 5 tu serais force de travailler tous les jours jusqu'a minuit, il faut que tu 1'aies." M. Goulden, apres sept heures, me laissait tra- vailler pour mon compte. Nous avions de vieilles montres 30 a nettoyer, a rajuster, a remonter. Cela donnait beau- coup de peine, et quand j'avais fait un ouvrage pareil, 8 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. le pere Melchior me payait raisonnablement. Mais la petite montre valait trente-cinq francs. Qu'on s'imagine, d'apres cela, les heures de nuit qu'il me fallut passer pour 1'avoir. Je suis sur que si M. Goulden avait su 5 que je la voulais, il m'en aurait fait cadeau lui-meme ; mais je ne m'en serais pas seulement laisse rabattre un Hard; j'aurais regarde cela comme honteux ; je me disais : "II faut que tu 1'aies gagnee . . . que personne n'ait rien a reclamer dessus." Seulement, de peur qu'un autre 10 n'eut 1'idee de 1'acheter, je 1'avais raise a part dans une boite, en disant au pere Melchior que je connaissais un acheteur pour cette montre. Pendant que je travaillais de la sorte, ne songeant qu'a ma joie, 1'hiver arriva plus tot que d'habitude, vers 15 le commencement de novembre. II ne commenca point par de la neige, mais par un froid sec et de grandes gelees. En quelques jours toutes les feuilles tomberent la terre durcit comme de la pierre, et tout se couvrit de givre. On entendait dehors les gens courir en respirant, 20 le nez dans le collet de leur habit et les mains dans les poches. Personne ne s'arretait, et les portes des maisons se refermaient bien vite. Je ne sais ou s'en e'taient alles les moineaux, s'ils e'taient morts ou vivants, mais pas un seul ne criait sur les cheminees. 25 Souvent, quand le feu petillait bien, M. Goulden s'arre- tait tout a coup dans son travail, et regardant un instant les vitres blanches, il s'ecriait : " Nos pauvres soldats ! nos pauvres soldats ! " II disait cela d'une voix si triste, que je sentais mon 30 cceur se serrer 1 et que je lui rdpondais : " Mais, monsieur Goulden, ils doivent etre maintenant en Pologne, dans de bonnes casernes car de penser que HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 9 des etres humains puissent supporter un froid pareil, c'est impossible. Un froid pareil ! disait-il, oui, dans ce pays, il fait froid, tres froid, a cause des courants d'air de la mon- tagne ; et pourtant qu'est-ce que ce froid aupres de celui 5 du nord, en Russie et en Pologne ? Dieu veuille 1 qu'ils soient partis assez tot ! " . . . Apres les gele'es, il tomba tellement de neige, que les courriers en furent arrete's sur la cote des Quatre- Vents. J'eus peur de ne pouvoir pas aller chez Cathe- 10 rine le jour de sa fete ; mais deux compagnies d'in- fanterie sortirent avec des pioches, et taillerent dans la neige durcie une route pour laisser passer les voitures, et cette route resta jusqu'au commencement du mois d'avril 1813. 15 Cependant la fete de Catherine approchait de jour en jour, et mon bonheur augmentait en proportion. J'avais de'ja les trente-cinq francs, mais je ne savais comment dire a M. Goulden que j'achetais la montre; j'aurais voulu tenir toutes ces choses secretes. 20 Enfin la veille de la fete, entre six et sept heures du soir, comme nous travaillions en silence, la lampe entre nous, tout a coup je pris ma resolution et je dis : " Vous savez, monsieur Goulden, que je vous ai parle d'un acheteur pour la petite montre en argent? 25 Oui, Joseph, fit-il sans se de'ranger ; mais il n'est pas encore venu. C'est moi, monsieur Goulden, qui suis 1'acheteur." Alors il se redressa tout etonne'. Je tirai les trente- cinq francs et les posai sur 1'etabli. Lui 2 me regardait. so " Mais, fit-il, ce n'est pas une montre pour toi, cela, Joseph; ce qu'il te faut, c'est une grosse montre qui 10 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. te remplisse bien la poche et qui marque les secondes. Ces petites montres-la, c'est pour les femmes." Je ne savais que repondre. M. Goulden, apres avoir reve quelques instants, se mit 5 k sourire. "Ah! bon, bon, dit-il, maintenant je comprends, c'est demain la fete de Catherine ! Voila done pourquoi tu travaillais jour et nuitl Tiens, reprends cet argent, je n'en veux pas." 10 J'etais tout confus. " Monsieur Goulden, je vous remercie bien, lui dis-je, mais cette montre est pour Catherine, et je suis content de 1'avoir gagnee. Vous me feriez de la peine si vous re- fusiez 1'argent ; j'aimerais autant laisser la montre." 15 II ne dit plus rien et prit les trente-cinq francs ; puis il ouvrit son tiroir et choisit une belle chaine d'acier, avec deux petites clefs en argent dore qu'il mit a la montre. Apres quoi lui-meme enferma le tout dans une boite avec une faveur rose. II fit cela lentement, comme attendri ; 20 enfin il me donna la boite. " C'est un joli cadeau, Joseph, dit-il ; Catherine doit s'estimer bien heureuse d'avoir un amoureux tel que toi. Maintenant nous pouvons souper ; dresse la table, pen- dant que je vais lever le pot-au-feu." 25 Nous fimes cela, puis M. Goulden tira de I'armoire une bouteille de son vin de Metz, qu'il gardait pour les grandes circonstances, et nous soupames en quelque sorte comme deux camarades ; car, durant toute la soiree, il ne cessa point de me parler du bon temps de sa jeunesse. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. II III. LE lendemain, 18 decembre, je m'eveillai vers six heures du matin. II faisait un froid terrible ; ma petite fenetre etait comme couverte d'un drap de givre. J'avais eu soin, la veille, de deployer au dos d'une chaise mon habit bleu de ciel a queue de morue, 1 mon 5 pantalon, mon gilet en poil de chevre, une chemise blanche et ma belle cravate de soie noire. Tout etait pret; mes bas et mes souliers bien Girds se trouvaient au pied du lit ; je n'avais qu'a m'habiller, et, malgre cela, le froid que je sentais a la figure, la vue de ces 10 vitres et le grand silence du dehors me donnaient le fris- son d'avance. Si ce n'avait pas ete la fete de Catherine, je serais reste la jusqu'a midi ; mais tout a coup cette idee me fit sauter du lit et courir bien vite au grand poele de faience, ou restaient presque toujours quelques 15 braises de la veille au soir, dans les cendres. J'en trouvai deux ou trois, je me depechai de les rassembler et de mettre dessus du petit bois et deux grosses buches; apres quoi, je courus me renfoncer dans mon lit. M. Goulden, sous ses grands rideaux, etait eveille 1 de- 20 puis un instant ; il m'entendit et me cria : "Joseph, il n'a jamais fait un froid pareil depuis qua- rante ans . . . je sens a. . . . Quel hiver nous allons avoir! " Moi, je ne lui re'pondis pas ; je regardais de loin si le 25 feu s'allumait : les braises prenaient bien ; on entendait le fourneau tirer, et d'un seul coup tout s'alluma. Le bruit de la flamme vous rejouissait ; mais il fallut plus d'une bonne demi-heure pour sentir un peu 1'air tiede. 12 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Enfin je me levai, je m'habillai. Et comme j'avais fini vers huit heures, j'allais sortir, lorsque M. Goulden, qui me regardait aller et venir, s'e'cria: " Joseph, a quoi penses-tu done, malheureux ? Est-ce 5 avec ce petit habit que tu veux aller aux Quatre- Vents ? Mais tu serais mort a moitie chemin. Entre dans mon cabinet, tu prendras le grand manteau, les moufles et les souliers a double semelle garnis de flanelle." Je me trouvais si beau, que je re'fle'chis s'il fallait 10 suivre son conseil, et lui, voyant ca, dit : " ficoute, on a trouve hier un homme gele sur la cote de Wechem ; 1 le docteur Steinbrenner a dit qu'il reson- nait comme un morceau de bois sec, quand on tapait dessus. C'etait un soldat ; il avait quitte le village entre 15 six et sept heures, a huit heures on 1'a ramasse ; ainsi a. va vite. Si tu veux avoir le nez et les oreilles geles, tu n'as qu'a sortir comme cela." Je vis bien alors qu'il avait raison ; je mis ses gros sou- liers, je passai le cordon des moufles sur mes epaules, et 20 je jetai le manteau par-dessus. C'est ainsi que je sortis, apres avoir remercie M. Goulden, qui m'avertit de ne pas rentrer trop tard, parce que le froid augmente a la nuit, et qu'une grande quantite" de loups devaient 2 avoir passd le Rhin sur la glace. 25 Je n'etais pas encore devant 1'eglise, que j'avais deja releve le collet de peau de renard du manteau pour sauver mes oreilles. Le froid etait si vif, qu'on sentaii; comme des aiguilles dans 1'air. Malgre' tout, la pensee de Catherine me rechauffait le 80 cceur, et bientot je decouvris les premieres maisons des Quatre-Vents. Les cheminees et les toits de chaume, a droite et a gauche de la route, de'passaient a peine les HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 13 montagnes de neige, et les gens, tout le long des murs, jusqu'au bout du village, avaient fait une tranchee pour aller les uns chez les autres. Devant chaque porte se trouvait une botte de paille, pour empecher le froid de passer dessous. 5 A la cinquieme porte a droite, je m'arretai pour oter mes moufles, puis j'ouvris et je refermai bien vite ; c'etait la maison de ma tante Gredel, la mere de Catherine. Comme j'entrais grelottant et que la tante Gredel, as- oise devant 1'atre, tournait sa tete grise, tout e'tonnee a 10 cause de mon grand collet de renard, Catherine, habillee en dimanche, 1 s'ecria : " C'est Joseph ! " Et sans regarder deux fois elle accourut en disant : "Je savais bien que le froid ne t'empecherait pas de venir." 15 J'etais tellement heureux que je ne pouvais parler ! J'otai mon manteau que je pendis au mur avec les moufles ; j'otai pareillement les gros souliers de M. Goulden, et je sentis que j'e'tais tout pale de bonheur. J'aurais voulu trouver quelque chose d'agreable, mais 20 comme cela ne venait pas, tout a coup je dis : "Tiens, Catherine, voici quelque chose pour ta fete." Elle delia le cordon et ouvrit. Moi j'etais derriere, et mon cceur sautait ; j'avais peur en ce moment que la montre ne fiat pas assez belle. Mais, au bout d'un 25 instant, Catherine, joignant les mains, soupira tout bas : : ' Oh ! que 2 c'est beau ! . . . C'est une montre. Oui, dit la tante Gre'del, c.a, c'est tout a fait beau ; je n'ai jamais vu de montre aussi belle. . . . On dirait 8 de i'argent. 30 Mais c'est de I'argent," fit Catherine en se retour- nant et me regardant pour savoir. 14 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Alors je dis : " Est-ce que vous croyez, tante Gredel, qae je serais capable de donner une montre en cuivre argente a celle que j'aime plus que ma propre vie ? Si j'en etais capable, 5 je me me'priserais comme la boue de mes souliers." Quand la tante Gredel eut bien vu la montre, elle dit : " Viens que je t'embrasse aussi, Joseph ; je vois bien qu'il t'a fallu beaucoup e'conomiser et travailler pour cette montre, et je pense que c'est tres beau . . . que tu es un 10 bon ouvrier et que tu nous fais honneur." La tante Gredel allait et venait autour de 1'a.tre pour appreter un pfankougen * avec des pruneaux sees et des kuchlen trempes dans du vin a la cannelle, et d'autres bonnes choses ; mais nous n'y faisions 2 pas attention, et 15 ce n'est qu'au moment ou la tante, apres avoir mis son casaquin rouge et ses sabots noirs, s'ecria toute contente : " Aliens, mes enfants, a table ! " que nous vimes la belle nappe, la grande soupiere, la cruche de vin et le pfan- kougen bien rond, bien dore, sur une large assiette au 20 milieu. Catherine, apres le diner, chanta Pair : Der liebe Gott* La tante Gre'del, qui ne pouvait jamais rester sans rien faire, meme les dimanches, s'etait mise a filer. Quand un air etait fini, nous en commencions un autre. Cela 23 dura jusqu'a quatre heures du soir. Alors la nuit com- men^ait a venir, 1'ombre entrait par les petites fenetres, et, songeant qu'il faudrait bientot nous quitter, nous nous assimes tristement pres de 1'atre ou dansait la flamme rouge. Cela durait depuis une bonne demi-heure, lorsque 30 la tante Gredel s'e'cria : " Joseph . . . dcoute . . . il est temps que tu partes , la lune ne se leve pas avant minuit, il va faire bientot HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 15 noir dehors comme dans un four, et par ces grands froids un malheur 1 est si vite arrive. ..." II fallut bien remettre les gros souliers, les moufles et le manteau de M. Goulden. Apres cela, j'ouvris la porte, et le froid terrible entrant tout a coup m'avertit qu'il ne 5 fallait pas attendre. " Depeche-toi, me dit la tante. Bonsoir, Joseph, bonsoir! me criait Catherine ; n'ou- blie pas de venir dimanche." Je me retournai pour agiter la main, puis je me mis a 10 couri-r sans lever la tete, car le froid etait tel que mes yeux en pleuraient derriere les grands poils du collet. J'allais ainsi depuis vingt minutes, osant a peine re- spirer, quand une voix enrouee me cria de loin : Qui vive ! 2 15 Alors je regardai dans la nuit grisatre, et je vis, a cin- quante pas devant moi, le colporteur Pinacle, avec sa grande hotte, son bonnet de loutre, ses gants de laine et son baton a pointe de fer. La lanterne pendue a la bretelle de la hotte eclairait sa figure ; il dcarquillait ses 20 petits yeux comme un loup, en repetant : Qui vive / Ce Pinacle etait le plus grand gueux du pays ; il avait meme eu, 1'annee precedente, une mauvaise affaire avec M. Goulden, qui lui reclamait le prix d'une montre qu'il s'e'tait charge* de remettre a M. Anstett, le cure 1 de 26 Homert, 8 et dont il avait mis 1'argent en poche, disant me 1'avoir payee a moi. 4 Mais, quoique ce chenapan cut leve la main 6 devant le juge de paix, M. Goulden savait bien le contraire, puisque, ce jour-la, ni lui ni moi n'etions sortis de la maison. En outre, ce Pinacle ayant voulu 30 danser avec Catherine a la fete des Quatre-Vents, elle avait refuse, parce qu'elle connaissait 1'histoire de la i6 HTSTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. montre, et que, d'ailleurs, elle restait toujours a mon bras. Ce gueux, tres mechant, m'en * voulait done, et de le voir la, tout a coup, au milieu de la route, loin de la ville 5 et de tout secours, avec son baton garni d'une pointe en fer, cela ne me rejouissait pas beaucoup. Heureusement, le petit sender qui tourne autour du cimetiere etait a ma gauche, et, sans repondre, je me depechai d'y courir, ayant de la neige presque jusqu'au ventre. 10 Alors lui, devinant qui j'etais, s'ecria furieux : "Ah! ah! c'est le petit boiteux. . . . Halte ! . . . halte ! . . . il faut que je te souhaite le bonsoir. Tu viens de chez Catherine, voleur de montre ! " Moi, je sautais comme un lievre par-dessus les tas de 15 neige. II essaya d'abord de me suivre, mais sa hotte le genait ; c'est pourquoi, voyant que je gagnais du terrain, il mit ses deux mains autour de sa bouche, en criant : " C'est egal, 2 boiteux, c'est egai . . . tu auras ton compte 3 tout de meme : la conscription approche . . . 20 la grande conscription des borgnes, des boiteux et des bossus. . . . Tu partiras . . . tu resteras la-bas 4 avec tous les autres. ..." En meme temps il reprit son chemin en riant comme un ivrogne qu'il etait, et moi, n'ayant presque plus la 25 force de respirer, je gagnai la route, remerciant le ciel d'avoir trouve la petite allee si pres de moi ; car ce Pina- cle, bien connu pour tirer son couteau chaque fois qu'il se battait, aurait pu me donner un mauvais coup. Cette nuit-la 1'eau gela dans les citernes de Phalsbourg 30 et le vin dans les caves, ce qui ne s'etait pas vu depuis soixante ans. A 1'avancee, au premier pont 5 et sous la porte 6 d' Alle- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 17 magne, ie silence me parut encore plus grand que le matin ; la nuit lui donnait quelque chose de terrible. Quelques etoiles brillaient entre les grands nuages blancs qui se depliaient au-dessus de )a ville. Tout le long de la rue, je ne rencontrai pas une ame, et quand j'arrivai 5 dans notre allee en bas, apres avoir referme la porte, il me semblait qu'il y faisait chaud. J'attendis une se- conde pour reprendre haleine, puis je inontai dans 1'ombre, la main sur la rampe. En ouvrant la chambre, la bonne chaleur du poele me 10 rejouit. M. Goulden etait assis devant le feu, dans le fauteuil, les mains sur les genoux. " C'est toi, Joseph ? me dit-il sans se retourner. Oui, monsieur Goulden, lui repondis-je ; il fait * bon ici. Quel froid dehors ! Nous n'avons jamais eu un 15 hiver pareil. Non, fit 2 -il d'un ton grave, non, c'est un hiver dont on se souviendra longtemps." Je pensais lui raconter ma rencontre avec Pinacle, quand il me demanda : 20 " Tu t'es bien amuse, Joseph ? Oh ! oui. La tante Gredel et Catherine m'ont fait des compliments 3 pour vous. Aliens, tant 4 mieux ! tant mieux ! dit-il, les jeunes ont raison de s'amuser ; car, quand on devient vieux, a 25 force 5 d'avoir souffert, d'avoir vu des injustices, de 1'ego- i'sme et des malheurs, tout est gate d'avance." II se disait ces choses a lui-meme, en regardant la flamme. Je ne 1'avais jamais vu si triste, et je lui de- man dai : 30 " Est-ce que vous etes malade, monsieur Goulden ? " Mais lui, 6 sans me re'pondre, murmura : l3 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. " Oui, oui, voila les grandes nations militaires . voila la gloire ! " II hochait la tete et s'etait courbe" tout reveur, ses gros sourcils gris fronces. 5 Je ne savais que penser de tout cela, lorsque, se redres- sant, il me dit : "Dans ce moment, Joseph, il y a quatre cent mille families qui pleurent en France : notre Grande- Arme'e a pe'ri dans les glaces de Russie ; tous ces hommes, jeunes 10 et vigoureux, que nous avons vus passer durant deux mois, sont enterres dans la neige. La nouvelle est ar- rivee cette apres-midi. Quand on pense a cela, c'est epouvantable ! " Moi, je me taisais ; ce que je voyais de plus clair, c'est 15 que nous allions bientot avoir une nouvelle conscription, comme apres toutes les campagnes, et que cette fois les boiteux pourraient bien en 1 etre. Cela me rendait tout pale, et la prediction de Pinacle me faisait dresser les cheveux sur la te~te. 20 J'entrai dans ma chambre et je me couchai. Long- temps je ne pus fermer 1'ceil, revant a la conscription, a Catherine, a tous ces milliers d'hommes enterre's dans la neige, et me disant que je ferais bien de me sauver en Suisse. Vers trois heures, j'entendis M. Goulden se 2o coucher a son tour. IV. LORSQUE j'entrai le lendemain, vers sept heures, dans la chambre de M. Goulden pour me remettre a 1'ouvrage, il e"tait encore au lit et tout abattu. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 19 " Joseph, me dit-il, je ne suis pas bien, toutes ces terri- bles histoires m'ont rendu malade ; je n'ai pas dormi. Est-ce qu'il faut vous faire du the ? lui demandai-je. Non, mon enfant, non, c'est inutile; arrange seule- ment un peu le feu, je me leverai plus tard. Mais, a cette 5 heure, il faudrait aller regler les horloges en ville, nous sornmes au lundi ; je ne peux pas y aller, car de voir tant d'honnetes gens dans une desolation pareille, des gens que je connais depuis trente ans, cela me rendrait tout a fait malheureux. ficoute, Joseph, prends les clefs 10 pendues derriere la porte, et vas-y ; cela vaudra mieux. Moi, je vais tacher de me remettre, de dormir un peu. ... Si je pouvais dormir une heure ou deux, cela me' ferait du bien. C'est bon, monsieur Goulden, lui dis-je, jc pars tout 15 de suite." Apres avoir mis du bois au fourneau, je pris le manteau et les moufles, je tirai les rideaux du lit de M. Goulden, et je sortis, le trousseau de clefs dans ma poche. L'in- disposition du pere Melchior me chagrinait bien un peu, 20 mais une. idee me consolait; je me disais en moi-meme : " Tu vas grimper sur le clocher de la ville, et tu verras de la-haut la maison de Catherine et de la tante Gredel." En songeant a cela j'arrivai chez le sonneur de cloches Brainstein, qui demeurait au coin de la petite place, dans 25 une vieille baraque decrepite; le vieux en me voyant se leva, disant : " C'est vous, monsieur Joseph ? Oui, pere Brainstein, je viens a la place de M. Goulden, qui n'est pas bien. 30 Ah ! bon . . . bon . . . c'est la meme chose." II mit son vieux tricot et son gros bonnet de laine, en 20 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. chassant le chat qui dormait dessus ; puis il prit la grosse clef du clocher dans un tiroir, et nous sortimes. Devant la maison commune, 1 en face du corps de garde, stationnaient de'ja plusieurs personnes, des paysans et des 5 gens de la ville, qui lisaient une affiche. Nous montames le perron et nous entrames dans 1'eglise, ou plus de vingt femmes, jeunes et vieilles, etaient a genoux sur le pave, malgre le froid epouvantable. " Voyez-vous ? fit Brainstein. Elles viennent deja 10 prier, et je suis sur que la moitie sont la depuis cinq heures." II ouvrit la petite porte de la tour par ou Ton monte "aux orgues, et nous nous mimes a grimper dans les tene- bres et montames jusqu'aux cloches. 15 Je fus bien content de revoir le ciel bleu et de respirer le grand air, car la mauvaise odeur des chauves-souris qui vivent dans ces boyaux vous e'touffait presque. Mais quel froid epouvantable dans cette cage ouverte a tous les vents, et quelle lumiere eblouissante par ces temps 20 de neige, ou la vue s'etendait sur vingt lieues de pays ! Toute la petite ville de Phalsbourg, avec ses casernes, ses poudrieres, ses ponts, et ses remparts, sa grande place d'armes et ses petites maisons bien aligne'es, se dessinait la comme sur un papier blanc. On voyait jusqu'au fond 25 des cours, et moi qui n'etais pas encore habitue' a cela, je me tenais bien au milieu de la plateforme, de peur d'avoir 1'ide'e de m'envoler, comme on le raconte de certaines gens qui deviennent fous par les grandes hauteurs. Je n'osais m'approcher de 1'horloge, dont le cadran est peint 30 derriere avec ses aiguilles, et si Brainstein ne m'avait pas donne' 1'exemple, je serais reste la, cramponne' a la poutre des cloches ; mais il me dit : HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 21 " Venez, monsieur Joseph, et regardez ; est-ce que c'est f heure ? " 1 Alors je sortis la grosse montre de M. Goulden, qui marquait les secondes, et je vis qu'il y avait beaucoup de retard. 2 5 " L'horloge est toujours en retard les hivers, dit-il, a cause du fer qui travaille." 3 Apres m'etre un peu familiarise avec ces choses, je me mis a regarder les environs : je reconnus les Quatre- Vents sur la cote en face, et la maison de la tante Gredel. 10 Justement la cheminee fumait comme un fil bleu qui monte au ciel. J'e'tais tellement attendri, que je ne sen- tais plus le froid ; je ne pouvais pas detacher mes yeux de cette cheminee. Enfin il fallut bien descendre, et nous nous mimes a tourner dans 1'escalier sombre, comme 15 dans un puits. Une fois dans 1'orgue, nous vimes du balcon que la foule avait aussi beaucoup grossi dans 1'e'glise : toutes les meres, toutes les soeurs, toutes les vieilles grand'meres, les riches et les pauvres, e'taient a genoux dans les banes, au milieu du plus grand silence, 20 elles priaient pour ceux de la-bas . . . offrant tout pour les revoir encore une fois ! Nous descendions alors 1'escalier sous la grande porte, et je traversal la place pour aller chez M. le comman- dant Meunier, pendant que Brainstein reprenait le chemin 25 de sa rnaison. Au coin de 1'Hotel de ville, je vis un spectacle que je me rappellerai toute ma vie. C'est la qu'e'tait la grande affiche ; plus de cinq cents personnes : des gens de la ville et des paysans, des homines et des femmes, serres 3<[ les uns contre les autres, tout pales et le cou tendu, la regardaient en silence comme quelque chose de terrible. 22 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Us ne pouvaient pas la lire, et de temps en temps 1'uit ou 1'autre disait en allemand ou en frangais : " Us ne sont pourtant pas tous morts ! . . . il en re- viendra tout de mme." 5 D'autres criaient: " Mais on ne voit rien . . . on ne peut pas approcher ! '" A la fin, Harmentier, le sergent de ville, sortit de la voute du corps de garde, et se mit au haut des marches, avec une affiche toute pareille a celle du mur ; quelques 10 soldats le suivaient. Alors tout le monde courut de son cote', mais les soldats e'carterent les premiers, et le pere Harmentier se mit a lire cette affiche, qu'on appelait le 29 Bulletin?- et dans laquelle 1'Empereur racontait que pendant la retraite les chevaux perissaient toutes les 15 nuits par milliers. II ne disait rien des hommes ! Le sergent de ville lisait lentement, personne ne souf- flait mot. On aurait entendu voler une mouche. Mais quand il en 2 vint a ce passage : " Notre cavalerie etait " tellement demontee, 8 .que Ton a du 4 reunir les officiers 20 " auxquels il restait un cheval pour en former quatre " compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les "gendraux faisaient les fonctions de capitaines, et les "colonels celles de sous-officiers." Quand il lut ce pas- sage, qui en disait plus sur la misere de la grande armee 25 que tout le reste, les cris et les gemissements se firent entendre de tous les cotes ; deux ou trois femmes tom- berent ... on les emmenait en les soutenant par les bras. II est vrai que 1'affiche ajoutait : " La santd de Sa Ma- 80 jestd n'a jamais dte meilleure," et c'e'tait une grande con- solation. Malheureusement c.a ne pouvait pas rendre la vie aux trois cent mille hommes enterre's dans la neige. ; HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 23 aussi les gens s'en allaient bien tristes ! D'autres ve- naient par douzaines, qui n'avaient rien entendu, et, d'heure en heure, Harmentier sortait pour lire le bulletin. Cela dura jusqu'au soir, et, chaque fois, c'etait la meme chose. Je me sauvai . . . j'aurai voulu ne rien savoir 5 de tout cela. Je montai chez M. le commandant de place. En en- trant dans son salon, je le vis qui dejeunait. 1 C'etait un homme deja vieux, mais solide, la face rouge et de bon appetit. 10 " Ah ! c'est toi ! fit-il ; M. Goulden ne vient done pas ? Non, monsieur le commandant, il est malade a cause ies mauvaises nouvelles. Ah ! bon . . . bon . . . je comprends c.a, fit-il en vidant son verre ; oui, c'est malheureux." 15 Et tandis que je levais le globe de la pendule, il ajouta: " Bah ! tu diras a M. Goulden que nous aurons notre revanche. . . . On ne peut pas toujours avoir le dessus. Depuis quinze ans que nous les menons tambour battant, 2 20 il est assez juste qu'on leur laisse cette petite fiche de con- solation. ... Et puis 1'honneur est sauf, nous n'avons pas ete battus : sans la neige et le froid, ces pauvres Cosaques en auraient vu des dures. 8 . . . Mais un peu de patience, les cadres seront bientot remplis, et alors 25 gare! " Je remontai la pendule ; il se leva et vint regarder ; puis, comme j'allais me retirer, il s'ecria en reboutonnant sa grosse capote, qu'il avait ouverte pour manger : " Dis au pere Goulden de dormir tranquille, la danse 30 va recommencer au printemps ; ils n'auront pas toujours 1'hiver pour eux ; dis-lui c.a ! 24 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Oui, monsieur le commandant, repondis-je en fer- mant la porte. Sa grosse figure et son air de bonne humeur m'avaient un peu console ; mais dans toutes les maisons ou j'allai 5 ensuite on n'entendait que des plaintes. Les femme? surtout e'taient dans la desolation ; les hommes ne di- saient rien et se promenaient de long en large, la tete penchee, sans meme regarder ce que je faisais chez eux. En rentrant chez nous, je trouvai M. Goulden a son 10 e'tabli. " Te voila, Joseph, dit-il ; eh bien ? Eh bien, monsieur Goulden, vous avez eu raison de rester: c'est terrible ! " Et je lui racontai tout en detail. 15 " Oui, je savais cela, dit-il tristement, mais ce n'est que le commencement de plus grands malheurs : ces Prus- siens, ces Autrichiens, ces Russes, ces Espagnols, et tous ces peuples que nous avons pilles depuis 1804, vont profi- ter de notre misere pour tomber sur nous. Au lieu d'etre 20 les premiers, nous serons les derniers des derniers. 1 Oui, voila ce qui va nous arriver maintenant. Pendant que tu courais la ville, je -n'ai fait que rever a cela ; puisque les soldats etaient tout chez nous et que nous n'avons plus de soldats, nous ne sommes plus rien ! " V. 25 QUELQUES jours apres, la gazette annonca que 1'Empe- reur e'tait a Paris, et qu'on allait couronner le Roi de Rome 2 et 1'Impe'ratrice Marie-Louise. M. le maire, M. HISTOIRE F/'UN CONSCRIT DE 1813. 25 1'adjoint et les conseillers municipaux ne parlaient plus que des droits du trone, et meme on fit un discours ex- pres dans la salle de la mairie. Mais les gens n'e'taient pas attendris, parce que chacun avait peur d'etre enleve par la conscription ; on pensait bien qu'il allait falloir 5 beaucoup de soldats ; voila ce qui troublait le monde, et pour ma part j'en maigrissais a vue d'ceil. 1 M. Goulden avait beau 2 me dire : " Ne crains rien, Joseph, tu ne peux pas marcher. Considere, mon enfant, qu'un etre aussi boiteux que toi resterait en route a la premiere 10 etape ! " Tout cela ne m'empechait pas d'etre rempli d'inquietude. On ne pensait deja plus a ceux de la Russie, excepte 'leurs families. M. Goulden, quand nous etions seuls a travailler, me 15 disait quelquefois : " Si ceux qui sont nos maitres, et qui disent que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre bonheur, pouvaient se figurer, au commencement d'une campagne, les pauvres vieillards, les malheureuses meres auxquels ils vont en 20 quelque sorte arracher le cceur pour satisfaire leur or- gueil ; s'ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leurs gemissements au moment ou 1'on viendra leur dire : "Votre enfant est mort . . . vous ne le verrez plus j'amais ! il a peri sous les pieds des chevaux, ou bien 8 25 ecrase par un boulet, ou bien dans un hopital, au loin, dans la fievre, sans consolation, en vous appelant comme lorsqu'il e'tait petit ! . . . " s'ils pouvaient se figurer les larmes de ces meres, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pour continuer." 30 Ainsi me parlait le bon M. Goulden, et je pensais bien comme lui. 26 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Mais tout a coup, le 8 Janvier, on mit une grande affiche a la mairie, ou Ton voyait que 1'Empereur allait lever, d'abord 150,000 conscrits de I8I3, 1 ensuite IOQ cohortes du premier ban de 1812, qui se croyaient dcja 5 rechappees, ensuite 100,000 conscrits de 1809 a 1812, et ainsi de suite jusqu'a la fin, de sorte que tous les trous 2 seraient bouches, et que meme nous aurions une plus grande armee qu'avant d'aller en Russie. Quand le pere Fouze, le vitrier, vint nous raconter 10 cette affiche, un matin, je tombai presque en faiblesse, car je me dis en moi-meme : " Maintenant on prend tout ; je suis perdu ! " M. Goulden me versa de 1'eau dans le cou ; 3 mes bras pendaient, j'etais pale comme un mort. 15 Du reste, je n'e'tais pas le seul auquel 1'afnche de la mairie produisit un pareil effet ; en cette annee beaucoup de jeunes gens refuserent de partir : les uns se cassaient des dents, pour s'empecher de pouvoir de'chirer la car- touche ; les autres se faisaient sauter le pouce avec des 20 pistolets, pour s'empecher de pouvoir tenir le fusil ; d'au- tres se sauvaient dans les bois ; on les appelait les re- fractaires, et Ton ne trouvait plus assez de gendarmes pour courir apres eux. Et c'est aussi dans le meme temps que les meres de 25 famille prirent le courage en quelque sorte de se re'volter, et d'encourager leurs gar9ons a ne pas obeir aux gen i darmes. Elles les aidaient de toutes les fagons, elles criaient centre 1'Empereur, et les cures de toutes les religions les soutenaient ; enfin la mesure etait pleine ! 30 Le jour meme de 1' affiche, je me rendis aux Quatre- Vents ; mais ce n'etait pas alors dans la joie de mon cceur, c'e'tait comme le dernier des malheureux auquel HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 2J on enleve son amour et sa vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes ; et quand j'-arrivai la-bas, ne sachant com- ment annoncer notre malheur, je vis en entrant qu'on savait de'ja tout a la maison, car Catherine pleurait a chaudes larmes, 1 et la tante Gre'del etait pale d'indigna- 5 tion. "Voila longtemps, dit-elle, que ce grand carnage me degoute ; il a dejk fallu que nos deux pauvres cousins Kasper et Yokel aillent se faire 2 casser les os en Es- pagne, pour cet Empereur, et maintenant il vient encore 10 nous demander les jeunes; il n'est pas content d'en avoir fait perir trois cent mille en Russie. Au lieu de songer a la paix, comme un homme de bon sens, il ne pense qu'a faire massacrer les derniers qui restent. . . . On verra ! on verra ! 15 Au nom du ciel ! tante Gredel, taisez-vous, parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fenetre, on pourrait vous entendre ; nous serions tous perdus. Eh bien, je parle pour qu'on m'entende, reprit-elle ; ton Napole'on ne me fait pas peur ; il a commence par 20 nous empecher de parler. pour faire ce qu'il voudrait . . . mais tout cela va finir! . . . Quatre jeunes femmes vont perdre leurs maris dans notre village, et dix pauvres gar- 9ons vont tout abandonner, malgre pere et mere, malgre la justice, .malgre la religion . . . n'est-ce pas abomi- 25 nable ? " Et comme je voulais repondre : " Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cet homme-la n'a pas de cceur ! . . . il finira mal ! . . . Dieu s'est deja mon- tre cet hiver : il a vu qu'on avait plus peur d'un homme 30 que de lui ; alors il a fait venir le froid, et notre arme'e a pe'ri . . . et tous ceux qui vont partir sont morts d'avance. 28 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Toi, tu ne partiras pas, me dit cette femme pleine d'en- tetement, je ne veux pas que tu partes ; tu te sauveras dans les bois avec tous les plus courageux gargons d'ici ; vous irez par les montagnes, en Suisse, et Catherine et moi 5 nous irons pres de vous jusqu'a la fin de 1'extermination." Alors la tante Gre'del se tut d'elle-meme. Au lieu de nous faire un diner ordinaire, elle nous en fit encore un meilleur que 1'autre dimanche, et nous dit d'un air ferme : " Mangez, mes enfants, n'ayez pas peur . . . tout cela 10 va changer." Je rentrai vers quatre heures du soir a Phalsbourg un peu plus calme qu'en partant. Mais comme je remontais la rue, voila que j'entends, au coin du college, le tambour du sergent de ville Harmantier, et que je vois une grande 15 foule autour de lui. Je cours pour ecouter les publica- tions, et j'arrive juste au moment ou cela commen9ait. Harmantier lut que le tirage de la conscription aurait lieu le 15. Nous etions le 8, il ne restait done plus que sept jours. 20 Cela me bouleversa. Tous ceux qui se trouvaient la s'en allaient a droite et k gauche dans le plus grand silence. Je rentrai chez nous fort triste, et je dis a M. Goulden : " On tire jeudi prochain. 25 Ah! fit-il, on ne perd pas de temps . . . c.a presse." II est facile de se faire une idee de mon chagrin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais plus en place ; sans cesse je me voyais sur le point d'abandonner le pays. " Du calme, 1 Joseph, me disait M. Goulden ; ne te tour- 30 mente done pas ainsi. Pense que de toute la conscrip- tion, il n'y en a pas dix peut-etre qui puissent donner d'aussi bonnes raisons que toi pour rester. II faudrait HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 29 que le chirurgien fut aveugle pour te recevoir. D'ailleurs, je verrai M. le commandant de place. . . . Tranquillise- toi ! " Ces bonnes paroles ne pouvaient me rassurer. C'est ainsi que je passai toute une semaine dans des 5 transes extraordinaires, et quand arriva le jour du tirage, le jeudi matin, j'etais tellement pale, tellement de'fait, que les parents de consents enviaient en quelque sorte 1 ma mine pour leur fils. " Celui-la, se disaient-ils, a de la chance . . . il tomberait par terre en soufflant dessus." 2 10 VI. LE tirage commen9a sur les neuf heures, 8 et bientot on entendit la clarinette de Pfifer-Karl et le violon du grand Andres retentir dans les rues. Us jouaient la marche des Suedois ; * c'est sur cet air que des milliers de pauvres diables ont quitte la vieille Alsace pour toujours. Les 15 consents dansaient, ils poussaient des cris a fendre les nuages, et frappaient la terre du talon en secouant leurs chapeaux, essayant de paraitre joyeux, tandis qu'ils avai- ent la mcrt dans Tame ; et le grand Andres, sec, roide, avec son camarade tout rond, les joues gonflees jusqu'aux 20 oreilles, ressemblaient a ces tres qui vous conduisent au cimetiere, en causant entre eux de choses indifferentes. Cette musique, ces cris me rendaient triste. Je venais de mettre mon habit a queue de morue et mon castor pour sortir, lorsque la tante Gredel et Ca- 25 therine entrerent en disant : 30 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. " Bon jour, monsieur Goulden ! nous arrivons pour la conscription." Je vis tout de suite combien Catherine avait pleure, ses yeux etaient rouges et sa mere tournait autour de moi. 5 M. Goulden leur dit : " Ce doit etre bientot 1'heure pour les jeunes gens de la ville ? Oui, monsieur Goulden, re'pondit Catherine d'une voix faible ; ceux du Harberg ont fini. 10 Bon . . . bon. . . . Eh bien, Joseph, il est temps que tu partes, dit-il. Mais ne te chagrine pas." . . . Ne soyez pas effrayees. Ces tirages, voyez-vous, ne sont plus que pour la forme, depuis longtemps on ne gagne 1 plus, ou, quand on gagne, on est rattrape deux ou trois 15 ans plus tard : tous les numeros sont mauvais ! C'est egal, 2 fit la tante Gredel, Joseph gagnera. Oui, oui, repondit M. Goulden en souriant, cela ne peut pas manquer." Alors je sortis avec Catherine et la tante, et nous re- 20 montames vers la grande place, ou la foule se pressait. Dans toutes les boutiques, des douzaines de consents, en train d'acheter des rubans, se bousculaient autour des comptoirs ; on les voyait pleurer en chantant comme des possedes. D'autres, dans les auberges, s'embrassaient 25 en sanglotant, mais ils chantaient toujours. Deux ou trois musiques des environs etaient arrivees et se con- fondaient avec des eclats de'chirants et terribles. En face du corps de garde, j'apergus de loin le colpor~ teur Pinacle, sa balle ouverte sur une petite table, et, 30 tout a cote, une grande perche garnie de rubans qu'it vendait aux consents. Je me de'pechais de passer, quand il me cria : HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 31 " He 1 boiteux, halte ! halte ! . . . arrive 1 done . . . je te garde un beau ruban. II t'en faut un magnifique a toi . . . le ruban de ceux qui gagnent ! " II agitait par-dessus sa tete un grand ruban noir, et je palis malgre moi et je me glissai bien vite dans la foule 5 pour e'chapper a Pinacle. Nous eumes mille peines a entrer sous la voute de la mairie, et a grimper le vieil escalier de chene, ou les gens *nontaient et descendaient comme une veritable four- miliere. Dans la grande salle en haut, le gendarme 10 Kelz se promenait, maintenant 1'ordre autant que possi- ble. Et dans la chambre du conseil, a cote, ou se trouve peinte la Justice un bandeau sur les yeux, on entendait crier les nume'ros. De temps en temps un conscrit sortait, la face gonflee de sang, attachant 15 son numero sur son bonnet, et s'en allant la tete basse a travers la foule, comme un taureau furieux qui ne voit plus clair, et qui voudrait se casser les cornes au mur. D'autres, au contraire, passaient pales comme des morts. 20 Les fenetres de la mairie etaient ouvertes ; on enten- dait dehors les cinq ou six musiques jouer a la fois. C'etait e'pouvantable. Je serrais la main de Catherine, et tout doucement nous arrivames, a travers ce monde, dans la salle ou M. le 25 sous-pre'fet, les maires et les secretaires, sur leur tribune, criaient les numeros a haute voix, comme on prononce des jugements, 2 car tous les numeros etaient de veri- tables jugements. Nous attendimes longtemps. 30 Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines, lorsque enfin on appela mon nom. 32 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Je m'avangai sans voir ni entendre, je mis la main dans la caisse et je tirai un numero. M. le sous-prefet cria : " Numero 17 !" Alors je m'en allai sans rien dire, Catherine et la tante 6 derriere moi. Nous descendimes sur la place, et, ayanf un peu d'air, je me rappelai que j'avais tire le numero 17. La tante Gredel paraissait confondue. " Je t'avais pourtant mis quelque chose dans ta poche, 1 dit-elle ; mais ce gueux de Pinacle t'a jete un mauvais 10 sort." 2 En meme temps elle tira de ma poche de derriere un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur me coulaient du front ; Catherine etait toute pale, et c'est ainsi que nous retournames chez M. Goulden. 15 " Quel numero as-tu, Joseph ? me dit-il aussitot. Dix-sept," repondit la tante en s'asseyant les mains sur les genoux. Un instant M. Goulden parut trouble', mais ensuite il dit: 20 " Autant celui-la qu'un autre . . . tous partiront . . . il faut remplir les cadres. Cela ne signifie rien pour Joseph. J'irai voir M. le maire, M. le commandant de place. ... Ce n'est pas pour leur faire un mensonge ; dire que Joseph est boiteux, toute la ville le sait ; mais, 25 dans la presse, on pourrait passer la-dessus. Voila pour- quoi j'irai les voir. Ainsi ne vous troublez pas, reprenez confiance." Ces paroles du bon M. Goulden rassurerent la tante Gredel et Catherine, qui s'en retournerent aux Quatre- 30 Vents pleines de bonnes espe'rances ; mais pour moi c'etait autre chose : depuis ce moment je n'eus plus une minute de tranquillite, ni jour ni nuit. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 33 Trois jours apres le tirage, le conseil 1 de revision etait a 1'Hotel de ville, avec tous .les maires du pays et quel- ques notables, pour donner des renseignements au besoin. La veille, M. Goulden avait mis sa grande capote mar- ron et sa belle perruque pour aller remonter 1'horloge de 5 M. le maire et celle du commandant de place. II etait revenu la mine riante et m'avait dit : " Cela marchera 2 . . . M. le maire et M. le comman- dant savent bien que tu es boiteux ; c'est assez clair! Us m'ont re'pondu tout de suite : " He ! monsieur Goulden, 10 ce jeune homme est boiteux ; a quoi bon nous parler de lui ? Ne vous inquietez de rien ; ce ne sont pas des in- firmes qu'il nous faut, ce sont des soldats." Ces paroles m'avaient mis du baume dans le sang, et cette nuit-la je dormis comme un bienheureux. Mais le 15 lendemain la peur me reprit : je me repre'sentai tout a coup combien de gens cribles de de'fauts partaient tout de meme, et combien d'autres avaient 1'indelicatesse de s'en inventer pour tromper le conseil : par exemple, d'avaler des choses nuisibles, afin de se rendre pales, ou a) de faire 3 les sourds, les aveugles, les imbeciles. Et son- geant a ces choses, je fremis de n'etre pas assez boiteux, et je resolus d'avoir aussi Fair minable. J'avais entendu dire que le vinaigre donne des maux d'estomac, et, sans en pre'venir M. Goulden, dans ma peur j'avalai tout le 23 vinaigre qui se trouvait dans la petite burette. Ensuite je m'habillai, pensant avoir une mine de deterre, car la vinaigre etait tres fort. Mais, en entrant dans la chambre de M. Goulden, a peine m'eut-il vu qu'il s'e'cria : "Joseph, qu'as-tu done? tu es rouge comme un coq ! " 30 Et moi-meme, m'etant regarde dans le miroir, je vis que, jusqu'a mes oreilles et jusqu'au bout de mon nez, 34 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. tout etait rouge. Alors je fus effraye ; mais au lieu de palir je devins encore plus .rouge, et je m'ecriai dans la desolation : " Maintenant je suis perdu ! Je vais avoir 1'air d'un 5 gargon qui n'a pas de defauts, et meme qui se porte tres bien : c'est le vinaigre qui me monte a la tete. Quel vinaigre ? demanda M. Goulden. Celui que j'ai bu pour etre pale. O, quelle mau- vaise idee j'ai cue ! 10 Cela ne t'empechera pas d'etre boiteux, dit M. Goul- den ; seulement tu voulais tromper le conseil, et ce n'est pas honnete ! Mais voici neuf heures et demie qui son- nent; Werner estvenu me pre'venir hier que tu passerais 1 k dix heures. . . . Ainsi de'peche-toi." 15 II me fallut done partir en cet etat ; le feu du vinaigre me sortait des joues. Lorsque je rencontrai la tante et Catherine, qui in'attendaient sous la voute de la mairie, elles me reconnurent a peine. " Comme tu as 1'air content et rejoui ! " me dit la tante 20 Gre'del. En entendant cela, j'aurais eu bien sur une faiblesse, si le vinaigre ne m'avait pas soutenu malgre moi. Je montai done Pescalier dans un trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour re'pondre, tant j'e- 25 prouvais d'horreur centre ma betise. En haut, deja plus de vingt-cinq consents, qui se pre- tendaient infirmes, etaient regus ; et plus de vingt-cinq autres, assis sur un bane contre le rnur, regardaient a terre, en attendant leur tour. 30 Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeau k cornes, 2 se promenait de long en large ; des qu'il me vit, il s'arreta comme e'merveille', puis il s'ecria : HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 35 " A la bonne heure ! * a la bonne heure ! an moins en voila un qui n'est pas fache de partir : 1'amour de la gioire eclate dans ses yeux." Et me posant la main sur 1'epaule : " C'est bien, Joseph, fit-il, je te pre'dis qu'a la fin de la 5 campagne, tu seras caporal. Mais je suis boiteux ! m'ecriai-je indigne. Boiteux ! dit Kelz en clignant de 1'oeil et souriant, boiteux ! C'est egal, avec une mine pareille on fait tou- jours son chemin." 1C 11 avait a peine fini son discours, que la salle s'ouvrit et que 1'autre gendarme, Werner, se penchant a la porte, cria d'une voix rude. " Joseph Bertha ! " J'entrai, boitant le plus que je pouvais, et Werner re- 15 ferma la porte. Les maires du canton etaient assis sur des chaises en demi-cercle, M. le sous-pre'fet et M. le maire de Phalsbourg au milieu, dans des fauteuils, et le secre'taire Freylig, a sa table. Deux medecins, M. le chirurgien-major de 1'hopital, avec un autre en uniforme, 20 causaient au milieu de la salle. Us se retournerent en me disant : " Deshabillez-vous." M. le sous-prefet dit : "Voila un gargon plein de sante." 25 Ces mots me mirent en colere ; malgre cela, je repondis honnetement : " Mais je suis boiteux, monsieur le sous-prefet." Les chirurgiens me regarderent, et ceiui de 1'hopital, a qui M. le commandant de place avait sans doute parle 30 tie moi, dit : "La jambe gauche est un peu courte." 36 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Bah ! fit 1'autre, elle est solide." Puis, me posant la main sur la poitrine : " La conformation est bonne, dit-il ; toussez. " Je toussai le moins fort que je pus ; mais il trouva 5 tout de meme que j'avais un bon timbre, et dit encore : " Regardez ces couleurs ; voila ce qui s'appelle un beau sang." Alors moi, voyant qu'on allait me prendre si je ne di- sais rien, je repondis : 10 " J'ai bu du vinaigre. Ah ! fit-il, c.a prouve que vous avez un bon estomac, puisque vous aimez le vinaigre. Mais je suis boiteux ! m'e'criai-je tout de'sole'. Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cet homme ; 15 votre jambe est solide, j'en reponds. Tout cela, dit alors M. le maire, n'empeche pas ce jeune homme de boiter depuis sa naissance ; c'est un fait connu de tout Phalsbourg. Sans doute, fit aussitot le medecin de 1'hopital, la 20 jambe gauche est trop courte ; c'est un cas d'exemption. Oui, reprit M. le maire, je suis sur que ce gargon-la ne pourrait pas supporter une longue marche ; il resterait en route a la deuxieme etape." Le premier medecin ne disait plus rien. 85 Je me croyais deja sauve de la guerre, quand M. le sous-prdfet me demanda : " Vous etes bien Joseph Bertha ? Oui, monsieur le sous-prefet, re'pondis-je. Eh bien, messieurs, dit-il en sortant une lettre de 80 son portefeuille, ecoutez." II se mit lire cette lettre, dans laquelle on racontait que, six mois avant, j'avais parid d'aller a Saverne et HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 37 d'en revenir plus vite que Pinacle ; que nous avions fait ce chemin ensemble en moins de trois heures, et que j 'avals gagne. C'etait malheureusement vrai ! ce gueux de Pinacle m'appelait toujours boiteux, et dans ma colere, j'avais 5 parie centre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais done pas soutenir'le contraire. Comme je restais confondu, le premier chirurgien me dit: " Voila qui tranche 1 la question ; rhabillez-vous." Et, se tournant vers le secretaire, il s'ecria : 10 " Bon pour le service ! " Je me rhabillai dans un desespoir epouvantable. Werner en appela un autre. Je ne faisais plus atten- tion a rien. . . . Tout a coup je fus sur 1'escalier ; et comme Catherine me demandait ce qui s'e'tait passe, je 15 poussai un sanglot terrible ; je serais tombe du haut en bas, si la tante Gredel ne m'avait pas soutenu. Nous sortimes par derriere et nous traversames la petite place ; je pleurais comme un enfant et Catherine aussi. Nous tournames le coin du cafe, et nous entrames 20 chez nous. Les gens nous regardaient de leurs fenetres et se disaient : " En voila encore un qui part ! " M. Goulden, sachant que la tante Gredel et Catherine viendraient diner avec nous le jour de la revision, avait fait apporter du Monton-d' Or* une oie farcie et deux 25 bouteilles de bon vin d' Alsace. II etait convaincu que j'allais etre re'forme tout de suite ; aussi, quelle ne fut pas sa surprise de nous voir entrer ensemble dans une desolation pareille. " Qu'est-ce que c'est ? " dit-il en relevant son bonnet so de sole sur son front chauve, et nous regardant les yeux e'carquilles. 38 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Je n'avais pas la force de lui repondre ; je me jetais dans le fauteuil en fondant en larmes. La tante Gre'del dit : " Les gueux 1'ont pris. 5 Ce n'est pas possible ! fit M. Goulden, dont les bras tomberent. Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses ; ils se sont trompes . . . ce n'est pas possible autrement . . . M. le maire et le medecin de Phopital n'ont done rien 10 dit ? " Je racontai en gemissant 1'histoire de la lettre ; et la tante Gredel, qui ne savait rien de cela, se mit a crier en levant les poings : " Ah ! le brigand ! Dieu veuille l qu'il entre encore 15 une fois chez nous ! je lui fends la tete avec ma hachette." M. Goulden e'tait consterne. " Comment ! tu n'as pas crie que c'etait faux ! dit-il ; c'est done vrai cette histoire ? " Et comme je baissais la tete sans re'pondre, joignant 20 les mains il ajouta : "Ah! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense a rien. . . . Quelle imprudence . . . quelle imprudence !" II se promenait autour de la chambre ; puis il s'assit pour essuyer ses lunettes, et la tante Gredel dit : 25 " Oui, mais ils ne 1'auront pas tout de meme, leurs mechancetes ne serviront a rien : ce soir, Joseph sera deja dans la montagne, en route pour la Suisse." M. Goulden, en entendant cela, devint grave ; il fronga le sourcil et repondit au bout d'un instant : 30 " C'est un malheur . . . un grand malheur . . . car Joseph est reellement boiteux. . . . On le reconnaitra plus tard ; il ne pourra pas marcher deux jours sans HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 39 Tester en arriere et sans tomber malade. Mais vous avez tort, mere Gredel, de parler comme vous faites et de lui donner un mauvais conseil. Un mauvais conseil ! dit-elle ; vous etes done aussi pour faire massacrer les gens, vous ? 5 Non, repondit-il, je n'aime pas les guerres, surtout celles ou des cent mille hommes perdent la vie pour la gloire d'un seul. Mais ces guerres-la sont fmies ; ce n'est plus pour gagner de la gloire et des royaumes qu'on leve des soldats, c'est pour defendre le pays, qu'on a com- 10 promis a force de tyrannie et d'ambition. On voudrait bien la paix maintenant ! Malheureusement les Russes s'avancent, les Prussiens se mettent avec eux, et nos amis les Autrichiens n'attendent qu'une bonne occasion de nous tomber sur le dos ; si Ton ne va pas a leur ren- U> centre, ils viendront chez nous. C'est done tout autre chose que nos guerres d'Espagne, de Russie et d'Alle- magne. Et moi, tout vieux que je suis, mere Gre'del, si le danger continue k grandir et si 1'on a besoin des anciens de la Re'publique, j'aurais honte d'aller faire des 20 horloges en Suisse, pendant que d'autres verseraient leur sang pour defendre mon pays. D'ailleurs, e'coutez bien ceci : les deserteurs sont meprise's partout. . . . On s'est juge soi-meme incapable de remplir le premier de ses devoirs, qui est d'aimer et de soutenir son pays, meme 25 lorsqu'il a tort." II n'en dit pas plus en ce moment, et s'assit a la table d'un air grave. " Mangeons, reprit-il apres un instant de silence ; voici midi qui sonne. Mere Gredel et Catherine, asseyez-vous 3C la." Elles s'assirent, et nous mangeames. Je revais aux 40 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. paroles de M. Goulden, qui me semblaient justes. La tante Gre'del serrait les levres, et de temps en temps elle me regardait pour voir ce que je pensais. A la fin, elle dit: 5 " Moi, je me moque d'un pays ou 1'on prend les peres de famille, apres avoir enleve les gargons ! Si j'e'tais a la place de Joseph, je partirais tout de suite. ficoutez, tante Gredel, lui re'pondis-je, vous savez que je n'aime rien tant que la paix et la tranquillite ; mais je ne 10 voudrais pourtant pas me sauver comme un heimathslbs^ dans les autres pays. Malgre cela, je ferai ce que voudra Catherine : si elle me dit d'aller en Suisse, j'irai ! " . . . Alors Catherine, baissant la tete pour cacher ses larmes, dit tout has : 15 " Je ne veux pas qu'on puisse t'appeler deserteur. Eh bien done, je ferai comme les autres ! m'ecriai- je ; puisque ceux de Phalsbourg et du Dagsberg partent pour la guerre, je partirai ! " M. Goulden ne fit aucune observation. 20 " Chacun est libre, dit-il ; seulement je suis content de voir que Joseph pense comme moi." Puis le silence se retablit, et vers deux heures la tante Gre'del, se levant, prit son panier. Elle semblait abattue et me dit : 25 " Joseph, tu ne veux pas m'ecouter, mais c'est egal, avec la volonte du Seigneur, tout cela finira ; tu revien= dras, si Dieu le veut, et Catherine t'attendra." Catherine se remit a pleurer, et moi plus encore qu'elle ; de sorte que M. Goulden lui-meme ne pouvait s'empecher 30 de verser des larmes. Enfin Catherine et sa mere descendirent 1'escalier, et d'en bas la tante me cria : HISTOIRK D'UN CONSCRIT DE 1813. 4! " Tache de revenir encore une ou deux fois chez nous, Joseph. Oui, oui," lui re'pondis-je en fermant la porte. Je ne me tenais plus sur mes jambes; jamais je n'avais ete si malheureux. VII. DEPUIS ce jour je n'avais plus la tete a rien. J'essayai d'abord de me remettre a Fouvrage ; mais sans cesse mes pense'es etaient ailleurs, et M. Goulden lui-meme me dit : " Joseph, laisse cela . . . profile du peu de temps qui te reste a passer avec nous ; va voir Catherine et la mere 10 Grdel. Je crois toujours qu'on te re'formera ; mais que peut-on savoir ? " J'allais done chaque matin aux Quatre-Vents, et je passais mes journe'es avec Catherine. Nous etions bien tristes, et pourtant bien heureux tout de meme de nous 15 voir. Le soir, je rentrais en ville vers huit ou neuf heures, au moment ou Ton fermait les portes, et je voyais, en pas- sant, toutes les petites auberges pleines de consents et de vieux soldats reformes qui buvaient ensemble. Les 20 consents payaient toujours ; les autres se retroussaient les moustaches en racontant d'un air majestueux leurs batailles, leurs marches et leurs duels. C'etait triste pour des fils de paysans, des gens honnetes et laborieux de mener une existence pareille ; mais personne n'avait 25 plus envie de travailler; on aurait donne sa vie pour deux liards. 42 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Cela se prolongea jusqu'au 25 Janvier. Depuis quel ques jours, un grand nombre de conscrits italiens, des Piemontais et des Genois etaient arrive's en ville. On les exergait sur la place tous les jours a marcher au pas ; * 5 ils allaient remplir les cadres du 6 e leger 2 a Mayence, et se reposaient un peu dans la caserne d'infanterie. Le capitaine des recrues, qui s'appelait Vidal, logeait au-dessus de notre chambre. C'e'tait un homme carre, solide, tres ferme, et pourtant aussi tres bon et tres hon- 10 nete. II vint faire raccommoder sa montre chez nous, et quand il sut que j r etais conscrit et que j'avais peur de ne pas revenir, il m'encouragea disant " que tout n'est qu'ha- bitude . . . ; qu'au bout de cinq ou six mois, on se bat et Ton marche comme on mange la soupe, et que beau- 15 coup meme s'habituent tellement a tirer des coups de fusil ou de canon sur les gens, qu'ils se considerent comme malheureux lorsqu'ils n'ont pas cette jouissance." Mais sa maniere de raisonner n'etait pas de mon gofit, d'autant plus que je voyais cinq ou six gros grains dc 20 poudre sur une de ses joues, lesquels e'taient entre's bien loin dans la peau, et qu'il m'expliqua provenir d'un coup de fusil qu'un Russe lui avait lache presque sous le nez. Un e'tat pareil me deplaisait de plus en plus, et comme deja plusieurs jours s'e'taient passes sans nouvelles, je 25 commenc.ais a croire qu'on m'oubliait, lorsque, le matin du 25 Janvier, au moment ou j'allais partir pour les Quatre- Vents, M. Goulden, qui travaillait a son e'tabli d'un air reveur, se retourna les larmes aux yeux et me dit: 30 " coute, Joseph, j'ai voulu te laisser dormir encore tranquillement cette nuit ; mais il faut pourtant que tu le saches, mon enfant : hier soir, le brigadier 3 de gen- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 43 darmerie est venu m'apporter ta feuille x de route. Tu pars avec les Piemontais et les Genois, et cinq ou six gardens de la ville." En entendant cela je sentis mes jambes s'en aller, et je m'assis sans pouvoir repondre un mot. M. Goulden sor- 5 tit de son tiroir la feuille de route en belle ecriture, et se mit a la lire lentement. Tout ce que je me rappelle, c'est que Joseph Bertha, natif de Dabo, canton de Phalsbourg, arrondissement de Sarrebourg, e'tait incorpore dans le 6 e leger, et qu'il devait avoir rejoint son corps le 29 jan- 10 vier, a Mayence. Cette lettre me produisit un aussi mauvais effet que si je n'avais rien su d'avance ; je regardai cela comme quel- que chose de nouveau, et j'en fus indigne'. M. Goulden, apres un instant de silence, dit encore : is " C'est aujourd'hui que les Italiens partent, vers onze heures." Alors, me reveillant comme d'un mauvais reve, je m'ecriai : " Mais je ne reverrai done plus Catherine ? 20 Si, Joseph, si, dit-il d'une voix tremblante ; j'ai fait prevenir la mere Gredel et Catherine ; ainsi, mon enfant, elles viendront, tu pourras les embrasser avant de partir." Je voyais son chagrin et je m'attendrissais encore plus, de sorte que j'avais mille peines a m'empecher de fondre 25 en larmes. Au bout d'une minute il reprit : " Tu n'as besoin de t'inquieter de rien, j'ai tout pre'pare d'avance. Et quand tu reviendras, Joseph, si Dieu veut que je sois encore de ce monde, tu me trouveras toujours 30 le meme. Voici que je commence a me faire 2 vieux, mon plus grand bonheur aurait etc de te conserver comme 44 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. un fils, car j'ai trouvd dans toi le bon cceur et le bon esprit d'un honnete homme ; je t'aurais cede mon fonds . . . nous aurions dte bien ensemble . . . Catherine et toi vous auriez ete mes enfants. . . . Mais puisqu'il en B .est amsi, resignons-nous. Tout cela n'est que pour un peu de temps ; tu seras reforme, j'en suis sur : on verra bientot que tu ne peux pas faire de longues marches." Tandis qu'il parlait, je sanglotais tout bas. A la fin, il se leva et sortit de 1'armoire un sac de soldat 10 en peau de vache, qu'il posa sur la table. Je le regardais tout abattu, ne songeant a rien qu'au malheur de partir. " Voici ton sac, dit-il, j'ai mis la-dedans tout ce qu'il te faut : deux chemises de toile, deux gilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux chemises a Mayence, c'est 15 tout ce qu'il te faudra ; mais je t'ai fait faire des souliers, car rien n'est plus mauvais que les souliers des fournis- seurs. Tu n'es pas de'ja trop solide sur tes jambes, mon pauvre enfant, au moins que tu n'aies pas cette douleur de plus. 1 Enfin voila . . . c'est tout." 20 II posa le sac sur la table et se rassit. Dehors on entendait les allees et les venues des Italiens qui se pre'paraient a partir. Au-dessus de nous, le capi- taine Vidal donnait des ordres. Tout ce bruit, tout ce mouvement me produisait un effet etrange, et je ne pou- 25 vais encore croire qu'il fallait quitter la ville. Comme j'e'tais ainsi dans le plus grand trouble, voila que la porte s'ouvre, et que la mere Gredel crie : " Je te disais bien qu'il fallait te sauver en Suisse . . . que ces gueux finiraient par t'emmener. ... Je te le 30 disais bien . . . tu n'as pas voulu me croire. Mere Grddel, re'pondit aussitot M. Goulden, de par- tir pour faire son devoir, ce n'est pas un aussi grand HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 4 malheur que d'etre meprise par les honnetes gens. Au lieu de tous ces cris et de tous ces reproches qui ne ser- vent a rien, vous feriez mieux de consoler et de soutenir Joseph. Ah ! dit-elle, je ne lui fais pas de reproches, non ! 5 quoique ce soit terrible de voir des choses pareilles." Tout a coup le roulement commen9a; tous les tambours s'etaient reunis sur la place. M. Goulden, prenant aussi- tot le sac par ses courroies sur la table, dit d'un ton grave : 10 "Joseph; maintenant il est temps." Je me redressai tout pale, il m'attacha le sac sur les epaules. Catherine, assise la figure dans son tablier, sanglotait. La mere Gredel, debout, me regardait les levres serrees. 1 15 Le roulement continuait toujours ; subitement il se tut. " L'appel va commencer, dit M. Goulden en m'embras- cant, et tout a coup il se mit a pleurer, m'appelant tout bas son enfant et me disant : " Courage ! " 20 La mere Gredel s'assit; comme je me baissais vers elle, elle me prit la tete entre ses mains, et, m'embras- sant, elle criait : "Je t'ai toujours aime, Joseph, depuis que tu n'etais qu'un enfant . . . je t'ai toujours aime ! tu ne nous as 25 donne que de la satisfaction, et maintenant il faut que tu partes. . . . Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! " Moi, je ne pleurais plus. Quand la tante Gre'del m'eut lache, je regardai Cathe- rine, qui ne bougeait pas. Elle ne se leva point, et je 30 m'en allais bien vite, n'ayant plus de force, lorsqu'elle se roit & crier d'une voix de'chirante : 46 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. " Joseph ! . . . Joseph ! " Alors je me retournai ; nous nous jetames dans les bras 1'un de 1'autre, et quelques instants encore nous restames airisi, sanglotant. Catherine ne pouvait plus se 5 tenir ; je la posai dans le fauteuil et je partis sans oser tourner la tete. J'e'tais de'ja sur la place, au milieu des Italiens et d'une foule de gens qui criaient et pleuraient en reconduisant leurs gardens, et je ne voyais rien, je n'entendais rien. 10 Quand le roulement recommen9a, je regardai et je vis que j'etais entre Klipfel et Furst ; tous deux le sac au dos ; leurs parents devant nous, sur la place, pleuraient comme pour un enterrement. A droite, pres de 1' Hotel de ville, le capitaine Vidal, a cheval sur sa petite jument 15 grise, causait avec deux officiers d'infanterie. Les ser- gents faisaient 1'appel et Ton repondait On appela Zebe'de, Furst, Klipfel, Bertha, nous re'pondimes comme les autres ; puis le capitaine commanda : " Marche ! " et nous partimes deux a deux vers la porte de France. 20 Au coin une vieille, au premier, 1 cria de sa fenetre, d'une voix e'tranglee : "Kasper! Kasper!" C'etait la grand 'mere de Zebede; son menton trem- blait. Zebede leva la main sans repondre ; il etait aussi 25 bien triste et baissait la tete. Moi, je fremissais d'avance de passer devant chez nous. 2 En arrivant la, mes jambes flechissaient ; j'entendis aussi quelqu'un crier des fenetres, mais je tournai la tte 30 du cote de 1'auberge du Bozuf-Rouge ; le bruit des tam- bours couvrait tout. Les enfants couraient derriere nous en criant : HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 47 " Les voila qui partent. . . . Tiens, 1 voila Klipfel, voila Joseph ! " Sous la porte de France, les hommes de garde range's en ligne, 1'arme au bras, 2 nous regarderent denier. Nous traversames 1'avance'e, puis nos tambours se turent, et 5 nous tournames a droite. On n'entendait plus que le bruit des pas dans la boue, car la neige fondait. Une fois 8 sur la cote de Metting, a plus d'une lieue de la ville, comme nous allions redescendre, Klipfel me toucha Fe'paule, et tournant la tete il me dit : 10 " Regarde la-bas. ..." Je regardai, et j'aper9us Phalsbourg bien loin au-des- sous de nous, les casernes, les poudrieres, et le clocher d'ou j'avais vu la maison de Catherine, six semaines avant, avec le vieux Brainstein : tout cela gris, les bois 15 noirs autour. J'aurais bien voulu m'arreter la quelques instants ; mais la troupe marchait, il fallut suivre. VIII. Nous traversions des villages sans nombre, tantot en montagne, tantot en plaine. A 1'entree de chaque bour- gade, les tambours attachaient leur caisse et battaient la 20 marche ; alors nous redressions la tete, nous marquions le pas, 4 pour avoir 1'air de vieux soldats. Les gens ve- naient a leurs petites fenetres, ou s'avan9aient sur leur porte en disant : " Ce sont des consents." Le soir, a la halte, nous e'tions bien heureux de reposer 25 nos pieds fatigues, moi surtout. Je ne puis pas dire que ma jambe me faisait mal, mais les pieds. . . . Ah ! je 48 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE n'avais jamais senti cette grande fatigue ! Avec notre billet de logement, 1 nous avions le droit de nous asseoir au coin du feu ; mais les gens nous donnaient aussi place a leur table. Presque toujours nous avions du lait et des 5 pommes de terre, quelquefois aussi du lard frais, tremblo- tant sur un plat de choucroute. Les enfants venaient nous voir ; les vieilles nous demandaient de quel pays nous etions, ce que nous faisions avant de partir ; les jeunes filles nous regardaient d'un air triste, revant a 10 leurs amoureux, partis cinq, six ou sept mois avant. En- suite on nous conduisait dans le lit. Avec quel bonheur je m'etendais ! comme j'aurais voulu dormir mes douze heures ! Mais de bon matin, au petit jour, le bourdonne- ment de la caisse me re'veillait ; je regardais les poutres 15 brunes du plafond, les petites vitres couvertes de givre, et je me demandais : " Oil suis-je?" Tout a coup mon cceur se serrait ; je me disais : " Tu es conscrit ! " Et bien vite il fallait m'habiller, reprendre le sac et courir repondre a Pappel. 20 Je n'oublierai jamais qu'a Kaiserslautern, le deuxieme jour de notre depart, ayant deboucle mon sac pour mettre une chemise blanche, je de'couvris, sous les chemises, un petit paquet assez lourd, et que, 1'ayant ouvert, j'y trou- vai cinquante-quatre francs, et sur le papier ces mots de 25 M. Goulden : " Sois toujours bon, honnete, a la guerre. " Songe a tes parents, a tous ceux pour lesquels tu don- " nerais ta vie et traite humainement les etrangers, afin "qu'ils agissent de meme a 1'egard des notres. Et que " le ciel te conduise . . . qu'il te sauve des perils ! Voici. 30 " quelque argent, Joseph. II est bon, loin des siens, " d'avoir toujours un peu d'argent ficris-nous le plus "souvent que tu pourras." HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 49 En lisant cela, je rdpandis des larmes, et je pensai : "Tu n'es pas entierement abandonne sur la terre. . . . De braves gens songent a toi ! Tu n'oublieras jamais leurs bons conseils." Enfin le cinquieme jour, vers dix heures du soir, nous 5 entrames a Mayence. Tant que je vivrai, ce souvenir me restera dans 1'esprit. II faisait un froid terrible ; nous e'tions partis de grand matin, et longtemps avant d'arriver a la ville, nous avions traverse des villages pleins de soldats. 10 Le capitaine Vidal, pour se re'chauffer, avait mis pied a terre et marchait d'un bon pas ; les officiers et les ser- gents nous pressaient a cause du retard. Cinq ou six Italiens e'taient reste's en arriere dans les villages, ne pouvant plus avancer. Moi, a la derniere halte, c'est a 15 peine si j'avais pu me relever. Les autres Phalsbourgeois marchaient bien. La nuit etait venue ; le ciel fourmillait d'e'toiles. Tout le monde regardait, et Ton se disait . " Nous approchons ! nous approchons ! " car au fond du ciel une ligne sombre, 20 des points noirs et des aiguilles etincelantes 1 annongaient une grande ville. Enfin nous entrames dans les avancees, a travers des bastions de terre en zigzag. Alors on nous fit serrer 2 les rangs et nous continuames mieux au pas, comme il arrive en approchant d'une place forte. On se 25 taisait. Au coin d'une espece de demi-lune, nous vimes le fosse de la ville plein de glace, les remparts en briques au-dessus, et en face de nous, une vieille porte sombre, le pont leve. En haut, une sentinelle 1'arme prete, nous cria : "Quivive/" 8 so Le capitaine, seul en avant, repondit : " France ! 50 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Quel regiment ? Recrues du 6 e le'ger." 1 II se fit un grand silence. Le pont-levis s'abaissa ; les hommes de garde vinrent nous reconnaitre. L'un d'eux 5 portait un grand falot. Le capitaine Vidal alia quelques pas en avant, causer avec le chef de poste, puis on nous cria : " Quand il vous plaira." 2 Nos tambours commen9aient a battre ; mais le capitaine 10 leur fit remettre la caisse sur 1'epaule, et nous entrames, traversant un grand pont et une seconde porte semblable k la premiere. Alors nous fumes dans la ville, pavee de gros cailloux luisants. Chacun faisait ce qu'il pouvait pour ne pas boiter, car, malgre la nuit, toutes les auberges, 15 toutes les boutiques des marchands etaient ouvertes ; leurs grandes fenetres brillaient, et des centaines de gens allaient et venaient comme en plein jour. Nous tournames cinq ou six coins de rue, et bientot nous arrivames sur une petite place, devant une haute 20 caserne, ou Ton nous cria : " Halte ! " Presque aussitot plusieurs officiers arriverent : c'e'taient le commandant Gemeau et quelques autres que j'ai con- nus depuis. lls serrerent la main du capitaine en riant; puis ils nous regarderent et Ton fit 1'appel. Apres quoi 25 nous recumes chacun une miche de pain de munition et un billet de logement. On nous avertit que 1'appel aurait lieu le lendemain a huit heures pour la distribution des armes, et Ton nous cria : " Rompez les rangs ! " pendant que les officiers remontaient la rue a gauche et entraient 80 ensemble dans un grand cafe', ou Ton montait par une quinzaine de marches. Mais nous autres, ou aller avec nos billets de logement, HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 51 au milieu d'une ville pareille, et surtout ces Italians, qui ne connaissaient pas un mot d'allemand ni de franc.ais ? Le grand Furst et Zebede avaient aussi leur billet pour la Capnziner Strasse ; l nous partimes, encore bien heu- reux de boiter et de trainer la semelle 2 ensemble dans 5 cette ville etrangere. Furst trouva le premier sa maison, mais elle e'tait ferme'e, et, comme il frappait a la porte, je trouvai aussi la mienne, dont les deux fenetres brillaient a gauche. Je poussai la porte, elle s'ouvrit, et j'entrai dans une allee 10 sombre, oil Ton sentait le pain frais, ce qui me re'jouit in- ie'rieurement. Zebede alia plus loin. Moi, je criais dans 1'alle'e : " II n'y a personne ? " Et presque aussitot une vieille* femme parut la main devant sa chandelle, au haut d'un escalier en bois. 15 " Qu'est-ce que vous voulez ?" nt-elle. Je lui dis que j'avais un billet de logement pour chez eux. Elle descendit et regarda mon billet, puis elle me dit en allemand : "Venez!" 20 Je montai done 1'escalier. En passant, j'aper^us, par line porte ouverte, deux homines qui brassaient la pate devant deux petrins. J'etais chez un boulanger, et voila pourquoi cette vieille ne dormait pas encore, ayant sans doute aussi de 1'ouvrage. Elle avait un bonnet a rubans 25 noirs, les bras nus jusqu'aux coudes, et semblait triste. En haut, elle me concluisit dans une chambre assez grande, avec un bon fourneau de faience et un lit au fond. " Vous arrivez tard, me dit cette femme. Oui, nous avons marche tout le jour, lui repondis-je 30 sans presque pouvoir parler; je tombe de faim et de fatigue." 52 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Alors elle me regarda, et je 1'entendis qui disait : 1 " Pauvre enfant ! pauvre enfant ! " Puis elle me fit asseoir pres du fourneau et me de manda : 5 " Vous avez mal aux pieds ? Oui, depuis trois jours. Eh bien, otez vos souliers, fit-elle, et mettez ces sabots. Je reviens." Elle laissa sa chandelle sur la table et redescendit. 10 J'otai mon sac et mes souliers; j'avais des ampoules, et je pensais : " Mon Dieu . . . mon Dieu . . . peut-on souffrir autant ? Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux etre mort ? " Cette idee m'etait venue cent fois en route ; mais alors, aupres de ce bon feu, je me sentais si las, si malheureux, 15 que j'aurais voulu m'endormir pour toujours, malgre Catherine, malgre' la tante Gre'del, M. Goulden et tous ceux qui me souhaitaient du bien. Oui, je me trouvais trop miserable ! Tandis que je songeais a ces choses, la porte s'ouvrit, 20 et un homme grand, fort, la tete de'ja grise, entra. C'e'tait un de ceux que j'avais vus travailler en bas. II tenait dans ses mains une cruche et deux verres. " Bonne nuit ! " dit-iL en me regardant d'un air grave. Je penchai la tete. La vieille entra derriere cet 25 homme ; elle portait un cuveau de bois, et le posant a terre pres de ma chaise : " Prenez un bain de pieds, me dit-elle, cela vous fera du bien." En voyant cela, je fus attendri et je pensai : 30 " II y a pourtant des braves gens sur la terre ! " J'otai mes bas, et la bonne vieille repe'ta : " Pauvre enfant ! pauvre enfant ! " HISTOIRE D'UN CONSCRII DE 1813. 53 L'homme me dit : * De quel pays etes-vous ? De Phalsbourg, en Lorraine. Ah! bon," fit-il. Puis, au bout d'un instant, il dit a sa femme : 5 " Va done chercher une de nos galettes ; ce jeune homme prendra un verre de vin, et nous le laisserons ensuite dormir en paix, car il a besoin de repos." II poussa la table devant moi et emplit ensuite nos verres d'un bon vin blanc, en me disant : 10 " A votre sante' ! " La mere tait sortie. Elle revint avec une grande galette encore chaude et toute couverte de beurre frais a moitie fondu. C'est alors que je sentis combien j'avais faim ; je me trouvai presque mal. 1 II parait que ces 15 bonnes gens le virent, car la femme me dit : " Avant de manger, mon enfant, il faut sortir vos pieds de 1'eau." Elle se baissa et m'essuya les pieds avec son tablier, avant que j'eusse compris ce qu'elle voulait faire. 20 Alors je m'e'criai : " Mon Dieu, madame, vous me traitez comme votre enfant." Elle me repondit au bout d'un instant : " Nous avons un fils a 1'armee ! " J'entendis que sa voix tremblait en disant ces mots: je 25 songeais a Catherine, a la tante Gredel, et je ne pouvais rien repondre. " Mangez et buvez," me dit 1'homme, en decoupant la galette. Ce que je fis, avec un bonheur que je n'avais jamais 30 connu. Tous deux me regardaient gravement. Quand j'eus fini, rhomme se leva : 54 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. " Oui, dit-il, nous avons un fils a 1'armee ; il est parti 1'annee derniere pour la Russie, et nous n'en avons pas eu de nouvelles. . . . Ces guerres sont terribles ! " II se parlait a lui-meme en marchant d'un air reveur, 5 les mains croisees sur le dos. Moi, je sentais mes yeux se fermer. Tout a coup 1'homme dit : " Aliens, bonsoir ! " II sortit ; sa femme le suivit, emportant le cuveau. 10 " Merci ! leur criai-je ; que Dieu ramene votre fils ! " Puis je me deshabillai, je me couchai et je m'endormis profondement IX. LE lendemain, je m'eveillai vers huit heures. Un trompette sonnait le rappel au coin de la Capuziner 15 Strasse ; tout s'agitait : on entendait passer des chevaux, des voitures et des gens. Mes pieds me faisaient encore un peu mal, mais ce n'etait rien en comparaison des autres jours, et je me dis en moi-meme : " Joseph, si cela continue, tu deviendras un gaillard ; il n'y a que le pre- 20 mier pas qui coute." Je m'habillai dans ces heureuses dispositions. Enfin je bouclai mon sac, et je descendis sans avoir le temps de remercier les bonnes gens qui m'avaient si bien re9u, pensant remplir ce devoir apres 1'appel. 25 Au bout de la rue, sur la place, beaucoup de nos Italiens attendaient de'ja, grelottant autour de la fontaine. Furst, Klipfel, Zebede arriverent un instant plus tard. De tout un cote de la place on ne voyait que des HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 55 canons sur leurs affuts. Des chevaux arrivaient a 1'a- breuvoir, conduits par des hussards ; quelques soldats du train et des dragons se trouvaient dans le nombre. Ja- mais je n'avais rien vu de semblable, et comme je re- gardais le nez en 1'air, nos tambours se mirent a rouler. 5 Chacun reprit son rang. Le capitaine Vidal arriva, le manteau sur 1'epaule. Des voitures sortirent d'une voute en face, et Ton nous cria, d'abord en italien, ensuite en frangais, qu'on allait distribuer les armes, et que chacun devait sortir des rangs a Fappel de son nom. 10 Les voitures s'arreterent a dix pas, et 1'appel com- menc,a. Chacun a son tour sortait des rangs, et recevait une giberne, un sabre, une bai'onnette et un fusil. On se passait cela sur la blouse, sur 1'habit ou la casaque ; nous avions la mine, avec nos chapeaux, nos casquettes et nos 15 armes, d'une veritable bande de brigands. Je regus un fusil tellement grand et lourd, que je pouvais a peine le porter, et je vis bien alors que nos miseres n'allaient pas finir de sitot. Apres les armes, un caisson s'avanga, et Ton nous di- 20 stribua cinquante cartouches par homme, ce qui n'annon- 9ait rien de bon. Puis, au lieu de faire rompre les rangs et de nous renvoyer a nos logements, comme je le pensais, le capitaine Vidal tira son sabre et cria: " Par file a droite 1 ... en avant . . . marche ! " 25 Et les tambours se mirent a battre. J'etais desole de ne pouvoir pas au moins remercier mes holes du bien qu'ils m'avaient fait ; je me disais : " Us vont te prendre pour un ingrat ! " Mais tout cela ne m'empechait pas de suivre la file. SO Nous allions par une longue rue tortueuse, et tout a coup en dehors des glacis, nous fumes pres du Rhin cou- 56 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. vert de glace a perte de vue. C'etait quelque chose de magnifique et d'eblouissant. Tout le bataillon descendit au Rhin, que nous traver- sames. Nous n'etions pas seuls sur le fleuve ; devant 5 nous, a cinq ou six cents pas, un convoi de poudre, con- duit par des soldats du train, gagnait la route de Franc- fort. La glace n'etait pas glissante, mais couverte d'une espece de givre raboteux. En arrivant sur 1'autre rive, on nous fit prendre un 10 chemin tournant entre deux petites cotes. Nous continuames a marcher ainsi durant cinq heures. Tantot a droite, tantot a gauche, nous decouvrions des villages, et Zebede, qui marchait pres de moi, me disait : " Puisqu'il a fallu partir, j'aime autant que ce soit pour 15 la guerre. Au moins, nous voyons tous les jours du nouveau. Si nous avons le bonheur de revenir, nous pourrons en 1 raconter de toutes sortes. Oui, mais j'aimerais beaucoup mieux en savoir moins, lui disais-je ; j'aimerais mieux vivre pour mon propre 20 compte que pour le compte des autres, qui sont tranquil- lement chez eux, pendant que nous grimpons ici dans la neige. Toi, tu ne regardes pas la gloire, faisait-il ; c'est pourtant quelque chose, la gloire." 25 Et je lui repondais : " La gloire est pour d'autres que pour nous, Zebede ; ceux-la vivent bien, mangent bien et dorment bien. Us ont des danses et des rejouissances, comme on le voit dans les gazettes, et, par-dessus le marche, la gloire, 30 quand nous 1'avons gagnee a force de suer, de jeuner et de nous faire casser les os. 2 Les pauvres diables comme nous, qu'on force de partir, lorsqu'ils rentrent a la fin, HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 57 apres avoir perdu 1'habitude du travail et quelquefois un membre, n'ont pas beaucoup de gloire. Voila ce que je pense, Ze'bede ; je ne trouve pas cela tout a fait juste, et j'aimerais mieux voir les amis de la gloire aller se battre ev.x-memes et nous laisser tranquilles." 5 Alors il me disait : " Je pense la meme chose que toi ; mais, puisque nous sommcs pince's, il vaut mieux dire que nous combattons pour la gloire." Eu raisonnant de ces choses et de beaucoup d'autres, 10 nous finimes par decouvrir une grande riviere, que le sergent nous dit etre le Main, et, pres de cette riviere, un village sur la route. Nous ne savions pas le nom de ce village, mais c'est la que nous fimes halte. On entra dans les maisons, et chacun put s'acheter de 15 l'eau-de-vie, du vin et de la viande. Le soir, vers cinq heures, nous arrivames a Francfort. C'est une ville encore plus vieille que Mayence. On nous conduisit dans un endroit appele Saxenhausen, 1 oil se trouvait caserne le io e hussards et des chasseurs. Apres 20 1'appel, nos sergents nous conduisirent par de'tachements dans les chambre'es, au-dessus des Badois. C'etaient de grandes salles avec de petites fenetres ; entre les fenetres se trouvaient les lits. Le sergent Pinto suspendit sa lanterne au pilier du 25 milieu ; chacun mit ses armes au ratelier, puis se debar- rassa de son sac, de sa blouse et de ses souliers sans dire un mot. Zebe'de se trouvait etre mon camarade de lit. Dieu sait si nous avions sommeil. Vingt minutes apres, nous dormions tous conime des sourds. 30 58 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. X. C'EST a Francfort que j'appris a connaitre la vie mill- taire. Jusque-la je n'avais etc qu'un simple consent ; alors je devins un soldat, et je ne parle pas ici de 1'exer- cice ; c'est 1'affaire d'un ou deux mois avec de la bonne 5 volontd. Mais j'appris la discipline, a savoir: que le caporal a toujours raison lorsqu'il parle au soldat, le ser- gent lorsqu'il parle au caporal, le sergent-major lorsqu'il parle au sergent, le sous-lieutenant au sergent-major, ainsi de suite jusqu'au marechal de France, quand ils diraient 10 que deux et deux font cinq ou que la lune brille en plein midi. Le lendemain de notre arrivee a Francfort, j'ecrivis a M. Goulden, a Catherine et a la tante Gredel ; on peut se figurer avec quel attendrissement. II me semblait, 15 en leur parlant, e'tre encore au milieu d'eux ; je leur racontais mes fatigues, le bien qu'on m'avait fait a Mayence, le courage qu'il m'avait fallu pour ne pas rester en arriere. Je leur dis aussi que j'e'tais tou- jours en bonne sante ; que je me sentais plus fort 20 qu'avant de partir. J'ecrivais dans notre chambre'e, au milieu des cama- rades, et les Phalsbourgeois me faisaient tous ajouter des compliments pour leurs families. Ensuite j'ecrivis a Mayence, aux braves gens de la 25 Capuziner Strasse, qui m'avaient en quelque sorte sauve de la desolation. Je leur dis que le rappel m'avait force Je matin de partir tout de suite ; que j'avais espe're' les revoir et les remercier, mais que, le bataillon ayant fait route pour Francfort, ils devaient me pardonner. HISTOIRE D'UN COXSCRIT DE 1813. 59 Ce meme jour, dans 1'apres-midi, nous re9umes 1'habil- lement du bataillon. Chaque jour il arrivait des recrues de France et des charrettes pleines de blesse's de la Pologne. Quel spec- tacle devant Fhopital, de 1'autre cote de la riviere ! 5 C'e'tait un convoi qui ne fmissait jamais ! Tous ces malheureux avaient les uns le nez et les oreilles geles, les autres un bras, les autres une jambe ; ils sortaient des charrettes en se cramponnant et vous regardaient comme des betes sauvages, les yeux enfonces dans la tete et les 10 poils de la figure he'risses. Les bohe'miens qui dorment au coin des bois en auraient eu pitie, et pourtant c'e'taient encore les plus heureux, puisqu'ils e'taient re'chappes du carnage, et que des milliers de leurs camarades avaient pe'ri dans les neiges ou sur les champs de bataille. 15 Klipfel, Zebede, Furst et moi nous allions voir ces mal- heureux ; ils nous racontaient toute la debacle depuis Moscou, 1 et je vis bien alors que le 29 Bulletin, si terri- ble, n'avait dit que la ve'rite. Ces histoires nous excitaient centre les Russes ; plusi- 20 eurs disaient : " Ah ! pourvu que 2 la guerre recommence bientot ; ils en verront des dures cette fois . . . ce n'est pas fini . . . ce n'est pas fini ! " Leur colere me gagnait moi-meme, et quelquefois je pensais: "Joseph, est-ce que tu perds la tete maintenant ? Ces Russes defendaient 25 leur pays, leurs families, tout ce que les hommes ont de plus sacre dans ce monde. S'ils ne les avaient pas de- fendus, on aurait raison de les mepriser." Le 1 8 fevrier nous regumes 1'ordre de faire notre sac, 8 et nous partimes de Francfort pour Se'ligenstadt, ou nous 30 restames jusqu'au 8 mars. Alors toutes les recrues con- naissaient le maniement du fusil et 1'ecole de peloton. 4 60 HISTOIRE D'UNCONSCRIT DE 1813. De Seligenstadt, nous partimes le 9 mars pour Schwein- heim, et le 24 mars 1813, le bataillon se reunit a la divi- sion a Aschaffenbourg, ou le mare'chal Ney nous passa la revue. 1 XL 5 LA fonte des neiges avait commence le 18 ou le 19 mars. Je me rappelle que pendant la grande revue d'As- chaffenbourg, sur un large plateau d'ou Ton decouvre le Mein a perte de vue, la pluie ne cessa point de tomber depuis dix heures du matin jusqu'a trois heures de 1'apres- 10 midi. Nous avions a notre gauche un chateau, dont les gens regardaient par de hautes fenetres, bien a leur aise, pendant que 1'eau nous coulait dans les souliers. Pour nous rafraichir encore les idees, a chaque instant on nous criait : " Portez arme ! 2 Arme bras ! " 15 Le marechal s'avan9ait lentement, au milieu de son etat-major. Ce qui consolait Ze'bede', c'etait que nous allions voir le brave 8 des braves. Moi, je pensais : " Si je pouvais le voir au coin du feu, a me ferait plus de plaisir." 20 Enfin il arriva devant nous, et je le vois encore, avec son grand chapeau trempe de pluie, son habit bleu cou- vert de broderies et ses grandes bottes. C'etait un bel homme, d'un blond roux, le nez releve, les yeux vifs, et qui paraissait terriblement solide. II n'etait pas fier, 25 car, comme il passait devant la compagnie, et que le capitaine lui presentait les armes, tout a coup il se re- tourna sur son grand cheval et dit tout haut : HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 6l " Tiens, c'est Florentin ! " Alors le capitaine se redressa sans savoir que repondre. II parait que le marechal et lui avaient e'te simples sol- dats ensemble du temps de la Republique. Le capitaine a la fin repondit : 5 " Oui, marechal, c'est Sebastien Florentin. Ma foi, Florentin, dit le mare'chal en e'tendant le bras du cote' de la Russie, je suis content de te revoir ; je te croyais couche la-bas." Toute notre compagnie etait contente, et Zebede me 10 dit: " Voila ce qui s'appelle un homme ; je me ferais casser !a tete pour lui ! " Je ne voyais pas pourquoi Zebede voulait se faire cas- ter la tete, parce que le marechal avait dit bonjour a son 15 vieux camarade. Le soir nous rentrames manger la soupe a Schweinheim, un endroit riche en vins, en chanvre, en ble', oil presque tout le monde nous regardait de travers. Nous logions trois l ou quatre dans les maisons, et 20 nous avions tous les jours de la viande, soit du boeuf, soit du lard ou du mouton. Le pain 2 de menage etait tres , bon, et le vin aussi. Mais plusieurs d'entre nous avaient 1 air de trouver tout mauvais, croyant se faire passer, par r.Q moyen, pour de grands seigneurs ; ils se trompaient 25 bien, car j'entendais les bourgeois dire en allemand : " Ceux-la, dans leur pays, sont des mendiants ! Si 1'on allait voir en France, on ne trouverait pas seulement des pommes de terre dans leur cave." Et jamais ils ne se trompaient ; ce qui m'a fait penser 30 souvent depuis, que les gens si difficiles 8 chez les autres sont de pauvres diables chez eux. 62 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Enfin pour ma part, j'e'tais bien content d'etre goberge" de cette fa^on, et j'aurais voulu voir durer cela toute la campagne. Deux conscrits de Saint-Die 1 e'taient avec moi chez le maitre de poste du village, dont presque tous 5 les chevaux avaient ete mis 2 'en requisition pour notre cavalerie. Cela ne devait 3 pas le rendre de bonne hu- meur, mais il ne disait rien et fumait sa pipe derriere le fourneau, du matin au soir. Le soir du quatrieme jour, comme nous finissions de 10 souper, arriva vers sept heures un vieillard en capote noire, la tete blanche et la figure tout a fait respecta- ble. II nous salua, puis il dit en allemand au maitre de poste : " Ce sont de nouvelles recrues ? 15 Oui, monsieur, repondit 1'autre, nous ne serons ja- tnais de'barrasses de ces gens-la. Si je pouvais les em- poisonner tous, ce serait bientot fait." Je me retournai tranquillement et je lui dis : " Je connais 1'allemand . . . ne dites pas de pareilles 20 choses." A peine le maitre de poste m'eut-il entendu, que sa grande pipe lui tomba presque de la main. " Vous etes bien imprudent en paroles, monsieur Kal- kreuth ! dit le vieillard ; si d'autres que ce jeune homme 25 vous avaient entendu, songez a ce qui vous arriverait. C'est une maniere de parler, re'pondit le gros homme. Que voulez-vous ? quand on vous prend tout, quand on vous depouille pendant des annees, a la fin on ne sait plus ce qu'il faut dire, et Ton parle a tort et a travers." 4 30 Le vieillard, qui n'etait autre que le pasteur de Schwein- heim, vint alors me saluer et me dit : "Monsieur, votre maniere d'agir est celle d'un honnete HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 63 homme ; croyez que M. Kalkreuth est incapable de faire du mal, meme a nos ennemis. Je le pense bien, monsieur, lui repondis-je, sans cela je ne mangerais pas de ses saucisses d'aussi bon coeur." Le maitre de poste, en entendant ces mots, se mit a 5 rire, et s'ecria : " Je n'aurais jamais cru qu'un Franc.ais me ferait rire." Mes deux camarades etaient de garde, ils sortirent, je restai seul. Alors le maitre de poste alia chercher une bouteille de vieux vin ; il s'assit a la table et voulut trin- 10 quer avec moi, ce que je fis volontiers. Et depuis ce jour jusqu'a notre depart, ces gens eurent beaucoup de confiance en moi. Chaque soir nous causions au coin du feu ; le maitre de poste se plaignait amerement des Fran- 9ais. 15 Le pasteur disait que c'etait une nation vaniteuse, et que toute 1'Allemagne allait se lever centre nous ; qu'on e'tait las des mauvaises moeurs de nos soldats et de 1'avi- dite de nos gene'raux. Tout a coup, le 27 mars au matin, 1'ordre de partir 20 arriva. Le bataillon alia coucher a Lauterbach, puis le lendemain a Neu-Kirchen, et nous ne fimes plus que marcher, marcher toujours. Ceux qui ne s'habituerent pas alors a porter le sac ne pouvaient pas se plaindre du manque d'exercice ; car nous faisions du chemin ! Par- 25 tout on rencontrait des regiments en route, des detache- ments de cavalerie, des lignes de canons, des convois de poudre et de boulets, et tout cela s'avan$ait vers Erfurt, comme, apres une grande averse, des milliers de ruis- seaux vont par tous les chemins a la riviere. 30 Nos sergents se disaient entre eux : " Nous approchons . . . a l va chauffer ! " Et nous pensions : " Tant 64 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. mieux ! Ces gueux de Prussians et de Russes sont cause qu'on nous a pris, s'ils etaient restes tranquilles, nous serions encore en France ! " Cette ide'e nous donnait de 1'aigreur. 5 Et puis partout on trouve des gens qui n'aiment qu'ei se battre : Klipfel et Ze'bede ne parlaient que de tomber sur les Prussiens, et moi, pour n'avoir pas Fair moins courageux que les autres, je disais aussi que cela me rejouissait. 10 Le 8 avril, le bataillon entra dans la citadelle d'Erfurt, une place tres forte et tres riche. Je me souviendrai toujours qu'au moment ou Ton faisait rompre les rangs sur la place, devant la caserne, le vaguemestre remit un paquet de lettres au sergent de la compagnie. Dans le 15 nombre, il s'en trouvait une pour moi. Je reconnus tout de suite Fecriture de Catherine, ce qui me produisit un si grand effet que mes genoux en tremblaient ! Zebede prit mon fusil en disant : " Arrive ! " II etait aussi bien content d'avoir des nouvelles de 20 Phalsbourg. J'avais cache ma lettre au fond de ma poche, et tous ceux du pays me suivaient pour Fentendre lire. Mais je voulus etre assis sur mon lit, bien tranquille avant de Fouvrir, et seulement lorsqu'on nous eut caserne's et que 25 mon fusil fut au ratelier, je commen9ai. Tous les autres e'taient penche's sur mon dos. Les larmes me coulaient le long des joues, parce que Catherine me racontait qu'elle priait pour moi. Et les camarades, en entendant cela, disaient : 30 " Nous sommes surs qu'on prie aussi pour nous ! " A la fin, M. Goulden avait e'crit que toute la ville se portait bien, que je devais prendre courage, que ces HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 65 miseres n'auraient qu'un temps. II me chargeait surtout de prevenir les camarades qu'on pensait a eux, et que leurs parents se plaignaient de ne pas recevoir un seul mot de leurs l nouvelles. Cette lettre fut une grande consolation pour nous tous. 5 Et quand je songe que nous e'tions alors le 8 avril et que bientot allaient commencer les batailles, je la regarde comme un dernier adieu du pays pour la moitie d'entre nous : plusieurs ne devaient plus entendre parler de leurs parents, de leurs amis, de ceux qui les aimaient en 10 ce monde. XII. TOUT cela, comme disait le sergent Pinto, n'e'tait en- core que le commencement de la fete, car la danse allait venir. En attendant, nous faisions le service de la citadelle avec un bataillon du 27", et, du haut des remparts, nous 15 voyions tous les environs couverts de troupes, les unes au bivac, les autres cantonnees dans les villages. Le 1 8, en revenant de monter la garde, le sergent qui m'avait pris en amitie me dit: "Fusilier Bertha, 1'Empereur est arrive. Tout se re- 20 mue, tout est en 1'air. . . . Tu ne comprends pas encore 9a, consent, mais il est la, je le sens jusqu'a la pointe des pieds. Tout commence a revivre. Attends la premiere danse, attends, et tu verras : les Kaiserliks 2 et les Cosa- ques n'ont pas besoin de leurs lunettes pour voir s'il est 25 avec nous ; ils le sentent tout de suite." 66 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. En parlant ainsi, le sergent riait dans ses iongues moustaches. J 'avals des pressentiments qu'il pouvait m'arriver de grands malheurs, et j'etais pourtant force de faire bonne 5 mine. Enfin le sergent ne se trompait pas, car ce meme jour, vers trois heures de 1'apres-midi, toutes les troupes can- tonnees autour de la ville se mirent en mouvement, et, sur les cinq heures, on nous fit prendre les armes : le 10 marechal prince de la Moskowa 1 entrait en ville, au milieu d'une grande quantite" d'officiers et de generaux qui formaient son etat-major : presque aussitot, le general Souham, un homme de six pieds, tout gris, entra dans la citadelle et nous passa en revue sur la place. II nous 15 dit d'une voix forte, que tout le monde put entendre : " Soldats ! vous allez faire partie de 1'avant-garde du 3 6 corps ; tachez de vous souvenir que vous etes Fran- 9ais. Vive I' Empereur ! " Alors tout le monde cria : " Vive I" 1 Empereur !" et cela 20 produisit un effet terrible dans les echos de la place. Cette nuit meme nous quittances Erfurt avec le io e hus- sards et un regiment de chasseurs badois. A six ou sept heures du matin, nous etions devant la ville de Weimar, et nous voyions au soleil levant des jardins, 25 des e'glises, des maisons, avec un vieux chateau sur la droite. On nous fit bivaquer dans cet endroit, et les hussards partirent en eclaireurs dans la ville. Vers neuf heures, pendant que nous faisions la soupe, tout a coup nous 30 entendimes au loin un petillement de coups de fusil ; nos hussards avaient rencontre dans les rues des hussards prussiens, ils se battaient et se tiraient des coups de HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 67 pistolet. Mais c'etait si loin, que nous ne voyions pour ainsi dire rien de ce combat. Au bout d'une heure, les hussards revinrent ; ils avaient perdu deux hommes. C'est ainsi que commenga la cam- pagne. 5 Nous restames la cinq jours, pendant lesquels tout le 3* corps s'avan9a. Comme nous etions 1'avant-garde, il fallut repartir en avant, du cote de Suiza. C'est alors que nous vimes 1'ennemi : des Cosaques qui se retiraient toujours hors de portee de fusil, et plus ces gens se re- 10 tiraient, plus nous prenions de courage. Ce qui m'ennuyait, c'etait d'entendre Zebede dire d'un air de mauvaise humeur : " Ils ne s'arreteront done jamais ? ils ne s'arreteront done jamais ? " 15 Je pensais : " S'ils s'en vont, qu'est-ce que nous pouvons souhaiter de mieux ? " Mais, a la fin, ils firent halte de 1'autre cote d'une riviere assez large et profonde; et nous en vimes une quantite qui nous attendaient pour nous hacher, si nous 20 avions le malheur de passer cette riviere. C'etait le 29 avril, il commenc.ait a se faire 1 tard, on ne pouvait voir de plus beau soleil couchant. De 1'autre cote de 1'eau s'e'tendait une plaine a perte de vue, et, sur le bandeau rouge du ciel, fourmillaient ces cavaliers ; il 25 y avait aussi derriere des quantites de lances ; le sergent Pinto les reconnut pour etre des chasseurs russes a cheval et des Cosaques. II reconnut aussi la riviere et dit que c'etait la Saale. On s'approcha le plus pres qu'on put de 1'eau, pour 30 tirer des coups de fusil aux cavaliers, qui se retirerent plus loin, et disparurent meme au fond du ciel rouge. 68 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. On etablit alors le bivac pres de la riviere, on plaga des sentinelles. Nous avions Iaiss6 sur notre gauche un grand village ; un detachement s'y rendit, pour tacher d'avoir de la viande en la payant, car depuis 1'arrivee de 5 1'Empereur on avait 1'ordre de tout payer. Dans la nuit, comme nous faisions la soupe, 1 d'autres re'giments de la division arriverent ; ils etablirent aussi leurs bivacs le long de la rive, et c'etait quelque chose de magnifique que 2 ces trainees de feu tremblotant sur 1'eau. 10 Personne n'avait envie de dormir ; Zebede, Klipfel, Furst et moi, nous dtions a la meme gamelle, et nous disions en nous regardant : " C'est demain que c,a va chauffer, si nous voulons passer la riviere ! Tous les camarades de Phalsbourg ne 15 se doutent pas que nous sommes assis a cet endroit, au bord d'une riviere, et que nous aliens ccucher sur la terre, attraper des rhumatismes pour nos vieux jours, sans par- ler des coups de sabre et de fusil qui nous sont reserves, peut-etre plus tot que nous ne pensons. 20 " Bah ! disait Klipfel, ga, c'est la vie. Je me moque 8 bien de dormir dans du coton et de passer un jour comme Tautre ! Pour vivre, il faut tre bien aujourd'hui, mal demain ; de cette fa9on, le changement est agreable. Et quant aux coups de fusil, de sabre et de bai'onnette, nous 25 en rendrons autant qu'on nous en donnera." Nous causions ainsi depuis deux ou trois heures, lors- que la sentinelle cria : " Qui vive ! " 4 a deux cents pas de nous. " France ! 30 Quel regiment ? 6 e le'ger." 6 C'etait le mare'chal Ney et le general Lrenier, avec des HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 69 officiers et des canons. Le marechal avait repondu 6 e ttger, parce qu'il savait d'avance oil nous etions : cela nous rejouit et meme nous rendit fiers. Nous le vimes passer a cheval, avec le general Souham et cinq ou six autres officiers superieurs, et malgre la nuit, nous les re- 5 connumes tres bien ; le ciel e'tait tout blanc d'e'toiles, la lune montait, on y voyait presque comme en plein jour. Us s'arreterent dans un coude de la riviere, ou Ton pla9a six canons, et, presque aussitot apres, arriverent des voitures chargees de madriers, de pieux et de tout 10 ce qu'il fallait pour jeter deux ponts. Nos hussards couraient le long de la rive ramasser les bateaux, les canon niers etaient a leurs pieces, pour balayer ceux qui voudraient empecher 1'ouvrage. A la pointe du jour, je finis par m'endormir; il fallut 15 que Klipfel me secouat pour m'eveiller. On battait le rappel dans toutes les directions ; les ponts etaient finis ; on allait traverser la Saale. II tombait une forte rosee ; chacun se depechait d'essu- yer son fusil, de rouler sa capote et de la boucler sur son 20 sac. On s'aidait 1'un 1'autre, on se mettait en rang. II pouvait 6tre alors quatre heures du matin. Tout e'tait gris a cause du brouillard qui montait de la riviere. Deja deux bataillons passaient sur les ponts, les soldats a la file, les officiers et le drapeau au milieu. Cela produisait 25 un roulement sourd. Les canons et les caissons passe- rent ensuite. A mesure qu'on arrivait sur 1'autre rive, chaque regi- ment formait le carre, 1'arme 1 au pied. Vers cinq heures toute la division avait passe. Le soleil dissipait le brou- 30 illard ; nous voyions, a trois quarts de lieue environ sur notre droite, une vieille ville, les toits en pointe, le clocher 70 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. en forme de boule couvert d'ardoises avec une croix au- dessus, et plus loin derriere, un chateau : c'e'tait Weissen- fels. Entre la ville et nous s'etendait un pli de terrain pro- 5 fond. Le marechal Ney, qui venait d'arriver aussi, voulut savoir avant tout ce qui se trouvait la-dedans. Deux compagnies du 27" furent deployees en tirailleurs, et les carres se mirent a marcher au pas ordinaire : les officiers, les sapeurs, les tambours a 1'inte'rieur, les canons dans 10 1'intervalle, et les caissons derriere le dernier rang. Tout le monde se defiait de ce creux, d'autant plus que nous avions vu, la veille, une masse de cavalerie qui ne pouvait pas s'etre sauvee jusqu'au bout de la grande plaine que nous decouvrions en tout sens. C'etait im- 15 possible ; aussi je n'ai jamais eu plus de defiance qa'en ce moment. Je me disais en moi-meme : " Peut-etre qu'en nous voyant ils se sauveront ; ce serait encore ce qui vaudrait le mieux pour eux et pour nous." J'etais au second rang, derriere Zebede, sur le front, et 20 Ton peut se figurer si j'ouvrais les yeux. De temps en temps, je regardais un peu de cote 1'autre carrd qui s'a- van9ait sur la meme ligne, et je voyais le marechal au milieu avec son etat-major. Tous levaient la tete, leurs grands chapeaux de travers, pour voir de loin ce qui se 25 passait. Les tirailleurs arrivaient alors pres du ravin borde de broussailles et de haies vives. De'ja, quelques instants avant, j'avais aper9u plus loin, de 1'autre cote, quelque chose remuer et reluire comme des epis oil passe le vent ; 30 1'idee m'etait venue que les Russes, avec leurs lances et leurs sabres, pouvaient bien etre la ; j'avais pourtant de la peine a le croire. Mais, au moment ou nos tirailleurs HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 71 s'approchaient des bruyeres, et comme la fusillade s'en- gageait en plusieurs endroits, je vis clairement que c'e'- taient des lances. Presque aussitot un e'clair brilla juste en face de nous et le canon tonna. Ces Russes avaient des canons ; ils venaient de tirer sur nous, et je ne sais 5 quel bruit m'ayant fait tourner la tete, je vis que dans les rangs, a gauche, se trouvait un vide. En meme temps j'entendis le colonel Zapfel qui disait tranquillement : ' Serrez : les rangs ! " 10 Et le capitaine Florentin qui repetait : " Serrez les rangs ! " Cela s'etait fait si vite que je n'eus pas le temps de refle'chir. Mais cinquante pas plus loin il y cut encore un eclair et un bruit pareil dans les rangs, comme un 15 grand souffle qui passe, et je vis. encore un trou, cette fois a droite. Et comme, apres chaque coup de canon des Russes, le colonel disait toujours : " Serrez les rangs ! " je compris que chaque fois il y avait un vide. Cette ide'e me troubla 20 tout a fait, mais il fallait bien marcher. Je n'osais penser a cela, j'en detournais mon esprit, quand le gene'ral Chemineau, qui venait d'entrer dans notre carre, cria d'une voix terrible : " Halte ! " 25 Alors je regardai et je vis que les Russes arrivaient en masse. II me semble encore voir avancer en ligne toute cette masse de chevaux et de Russes courbes en avant, le sabre a la main, et entendre le general dire tranquille- ment derriere nous, comme a 1'exercice : 30 " Attention au commandement de feu. Joue. 2 . . . Feu ! " 72 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Nous avions tire, les quatre carres ensemble ; on aurait cru que le ciel venait de tomber. A peine la fume'e e'tait- elle un peu montee, que nous vimes les Russes qui re- partaient ventre a terre^mais nos canons tonnaient, et 5 nos boulets allaient plus vite que leurs chevaux. " Chargez ! " cria le general. Je ne crois pas avoir eu dans ma vie un plaisir pareil. " Tiens, tiens, ils s'en vont ! " me disais-je en moi- meme. 10 Et de tous les cotes on entendait crier: Vive I'Em- pereur ! Dans ma joie, je me mis a crier comme les autres. Cela dura bien une minute. Les carres s'etaient remis en marche, on croyait deja que tout etait fini; mais a 15 deux ou trois cents pas du ravin, il se fit une grande ru- meur, et pour la seconde fois les Russes sortaient du creux comme le vent pour tomber sur nous. Ils arri- vaient tous ensemble : la terre en tremblait. On n'en- tendait plus les commandements ; mais le bon sens naturel 20 des soldats fran^ais les avertissait qu'il fallait tirer dans le tas, et les feux de file se mirent a rouler comme le bourdonnement des tambours aux grandes revues. Ceux qui n'ont pas entendu cela ne pourront jamais s'en faire une ide'e. 25 Au bout de quelques instants, comme on ne faisait plus que charger et tirer, la voix terrible du general Chemineau s'eleva, criant : " Cessez le feu ! " On n'osait presque pas obeir ; chacun se depechait de lacher encore un coup ; mais la fumee s'etant dissipee, 30 on vit cette grande masse de cavaliers qui remontaient de 1'autre cote du ravin. Aussitot on deploya les carres pour marcher en colon- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 73 nes. Les tambours battaient la charge, nos canons ton- naient. " En avant ! en avant ! . . . Vive I'Empereur /" Nous descendimes dans le ravin par-dessus des tas de chevaux et de Russes qui remuaient encore a terre, et 6 nous remontames au pas * accele're du cote de Weissen- fels. Tous ces Cosaques et ces chasseurs galopaient devant nous aussi vite qu'ils pouvaient : la bataille etait gagnee ! Mais, au moment oil nous approchions des jardins de 10 la ville, leurs canons, qu'ils avaient emmenes, s'arreterent derriere une espece de verger et nous envoyerent des boulets. C'est alors qu'on se mit a courir, car, plus on arrive vite, moins les autres ont le temps de tirer : chacun comprenait cela. 15 Nous arrivames en ville par trois endroits : en traver- sant les haies, les jardins, et sautant par-dessus les murs. Le marechal et les gene'raux couraient apres nous. Notre regiment entra par une avenue bordee de peupliers qui longe le cimetiere ; comme nous debouchions sur la place, 20 une autre colonne arrivait par la grande rue. La nous fimes halte, et le marechal, sans perdre une minute, detacha le 27 e pour aller prendre un pont et richer de couper la retraite k 1'ennemi. Pendant ce temps, le reste de la division arriva et se mit en ordre 25 sur la place. Quand nous fumes tous reformes, le mare'chal prince de la Moskowa passa devant notre front de bataille et nous dit d'un air joyeux : " A la bonne heure ! 2 ... a la bonne heure ! . . . Je 30 suis content de vous ! . . . L'Empereur saura votre belle conduite. . C'est bien ! " 74 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. II ne pouvait s'empecher de rire, parce que nous avions couru sur les canons. Moi, je me rejouissais de ne rien avoir attrape dans cette affaire. Le bataillon resta Ik jusqu'au lendemain. On nous 5 logea chez les bourgeois, qui avaient peur de nous et qui nous donnaient tout ce que nous demandions. Ze'be'de, Klipfel et moi, nous allames nous coucher dans la bou- tique d'un menuisier, sur un tas de copeaux, et nous re- stames la jusqu'a minuit, moment ou Ton battit le rappel. 10 II fallut bien alors se lever. Le menuisier nous donna de l'eau-de-vie et nous sortimes. Cette nuit meme le batail- lon alia bivaquer devant le village de Cle'pen, a deux heures de Weissenfels. Plusieurs autres de'tachements vinrent nous rejoindre. 15 L'Empereur e'tait arrive a Weissenfels, et tout le 3 e corps devait nous suivre. On ne fit que parler de cela toute la journee ; plusieurs s'en rejouissaient. Mais le lendemain, vers cinq heures du matin, le bataillon repartit en avant- garde. 20 En face de nous coulait une riviere appelee le Rippach. Au lieu de se detourner pour gagner un pont, on la tra- versa sur place. Nous avions de 1'eau jusqu'au ventre, et je pensais, en tirant mes souliers de la vase : " Si Ton t'avait raconte c,a dans le temps, 1 quand tu craignais 25 d'attraper des rhumes de cerveau chez M. Goulden, et que tu changeais de bas deux fois par semaine, tu n'au- rais pu le croire ! II vous arrive pourtant des choses terribles dans la vie ! " Comme nous descendions la riviere de 1'autre cote, 30 dans les joncs, nous decouvrimes, sur des hauteurs a gauche, une bande de Cosaques qui nous observaient. Us nous suivaient lentement sans oser nous attaquer, et HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 75 je vis alors que la vase etait pourtant bonne a quelque chose. Nous allions ainsi depuis plus d'une heure, le grand jour etait venu, lorsque tout a coup une terrible fusillade et le grondement du canon nous firent tourner la tete du 5 cote de Cle'pen. Le commandant, sur son cheval, regar- dait par-dessus les roseaux. Cela dura longtemps ; le sergent Pinto disait : " La division s'avance ; elle est attaquee." Les Cosaques regardaient aussi, et seulement au bout 10 d'une heure ils disparurent. Alors nous vimes la division s'avancer en colonnes, a droite dans la plaine, chassant des masses de cavalerie russe. " En avant ! " cria le commandant. Et nous courumes sans savoir pourquoi, en descendant 15 toujours la riviere ; de sorte que nous arrivames a un vieux pont, oil se reunissent le Rippach et la Gruna. Nous devions arreter 1'ennemi dans cet endroit ; mais les Cosaques avaient de'ja de'couvert notre ruse : toute leur arme'e recula derriere la Gruna, en passant a gue, et la 20 division nous ayant rejoints, nous apprimes que le mare- chal Bessieres l venait d'etre tue d'un boulet de canon. Nous partimes de ce pont pour aller bivaquer en avant du village de Goerschen. Le bruit courait qu'une grande bataille approchait, et que tout ce qui s'etait passe jusqu' 25 alors n'etait qu'un petit commencement, afin d'essayer si les recrues soutiendraient bien le feu. Tout le reste de ce jour et meme une partie de la nuit, -songeant a Catherine, je priai Dieu de pre'server mes jours, et de me conserver les mains, qui sont necessaires so a tous les pauvres pour gagner leur vie. 76 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. XIII. ON alluma des feux sur la colline, en avant de Gross- Goerschen ; un detachement descendit au village et nous en ramena cinq ou six vieilles vaches pour faire la soupe. Mais nous etions tellement fatigues, qu'un grand nombre 5 avaient encore plus envie de dormir que de manger. D'autres regiments arriverent avec des canons et des munitions. Vers onze heures, nous etions la dix ou douze mille hommes, et dans le village deux mille : toute la division Souham. Les sentinelles s'etendaient autour de 10 la colline a portee de fusil. 1 Je finis aussi par m'endormir, a cause de la grande fatigue ; mais toutes les heures je m'eveillais, et derriere nous j'entendais une grande rumeur dans la nuit : un roulement de voitures, de canons, de caissons, montant 15 et s'abaissant au milieu du silence. Le sergent Pinto ne dormait pas ; il fumait sa pipe en sechant ses pieds au feu. Chaque fois que Fun ou 1'autre remuait, il voulait parler, mais on faisait semblant de ne pas 1'entendre, on se retournait en baillant, et Ton se 20 rendormait. L'horloge de Gross-Gcerschen tintait cinq heures lors- que je m'eveillai ; j'avais les os des cuisses et des reins comme rompus, a force d'avoir marche' dans la vase. Pourtant, en appuyant les mains a terre, je m'assis pour 25 me rechauffer, car j'avais bien froid. Alors je me dressai pour regarder le pays, et je vis devant nous une grande plaine mare'cageuse, traversee par la Gruna-Bach et le Floss-Graben, et au fond passait une large riviere, que le sergent me dit etre 1'Elster. Les 30 brouillards du matin s'e'tendaient sur tout cela. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 77 M'etant retourne, j'apergus derriere nous, dans le vallon, la pointe du clocher de Gross-Goerschen, et plus loin, a droite et a gauche, cinq ou six petits villages batis dans le creux des collines, car c'est un pays de collines, et les villages de Kaya, d'Eisdorf, de Starsiedel, de Rahna, de 5 Klein-Goerschen et de Gross-Gcerschen, que j'ai connus depuis, sont entre ces collines, sur le bord de petites mares ou poussent des peupliers, des saules et des trem- bles. Gross-Goerschen, oil nous bivaquions, etait le plus avance dans la plaine, du cote de FElster ; le plus e'loigne 10 etait Kaya, derriere lequel passait la grande route de Lut- zen a Leipzig. On ne voyait pas d'autres feux sur les collines que ceux de notre division, mais tout le 3 e corps occupait les villages, et le quartier general e'tait a Kaya. Vers six heures, les tambours battirent la diane, les 15 trompettes des artilleurs a cheval et du train sonnerent le reveil. On descendit au village, les uns pour chercher du bois, les autres de la paille ou du foin. II arriva des voitures de munitions, et Ton fit la distribution du pain et des cartouches. Nous devions rester la, pour laisser 20 defiler 1'armee sur Leipzig. Nous etions tout a fait contents, et personne ne se serait doute des terribles choses qui devaient l s'accomplir en ce jour. On croyait les Russes et les Prussiens bien loin a nous chercher 2 derriere la Gruna-Bach, mais ils 25 savaient ou nous etions ; et tout a coup, sur les dix heures, le general Souham, au milieu de ses officiers, monta la cote ventre a terre : 8 il venait d'apprendre quel- que chose. J'etais justement en sentinelle pres des fais- ceaux ; il me semble encore le voir, avec sa tete grise 30 ct son grand chapeau borde de blanc, s'avancer a la pointe de la colline, tirer une grande lunette et regarder, 78 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. puis revenir bien vite et descendre au village en criant de battre le rappel. Alors toutes les sentinelles se replierent, et Zebe'de, qui avait des yeux d'e'pervier, dit : 5 " Je vois la-bas, pres de 1'Elster, des masses qui four- millent. . . . et meme il y en a qui s'avancent en bon ordre, et d'autres qui sortent des marais sur trois ponts. Quelle averse, si tout cela nous tombe sur le dos ! C/a, dit le sergent Pinto, le nez en Fair et la main en 10 visiere 1 sur les yeux, c'est une bataille qui commence, ou je ne m'y 2 connais pas. Pendant que notre armee defile sur Leipzig et qu'elle s'etend a plus de trois lieues, ces gueux de Prussiens et de Russes veulent nous prendre en flanc avec toutes leurs forces, et nous couper en deux. 15 C'est bien vu de leur part : ils apprennent tous les jours les malices de la guerre. Mais nous, qu'est-ce que nous aliens faire ? demanda Klipfel. C'est tout simple, repondit le sergent : nous sommes 20 ici douze a quinze mille hommes, avec le vieux Souham qui n'a jamais recule d'une semelle. 8 Nous allons tenir comme des clous, un contre six ou sept, jusqu'a ce que PEmpereur soit informe de la chose et qu'il se replie pour venir a notre secours. Tenez, voila deja les officiers 25 d'ordonnance qui partent." C'etait vrai : cinq ou six officiers traversaient la plaine de Lutzen derriere nous, du cote' de Leipzig ; ils allaient comme le vent, et je suppliai le Seigneur, dans mon ame, de leur faire la grace d'arriver a temps et d'envoyer toute 30 1'armee a notre secours ; car, d'apprendre qu'il faut pe'rir, c'est epouvantable, et je ne souhaite pas a mon plus grand ennemi d'etre dans une position pareille. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 79 Le sergent Pinto nous dit encore : "Vous avez de la chance, consents; si 1'un ou 1'autre de vous en e'chappe, il pourra se vanter d'avoir vu quelque chose de soigne'. 1 Regardez seulement ces lignes bleues qui s'avancent le fusil sur 1'epaule, le long du Floss- 5 Graben ; chacune de ces lignes est un regiment ; il y en a une trentaine : 9a fait soixante mille Prussiens, sans compter ces files de cavaliers qui sont des escadrons, et sur leur gauche, pres de Rippach, ces autres qui s'avan- cent et qui reluisent au soleil, ce sont les dragons et les 10 cuirassiers de la garde imperiale russe ; je les ai vus pour la premiere fois a Austerlitz, ou nous les avons joliment arranges. 2 II y en a bien dix-huit a vingt mille. Derriere ces masses de lances, ce sont des bandes de Cosaques. De sorte que nous allons avoir 1'avantage, dans une heure, 15 de nous regarder 3 le blanc des yeux avec cent mille hommes." Pendant qu'il disait cela, Ton battait le rappel de tous les cotes ; chacun courait aux faisceaux de sa compagnie et se depechait de prendre son fusil. Les ofnciers vous 20 rangeaient en bataille, des canons arrivaient au grand galop du village, on les placait au haut de la colline, un peu en arriere. Les caissons arrivaient aussi. Et plus loin, dans les villages de Rahna, de Kaya, de Klein- Goerschen, tout s'agitait ; mais nous e'tions les pre- 25 miers sur lesquels devait tomber cette masse. L'ennemi s'etait arrete a deux portees 4 de canon, et ses cavaliers tourbillonnaient par centaines autour de la cote pour nous reconnaitre. Rien 6 qu'a voir au bord du Floss- Graben cette quantite de Prussiens qui rendaient les deux 30 rives toutes noires, et dont les premieres lignes commen- gaient a se former en colonnes, je me dis en moi-meme : 8o HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. "Cette fois, Joseph, tout est perdu, tout est fini . . . il n'y a plus de ressource. . . . Tout ce que tu peux faire, c'est de te venger, de te defendre, et de n'avoir pitie de rien. . . . Defends-toi, defends-toi ! " . . . 5 Comme je pensais cela, le ge'neral Chemineau passa seul a cheval devant le front de bataille, en nous criant : " Formez le carre ! " Tous les officiers, a droite, a gauche, en avant, en arriere, re'pe'terent le meme ordre. On forma quatre 10 Carre's de quatre bataillons chacun. Je me trouvais cette fois dans un des cote's interieurs, ce qui me fit plaisir ; car je pensais naturellement que les Prussiens, qui s'avan- c.aient sur trois colonnes, tomberaient d'abord en face. Mais j'avais a peine eu cette idee qu'une ve'ritable grele 15 de boulets traversa le carre. En meme temps, le bruit des canons que les Prussiens avaient amene's sur une colline a gauche se mit a gronder bien autrement qu'a Weissenfels : Cela ne finissait pas ! Us avaient sur cette cote une trentaine de grosses pieces ; on peut s'imaginer 20 d'apres cela quels trous ils faisaient. Les boulets sifflaient tantot en Pair, tantot dans les rangs, tantot ils entraient dans la terre, qu'ils rabotaient avec un bruit terrible. Nos canons tiraient aussi d'une maniere qui vous em- pechait d'entendre la moitie des sifflements et des ronfle- 25 ments des autres, mais cela ne servait a rien ; et, d'ailleurs, ce qui vous produisait le plus mauvais effet, c'etaient les officiers qui vous repe'taient sans cesse : " Serrez les rangs ! serrez les rangs ! " Nous etions dans une fumee extraordinaire sans avoir 30 encore tire. Je me disais : " Si nous restons ici un quart d'heure, nous allons etre massacres sans pouvoir nous defendre ! " ce qui me paraissait terriblement dur, quand HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 8l tout a coup les premieres colonnes des Prussiens arri- verent entre les deux collines, en faisant une rumeur etrange, comme une inondation qui monte. Aussitot les trois premiers cotes de notre carre', celui de face, et les deux autres en obliquant a droite et a gauche, firent feu. 5 Dieu sait combien de Prussiens resterent dans ce creux ! Mais, au lieu de s'arreter, leurs camarades continuerent a monter, en criant comme des loups : " Vaterland ! Vater- land!" 1 et nous de'chargeant tous leurs feux de bataillon a cent pas. 10 Apres cela commencerent les coups de bai'onnette et de crosse, car ils voulaient nous enfoncer ; ils etaient en quel- que sorte furieux. Toute ma vie je me rappellerai qu'un bataillon de ces Prussiens arriva juste de cote sur nous, en nous lan^ant des coups de bai'onnette que nous ren- 15 dions sans sortir des rangs, et qu'ils furent tous balayes par deux pieces qui se trouvaient en position a cinquante pas derriere le carre. Aucune autre troupe ne voulut alors entrer entre les carre's. 20 Ils redescendaient la colline, et nous chargions nos fusils pour les exterminer jusqu'au dernier, lorsque leurs pieces recommencerent a tirer, et que nous entendimes un grand bruit a droite: c'e'tait leur cavalerie qui venait pour profiter des trous que faisaient leurs canons ! Je ne 25 vis rien de cette attaque, car elle arrivait sur 1'autre face de la division ; mais, en attendant, les boulets nous raflai- ent par douzaines. Le general Chemineau venait d'avoir la cuisse casse'e, et cela ne pouvait durer plus longtemps de cette maniere, lorsqu'on nous ordonna de battre en 30 retraite, ce que nous fimes avec un plaisir que chacun doit comprendre. 82 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Nous passames autour de Gross-Gcerschen, suivis par les Prussians, qui nous fusillaient et que nous fusillions. Les deux mille hommes qui se trouvaient dans le* village arreterent 1'ennemi par un feu roulant de toutes les fene- 5 tres, pendant que nous remontions la cote pour gagner le second village, Klein-Goerschen. Mais alors toute la cavalerie prussienne arriva de cote pour nous couper la retraite et nous forcer de rester sous le feu de leurs pieces. Cela me produisit une indignation qu'on ne peut croire. 10 J'entendais Ze'bede qui criait : " Courons plutot dessus que de rester la ! " C'etait aussi terriblement dangereux, car ces regiments de hussards et de chasseurs s'avan^aient en bon ordre. Nous marchions toujours en arriere, quand au haut de 15 la cote on nous cria : " Halte ! " et dans le meme moment les hussards, qui couraient deja sur nous, re^urent une terrible decharge de mitraille qui les renversa par centai- nes. C'etait la division du brave general Girard qui venait a notre secours de Klein-Gcerschen ; elle avait 20 place seize pieces en batterie un peu a droite. Cela pro- duisit un tres bon effet : les hussards s'en allerent plus vite qu'ils n'etaient venus, et les six carres de la division Girard se reunirent avec les notres a Klein-Gcerschen pour arreter 1'infanterie des Prussiens, qui s'avangait 25 toujours, les trois premieres colonnes en avant, et trois autres aussi fortes derriere. Moi, je ne pensais plus a rien qu'k me venger. J'etais devenu pour ainsi dire fou de colere et d'indignation contre ceux qui voulaient m'oter la vie, le bien de tous 30 les hommes, que chacun doit conserver comme il peut. J'eprouvais une sorte de haine contre ces Prussiens, donl les cris et 1'air d'insolence me revoltaient le cceur. J'avais HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 83 pourtant un grand plaisir de voir encore Zebede pres de moi, et comme, en attendant les nouvelles attaques, nous avions Farme au pied, 1 je lui serrai la main. " Nous avons eu de la chance, me dit-il. Mais pourvu 2 que 1'Empereur arrive bientot, car ils sont vingt fois plus 5 que nous . . . pourvu qu'il arrive avec des canons ! " Je regardai un peu de cote' pour voir si le sergent y etait encore, et je 1'aperc.us qui essuyait tranquillement sa bai'onnette ; sa figure n'avait pas change' : cela me rejouit. J'aurais bien voulu savoir si Klipfel et Furst se trouvaient 10 aussi dans leurs rangs, mais alors le commandement de " Portez 3 armes ! " me fit songer a autre chose. Les trois premieres colonnes ennemies s'etaient arre- tees sur la colline de Gross-Gcerschen pour attendre les trois autres, qui s'approchaient le fusil sur 1'e'paule. Le is village, entre nous dans le vallon, brulait, les toits de chaume flambaient, la fumee montait jusqu'au ciel ; et sur une cote, a gauche, nous voyions arriver une longue file de canons pour nous prendre en e'charpe. 4 II pouvait etre midi lorsque les six colonnes se mirent 20 en marche, et que, sur les deux cotes de Gross-Goerschen, se deployment des masses de hussards et de chasseurs a cheval. Notre artillerie, placee en arriere des Carre's, au haut de la cote, avait ouvert un feu terrible centre les canonniers prussiens, qui lui repondaient sur toute la 25 ligne. Nos tambours commenc.aient a battre dans les carres, pour avertir que 1'ennemi s'approchait ; on les entendait comme le bourdonnement d'une mouche pendant un orage, et dans le fond du vallon les Prussiens criaient 30 tous ensemble : " Vaterland ! Vaterland /" Leurs feux de bataillon, en grimpant la colline, nous 84 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. couvraient de fume'e, parce que le vent soufflait de notre cote, ce qui nous empechait de les voir. On ne s'enten- dait et Ton ne se voyait plus depuis au moins un quart d'heure, quand tout a coup les hussards prussiens furent 5 dans notre carre. Je ne sais pas comment cela s'etait fait, mais ils etaient dedans, et tourbillonnaient a droite et a gauche en se penchant sur leurs petits chevaux, pour nous hacher sans misericorde. Nous leur donnions des coups de bai'onnette, nous criions, ils nous lachaient des 10 coups de pistolet ; enfin c'etait terrible. Zebede, le ser- gent Pinto et une vingtaine d'autres de la compagnie, nous tenions ensemble. Je n'ai jamais pu me figurer comment nous sortimes de Ik ; nous marchions au hasard dans la fumee, nous tour- 15 billonnions au milieu des coups de fusil et des coups de sabre. Tout ce que je me rappelle, c'est que Zebede me criait a chaque instant: " Arrive ! arrive ! " et que finale- ment nous fumes dans un champ en pente, derriere un carre qui tenait encore, avec le sergent Pinto et sept ou 20 huit autres de la compagnie. " Rechargez ! " nous dit le sergent. t alors, en rechargeant, je vis qu'il y avait du sang et des cheveux au bout de ma bai'onnette, ce qui montre que, dans ma fureur, j'avais donne des coups terribles. 25 Au bout d'une minute, le vieux Pinto reprit : " Le re'giment est en deroute . . . ces gueux de Prus- siens en ont sabre la moitie. . . . Nous le retrouverons plus tard. . . . Pour le moment il faut empecher 1'en- nemi d'entrer dans le village. Par file a gauche, en 30 avant, marche ! " Nous descendimes un petit escalier qui menait dans un jardin de Klein-Goerschen, et nous entrimes dans une HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 85 maison, dont le sergent barricada la porte du cote des champs avec une grande table de cuisine ; ensuite il dit, en nous montrant la porte de la rue : " Voici notre retraite." Apres cela, nous montames au premier, 1 dans une assez 5 grande chambre qui formait le coin au pied de la cote; elle avait deux fenetres sur le village et deux autres sur !a colline toute couverte de fumee, ou continuaient de pe- dller les feux de file et de rouler le canon. Au fond, dans une alcove, se trouvait un lit defait, et devant le lit un 10 berceau ; les gens s'etaient sauves sans doute au com- mencement de la bataille ; mais un chien a grosse queue blanche, oreilles droites et museau pointu, a moitie cachd sous les rideaux, nous regardait les yeux luisants : tout cela me revient comme un reve. 15 Le sergent venait d'ouvrir une fenetre, et tirait dejk dans la rue, ou s'avangaient deux ou trois hussards prus- siens ; Zebede et les autres, debout derriere lui, observai- ent, 1'arme prete. Je regardai sur la cote, pour voir si le carre tenait toujours, et je 1'aperc.us a cinq ou six cents 20 pas, reculant en bon ordre, et faisant feu des quatre cotes sur la masse de cavaliers qui 1'entouraient. Plus loin, a gauche, une colonne ennemie debouchait au tournant de la route et marchait sur Klein-Goerschen. Cette colonne voulait se mettre en travers de notre retraite 25 dans le village ; mais des centaines de soldats debandes etaient arrives comme nous, il en arrivait meme encore de tous les cotes, les uns se retournant tous les cinquante pas pour lacher leur coup de fusil, les autres blesse's, se trainant pour arriver quelque part. Us entraient dans 30 les maisons, et comme la colonne s'approchait toujours, un feu roulant commenca sur elle de toutes les fenetres. 86 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Cela 1'arreta ; d'autant plus qu'au meme instant, sur la cote a droite, commenc,aient a se deployer les divisions Brenier et Marchand, que le prince de la Moskowa envoyait a notre secours. 5 Nous avons su depuis que le marechal Ney avait suivi FEmpereur du cote de Leipzig et qu'il revenait alors au roulement du canon. Les Prussiens firent done halte en cet endroit ; le feu cessa des deux cotes. Nos Carre's et nos colonnes remon- 10 terent la cote en face de Starsiedel, et tout le monde, au village, se depecha d'evacuer les maisons pour rallier cha- cun son re'giment. Le notre dtait mele dans deux ou trois autres ; et quand les divisions mirent 1'arme au pied en avant de Kaya, nous eumes de la peine h nous reconnaitre. 15 On fit 1'appel de notre compagnie, il restait quarante-deux hommes, le grand Furst et Le'ger n'y e'taient plus ; mais Zebe'de, Klipfel et moi nous avions retire' notre peau de 1'affaire. Malheureusement ce n'etait pas encore fini, car ces Prus- 20 siens, remplis d'insolence a cause de notre retraite, fai- saient dejk de nouvelles dispositions pour venir nous attaquer a Kaya, il leur arrivait des masses de renforts; et, voyant cela, je pensai que, pour un si grand ge'neral, 1'Empereur avait eu pourtant une bien mauvaise ide'e de 25 s'dtendre sur Leipzig et de nous laisser surprendre par une armee de plus de cent mille hommes. Comme nous etions en train de nous reformer derriere la division Brenier, dix-huit mille vieux soldats de la garde prussienne montaient la cote au pas l de charge, 30 portant les shakos de nos morts au bout de leurs bai'on- nettes en signe de victoire. En me'me temps le combat se prolongeait a gauche, entre Klein-Gcerschen et Star- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 87 siedel. La masse de cavalerie russe que nous avion s vue reluire au soleil le matin, derriere la Gruna-Bach, voulait nous tourner ; mais le 6 e corps etait arrive', et les regi- ments de marine tenaient la comme des murs. Toute la plaine ne formait qu'un nuage, oil Ton voyait etinceler 5 les casques, les cuirasses et les lances par milliers. De notre cote, nous reculions toujours, quand tout a coup quelque chose passa devant nous comme le ton- nerre : c'etait le marechal Ney ! il arrivait au grand galop, suivi de son e'tat-major. Je n'ai jamais vu de figure pa- 10 reille ; ses yeux e'tincelaient, ses joues tremblaient de colere ! En une seconde il eut parcouru toute la ligne dans sa profondeur, et se trouva sur le front de nos colonnes. Tout le monde le suivait comme entrame par une force extraordinaire ; au lieu de reculer, on marchait 15 a la rencontre des Prussiens, et dix minutes apres, tout tftait en feu. Mais 1'ennemi tenait solidement ; il se rroyait deja le maitre et ne voulait pas lacher la victoire ; d'autant plus qu'il recevait toujours du renfort, et que nous autres nous e'tions e'puises par cinq heures de combat. 20 Notre bataillon, cette fois, se trouvait en seconde ligne, les boulets passaient au-dessus ; mais un bruit bien pire et qui me traversait les nerfs, c'e'tait le grelottement de la mitraille dans les ba'ionnettes : cela sifflait comme une -espece de musique terrible et qui s'entendait de bien loin. 25 Au milieu des cris, des commandements et de la fusil- lade, nous recommencions tout de meme a redescendre sur un tas de morts. Nos premieres divisions rentraient a Klein-Gcerschen ; on s'y battait corps a corps ; on ne voyait dans la grande rue du village que des crosses de 30 fusil en Fair, et des gene'raux a cheval, 1'e'pee a la main comme de simples soldats. 88 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Cela dura quelques minutes ; nous disions dans leg rangs : " Qa va bien ! a va bien ! ... on avance." Mais de nouvelles troupes e'tant arrive'es du cote des Prussiens, nous fumes oblige's de reculer pour la seconde fois. Je 5 croyais la bataille perdue, car le mare'chal Ney lui-meme, au milieu d'un carre', reculait, et les soldats, pour sortir de la melee, emportaient des officiers blesse's sur leurs fusils en brancards. Enfin a prenait une mauvaise tournure. J'entrai dans Kaya sur la droite du village, en enjanv 10 bant des haies et sautant par-dessus de petites palissadeS que les gens mettent pour se'parer les jardins. J'allais tourner le coin d'un hangar, lorsque, levant la tete, j'aperus une cinquantaine d'officiers a cheval arretes au haut d'une colline en face ; plus loin, derriere eux, des 15 masses d'artillerie accouraient ventre a terre sur la route de Leipzig. Cela me fit regarder, et je reconnus 1'Em- pereur, un peu en avant des autres ; il etait assis, comme dans un fauteuil, sur son cheval blanc. Je le voyais tres bien sous le ciel pale ; il ne bougeait pas et regardait la 20 bataille au-dessous avec sa lunette. Cette vue me rendit si joyeux que je me mis a crier : Vive V Empereur ! de toutes mes forces; puis J'entrai dans la grande rue de Kaya par une allee entre deux vieilles maisons. J'e'tais 1'un des premiers, et j'aper^us 25 encore des gens du village, hommes, femmes, enfants, qui se depechaient d'entrer dans leurs caves. Plusieurs personnes auxquelles j'ai raconte cela m'ont fait des reproches d'avoir couru si vite, mais je leur ai repondu que lorsque Michel Ney reculait, Joseph Bertha 30 pouvait bien reculer aussi. Klipfel, Zebede, le sergent Pinto, tous ceux que je con- naissais a la compagnie e'taient encore dehors, et j'enten- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 89 dais un bruit tellement epouvantable qu'on ne peut s'en faire une idee. Des masses de fumee passaient par- dessus les toits, les tuiles roulaient et tombaient dans la rue, et les boulets enfon^aient les murs ou cassaient les poutres avec un fracas horrible. 5 En meme temps, de tous cotes, par les ruelles, par- dessus les haies et les palissades des jardins entraient nos soldats en se retournant pour faire feu. II y en avait de tous les regiments, sans shakos, dechires, cou- verts de sang, 1'air furieux, et, maintenant que j'y pense 10 apres tant d'annees, c'e'taient tous des enfants, de veri- tables enfants : sur quinze ou vingt, pas un n'avait de moustaches ; mais le courage est ne' dans la race fran- Et comme les Prussiens, conduits par de vieux of- 15 ficiers qui craient : " Vorwarts ! " * arrivaient en se grimpant 2 en quelque sorte sur le dos, comme des bandes de loups, pour aller plus vite, nous, au coin d'une grange, a vingt ou trente, en face d'un jardin ou se trouvaient un petit rucher et de grands cerisiers en fleur qu'il me semble 20 voir encore, nous commencjlmes un feu roulant sur ces gueux qui voulaient escalader un petit mur au-dessous et prendre le village. Combien d'entre eux, en arrivant sur ce mur, retombe- rent dans la masse, je n'en sais rien ; mais il en venait 25 toujours d'autres. Des centaines de balles sifflaient a nos oreilles et s'aplatissaient contre les pierres ; le cre'pi tombait, la paille pendait des poutres, la grande porte a gauche etait criblee ; et nous derriere la grange, apres avoir recharge, nous faisions la navette 3 pour tirer dans 30 le tas : cela durait juste le temps d'ajuster et de serrer la detente, et malgre cela, cinq ou six e'taient deja tombes go HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. au coin du fenil', le nez a terre ; mais notre rage e'tait si grande que nous n'y faisions pas attention. Comme je retournais la pour la dixieme fois, en e'pau- lant, le fusil me tomba de la main ; je me baissai pour le 5 ramasser et je tombcu dessus : j'avais une balle dans 1'epaule gauche. J'essayai de me relever ; mais tout ce que je pus faire, ce fut de m'asseoir centre le mur. Les camarades continuaient a tirer par-dessus ma tete, et les Prussiens repondaient toujours. 10 En songeant qu'une autre balle pouvait m'achever, je me cramponnai tellement de la main droite au coin du mur pour m'oter de la, que je tombai dans un petit fosse qui conduisait 1'eau de la rue dans le jardin. Mon bras gauche e'tait lourd comme du plomb, ma tete tournait ; 15 j'entendais toujours la fusillade, mais comme un reve. Cela dura quelque temps sans doute. Lorsque je rouvris les yeux, la nuit venait ; les Prus^ siens defilaient dans la ruelle en courant. Us remplis- saient deja le village, et dans le jardin en face se trouvait 20 un vieux general, la tete nue, les cheveux blancs, sur un grand cheval brun. II criait comme une trompette d'ame- ner des canons, et des officiers partaient ventre a terre porter ses ordres. Pres de lui, debout sur le petit mur encombre de morts, un de leurs chirurgiens lui bandait 25 le bras. Je vis cela d'un coup d'ceil : ce vieux avec son gros nez, son front large et plat, ses yeux vifs, son air hardi; les autres autour de lui ; le chirurgien, un petit homme chauve en lunettes ; et dans le fond de la valle'e, a cinq ou six cents pas, entre deux maisons, nos soldats 30 qui se reformaient. Tout cela je 1'ai devant moi comme si j'y e'tais encore. On ne tirait plus ; mais entre Klein-Grerschen et Kaya, HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. QI des cris terribles s'elevaient. . . . Sans savoir pourquoi, je me trainai hors de 1'orniere, et me remis centre le mur, et presque aussitot deux pieces de seize, atteles chacune de six chevaux, tournerent au coin de la premiere maison du village. Les artilleurs a cheval frappaient de toutes 5 leurs forces ; voila d'oii venaient les grands cris que j'avais entendus ; les cheveux m'en dressaient sur la tete. " Ici ! . . . cria le vieux en allemand. Pointez la-bas, entre ces deux maisons, pres de la fontaine." 10 Les deux pieces furent aussitot retournees ; les voitures de poudre et de mitraille arriverent au galop. Le vieux vint voir, son bras gauche en echarpe, et, tout en remon- tant la ruelle, je 1'entendis qui disait a un jeune officier d'un ton bref : 15 " . . . La bataille est gagnee si on m'envoie des ren- forts. II faut nous attendre a une attaque furieuse. Na- poleon arrive, je sens cela. . . . Dans une demi-heure nous 1'aurons sur les bras l avec sa garde. Coute 2 que coute, je lui tiendrai tete ; 3 mais, au nom de Dieu, qu'on 20 ne perde pas une minute, et la victoire est a nous ! " Le jeune homme partit au galop, et dans le meme instant quelqu'un dit pres de moi : " Ce vieux-la, c'est Blucher. 4 . . ." Ayant tourne la tete, je vis un vieux sergent sec et 25 maigre, avec de grandes rides le long des joues, qui se tenait assis centre la porte de la grange, les deux mains appuyees a terre comme des bequilles, car ses reins e'taient casses par une balle. Ses yeux jaunes suivaient le general prussien : il avait 1'air terrible et fier. 30 " Si je tenais mon fusil, dit-il, tu verrais si la bataille est gagne'e ! " 92 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Nous etions les seuls etres encore vivants dans ce coin encombre de morts. Moi, songeant qu'on allait peut-etre m'enterrer le len- demain avec tous ces autres dans le jardin en face, des 5 larmes me coulaient sur les joues, et je ne pus m'empecher de dire : " Maintenant tout est fini ! " Le sergent alors me regarda de travers, et, voyant que j'e'tais encore si jeune, il me demanda : 10 " Qu'est-ce que tu as, conscrit ? Une balle dans 1'epaule, mon sergent. Dans 1'epaule, a vaut mieux que dans les reins, on peut en re'chapper." Et d'une voix moins rude, apres m'avoir considere de 15 nouveau, il ajouta : " Ne crains rien, va, tu reverras le pays." Je pensai qu'il avait pitie de ma jeunesse et qu'il voulait me consoler ; mais je sentais ma poitrine comme fracasse'e, et cela m'otait tout espoir. 20 Le sergent ne dit plus rien ; seulement, de temps en temps, il faisait un effort pour dresser la tete et voir si nos colonnes arrivaient. II pouvait etre alors six heures ; 1'ennemi occupait toutes les maisons, les jardins", les vergers, la grande rue et les 25 ruelles. ' J'avais froid par tout le corps, et je m'e'tais en- gourdi, le front sur les genoux, quand le roulement du. canon m'e'veilla de nouveau. Les deux pieces du jardin et plusieurs autres derriere, placees plus haut dans le village, tiraient en jetant leurs eclairs dans la grande rue, 30 ou se pressaient les Prussiens et les Russes. Toutes les fenetres tiraient aussi. Mais cela n'etait rien en compa- raison du feu des Francais sur la colline en face. Dans HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 93 Ie fond au-dessous, montait la jeune garde en colonnes serrees, au pas de charge, les colonels, les commandants et les gene'raux a cheval au milieu des bai'onnettes, 1'epee en 1'air : tout cela eclaird de seconde en seconde par la lumiere des quatre-vingts pieces que 1'Empereur avait fait & mettre en une seule batterie pour appuyer le mouvement. Ces quatre-vingts pieces faisaient un fracas terrible, et malgre la distance, la vieille cassine centre laquelle je m'appuyais en tremblait jusque dans ses fondements. Enfin, au bout de vingt minutes, les Prussiens et les 10 Russes se mirent a reculer ; ils repassaient en foule par la ruelle ou nous etions pour se jeter sur la cote ; les cris de Vive I'Empereurt se rapprochaient, les canonniers, devant nous, se de'pechaient comme des forcenes, quand trois ou quatre boulets arriverent cassant une roue et les 15 couvrant de terre. Une piece tomba sur le cote ; deux artilleurs etaient tues et deux blesses. Alors je sentis une main me prendre par le bras ; je me retournai et je vis le vieux sergent, a demi mort, qui me regardait en riant d'un air farouche. Le toit de notre baraque s'affais- 20 sait, le mur penchait, mais nous n'y prenions J pas garde : nous ne voyions que la defaite des ennemis, et nous n'en- tendions, au milieu de tout ce fracas epouvantable, que les cris toujours plus proches de nos soldats. Tout a coup le sergent tout pale dit : 25 " Le voila ! " Et penche en avant, sur les genoux, une main a terre et 1'autre levee, il cria d'une voix eclatante : Vive I ' Empereur ! Puis il tomba la face a terre et ne remua plus. 30 Et moi, me penchant aussi pour voir, je vis Napoleon qui montait dans la fusillade, calme, froid, comme eclaire' 94 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. par le reflet des bai'onnettes. Tout pliait devant lui ; les canonniers prussiens abandonnaient leurs pieces et sau- taient le mur du jardin, malgre les cris de leurs officiers qui voulaient les retenir. Ces choses, je les ai vues ; elles sont restees comme peintes en feu dans mon esprit ; mais depuis ce moment je ne me rappelle plus rien de la bataille, car, dans 1'es- pe'rance de notre victoire, j'avais perdu le sentiment, et j'etais comme un mort au milieu de tous ces morts. XIV. 10 C'EST au fond d'un grand hangar en forme de halle, des piliers tout autour, que je revins a moi ; * quelqu'un me donnait a boire du vin et de 1'eau, et je trouvais cela tres bon. En ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat a moustaches grises, qui me relevait la tete et me tenait le 15 gobelet aux levres. " Eh bien ! me dit-il d'un air de bonne humeur, eh bien ! c,a va mieux ? " Et je ne pus m'empecher de lui sourire en songeant que j'etais encore vivant. J'avais la poitrine et 1'epaule 80 gauche solidement emmaillottees ; je sentais la comme une brulure, mais cela m'e'tait bien egal 2 : je vivais ! Au bout de quelques instants, je tournai la tete, et je reconnus que j'etais dans un dt ces vastes hangars oil les brasseurs du pays abritent leurs tonneaux et leurs voi- 25 tures. Tout autour, sur des matelas et des bottes de paille, etaient range's une foule de blesses, et vers le milieu, sur une grande table un chirurgien-major et ses deux aides, les manches de chemise retroussees, coupaient une HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 95 jambe a quelqu'un. Cinq ou six soldats d'infanterie don- naient a boire aux blesses ; ils avaient des cruches et des gobelets. Mais ce qui me fit le plus d'impression, ce fut ce chi< rurgien en manches de chemise, qui coupait sans rien 5 entendre. Cela n'allait pourtant pas mal, car en moins d'un quart d'heure ils avaient deja coupe deux jambes. Dehors, centre les piliers, stationnait une dizaine de voitures k larges e'chelles. Des paysans du pays, en veste de velours et large feutre noir, le fouet sur 1'epaule, 10 attendaient, tenant leurs chevaux par la bride. Un piquet de hussards arriva bientot, le mare'chal des logis mit pied a terre, et, entrant sous le hangar, il dit : " Faites excuse, 1 major, mais voici un ordre pour es- corter douze voitures de blesses jusqu'k Lutzen ; est-ce 15 que c'est ici qu'on les charge ? Oui, c'est ici," repondit le chirurgien. Et tout de suite on se mit k charger la premiere file. Des qu'une voiture etait pleine, elle partait en avant, et une autre s'avan9ait. J'etais sur la troisieme, assis dans 20 la paille, au premier rang, k cote d'un conscrit du 27 qui n'avait plus de main droite ; derriere, un autre manquait d'une jambe, un autre avait la tete fendue, un autre la ma.ch.oire cassee, ainsi de suite jusqu'au fond. On nous avait rendu nos grandes capotes, et nous avions 25 tellement froid, malgre le soleil, qu'on ne voyait que notre nez, notre bonnet de police, ou le bandeau de linge au- dessus des collets. Personrie ne pnrlait ; on avait bien assez a penser pour soi-meme. Par moments, je sentais un froid terrible, puis tout a 30 coup des bouffees de chaleur qui m'entraient jusque dans ies yeux : c'etait le commencement de la fievre. 96 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Enfin, on nous chargea done de la sorte : ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans les premieres voi- tures, les autres etendus dans les dernieres, et nous par- times. Les hussards, a cheval pres de nous, causaient 5 de la bataille, fumaient et riaient sans nous regarder. C'est en traversant Kaya que je vis toutes les horreurs de la guerre. Le village ne formait plus qu'un monceau de decombres. Les toits e'taient tombes ; les poutres et les lattes etaient rompues ; on voyait, a travers, les petites 10 chambres avec leurs alcoves, leurs portes et leurs escaliers. De pauvres gens, des femmes, des enfants, des vieillards, allaient et venaient a 1'interieur tout desoles. II n'y avait pas jusqu'aux pauvres animaux l qui n'eus- sent un air d'abandon au milieu de ces ruines. Les 15 pigeons cherchaient leur colombier, les boeufs et les chevres leur etable ; ils allaient deroutes par les ruelles, mugissant et belant d'une voix plaintive. Des poules perchaient sur les arbres, et partout, partout on rencon- trait la trace des boulets ! 20 A la derniere maison, un vieillard tout blanc, assis sur le seuil de sa demeure en ruine, tenait entre ses genoux un petit enfant ; il nous regarda passer morne et sombre. Nous voyait-il ? Je n'en sais rien ; mais son front sillonne de grandes rides et ses yeux ternes annonc,aient le dese- 25 spoir. Que d'anne'es de travail, que d'e'conomies et de souffrances il lui avait fallu pour assurer le repos de sa vieillesse ! Maintenant tout etait aneanti . . . 1'enfant et lui n'avaient plus une tuile pour abriter leur tete ! . . . Lorsque nous arrivames a Lutzen, la ville etait telle- 30 ment encombre'e de blesses que notre convoi rec,ut 1'ordre de partir pour Leipzig. Alors je n'entendais et je ne voyais plus ; la tete me HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 97 tournait, mes oreilles bourdonnaient, je prenais les arbres pour des hommes ; j 'avals une soif dont on ne peut se faire 1'idee. Depuis longtemps, d'autres, dans les voitures, s'e'taient mis a crier, a revasser, a parler de leur mere, a vouloir se 5 lever et sauter sur le chemin. Je ne sais pas si je fis les memes choses ; mais je m'eveillai comme d'un mauvais reve, au moment ou deux hommes me prenaient et m'em- portaient en traversant une place sombre. Le ciel four- millait d'etoiles, et, sur la faade d'un grand edifice, 10 brillaient des lumieres innombrables : c'e'tait I'hopital du faubourg de Halle, a Leipzig. 1 Les deux hommes monterent un escalier tournant. Tout au haut, ils entrerent dans une salle immense, ou des lits a la file se touchaient presque d'un bout a 1'autre sur 15 trois rangs, T- et Ton me coucha dans un de ces lits. Ce qu'on entendait de cris, de jurements, de plaintes, n'est pas a imaginer : ces centaines de blesses avaient tous la fievre. Les fenetres etaient ouvertes, les petites lanternes tremblotaient au courant d'air. Des infirmiers, des me- 20 decins, des aides, le grand tablier lie' sous les bras, allai- ent et venaient. Et le bourdonnement sourd des salles au-dessous, les gens qui montaient et descendaient, les nouveaux convois qui de'bouchaient sur la place, les cris des voituriers, le claquement des fouets, les pietinements 25 des chevaux : tout vous faisait perdre la tete. La, pour la premiere fois, pendant qu'on me deshabil- lait, je sentis a 1'e'paule un mal tellement horrible, que je ne pus retenir mes cris. Un chirurgien arriva presque aussitot, et fit des reproches a ceux qui ne prenaient pas 30 garde. C'est tout ce que je me rappelle de cette nuit, ar j'e'tais comme fou : j'appelais Catherine, M. Goulden, 98 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. la tante Gredel a mon secours, chose que m'a racontee plus tard mon voisin, un vieux canonnier, que mes reves empecherent de dormir. Ce n'est que le lendemain, vers huit heures, au premier 5 pansement, que je vis mieux la salle. Alors aussi je sus que j'avais 1'os de 1'epaule gauche casse. Lorsque je m'eveillai, j'e'tais au milieu d'une douzaine de chirurgiens : Fun d'eux, un gros homme brun, qu'on appelait M. le baron, ouvrait mon bandage ; un aide tenait, 10 au pied du lit, une cuvette d'eau chaude. Le major exa- mina ma blessure ; tous les autres se penchaient pour entendre ce qu'il allait dire. II leur parla quelques in- stants ; mais tout ce que je pus comprendre, c'est que la balle etait venue de bas en haut, qu'elle avait casse" 1'os 15 et qu'elle etait ressortie par derriere. Je vis qu'il connais- sait bien son etat, puisque les Prussiens avaient tire d'en bas, par-dessus le mur du jardin, et que la balle avait du remonter. 1 II lava lui-meme la plaie et remit le bandage en deux tours de main ; de sorte que mon epaule ne pou- 20 vait plus remuer et que tout se trouvait en ordre. Je me sentais beaucoup mieux. Le chirurgien s'etait arrete pres de 1'autre lit et disait : " He ! te voila done encore, 1'ancien ! 2 Oui, monsieur le baron, c'est encore moi, repondit le 25 canonnier, tout fier de voir qu'il le reconnaissait : la pre- miere fois, c'etait a Austerlitz, 8 pour un coup de mitraille, ensuite a lena, ensuite a Smolensk, pour deux coups de lance. Oui, oui, dit le chirurgien comme attendri ; et main* 30 tenant qu'est-ce que nous avons ? Trois coups de sabre sur le bras gauche, en defen- . dant ma piece contre les hussards prussiens." HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 99 Le chirurgien s'approcha, dent le bandage, et je 1'en- tendis qui demandait au canonnier : "Tu as la croix F 1 Non, monsieur le baron. Tu t'appelles ? 5 Christian Zimmer, marechal des logis au 2 e d'ar- tillerie. Bon ! bon ! " II pansait alors les blessures et finit par dire en se levant : 10 " Tout ira bien ! " II se retourna, causant avec les autres, et sortit apres avoir fini son tour et donne quelques ordres aux infirmiers. Le vieux canonnier paraissait tout joyeux ; comme je venais d'entendre a son nom qu'il devait 2 etre de 1'Alsace, 15 je me mis a lui parler dans notre langue, de sorte qu'il en fut encore plus rejoui. C'etait un gaillard de six pieds, les epaules rondes, le front plat, le nez gros, les mou- staches d'un blond roux, dur comme un roc, mais brave homme tout de meme. II m'appelait Josephel? comme au 20 pays, et me disait : " Josephel, prends garde d'avaler 4 les remedes qu'on te donne. ... II ne faut avaler que ce qu'on connait. . . . Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut rien. Si Ton nous donnait tous les jours une bouteille de rikevir* nous seri- 25 ons bientot gueris." Quand j'avais peur a cause de la fievre et de ce que je voyais, il prenait des airs faerie's et me regardait avec ses grands yeux gris, en disant : "Jostphel, est-ce que tu es fou d'avoir peur ? Est-ce 30 que des gaillards comme nous autres peuvent mourir dans un hopital ? Non . . . non . . . 6te-toi cette idde de la te"te." 100 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Mais il avait beau dire, 1 tous les matins les medecins, en faisant leur ronde, en trouvaient sept ou huit de morts. Les uns attrapaient la fievre chaude, les autres un refroi- dissement, et cela fmissait toujours par la civiere, que Ton 5 voyait passer sur les epaules des infirmiers ! de sorte qu'on ne savait jamais s'il fallait avoir chaud ou froid pour bien aller. 2 Au bout de trois semaines, 1'os de mon epaule commen- 9ait a reprendre, les deux blessures se refermaient tout 10 doucement, je ne souffrais presque plus. Les coups de sabre que Zimmer avait sur le bras et sur 1'epaule allaient aussi tres bien. On nous donnait chaque matin un bon bouillon qui nous remontait 3 le coeur, et le soir un peu de boeuf, avec un demi-verre de vin, dont la vue seule nous 15 rejouissait et nous faisait voir 1'avenir en beau. 4 Vers ce temps, on nous permit aussi de descendre dans un grand jardin plein de vieux ormes, derriere 1'hopital. II y avait des banes sous les arbres, et nous nous prome- nions dans les allees. 20 La saison etait magnifique ; notre vue s'etendait sur la Partha, bordee de peupliers. Cette riviere tombe dans 1'Elster, a gauche, en formant de grandes lignes bleues. Du meme cote s'etend une foret de hetres, et sur le devant passent trois ou quatre grandes routes blanches, qui tra- 25 versent des plaines de ble, d'orge, d'avoine, des planta- tions de houblon, enfin tout ce qu'il est possible de se figurer d'agre'able et de riche. Des que j'avais pu me lever, je m'etais depeche de prevenir M. Goulden par une lettre que je me trouvais 30 a 1'hopital, dans 1'un des faubourgs de Leipzig, a cause d'une le'gere blessure au bras; mais qu'il ne fallait rien craindre pour moi: que je me portais de mieux en mieux. 6 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. IOI Je le priais de montrer ma lettre a Catherine et a la tante Gredel, afin de leur donner de la confiance au milieu de cette guerre terrible. Je lui disais aussi que mon plus grand bonheur serait de recevoir des nouvelles du pays et da la sante de tous ceux que j'aimais. 5 Depuis ce moment, je n'avais plus de repos ; chaque matin j'attendais une reponse, et de voir le vaguemestre distribuer des vingt et trente lettres a toute la salle, sans rien recevoir, cela me saignait le coeur : 1 je descendais bien vite au jardin pour fondre en larmes. Des idees 10 mauvaises me traversaient la tete : j'allais jusqu'a croire que Catherine pouvait oublier ses promesses, et je m'ecriais en moi-meme : " Ah ! si seulement tu ne t'etais pas releve de Kaya ! tout serait fini ! . . . Pourquoi ne t'a-t-on pas abandonne ! Cela vaudrait mieux que de tant souffrir." 15 Les choses en etaient venues au point que je desirais ne pas guerir, quand un matin le vaguemestre, parmi les autres noms, appela Joseph Bertha. Alors je levai la main sans pouvoir parler, et Ton me remit une grosse lettre carre'e, couverte de timbres innombrables. Je re- 20 connus 1'ecriture de M. Goulden, ce qui me rendit tout pale. " Eh bien ! me dit Zimmer en riant, a la fin cela vient tout de meme." Je ne lui repondis pas, et m'e'tant habille, je fourrai la 25 lettre dans ma poche, et je descendis pour la lire seul, tout au fond du jardin, a la place oil j'allais toujours. D'abord, en Fouvrant, je vis deux ou trois petites fleurs de pommier, que je pris dans ma main, et un bon sur la poste, avec quelques mots de M. Goulden. Mais ce n'est 30 pas cela qui me touchait le plus et qui me faisait trembler des pieds a la tete, c'e'tait 1'e'criture de Catherine, que je 102 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. regardais les yeux troubles sans pouvoir la lire, car mon cceur battait d'une force extraordinaire. Pourtant je finis par me calmer un peu et par lire tout doucement la lettre, en m'arretant de temps en temps, 5 pour etre bien sur que je ne me trompais pas, et que je ne faisais pas un reve. Cette lettre, je 1'ai conserve'e,parce qu'elle me rendit en quelque sorte 1 la vie ; la voici done telle que je 1'ai re$ue le 8 juin 1813. 10 " MON CHER JOSEPH, "Tu sauras que mon plus grand chagrin est de savoir que tu es blesse dans un hopital, et que je ne peux pas te soigner. C'est un bien grand chagrin. Et depuis le depart des conscrits, nous n'avons pas eu seulement une heure de repos. La mere se fachait, en clisant que 15 j'etais folle de pleurer jour et nuit, et elle pleurait autant que moi. " Mais notre plus grand chagrin de tout, Joseph, c'est quand le bruit a couru qu'on venait de livrer une bataille, ou des mille et mille hommes avaient ete tues. Nous ne vivions plus ; la mere courait tous les matins a la poste, et moi je ne pouvais plus bouger de mon lit. A la fin ta 20 lettre est pourtant arrivee. Maintenant je vais mieux, parce que je pleure a mon aise, en benissant le Seigneur qui a sauve tes jours. " Et quand je pense combien nous etions heureux dans le temps, Joseph, lorsque tu venais tous les dimanches. Ah ! nous ne connais- sions pas notre bonheur ; nous ne savions pas ce qui pouvait nous 25 arriver; mais que la volonte de Dieu soit faite. Pourvu 2 que tu gue- risses, et que nous puissions esperer encore une fois d'etre ensemble comme nous etions ! " Beaucoup de gens parlent de la paix, mais nous avons eu tant de malheurs, et 1'empereur Napoleon aime tant la guerre, qu'on ne peu'c 30 plus se confier en rien. "Maintenant, M. Goulden vent t'ecrire quelques mots, et je t'em- brasse mille et mille fois. II fait bien beau temps ici; nous aurons une bonne annee. Le grand pommier du verger est tout blanc de fleurs; je vais en cueillir que je mettrai pour toi dans la lettre quand 85 M. Goulden aura ecrit. Pent-Sire, avec la grace de Dieu, nous moi- drons encore une fois dans une de ses grosses pommes. Adieu, adieu, Joseph!" HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 103 En lisant cela, je fondais en larmes, et Zimmer etant arrive, je lui lus la lettre de Catherine lentement. II ne disait rien, et quand j'eus fini, il la prit et la regarda longtemps d'un air reveur ; ensuite il me la rendit en disant : 5 " Qd, Jose'phel, c'est une bonne fille, pleine de bon sens et qui n'en prendra jamais un autre que toi." En entendant ces paroles de Zimmer, j'aurais voulu 1'embrasser, et je lui dis: "J'ai regu de la maison un billet de cent francs que 10 nous toucherons 1 a la poste. Tachons de pouvoir sortir d'ici. C'est bien vu, 2 fit-il en relevant ses grosses mou- staches et remettant sa pipe dans sa poche. II faut tacher d'avoir une permission." 15 Nous nous levames tout joyeux, et nous montions 1'escalier de 1'hotel, quand le vaguemestre, qui descen- dait, arreta Zimmer en lui demandant : " Est-ce que vous n'etes pas Christian Zimmer, canon- nier au 2 e d'artillerie ? 20 Faites excuse, 3 vaguemestre, j'ai cet honneur. Eh bien ! voici quelque chose pour vous," dit-il en lui remettant un petit paquet avec une grosse lettre. Zimmer etait stupefait, n'ayant jamais rien regu ni de 4 chez lui ni d'ailleurs. II ouvrit le paquet, ou se trouvait 25 une boite, puis la boite, et vit la croix d'honneur. Alors il devint tout pale, ses yeux se troublerent, et un instant il appuya la main derriere lui sur la balustrade ; mais eusuite il cria : Vive V Empereur ! d'une voix si terrible que les trois salles en retentirent comme une e'glise. 30 Le vaguemestre le regardait de bonne humeur. "Vous etes content? dit-il. 104 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Si je suis content, vaguemestre ! il ne me manque plus qu'une chose. Quoi ? La permission de faire un tour en ville. 5 II faut vous adresser a M. Tardieu, le chirurgien en chef." II descendit en riant, et, comme c'etait 1'heure de la visite, nous montames, bras 1 dessus bras dessous, de- mander la permission au major, un vieux a tete grise 10 qui venait d'entendre crier: Vive VEmpereur ! et nous regarder d'un air grave. "Qu'est-ce que c'est? fit-il." Zimmer lui montra sa croix et dit : " Pardon, major, mais je me porte comme un charme. 15 Je vous crois, dit M. Tardieu ; vous voulez une sortie ? Si c'est un effet de votre bonte, 2 pour moi et mon camarade Joseph Bertha." Le chirurgien avait visite ma blessure la veille ; il tira 20 de sa poche un portefeuille et nous donna deux sorties. Nous redescendimes, fiers comme des rois : Zimmer de sa croix d'honneur, et moi de ma lettre. En bas, dans le grand vestibule, le concierge nous cria : " Eh bien ! eh bien ! ou done allez-vous ? " 25 Zimmer lui fit voir nos billets, et nous sortimes, heureux de respirer 1'air du dehors. Une sentinelle nous montra le bureau de poste, ou j'allai toucher mes cent francs. H1STOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 105 XV. COMBIEN de choses nous devions apprendre en ce jour ! A 1'hopital, personne ne s'inquiete de rien ; quand on voit arriver chaque matin des cinquantaines de blesses, et qu'on en voit partir autant tous les soirs sur la civiere, cela vous montre 1'univers en petit, 1 et Ton pense: " Apres 5 nous la fin du monde ! " Mais, dehors, les ide'es changent. En decouvrant la grande rue de Halle, cette vieille ville avec ses magasins, ses vieux toits avances en forme de hangar, ses grosses voitures basses couvertes de ballots, enfin tout ce spec- 10 tacle de la vie active des commergants, j'etais e'merveille'. Je n'avais jamais rien vu de pareil, et je me disais : " Voilk bien une ville de commerce : pleine de gens industrieux cherchant a gagner leur vie, leur aisance et leurs richesses ; oil chacun veut s'elever, non pas au 13 de'triment des autres, mais en travaillant, en imaginant nuit et jour des moyens de prosperite pour sa famille ; ce qui n'empeche pas tout le monde de profiler des inven- tions et des decouvertes. Voila le bonheur de la paix, au milieu d'une guerre terrible ! " 20 Je me laissais conduire tout reveur par mon ami Zim- mer, qui se reconnaissait 2 a tous les coins de rue, et me j disait : "Qa, c'est Peglise Saint-Nicolas; ga, c'est le grand batiment de 1'Universite ; c.a, 1'hotel de ville." 23 II se souvenait de tout, ayant deja vu Leipzig en 1807, avant la bataille de Friedland. 8 Tout a coup Zimmer s'arreta devant une petite porte basse en s'e'criant : 106 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. "Tiens, c'est la brasserie du Mouton-d* Or t^ La fagade est sur 1'autre rue, mais nous pouvons entrer par ici. Arrive ! '' En meme temps il poussa la porte, et nous entrames 5 dans une haute salle pleine de fumee. II me fallut un instant pour voir, a travers ce nuage gris, une longue file de tables entourees de buveurs, la plupart en redingote courte et petite casquette, et les autres en uniforme saxon. C'etaient des e'tudiants. Nous vimes le plus 10 vieux d'entre eux, un grand sec, 2 les yeux creux, le nez rouge, la barbe blonde, nous le vimes debout sur une table, et lisant tout haut une gazette qui lui pendait en forme de tablier dans la main droite. II tenait de i'autre main une longue pipe de porcelaine. 15 Us trinquaient avec les soldats saxons, pendant que le grand sec se baissait pour prendre aussi sa chope ; et le gros brasseur, la tete grise et crepue, le nez epate', criait : " Gesundheit! Gesundheit ! " 3 A peine eumes-nous fait quatre pas dans la fume'e que 20 tout se tut. " Aliens, allons, camarades, s'ecria Zimmer, ne vous genez pas, continuez a lire ! Nous ne serons pas fache's non plus d'apprendre du nouveau." Mais ces jeunes gens ne voulurent pas profiler de notre 25 invitation, et le vieux descendit de la table en repliant sa gazette, qu'il mit dans sa poche. " C'e'tait fini, dit-il, c'e'tait fini. Oui, c'e'tait fini, repe'terent les autres en se regardant d'un air singulier." 30 Deux ou trois soldats saxons sortirent aussitot, comme pour aller prendre 1'air dans la cour, et disparurent. Le gros tavernier nous demanda : HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. IO/ " Vous ne savez peut-etre pas que la grande salle est sur la rue de Tilly ? Si, 1 nous le savons bien, repondit Zimmer ; mais j'aime mieux cette petite salle. C'est ici que nous ve- nions dans le temps, 2 deux vieux camarades et moi. 5 Cette salle me rappelle de bons souvenirs. Ah !.'.'. comme vous voudrez, comme vous voudrez, dit le brasseur. C'est de la biere que vous demandez ? Oui, deux chopes et la gazette. Bon ! bon ! " 10 II nous servit les deux chopes, et Zimmer, qui ne voyait rien, essaya de causer avec les e'tudiants, qui s'excusaient en s'en allant les uns apres les autres. Je sentais que tous ces gens-la nous portaient une haine d'autant plus terrible, qu'ils n'osaient la montrer tout de suite. 15 Dans la gazette, qui venait de France, on ne parlait que d'un armistice. Nous apprimes alors que cet armi- stice avait commence le 6 juin, et qu'on tenait des confe- rences a Prague, en Boheme, pour arranger la paix. Naturellement cela me faisait plaisir ; j'esperais qu'on 20 renverrait au moins les estropies chez eux. Mais Zim- mer, avec son habitude de parler haut, remplissait toute la salle de ses re'flexions ; il m'interrompait a chaque Jigne et disait : " Un armistice ! . . . Est-ce que nous avions besoin 25 d'un armistice, nous ? .Est-ce qu'apres avoir e'crase ces Prussiens et ces Russes, nous ne devions pas les detruire de fond en comble ? 3 Est-ce que, s'ils nous avaient bat- tus, ils nous donneraient un armistice, eux ? Ca, vois- tu, Joseph, c'est le caractere de FEmpereur, il est trop so bon . . . il est trop bon ! C'est son seul de'faut. II a fait la meme chose apres Austerlitz, et nous avons e'te loS HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. obliges de recommencer la partie. 1 Je te dis qu'il est trop bon. Ah ! s'il n'e'tait pas si bon, nous serions maitres de toute 1'Europe." En meme temps il regardait a droite et a gauche, pour 5 demander 1'avis des autres. Mais personne ne voulait re'pondre. Finalement Zimmer se leva. " Partons, Joseph, dit-il. Moi, je ne me connais pas en politique ; mais je soutiens que nous ne devions pas 10 accorder d'armistice a ces gueux." Apres avoir pave, nous sortimes, et Zimmer me dit: "Je ne sais pas ce que ces gens ont 2 aujourd'hui; nous les avons de'ranges dans quelque chose. C'est bien possible, lui re'pondis-je, Us n'avaient 15 pas 1'air aussi bons gargons 8 que tu le racontais." En rentrant a Fhopital, apres avoir bien dine et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc k 1'auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly, nous apprimes, Zimmer et moi, que nous irions coucher le soir meme a la caserne 20 de Rosenthal. C'e'tait une espece de depot des blesses de Lutzen, lorsqu'ils commengaient a se remettre. On y vivait a 1'ordinaire comme en garnison ; il fallait re'pondre a 1'appel du matin et du soir. Le reste du temps on e'tait libre. Tous les trois jours, le chirurgien venait passer 25 la visite, et quand vous e'tiez remis, vous receviez une feuille 4 de route pour aller rejoindre votre corps. Durant les six semaines que nous restames a Rosen- thai, Zimmer et moi, nous fimes souvent le tour de la ville pour nous de'sennuyer. Nous sortions par le fau- 30 bourg de Randstatt, 5 et nous poussions jusqu'a Lindenau, sur la route de Lutzen. Ce n'e'taient que ponts, marais, petites iles boise'es a perte de vue. On ne nous donnait HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. log pins rien a credit, comme apres le'na; 1 jecroisqu'au con- traire 1'aubergiste nous aurait fait payer double et triple, en 1'honneur de la patrie allemande, si mon camarade n'avait connu le prix des oeufs, du lard et du vin. Le soir, quand le soleil se couche, nous rentrions en 5 ville au chant me'lancolique des grenouilles, qui vivent dans ces marais par milliards. Quelquefois ngus faisions halte, les bras croises sur la balustrade d'un pont, et nous regardions les vieux rem- parts de Leipzig, ses eglises, ses antiques masures et son 10 chateau, e'claires en rouge par le crepuscule : la ville s'avance en pointe a 1'embranchement de la Pleisse et de la Partha, qui se rencontrent au-dessus. Elle est en forme d'e'ventail ; le faubourg de Halle se trouve a la pointe, et les sept autres faubourgs forment les branches 15 de 1'eventail. Nous regardions aussi les mille bras de 1'Elster et de la Pleisse, croises comme un filet entre les iles deja sombres, tandis que 1'eau brillait comme de 1'or, ct nous trouvions cela tres beau. Mais si nous avions su qu'il nous faudrait un jour tra- 20 verser ces rivieres sous le canon des ennemis, apres avoir perdu la plus terrible et la plus sanglante des batailles, et que des regiments entiers disparaitraient dans ces eaux qui nous re'jouissaient alors les yeux, je crois que cette vue nous aurait rendus bien tristes. 25 En rentrant a Leipzig, nous vimes la joie peinte sur la figure des habitants ; elle n'e'clatait pas ouvertement, mais les bourgeois, en se rencontrant dans la rue, s'arretaient et se donnaient la main ; les femmes allaient se rendre visite 1'une a 1'autre ; une espece de satisfaction interieure so brillait jusque dans les yeux des servantes, des domes- tiques et des plus miserables ouvriers. 110 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Zimmer me dit : "On croirait que les Allemands sont joyeux; ils ont tous 1'air de bonne humeur. Oui, lui repondis-je, cela vient du beau temps et de 5 la rentree des recoltes." C'etait vrai, le temps etait tres beau ; mais, en arrivant a la caserne de Rosenthal, nous apergumes nos officiers sous la grande porte, causant entre eux avec vivacite. Les hommes de garde ecoutaient, et les passants s'appro- 10 chaient pour entendre: On nous dit que les conferences de Prague 1 e'tait rompues, et que les Autrichiens venai- ent aussi de nous declarer la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille hommes de plus sur les bras. 2 J'ai su depuis que nous e'tions alors trois cent mille 15 hommes contre cinq cent vingt mille, et que parmi nos ennemis se trouvaient deux anciens ge'ne'raux franc.ais, Moreau 8 et Bernadotte. Chacun a pu lire cela dans les livres ; mais nous 1'ignorions encore, et nous e'tions surs de remporter la victoire, puisque nous n'avions jamais 20 perdu de bataille. Du reste, la mauvaise mine qu'on nous faisait ne nous inquie'tait pas : en temps de guerre, les paysans et les bourgeois sont en quelque sorte comptes pour rien ; on ne leur demande que de 1'argent et des vivres, qu'ils donnent toujours, parce qu'ils savent 25 qu'a la moindre resistance on leur prendrait jusqu'au dernier sou. Le lendemain de cette grande nouvelle, il y eut visite generale, et douze cents blesse's de Lutzen, a peu pres re- mis, rec,urent 1'ordre de rejoindre leurs corps. Zimmer 80 etait du nombre, ayant lui-meme demande' a partir. Je 1'accompagnai jusque hors des portes, et puis nous nous embrassames tout attendris. Moi je restai, mon bras e'tait encore trop faible. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Ill C'dtait une existence bien triste ; les gens nous regar- daient d'un ceil mauvais ; ils n'osaient rien dire, sachant que 1'armee franchise se trouvait a quatre journees de marche. Sans cela, comme ils nous auraient pris a la gorge ! 5 Un soir, le bruit courut que nous venions de remporter une grande victoire a Dresde. 1 Ce fut une consterna- tion gene'rale, les habitants ne sortaient plus de chez eux. J'allais lire la gazette a Fauberge, dans la rue de Tilly. Les journaux frangais restaient tons sur la table ; 10 personne ne les ouvrait que moi. Mais la semaine suivante, au commencement de sep- tembre, je vis le meme changement sur les figures que le jour ou les Autrichiens s'etaient declares centre nous. Je pensai que nous avions eu des malheurs, ce qui etait vrai, 15 comme je Fappris plus tard, car les gazettes de Paris n'en disaient rien. Le temps s'e'tait mis a la pluie a la fin d'aout; 1'eau tombait a verse. Je ne sortais plus de la caserne. Sou- vent, assis sur mon lit, je pensais : " Pauvres soldats ! ... 20 pauvres camarades ! . . . que faites-vous a cette heure ? . . . ou etes-vous ? Sur la grande route peut-etre, au milieu des champs ! " Et malgre mon chagrin de vivre la, je me trouvais moins a plaindre qu'eux. Mais un jour le vieux chi- 25 rurgien Tardieu fit son tour et me dit : " Votre bras est solide. . . . Voyons. . . . Bon . . . bon ! " Le lendemain, a 1'appel, on me fit passer dans une salle on se trouvaient des effets 2 d'habillement, des sacs, des 30 gibernes et des souliers en abondance. Je rec.us un fusil, deux paquets de cartouches et une feuille de route pour le 112 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 6 e , a Gauernitz, sur 1'Elbe. CMtait le i er octobre. Nous nous mimes en marche douze ou quinze ensemble ; un fourrier du 27 e nomme Poitevin nous conduisait. En route, tantot 1'un, tantot 1'autre changeait de direc- 5 tion pour rejoindre son corps ; mais Poitevin, quatre sol- dats d'infanterie et moi, nous continuames notre chemio jusqu'au village de Gauernitz. XVI. Nous allions done, suivant la grande route, le fusil en bandouliere, la capote retrousse'e, le dos arrondi sous le 10 sac, et 1'oreille basse, 1 comme on peut croire. La pluie tombait, 1'eau nous coulait du shako dans la nuque ; le vent secouait les peupliers, dont les feuilles jaunes, volti- geant autour de nous, annonc.aient 1'hiver, et cela continu- ait ainsi des heures. 15 De loin en loin un village se rencontrait avec ses han- gars, ses fumiers, ses jardins entoure's de palissades. Les femtnes, debout derriere les petites vitres ternes, nous regardaient passer ; un chien aboyait, un homme qui fendait du bois sur sa porte, se retournait pour nous 20 suivre des yeux, et nous allions toujours, crottes jusqu'a 1'echine. Nous revoyions, au bout du village, la grande route s'etendre a perte de vue, les nuages gris se trainer sur les champs depouille's, et quelques maigres corbeaux s'eloigner en jetant leur cri melancolique. Rien de triste So comme un pareil spectacle, surtout quand on pense que 1'hiver approche, et qu'il faudra bientot coucher dehors dans la neige. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 113 Vers cinq heures du soir, en approchant du village de Risa, nous aperc.umes a gauche un vieux moulin avec son pont de bois. En meme temps, deux femmes, une toute vieille et 1'autre plus jeune, traverserent un jardin, en- trainant apres elles des enfants. Elles tachaient de ga- 5 gner un petit bois qui borde la route, sur la cote en face. Presque aussitot nous vimes plusieurs de nos soldats sortir du moulin avec des sacs, d'autres remonter d'une cave a la file avec de petites tonnes, qu'ils se de'pechaient de charger sur une charrette, d'autres amenaient des 10 vaches et des chevaux d'une etable, tandis qu'un vieil- lard, devant la porte, levait les mains au ciel, et que cinq ou six de ces mauvais gueux entouraient le meunier tout pale et les yeux hors de la tete. Tout cela: le moulin, les fenetres de'fonce'es, les femmes 15 qui se sauvent, nos soldats, faits comme de veritables bandits, le vieux qui les maudit, et les vaches qui secou- ent la tete, pour se de'barrasser de ceux qui les emmenent, pendant que d'autres les piquent derriere avec leurs baion- nettes . . . tout est Ik ... devant moi . . . je crois en- 20 core le voir ! "Qa, dit le fourrier Poitevin, ce sont des maraudeurs. . . . Nous ne sommes plus loin de 1'armee. Mais c'est abominable ! m'e'criai-je ; ce sont des brigands ! 25 Oui, repondit le fourrier, c'est contraire a la disci- pline ; si PEmpereur le savait, on les fusillerait comme des chiens." Enfin, vers dix heures du soir, nous decouvrhnes des feux de bivac sur une cote sombre, a droite du village de 30 Gauernitz et d'un vieux chateau, ou brillaient aussi quel- ques lumieres. Plus loin, dans la plaine, tremblotaient d'autres feux en plus grand nombre. 114 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. La nuit etait claire. Les grandes pluies avaient essuyd le ciel. Comme nous approchions du bivac, on nous cria : " Qui vive! France ! " repondit le fourrier. 5 Mon cceur battait avec force, en pensant que dans quelques minutes j'allais revoir mes vieux camarades,, s'ils etaient encore de ce monde. Des homines de garde s'avan9aient de'ja d'une espece de hangar, a demi-portee l de fusil du village, pour venir 10 nous reconnaitre. Us arriverent pres de nous. Le chef du poste, un vieux sous-lieutenant tout gris, le bras en echarpe sous son manteau, nous demanda d'ou nous venions, oil nous allions, si nous avions rencontre quel- que parti de Cosaques en route. Le fourrier repondit 15 pour nous tous. L'officier nous prevint alors que la division Souham avait quitte les environs de Gauernitz le matin, et nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de route, ce que nous fimes en silence, passant autour des feux de bivac, ou les hommes, couverts de boue seche, 20 dormaient par vingtaines : pas un ne remuait. Nous arrivames au hangar. II faisait bon la-dedans. 2 On avait allume du feu. La chambre etait encombree de soldats qui dormaient le dos au mur comme des bienheureux. Un vieux soldat, sec et brun, veillait 25 seul ; il etait assis sur ses jambes croisees, et tenait entre ses genoux un soulier qu'il raccommodait avec une alene et de la ficelle. C'est a moi que 1'officier rendit le premier sa feuille en disant: 30 " Vous rejoindrez demain votre bataillon a deux lieues d'ici, pres de Torgau." 8 Alors le vieux soldat, qui me regardait, posa la main & HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 115 terre pour me montrer qu'il y avait de la place, et j'allai m'asseoir pres de lui. J'ouvris mon sac, et je mis d'autres chaussettes et des souliers neufs que j'avais regus a Leip- zig ; cela me fit du bien. Le vieux me demanda : 5 "Tu vas rejoindre ? 1 Oui, le 6 e , a Torgau. Et tu viens ? De 1'hopital de Leipzig. Qa se voit, fit-il ; tu es gras comme un chanoine. 10 On t'a nourri de cuisses de poulet la-bas, pendant que nous mangions de la vache enragee." 2 Je regardai mes voisins endormis ; il avait raison ; ces pauvres consents n'avaient plus que la peau et les os : ils 6taient jaunes, plombe's et ride's comme des veterans, on 15 aurait cru qu'ils ne pouvaient plus se tenir. J'e'tais tellement fatigue que j'avais de la peine a m'en- dormir; pourtant, au bout d'une heure, je tombai dans un profond sommeil. Le lendemain, je me remis en route avec le fourrier 20 Poitevin et trois autres soldats de la division Souham. Nous gagnames d'abord la route qui longe 1'Elbe. Le temps etait humide ; le vent, qui balayait le fleuve, jetait de 1'ecume j usque sur la chaussee. Nous allongions le pas depuis une heure, quand tout a 25 coup le fourrier dit : " Attention ! " II s'e'tait arrete le nez en Fair, comme un chien de chasse qui flaire quelque chose. Nous ecoutions tous sans rien entendre, a cause du bruit des riots sur la rive et du vent dans les arbres. Mais Poitevin avait 1'oreille 30 plus exercee que nous. "On tiraille la-bas, dit-il en nous montrant un bois sur Il6 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. la droite. Tout ce que nous avons de mieux a faire, c'est d'entrer sous bois et de poursuivre notre chemin avec prudence. Nous verrons a 1'autre bout ce qui se passe. ... Si les Prussiens ou les Russes sont la, nous battrons 5 en retraite sans qu'ils nous voient. Si ce sont des Fran- c.ais, nous avancerons." Chacun trouva que le fourrier avait raison, et, dans mon ame, j'admirai la finesse de ce vieil ivrogne. Nous descendimes done de la route dans le bois, Poitevin en 10 avant et nous derriere, le fusil arme. Nous marchions doucement, nous arretant tous les cent pas pour ecouter. Les coups de fusil se rapprochaient ; ils se suivaient un a un, en retentissant dans les ravins. Le fourrier nous dit : " Ce sont des tirailleurs qui observent un parti de cava- 15 lerie, car les autres ne repondent pas.'' C'etait vrai : dix minutes apres, nous apercevions entre les arbres un bataillon d'infanterie franchise en train de faire la soupe au milieu des bruyeres, et, tout au loin sur la plaine grise, des pelotons de Cosaques de'filant d'un 20 village a 1'autre. " Allons, vous voila chez vous, 1 jeune homme," me dit Poitevin en souriant. II devait avoir bon ceil, pour lire le numero du regiment a une pareille distance. Moi, j'avais beau regarder, 2 je 25 ne voyais que des etres deguenilles et tellement minables, qu'ils avaient tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreilles e'cartees de la tete par le renfoncement des joues. Leurs capotes etaient quatre fois trop larges pour eux. Quant a la boue. je n'en parle pas : c'etait sinistre. 80 Nous descendions vers deux petites tentes, autour desquelles trois ou quatre chevaux broutaient 1'herbe maigre. Je vis la le colonel Lorain, detachd sur la HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 117 rive gauche de 1'Elbe, avec le 3 bataillon. C'etait un grand maigre, les moustaches brunes, et qui n'avait pas 1'air doux. II nous regardait venir en frongant le sourcil, et quand je lui pre'sentai ma feuille de route, il ne dit qu'un mot : 5 "Allez rejoindre votre compagnie." Je m'e'loignai, pensant bien reconnaitre quelques hommes de la 4 e ; mais depuis Lutzen les compagnies avaient ete fondues daris les compagnies, les regiments dans les re'giments et les divisions dans les divisions, 1C de sorte qu'en arrivant au pied de la cote oil campaient les grenadiers, je ne reconnus personne. J'etais honteux de demander la place de ma compagnie, lorsqu'une espece de ve'te'ran osseux, le nez long et crochu comme un bee d'aigle, les e'paules larges ou pendait sa 15 vieille capote usee, relevant la tete et m'observant, dit d'une voix tout a fait calme : "Tiens! c'est toi, Joseph! je te croyais enterre depuis quatre mois ! " Alors je reconnus mon pauvre Zebede. II parait que 20 ma figure 1'attendrit, car, sans se lever, il me serra la main, en s'ecriant : " Klipfel . . . voici Joseph ! " Un autre soldat, assis pres de la marmite voisine, tourna la tete et dit : 26 " C'est toi, Joseph ? Tiens ! tu n'es pas mort ? " Et voilk tous les compliments que je rec_us. La misere avait rendu ces gens tellement egoi'stes, qu'ils ne pen- saient plus qu'a leur peau. Une demi-heure apres, on battit le rappel ; les tirail- 30 leurs se replierent, et le sergent Pinto, qui se trouvait dans le nombre, me reconnut. Il8 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. " Eh bien ! me dit-il, vous en etes done rechappe ! Cela me fait plaisir. . . . Mais vous arrivez dans un vi- lain moment ! Mauvaise guerre . . . mauvaise guerre," faisait-il en hochant la tete. 5 Le colonel et les commandants monterent a cheval, et Ton se remit en route. Ze'bede marchait pres de moi, et me racontait ce qui s'etait passe depuis Lutzen : d'abord les grandes victoires de Bautzen * et de Wurt- schen ; les marches forcees pour rejoindre Pennemi qui 10 battait en retraite ; la joie qu'on avait de pousser sur Ber- lin. Ensuite 1'armistice, pendant lequel on etait cantonne dans les bourgades ; puis Parrivee des veterans d'Espagne, des hommes terribles, habitue's au pillage, et qui mon- traient aux jeunes a vivre sur le paysan. 15 Malheureusement, a la fin de 1'armistice, tout le monde s'etait mis contre nous ; les gens nous avaient pris en horreur ; on coupait les ponts sur nos derrieres, on aver- tissait les Prussiens, les Russes et les autres de nos moindres mouvements, et chaque fois qu'il nous arrivait 20 une de'bacle, au lieu de nous secourir, on tachait de nous enfoncer encore plus dans la bourbe. Les grandes pluies etaient venues pour nous achever. Le jour de la bataille de Dresde, il en tombait tellement, que le chapeau de PEmpereur lui pendait sur les deux epaules. Mais quand 25 on remporte la victoire, cela vous fait rire : le pire de tout, c'est quand on est battu, qu'on se sauve dans la boue, avec des hussards, des dragons et d'autres gens de cette espece a vos trousses, et qu'on ne sait pas, lorsqu'on decouvre au loin dans la nuit une lumiere, s'il faut avancer 30 ou pe'rir dans le deluge. Nous etions alors entre trois armees, qui voulaient se rdunir pour nous ecraser d'un coup : celle du Nord com- HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 119 mande'e par Bernadotte, celle de Sile'sie commande'e par Bliicher, et 1'arme'e de Boheme commandee par Schwartz- enberg. 1 Tout ce que demandaient les soldats, c'etait de se battre, car, a force de marcher et de dormir dans la boue, 5 a force d'etre a la demi-ration, ils avaient pris la vie en horreur. Chacun pensait : " Pourvu que cela finisse d'une fac.on ou d'une autre. . . . C'est trop fort . . . cela ne peut pas durer ! " C'est vers ce temps que les Bavarois, les Badois et les 10 Wurtembergeois se declarerent contre nous, de sorte que toute 1'Europe etait sur notre dos. Enfin nous eumes la consolation de voir que 1'arme'e se ramassait comme pour une grande bataille. Le n octobre, nous bivaquions pres du village de Lousig ; le 15 .12, pres de Graefenheinichen ; le 13, nous passions la Mulda, 2 et nous voyions denier sur le pont la vieille garde et La Tour-Maubourg. 3 Dans les moments ou la pluie cessait de tomber, et quand un rayon de soleil d'automne brillait entre les 20 nuages, on voyait toute 1'armee en marche : la cavalerie et 1'infanterie s'avanc.aient de partout sur Leipzig. De 1'autre cote de la Mulda brillaient aussi les bai'onnettes des Prussiens ; mais on ne de'couvrait pas encore les Au- trichiens ni les Russes ; ils arrivaient sans doute d'ail- 25 leurs. Le 14, notre bataillon fut encore une fois de'tache pour aller en reconnaissance dans la ville d'Aaken; 1'ennemi s'y trouvait ; il nous reut a coups de canon, et nous re- stames toute la nuit dehors, sans pouvoir allumer un seul 30 feu, a cause de la pluie. Le lendemain nous partimes de la, pour rejoindre la division a marches forcees. 120 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. La nuit suivante, le temps s'etant un peu remis, des milliards d'etoiles eclairaient le ciel, et nous allions tou~ jours. Le lendemain, vers dix heures, pres d'un petit village dont je ne me rappelle pas le nom, on venait de 5 crier : " Halte ! " pour respirer, lorsque nous entendimes tous ensemble comme un grand bourdonnement dans 1'air. Le colonel, encore a cheval, ecoutait, et le sergent Pinto dit : " La bataille est commencee." 10 Presque au meme instant le colonel, levant son epe'e, cria : "En avant!" Alors on se mit h courir : les sacs, les gibernes, les fusils, la boue, tout sautait ; on ne faisait attention a rien. 15 Une demi-heure apres, nous apercjames, a quelque mille 1 pas devant le bataillon, une queue de colonne qui n'en finissait plus : 2 des caissons, des canons, de 1'infanterie, de la cavalerie ; derriere nous, il en venait d'autres, et tout cela galopait ! Meme a travers champs, des regi- 20 ments entiers arrivaient au pas de course. 8 Tout au bout de la route, on voyait les deux clochers de Saint-Nicolas 4 et de Saint-Thomas de Leipzig dans le ciel, tandis qu'k droite et a gauche, des deux cote's de la ville, s'e'levaient de grands nuages de fumee ou pas- 25 saient des eclairs. Le bourdonnement augmentait tou- jours; nous etions encore h plus d'une lieue de la ville qu'on dtait force de parler haut pour s' entendre, et Ton se regardait tout pales comme pour dire : " Voila ce qui s'appelle une bataille ! " 30 Le sergent Pinto criait : " C'est plus fort qu'a Eylau ! " 5 II ne riait pas, ni Zebe'de', ni moi, ni les autres ; mais HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 121 nous galopions tout de meme, et ies officiers re'pe'taient sans cesse : " En avant ! en avant ! " Voila pourtant comme Ies hommes perdent la tete ; 1'amour de la patrie etait bien en nous, mais plus encore 5 la fureur de nous battre. Sur Ies onze heures, nous decouvrimes le champ de bataille, a une lieue en avant de Leipzig. Nous voyions aussi Ies clochers de la ville couverts de monde, et Ies vieux remparts sur lesquels je m'etais promene tant de 10 fois. En face de nous, a 1,200 ou 1,500 metres, e'taient ranges deux re'giments de landers. Plus loin, le long d'une petite cote, etaient echelonne'es * Ies divisions Ri- card, Dombrowski, Souham et plusieurs autres. Elles tournaient le dos a la ville. Des canons attele's et des 15 caissons, se tenaient prets a partir. Enfin, tout a fait derriere, sur la colline, autour d'une de ces vieilles fermes a toiture plate et larges hangars, comme il s'en trouve dans ce pays, brillaient Ies uniformes de 1'e'tat-major. C'etait I'arme'e de reserve, commandee par le mare'chal 20 Ney ; son aile gauche communiquait avec Marmont, poste' sur la route de Halle, et son aile droite avec la grande armee, commandee par 1'Empereur en personne ; de sorte que nos troupes formaient pour ainsi dire un grand cercle autour de Leipzig, et que Ies ennemis, arrivant de tous Ies 25 cotes a la fois, cherchaient a se donner la main pour faire un cercle encore plus grand autour de nous et nous en- fermer dans la ville comme dans une souriciere. En attendant, trois terribles batailles se livraient en meme temps : 1'une centre Ies Autrichiens et Ies Russes 30 k Wachau ; 1'autre centre Ies Prussiens, a Mceckern, sur la route de Halle, et la troisieme sur la route de Lutzen, 122 HISTOIRE D ? UN CONSCRIT DE 1813. pour defendre le pont de Lindenau, attaque par le ge*- ne'ral Giulay. 1 Ces choses, je ne les ai sues que plus tard ; mais cha- cun doit raconter ce qu'il a vu lui-meme ; de cette fagon, 5 le monde connaitra la ve'rite'. XVII. LE bataillon commengait a descendre la colline en face de Leipzig, pour rejoindre notre division, lorsque nous vimes un officier d'etat-major traverser la grande prairie au-dessous et venir de notre cote' ventre a terre. En 10 deux minutes il fut pres de nous ; le colonel Lorain cou- rut a sa rencontre, ils e'changerent quelques mots, puis Pofficier repartit. Des centaines d'autres allaient ainsi dans la plaine porter des ordres. "Par file a droite ! " cria le colonel, et nous primes 15 la direction d'un bois en arriere. C'etait une foret de hetres, mais il s'y trouvait aussi des bouleaux et des chenes. Une fois sur la lisiere, on nous fit renouveler 1'amorce de nos fusils, et le bataillon fut deploye dans le bois en tirailleurs. Chacun dressait 1'oreille et se de'pe- 20 chait d'attraper un gros arbre pour regarder a son aise avant d'aller plus loin. Enfin nous marchions ainsi depuis dix minutes, et, comme on ne voyait rien, cela commenc.ait & nous rendre de la confiance, lorsqu'un coup de feu part 2 . . . 25 puis encore un, puis deux, trois, six, de tous les cote's, le long de notre ligne, et dans le meme instant je vois mon camarade de gauche qui tombe en cherchant a se HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 123 retenir centre un arbre. Cela me reveille. ... Je regarde de 1'autre cote, et qu'est-ce que je decouvre a cinquante ou soixante pas? un vieux soldat prussien qui m'ajuste en clignant de 1'oeil. Je me baisse comme le vent. A la meme seconde j'entends la detonation, et 5 quelque chose craque sur ma tete j'avais mon fourni- ment, la brosse, le peigne et le mouchoir dans mon shako : la balle de ce gueux avait tout casse. Je me sentais tout froid. "Tu viens d'en dchapper d'une belle!" 1 me cria le 10 sergent en se mettant a courir ; et moi qui ne voulais pas rester seul dans un pareil endroit, je le suivis bien vite. Nous arrivames au bout de cette petite foret, qui s'arre- tait aux trois quarts de la cote ; 2 des broussailles assez touffues s'etendaient encore a deux cents pas jusqu'au 15 haut. Les Prussiens que nous avions poursuivis se trouvaient cache's la dedans. On les voyait se relever de tous les cote's pour tirer sur nous, puis aussitot apres ils se baissaient. Nous aurions bien pu rester la tranquillement; puis 20 nous avions 1'ordre d'occuper le bois, ces broussailles ne nous regardaient pas ; derriere les arbres oil nous e'tions, les coups de fusil des Prussiens ne nous auraient pas fait de mal. Nous entendions de 1'autre cote de la cote une bataille terrible, les coups de canon se sui- 25 vaient a la file et tonnaient quelquefois ensemble comme un orage : c'e'tait une raison de plus pour rester. Mais nos officiers, s'e'tant reunis, de'ciderent que les broussailles faisaient partie de la foret et qu'il fallait chasser les Prus- siens jusque sur la cote. Cela fut cause que bien des so gens perdirent la vie en cet endroit. Nous regumes done 1'ordre de chasser les tirailleurs 124 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. ennemis, et comme ils tiraient a mesure que nous ap prochions, et qu'ils se cachaient ensuite, tout le monde se mit a courir sur eux pour les empecher de recharger. Nos officiers couraient aussi, plains d'ardeur. Nous pen- r> sions qu'au haut de la colline les brouissailles fmiraient, et qu'alors nous fusillerions les Prussiens par douzaines. Mais dans le moment ou nous arrivons en haut, tout essoufles, voila que le vieux Pinto s'e'crie : " Les hussards ! " 10 Je leve la tete, et je vois des colbacks qui montent : ils arrivaient sur nous comme le vent. A peine avais-je vu cela, que sans rellechir je me retourne et je commence a redescendre, en faisant des bonds de quinze pieds, malgre' la fatigue, malgre mon sac et malgre tout. Je voyais 15 devant moi le sergent Pinto, Ze'bede et les autres, qui se depechaient et qui sautaient en allongeant les jambes tant qu'ils pouvaient. Derriere, les hussards en masse faisaient un tel bruit, que cela vous donnait la chair de poule : l les officiers commandaient en allemand, les che- 20 vaux soufflaient, les fourreaux de sabre sonnaient centre les bottes, et la terre tremblait. J'avais pris le chemin le plus court pour arriver au bois ; je croyais presque y etre, quand, tout pres de la lisiere, je rencontre un de ces grands fosses ou les pay- 25 sans vont chercher de la terre glaise pour batir. II avait plus de vingt pieds de large et quarante ou cinquante de long ; la pluie qui tombait depuis quclques jours en ren- dait les bords tres glissants ; mais comme j'entendais les chevaux souffler de plus en plus, sans faire attention & 30 rien, je prends un elan et je tombe dans ce trou sur les reins, la giberne et la capote retroussees presque par- dessus la tete ; un autre fusilier de ma compagnie etait HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 125 deja la qui se relevait ; il avait aussi voulu sauter. Dans la meme seconde, deux hussards, lances a fond de train, 1 glissaient le long de cette pente grasse sur la croupe de leurs chevaux. Le premier de ces hussards, la figure toute rouge, allongea d'abord un coup de sabre sur 5 1'oreille de mon pauvre camarade, en jurant comme un possede ; et comme il relevait le bras pour 1'achever, , je lui enfon9ai ma bai'onnette dans le cote de toutes mes forces. Mais en meme temps, 1'autre hussard me donnait sur 1'epaule un coup qui m'aurait fendu en 10 deux sans 1'epaulette ; il allait me percer, si, par bon- heur, un coup de fusil d'en haut ne lui avait casse la tete. Je regardai, et je vis un de nos soldats enfonce dans la terre glaise jusqu'a mi-jambes. II avait entendu les hennissements des chevaux et les jurements des 15 hussards, et s'etait avance jusqu'au bord du trou pour voir ce qui se passait. " Eh bien ! camarade, me dit-il en riant, il etait temps ! " Je n'avais pas la force de lui repondre ; je tremblais comme une feuille. II ota sa bai'onnette, et me tendit le 20 bout de son fusil pour m'aider a remonter. Alors je pris la main de ce soldat, et je lui dis : "Vous m'avez sauve ! . . . Comment vous appelez- vous ? " II me dit que son nom etait Jean-Pierre Vincent. J'ai 25 souvent pense depuis que, s'il m'arrivait de rencontrer cet homme, je serais heureux de lui rendre service ; mais je ne 1'ai jamais revu. Le sergent Pinto et Zebede vinrent un instant plus tard. Ze'be'de' me dit: 30 " Nous avons encore eu de la chance cette fois, nous deux, Joseph nous sommes les derniers Phalsbourgeois 126 HISTOIRE D'UN CONSCRIT i)E 1813. au bataillon a cette heure. . . . Klipfel vient d'etre hache par les hussards ! " Depuis la charge des hussards jusqu'k la nuit, le bataillon resta dans la meme position, a tirailler centre 5 les Prussiens. Nous les empechions d'occuper le bois ; mais ils nous empechaient de monter sur la cote. Nous avons su le lendemain pourquoi. Cette cote domine tout le cours de la Partha, et le grande canonnade que nous entendions venait de la division Dombrowski, qui atta- 10 quait 1'aile gauche de 1'armee prussienne, et qui voulait porter secours au gene'ral Marmont a Moeckern : Ik vingt mille Franc.ais, postes sur un ravin, arretaient les quatre- vingt mille hommes de Blucher ; et du cote de Wachau, cent quinze mille Franc,ais livraient bataille a deux cent 15 mille Autrichiens et Russes ; plus de quinze cents pieces de canon tonnaient. Notre pauvre petite fusillade e'tait comme le bourdonnement d'une abeille au milieu de 1'orage. Et meme quelquefois nous cessions de tirer de part et d'autre pour ecouter. . . . Cela me parais- 20 salt quelque chose d'epouvantable et pour ainsi dire de surnaturel ; 1'air etait plein de fume'e de poudre, la terre tremblait sous nos pieds ; les vieux soldats comme Pinto disaient qu'ils n'avaient jamais rien entendu de pareil. 25 Vers six heures, un officier d'e'tat-major remonta sur notre gauche, porter un ordre au colonel Lorain, et presque aussitot on sonna la retraite. Le bataillon avait perdu soixante hommes par la charge des hussards prus- siens et la fusillade. BO II faisait nuit lorsque nous sortimes de la foret, et, sur le bord de la Partha, parmi les caissons, les convois de toute sorte, les corps d'armee en retraite, les de'tachements. HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 127 les voitures de blesses qui de'filaient sur deux ponts, il nous fallut attendre plus de deux heures pour arriver a notre tour. Une fois sur 1'autre rive, le bataillon descendit la Partha d'une bonne demi-lieue, jusqu'au village de 5 Schoenfeld ; la nuit etait humide ; nous marchions d'un pas lourd, le fusil sur 1'epaule, les yeux fermes par le sommeil et la tete penchee. Nous arrivames enfin pres d'un cimetiere, oil 1'on nous fit rompre les rangs et mettre les fusils en faisceau. On plac,a les sentinelles ; quelques 10 hommes entrerent au village chercher du bois et des vivres. Je m'assis contre le mur du cimetiere et je m'endormis. Vers trois heures du matin, je fus eveille. " Joseph, me disait Zebede, viens done te chauffer ; si tu restes la, tu risques d'attraper les fievres." 15 Je me levai comme ivre de fatigue et de souffrance. Une petite pluie fine tremblotait dans Pair. Mon cama- rade m'entraina pres du feu, qui fum ait sous la pluie. Ce feu n'etait que pour la vue, il ne donnait point de chaleur ; mais Ze'bede m'ayant fait boire une goutte d'eau- 20 de-vie, je me sentis un peu moins froid et je regardai les feux de bivac qui brillaient de 1'autre cote de la Partha. Sur les quatre heures du matin, comme le jour com- mengait a blanchir le ciel, quelques voitures de vivres arriverent ; on nous fit la distribution du pain, et nous 25 regumes aussi de Feau-de-vie et de la viande. La pluie avait cesse. Nous fimes la soupe en cet en- droit; mais rien ne pouvait me rechauffer; c'est la que j'attrapai les fievres. J'avais froid a Pinterieur et mon corps brulait. Je n'etais pas le seul au bataillon dans 30 cet etat, les trois quarts souffraient et deperissaient aussi ; depuis un mois, ceux qui ne pouvaient plus marcher 128 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. s'etendalent par terre en pleurant, et appelaient leur mere comme de petits enfants. Cela vous dechirait le cceur. La faim, les marches forcees, la pluie et le chagrin de savoir qu'on ne reverra plus son pays ni ceux qu'on aime,, 5 vous causaient cette maladie. A mesure que le jour montait, 1 nous decouvrions a gauche, de 1'autre cote de la riviere, un grand ravin rempli de saules et de trembles. Nous voyions aussi les Prussiens se deployer dans cette direction et s'avancer 10 par milliers sur le champ de bataille. Us allaient donner la main aux Autrichiens et aux Russes, et fermer le grand cercle autour de nous; personne maintenant ne pouvait les en empecher, d'autant plus que Bernadotte et le ge'ne- ral russe Bennigsen, 2 reste's en arriere, arrivaient avec 15 cent vingt mille honimes de troupes fraiches. Ainsi notre armee, apres avoir livre trois batailles en un seul jour, et reduite a cent trente mille combattants, allait etre prise dans un cercle de trois cent mille bai'onnettes, sans comp- ter cinquante mille chevaux et douze cents canons ! 20 De Schoenfeld, le bataillon se remit en marche pour rejoindre la division. Sur toute la route, on voyait s'ecouler lentement les convois de blesses ; toutes les charrettes du pays avaient e'te mises en requisition pour ce service. 25 Nous avions mille peines a traverser cet encombre- ment, lorsque tout a coup une vingtaine de hussards, ar- rivant ventre a terre et le pistolet leve', firent rebrousser la foule a droite et a gauche dans les champs. Us criai- ent d'une voix eclatante : BO " L 'Empereur I V Empcreur ! " Aussitot le bataillon se rangea, presentant les armes au bas de la chausse'e, et, quelques secondes apres, les HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. I2Q grenadiers a cheval de la garde, de veritables ge'ants, avec leurs grandes bottes, et leurs immenses bonnets a poll l qui descendaient jusqu'aux epaules, ne laissant voir que le nez, les yeux et les moustaches, passerent au galop. 5 A peine avaient-ils defile, que Petat-major parut. . . . Figurez-vous cent cinquante a deux cents generaux, mare- chaux, officiers superieurs ou d'ordonnance tellement couverts de broderies d'or, qu'on voyait a peine la cou- leur de leurs uniformes ; les uns grands et maigres, la 10 mine hautaine ; les autres courts, trapus, la face rouge ; d'autres plus jeunes, tout droits sur leurs chevaux comme des statues, avec des yeux luisants et de grands nez en bee d'aigle : c'etait quelque chose de magnifique et de terrible ! 15 Mais ce qui me frappa le plus, au milieu de tous ces capitaines qui faisaient trembler 1' Europe depuis vingt ans, c'est Napole'on avec son vieux chapeau et sa redin- gote grise. 2 Tout le monde criait : " Vive I'Empereur /" Mais il n'entendait rien . . . il ne faisait pas plus 20 attention a nous qu'a la petite pluie fine qui tremblotait dans 1'air . . . et regardait, les sourcils fronces, I'arme'e prussienne s'etendre le long de la Partha, pour donner la main aux Autrichiens. Tel je 1'ai vu ce jour-la, tel il m'est reste dans 1'esprit. 25 Nous trouvames le re'giment au bivac. Le bataillon prit sa position a droite de la route, sur une colline. Dans toutes les directions, on voyait les feux innombra- bles des armees derouler leur fumee dans le ciel. II tom- bait toujours de la bruine, et les hommes assis sur leurs 30 sacs en face des petits feux, les bras croises, semblaient tout reveurs. Les orficiers se re'unissaient entre eux. 130 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. On entendait repeter de tous les cote's qu'on n'avait ja- mais vu de guerre pareille . . . que c'etait une guerre d'extermination . . . que cela ne faisait rien a 1'ennemi d'etre battu, et qu'il voulait seulement nous tuer du 5 monde, sachant bien qu'a la fin il lui resterait quatre ou cinq fois plus d'hommes qu'a nous, et qu'il serait le maitre. On disait aussi que 1'Empereur avait gagnd la bataille a Wachau centre les Autrichiens et les Russes ; mais que 10 cela ne servait a rien, puisque les autres ne s'en allaient pas et qu'ils attendaient des masses de renforts. Du cote de Mceckern, on savait que nous avions perdu, mal- gre la belle defense de Marmont : 1'ennemi nous avait ecrases sous le nombre. Nous n'avions eu qu'un seul 15 ve'ritable avantage en ce jour, c'e'tait d' avoir conservd notre point de retraite sur Erfurt ; car Giulay n'avait pu s'emparer des ponts de PElster et de la Pleisse. Toute 1'armee, depuis le simple soldat jusqu'au mare'chal, pen- sait qu'il fallait battre en retraite le plus tot possible, 20 et que notre position e"tait tres mauvaise. Malheureuse- ment 1'Empereur pensait le contraire : il fallait rester ! Tout ce jour du 17, nous demeurames en position sans tirer un coup de fusil. Vers le soir, on annonga que 1'on commengait a decouvrir Parme'e du nord sur le plateau 25 de Breitenfeld : l c'etaient soixante mille hommes de plus pour 1'ennemi. Je crois entendre encore les male- dictions qui s'e'levaient contre Bernadotte, les cris d'in- dignation de tous ceux qui 1'avaient connu simple officier du temps de la Republique et qui disaient: " II nous doit 30 tout ; nous 1'avons fait roi de notre propre sang, 2 et main- tenant il vient nous donner le coup de grice ! " 3 La nuit, il se fit un mouvement general en arriere: HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 131 notre armee se resserra de plus en plus autour de Leip- zig, ensuite tout revint calme. Mais cela ne vous empe- chait pas de reflechir ; au contraire, chacun pensait dans le silence : "Que va-t-il arriver demain ? Est-ce qu'a cette meme 5 heure je verrai la lune monter entre les nuages, comme je la vois ? Est-ce que les dtoiles brilleront encore pour mes yeux. XVIII. C'EST au milieu de ces pensees que le jour arriva. Rien ne bougeait encore, et Zebede me dit : 10 " Quelle chance, si 1'ennemi n'ayait pas le courage de nous attaquer ! " Les officiers causaient entre eux d'un armistice. Mais tout a coup, vers neuf heures, nos coureurs entrerent, criant que 1'ennemi s'ebranlait sur toute la ligne, et pres- 15 que aussitot le canon gronda sur notre droite, le long de PElster. Nous etions deja sous les armes, et nous marchions a travers champs, du cote de la Partha, pour retourner a Schcenfeld. Voila le commencement de la bataille. 20 Sur les collines, en avant de la riviere, deux ou trois divisions, leurs batteries dans les intervalles et la ca- valerie sur les flancs, attendaient 1'ennemi ; plus loin, par-dessus les pointes des bai'onnettes, nous voyions les Prussiens, les Sue'dois et les Russes s'avancer en masses 25 profondes de tous les cotes : cela n'en finissait plus. Vingt minutes apres, nous arrivions en ligne, entre 132 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. deux collines, et nous apercevions devant nous cinq ou six mille Prussians qui traversaient la riviere en criant tous ensemble: " Vaterland ! Vaterlandl" Cela formait un tumulte immense, semblable a celui de ces nudes de 5 corbeaux qui se reunissent pour gagner les pays du nord, Dans le meme moment, la fusillade s'engagea d'une rive a 1'autre, et le canon se mit a gronder. Le ravin ou coule la Partha se remplit de fume'e; les Prussiens e'taient deja sur nous, que nous les voyions a peine avec leurs 10 yeux furieux et leur air de betes sauvages. Alors nous ne poussames qu'un cri jusqu'au ciel: "Vive VEmpe- reur!" et nous courumes sur eux. La melee devint e'pou- vantable ; en deux secondes nos bai'onnettes se croiserent par milliers : on se poussait, on reculait, on se lachait des 15 coups de fusil a bout portant, 1 on s'assommait a coups de crosse, tous les rangs se confondaient. . . . Nous, c'etait le de'sespoir qui nous poussait, la rage de nous venger avant de mourir ; les Prussiens, c'e'tait 1'or- gueil de se dire : " Nous aliens vaincre NapoMon cette 20 fois ! " Trois fois ils passerent 1'eau et coururent sur nous en masse. Nous etions bien force's de reculer, a cause de leur grand nombre, et quels cris ils poussaient alors ! On aurait dit qu'ils voulaient nous manger. . . . Nos canons les fauchaient, ils avan client to uj ours ; mais 25 au haut de la colline nous reprenions un nouvel elan et nous les bousculions jusque dans la riviere. Nous les aurions tous massacres sans une de leurs batteries, en avant de Moeckern, qui nous prenait en e'charpe 2 et nous empechait de les poursuivre trop loin. 30 Cela dura jusqu'a deux heures ; la moitie' de nos offi- ciers etaient hors de combat ; le commandant Ge'meau e*tait blesse', le colonel Lorain tue', et tout le long de la HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 133 riviere on ne voyait que des morts entasses et des blesses qui se trainaient pour sortir de la bagarre ; quelques- uns, furieux, se relevaient sur les genoux pour donner encore un coup de baionnette ou lacher tin dernier coup de fusil. On n'a jamais rien vu de pareil. 5 Ce grand carnage se passait tout le long de la Partha. Les Suedois et les Prussiens finirent par remonter la riviere pour nous tourner plus haut, et des masses de Russes vinrent remplacer ces Prussiens, qui n'etaient pas faches d'aller voir ailleurs. 10 Les Russes se formerent sur deux colonnes ; ils de- scendirent au ravin dans un ordre admirable, et nous donnerent 1'assaut deux fois avec une grande bravoure, mais sans pousser des cris de betes comme les Prussiens. De tous les cotes ou s'e'tendaient les yeux, a travers la 15 fumee, on ne voyait que des ennemis qui se resserraient ; quand nous avions repousse une de leurs colonnes, il en arrivait une autre de troupes fraiches. Entre deux et trois heures, on apprit que les Suedois et la cavalerie prussienne avaient passe la riviere, et qu'ils -0 venaient nous prendre a revers ; pourtant que ces gens avaient assez souffert dans les pays Strangers pour comprendre qu'ils n'e'taient pas seuls au monde et respecter nos droits ; il pensait aussi que 1'empereur Napoleon aurait le bon sens de se tenir tranquille . . . mais il se trompait : les Bourbons 30 etaient revenus avec leurs vieilles idees, et 1'Empe- reur n'attendait que le moment de prendre sa revanche. Tout cela devait nous amener encore bien des miseres, HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 151 et je vous les raconterais avec plaisir si cette histoire ne me paraissait assez longue pour une fois. Si des gens raisonnables me disent que j'ai bien fait d'ecrire ma campagne de 1813, que cela peut eclairer la jeunesse sur les vanites de la gloire militaire, et lui montrer 5 qu'on n'est jamais plus heureux que par la paix, la li- berte et le travail, eh bien, alors je reprendrai la suite de ces evdnements et je vous raconterai Waterloo! 1 NOTES. Page 1. i. Champagne, Lorraine, and Alsace were ancient prov- inces of France, near the boundary between France and Germany. 2. a sa rencontre, to meet him. 3. il en arrivait, some came ; lit., there came of them. 4. Phalsbourg, called by the Germans Pfalzburg, is in the western part of Alsace, and has belonged to Germany since 1871. 5. Bceuf-Rouge (so called from its sign) was the name of an hotel. 6. Phalsbourg was a walled town; and the " gate of France " was on the western side, towards France, while the "gate of Germany" was on the eastern side. 7. C'est la qu'il fallait voir, it is there that you should have seen. Page 2. i. Te Deum, the first words of a Latin hymn of praise. 2. Une telle, such and such a one. Page 3. i. fasait-il. In familiar style, faire is often used for dire. 2. les Droits de 1'Homme was a sort of " Declaration of Indepen- dence," prefixed to the Constitution of 1791. It declared the equality of all citizens before the law, and the sovereignty of the people. 3. }Uille de route, marching orders. 4. Les Quatre-Vents was the village where Catherine lived. 5. de grand matin, early in the morning. Page 4. i. Rien que cette ide"e, the me^e idea; lit., nothing bui Viat idea. Page 5. i. Saverne (in Ger. Zaberri) is about five mile? from Phalsbourg. 2. pont, here f or pont-levis t drawbridge. 153 154 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. 3. notre vie tous, the lives of all of us. & tous is added for em. phasis. 4. petit jour, daybreak. Page 6. I. Vilna and Smolensk are cities in Russia. 2. ou bien ; bien after ou is like else after or in English, and may be omitted. 3. veuille, imperative of vouloir; translate grant. 4. The battle of the Moskowa, usually called the battle of Borodino, was fought Sept. 7, 1812. Page 7. i. battre en retraite, beat a retreat, or simply retreat. 2. halle aux b!6s, grain market. 3. voir tout en beau, see the bright side of everything. 4. fete might here be translated birthday. In Catholic countries, however, it is customary to celebrate the day sacred to the saint after whom one is named. Thus St. Catherine's Day was Dec. 18. 5. Quand, even if. Page 8. i. je sentais mon coeur se serrer, I felt sick at heart. Page 9. i. veuille; see note 3, p. 6. 2. Lui for it ; colloquial and emphatic ; nearly equal to lui-mtme. Page 11 i. queue de morue, "swallow-tail;'" morue is literally codfish. Page 12. i. We'chem, or Weschheim, is a village a few miles north of Phalsbourg. 2. devaient avoir passe 1 , must have passed. Page 13. I. en dimanche, in Sunday (clothes). 2. que c'est beau ! how beautiful that is ! 3. On dirait ; supply que c'ltait. Page 14. i. pfankougen (Ger. Pfannkucheii}, pancake ; kiichlec (Ger. kiichlein), little cakes. 2. faisions, paid. 3. Der liebe Gott {the good Goo"), the name of a popular song or hymn. Page 15. i. un malheur est si vite arrive 1 , an accident happem SO quickly. 2. Qui vive, who goes there f NOTES. 155 3. Homert is a village south of Phalsbourg. 4. a moi is added for emphasis ; omit in translating. Compare note 3 P- 5- 5. eut Iev6 la main, had sworn. Page 16. I . m'en VOUlait, had a grudge against me. 2. C'est gal, that's all right ; or, that doesn't matter. 3. tu auras ton COmpte, your account will be settled, 4. la-bas, yonder; i.e., in some foreign country, especially Germany. 5. See note 2, p. 5. 6. See note 6, p. I. Page 17. i. il fait bon ici, it feels good here. 2. See note I, p. 3. 3. m'ont fait des compliments pour vous, sent you their regards. 4. tant mieux, so much the better. 5 . a force d'avoir souffert, by dint of; or, on account of, having suffered. 6. lui instead of il, because not joined directly to the verb. Page 18. I. en, in it, referring to la conscription. Page 20. i. la maison commune (City I fall) is the same as Hotel de ville, p. 21, 1. 27. Page 21. i. Pheure, the (right) time. 2. il yavait beaucoup de retard, that it (the clock) -was much behind time ; was very slow. 3. travaille, contracts. Page 22. I. Napoleon's official reports of his campaigns were called "balletins." The 296 Bulletin was issued Dec. 3, 1812, and contained his first intimation of the disaster which had overtaken the army. 2. en, in it (in the reading). 3. tellement de'monte'e (lit., so dismounted), has lost so many horses. 4. a du, has been obliged. Page 23. I. qui djeunait, breakfasting. 2. nous les menons tambour battant, we have had our own way with them ; lit., we have led them with beating drum. 3. en auraient vu des dures, would have seen some hard times. After dures supply chases. 156 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Page 24. i. lea derniers des derniers, the -very last. The words are repeated for emphasis. 2. The " Roi de Rome" was 'the son of Napoleon ; born 1811, died 1832. Page 25. I. & vue d'oeil, visibly, evidently. 2. avait beau me dire, said to me in vain. 3. See note 2, p. 6. Page 26. i. consents de 1813 means those who in 1813 became subject to military duty ; premier ban de 1812, first division of 1812, These had become subject to duty in 1812, but had not been called out. 2. trous, holes, gaps (in the ranks'). 3. dans le COU, down the back of my neck. Page 27. i. chaudes larmes, bitterly ; lit., with hot tears. 2. se faire casser les OS, get their bones broken ; i.e., be killed. Page 28. I . Du calme, be calm ; ate may be supplied. Page 29. I. en quelque sorte, in some degree, almost. They almost wished their sons looked as feeble as Joseph. 2. en soufflant dessus, if you breathed on him. 3. Le tirage, the drawing. The numbers were drawn from a box. 4. la marche des Sue"dois, the Swedes' March. Page 30. i. on ne gagne plus, one no longer wins; I.G., gets a lucky number. 2. C'est e'gal ; see note 2, p. 16. Page 31. i. arrive, come on ; done is merely emphatic. 2. jugements, sentence (of death}. Page 32. I. She had put something in his pocket as a charm. 2. t'a jete un mauvais sort, has put a spell on you, has bewitched you Page 33. i. conseil de revision, committee of appeal. 2. Cela marchera, that will go. 3. faire les sourds, play off deaf , etc. Page 34. i . tu passerais, your turn would come. 2. chapeau a cornes, cocked hat. Page 35. i. A la bonne heure I good! NOTES. 157 Page 37. i. tranche, settles. 2. Mouton-d'Or ( Golden Sheep} was a hotel. Page 38. i. Veuille ; see note 3, p. 6. Page 40. i. heimathslos (German); lit., homeless ; here, vagabond, tramp, Page 42. I. marcher au pas, keep step, march in lime. 2. le'ger; supply regiment (d'infanterie). 3. brigadier, commander of a squad of gendarmes. Page 43. I. See note 3, p. 3. 2. a me faire, to become. Page 44. i. au moins que, etc., is dependent on some such verb a.sje Z'eux. Page 45. i. les levres serre"es, with closed lips. Page 46. i. au premier (etage). 2. chez nous, our house. Page 47. I. Tiens (imperative of tenir), stop, hold, see. 2. 1'arme au bras, with guns in their arms ; called in our manual " support arms." 3. Une fois, when once, as soon as (we were). Metting, or Mettingen a village a few miles from Phalsbourg. 4. marquions le pas, kept step. Page 48. i. billet de logement, ticket of lodging, was a ticket showing where the men were to be quartered for the night. Page 49. i. aiguilles (egu-i-y) gtincelantes ; lit., sparkling needles ; here, rays of light. 2. on nous fit serrer, etc., they made us close up ranks, and we marched on, keeping step better. 3. qui vive. See note 2, p. 15. Page 50. i . le"ger ; see note 2, p. 42. 2. Before Quand il vous plaira supply vous pourrez passer. Page 51. i. Capuziner Strasse, Capuchin Street. 2. trainer la semelle, drag our feet (lit., soles'), walk. 158 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Page 52. i. qui disait ; see note i, p. 23. Page 53. i. se trouver mal, to faint. Page 55. i. Par file a droite ... en avant,//* right, forward. Page 56. I. en, about it, refers indefinitely to what has preceded. It may be omitted. 2. faire casser les os ; see note, 2, p. 27. Page 57. I. Saxenhausen {Sachsenhausen) is a suburb of Frank- fort. Page 59. I. la debacle depuis Moscou, the retreat from Moscow (in 1812). 2. pourvu que, if only ; lit., provided that. 3. faire notre sac, pack our knapsacks. 4. 6cole de peloton, squad drill. Page 60. i . nous passa la revue, reviewed MS. z. Portez arme ! Arme bras ! Shoulder arms ! Support arms ! 3. le brave des braves, the bravest of the brave, was an epithet often applied to Marshal Ney. Page 61. i. a trois ou quatre, by threes or fours. 2. pain de manage, home-made bread. 3. difficiles, particular, hard to please. Page 62. i. Saint-Die", a town in eastern France, not far from Phalsbourg. 2. mis en requisition, pressed into service. 3. ne devait pas, was not calculated. 4. a tort et a travers, recklessly, heedlessly. Page 63. i. pa va chauffer, that's going to be hot. Page 65. i. leurs nouvelles, news of them. 2. Kaiserliks (Ger. Kaiserlichen}, Imperialists; here, Austrians. Page 66. i. le mare'chal prince de la Moskowa was Marshal Ney, so called because of the brilliant part he took in the battle of the Mos- kowa. See note 4, p. 6. Page 67. i. se faire, become, grow. NOTES.' 159 Page 68. I. faisions la SOUpe, cooked our rations. Soup is of so Bnuch importance in the dietary of French soldiers that the word is often used for food in general. <2. trainees de feu, streaks of light. 3. je me moque bien de dormir, / don't care to sleep. 4. qui vive ; see note 2, p. 15. 5. 6e lger ; see note 2, p. 42. Page 69. i. 1'arme au pied, with guns at their feet ; i.e., with tht butt of their guns resting on the ground. Page 71. i. Serrez, close up. 2. Joue, aim ; lit., cheek. They put their guns to their cheeks. Page 72. I. ventre terre, at full speed (so that the horse's body almost touched the earth). Page 73. i. pas accele're', quick step. 2. A la bonne heure, all right. Page 74. i . dans le temps, in other times ; formerly. Page 75. I. Marshal Bessieres was killed, as here stated, May I, 1813. Page 76. i. & portee de fusil, within gun shot. Page 77. i. devaient s'accomplir, were to be done. 2. bien loin a nous chercher, far off, looking for us. 3. ventre a terre; see note i, p. 72. Page 78. i. la main en visiere, with his hand as a shade. 2. ou je ne m'y connais pas ; or I know nothing about it. 3. d'une semclle, afoot; lit. (the length) of a shoe-sole. Page 79. i. quelque chose de soigne", something fine. 2. Napoleon defeated the Austrians and Russians at Austerlitz, Dec. 2, 1805. joliment arranges, -well settled '; i.e., utterly defeated. 3. de nous regarder le blanc des yeux avec ; more commonly, regarder dans le blanc des yeux. 4. a deux porte"es de canon, at (the distance of) two cannon shots ; Le.j twice as far as a cannon would shoot. 5. Rien qu'k voir, merely to see; at the mere sight of. l6o HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Page 81. I. Vaterland, Fatherland, was the battle-cry of the Prussians. Page 83. i. 1'arme au pied ; see note i, p. 69. 2. pourvu que ; see note 2, p. 59. 3. Portez armes ! shoulder arms ! 4. en e'charpe, obliquely. Page 85. i. au premier (eiage}. Page 86. i. pas de charge, double-quick. Page 89. i. Vorwarts ! forward! 2. en se grimpant en quelque sorte sur le dos, almost climbing on each other's backs. 3. faisions la navette, ran back and forth (like a shuttle). Page 91. i. sur les bras, on our hands. 2. Coute que COute, cost what it may. 3. je lui tiendrai tete, / shall stand my ground ; lit., / shall hold head against him. 4. Bliicher was the commander of the Prussians, and the ablest of Napoleon's opponents. Page 93. i . nous n'y prenions pas garde, we paid no attention to it. Page 94. I. je revins a moi, / came to myself, recovered con- sciousness. 2. bien e"gal ; see note 2, p. 16. Page 95. i. Faites excuse; more commonly, excusez-moi. Page 96. I. II n'y avait pas, etc., even the poor animals looked forsaken. Page 97. i. The faubourg de Halle, the Halle suburb was a suburb outside the Halle gate. Page 98. i. avait du remonter, must have gone upward. 2. 1'ancien, veteran. The article is used in familiar style, and the expression might here be translated old fellow. 3. See note 2, p. 79. The battle of Ie"na (Ger. Jena} took place Oct. 14, 1806; that of Smolensk, Aug. 17, 1812. NOTES. l6l Page 99. I. la croix, the Cross (of the Legion of Honor) was given to those who had distinguished themselves. 2. devait etre, must be. 3. Jos6phel, Josey. 4. prends garde d'avaler, beware of swallowing. 5. rikevir is a kind of wine from Alsace. Page 100. i. il avait beau dire, he talked in vain; there was no use in talking. 2. bien aller, get along well. 3. nous remontait le cceur, cheered us tip. 4. nous faisait voir 1'avenir en beau, made us look on the bright side cf the future. 5. je me portals de mieux en mieux, / was getting better and better. Page 101. i. me saignait le coaur, made my heart bleed. Page 102. i. elle me rendit en quelque sorte la vie, restored me to life, as it were. 2. pourvu que, see note 2, p. 59. Page 103. i. toucher, said of money, means to draw, receive. 2. C'est bien vu, that is a good idea ; lit., that is well seen. 3. Faites excuse; see note i, p. 95. 4. de chez lui ni d'ailleurs, from home or from elsewhere. Page 104. i. bras dessus bras dessous, arm in arm. 2. Si C'est un effet de votre bont6 ; lit., if that is an effect of your kind- ness, is a popular expression for si vous voulez avoir la bontt. Page 105. I. en petit, on a small scale ; in miniature. 2. se reconnaissait, knew his way ; lit., knew himself. 3. The battle of Friedland was fought June 14, 1807. Page 106. i. Mouton-d'Or, Golden Sheep (so called from its sign), was the name of the house. 2. un grand sec, a tall, thin (man). 3. Gesundheit, health. They were drinking each other's health. Page 107. i. Si, certainly. 2. dans le temps ; see note i, p. 74. 3. de fond en comble, from bottom to top ; Le., utterly. 162 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Page 108. i. partie, game. 2. ce que ces gens ont, what is the matter with these people. 3. Us n'avaient pas, etc., they didn't look like such good fellows as yon said, 4. feuille de route; see note 3, p. 3. 5. Randstatt is a suburb on the west side of the city. Lindenau is a town just outside the old city limits. Page 109. i. I6na; see note 3, p. 98. Page 110. i. At the conference de Prague, July 5 to Aug. n, 1813, attempts were made to bring matters to a peaceful solution. 2. sur les bras, on our hands. 3. Moreau, one of the most famous generals of the French Revolution, was banished from France by Napoleon. He entered the service of the allied armies, and was killed at the battle of Dresden, Aug. 27, 1813. Ber- nadotte, by birth a Frenchman, held high commands under Napoleon. He was elected crown prince of Sweden in 1810, and became king of that country in 1818. He took part against Napoleon in 1813. The present king, Oscar II., is his grandson. Page 111. i. See note on Moreau above. 2. effets d'habillement, clothing. Page 112. i. 1'oreille basse, -with hanging heads; lit., with ears down. Page 114. i. Compare porte'es de canon, p. 79, note 4. 2. II faisait bon ; see note i, p. 17. 3. Torgau, a city about 30 miles northeast of Leipzig. Page 115. i. Supply ton regiment. 2. manger de la vache enraged, to have a hard time, vache enraged is, literally, a cow affected with hydrophobia. Page 116. i. vous voila Chez vous, here you are at home. 2. j'arais beau regarder, I looked in vain. Page 119. i. Schwartzenberg was commander of the Austrians. 2. The Mulda is a small river that flows into the Elbe north of Leipzig, 3. la vieille garde was a division of picked troops, at this time com- manded by La Tour-Maubourg. Page 120. i. quelque mille pas, about a thousand paces. NOTES. 163 2. qui n'en finissait plus, which didn't end. It was so long that it seemed endless. 3. au pas de course, on a run. 4. Saint-Nicolas and Saint-Thomas are churches. 5. C'est plus fort qu'a Eylau, that is worse than at Eylau. The battle of Eylau was fought Feb. 7, 1807. Page 121. I. e'chelonne'es, arranged in a zigzag line (like steps). Page 122. i. Giulay (pronounced Julai} was an Austrian general. 2. un coup de feu part, a shot was fired. Page 123 i. Tu viens d'en e"chapper d'une belle (manttri), you kavejust had a narrow escape. 2. aux trois quarts de la cote, three-fourths of the way up the hill. Page 124. i . vous donnait la chair de poule, made your flesh creep, chair de poule is what is commonly called in English " goose- fiesh." Page 125. i. a fond de train, at full speed. Page 128. i. A mesure que le jour montait, in proportion as the day came on. 2. Bennigsen, a German by birth, commanded the Russian right wing. Page 129. I. bonnets a poll, bear-skin caps. 2. A gray frock-coat was Napoleon's customary dress. Page 130. i. Breitenfeld is about four miles north of Leipzig. 2. This means that Bernadotte owed his elevation to their courage. 3. coup de grace, finishing-stroke. Page 132. I. a bout portant, at short range, muzzle to muzzle. 2. en e"charpe ; see note 4, p. 83. Page 134. i. pieces de douze, twelve-pounders. Page 135. I. See note 3, p. 91. 2. See note 3, p. 78. 3. " The Guard " consisted of the Young Guard, the Middle Guard, and ihe Old Guaid ; see also note 3, p. 119. Page 137. i. emboiter le pas,/?// into line. 164 HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813. Page 138. i. & moins de grimper, unless one climbed. 2. donnait, looked, opened. Page 140. i. qu'on tire dessus, fire on him. 2. Je vivrais . . . qu'il =si je vivais cent ans, z7, etc. 3. sauve-qui-peut, stampede, fligkt; lit., save (himself) who can. Page 142. i. 1'on a pied, has afoot-hold; i.e., can pass on foot. Page 146. i. voulait dire, meant. Page 147. i. Ca chauffe la-bas ; see note i, p. 63. Page 148. i . me serra le coeur, made me sick at heart. Page 150. i. mis de mottle", given me a share ; lit., a half. Page 151. I. The story of Waterloo is told in another volume of this series. VOCABULARY. a, to, at, with, by, on, for. abaisser, to let down; s' , to fall, sink. abandon, ;., forlornness, aban- donment. abandonner, to forsake, leave, desert. abattre, to break, beat down, de- molish, destroy; s' , to fall down. abattu, e, dejected, cast down, discouraged. abeille,/, bee. abominable, abominable, detes- table. abondauce,/., abundance, plenty. d'abord, at first. aboutir, to end. aboyer, to bark. abreuvoir, tn. t watering-place. abriter, to shelter, store. accabler, to crush, oppress, over- whelm. acce'le'rer, to accelerate, hasten. accepter, to accept. accompagner, to accompany. accorder, to grant, allow, give. accourir, to run up, hasten, come. accule, e, at bay. accuser, to accuse, charge. acheter, to buy. acheteur, /., buyer, purchaser. achever, to finish, end. acier, ;., steel. acte, m., act, action, deed; de de'ces, certificate of death. acti-f, ve, active. adieu, /., adieu, farewell. adjoint, /., assistant mayor, admirable, admirable, excellent, admirer, to admire, wonder at. s'adresser, to apply, affaire,/., affair, business, trouble^ scrape, quarrel, s'affaisser, to sink, fall, affiche,/., bill, poster, placard. affreu-x, se, dreadful, frightful, terrible. affut, tri., gun-carriage, agir, to act, to deal. agiter, to shake, wave ; B' , be agitated, move. agre*able, agreeable, pleasant. aide, m., aid, helper, assistant. aider, to aid, assist, help. aie, aies, from avoir, aigle, m., eagle. 165 i66 VOCABULARY. aigreur, /., bitterness, ill-nature, ill-will, malice, anger. aiguille, /, needle, spire, steeple, hand (of a clock or watch). aile,/, wing. ailleurs, elsewhere; d' , be- sides, moreover. aimer, to love, like, be fond of. ainsi, so, thus, therefore. air, m., air, wind; look, appear- ance; tune, song. aisance, /, ease, comfort. aise,/, ease, comfort, pleasure. ait, subj. of avoir. ajouter, to add. ajuster, to take aim. alcdve, /., alcove, recess. algne,/., awl. aligned in a line, straight. alle'e,/, going, walking ; passage, path, walk. Allemagne,/, Germany. Allemand, e, German. aller, to go ; s'en to go away. allie", ;., ally. allonger, to lengthen, hasten, stretch. allons, come ! allumer, to light, kindle. alors, then. ambassadeur, /., ambassador. ambition,/., ambition. ambulance,/., ambulance. ame, /., soul, spirit. amener, to bring, lead. amer, e, bitter, hard, sad. ameremeut, bitterly. amertume,/, bitterness, grief. amitis",/., friendship, affection. amorce,/, priming. amour, m., love. amoureux, ;., lover. ampoule,/, blister. amuser, to amuse, divert. an, m., year. ancien, m., old man, veteran, old soldier. aueantir, to destroy, ruin. animal, m., animal, brute. anne'e,/., a year. anuiversaire, in., anniversary. annoncer, to announce, proclaim. antique, antique, old. aout (ou), m., August. apercevoir, to perceive, see. aplatir, to flatten. appel, m., call, roll-call, calling. appeler, to call, name. appe'tit, m., appetite. apporter, to bring. apprendre, to learn, hear. apprentissage, m., apprentice- ship. apprgter, to prepare. approcher, to draw near, ap- proach; B' , to come near. appuyer, to support, prop, lean. apres, after; d' , from, ac- cording to. apres-midi,/, afternoon. arbre, ;., tree. arche, /, arch. ardeur, /, eagerness, zeal. ardoise,/, slate. VOCABULARY. 167 argent, m., silver, money. argeutd*, silver-plated. arnie, /., arm, weapon; place d'armes, parade ground. arme, cocked. armee, /, army. armistice, /., armistice, truce. armoire, /., closet. arracher, to pull, draw, pluck out, pull up. arranger, to arrange. arreter, to stop. arriere, ;//., rear; en , be- hind. arriere-garde,/, rear. arrive"e, /, arrival. arriver, to arrive, come to, to happen. arrondir, to round ; le dos, to bend the back. arrondissemeiit, tn., district. arsenal, ;., arsenal. artillerie (artiyerie),/, artillery. artilleur (artiyeur), m., artillery- man. ass an t, ;//., assault, attack. asseoir, to sit, sit down; a' , to sit down. assez, enough, quite. assie'ger, to besiege. assiette,/., plate. assis, e, sitting, seated (part, of asseoir). assommer, to knock down, kill. assurer, to assure. atre, w., fireplace, hearth. attacher, to tie, bind, fasten. attaque,/., attack, onset, charge. attaquer, to attack. attele, e, hitched, drawn. en attendant, in the meantime, meanwhile. attendre, to expect, wait, look for, wait for; s" a, to expect. attendri, e, moved, affected. attendrir, to make tender, move, affect ; s' , to be moved. attendrissement, m., compas- sion, emotion, feeling. attention,/., attention. attirer, to draw, pull. attraper, to catch, get. auberge,/. , inn, tavern. aubergiste, /., innkeeper. aucun-e, one, any ; with neg., none, no. au-dessous, under, below. au-dessus, over, above. augmenter, to increase. aujourd'hui, to-day. aupres de, near, by, beside, com- pared with. auquel, to whom, to which. aussi, also, too, likewise, as, as much, therefore. aussitdt, immediately. autant, as much, so much, as well, as many ; d' plus, so much the more, all the more. automne (m silent), m., autumn, autour, about, round. autre, other. autrement, otherwise. Autrichieu, Austrian. i68 VOCABULARY. auxquels, auxquelles, to whom, to which. avaler, to swallow. avance, /, advance ; d' , in advance. avance"e,/., out-work (of a fort). avancer, to advance, go, move, come forward, project ; s" , to go forward. avant, m., front. avant, before, beforehand. avantage, m., advantage. avant-garde, /., vanguard, ad- vance. avec, with. avenir, m., future. avenue,/, avenue, passage. averse, f., shower, storm. avertir, to warn, inform. aveugle, blind. avidite", /, greediness. avis, m., opinion. avoine,/, oats. avoir, to have. avril, m., April. ayons, subj. of avoir. Badois, Badensian, from Baden, bagage, m., baggage. bagarre, /, brawl, squabble. baigner, to bathe, bailler, to gape, yawn. bain, ;., bath, balonnette,/, bayonet, baisser, to lower, let fall, stoop. balayer, to sweep, clear away. balcon, m., balcony, balle,/, ball, bullet, bale, pack, ballot, m., bale, pack. balustrade,/ , balustrade, railing. ban, ;., proclamation, call. bane, m., bench, seat, pew. bandage, m., bandage. bande,/, band, troop, gang. bandeau, ;#., band, bandage, strip. bander, to bind, tie, bandage. bandit, ;., bandit, robber. bandouliere, /, shoulder-belt, strap, sling. baraque, /, hut, cabin. barbare, barbarous, cruel, barbe,/., beard. baron, ;., baron, lord. barricader, to barricade. bas, Be, low, in a low voice; en , below. bas, m., stocking. bastion, ;., bastion, bulwark. bataille, /, battle; en , in battle array. bataillon, ;;;., battalion, bateau, ;//., boat. batiment, m., building, batir, to build. baton, ;., stick, staff. batterie,/, battery. battre, to beat, strike; ae , to fight. baume, /., balm. Bavarois, ;//., Bavarian, beau, bel, belle, fine, handsome, beautiful. VOCABULARY. 169 beaucoup, much, many. bee, m., bill, beak. bel, see beau. biler, to bleat. Belgique,/, Belgium. be"nir, to bless, praise, give thanks. be"quille,/, crutch. berceau, m., cradle. berline,/, kind of coach. besom, ;;/., need; au , in case of need. bgte,/, beast, brute. be'tise,/, folly, stupidity. beurre, /., butter. bien. ;., good, benefit, property. bien, well, right, very, quite, in- deed. bienheureu-x, happy, blessed. bientdt, soon. biere,/, beer. billet, ni., bill, note, ticket. bique,/., nag, pony. bivac, m., camp. bivaquer, to encamp. blan-c, che, white. blanchir, to whiten, clear. ble", /;/., grain, wheat. blesse*, wounded. blesser, to hurt, wound. blessure,/, wound. bleu, m., blue; de ciel, sky- blue. bloc, m., block, mass. blond, e, blond, fair, light. blouse,/., blouse, short coat. boeuf, m., ox, beef. Bohgme,/, Bohemia. Bohe'mien, m., gypsy. boire, to drink. bois, m., wood, forest. boise*, e, woody, wooded. boite,/, box. bolter, to limp. boiteu-x, se, lame. bon, ne, good. bon, m., order, draft. bond, m., bound, jump. bonheur, m., good-luck, happi- ness. bonjour, m., good-morning. bonnet, m., cap; de police, foraging-cap. bonsoir, m., good-evening, good- night. bonte",/., goodness, kindness. bord, m., edge, side, shore. borde", e, bordered. border, to edge, border. borgne, one-eyed. borgne, /., one-eyed man. bossu, hunchbacked. botte,/, boot, bundle. bouche, /., mouth; a feu, cannon. bouche*, stopped. boucher, ;., butcher. boucler, to buckle. boue,/., dirt, mud. bouffe"e,/., puff, whiff. bouger, to stir, move. bouillon, m., broth. boulanger, ;., baker. boule,/., ball. bouleau, /., birch-tree. 170 VOCABULARY. boulet, m., bullet, ball, cannon- ball. bouleverser, to upset, over- whelm. bourbe,/., mud, mire. bourdonnement, m., buzzing, humming, rattling. bourdonner, to buzz, hum. bourgade, /., village. bourgeois, m., citizen. bousculer, to push, jostle, drive. bout, m., end, bit, piece. bouteille,/., bottle. boutique,/., shop. boyau, m., pipe, narrow passage. braise,/, live coal. brancard, ;., litter. brail che, / , branch. bras, /;/., arm. brasser, to mix, knead. brasserie,/, brewery. brasseur, in., brewer. brave, brave, good. bravoure,/, bravery, courage. bref, short, abrupt. bretelle,/, strap. bride,/., bridle. brigade, /, brigade. brigand, ;., brigand, robber, rascal. briller, to shine, sparkle, glitter. brique,/, brick. briser, to break. broderie,/, embroidery. brosse,/, brush. brouillard, m., mist, fog. broussailles, /., pi., bushes. brouter, to browse, eat. bruine,/, drizzling rain, mist. bruit, m., noise, report. bruler, to burn, brulure,/, burn. brun, e, brown, dark. brusquement, harshly, hastily. bruyere, /., heather, bu, e, part, of boire. buche,/, log, block of wood, bulletin, ;., bulletin, report, bureau, m., office burette,/, cruet. butin, m., booty, spoil, plunder. buvais, from boire. buveur, m., drinker. ga, this, that. cabinet, /., closet. cacher, to hide, conceal. cadeau, ;//., gift, present. cadraii, m., dial. cadre, m., list, rank. caf, m., coffee, restaurant. cage,/, cage. caillou, ;., pebble, cobblestone. caisse,/, box, chest, drum. caisson, ;., caisson, ammunition wagon. caleche, /, calash, kind of car- nage. calme, calm, quiet. calme, m., calmness, tranquillity. camarade, ;., comrade, com- panion. campagne,/, country, campaign. VOCABULARY. camper, to encamp, camp. cannelle,/, cinnamon. canon, ;//., cannon. canonnade,/., cannonade. canonner, cannonade. canonnier, m., gunner. canton, m., district. cantonner, to quarter. capable, capable, able. capitaine, /;/., captain. caporal, ;//., corporal. capote,/., cloak, mantle. car, for, because. caractere, HI., character. carnage, m., slaughter, massacre. Carre*, square, stout, broad-shoul- dered. carre", m., square. cartouche,/, cartridge. cas, ;;/., case. casaque, /, overcoat. casaquin, ;//., short coat, jacket. caserne,/., barrack. caserner, to lodge in barracks. casque, m., helmet. casquette, /., cap. casser, to break. cassine, /, hut, cabin. castor, tn., beaver hat. cause, /, cause, reason ; a de, on account of. causer, to cause; to talk, chat. cavalerie, /, horse, cavalry. cavalier, m., trooper, horseman. cave, /., cellar. ce, cet, this, that, it, he, she. oeci, this. ce"der, to yield, give up, resign, give way. cela, that. ce'le'brer, to celebrate. celle, /, that. celui, he, that ; la, m., that one. cendre,/, ashes. cent, hundred. centaine, /., a hundred, cependant, nevertheless, yet, however. cercle, m., circle. cerisier, m., cherry-tree, certain, e, certain. cerveau, m., the brain, cesse, /., ceasing, intermission. cesser, to cease, end, stop. cet, m., cette,/., this, that, ceux, pi. of celui. chacun, e, every one, every body, each. chagrin, m., trouble, grief, sor- row. chagriner, to grieve, trouble, chaine, /, chain, chaise,/, chair, seat, chaleur, /, heat, warmth, chambre, f. chamber, room. chambre'e, /, number of soldiers that lodge and eat together; roomful, mess, mess-room, champ, /., field. chance, f., chance, luck, chandelle, /., candle. changement, m., change, changer, to change. 172 VOCABULARY. chanoine, m. t canon, priest. chant, ;;/., singing, song. chanter, to sing. chanvre, m., hemp. chape an, m., hat. chaque, every, each. charge,/., load, charge. charger, charge, load; se , undertake. cliarme, m. t charm. charrette,/, cart. chasse, /., hunting, chase, pur- suit. chasser, to chase, to drive away. chasseur, ;//., light cavalry or in- fantry. chat, ;., cat. chateau, m., castle, palace. chaud, e, hot, warm. chauffer, to warm, grow warm. chaume, ;., thatch. chausse'e,/, highway, road. chaussette,/, stocking. chauve, bald. chauve-souris, /., bat. chef, ;//., head, chief, commander. cheniin, ;., way, road. chemine'e,/., chimney. chemise,/., shirt. chenapan, ;., rogue. chene, m. t oak. chercher, to seek, fetch, get. cherement, dearly. cheval, m ., horse ; a , on horseback. cheveu, ;., hair. chevre, /, goat. chez, at, to the house of, among, with. chieu, m., dog. chirurgien, m., surgeon, major, chief surgeon. choisir, choose, select. chops,/., glass. chose,/, thing. choucroute,/, sauer-kraut. ciel, m., heaven, sky. cime, /, top. cimetiere, /., cemetery. cinq, /., five. cinquantaine, /, about fifty, cinqante, fifty, cinquieme, fifth. circonstauce, /, circumstance, occasion. cii6, e, polished. citadelle, /., citadel, citerne,/., cistern, civiere, /, hand-barrow, bier, clair, e, clear, bright, clearly. clairement, clearly, distinctly. clameur, /., clamor, outcry, clapotement, ;., splashing. claquement, m., cracking, clarinette, /, clarionet. clef (cle"),/, key. cligner, to wink. cloche,/., bell. clocher, ;., steeple, belfry." clou, m,, nail. cosur, *., heart. cohorte, /., cohort, company, coin, ;., corner; du feu. chimney-corner. VOCABULARY. 173 colback, m., a kind of cap (worn by cavalrymen). colere,/!, anger, wrath, passion. coll^, e, glued, sticking. college, /., college. collet, m., collar. colline,/, hill. colonibier, m., pigeon-house. colonel (ko-lo-nel), m., colonel. colonne, /'., column. colporteur, m., pedler. combat, ;;/., combat, fight, fight- ing. combattant, m., combatant, fighting-man. combattre, to fight. combien, how much, how many, how. commandant, m., commander, major. commandemeiit, ;;/., command, order. commander, to command. comme, as, like, as it were. commencement, m., beginning, commencement. commencer, to begin, commence. comment, how. commergant, m., trader, mer- chant. commerce, ;., commerce, trade, business. commun, e, common, public. communiquer, to communi- cate. compagnie, f., company. comparaisou, f. , comparison. compliment, /., a compliment, regards, message. comprendre, to comprehend, un- derstand. compris, e, from comprendre. compromettre, to compromise, expose. compte, /., account, profit. compter, to count. comptoir (kow-twar), m. t counter. concierge, /., doorkeeper. condition,/, condition, terms. conduire, to conduct, lead, guide, direct. conduite, /., conduct, care, dis- cretion, prudence. conference, /, conference, par- ley. confiance, /., confidence, trust, hope. se confier, to trust. confondre, to confound, mix, blend, mingle. confondu, e, confounded, dis- mayed, puzzled. conformation, /, formation, shape. confus, e, confounded, confused. confusion,/, confusion, disorder. connais, pres. of connaitre. comiaitre, to know, understand, be acquainted with. connu, e, known (part, of con- naitre). conscription, /., conscription, draft. 174 VOCABULARY. conscrit, m., conscript, recruit, young soldier. conseil, m., counsel, advice, coun- cil. conseiller, m., counsellor; municipal, member of the city council. conserver, to preserve, keep. conside"rer, to consider, think. consigne,/., order. consolation./"., comfort, consola- tion. consoler, to comfort, console. consternation,/, consternation, terror. consterner.to dismay, discourage. content, e, contented, happy, pleased. coutinuer, to continue, go on. COlltraire, m., contrary. COntre, against, contrary to. Contribution, /, contribution, tax. convaincre, to convince. convoi, m., procession, convoy, train. copeau, m., chip, shaving. coq, m., cock. corbeau, nt., raven. corde,/, rope, cord, string. cordon, m., string. come,/., horn. corps, vi., body, corps, regiment; a , hand to hand ; de garde, guard-house. Cosaque, /., Cossack. cdte,/., rib, hill. c6te", m., side, direction. coton, i. t cotton. COU. m., neck. couchant, setting. coucher, to lay, lie down, sleep; se , to go to bed. to lie down, to set, go down. coude, m., elbow, angle, bend. couler, to flow, run. couleur,/, color. coup, 111., blow, stroke, dash, dis- charge, shot; d'oeil, glance; tout a , all at once, sud- denly. couper, to cut. COur,/., yard. courage, /., courage. courageu-x, se, courageous, brave. courber, to bend or bow. coureur, t., runner, messenger. courir, to run, go, hurry, spread, circulate, go about. couronne, /, crown. couronner, to crown. courrier, ;., courier, messenger. courroie, /. , strap. cours, pres. of courir. cours, ;., course. court, e, short. cousin, ;., cousin. cousine, /., cousin. couteau, ;//., knife. couter, to cost. couvert, e, covered. couvrir, to cover, hide, conceal, drown. VOCABULARY. 175 craindre, to fear, dread. crainte, /., fear. cramponner, to cling to. craquer, to crack. cravate,/, cravat. credit, ni. t credit, trust. cr^pi, ;., plaster. cr^pu, curly. crepuscule, m., twilight. creu-x, se, hollow. creux, ;., hole, hollow. cr&ve-cceur, m., grief, trouble, heart-breaking. cri, /., cry, clamor, shout. cribler, to riddle, fill, cover. crier, to cry, shout. crochu, hooked, crooked. croire, to believe, think, sup- pose. crois^e,/, window. croiser, to cross. croix, /., cross. crosse, /., butt-end of a gun. Grott^, dirty, muddy. croupe,/., back, croup. cru, from croire. cruche,/, pitcher. cueillir, to gather, pick. cuirasse, /, cuirass, breastplate. cuirassier, m., heavy cavalry. cuisine,./;, kitchen. cuisse,/, thigh, leg. cuivre, ;//., copper. cure, /., parson, priest. curieux, se, curious. cuveau, m., little tub. cuvette,/., case, basin. danger, m., danger. dangereu-x, se, dangerous. dans, in, into. danse,/, dance. dauser, to dance. de, of, from, off, out of, with, at. . ddbacle,/, rout, ruin, defeat, debande", disbanded, wandering. de"barrasser, to clear, free, rid. de"border, approach, surround. deboucher, to come out. de"boucler, to unbuckle. debout, up, standing. de'bris, m., ruins, remains. de"cembre, m., December. de"ces, m., decease, death; acte de , certificate of death. de*charge,/, discharge. ddcharger, to discharge. ddcharne', lean, thin. d^chirant, heart-rending. de'chirer, to tear, mangle. decider, to decide. declarer, to declare. de"combres, m. pi., rubbish, decoration,/., decoration. d^corer, to decorate. de"couper, to cut, carve. ddcourager, to discourage, dis hearten. ddcouverte,/, discovery. d^couvrir, to discover, see. decrepit, decrepit, crazy, old. dedans, la , inside. ddfaire, to undo, untie. d^f ait, undone, unmade, thin, pale* 176 VOCABULARY. de"faite,/, defeat. defaut, m., defect, fault, imper- fection. de"fendre, to defend, forbid. defense, /., defence. defiance, f., distrust, suspicion. BQ de"fier de, to mistrust, distrust, suspect. defile, ;., file, march, train. defller, to file by, march. de"fit, pret. of de"faire. de~foncer, to knock out, break. de"gouter, to disgust. degre", ;., degree. de"guenille", tattered, ragged. dehors, outside. deja, already. dejeuner, to breakfast. duller, to untie. deluge, m., deluge, flood. demain, m., to-morrow. demander, to demand, ask. demeure,/, dwelling, house. demeurer, to dwell, live, remain. demi, e, half; heure, /, half-hour; lune, /, half- moon, earthwork. a la demi-ration, on half rations. de"monter, to dismount. dent,/, tooth. depart, m., departure. de"passer, to pass over, to overtop. se de*pcher, to make haste, hasten. de*p^rir, to waste away, perish. deplaire, to displease. de"plier, to unfold, spread. de"pioyer, to spread out, open, deploy. de"p6t, /., depot, resting-place. d^pouiller, to strip, rob, plunder, depuis, since, from, after, during, later. de*ranger, to disturb. dernier, last. de"rouler, to unroll. d^route, /., rout, disorder, con- fusion. de'route', astray, bewildered. derri^re, behind. derriere, ;., rear. des que, as soon as. descendre, to descend, come down. descente,/., descent, slope. de"sennuyer, to divert, amuse. de"serteur, m., deserter. de'sespe'rer, to despair. de"sespoir, m., despair, trouble, deshabiller, to undress. d^sirer, to desire, wish, desolation,/., desolation, grief, affliction, despair. &6sol6, e, doleful, disconsolate. desquels, desquelles (for de lesqtiehy de lesquelles~). dessiner, to outline, show, dessous, underneath, under, be low. dessus, upon, above, on it, on them, about it; la , over it. au-dessus de, above, over. dessus, m., advantage, upper hand. VOCABULARY. 177 detachement, m., detachment. detacher, to take off, remove, detach. detail, ;., detail. detente,/., trigger. deter re, m., corpse, ghost. detonation,/, report. de"tourner, to turn away; Be , to turn aside. detriment, ;., detriment, dam- age. de"truire, to demolish, destroy, overthrow. deux, two. deuxieme, second. devant, before, in front of. devanture,/., show-window. devenir, to become. deviner, to guess, conjecture. devoir, to owe, to be, must, ought, should. devoir, m., duty. diable, /., devil, wretch, fellow. diane,/, reveille. Dieu, m., God. difficile, hard, difficult. dimanche, /., Sunday. diminuer, to diminish, decrease. diner, to dine. diner, m., dinner. dire, to tell, say, speak. direction,/, direction. discipline,/, discipline. discours, ;//., discourse, speech. disparaitre, to disappear. disposition,/, disposition, state, mind. dissiper, to scatter, disperse, distance,/, distance, distribuer, to distribute, divide, distribution, /, distribution, division,/, division. dix, ten; huit, eighteen; neuf , nineteen. dixieme. tenth. dizaine,/, ten. , docteur, ;//., doctor. doigt, ;;/., finger. dois, doit, pres. of devoir. domes tique, m., servant. dominer, to command, overlook. done, then, therefore. donner, to give. dont, whose, of which. dore, gilt, gold color, golden. dormir, to sleep. dos, ///., back. double, double. doucement, softly, gently, slowly. douceur,/, gentleness, mildness. douleur, /, pain, grief, affliction. doute, /., doubt. se douter de, to think, suspect. dou-x, ce, mild, gentle. douzaine,/., dozen. douze, twelve. dragon, ;., dragoon. drap, in., cloth, sheet, covering. drapeau, /., flag. dresser, to set, raise, prick up, stand, rise on end, arrange, straighten. droit, e, right, straight, upright. droit, m., right. i 7 8 VOCABULARY. duel, m., duel. dur, e, hard, firm, tough. durant, during. durcir, to harden, get hard. durer, to last, continue. eau, /., water. eau-de-vie, brandy. e'blouissant, e, dazzling, brilliant. s'e"branler, to move, start. e"carquiller, to open wide. e"carte", e, removed, projecting. ^carter, to remove, drive away, disperse; s' , togoout, depart. ^changer, to exchange. e"chapper, to escape. e"charpe, /., scarf, sling, sash. e"chelle,/., ladder. e"chine,/., back, spine. ^clio (eko), m., echo. Eclair, m., flash. e"clairer, to light up, illuminate, enlighten. e"claireur, /., scout. e"clat, m., noise, clamor, cry. dclatant, e, bright, shining, glit- tering, loud. 'dclater, to break out, shine, sparkle, burst. dcole, /., school. dconomie, /I, economy. e"coiiomiser, to economize. B'e"couler, to go, move, pass by. e"couter, to hear, listen. ^eraser, to crush. B'e'crier, to cry out, exclaim. e"crire, to write. e"criture,/, writing. s'^crouler, to fall, tumble down. e"cume,/., foam. Edifice, ;., edifice, building. effet, ;., effect ; d'habille- ment, clothing. effort, /., attempt, effort. effrayer, to frighten, scare, terrify. e'gal, equal. egard, in,, regard, respect. e"glise,/., church. ^goisme, m., egotism, selfishness. e"go'iste, selfish. eh bien, well. elan, m., run, spring. Clever, to elevate, raise, bring up; B' , to rise, arise. elle, she, her, it. elle-mme,/., herself. e"loigne", remote, far, distant. e'loigner, s' , to go away, de- part. emboiter, to fit in; le pas, to lock step. embranchement, m., branch- ing, fork. embrasser, to embrace, kiss. e"rnerveiller, to surprise, amaze. emmaillotter, to wrap, bandage. emmener, to carry off, take, ol lead away. s'emparer, to seize. empe"cher, to prevent. empereur, ;., emperor. emplir, to fill. empoisouner, to poison. VOCABULARY. 179 emporter, to carry off, take away. en, in, into, by, with, as. en, of him, of her, of it, of them. encombrement, /., obstruction, blockade. encombrer, to encumber, ob- struct, fill. encore, yet, still, again, also. encourager, to encourage, incite. endormi, e, asleep, sleeping. s'endormir, to fall asleep, go to sleep. endroit, tn., place. enfant, m. &/., child, boy. enfermer, to shut up, enclose. enfin, finally. eufoncer, to sink, thrust, push, rout, break through, break down, bury. enfumer, to smoke. s'engager, to begin. s'engourdir, to grow stiff, numb. enj amber, to step over. enlever, to take, carry away. ennemi, m., enemy. ennemi, e, hostile, of the enen/y. ennuyer, to annoy, disgust. enrage", e, mad. enroue\ e, hoarse. ensemble, together. ensuite, afterwards, then. entasser, to heap, pile up. entendre, to hear, understand. enterrement, ;//., funeral. enterrer, to bury. euttment, m., obstinacy. entier, whole, entire. entierement, wholly, entirely. entourer, to surround. entrainer, to drag, draw along, carry away. entre, among, between. entree, f., entrance. entrer, to enter, go in. envahir, to invade. envie,/!, mind, desire, longing. envier, to envy, desire. environ, about. environnant- e, surrounding. environs, m. pi., neighborhood. envoler, to fly away. envoyer, to send. epais, se, thick. e"pate", broad, flat. e"paule,/, shoulder. e"pauler, to put a gun to the shoul- der, take aim. Epaulette,/, epaulet. e"pe"e, /., sword. e"pervier, ;., hawk. e"pi, ;., ear or head (of grain). e"pouvantable, dreadful, fright- ful, terrible. e"prouver, to feel. e"puiser, to exhaust, wear out. escadron, m., squadron. escalader, to scale, climb over. escalier, m., staircase. escorter, to escort. Espagne,/, Spain. Espagnol, /., Spaniard. espece,/, kind, sort. espe'rance,/., hope, expectation. esperer, to hope. r8o VOCABULARY. espoir, m., hope. esprit, m., mind, sense, judgment. essayer, to try. essouffle", e, out of breath. essuyer, to wipe, clear. estafette, f., courier, messen- ger. estime,/!, esteem, regard. estimer, to esteem, think. estomac (c silent), ;., stomach. estropid, e, maimed, crippled. estropier, to maim, cripple. Stable,/, stable. ^tabli, m., work-bench, counter. etablir, to establish, settle, fix. etage, m., story, floor. e*tape,/, day's march, stopping- place. 6tat, m., state, condition, trade, business ; e"tat-major, staff, chief officers. e'tendrs, to spread, stretch, ex- tend. e"tinceler, to sparkle, glitter. e"toile,/., star. etonne, e, astonished. e"touffer, to stifle, choke, suffo- cate. Strange, strange. Stranger, e, strange, foreign. Stranger, ;;/., stranger, foreigner. e"trangle", e, strangled, stifled. Stre, to be. tre, ;/;., being. etudiaiit, ;., student. eus, eut, from avoir. eux, they, them eux-m ernes, themselves. eVacuer, to evacuate, leave. 6\reiil6, e, awake. eVeiller, to waken; B' , to awake. e*ve"nement, in., event. ^ventail, ;., fan. examiner, to examine. except^, except. exciter, to excite, stir up. excuse,^, excuse. excuser, to excuse. exemple, m., example. exemption, f., exemption. exerce", e, exercised, practised. exercer, to train, drill. exercice, m., drill, drilling, exer- cise, practice. existence, f., existence, life. expliquer, to explain, declare. expr&s, purposely, expressly. extermination, /., extermina- tion, slaughter. exterminer, to exterminate, de- stroy. extraordinaire, extraordinary, singular. extremement, extremely. fagade,/., front. face, /, face, front; en , in front, opposite, fache, e, sorry, angry. Be facher, to be angry, get angry facile, easy. ,/"., fashion, manner, way. VOCABULARY. 181 faible, feeble, weak. faiblesse, f., weakness, faint, swoon. faience,/"., porcelain, faim,/, hunger, faire, to do, make, cause, order, be, become, faisceau, /., bundle, stack of guns. fait, e, done, made, looking; from faire. fait, /., fact, act, deed; tout-a- fait, altogether, falloir, to be necessary, needful, must, to need. falot, /., lantern, familiariser, to familiarize, grow familiar. famille,/, family, fantassin, m., foot-soldier. farci, e, stuffed. farouche, fierce, savage, fatigue,/, fatigue, weariness. fatigue 1 , tired, faubourg, m., suburb. faucher, to mow, cut down. faut, from falloir. faute,/, fault, error, mistake. fauteuil, m., arm-chair. fauve,/, (bgte fauve), deer, fau-x, sse, false, untrue, faveur, f., ribbon. femme,/., woman, wife, fendre, to split, crack, break. fen6tre,/, window, fenil, m., hay-loft, barn, fer, /;/., iron. ferai, fut. of faire. ferme, firm, resolute, strong. ferme,/, farm, farmhouse. ferrner, to shut, close. fe'te,/, holiday, feast, birthday. feu, ;//., fire, firing. feuille,/., leaf. feutre, m., felt hat. feVrier, m., February. ficelle,/, string, cord. fiche,/, bit, morsel. fier, e, proud, haughty. fievre,/, fever. figure,/., face. ee figurer, imagine. ] fil, m., thread. file,/, row, file. filer, to spin. filet, ;., net. fille,/, girl, daughter. fils (fis), /., son, boy. fimes, pret. of faire. fin, e, fine, thin. fin,/, end. finalement, finally. finesse,/, cunning, craftiness. finir, to end, finish. fit, pret. of faire. flairer, to smell, scent. flamber, to blaze, burn. flamme,/, flame. flanc, m,, flank, side. flanelle,/, flannel. fle'chir, to bend, give way. fleur,/, flower, blossom. fleuve, m., river. flot, m., wave. 182 VOCABULARY. foi, f., faith; ma , upon my word. foin, m., hay. fois, f., time ; une , once; a la , at once. folle, fem. of fou. fonction, /, duty, office. fond, m., bottom, back, back part, background. fondement, m., foundation. fondre, to melt, dissolve, burst, incorporate. fonds, ;., stock, capital. font, from f aire. fontctine,/., fountain. fonte,yi, melting. force, f., force, strength; a de, by dint of, on account of. forcen, m., madman. forcer, to force, compel, forgt,/, forest. forme, f., form, shape, formal- ity. former, to form, make. fort, e, strong, stout, hard, loud, heavy. fort, very, extremely, fosse*, in., ditch, moat. fou, m., folle, f., mad, crazy, senseless. fou, m., fool. foudre,/., thunderbolt. fouet, ///., whip. foule,/., crowd. four, m., oven. fourgon, m., baggage-wagon. fourmiller, to swarm, be full of. fourmiliSre,/, ant-hill, fourneau, m., stove. fourniment, /;/., outfit. fournir, to furnish. fournisseur, m., contractor. fourreau, m., scabbard, sheath. fourrer, to put, thrust, stuff. fourrier, m., quartermaster. fourrure,/, fur. fracas, ;., crash, noise, racket. fracasser, to break, shatter. frais, fraiche, fresh. franc, ;//., franc (nearly nineteen cents). frangais, e, French. Frangais, Frenchmen. frapper, to strike, knock. fre"mir, to quake, tremble. frere, m., brother. frisson, m., shivering, shudder. froid, e, cold. froid, ;//., cold. froncer, to gather, pucker; le sourcil, to frown. front, m., forehead, front. fume"e,/., smoke. fumer, to smoke. fumier, m., dunghill, pile of rur> bish. funebre, funeral, funereal, fureur, /., fury, rage, eagerness. furieu-x, se, furious, mad. fusil, ni., gun, musket. fusilier, m., musketeer, soldier, fusillade,/, fusillade, firing, fusilier, to shoot. fuyard, m., fugitive. VOCABULARY. gagner, to gain, win, reach, arrive at, earn. gaiement, merrily, cheerfully. gaillard, ;;/., jolly fellow, sport. galette,/, cake. galonn^, laced, embroidered. galop, ///., gallop. galoper, to gallop. gamelle,/, mess. gant, m., glove. gargon, ;;/., boy, youth. garde, f., guard, watch, care; de , on guard. garder, to keep, preserve. gare, look out ! take care. garni, e, furnished, trimmed, lined. garnison, f., garrison. gi.ter, to spoil. gauche, left. gazette,/, newspaper. geant, m., giant. gel^e,/, frost, freezing. geler, to freeze. g^mir, to groan, lament. gdmissement, m., groaning, lam- entation. gendarme, m. t policeman, soldier doing police duty. g^ner, hinder, impede, trouble, disturb. gne"ral, e, general. general, ;., general. g^nie, ;//., engineer corps. g^nois, Genoese. genou, m., knee. a genoux, kneeling. gens, m., people. gerbe,/, sheaf, spray. giberne,/., cartridge-box. gilet, in., waistcoat. givre, /., frost, ice. glace,/, ice. glacer, to freeze. glacis, m., glacis, slope (of an earthwork). glaise,/, or terre , clay. glissant, e, slippery. glisser, to slide; se , to slip, creep. globe, m., globe, ball. gloire,/, glory. glorieu-x, se, glorious. gobelet, tn., cup. goberger, to treat, feast, gonfler, to swell, puff up. gorge,/, neck, throat. gout, in., taste, liking. goutte,/., drop. grace,/, grace, favor, kindness, grain, ;//., grain. grand, e, great, large; grand' mere, grandmother. grandir, to grow, increase. grange,/, barn. grappe, /., bunch, cluster, bunch of grapes. gras, se, fat, oily, thick, slipper 1 grave, grave, serious. gravement, gravely, seriously, grele,/, hail, shower. grelotter, to shiver, tremble, grelottement, rattling, grenadier, m., grenadier. 184 VOCABULARY. grenouille,/, frog. grirnper, to climb. gris, e, gray. grisatre, grayish, dim. grondement, ;., rumbling, roar- ing. gronder, to roar, rumble. gros, se, big, great, thick. grossir, to enlarge, swell, increase. gue", ;., ford; passer a , to ford. gue"rir, to cure, recover, get well. guerre,/, war. gueux, ;//., rogue. (') denotes h aspirate. habile, able, skilful. habilld, e, dressed. habillement, ;., clothing, uni- form. habiller, to clothe, dress. habit, /., clothes, coat. habitant, e, inhabitant. habitude,/, habit; d' , habit- ually. habitue*, e, used, accustomed. s'habituer, to get accustomed. ' hacher, to cut to pieces. ' hachette, /., hatchet. ' hagard, e, fierce, wild. 'haie,/., hedge. 'haine,/, hatred. iialeine,/, breath. 'halle,/, market, hall. 'halte,/, halt. 'hangar, ///., shed. ' hardi, e, bold, courageous. 'hardiesse, /., boldness, assur- ance. ' hasard, ;., hazard, chance, ran- dom. ' hasarder, to risk, venture. 1 hasardeu-x, se, hazardous, peril- ous. ' haut, e, high, tall, loud. ' haut, m., top ; en , above. ' hautain, e, proud, haughty, stately. 'hauteur,/, height, elevation. ' h6 ! ho ! ' h e (part, of naitre), born, necessaire. necessary. neige,/., snow. nerf, vi. t nerve (f3 silent in plu- ral). nettoyer, to clean. neuf, ve, new. neuf, ;., nine. nez, ;., nose. nid, ;;/., nest. noble, noble, nobleman. noir, black, dark. noisette,/, hazelnut, nut-brown. nom, ;;/., name. nombre, M., number. nord, m., north. nos (pi. of notre), our. notable, notable, eminent. notre, our ; le n6tre, la n6tre, ours; les n6tres, our people. nourrir, to nourish, feed. nous, we, us. nouveau, nouvel, nouvelle; new ; de nouveau, again. nouvelles,/, news. novembre, ;., November. noyer, to drown, nu, e, naked, bare. nuage, nt. t cloud. nude,/, flock. nuisible, harmful, hurtful. VOCABULARY. nuit, /., night, darkness, dark. num^ro, m., number, nuque,/., back of the neck. obe"ir, to obey. obliger, to oblige, compel. obliquer, to turn or march obliquely. observation, /, remark, obser- vation. observer, to observe, watch. obus (obuz), ;., bombshell. occasion,/., opportunity. occuper, to occupy. octobre, m., October. odeur,/., odor, smell. ceil, ;;/., eye. ceuf, ;;/., egg (fs silent in plural). officier, ;., officer. offrir, to offer. oie,/., goose. ombre, f., shadow, shade, dark- ness. on, one, somebody, they. onze, eleven. or, m., gold. orage, m., storm. ordinaire, ordinary, common ; a 1' , usually. ordonnance,/, orders; officier d' , orderly. ordonner, to order, command. ordre, m., order. oreille,/, ear. orge,/, barley. orgue, m., orgues,/, organ. orgueil, #/., pride, vanity. orme, m., elm. orniere,/., rut, gutter. OS, tn., bone. oser, to dare. osseu-x, se, bony. 6ter, to take away, remove, rob, deprive of, take off. ou, or. ou, where, in which, oublier, to forget, neglect. oui, yes. en outre, moreover, besides. ouvert, e (from ouvrir), open. ouvertement, openly. ouvrage, m., work, piece of work. ouvrier, m., workman. ouvrir, to open. paille,/, straw. pain, m., bread, paix,/, peace, pale, pale, sallow. palir, to turn pale. palissade, /., stake, picket. panier, m., basket. pansement, m., dressing. panser, to dress (a wound). pantalon, m., trousers. papier, m., paper. paquet, m., bundle, package. par, by, from, through ; par- dessus, above, over, over it. parade,/, parade. paraitre, to appear, seem. 192 VOCABULARY. parce que, because. parcourir, to go over, go through. pardonner, to pardon. pareil, le, such like, equal. pareillement, likewise. parent, m., relative. parier, to bet. parler, to speak, talk. parmi, among. parole, f., speech, word. pars, pres. of partir. part, f., part, share, portion; quelque , somewhere; de et d'autre, on both sides; a , aside. parti, m., party, body, detach- ment. partie,/, part. partir, to go, go away, start, de- part, go off. partout, everywhere. parut, pret. of paraitre. pas, m., pace, step. pas, ne pas, no, not. passage, m., passage, passing. passer, to pass, spend; se , to go on, happen. pasteur, m,, pastor. pate,/, dough. patience,/, patience. patrie,/., country, fatherland. pauvre, poor. pave", ;., pavement, floor. paver, to pave. payer, to pay. pays, m., country, native land, home. paysan, m., countryman. peau,/, skin, hide. peigne, m., comb. peiiidre, to paint. peine,/., trouble, pain, grief, sor- row; a , hardly, scarcely. peinte (from peindre), painted, depicted. pele-mele, pell-mell, in confusion. peloton, m., squad. penche, e, bent, bowed down. se pencher, to bend, stoop, lean. pendant, during ; que, while. pendre, to hang, hang down. pendue (part, of pendre), hung. pendule,/., clock. pe"nible, painful. pense"e,/, thought. penser, to think. pente, /, slope ; en , slo- ping. percer, to pierce. perche,/, pole, rod. percher, to perch, roost. perdre, to lose. pere, m., father. pdril, m., peril, danger. pe~rir, to perish. permettre, to permit, suffer, al- low. permission,/., permission. perron, /., steps, platform. perruque,/, wig. personne, /., person ; ne personne, no person, no body. VOCABULARY. 193 perte, /., loss; de vue, farther than the eye can reach. p^tillement, m., crackling, rat- tling. pe tiller, to crackle, sparkle, rattle, burn. petit, e, little, small. petrin, m,, kneading-trough. peu, little. peuple, m., people, nation. peuplier, m., poplar. peur,/, fear; avoir - , to be afraid. peut, from pouvoir. peut-tre, perhaps. peux, from pouvoir. Phalsbourgeois, Phalsburger. piece, f., piece, canon; - de seize, sixteen-pounder. pied, m., foot. Pie"montais, Piedmontese. pierre, /., stone. pi t in e m e 11 1, /., stamping, tramping. pieu, m., stake. pigeon, m., pigeon. pilier, m., post, pillar. pillage, m., plunder, pillage. pilier, to plunder. pincer, to pinch, catch, " nab." pioche, /., pickaxe. pipe,/, pipe. piquer, to prick. piquet, /., troop. pire, worse; le - the worst. pistolet, m. t pistol. piti6, f., pity, compassion. place, f., place, fortress, square, spot; d'armes, parade- ground. placer, to place, put. plafond, m., ceiling. plaie,/., wound. plain dre, to pity, be pitied; se , to complain. plaine,/., plain. plain te,f., complaint, groan, lam- entation. plainti-f , ve, plaintive, mournful. plaire, to please. plaisir, m., pleasure. plantation,/., plantation, field. plat, e, flat. plat, m., dish. plateau, m., plain. plateforme, /., platform. plein, full; jo ur j broad day- light. pleurer, to weep. pleuvoir, to rain. pli, m., fold; de terrain, hollow, ravine. plier, to bend, yield, give way. plomb, /., lead. plombe", e, livid, lead-colored. pluie, /., rain. plumet, /., plume, feather. plupart, /., greater part, major ity. plus, more. plusieurs, many, several. plutdt, sooner, rather. poche,/, pocket. poele (pwal), ;., stove. 194 VOCABULARY. poll, m., hair, fur. poing, m., fist, hand. point, /., point; ne point, not, not at all. pointe,/., point, break, dawn. pointer, to point, aim. poizitu, e, pointed, sharp. poitrine, /., breast, chest. police, /., police; bonnet de , foraging-cap. politique, /., politics. Pologne, /., Poland. Polonais, Pole. pomme,/"., apple; de terre, potato. pommier, m., apple-tree. pont, m., bridge; pont-levis, m., drawbridge. porcelaine,/, porcelain. porte, /, door, gate. porte"e, /, reach, shot; de fusil, gun-shot, range. portefeuille, m., portfolio. porter, to carry, give, strike; se , to be. portiere,/, door (of a coach). poser, to lay, put, place. position,/, position, situation. posse'de', e, possessed (by the Devil). possible, possible. poste, m., post, station. poste,/., post, post-office. poster, to post, place. pot, m., pot; a feu, boiled meat, soup. poteau, m., post, stake. pouce, m., thumb, inch. poudre,/, powder. poudriere,/, powder-magazine. poule,/., hen. poulet, #z., chicken. pour, for, to, in order to. pourquoi, why. poursuivre, to pursue. pourtant, however, yet, never*, theless. pousser, to utter, grow, push, advance. poutre,/., beam. pouvoir, to be able, can. prairie,/., meadow. prce~dent, e, preceding. pre"cipiter, to throw, cast down, hurry; se , to hurry, run, rush. prediction,/, prediction, proph- ecy. pre'dire, to prophesy, predict. preset, m,, prefect, chief magis- trate of a department. premier, e, first. prendre, to take, catch. pre"parer, to prepare. pres, near, to; de , hard, closely. presenter, to present. preserver, to- preserve, keep. presque, almost, nearly. presse,/, throng, confusion. pressentiment, ;., foreboding. presser, to press, crowd, urge, hasten. prt, e, ready. VOCABULARY. pr^tendre, to claim, pretend, call. pr^venir, to inform, tell. prier, to pray. prince, #/., prince. principal, e, principal, chief. principalement, principally, above all, particularly. printemps, m., spring. pris, e, from prendre. prise, /, pinch. prisonnier, #z., prisoner. prix, m., price. prochain, e, next. proche, near. produire, to produce. profiter, to profit. profond, e, deep. profond^ment, profoundly. profondeur, w., depth, extent. progres, m., progress. prolonger, to prolong, continue. promenade,/, walk. se promener, to walk. promesse,/., promise. promotion,/, promotion. prononcer, to pronounce. proportion,/, proportion. propre, own. prospe"rit^, /, prosperity, happi- ness. prot^ger, to protect. prouver, to prove. provenir, to come. prudence,/, prudence. pruneau, m., prune. Prussien, ne, Prussian. pu, part, of pouvoir. publication,/, announcement, puis, then, afterwards. puisque, because, since. puissance,/, power. puisse, from pouvoir. puits, m., well. pus, pret. of pouvoir qualite",/, quality, condition. quand, when. quant a, as to, as for. quantit^,/, quantity. quarante, forty. quart, m. t quarter, fourth. quartier, m., quarters; ge~ne*ral, headquarters. quatorze, fourteen. quatre, four. quatre-vingt, eighty. quatrieme, fourth. que, that, which, whom, what, as, than; ne , but, only. quel, quelle, which, what. quelque, some, any. quelquefois, sometimes, querelle,/, quarrel, dispute, quereller, to quarrel, question,/, question. queue,/, tail, rear, end. qui, who, which. quinzaine,/, fifteen, quinze, fifteen. quitter, to quit, leave, forsake. quoi, which, what; il n'y a pas de , there is nothing. quoique, although. 196 VOCABULARY. rabattre, to abate, beat down, take down, reduce, raboter, to plough up. raboteu-x, se, rough. raccommoder, to mend, repair, race,/, race. raconter, to tell, relate. rafler, to sweep away, rake, rafraichir, to refresh, rage,/., rage, fury. raison, /, reason; avoir , to be right. raisonnable, reasonable, just, right. raisonnablement, reasonably, justly. raisonner, to reason, rajuster, to put in order, rallier, to rally, find, ramasser, to collect, pick up. ramener, to bring back. rampe,/, balustrade, railing. rang, ;., row, rank, ranger, to range, arrange, set. ranimer, to cheer up, revive. rappel, ;., call to arms, rappeler, to recall ; se j to recollect. se rapprocher, to approach, draw near. rassembler, to collect. se rasseoir, to sit down again. rassurer, to encourage, cheer up. ratelier, m., rack. rattraper, to catch. ravin, m., ravine. raye", e, striped, marked. rayon, m., beam, ray. rebondir, to rebound. rebondissement, ;., rebound- ing, re-echo. reboutonner, to button again. rebrousser, to turn, go back. recevoir, to receive. re"chapper, to escape. recharger, to load again. rdchauffer, to warm, keep warm. re"clamer, to claim, object, de- mand, remark. re"colte,/, crop, harvest. recommencer, to begin again. reconduire, to escort, accom- pany. reconnaissance, /., discovery, reconnoissance, reconnoitring. reconnaitre, to know, discover, perceive, reconnoitre, observe, recognize. se recoucher, to go to bed again. recrue, /., recruit. recu, e, part, of recevoir. reculer, to fall back, retreat, re- coil. redescendre, to go down again. redingote,/, frock-coat. redoubler, to redouble, increase, redresser, to straighten up, lift up. re'duire, to reduce. re*el, le, real, true. re"ellement, really. reformer, to shut again, close up again. VOCABULARY. re"35cliir, to reflect, think. reflet, /., reflection, light. re"3exion,/, reflection. reformer, to reform, dismiss, dis- charge. refouler, to throw back. re"fractaire, recalcitrant, refrac- tory. refroidissement, ;//., chill, cold- ness. refuser, to refuse. regarder, to look at, see, con- sider, concern. regiment, *., regiment. re"gler, to regulate. reins, ;., loins, back. rejeter, to drive back, throw back, reject. rejoindre, to join, meet, overtake. re"joui, e, joyful, merry. re"jouir, to rejoice, cheer up; se , to rejoice. re'jouissance,/., rejoicing, mer- ry-making. releve", turned up, raised. relever, to raise, lift up ; se -, to get up. religion,/., religion. reluire, to shine. rernede, m., remedy, medicine. remercier, to thank. remettre, to put, set again, de- liver se , to recover, im- prove, get well again ; se a, to return. remis (from remettre), restored, cured. remonter, to go up &gain, as- cend ; to wind up, cheer up. rempart, m., rampart. remplacer, to replace. remplir, to fill, fulfil. remporter, to get, obtain, win. remuer, to move, stir. renard, /., fox. rencontre, f., meeting, encoun- ter ; aller a la , to go to meet. rencontrer, to meet, find. se rendormir, to fall asleep again. rendre, to restore, return, give back, render, make ; se , to go. renfoncement, /;/., falling in or renf oncer, to bury, hide. [away. renfort, ;., re-enforcement. renouveler, renew. renseignement, m., information. rentre'e,/, bringing in. rentrer, to come home, return. renverser, to throw down, knock down, overturn. renvoyer, to send back. re"pandre, to shed. repartir, to set out again, start. repasser, to repass, pass by. re'pe'ter, to repeat. replier, to fold up; se , to fall back. re'pondre, to answer, reply, war- rant, be responsible. i6ponse,f., answer. repos, m., rest, repose. se reposer, to rest. 198 VOCABULARY. repousser, to repulse. reprendre, to take, take again, take back, recover, resume, heal. representer, to represent ; se , to recollect. reproche, ;., reproach. reprocher, to reproach. republique,/, republic. requisition,/"., requisition, use. reserve,/, reserve. reserver, to reserve. se resigner, to be resigned. resistance,/, resistance. register, to resist, withstand. resolu, e, part, of re"soudre. resolution,/., resolution, resolve. resonner, to resound, ring. resoudre, to resolve. respectable, respectable, venera- ble. respecter, to respect. respirer, pant, breathe. ressembler, to resemble. resserrer, to contract, close up. ressortir, to go out. ressource,/. resource, help. reste, m., rest, remainder; du , as for the rest, besides. rester, to be left, remain. se retablir, to be restored. retard, m., delay, lateness; en , late, slow. retenir, to hold, retain. retentir, to ring, resound. retirer, to draw, take out ; se , to retire, withdraw. retomber, to fall back. retourner, to return ; se , to turn around; s'en , to re- turn, go back. retraite,/., retreat. retranchemeiit, m., entrench- ment. retrousse, e, turned up. retrousser, to twist, turn up. retrouver, to find. reunir, to join, collect, unite. reussir, to succeed. revanche,/., revenge. rSvasser, to rave, to wander (in the mind). rve, m., dream, raving. re veil, m., reveille. reveiller, to awake ; se , to awake. revenir, to come back, return, re- cover. rSver, to dream, think, meditate. reverrai, fut. of revoir. revers, m., back ; a , in the rear. re"veu-r, se, pensive, thoughtful. revision,/, revising, review. revivre, to revive. revoir, to see again. revolter, to stir up, shock; se , to revolt. revolution,/, revolution. revue,/, review. rhabiller, to dress again. Rhin, m., Rhine. rhumatisme, m., rheumatism. rhume, m., cold ; de cer veau, cold in the head. VOCABULARY. 199 riant, e, smiling, cheerful. riche, rich. richesse,/., riches, wealth. ride,/, wrinkle. ride", e, wrinkled. rideau, ;., curtain. rien, m., nothing, anything. rire, to laugh. risquer, to expose, run the risk. rive,/"., bank. riviere,/, river. roc, /., rock. roi, m. y king. roide (pronounced and usually spelt raide), stiff. rompre, to break. rond, e, round. ronde,/, round; a la , round about. roiiflemeiit, m., rumbling, roar- ing. rose, pink. roseau, ;., reed. rose"e,/, dew. roue,/., wheel. rouge, red. roulement, m., rolling sound, rumbling, roll (of a drum). rouler, to roll, beat, roll up. route, /., road, way; faire , to start. rouvrir, to open again. rou-x, sse, red, ruddy. royaume, m., kingdom. ruban, /., ribbon. rucher, m., bee-house. rude, rough, harsh. rue,/, street. ruelle,/, narrow street, lane. ruiue, /., ruin. ruisseau, m., brook, stream. rurueur, /, uproar, tumult. ruse,/, trick. russe, Russian. Russe, Russian. Russie,/, Russia. sa, his, her, its. sabot, /., wooden shoe, sabre, m., sabre, sword, sabrer, to cut to pieces. sac, m., sack, knapsack. sachant, pres. part, of savoir. sacr, e, sacred, holy. sacrifier, to sacrifice, sais, pres. of savoir. saisir, to seize, possess, overcome, salle,/, hall. salon, /., large room, dining- room. saluer, to salute, greet, bow to. sang, ;//., blood. sanglant, e, bloody, sanglot, ;., sob, groan, sangloter, to sob, groan, sans, without, sante",/, health. sapeur, /., sapper. sapin, m., fir-tree. satisfaction,/, satisfaction. satisfaire, to satisfy, please. saucisse,/, sausage. sau-f, ve, safe. 200 VOCABULARY. naule, m., willow. saurai, fut. of savoir. sauter, to leap, jump; faire , to blow up, blow off. sauvage, wild, savage, fierce. sauver, to save; se , to es- cape, run away. Savoie,/., Savoy. savoir, to know; a , to wit. Saxon, Saxon. saxou, ne, Saxon. se, himself, herself, itself, them- selves, one another, each other. sec, dry, dead, thin. se"cher, to dry. second, e (c = g), second. seconde (c g)>/., second. secouer, to shake, wave. secourir, to help, relieve. secours, ;., help, relief. secret, e, secret. secretaire, m., secretary. seigneur, m., lord, gentleman, nobleman. seize, sixteen. semaine,/, week. semblable, similar. semblant, HI., show, pretence. sembler, to appear, seem. semelle,/, sole. sens (sens), vi., sense, direction. sentier, ;v., path. sentiment, m., sense, feeling, sensation. sentinelle, /, sentinel. sentir, to feel, smell, perceive. se"parer, to separate. sept, seven. septembre, m., September. septieme, seventh. sergent, ;., sergeant; ma- jor, sergeant-major ; de ville, policeman. serr6, e, close, compact. serrer, to press, crowd, squeeze, close, pull, gather, clasp; le cceur, to make one's heart ache. servante,/, maid, servant. service, ;., service. servir, to serve, do service, help, avail. ses (plur. of son and sa), his, her, its. seuil, ;., threshold. seul, e, alone, mere, only, single. seulement, only, but, even. shako, m., hat, cap (of a soldier). si, so, yes. si, if. sien, his, hers. les siens, relations, people. sifflement, m., whistling, whiz- zing. siffler, to whistle, whiz. signe, /., sign, mark. signifier, to signify, mean. silence, ;., silence. silencieu-x, se, silent. sillonner, to furrow, wrinkle. simple, simple, mere, private. singulier, strange, singular. sinistre, dreadful. sitdt, so soon. six, six. VOCABULARY. 201 sceur,/, sister. soi, one's, him, herself; soi- meme, himself, herself, itself. sole,/., silk. soif,/, thirst. soigner, to take care of, nurse. sola, /., care; avoir , take care. soir, m., evening. soiree, /, evening. soit, or (subj. of tre). aoixante, sixty. soldat, m., soldier. soleil, m., sun. solide, solid, stout, strong. Bolidement, solicily, firmly. sombre, dark, dull, gloomy, mel- ancholy. sommeil, m., sleep; avoir , to be sleepy. son, his, her, its. songer, to think. sonner, to sound, strike. sonneur, ;;/., ringer. sort, ;//., fate, lot, spell, charm. sorte, /., kind, manner, way, en quelque, as it were, almost ; de la , thus, in this manner; de sorte que, so that. sortie,/., going out, leave (to go out). sortir, to go, come out, get, bring out, take out. sou, m., cent. souffle, m. t breath, puff, blast. souffler, to breathe, blow, pant. souff ranee,/, suffering, trouble. souffrir, to suffer, bear. souhait, m., wish, desire. souhaiter, to wish, desire. soulier, ;;/., shoe. soupe,/, soup. souper, to sup, eat supper. soupiere,/, soup-tureen. soupir, m., sigh, groan. sourcil, m., eye-brow. sourd, e, deaf, dull, hollow, con fused. souriciere,/., mouse-trap. sourire, to smile. sous, under. sous-lieutenant, second lieuten- ant. sous-officier, non-commissioned officer. sous-pre"fet, sub-prefect. soutenir, to bear, hold up, sup- port, endure. souvenir, m., remembrance, mem- ory; se , to remember. souvent, often. spectacle, m., spectacle, sight. stationner, to stand. statue,/., statue. stupefait, e, astonished, amazed. su, e, part, of savoir. subitement, suddenly. Suedois, e, Swede. suer, to sweat. sueur, /., sweat. suite,/, order, succession, sequel, continuation; de , one after another; tout de , imme- diately. 202 VOCABULARY. suivant, e, next, following. suivre, to follow. supe"rieur, e, superior. supplier, to beg, pray. supporter, to suffer, bear, endure. sur, on, upon, over, about. sur, e, sure. surnaturel, le, supernatural. surprendre, surprise. surprise, /., surprise, amazement, surtout, above all, especially. sus, sut, pret. of savoir. suspendre, to hang. tabac, m., tobacco, snuff. table,/., table. tableau, m., picture. tablier, m., apron. tacher, to try. tailler, to cut. se taire, to be silent, keep silence. talon, m., heel. tambour, m., drum, drummer. tandis que, while. tant, so much, so many, as long; mieux, so much the better. tante,/, aunt. tantdt, sometimes, now, then. taper, to rap, tap. tard, late. tas, m., heap, pile, mass. taureau, /., bull. tavernier, m., tavern-keeper. tel, le, such, like. tellement, so, so much. temps, m., time, weather. tendre, to stretch. tendu,e (from tendre), stretched, te"nebres, f. pi., darkness. tenez, here ! hold ! see ! tenir, to hold, have, keep. tente, /., tent, terne, dull, dim. terrain, m., ground. terre,/., earth, ground; par , a , down, on the ground. terrible, terrible, dreadful. terriblement, terribly. tte,/, head. the", m., tea. tiede, warm. tiens, here ! hold ! see ! tilleul, m,, linden. timbre, ;., sound, ring, stamp. tint, pret. of tenir. tinter, to sound, strike. tirage, m., drawing. tirailler, to skirmish, fight. tirailleur, /., skirmisher. tirer, to draw, pull, fire, discharge tiroir, m., drawer. toi, thou, thee. toile,/., linen. toit, in., roof. toiture,/, roof. tombe,/., tombstone, tomb. tomber, to fall, tumble, happen. tonne,/, cask. tonneau, m., cask, hogshead. tonner, to thunder, roar. tonnerre, m., thunder. torche,/, torch. [be wrong. tort, m., wrong; avoir to VOCABULARY. 203 tortueu-x, se, winding, crooked. t6t, quick, soon. toucher, to touch. touffe, /., tuft, bunch. touffu, e, thick, bushy. tonjours, always, ever. tour, /., tower. tour, /., turn, going round, tour. tourbillonner, to swarm, whirl around. tourmenter, to torment, torture. tourner, to turn, wind. tournure,/., turn. tousser, to cough. tout, e (pi. tous, toutes), all, whole, every thing; wholly, quite; tous les jours, every day; a fait, entirely ; le moiide, everybody. trace, f., track, mark. trahir, to betray. trahison,/, treachery, treason. train, m. t course, way, act, artil- lery. trainard, m., straggler, trainee,/, train, streak. trainer, to draw, drag, traiter, to treat. tranche'e, /, trench. tranquillement, tranquilly, qui- etly. tranquilliser, to calm, tranquillit^,/., quiet, calmness, transe,/, agony, apprehension. transporter, to carry. trapu, e, thick, stout. travail, m., work. travailler, to work. a travers, au travers de, across, through; de travers, en tra- vers, cross, crosswise, across. traverser, to cross, go through. tremblant, e, trembling, quiver- ing- tremble, m., aspen-tree. trembler, to tremble. trembloter, to tremble, quake. tremper, to dip, soak. trentaine,/, thirty. trente, thirty. tres, very. tribune,/, stage, platform. tricot, /., knit jacket. trinquer, to drink. triste, sad, sorrowful, melancholy. tristement, sadly, sorrowfully. tristesse,/., sadness, grief, sorrow. trois, three. troisieme, third. tromper, to deceive, cheat; se , to be mistaken. trompette, m., trumpeter. trdne, m., throne. trop, too much, to many, very much, too. trot, m., trot. trou, m., hole, gap. trouble, dim. trouble, m., trouble, distress. troubler, to trouble, disturb; se , to grow dim. troupe, /., troop, company ; troupes, troops, soldiers. troupeau, m., flock, herd. 204 VOCABULARY. trousses, trousers; auac , at the heel of, in pursuit. trousseau, m., bunch. trouver, to find; se , be, happen to be. tu, thou. tuer, to kill, slay, tuile,/., tile. tumulte, m., tumult, uproar, stir. Turc, m., Turk, tus, tut, pret. of taire. tyrannic,/., tyranny. TT un, e, one, a, an. uni, united. uniforme, m., uniform, univers, m., universe, world, use", worn out. va, vas, from aller. vache,/., cow. vaguemestre, m., baggage-mas- ter. vaincre, to conquer. vais, pres. of aller. valle"e,/, valley. vallon, m., valley. valoir, to be worth; mieux, to be better. vanite",/, vanity. vaniteu-x, se, full of vanity. se vanter, to boast. vase,/., mud. vaudra, fut. of valoir. vaut, pres. of valoir. veille, /, evening or day before; la au soir, the evening before. veiller, watch, be awake. veine, /., vein. velours, m., velvet. [ering. vendange,/, vintage, grape-gath- vengeance, /., vengeance, re. venger, to avenge. [venge, venir, to come. vent, ;., wind. ventre, m,, belly, stomach. verger, m., orchard, veritable, real, regular, veritablement, regular, real, genuine. ve'rite',/, truth. vecmoulu, e, worm-eaten, rotten, verrai, fut. of voir. verre, m., glass. vers, toward, about. d verse, in torrents. verser, to pour, shed, veste,/., vest, waistcoat. vestibule, ;>/., vestible. vte"ran, m., veteran. veux, pres. of vouloir. viande,/, meat. victoire, /, victory, vide, ;., space, gap. vider, to empty, vie,/, life, living. vieillard, ;., old man. vieille,/, old woman, vieillesse,/, old age. vieux, vieil, vieille, old. vi-f, ve, alive, living, sharp, keen. VOCABULARY. 205 vigoureu-x, se, vigorous, strong. vilain, e, nasty, bad. village, /;/., village. ville,/, town, city. vimes, pret. of voir. vin, /., wine. vinaigre, ///., vinegar. vingt, twenty. violon, m., violin. vis, pret. of voir. visi&re, ;., shade (for the eyes). visite,/, visit, inspection. visiter, to inspect. vite, quickly, fast. vitre,/., glass, pane. vitrier, m., glazier. vivacit^,/, vivacity, eagerness. vivant, e, living, alive. vive, long live ! vivre, to live. vivres, m., provisions. voici, here is, this is, here are, these are. voila, behold, there is, there are, that is, those are. voir, to see. voisin, e, adjoining, next. voisin, ;., neighbor. voiture, f,, carriage, wagon, load. voiturier, m., driver. voix,y., voice. voler, to fly. voleur, se, /., thief, robber. volontd,/, will. volontiers, willingly. voltiger, to flutter, fly. vont, pres. of aller. votre, your. voudrai, fut. of vouloir. vouloir, to wish, want; dire, to mean, vous, you.' voute,/, vault, archway. vrai, e, true, real. vraiment, indeed, truly. vu, e, part, of voir. vue,/"., sight, view. W Wurtembergeois, Wirtember- ger. wurtembergeois, e, Wirtem- berger. Y y, there, to it, to them, in it, in them. yeux, m. (plural of ceil), eyes. zigzag, m., zigzag. IRREGULAR VERBS. THE following table includes only verbs occurring in the text. Only the forms here given need to be memorized; all other parts and inflections can be formed by general rules, and this should by all means be required of pupils. Inflections are indicated when they depart from the general rules. For convenience, and to avoid possible confusion, these rules are here ' briefly indicated. For their fuller statement, see Grammar. 1. From infinitive, derive future and conditional. Boire : fut. boir-ai, cond. boir-ais. 2. From present participle, the imperfect indicative, present subjunctive, and plural of present indicative. Courant : impf. ind. cour-ais, pres. subj. cour-e, pi. of pres. ind. cour-ons. 3. From past participle, the compound tenses (with auxiliary). 4. From preterit, the past subjunctive. Bus : past subj. bns-se. 5. From present, the imperative. Bois : imperat. bois, buvons, buvez. The usual rules of orthography are presumed as, change of y to i before e, etc. If the final s of the pres. ind. is preceded by c, d, or /, this s is dropped, (and nothing added), to form the 3d per. sing. Only three conjugations are reckoned as regular. Hence -oir forms are given as irregular. INFINITIVE. PRES. PART. PAST PART. PRESENT. PRETERIT. acque'rir acqueiant acquis acquiers acquis Fut. acquerrai Pres. Subj. acquire aller allant al!6 vais, vas, va allai Fut. irai Pres. Subj. aille 3d pi. vont imper. va apercevoir apercevant aperqu aperqois aperqus Put. apercevrai Pres. Subj. apercjoive assaillir assaillant assailli assaille assaillis asseoir asseyant assis assieds assis Fut. assierai atteindre atteignant attaint attains atteignis NOTE on (2). If the present subjunctive is irregular, the 3d plural of the present indicative generally has the same form. Boive: 3d pi. pres. ind. boivent. 207 208 IRREGULAR VERBS. INFINITIVE. PRES. PART. PAST PART. PRESENT. PRETERIT. battre battant battu bats battis boire buvant bu bois bus Pres. Subj. boive bouillir bouillant bouilli bous bouillis ceindre ceignant ceint ceins ceignis concevoir concevant conqu conqois conqus Put. concevrai Pres. Subj. con?oive conclure concluant conclu conclus conclus conduire conduisant conduit conduis conduisis connaitre 1 connaissant connu connais connus construire construisant construit construis construisis courir courant couru cours courus Put. courrai couvrir couvrant couvert couvre couvris craindre craignant craint Grains craignis croire croyant cni crois crus Pres. Subj. croie cueillir cueillant cueilli cueille cueillis Put. cueillerai cuire cuisant cult cuis cuisis de"crire de"crivant decrit ddicris d^crivis devoir devant du, due dois dus Put. devrai Pres. Subj. doive dire disant dit dis dis ad pi. dites dormir dormant dormi dors dormis crire e'crivant e~crit cris 6crivis envoy er envoyant envoye 1 envoie envoyai I Fiet. enverrai Pres. Subj. envoie Iteindre e"teignant I