OF THE UNIVER.5 ITY Of I LLI N O I $ 84-5H87 Ooh-u .h r * V Ibeatb’s flDobent Xanguage Senes LA CHUTE FROM VICTOR HUGO’S “ LES MISERABLES” EDITED, WITH AN INTRODUCTION AND NOTES BY H. C. O. HUSS, Ph.D. Professor of Modern Languages and Literature in the College of New Jersey, Princeton BOSTON, U.S.A. D. C. HEATH & CO., PUBLISHERS 1892 0 i Copyright, 1892, Typography ey J. S. Cushing & Co., Boston, U.S.A. Presswork by Berwick & Smith, Boston, U.S.A. PREFACE. ■o This extract of Victor Hugo’s Les Miserables — it is Book Second of Part First — recommended itself for a separate edition partly because it stands by itself as an independent and well-rounded whole, and partly because it is unusually interesting reading, but above all, because it is strikingly characteristic of Victor Hugo's thought and style, and therefore highly instructive as a literary study. It is surprising how much these four-score pages reveal of their author, what a clear-cut profile they present of him, and how well they thus fulfil the highest requisite of representative prose. Can this latter excellence ever be rated too highly in books destined to serve as basis for a course in literature ? The notes, though not copious, will be found sufficient to meet the wants of those who are familiar with grammar and with the more common idioms, and it is for this class of students that they were written. The author’s thanks are due to Professor E. S. Joynes of South Carolina, Professor G. M. Harper of Princeton College, and to Mr. S. Willard Clary of Boston for the valued suggestions which they made after reading the manuscript. H. H. in INTRODUCTION. Les Miserables , first published in 1862, has been styled the greatest novel of the century. This is saying a great deal, yet it is not say¬ ing all. For we have here not only a great, but a good book, inas¬ much as it is pervaded by, and imparts to the reader, the beneficent glow of sympathy with suffering mankind, together with moral indignation at the inequity and injustice of many of our social institutions, and focuses all the humane instincts of the age. “ Tant quit exist era" says the author in his preface, ‘ ‘ par le fait des lois et des moeurs, tine damnation sociale creant artificiellement , en plei 7 ie civilisation , des enfers, et compiiqnant dome fatalite hu- maine la destinee qui est divine; tant que les trois problemes da siecle , la degradation de Vhomme par le proletariat , la decheance de la fetmne par la faun , Vatrophie de Venfant par la unit , ne seront pas resolus; tant que, dans de certaines regions , Vasphyxie sociale sera possible ; en d'autre s termes , et a an point de vue plus etendu encore , tant qiiil y aura sur la ter re ignorance et mis ere. des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas Ur e inutiles" Les Miser ables is a work of faith and charity, a gospel of humanity. The very first Book, headed Un Juste , at once strikes this keynote. It gives an elaborate portrait of the Bishop of Digne, the ideal priest. It is both touching and elevating, and leaves indelible impressions on the mind of the reader. A recapitulation, however, is not called for here ; the only point necessary for the understanding of our frag¬ ment is that Bishop Myriel, called Monseigneur Bienvenu, after his VI Introduction. installation in the spacious episcopal palace, visited the hospital, an insignificant building adjoining, and finding it inadequate to the number of its sick inmates, had them moved into his own mansion, while he himself made his permanent abode in the hospital. The second Book, entitled La Chute , introduces the sombre figure of the galley-slave. Jean Valjean is, like Faust, the hero of a great psychological drama, of which our extract is as it were the exposition. Though brutalized by his nineteen years 1 confinement and maltreatment as a convict, though reduced to such a state of moral degradation and depravity that he robs his own benefactor, this Soul of Man is not beyond recovery and not beyond redemption. The divine spark is still, though faintly, glowing below the ashes, and only waiting for a gentle and delicate hand that shall fan and revive it into a bright and purifying flame. And we are made to see this gentle hand at work, and the result is Jean Valjean kneel¬ ing in repentance and prayer before the Bishop’s door. As we witnessed his fall, so we now see his rise foreshadowed, and the words — Ein guter Mensch in seinem dunkeln Drange 1st sich des rechten Weges wohl bewusst apply to Jean Valjean as well as to Faust. LA CHUTE. I. LE SOIR D’UN JOUR DE MARCHE. T""\ANS les premiers jours du mois d’octobre 1815, une heure environ avant(le coucher du soleil/jbn homme qui voya- geait a pied entrait dans la petite ville de Digne. 1 Les rares habitants qui se trouvaient en ce moment a leurs fenetres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une 5 sorte d’inqui£tude. II £tait difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus miserable. C’etait un homme de moyenne taille, trapu et robuste,(dans la force de Page,. II pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une cassette a visiere de cuir rabattue cachait en partie son visage briile par le soleil et 10 le hale et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattach£e au col par une petite ancre d’argent, laissait voir sa poitrine velue; il avait une cravate tordue en corde, un panta¬ lon de coutil , bleu use et rap£, blanc a un genou, troue a P autre, une vieille blouse grise en haillons, rapi^c^e a l’un des coudes 15 d’un morceau de drap vert cousii avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien boucE et tout neuf, a la main un enorme baton noueux, les pieces sans bas dans des souliers ferr£s, la tete tondue et la barbe longue. 2 La Chute. La sueur, la chaleur, le voyage a pied, la poussiere, ajoutaient (je ne sais quoi de sordide ha cet ensemble d^labre. Les cheveux £taient ras, et pourtant heriss£s; car ils com- mengaient a pousser un peu, et semblaient n’avoir pas cou- 5 p£s depuis.quelque temps. Personne ne le connaissait. Ce n’etait 6videmment qu’un passant. D’oii venait-il? Du midi. Des bords de la mer peut- etre. Car il faisait son entree dans Digne par la meme me qui sept mois auparavant avait vu passer l’empereur Napoleon io allant de Cannes 2 a Paris. Cet homme avait du marcher tout le jour. II paraissait tres fatiguG Des femmes de l’ancien bourg qui est au bas de la ville l’avaient vu s’arreter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire a la fontaine qui est a l’extr6mit£ de la promenade. II fallait qu’il eut bien soif, car 15 des enfants qui le suivaient le virent encore s’arreter et boire, deux cents pas plus loin, a la fontaine de la place du marchG Arrive au coin de la rue Poichevert, il tourna a gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra; puis sortit un quart d’heure 20 apres. Un gendarme ^tait assis pres de la porte sur le banc de pierre oil le g£n£ral Drouot monta le 4 mars pour lire a la foule effaree des habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. 3 L’homme ota sa casquette et salua humblement le gendarme. Le gendarme, sans r^pondre a son salut, le regarda avec 25 attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville. Il y avait alors a Digne une belle auberge a l’enseigne de la Croix-de- Colbas. Cette auberge avait pour hotelier un nomm£ 4 Jacquin Labarre, homme consid^re dans la ville pour sa parente 30 avec un autre Labarre, qui tenait a Grenoble l’auberge des Trois-Dauphins et qui avait servi dans les guides. 5 Lors du Le Soir d'un Jour de Marche. 3 ctebarquement de l’Empereur, beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des Trois-Dauphins. On con- tait que le general Bertrand, deguise en charretier, y avait fait de frequents voyages au mois de janvier, et qu’il y avait distri- bu£ des croix d’honneur a des soldats et des poign^es de napo- 5 Uons a des bourgeois. La r£alite est que l’empereur, entre dans Grenoble, avait refuse de s’installer a l’hotel de la pre¬ fecture 1 ; il avait remercie le maire en disant: Je vais chez un brave homme que je connais , et il etait alie aux Trois-Dauphins. Cette gloire du Labarre des Trois-Dauphins se refletait a vingt- 10 cinq lieues de distance jusque sur le Labarre de la Croix-de- Colbas. On disait de lui dans la ville : C 'est le cousin de celui de Grenoble. L’homme se dirigea vers cette auberge, qui etait la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle s’ouvrait ;de plain-- 15 )ied 2 jsur la rue. Tous les fourneaux etaient allumes ; un grand feu flambait gaiment dans la cheminee. L’hote, qui etait en meme temps le chef, 3 allait d e l’atr e aux cass eroles, fort occupe et surveillant un excellent diner destine a des roulier s qu’on entendait rire et parler a grand bruit dans une salle voisine. 20 Quiconque a voyage sait que personne ne fait meilleure chere que les rouliers. Une i qarmotte grasse, flariquee de perdrix blanches et de coqs de bruyere,)tournait sur une longue broche devant le feu; sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet 4 et une truite du lac d’Alloz. 5 25 L’hote, entendant la porte s’ouvrir et entrer un nouveau venu, dit sans lever les yeux de ses fourneaux: — Que veut monsieur ? — Manger et coucher, dit l’homme. -QRien de plus facile,}reprit l’hote. En ce moment il tourna 30 la tete, embrassa d’un coup d’ceil 6 tout l’ensemble du voyageur, et ajouta : En payant. 4 La Chute. L’homme tira une grosse bourse de cuir de la poche de sa blouse et repondit: — J’ai de Fargent. — En ce cas on est a vous, dit l’hote. 5 L’homme remit sa bourse en poche, se dechargea de son sac, le posa a terre pres de la porte, garda son baton a la main, et alia s’asseoir sur une ^scabelle basse pres du feu. Digne est dans la montagne. Les soirees d’octobre y sont froides. Cependant, tout en allant et venant, l’hote considerait le 10 voyageur. —(Dine-t-on bientoT? dit l’homme. — Tout a l’heure, 1 dit l’hote. Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos tourn£, le digne aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon de sa poche, 15 puis il dechira le coin d’un vieux journal qui trainait sur une petite table pres de la fenetre. Sur la marge blanche il ecrivit une ligne ou deux, plia sans cacheter et remit ce chiffon de papier a un enfant qui paraissait lui servir tout a la fois de marmiton et de laquais. L’aubergiste dit un mot a l’oreille 20 du marmiton, et l’enfant partit en courant dans la direction de la mairie. Le voyageur n’avait rien vu de tout cela. Il demanda encore une fois : —Dine-t-on bientot? — Tout a l’heure, dit l’hote. 25 L’enfant revint. Il rapportait le papier. L’hote le deplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend une reponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tete, et resta un mo¬ ment pensif. Enfin, il fit un pas vers le voyageur qui semblait plonge dans des reflexions peu sereines. 30 — Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir. L’homme se dressa a demi sur son seant. Le Soir d' un Jour de Marche. 5 IO — Comment! avez-vous peur que je ne paye pas? voulez- 0 . vous que je paye d’avance? J’ai de Pargent, vous dis-je. — Ce n’est pas cela. — Quoi done ? — Vous avez de Pargent ... 5 — Oui, dit Phomme. — Et moi, dit l’hote, je n’ai pas de chambre. L’homme reprit tranquillement: — Mettez-moi a Pecurie. — Je ne puis. — Pourquoi ? — Les chevaux prennent toute la place. — Eh bien, repartit Phomme, un coin dans le grenier. Une botte de paille. Nous verrons cela apres diner. — Je ne puis vous donner a diner. Cette declaration, faite d’un ton mesure, mais ferme, parut 15 grave a P^tranger. II se leva. — Ah bah ! mais je meurs de faim, moi. J’ai marche des le soleil lev£. J’ai fait douze lieues. Je paye. Je veux manger. — Je n’ai rien, dit l’hote. L’homme £clata de rire et se tourna vers la cheminee et les fourneaux : — Rien ! et tout cela ? — Tout cela m’est retenud-j — Par qui ? — Par ces messieurs les rouliers. — Combien sont-ils? — Douze. — II y a la a manger pour vingt. — Ils ont tout retenu et tout pay6 d’avance. L’homme se rassit et dit sans hausser la voix :—Je suis a 30 l’auberge, j’ai faim ? et je reste. 20 25 6 La Chute. IO L’hote alors se pencha a son oreille, et lui dit d’un accent qui le fit tressaillir : — Allez-vous-en. Le voyageur etait courbe en cet instant et poussait quelques braises dans le feu avec le bout ferr£ de son baton, il se re- 5 tourna vivement, et, coniine il ouvrait la bouche pour r6pli- quer, l’hote le regarda fixement et ajouta toujours a voix basse : — Tenez, 1 assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous etes? En vous voyant entrer, je^qie^suis doutj dejquelque chose, j’ai envoye a la mairie, et void ce qu’on m’a repondu. Savez-vous lire? En parlant ainsi il tendait a l’^tranger, tout d£pli6, le papier qui venait de voyager a la mairie et de la mairie a l’auberge. 15 L’homme y jeta un regard. L’aubergiste reprit apres un silence : — J’ai l’habitude d’etre poli avec tout le monde. Allez- vous-en. L’homme baissa la tete, ramassa le sac qu’il avait depose a 20 terre, et s’en alia. Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard, 2 rasant de pres les maisons, 3 comme un homme humili£ et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. S’il s’dait retourne, il aurait vu l’aubergiste de la Croix-de-Colbas sur 25 le seuil de sa porte, entour^ de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et le designant du doigt, et, aux regards de defiance et d’ejfroi du groupe, il aurait devine qu’avant peu son arrivee serait l’evenement de toute la ville. Il ne vit rien de tout cela. Les gens accabl^s ne regardent pas derriere eux. /. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit. 30 Le Soir d'nn Jour de Marche. 7 II chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant a l’aventure par des rues qu’il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. Tout a coup il sentit vivement la faim. La nuit approchait. II regarda autour de lui pour voir s’il ne d^couvrirait pas quelque gite . 5 La belle hotellerie s’dait fermee pour lui; il cherchait quelque cabaret 1 bien humble, quelque bouge bien pauvre. Pr^cisement une lumiere s’allumait au bout de la rue ; une branche de pin, pendue a une pote nce en fer, se dessinait sur le del blanc du crepuscule. Il y alia. 10 C’dait en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut. Le voyageur s’arreta un moment, et regarda par la yitre^ l’intdieur de la salle basse 2 du cabaret, 6clair£e par une petite lampe sur une table et par un grand feu dans la che- 15 min£e. Quelques homines y buvaient. L’hote se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accroch^e a une cr^maillere. On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espece d’auberge, par deux portes. L’une donne sur la rue, l’autre s’ouvre sur 20 une petite cour pleine de fumier. Le voyageur n’osa pas entrer par la porte de la rue. Il se glissa dans la cour, s’arreta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la porte. — Qui va la ? dit le maitre. — Quelqu’un qui voudrait souper et coucher. 25 — C’est bon. Ici on soupe et on couche. Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournerent. La lampe l’^clairait d’un cot£, le feu de Pautre. On l’examina quelque temps pendant qu’il d^faisait son sac. L’hote lui dit:—Voila du feu. Le souper cuit dans la 30 marmite. Venez vous chauffer, camarade. 8 La Chute. II alia s’asseoir pres de l’atre. II allongea devant le fen ses pieds meurtris par la fatigue : une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce qu’on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissee prit une vague apparence de bien- 5 etre mel^e a cet autre aspect si poignant que donne l’habitude de la souffrance. C’etait d’ailleurs un profil ferme, £nergique et triste. Cette physionomie etait etrangement compos^e; elle commengait par paraitre humble et finissait par sembler severe. L’oeil io luisait sous les sourcils corame un feu sous une broussaille. Cependant un des hommes attabl^s etait un poissonnier qui, avant d’entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, etait alle mettre son cheval a l’^curie chez Labarre. y Le hasard faisait 1 que le matin meme il avait rencontre cet Stranger de mau- 15 vaise mine, cheminant entre Bras d’Asse et . . . (j’ai oublie le nom. Je crois que c’est Escoublon). Or, en le rencontrant, Thomme, qui paraissait deja tres fatigue, lui avait demand^ de le prendre en croupe ; a quoi le poissonnier n’avait repondu qu’en doublant le pas. Ce poissonnier faisait parti ejune demi- 20 heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-meme avait raconte sa desagreable rencontre du matin aux gens de la Croix-de-Colbas. II fit de sa place au caba- retier un signe imperceptible. Le cabaretier vint a lui. Ils echangerent quelques paroles a voix basse. L’homme etait 25 retombe dans ses reflexions. Le cabaretier revint a la cheminee, posa brusquement sa main sur l’epaule de rhomme, et lui dit: — Tu vas t’en aller d’ici. L’etranger se retourna et repondit avec douceur: — Ah ! 30 vous savez? . . . — Oui. Le Soil'’ d'un Jour de Marche. 9 — On m’a renvoy6 de l’autre auberge. — Et l’on te chasse de celle-ci. — Ou voulez-vous que j’aille? — Ailleurs. L’homme prit son baton et son sac, et s’en alia. 5 Comme il sortait, quelques enfants qui Favaient suivi depuis la Ci'oix-de-Colbas et qui semblaient l’attendre, lui jeterent des pierres. II revint sur ses pas avec colere et les menaga de son baton; les enfants se disperserent comme une volee d’oiseaux. i II passa devant la prison. A la porte pendait une chaine de fer attachee a une cloche. II sonna. Un guichet s’ouvrit. — Monsieur le guichetier, dit-il en otant respectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m’ouvrir et me loger pour i cette nuit? Une voix r^pondit: — Une prison n’est pas une auberge. Faites-vous arreter, on vous ouvrira. Le guichet se referma. 2 II entra dans une petite rue oil il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui e gaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d’un seul £tage dont la fenetre £tait £clairee. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C’^tait une 2 grande chambre blanchie a la chaux, 1 avec un lit drape d’in- dienne imprimee et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois et un ‘fusil a deux coups)accroch6 au mur. Une table etait servie au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre £clairait la nappe de grosse toile blanche, le b pac de tain lui- 3 sant comme Fargent et plein de vin et la soupiere brune qui IO La Chute. fumait. A cette table £tait assis un homme d’une quarantaine d’ann^es, a la figure joyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Pres de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le pere riait, l’enfant riait, la 5 mere souriait. L’^tranger resta un moment reveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui? Lui seul eut pu le dire. II est probable qu’il pensa que cette maison joyeuse serait hospitaliere, et que la oil il voyait tant de bonheur il io trouverait peut-etre un peu de pitie. Il frappa an carreau un petit coup tres faible. On n’entendit pas. Il frappa un second coup. Il entendit la femme qui disait: — Mon homme, il me 15 semble qu’on frappe. — Non, r£pondit le mari. Il frappa un troisieme coup. Le mari se leva, prit la lampe, et alia a la porte qu’il ouvrit. C’^tait un homme de haute taille, demi-paysan, demi-arti- 20 san. Il portait un vaste tablier de cuir qui montait jusqu’a son epaule gauche, et dans lequel faisaient ventre) un martea u,. un mouchoir rouge, une^poire a poudre, toutes sortes d’objets que la ceinture retenait comme dans une poche. Il renversait la tete en arriere; sa chemise largement ouverte et rabattue 25 montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d’^pais - sourcils, d’^normes favoris noirs, les yeux a fleur de tete ; 2 le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d’etre chez soi qui est une chose inexprimable. — Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez- 30 vous me donner une assiett^e de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est la dans le jardin? Dites, pourriez-vous ? En payant. Le Soir d'an Jour de Marche. 11 — Qui etes-vous ? demanda le maitre du logis. L’homme r^pondit: —J’arrive du Puy-Moisson. J’ai march£ toute la journee. J’ai fait douze lieues. Pourriez-vous ? En payant. — Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu’un de 5 bien 1 qui payerait. Mais pourquoi n’allez-vous pas a l’auberge ? — II n’y a pas de place. — Bah ! pas possible. Ce n’est pas jour de foire ni de A march 6. Etes-vous all£ chez Labarre? — Oui. 10 — Eh bien ? Le voyageur r£pondit avec embarras : — Je ne sais pas, il ne m’a pas regu. A — Etes-vous all£ chez chose/ de la rue de Chaffaut? L’embarras de l’£tranger croissait. II balbutia : — II ne m’a 15 pas regu non plus. Le visage du paysan prit une expression de defiance, il regarda le nouveau venu de la tete aux pieds, et tout a coup il s’^cria avec une sorte de fr£missement: — Est-ce que vous seriez l’homme? 8 ... 20 Il jeta un nouveau coup d’oeil sur l’6tranger, fit trois pas en arriere, posa la lampe sur la table et d^crocha son fusil du mur. Cependant aux paroles du paysan : Est-ce que vous sei'iez riionwie? ... la femme s’^tait lev£e, avait pris ses deux 25 enfants dans ses bras, et s’^tait r£fugi£e pr£cipitamment der- ri^re son mari, regardant l’etranger avec £pouvante, la gorge nue, les yeux effar£s, en murmurant tout bas : Tso-maraude. 4 Tout cela se fit en moins de temps qu’il ne faut pour se le figurer. Apres avoir examine quelques instants l’homme 30 comme on examine une vipere, le maitre du logis revint a la porte et dit: 12 La Chute. — Va-t’en. — Par grace, reprit l’homme, un verre d’eau. — Un coup de fusil ! dit le paysan. Puis il referma la porte violemment, et l’homme l’entendit 5 tirer deux gros verrous. Un moment apres, la fenetre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu’on posait parvint au dehors. La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. A la lueur du jour expirant, l’£tranger apergut dans io un des jardins qui bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut Qiagonn^e en mottes de gazon. II franchit r£solument une barriere de bois et se trouva dans le jardin. II s’approcha de la hutte; elle avait pour porte une £troite ouverture tres basse et elle ressemblait a ces constructions que les cantonniers 15 se batissent au bord des routes. II pensa sans doute que c’^tait en effet le logis d’un cantonnier; il souffrait du froid et de la faim; il s’^tait resign^ a la faim, mais c’^tait du moins la un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habi- tuellement pas occup£s la nuit. Il se coucha a plat ventre 1 et 20 se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment £tendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement, tant il £tait fatigu£. Puis, comme son sac sur son dos le genait et que c’^tait d’ailleurs un oreiller tout trouv£, il se mit a d^boucler une des courroies. 25 En ce moment, un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La tete d’un dogue £norme se dessinait dans l’ombre a l’ouverture de la hutte. C’etait la niche d’un chien. Il £tait lui-meme vigoureux et redoutable; il s’arma de son 30 baton, il se fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans £largir les dechirures de ses haillons. Le Soir cTun Jour de Marche. n IO II sortit £galement du jardin, mais a reculons, oblige, pour tenir le dogue en respect, d’avoir recours a cette manoeuvre du baton que les maitres en ce genre d’esc r ime appellent I g rose coiiverJ?J Quand il eut, nop sans peine, repass<§ la barri£re et qu’il se 5 retrouva dans la rue, seul, sans gite, sans toit, sans abri, chasse meme de ce lit de paille et de cette niche miserable, il se laissa tomber plutot qu’il ne s’assit sur une pierre, et il parait qu’un passant qui traversait l’entendit s’^crier :—Je ne suis pas meme un chien ! Bientot il se releva et se remit a marcher. Il sortit de la ville, esperant trouver quelque arbre ou quelque meule dans les champs, et s’y abriter. Il chemina quelque temps, la tete toujours baiss^e. Quand il se sentit loin de toute habitation humaine, il leva les yeux et chercha autour de lui. Il £tait dans un champ, il avait devant lui une de ces collines basses couvertes de chaume coup£ ras, qui apres la moisson ressemblent a des tetes tondues. L’horizon £tait tout noir; ce n’^tait pas seulement le sombre de la nuit; c’^tait des nuages tres bas qui semblaient s’appuyer 20 sur la colline meme et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune gllait se leve r et qu’il flottait encore au zenith un reste de clart6 crepusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de voute blanchatre d’ou tombait sur la terre une lueur. 25 La terre £tait done plus eclair£e que le ciel, ce qui est un effet particulierement sinistre, et la colline, d’un pauvre et ch£tif contour, se dessinait vague et Qafarde sur l’horizon t^ng.breux. Tout cet ensemble £tait hideux, petit, lugubre et bqrnd. Rien dans le champ ni sur la colline qu’un arbre dif- 3° forme qui se tordait en frissonnant a quelques pas du voyageur. J x 4 La Chute. Cet homme £tait £videmment tr6s loin d’avoir de ces d£li- cates habitudes d’intelligence et d’esprit qui font qu’on est sensible aux aspects myst^rieux des choses; cependant il y avait dans ce del, dans cette colline, dans cette plaine et dans 5 cet arbre, quelque chose de si profond£ment d£sol£ qu’apres un moment d’immobilit£ et de reverie, il rebroussa chemin brusque- ment. Il y a des instants ou la nature semble hostile. Il revint sur ses pas. Les portes de Digne daient fermees. Digne, qui a soutenu des sieges dans les guerres de religion, io £tait encore entouree en 1815 de vieilles murailles flanqu£es de tours carries qu’on a demolies depuis. Il passa par une breche et rentra dans la ville. — Il pouvait etre huit heures du soir. Comme il ne connais- sait pas les rues, il recommenga sa promenade a l’aventure. 15 II parvint ainsi a la prefecture, puis au s£minaire. En passant sur la place de la cathedrale, il montra le going a l’eglise. Il y a au coin de cette place une imprimerie. C’est la que furent imprimees pour la premiere fois les proclamations de 20 l’empereur 1 et de la garde imp^riale a l’arm6e, apport^es de Pile d’Elbe et dictees par Napoleon lui-meme. ^puise de fatigue et n’esperant plus rien, il se coucha sur le banc de pierre qui est a la porte de cette imprimerie. Une vieille femme sortait de l’eglise en ce moment. Elle 25 vit cet homme etendu dans l’ombre. — Que faites-vous la, mon ami? lui dit-elle. Il repondit durement et avec colere:—Vous le voyez, bonne femme, je me couche. La bonne femme bien digne de ce nom en effet, £tait 3° madame la marquise de R. — Sur ce banc ? reprit-elle. 9 Le Soir d'un Jour de Marche. 15 — J’ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l’homme; j’ai aujourd’hui un matelas de pierre. — Vous avez £te soldat? — Oui, bonne femme. Soldat. — Pourquoi n’allez-vous pas a l’auberge ? 5 — Parce que je n’ai pas d’argent. — H£las ! dit madame de R., je n’ai dans ma bourse que quatre sous. — Donnez toujours. 1 L’homme prit les quatre sous. Madame de R. continua : — 10 Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous essays pourtant? II est impossible que vous pas- siez ainsi la nuit. Vous avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charity. — J’ai frapp£ a toutes les portes. I5 — Eh bien ? — Partout on m’a chass6. — La “ bonne femme ” toucha le bras de l’homme et lui montra de l’ autre cot6 de la place une petite maison basse 2 .^a cot£ de J’evech£. — Vous avez, reprit-elle, frapp£ a toutes les portes? — Oui. — Avez-vous frappe a celle-la? — Non. — Frappez-y. 25 II. LA PRUDENCE CONSEILLEE A LA SAGESSE. /^E soir-la, M. l’eveque de Digne, apres sa promenade en ville, etait rest£ assez tard enferm6 dans sa chambre. II s’occupait d’un grand travail sur les Devoirs , lequel est mal- heureusement demeur6 inachevti. J1 depouillait 1 soigneuse- 5 ment tout ce que les Peres et les docteurs ont dit sur cette grave matiere. Son livre £tait divis6 en deux parties : pre- mierement les devoirs de tous, deuxiemement les devoirs de chacun, selon la classe a laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. II y en a quatre. Saint io Matthieu les indique: devoirs envers Dieu ( Matth ., VI), devoirs envers soi-meme (. Matth V, 29, 30), devoirs envers le prochain ( Matth VII, 12), devoirs envers les creatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, P6veque les avait trouv^s indiqu£s et presents ailleurs : aux souverains et 15 aux sujets, dans l’lspitre aux romains; aux magistrats, aux Spouses, aux meres et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux peres, aux enfants et aux serviteurs, dans l’Epitre aux hebreux; aux viseges, dans l’Elpitre aux corin- thiens. II faisait laborieusement de toutes ces prescriptions 20 un ensemble harmonieux qu’il voulait presenter aux ames. II travaillait encore a huit heures, £crivant inequamad^- ment sur de petits carr£s de papier avec un gros livre ouvert 16 La Prudence Conseillee a la Sagesse. 17 sur ses genoux, quand madame Magloire 1 entra, selon son habitude, pour prendre l’argenterie dans le placard pres du lit. Un moment apres, l’^veque, sentant que le couvert etait mis 2 et que sa sceur l’attendait peut-etre, ferma son livre, se leva de sa table, et entra dans la salle a manger. 5 La salle a manger £tait une piece oblongue a cheminee, avec porte sur la rue (nous l’avons dit), et fenetre sur le jardin. Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert. Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle 10 Baptistine. 3 Une lampe etait sur la table ; la table etait pres de la che- min£e. Un assez bon feu 6tait allumtL On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux passe soixante ans: madame Magloire petite, 15 grosse, vive; mademoiselle Baptistine douce, mince, frele, un peu plus grande que son frere, vetue d’une robe de soie puce, couleur a la mode en 1806, qu’elle avait achetee alors a Paris et qui lui durait encore. Pour qmpru nter des locutions vul- gaires qui ont le merite de dire avec un seul mot une idee 20 qu’une page suffirait a peine a exprimer, madame Magloire avait Pair d’une paysanne et mademoiselle Baptistine d’une dame . Madame Magloire avait un bonnet blanc a t uyaux , 4 au cou une jeannette 5 d’or, le seul bijou de femme qu’il y eut dans la maison, un fichu tres blanc sortant 6 d’une robe de 25 fyure noire a manches larges et courtes, un tablier de toile de coton 7 a carreaux rouges et verts, noue a la ceinture d’un ruban vert, avec piece d’estomac 8 pareille rattach^e par deux ^pingles aux deux coins d’en haut, 9 aux pieds de gros souliers et des bas jaunes comme les femmes de Marseille. La robe 3° de mademoiselle Baptistine £tait couple sur les patrons de 18 La Chute. 1806, taille courte, fourreau 1 Etroit, manches a Epaulettes, avec pattes 2 et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisee elite a Venfant? Madame Magloire avait l’air intelligent, vif et bon; les deux angles de sa bouche inE- 5 galement relevEs et la levre supErieure plus grosse que la levre infErieure lui donnaient quelque chose de bourru et d’impE- rieux. Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlait rEsolu- ment avec un mElange de respect et de libertE ; mais des que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obEissait passivement io comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait meme pas. Elle se bornait a obEir et a complaire. Meme quand elle Etait jeune, elle n’Etait pas jolie ; elle avait de gros yeux bleus a fleur de tete 4 et le nez long et busquE ; 5 mais tout son visage, toute sa personne, nous l’avons dit en com- 15 mengant, respiraient une ineffable bontE. Elle avait toujours EtE prEdestinEe a la mansuEtude; mais la foi, la charitE, 1 ’espE- rance, ces trois vertus qui chauffent doucement Fame, avaient ElevE peu a peu cette mansuEtude jusqu’a la saintetE. La nature n’en avait fait qu’une brebis, la religion en avait fait 20 un ange. Pauvre sainte fille ! doux souvenir disparu ! Mademoiselle Baptistine a depuis racontE tant de fois ce qui s’Etait passE a 1 ’EvechE cette soirEe-la, que plusieurs personnes qui vivent encore s’en rappellent les moindres dEtails. Au moment oil M. l’Eveque entra, Madame Magloire parlait 25 avec quelque vivacitE. Elle entretenait mademoiselle d’un sujet qui lui Etait familier et auquel l’Eveque Etait accoutumE. II s’agissait du loquet de la porte d’entrEe. II parait que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper, Madame Magloire avait entendu dire des choses en 30 divers lieux. On parlait d’un rodeur de mauvaise mine ; qu’un vagabond suspect serait arrivE, 0 qu’il devait etre quelque part x 9 La Prudence Conseillee a la Sagesse. dans la ville, et qu’il se pourrait qu’il y eut de mechantes ren¬ contres pour ceux qui s’aviseraient de rentrer tard chez eux cette nuit-la. Que la police £tait bien mal faite du reste, attendu que M. le pr£fet et M. le maire ne s’aimaient pas, et cherchaient a se nuire en faisant arriver des £v£nements. Que s c’etait done aux gens sages a faire la police eux-memes et a' se bien garder, et qu’il faudrait avoir soin de dfiment clore, ver- rouiller et barricader sa maison, et de bien fermer ses portes . Madame Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l’eveque venait de sa chambre, ou il avait eu assez froid, il s’etait assis io devant la cheminee et se chauffait, et puis il pensait a autre chose. Il ne releva pas le mot a effet 1 que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le rep^ta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame Magloire sans deplaire a son frere, se hasarda a dire timidement: 15 — Mon frere, entendez-vous ce que dit madame Magloire ? — J’en ai entendu vaguement quelque chose, repondit l’eveque. Puis tournant a demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux, et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement joyeux, que le feu £clairait d’en bas : 20 — Voyons. 2 Qu’ya-t-il? qu’y a-t-il? nous sommes done dans quelque gros danger? Alors madame Magloire recommenga toute l’histoire, en Pexag^rant quelque peu, sans s’en douter. Il paraitrait qu’un boh^mien, 3 un va-nu-pieds, une espece de mendiant dangereux 25 serait en ce moment dans la ville. Il s’etait pr^sente pour loger chez Jacquin Labarre qui 11’avait pas voulu le recevoir. On l’avait vu arriver par le boulevard Gassendi et roder dans les rues a la brune. Un homme de sac et de corde 4 avec une figure terrible. — Vraiment ! dit l’eveque. 30 20 La Chute. Ce consentement a l’interroger encouragea madame Ma- gloire; cela lui semblait indiquer que l’^veque n’etait pas loin de s’alarmer ; elle poursuivit triomphante : — Oui, monseigneur. C’est comme cela. II y aura quelque 5 malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si mal faite (repetition utile). Vivre dans un pays de montagnes, et n’avoir pas meme de lanternes la nuit dans les rues ! On sort. Des fours, quoi l 1 Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voila dit comme moi. . . . io — Moi, interrompit la soeur, je ne dis rien. Ce que mon frere fait est bien fait. Madame Magloire continua comme s’il n’y avait pas eu de protestation : — Nous disons que cette maison-ci n’est pas sure du tout; 15 que si monseigneur le permet, je vais aller dire a Paulin Muse- bois, le serrurier, qu’il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les a la, c’est une minute; et je dis qu’il faut des verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit; car je dis qu’une porte qui s’ouvre du dehors avec un loquet, par le 20 premier passant venu, rien n’est plus terrible; avec cela que monseigneur a l’habitude de toujours dire d’entrer, et que d’ailleurs, meme au milieu de la nuit, 6 mon Dieu ! on n’a pas besoin d’en demander la permission. . . . En ce moment, on frappa a la porte un coup assez violent. 25 — Entrez, dit l’eveque. III. HEROISME DE L’OBEISSANCE PASSIVE. T A porte s’ouvrit. Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu’un la poussait avec energie et resolution. Un homme entra. Cet homme, nous le connaissons dbja. C’est le voyageur 5 que nous avons vu tout a l’heure 1 errer cherchant un gite. II entra, fit un pas et s’arreta, laissant la porte ouverte der- riere lui. II avait son sac sur l’^paule, son baton a la main, une expression rude, hardie, fatiguee et violente dans les yeux. Le feu de la cheminee l’^clairait. II etait hideux. C’dait une 10 sinistre apparition. Madame Magloire n’eut pas meme la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta b£ante. Mademoiselle Baptistine se retourna, apergut l’homme qui entrait et se dressa a demi d’effarement, puis ramenant peu 15 a peu sa tete vers la cheminee, elle se mit a regarder son frere, et son visage redevint profondement calme et serein. L’^veque fixait sur l’homme un oeil tranquille. Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu’il d£sirait, l’homme appuya ses deux mains 20 a la fois sur son baton, promena ses yeux tour a tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l’^veque parlat, dit d’une voix haute : 21 22 La Chute. — Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galerien. J’ai pass£ dix-neuf ans au b agne. Je suis libere depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours que je marche depuis Toulon. Aujourd’hui, j’ai 5 fait douze lieues a pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j’ai £te dans une auberge, on m’a renvoye a cause de mon passeport jaun e que j’avais montr6 a la mairie. II avait fallu. J’ai ete a une autre auberge. On m’a dit: Va-t’en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J’ai £te a la io prison, le guichetier ne m’a pas ouvert. J’ai et6 dans la niche d’un chien. Ce chien m’a mordu et m’a chassd, comme s’il avait ete un homme. On aurait dit qu’il savait qui j’etais. Je m’en suis alU dans les champs pour coucheif a la belle £toile?) 11 n’y avait pas d’etoile. J’ai pens£ qu’il pleuvrait, et qu’il n’y 15 avait pas de bon Dieu pour empecher de pleuvoir, et je suis rentr£ dans la ville pour y trouver le penfoncement d’une porte. La, dans la place, j’allais me coucher sur une pierre, line bonne femme m’a montr£ votre maison et m’a dit: Frappe la. J’ai frappe. Qu’est-ce que c’est ici? etes-vous une auberge? 20 J’ai de l’argent. Ma masse. 1 Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagn^s au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu’est-ce que cela me faitj£)j’ai de l’argent. Je suis tres fatigu6, douze lieues a pied^j’ai bien faim. Voulez-vous que je reste? 25 — Madame Magloire, dit l’^veque, vous mettrez un couvert de plus. 2 L’homme fit trois pas et s’approcha de la lampe qui £tait sur la table :—Tenez, reprit-il, comme s’il n’avait pas bien com- pris, ce n’est pas^a. Avez-vous entendu? Je suis un galerien. 30 Un forgat. Je viens des galeres. —11 tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu’il deplia. — Voila mon passe- Heroisme de V Obeissance Passive. 23 port. Jaune, com me vous voyez. Cela sert a me faire chasser de partout ou je vais. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. II y a une ecole pour ceux qui veulent. Tenez, voila ce qu’on a mis sur le passeport: “ Jean Valjean, “ format libere, natif de . . . —{cela vous est egal .1. . — Est 5 “ reste dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effrac- “ tion. Quatorze ans pour avoir tente de s’eyader quatre fois. “ Cet homme est tres dangereux.”— Voila! Tout le monde m’a jete dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge? Voulez-vous me donner a manger et a coucher? 10 avez-vous une £curie? — Madame Magloire, dit l’^veque, vous mettrez des draps blancs au lit de l’alcove. Nous avons deja explique de quelle nature etait l’obeissance des deux femmes. 15 Madame Magloire sortit pour ex^cuter ces ordres. L’^veque se tourna vers 1 ’homme : — Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez. 20 Ici Phomme comprit toutj Ljait. L’expression de son visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit de stupefaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. II se mit a balbutier comme un homme fou : — Vrai? quoi ! vous me gardez? vous ne me chassez pas? 25 un forgat ! Vous jn’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas? Va-t’en chien! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suisC) Oh! la brave femme qui m’a enseign6 ici! Je vais souper! Un lit avec des matelas et des draps ! comme tout le monde ! 3° Un lit! il y a dix-neuf ans que je n’ai couche dans un lit! Vous 24 La Chute. voulez bien que je ne m’en aille pas ! Vous etes de dignes gens. D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l’aubergiste, ^comment vous appelez-vou^J) Je payerai tout ce qu’on voudra. Vous etes un brave homme. Vous etes auber- 5 giste, n’est-ce pas? , — Je suis, dit l’eveque, un pretre qui demeure ici. — Un pretre ! reprit l’homme. Oh! un brave homme de pretre ! Alors vous ne me demandez pas d’argent? Le cure, n’est-ce pas? le cure de cette grande eglise? Tiens ! c’est xo vrai, que je suis bete ! je n’avais pas vu votre calot te. Tout en parlant il avait depose son sac et son baton dans un coin, avait remis son passeport dans sa poche, et s’etait assis. Mademoiselle Baptistine le considerait avec douceur. II con- tinua : i 5 —Vous etes humain, monsieur le cure, vous n’avez pas de m£pris. C’est bien bon un bon pretre. Alors vous n’avez pas besoin que je paye? — Non, dit l’^veque, gardez votre argent. Combien avez- vous ? ne m’avez-vous pas dit cent neuf francs ? 20 — Quinze sous, ajouta I’homme. — Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis a gagner cela? — Dix-neuf ans. — Dix-neuf ans ! 25 L’^veque soupira profondement. L’homme poursuivit: —J’ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n’ai depens£ que vingt-cinq sous, que j’ai gagnes en aidant a decharger des voitures a Grasse. Puisque vous etes abb£, je vais vous dire, nous avions un aumonier au bagne. 30 Et puis un jour j’ai vu un £veque. Monseigneur qu’on appelle. C’etait l’eveque de la Majore, 1 a Marseille. C’est le cure qui Heroisme de V Obeis sauce Passive . 25 10 est sur les cures. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais, pour moi, c’est si loin I 1 — Vous comprenez, nous autres ! — II a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait line chose pointue, en or, sur la tete. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous etions en rang, des trois cotes, avec les canons, meche allumee, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. II a parte, mais il £tait trop au fond, 2 nous n’entendions pas. Voila ce que c’est qu’un £veque. Pendant qu’il parlait, l’eveque £tait alle pousser la porte qui etait restee toute grande ouverte. Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu’elle mit sur la table. — Madame Magloire, dit l’eveque, mettez ce couvert le plus pres possible du feu. — Et se tournant vers son hote : — Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid, ^ monsieur ? Chaque fois qu’il disait ce mot monsieur , avec sa voix douce- ment grave et de si bonne compagnie, 3 le visage de l’homme s’illuminait. Monsieur a un forgat, c’est un verre d’eau a un naufrag£ de la Meduse , 4 L’ignominie a soif de consideration. 20 — Voici, reprit lteveque, une lampe qui £claire bien mal. Madame Magloire comprit, et alia chercher sur la cheminee de la chambre a coucher de monseigneur les deux chandeliers d’argent qu’elle posa sur la table tout allum^s. — Mqnsieur le cure, dit l’homme, vous etes bon, vous ne 25 me meprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas cache d’oti je viens et que je suis un homme malhenreux. L’^veque, assis pres de lui, lui toucha doucement la main. — Vous pouviez ne pas me dire 5 qui vous £tiez. Ce n’est 3° pas ici ma maison, c’est la maison de Jesus-Christ. Cette 26 La Chute. porte ne demande pas a celui qui entre s’il a un nom, mais, s’il a une douleur. Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous regois chez moi. Personne n’est ici chez soi, 5 except^ celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis a vous qui passez, vous etes ici chez vous plus que moi-meme. Tout ce qui est ici est a vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom? D’ailleurs, avant que vous me le dissiez, vous en avez un que je savais. 10 L’homme ouvrit des yeux etonnes : — Yrai? vous saviez comment je m’appelle? — Oui, repondit l’^veque, vous vous appelez mon frere. — Tenez, monsieur le cure ! s’ecria 1 ’homme, j’avais bien faim en entrant ici; mais vous etes si bon qu’a present je ne 15 sais plus ce que j’ai , 1 cela m’a passe. L’eveque le regarda et lui dit: — Vous avez bien souffert? — Oh ! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme . les 20 coups de baton, la double chaine pour rien. Le cachot pour un mot. Meme malade au lit, la chaine. Les chiens, les chiens sont plus heureux ! Dix-neuf ans ! J’en ai quarante-six. A present le passeport jaune. Voila. — Oui, reprit l’eveque, vous sortez d’un lieu de tristesse. / 25 Ecoutez. II y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d’un pecheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensees de haine et de colere contre les homines, vous etes digne de pitie ; si vous en sortez avec des pensees de bien- 30 veillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu’aucun de nous. Heroismc de V Obeissance Passive . 27 Cependant madame Magloire avait servi le souper; une soupe faite avec de 1’eau, de l’huile, du pain, et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d’elle- meme 1 ajoute a l’ordinaire 2 de M. l’^veque une bouteille de 5 vieux vin de Mauves. Le visage de l’^veque prit tout a coup cette expression de gait6 propre aux natures hospitalieres : — A table ! dit-il vive- ment. Comme il en avait coutume lorsque quelque Stranger soupait avec lui, il fit asseoir rhomme a sa droite. Mademoi- 10 selle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place a sa gauche. L’^veque dit le ben£dicit£, puis servit lui-meme la soupe, selon son habitude. L’homme se mit a manger avidement. Tout a coup l’eveque dit: — Mais il me semble qu’il 15 manque quelque chose sur cette table. Madame Magloire en effet n’avait mis que les trois cou- verts absolument necessaires. Or c’^tait l’usage de la maison, quand M. l’£veque avait quelqu’un a souper, de disposer sur la nappe les six couverts d’argent, etala^ e innocent. Ce gra- 20 cieux semblant de luxe etait une sorte d’enfantillage plein de charme dans cette maison douce et severe qui devait la pauvret^ jusqu’a la dignity. Madame Magloire comprit l’observation, sortit sans dire un mot, et un moment apres les trois couverts reclames par 25 l’eveque brillaient sur la nappe, symtitriquement arranges devant chacun des trois convives. IV. DETAILS SUR LES FROMAGERIES DE PONTARLIER. I\/l AINTENANT, pour donner une id6e de ce qui se passa * " * a cette table, nous ne saurions mieux faire que de tran- scrire ici un passage d’une lettre de mademoiselle Baptistine a madame Boischevron, ou la conversation du format et de 5 l’^veque est racont^e avec une-minutie naive : U “. . . Cet homme ne faisait aucune attention a personne. II mangeait avec une voracite d’affam^. Cependant, apres “ le souper, il a dit: io “ — Monsieur le cur6 du bon Dieu, tout ceci est encore “ bien trop bon pour moi, mais je dois dire que les rouliers “qui n’ont pas voulu me laisser manger avec eux font meil- “ leure chere que vous. “ Entre nous, l’observation m’a un peu chojqu^e. Mon frere a r£pondu: “ — Ils ont plus de fatigue que moi. “ — Non, a repris cet homme, ils ont plus d’argent. Vous etes pauvre, je vois bien. Vous n’etes peut-etre pas meme “cure. Etes-vous cur6 seulement? 1 Ah! pap exemple, 2 si le bon Dieu £tait juste, vous devriez bien etre cure. Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frere. Un moment apres il a ajoute : 28 iS u 20 (6 U u u Details sur les Fromageries de Pontarlier. 29 “—Monsieur Jean Valjean, c’est a Pontarlier que vous “ allez ? “ — Avec itin^raire oblige. 1 “Je crois bien que c’est comme cela que l’homme a clit. “ Puis il a continue : 5 “ — II faut que je sois en route demain an point du jour. “ II fait dur voyager . 2 Si les nuit sont froides, les journees “ sont chaudes. “— Vous allez la, a repris mon frere, dans un bon pays. A “ la Revolution, ma famille a ete ruinee, je me suis refugie en 10 “ Franche-Comte d’abord, et j’y ai v£cu quelque temps du “ travail de mes bras. J’avais de la bonne volo nte. J’ai “ trouve a m’y occuper. On n’a qu’a choisir. II y a des “ papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des “ fabriques d’h orlogeri e en grand, des fabriques d’acier, des fa- 15 “ briques de cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre “ a Lods, a Chatillon, a Audincourt et a Beure qui sont tres “ considerables. . . . “Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien la les “ noms que mon frere a cites, puis il s’est interrompu et m’a 20 “ adresse la parole. “ — Chere soeur, n’avons-nous pas des parents dans ce “ pays-la ? “ J’ai repondu : “ — Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui etait 25 “ capitaine des portes a Pontarlier dans l’ancien regime . 3 “ — Oui, a repris mon frere, mais en 93 on n’avait plus de “parents, on n’avait que ses bras. J’ai travailie. Ils ont dans “ le pays de Pontarlier, 011 vous allez, monsieur Valjean, une “ industrie toute patriarcale et toute charmante, ma soeur. 3° “ Ce sont leurs fromageries qu’ils appellent fruitieres. 30 La Chute. “Alors mon frere, tout en faisant manger cet homme, lui “ a explique tres en detail ce que c’etait que les fruitieres de “ Pontarlier; — qu’on en distinguait deux sortes : — les grosses u granges, qui sont aux riches, et ou il y a quarante ou cinquante 5 “ vaches, lesquelles produisent sept a huit milliers de fromages “ par ete ; les fruitieres d'association, qui sont aux pauvres ; ce “sont les paysans de la moyenne montagne 1 qui mettent leurs “ vaches en commun et partagent les produits. — Ils prennent “ a leurs gages un fromager qu’ils appellent le grurin; — le io “ grurin repoit le lait des associ£s trois fois par jour et marque “les quantity sur une taille double; — c’est vers la fin d’avril “ que le travail des fromageries commence; c’est vers la mi- “juin que les fromagers conduisent leurs vaches dans la mon- “ tagne. is “ L’homme se ranimait tout en mangeant. Mon frere lui “ faisait boire de ce bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui- “ meme parce qu’il dit que c’est du vin cher. Mon frere lui “ disait tous ces details avec cette gait£ ais6e que vous lui con- “naissez, entremelant ses paroles de fagons gracieuses pour 20 “ moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon ^tat de grurin, “ comme s’il eut souhaite que cet homme comprit, sans le lui “ conseiller directement et durement, que ce serait un asile pour “lui. Une chose m’a frappee. Cot homme 6tait ce que je vous “ ai dit. Eh bien ! mon frere, pendant tout le souper, ni de 25 “toute la soiree, a l’exception de quelques paroles sur J£sus “ quand il est entre, n’a pas dit un mot qui put rappeler a cet “ homme qui il etait ni apprendre a cet homme qui £tait mon frere. C’^tait bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon et d’appuyer 2 l’eveque sur le gaUrien pour 30 “ laisser la marque du passage. Il eut paru peut-etre a un “ autre que c’etait le cas, 3 ayant ce malheureux sous la main. CC u Details sur les Fromageries de Pontarlicr. 3i “ de lui nourrir l’ame en meme temps que le corps et de lui “ faire quelque reproche .assais onn£ de morale et de conseil, ou “ bien un peu de commiseration avec exhortation de se mieux “ conduire a l’avenir. Mon frere ne lui a meme pas demands “ de quel pays il etait, ni son histoire. Car dans son histoire s “ il y a sa faute, et mon frere semblait eviter tout ce qui “ pouvait Ten faire souvenir. C’est au point 1 qu’a un certain “ moment, comme mon frere parlait des montagnards de Pon- “ tarlier qui ont un doux travail pJ'es du del et qui, ajoutait-il, “ sont heureux parce qu'ils sont innocents , il s’est arrete court, 10 craignant qu’il n’y eut dans ce mot qui lui 6chappait quelque . ( A force d’y refDchir, je a (C chose qui put froisser l’homme. “ crois avoir compris ce qui se passait dans le coeur de mon “ frere. Il pensait sans doute que cet homme, qui s’appelle “ Jean Valjean, n’avait que trop sa misere pr^sente a l’esprit, 15 “ que le mieux £tait de Ten distraire, et de lui faire croire, ne “ fut-ce qu’un moment, qu’il etait une personne comme une “ autre, en £tant pour lui tout ordinaire. N’est-ce pas la en “effet bien entendre la charite? N’y a-t-il pas, bonne ma- “ dame, quelque chose de vraiment ^vangelique dans cette 20 “ dtHicatesse qui s’abstient de sermon, de morale et d’allusion, a .et la meilleure piti^, quand un homme a un point douloureux, “n’est-ce pas de n’y pas toucher du tout? Il m’a sembl<§ que “ ce pouvait etre la la penst§e int^rieure de mon frere. Dans “ tous les cas, ce que je puis dire, e’est que, s’il a eu toutes ces 25 “ id^es, il n’en a rien marque, meme pour moi; il a 6t6 vd!lA n “ bout a 1’autre le meme homme que tous les soirs et il a soup£ “avec ce Jean Valjean du meme air et de la meme fagon qu’il “aurait soup£ avec M. G£d£on Le Provost ou avec M. le cur£ “ de la paroisse. 3° “ Vers la fin, comme nous £tions aux figues, on a cogn£ a la 32 La Chute. “ porte. C’^tait la mere Gerbaud avec son petit dans ses bras. “ Mon frere a bais£ Fenfant au front, et m’a emprunt£ quinze “sous que j’avais sur moi pour les donner a la mere Gerbaud. “ L’homme pendant ce temps-la ne faisait pas grande atten- 5 “ tion. II ne parlait plus et paraissait tres fatiguG La pauvre “ vieille Gerbaud partie, mon frere a dit les graces, puis il s’est “ tourne vers cet homme et lui a dit: Vous devez avoir bien “ besoin de votre lit. Madame Magloire a enlev£ le couvert 1 “bien vite. Je compris qu’il fallait nous retirer pour laisser io “ dormir ce voyageur, et nous sommes monies toutes les deux. “J’ai cependant envoys madame Magloire un instant apres “ porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la “ Foret-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont gla- “ ciales, et cela tient chaud. ^’est dommage que cette peau “ soit vieille; tout le poil s'en va. Mon fr£re l’a achet^e du “ temps qu’il etait en Allemagne, a Tottlingen, pres des sources “ du Danube, ainsi que le petit couteau a manche d’ivoire dont “je me sersji table. “ Madame Magloire est remont£e presque tout de suite, 20 “ nous nous sommes mises a prier Dieu dans le salon oil Foil “ etend le linge, et puis nous sommes rentr^es chacune dans “ notre chambre sans nous rien dire.” V. TRANQUILLITE. A PRES avoir donn6 le bonsoir a sa sceur, monseigneur Bie^i- venu prit sur la table un des deux flambeaux d’argent, remit l’autre a son hote, et lui dit: — Monsieur, je vais vous conduire a votre chambre. L’homme le suivit. Comnie on a pu remarquer dans ce qui a £t£ dit plus haut, le logis £tait distribu6 de telle sorte que, pour passer dans l’oratoire oil £tait l’alcove ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre a coucher de l’eveque. Au moment oil il traversait cette chambre, madame Magloire io serrait l’argenterie dans le placard qui <§tait au chevet du lit. C’^tait le dernier soin qu’elle prenait chaque soir avant de s’aller coucher. L’t^veque installa son hote dans l’alcove. Un lit blanc et frais y etait dresse. L’homme posa le flambeau sur une petite 15 table. — Allons, 1 dit l’^veque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches, tout chaud. — Merci, monsieur l’abb6, dit l’homme. A peine eut-il prononc£ ces paroles pleines de paix que, tout a coup et sans transition, il eut un mouvement etrange et 33 34 La Chute. qui eut glace d’epouvante les deux saintes filles, si elles en eussent et£ temoins. Aujourd’hui meme, il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter une menace? 5 Obeissait-il simplement a une sorte d’impulsion instinctive et obscure pour lui-meme? II se tourna brusquement vers le vieillard, croisa les bras, et, fixant sur son hote un regard sauvage, il s’ecria d’une voix rauque : — Ah qa ! decidement! vous me logez chez vous, pres de 10 vous coniine cela ! Il s’interrompit et ajouta avec un rire oil il y avait quelque chose de monstrueux : — Avez-vous bien fait toutes vos reflexions ? Qui est-ce qui vous dit que je n’ai pas assassin^? 15 L’eveque r£pondit: — Cela regarde le bon Dieu. Puis gravement et remuant les levres comme quelqu’un qui prie ou qui se parle a lui-meme, il dressa les deux doigts de sa main droite et b£nit l’homme qui ne se courba pas, et, sans 20 tourner la tete et sans regarder derriere lui, il rentra dans sa chambre. Quand l’alcove etait habitee, un grand rideau de serge tire de part en part 1 dans l’oratoire cachait l’autel. L’eveque s’agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courte 25 priere. Un moment apres, il etait dans son jardin, marchant, revant, contemplant, Fame et la pensee tout entieres a ces grandes choses mysterieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts. 30 Quant a l’homme, il etait vraiment si fatigue qu’il n’avait meme pas profite de ces boils draps blancs. Il avait souffle Tranquillite. 35 sa bougie avec sa narine a la maniere des formats et s’etait laisse tomber tout habille sur le lit, ou il s’etait tout de suite profondement endormi. Minuit sonnait comme l’eveque rentrait de son jardin dans son appartement. 5 Quelques minutes apres, tout dormait dans la petite maison. VI. JEAN VALJEAN. ERS le milieu de la nuit, Jean Valjean se reveilla. Jean v Valjean etait d’une pauvre famille de paysans de la Brie. 1 Dans son enfance, il n’avait pas appris a lire. Quand il eut l’age d’homme, il £tait emondeur a Faverolles. Sa mere s’ap- s pelait Jeanne Mathieu; son pere s’appelait Jean Valjean ou Vlajean, sobriquet probablement, et contraction de Voila Jean. Jean Valjean etait d’un caractere pensif sans etre triste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, 2 pourtant, c’^tait quelque chose d’assez endormi 3 et d’assez IO insignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. Il avait perdu en tres bas age son pere et sa mere. Sa mere etait morte d’une fievre de lait mal soignee. Son pere, emon¬ deur comme lui, s’^tait tue en tombant d’un arbre. Il n’^tait reste a Jean Valjean qu’une soeur plus ag£e que lui, veuve, 15 avec sept enfants, filles et gargons. Cette soeur avait elev^ Jean Valjean, et tant qu’elle eut son mari elle logea et nourrit son jeune frere. Le mari mourut. L’ain6 des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait d’at- teindre, lui, sa vingt-cinquieme ann^e. Il remplaga le pere, 20 et soutint a son tour sa soeur qui l’avait £lev6. Cela se fit simplement, comme un devoir, merae avec quelque chose de bourru de la part de Jean Valjean. Sa jeune-sse se d^pensait Jean Valjcan. 37 ainsi dans un travail rude et mal paye. On ne lui avait jamais connu de “ bonne amie ” dans le pays. II n’avait pas eu le temps d’etre amoureux. Le soir il rentrait fatigue et mangeait sa soupe, sans dire un mot. Sa soeur, mere Jeanne, pendant qu’il mangeait, lui pre- 5 nait souvent dans son ecuelle le meilleur de son repas, le mor- ceau de viande, la tranche de lard, le coeur de chou, pour le donner a quelqu’un de ses enfants; lui, mangeant toujours, pench£ sur la table, presque la tete dans sa soupe, ses longs cheveux tombant autour de son Ecuelle et cachant ses yeux, 10 avait Fair de ne rien voir et laissait faire. II y avait a Fave- rolles, pas loin de la chaumiere Valjean, de l’autre cote de la ruelle, une fermiere appelee Marie-Claude; les enfants Val¬ jean, habituellement affames, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mere une pinte de lait a Marie-Claude, qu’ils 15 buvaient derriere une haie ou dans quelque coin d’all^e, s’arrar chant le pot, et si hativement que les petites filles s’en r£pan- daient sur leur tablier; la mere, si elle eut su cette maraude, eut s£v&rement corrig£ les d^linquants. Jean Valjean, brusque et bpugon, payait en arriere de la mere la pinte de lait a 20 Marie-Claude, et les enfants n’titaient pas punis. II gagnait dans la saison de l’emondage dix-huit sous par jour, puis il se louait comme moissqnneur, comme manoeuvre, 1 comme gargon de ferme bouvier, 2 comme homme de ,peine. 3 Il faisait ce qu’il pouvait. Sa soeur travaillait de son cote, 25 mais que faire avec sept petits enfants? C’etait un triste groupe que la misere enveloppa et £treignit peu a peu. Il arriva qu’un hiver fut rude. Jean n’eut pas d’ouvrage. La famille n’eut pas de pain. Pas de pain. A la lettre. Sept enfants ! 3° Un dimanche soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place 38 La Chute. de l’Eglise, a Faverolles, se disposait a se coucher, lorsqu’il entendit un coup violent dans la devanture de sa boutique. II arriva a temps pour voir un bras passe a travers un trou fait d’un coup de poing dans la grille et dans la vitre. Le 5 bras saisit un pain et l’emporta. Isabeau sortit en hate; le voleur s’enfuyait (a toutes jambes^j Isabeau courut apres lui et l’arreta. Le voleur avait jete le pain, mais il avait encore le bras ensanglante. C’^tait Jean Valjean. w Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant 10 les tribunaux du temps “ pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitee.” II avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il etait quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a contre les braconniers un prejug£ legitime. Le braconnier, de meme que le contrebandier, cotoie de fort I5 pres le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore un abime entre ces races d’hommes et le hideux assassin des . villes. Le braconnier vit dans la foret; le contrebandier vit dans la montagne ou sur la mer. Les villes font des hommes feroces, parce qu’elles font des hommes corrompus. La mon- 20 tagne, la mer, la foret, font des hommes sauvages. Elies d£ve- loppent le cote farouche, mais souvent sans detruire le cot£ humain. Jean Valjean fut d£clar£ coupable. Les termes du Code etaient formels. Il y a dans notre civilisation des heures 25 redoutables; ce sont les moments ou la penalite prononce un naufrage. Quelle minute funebre que celle oil la societe s’eloigne et consomme l’irreparable abandon d’un etre pen- sant! Jean Valjean fut condamne a cinq ans de galeres. Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de Monte- 30 notte 1 remport£e par le general en chef de l’armee d’ltalie, que le message du Directoire aux Cinq-Cents, du 2 floreal an IV, 2 Jean Valjean. 39 appelle Buona-Parte; ce meme jour, une grande chaine fut ferr 6 e a Bicetre . 1 Jean Valjean fit partie de cette chaine. Un ancien gqichetier de la prison, qui a pres de quatre-vingt- dix ans aujourd’hui, se souvient encore parfaitement de ce malheureux qui fut ferre a l’extr^mite du quatrieme cordon s dans Tangle nord de la cour. II 6 tait assis a terre comrae tous les autres. 11 paraissait ne rien comprendre a sa posi¬ tion, sinon qu’elle etait horrible. II est probable qu’il y jje^.. melait aussi, a travers les vagues idees d’un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d’excessif. Pendant qu’on io rivait a grands coups de marteau derriere sa tete le boulon de son carcan, il pleurait, les larmes Tetouffaient, elles l’empe- chaient de parler, il parvenait seulement a dire de temps en temps: J'etais anondeur a Faverolles. Puis, tout en sanglo- tant, il elevait sa main droite et Tabaissait graduellement sept 15 fois comme s’il touchait successivement sept tetes inegales, et a ce geste on devinait que la chose quelconque qu’il avait faite, il Tavait faite pour vetir et nourrir sept petits enfants. Il partit pour Toulon. Il y arriva apres un voyage de vingt- sept jours, sur une charrette, la chaine au cou. A Toulon, il 20 fut revetu de la casaque rouge. Tout s’effa^a de ce qui avait ete sa vie, jusqu’a son nom ; il ne fut meme plus Jean Valjean ; il fut le num^ro 24601. Que devint sa sceur? que devinrent les sept enfants? Qui est-ce qui s’occupe de cela? Que devient la poign6e de feuilles du jeune arbre scie par le pied ? 25 C’est toujours la meme histoire. Ces pauvres etres vivants, ces creatures de Dieu, sans appui desormais, sans guide, sans asile, s’eri allerent au hasard, qui sait meme ? chacun de leur cote peut-etre, et s’enfoncerent peu a pen dans cette froide brume oil s’engloutissent les destinies solitaires, mornes t6- 3° nebres oil disparaissent successivement tant de tetes infortu- 40 La Chute. nees dans la sombre marche du genre humain. Ils quitterent le pays. Le clocher de ce qui avait ete leur village les oublia; la borne de ce qui avait et6 leur champ les oublia; apres quelques annees de sejour au bagne, Jean Valjean lui-meme 5 les oublia. Dans ce coeur oil il y avait eu une plaie, il y eut une qicatiice. Voila tout. A peine, pendant tout le temps qu’il passa a Toulon, entendit-il parler une seule fois de sa soeur. C’^tait, je crois, vers la fin de la quatrieme ann£e de sa captivite. Je ne sals plus par quelle voie ce renseignement io lui parvint. Quelqu’un, qui les avait connus au pays, avait vu sa soeur. Elle etait a Paris. Elle habitait une pauvre rue pres Saint-Sulpice, la rue du Geindre. Elle n’avait plus avec elle qu’un enfant, un petit gargon, le dernier. Oil £taient les six autres? Elle ne le savait peut-etre pas elle-meme. Tous 15 les matins elle allait a une imprimerie rue du Sabot, No. 3, oil elle etait plieuse et brocheuse. Il fallait etre la a six heures du matin, bien avant le jour l’hiver. Dans la maison de Pim- primerie il y avait une £cole, elle menait a cette £cole son petit gargon qui avait sept ans. Seulement, comme elle en- 20 trait a l’imprimerie a six heures et que l’ecole n’ouvrait qu’a sept heures, il fallait que Penfant attendit dans la cour que Pecole ouvrit, une heure; l’hiver une heure de nuit, en plein air ! On ne voulait pas que Penfant entrat dans Pimprimerie, parce qu’il genait, disait-on. Les ouvriers voyaient le matin 25 en passant ce pauvre petit etre assis sur le pav£, tombant de sommeil, 1 et souvent endormi dans Pombre, accroupi et pli^ sur son panier. Quand il pleuvait, une vieille femme, la por¬ tiere, en avait piti£; elle le recueillait dans son bouge oil il n’y avait qu’un grabat, un rouet et deux chaises de bois, et le 30 petit dormait la dans un coin, se serrant contre le chat pour avoir moins froid. A sept heures, l’^cole ouvrait et il y entrait. Voila ce-qu’on dit a Jean Valjean. 4i JJa Jean Valjean . On Ten entretint un jour, ce fut un moment, un eclair, comme line fenetre brusquement ouverte sur la destinee de ces etres qu’il avait aimes, puis tout se referma; il n’en enten- dit plus parler et ce fut pour jamais. Plus rien n’arriva d’eux a lui; jamais il ne les revit, jamais il ne les rencontra, et dans 5 la suite de cette douloureuse histoire on ne les retrouvera plus. Vers la fin de cette quatrieme ann<§e, le tour d’evasion de Jean Valjean arriva. Ses camarades l’aiderent comme cela se fait dans ce triste lieu. Il s’evada. Il erra deux jours en liberte dans les champs ) si c’est etre libre que d’etre traque \ 10 de tourner la tete a chaque instant; de tressaillir au moindre bruit; d’avoir peur de tout, du toit qui fume, de l’homme qui passe, du chien qui aboie, du cheval qui galope, de l’heure qui sonne, du jour parce qu’on voit, de la nuit parce qu’on ne voit pas, de la route, du sender, du buisson, du sommeil. Le soir 15 du second jour, il fut repris. Il n’avait ni mang6 ni dormi depuis trente-six heures. Le tribunal maritime le condamna pour ce delit a une prolongation de trois ans, ce qui lui fit huit ans. La sixieme ann£e, ce fut encore son tour de s’£va- der; il en usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait 20 manque a l’appel. 1 On tira le coup de canon, et a la nuit les gens dejonde le trouverent cache sous la quilje d’un vaisseau en construction ; il r^sista aux gardes-chiourme 2 qui le saisirent. Evasion et rebellion. Ce fait prevu par le code special fut puni d’une aggravation de cinq ans, dont deux ans de double 25 chaine. Treize ans. La dixieme annee, son tour revint, il en profita encore. Il ne r^ussit pas mieux. Trois ans pour cette nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois, pendant la treizieme ann^e qu’il essaya une derniere fois et ne r^ussit qu’a se faire reprendre apres quatre heures d’absence. Trois 30 ans pour ces quatre heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815, 42 La Chute. il fut libere; il £tait entre la en 1796 pour avoir casse un carreau et pris un pain. Place pour une courte parenthese. C’est la seconde fois que, dans ses etudes sur la question penale et sur la damna- 5 tion par la loi, 1’auteur de ce livre rencontre le vol d’un pain, commei point de depart Jdu desastre d’une destinee. Claude Gueux 1 avait vole un pain; Jean Valjean avait vole un pain. Une statistique anglaise constate qu’a Londres quatre vols sur cinq ont pour cause immediate la faim. 10 Jean Valjean etait entre au bagne sanglotant et fremissant; il en sortit impassible. Il y etait entre d^sespere; il en sortit sombre. Que s’^tait-il passe dans cette ame ? t < VII. LE DEDANS DU DESESPOIR. io c SSAYONS de le dire. II faut bien que la soci^te regarde ces choses, puisque c’est elle qui les fait. C’^tait, nous l’avons dit, un ignorant; mais ce n’^tait pas un imbecile. La lumiere naturelle £tait allumee en lui. Le mal- 5 heur, qui a aussi sa clarte, augmenta le peu de jour qu’il y avait dans cet esprit. Sous le baton, sous la chaine, au cachot, a la fatigue, sous l’ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des formats, il se replia en sa conscience 1 et reflechit. II se constitua tribunal. II coraraenga par se juger lui-meme. II reconnut qu’il n’^tait pas un innocent injustement puni. II s’avou^ qu’il avait commis une action extreme et blamable; qu’on ne lui eut peut-etre pas refuse ce pain s’il l’avait de¬ mands ; que dans tous les cas il eut mieux valu l’attendre, soit 15 de la pitie, soit du travail; que ce n’est pas tout a fait une raison sans r^plique de dire : peut-on attendre quand on a faim? que d’abord il est tres rare qu’on meure litteralement de faim; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir longtemps et beau- 20 coup, moralement et physiquement, sans mourir; qu’il fallait done de la patience; que cela eut mieux valu meme pour ces 43 44 La Chute. pauvres petits enfants; que c’etait un acte de folie, a lui, mal- heureux homme chetif . de pren dre violemment au collet la societe tout entiere et de se figure r qu’on sort de la misere par le vol; que c’etait, dans tous les cas, une mauvaise porte 5 pour sortir de la misere que celle par oil Ton entre dans l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort. Puis il se demanda : S’il etait le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire ? Si d’abord ce n’etait pas une chose grave qu’il eut, lui travailleur, io manque de travail, lui laborieux, manque de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouee, le chatiment n’avait pas ete Feroce et outre. S’il n’y avait pas plus d’abus de la part de la loi dans la peine qu’il n’y avait eu d’abus de la part du coupable dans la faute. S’il n’y avait pas exces de poids dans un des plateaux 15 de la balance, celui oil est l’expiation. Si la surcharge de la peine n’etait point l’effacement du deiit, et n’arrivait pas a ce r^sultat de retourner la situation, 1 de remplacer la faute du deiinquant par la faute de la repression, de faire du coupable la victime et du debiteur le creancier, et de mettre definitive- 20 ment le droit du cote de celui-la meme qui l’avait vioie. Si cette peine, compliquee des aggravations successives pour les tentatives d’evasion, ne finissait pas par etre une sorte d’atten- tat du plus fort sur le plus faible, un crime de la societe sur l’individu, un crime qui recommengait tous les jours, un crime 25 qui durait dix-neuf ans. II se demanda si la societe humaine pouvait avoir le droit de faire egalement subir a ses membres, dans un cas son hppre- voyance deraisonnable, et dans l’autre cas sa prevoyance im- pitoyable ; et de saisir a jarpais un pauvre homme entre un 30 defaut et un exces, defaut de travail, exces de chatiment. S’il n’etait pas exorbitant que la societe traitat ainsi precise- Le Dedans du Desespoir . 45 ment ses membres les plus mal dotes dans la repartition de biens que fait le hasard, et par consequent les plus dignes de menagements. Ces questions faites et r^solues, il jugea la societc et la condamna. 5 II la condamna a sa haine. II la fit responsable du sort qu’il subissait et se dit qu’il n’hesiterait peut-etre pas a lui en demander compte un jour. II se dedara a lui-meme qu’il n’y avait pas equilibre entre le dommage qu’il avait cause et le dommage qu’on lui causait ; io il conclut enfin que son chatiment n’etait pas, a la verite une injustice, mais qu’a^coup sur 1 c’etait une iniquite. La colere peut etre folle et absurde; on peut etre irrite a tort p on n’est indigne aue lorsqu’on a raison au fond par quelque cote. Jean Valjean se sentait indigne. 15 Et puis, la societe humaine ne lui avait fait que du mal. Jamais il n’avait vu d’elle que ce visage courrouce qu’elle appelle sa Justice et qu’elle montre a ceux qu’elle frappe. Les homines ne l’avaient touche que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait ete un coup. Jamais, depuis son 20 enfance, aepuis sa mere, depuis sa soeur, jamais il n’avait ren¬ contre une parole amie et un regard bienveillant. De souf- france en souffrance il arriva peu a peu a cette conviction que la vie etait une guerre ; et que dans cette guerre il etait le vaincu. Il n’avait pas d’autre arme que sa haine. Il resolut 25 de l’aiguiser au bagne et de l’emporter en s’en allant. Il y avait' a Toulon une ecole pour la chiourme tenue par des freres ignorantins 2 oil Ton enseignai^ le plus n£cessaire a ceux de ces malheureux qui avaient de la bonne volonte. Il fut du nombre des homines de bonne volonte. Il alia a l’ecole 3° a quarante ans, et apprit a lire, a hcrire, a compter. Il sentit 46 La Chute . que fortifier son intelligence, c’£tait fortifier sa haine. Dans de certains cas, l’instruction et la lumiere peuvent servir de rallonge au mal. 1 Cela est triste a dire : apres avoir jug£ la soci£t£ qui avait 5 fait son malheur, il jugea la providence qui avait fait la soci£t£, et il la condamna aussi. Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d’esclavage, cette ame monta et tomba en meme temps. Il y entra de la lumiere d’un cot£ et des t^nebres de l’autre. io Jean Valjean n’etait pas, on l’a vu, d’une nature mauvaise. Il £tait encore bon lorsqu’il arriva au bagne. Il y condamna la society et sentit qu’il devenait mechant; il y condamna la providence et sentit qu’il devenait impie. Ici il est difficile de ne pas m^diter un instant. 15 La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout a fait? L’homme cr££ bon par Dieu peut-il etre fait mechant par l’homme? L’ame peut-elle etre refaite tout d’une piece 2 par la destinee, et devenir mauvaise, la de- stinee etant mauvaise? Le coeur peut-il devenir difforme et 20 contracter des laideurs et des infirmites incurables sous la pres- sion d’un malheur disproportion^, comme la colonne verte- brale sous une voute trop basse? N’y a-t-il pas dans toute ame humaine, n’y avait-il pas dans l’ame de Jean Valjean en particulier, une premiere etincelle, un element divin, incorrup- 25 tible dans ce monde, immortel dans l’autre, que le bien peut developper, attiser, allumer et faire rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entierement ^teindre? Questions graves et obscures, a la derniere desquelles tout physiologiste eut probablement r^pondu non , et sans h£siter, 3 ° s’il eut vu a Toulon, aux heures de repos qui ^taient pour Jean Valjean des heures de reverie, assis, les bras crois^s, sur la Le Dedans du Desespoir . 47 barre de quelque cabestan, le bout de sa chaine enfonc£ dans sa poche pour l’empecher de trainer, ce gaDrien morne, s£- rieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l’homme avec colere, damne de la civilisation qui regardait le ciel avec s£verit£. 5 Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste observateur eut vu la une misere irremediable; il eut plaint peut-etre ce malade du fait de la loi, mais il n’eut pas mern'e essays de traitement; il eut detourne le regard des cavernes qu’il aurait entrevues dans cette ame; et, comme Dante de la io porte de l’enfer, 1 il eut efface de cette existence le mot que le doigt de Dieu a pourtant ecrit sur le front de tout homme : Esperance / Cet £tat de son ame que nous avons tente d’analyser etait-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons 15 essaye de le rendre pour ceux qui nous lisent? Jean Valjean voyait-il distinctement, apres leur formation, et avait-il vu dis- tinctement, a mesure qu’ils se formaient, tous les elements dont se composait sa misere morale? Cet homme rude et illettr£ s’^tait-il bien nettement rendu compte de la succession d’idees 20 par laquelle il £tait, degre a degr^, monte et descendu jus- qu’aux lugubres aspects qui 6taient depuis tant d’annees deja rhorizon int^rieur de son esprit? Avait-il bien conscience de tout ce qui s’^tait pass£ en lui et de tout ce qui s’y remu- ait? C’est ce que nous n’oserions dire; c’est meme ce que 25 nous ne croyons pas. Il y avait trop d’ignorance dans Jean Valjean pour que, meme apres tant de malheur, il n’y restat pas beaucoup de vague. Par moments il ne savait pas meme bien au juste ce qu’il eprouvait. Jean Valjean £tait dans les tdmebres; il souffrait dans les t£nebres; il haissait dans les 30 t£nebres; on eut pu dire qu’il haissait devant lui. 2 Il vivait 48 La Chute. habituellement dans cette ombre, tatonnant comme un aveugle et comme un reveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout a coup, de lui-meme et du dehors, une secousse de colere, un silrcroit de souffrance, un pale et rapide Eclair qui illumi- 5 nait toute son ame, et faisait brusquement apparaitre partout autour de lui, en avant et en arriere, aux lueurs d’une lumiere affreuse, les hideux precipices et les sombres perspectives de sa destin^e. L’edair passe, la nuit retombait, et oil etait-il? il ne le io savait plus. Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est impitoyable, c’est-a-dire ce qui est abrutissant, c’est de transformer peu a peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en une bete faiive, quelquefois en une bete 15 feroce. Les tentatives d’evasion de Jean Valjean, successives et obstinfe, suffiraient a prouver cet Strange travail fait par la loi sur fame humaine. Jean Valjean eut renouvele ces ten¬ tatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de fois que Poccasion s’en fut presentee, sans songer un instant au resultat, 20 ni aux experiences d£ja faites. Il s’^chappait imp^tueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L’instinct lui disait: sauve-toi ! Le raisonnement lui eut dit: reste ! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu; il n’y avait plus que l’instinct. La bete 1 seule agis- 2 5 sait. Quand il etait repris, les nouvelles severites qu’on lui infligeait ne servaient qu’a l’effarer davantage. Un detail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il etait d’une force physique dont n’approchait pas un des habitants du bagne. A la fatigue, pour filer 2 un cable, pour virer 0 un 3 ° cabestan, Jean Valjean valait quatre homines. Il soulevait et soutenait parfois d’enormes poids sur son dos, et remplagait Le Dedans du Desespoir. 49 dans Poccasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil ’ d’oii a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil pres des halles de Paris. Ses camarades Pavaient surnomm^ Jean-le-Cric. Une fois, comme on repa- rait le balcon de l’hotel de ville de Toulon, une des admirables 5 cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait la, soutint de l’^paule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d’arriver. Sa souplesse d^passait encore sa vigueur. Certains formats, reveurs perpetuels d’^vasions, finissent par faire de la force et 10 de Padresse combinees une veritable science. C’est la science des muscles. Toute une statique mysterieuse est quoti- diennement pratiqu^e par les prisonniers, ces kernels envieux des mouches et des oiseaux. Grayir une verticale, et trouver des points d’appui la oil l’on voit a peine une saillie, etait un 15 jeu pour Jean Valjean. litant donne un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses j arrets , avec ses coudes et ses t alon s emboit^s dans les asperites de la pierre, il se hissait comme magiquement a un troisieme £tage. Quelquefois il montait ainsi jusqu’au toit du bagne. Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque Emotion extreme pour lui arracher, une ou deux fois Pan, ce lugubre rire du forgat qui est comme un £cho du rire du demon. A le voir, il semblait occupe a regarder continuellement quelque chose de terrible. Il £tait absorb^ en effet. A travers les perceptions maladives d’une nature incomplete et d’une intelligence accabl^e, il sentait confusement qu’une chose monstrueuse £tait sur lui. Dans cette penombre obscure et blafa rde oil il rmnpaitychaque fois qu’il tournait le cou et 30 qu’il essayait delever son regard, il voyait, avec une terreur 20 25 50 La Chute. melee de rage, s’echafauder, s’etager et monter a perte de vue, au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de pr6jug£s, d’hommes et de faits, dont les contours lui £chappaient, dont 5 la masse l’epouvantait, et qui n’etait autre chose que cette pro- digieuse pyramide que nous appelons la civilisation. II distin- guait $a et la dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantot pres de lui, tantot loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque detail vivement eclair^, ici l’argousin et son io baton, ici le gendarme et son sabre, la-bas l’archeveque mitr£; tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronn^ et £blouissant. II lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, le rendaient plus funebre et plus noire. Tout cela, lois, prejug^s, faits, homines, choses, allait et venait 15 au-dessus de lui, selon le mouvement complique et myst^rieux que Dieu imprime a la civilisation, marchant sur lui et l’£cra- sant avec je ne sais quoi de paisible dans la eruaut£ et d’inexo- rable dans l’indiffbrence. Ames tombees au fond de l’infortune possible, malheureux homines perdus au plus bas de ces limbes 20 ou Ton ne regarde plus, les reprouves de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tete cette societe humaine, si formi¬ dable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous. Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait etre la nature de sa reverie ? 25 Si le grain de mil sous la meule avait des pens£es, il pense- rait sans doute ce que pensait Jean Valjean. Toutes ces choses, realit^s pleines de spectres, fantasmago- ries pleines de realit^s, avaient fini par lui creer une sorte d’etat interieur presque inexprimable. 30 Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s’arretait. II se mettait a penser. Sa raison, a la fois plus mure et plus 5i Le Dedans du Desespoir. y trouble qu’autrefois, se revoltait. Tout ce qui lui etait arrive lui paraissait absurde; tout ce qui l’entourait lui paraissait impossible. II se disait: e’est un reve. II regardait Pargou- sin debout a quelques pas de lui; l’argousin lui semblait un fantome; tout a coup le fantome lui donnait un coup de 5 baton. La nature visible existait a peine pour lui. II serait presque vrai de dire qu’il n’y avait point pour Jean Yaljean de soled, ni de beaux jours d’ete, ni de ciel rayonnant, ni de fraiches aubes d’avril. Je ne sais quel jour de soupirail eclairait habi- 10 tuellement son ame. Pour resumer, en terminant, ce qui peut etre resume et traduit en resultats positifs dans tout ce que nous venons d’in- diquer, nous nous bornerons a constater qu’en dix-neuf ans, Jean Valjean, l’inoffensif emondeur de Faverolles, le redoutable 15 gaierien de Toulon, etait devenu capable, grace a la maniere dont le bagne l’avait fagonne, de deux especes de mauvaises actions : premierement, d’une mauvaise action rapide, irrefle- chie, pleine d’^tourdissement, toute d’instinct, sorte de repre- saille pour le mal souffert; deuxiemement, d’une mauvaise 20 action grave, s^rieuse, debattue en conscience et mtklitee avec les id^es fausses que peut donner un pared malheur. Ses pre¬ meditations passaient par les trois phases successives que les natures d’une certaine trempe peuvent seules parcourir, rai- sonnement, volonte, obstination. II avait pour m obile s Pin- 25 dignation habituelle, l’amertume de l’ame, le profond sentiment des iniquites subies, la reaction, meme contre les bons, les innocents et les justes, s’il y en a. (jLe point de depart comme le point d’arrivee^de toutes ses pensees etait la haine de la loi humaine ; cette haine qui, si elle n’est arretee dans son deve- 3° loppement par quelque incident providentiel, devient, dans un 52 La Chute . temps donne, la haine de la societe, puis la haine du genre humain, puis la haine de la creation, et se traduit par un vague et incessant et brutal d^sir de nuire, n’importe a qui, a un etre vivant quelconque. — Comme on voit, ce n’etait pas sans 5 raison que le passeport qualifiait Jean Yaljean d 'homme ires dangereux. D’annee en annee, cette ame s’^tait dessech^e de plus en plus, lentement, mais fatalement. A cceur sec, ceil sec. 1 A sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu’il n’avait vers£ une io larme. VIII. L’ONDE ET L’OMBRE. T TN homme Via m er ! 1 ^ Qu’importe ! le navire ne s’arrete pas. Le vent souffle, ce sombre navire-la a une route qu’il est force de continuer. II passe. L’homme disparait, puis reparait, il plonge et remonte a la 5 surface, il appelle, il tend les bras, on ne l’entend pas; le navire, frissonnant sous bouragan, est tout a sa manoeuvre, les matelots et les passagers ne voient meme plus l’homme sub¬ merge ; sa miserable tete n’est qu’un point dans l’enormite des vagues. 10 Il jette des cris desesp£r£s dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regarde, il la regarde fr£netiquement. Elle s’eloigne, elle blemit, elle d^croit. Il etait la tout a l’beure, il etait de r^quipage, il allait et venait sur le-pont 2 avec les autres, il avait sa part de respiration et 15 de soleil, il etait un vivant. Maintenant, que s’est-il done passe ? Il a glisse, il est tombe, e’est fiini. Il est dans beau monstrueuse. Il n’a plus sous les pieds que de la fuite et de l’.^croulement. Les dots d^chires et dechiquet^s par le vent l’environnent hideusement, les roulis 20 de babime bemportent, tous les haillons de beau s’agitent autour de sa tete, une populace de vagues crache sur lui, de 53 54 La Chute, confuses ouvertures le devorent a demi; d’affreuses vegetations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent a elles; il sent qu’il devient abime, il fait partie de l’ecume, les dots se le jettent de Pun a l’autre, il boit l’amertume, l’oc^an lache 5 s’acharne a le noyer, l’enormite joue avec> son agonie. Il semble que toute cette eau soit de lsf^iaine. Il lutte pourtant. Il essaie de se defendre, il essaie de se soutenir, il fait effort, il n£g_e. Lui, cette pauvre force tout de suite epuis^e, io il combat l’inepuisable. Ou done est le navire? La-bas. A peine visible dans les pales tenebres de l’horizon. Les rafales soufflent; toutes les £cumes l’accablent. Il leve les yeux et ne voit que les lividit^s des nuages. Il assiste, 15 agonisant, a l’immense demence de la mer. Il est supplicie par cette folie. Il entend des bruits etrangers a l’homme qui semblent venir dfau dela de , la terre et d’on ne sait quel dehors 1 effrayant. Il y a des oiseaux dans les nuees, de meme qu’il y a des 20 anges au-dessus des detresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui? Cela vole, chante et plane, et lui, il rale. Il se sent enseveli a la fois par ces deux infinis, l’ocean et le ciel; 1’un est une tombe, l’autre est un linceul. La nuit descend, voila des heures qu’il nage, ses forces sont 25 a bout; ce navire, cette chose lointaine ou il y avait des homines, s’est efface; il est seul dans le formidable gouffre crepusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-des- sous de lui les vagues monstres de l’invisible ; il appelle. Il n’y a plus d’hommes. Ou est Dieu? 30 II appelle. Quelqu’un ! 2 quelqu’un ! Il ajopelle toujours. Rien a l’horizon. Rien au ciel. L'Onde et V Ombre. 55 II implore Fetendue, la vague, l ’algue , F^cueil; cela est sourd. II supplie la tempete; la tempete imperturbable n’obeit qu’a Finfini. Autour de lui Fobscurit£, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indefini des eaux fa- s rouches. En lui l’horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d’appui. II songe aux aventures t^nbbreuses du cadavre dans l’ombre illimitee. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se qrispent et se ferment et prennent du neant. Vents, nu£es, tourbillons, souffles, btoiles inutiles ! Que faire? io Le d£sesp£r£ s’abandonne; qui est las prend le parti de mou- rir, il se laisse faire, 1 il se laisse aller, il lache prise, et le voila qui roule a jamais dans les profondeurs lugubres de Fenglou- tissement. O marche implacable des societes humaines ! Pertes 15 d’hommes et d’ames chemin faisant! 2 Ocban 011 tombe tout ce que laisse tomber la loi! Disparition sinistre du secours ! O mort morale ! La mer, c’est l’inexorable nuit sociale oil la pbnalite jette ses damn^s. La mer, c’est l’immense misere. 20 L’ame, a vau-l’eau 3 dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera ? IX. NOUVEAUX GRIEFS. Q UAND vint l’heure de la sortie du bagne, quand Jean Valjean entendit a son oreille ce mot Strange: tu es libre / le moment fut invraisemblable et inou'f, un rayon de vive lumiere, un rayon de la vraie lumiere des vivants penetra 5 subitement en lui. Mais ce rayon ne tarda point a palir. Jean Valjean avait et6 ^bloui de l’id£e de la liberte. II avait cru a une vie nouvelle. II vit bien vite ce que c’etait qu’une liberte a laquelle on donne un passe-port jaune. Et autour de cela bien des amerturties. II avait calcule que io sa masse, pendant son sejour au bagne, avait du s’Clever a cent soixante et onze francs. II est juste d’ajouter qu’il avait oublie de faire entrer dans ses calculs le repos force des di- manches et fetes qui, pour dix-neuf ans, entrainait une dimi¬ nution de vingt-quatre francs environ. Quoi qu ’il en fut,jcette is masse avait et£ r^duite, par diverses retenues locales, a la somme de cent neuf francs quinze sous, qui lui avait ete comptee a sa sortie. II n’y avait rien compris, et se croyait l£s£. Disons le mot, vole. 20 Le lendemain de sa liberation, a Grasse, il vit devant la porte d’une distillerie de fleurs d’orangers des homines qui dechargeaient des ballots. II offrit ses services. La besogne 56 Nouvcaux Griefs. 5 ; pressait, on les accepta. II se mit a l’ouvrage. II etait intel- ligentj robuste et adroit j il faisait de son mieux m } le maitre paraissait content. Pendant qu’il travaillait, un gendarme passa, le remarqua, et lui demanda ses papiers. II fallut mon¬ ger le passe-port jaune. Cela fait, Jean Valjean reprit son s travail. Un peu auparavant, il avait questioning Pun des ou- vriers sur ce qu’ils gagnaient a cette besogne par jour, on lui avait repondu: trente sous . Le soir venu, comme il etait force de repartir 1 le lendemain matin, il se presenta devant le maitre de la clistillerie et le pria de le payer. Le maitre ne io profera pas une parole, et lui remit quinze sous. Il r£clama. On lui repondit: cela est assez bon pour toi. Il insista. Le maitre le regarda entre les deux yeux et lui dit: Gare le bloc ! 2 La encore il se considera comme volG IS La society, l’etat, en lui diminuant sa masse, Pavait vole en grand. Maintenant c’^tait le tour de Pindividu qui le volait en petit. Liberation n’est pas delivrance. On sort du bagne, mais non de la condamnation. 2Q Voila ce qui lui £tait arrive a Grasse. On a vu de quelle fagon il avait ete accueilli a Digne. X. L’HOMME REVEILLE. r"\ONC comme deux heures du matin sonnaient a l’horloge de la catbedrale, Jean Valjean se reveilla. Ce qui le reveilla, c’est que le lit etait trop bon. II y avait vingt ans bientot qu’il n’avait couch£ dans un lit, et, quoiqu’il S ne se fut pas d^shabflle, la sensation etait trop nouvelle pour ne pas troubler son sommeil. II avait dormi plus de quatre heures. Sa fatigue etait pass£e. II etait accoutum£ a ne pas donner beaucoup d’heures au repos. io II ouvrit les yeux, et regarda un moment dans l’obscurite autour de lui, puis il les referma pour se rendormir. Quand beaucoup de sensations diverses ont agite la journ£e, quand des choses preoccupent l’esprit, on s’endort, mais on ne se rendort pas. Le sommeil vient plus ais^ment qu’il ne 15 revient. C’est ce qui arriva a Jean Valjean. II ne put se rendormir, et il se mit a penser. II etait dans un de ces moments oil les id£es qu’on a dans l’esprit sont troubles. Il avait une sorte de va-et-vient 1 obscur dans le cerveau. Ses souvenirs anciens et ses souvenirs im- 20 mediats y flottaient pele-mele et s’y croisaient confus^ment, perdant leurs formes, se grossissant d£mesur£ment, puis dispa- raissant tout a coup comme dans une eau fangeuse et agit£e. 58 L ’Homme ReveiUe. 59 Beaucoup de pens^es lui venaient, mais il y en avait une qui se reprt^sentait continuellement et qui chassait toutes les autres. Cette peiis^e, nous allons la dire tout de suite : — il avait remarqu^ les six couverts d’argent et la grande cuiller que madame Magloire avait pos£s sur la table. 5 Ces six couverts d’argent l’obs^daient. — Ils etaient la. — v '' A quelques pas. — A l’instant oil il avait traverse la chambre d’a cote pour venir dans celle oil il etait, la vieille servante les mettait dans un petit placard a la tete du lit. — Il avait bien remarque ce placard. — A droite, en entrant par la salle a io manger. — Ils etaient massifs. — Et de vieille argenterie. — Avec la grande cuiller, on en tirerait au moins deux cents francs. — Le double de ce qu’il avait gagne en dix-neuf ans. — Il est vrai qu’il eut gagne davantage si ‘ Vadministration ne l’avait pas vole' 15 Son esprit oscilla toute une grande heure dans des fluctua¬ tions auxquelies se melait bien quelque lutte. Trois heures sonnerent. Il rouvrit les yeux,l s e dre ssa brusquement sur son s^ant,y^tendit le bras et tata son havre-sac qu’il avait jete dans le coin de l’alcove, puis il laissa pendre ses jambes et poser 20 ses pieds k terre, et se trouva, presque sans savoir comment, assis sur son lit. Il resta un certain temps reveur dans cette attitude qui eut eu quelque chose de sinistre pour quelqu’un qui l’eut apergu ainsi dans cette ombre, seul £veill6 dans la maison endormie. 25 Tout a coup il se baissa, ota ses souliers et les posa doucement sur la natte pres du lit, puis il reprit sa posture de reverie et redevint immobile. Au milieu de cette meditation hideuse, les id^es que nous venons d’indiquer remuaient sans relache son cerveau, en- 30 traient, sortaient, rentraient, faisaient sur lui une sorte de 6o La Chute. pes£e; et puis il songeait aussi, sans savoir pourquoi, et avec cette obstination machinale de la reverie, a un format nomm6 Brevet qu’il avait connu au bagne, et dont le pantalon n’^tait retenu que par une seule bretelle de coton tricots. Le dessin 5 en damier de cette bretelle lui revenait sans cesse a l’esprit. II demeurait dans cette situation, et y fut peut-etre reste indefiniment jusqu’au lever du jour, si l’horloge n’eut sonn£ un coup, — le quart ou la demie. II serabla que ce coup lui eut dit: allons ! 1 io II se leva debout, h^sita encore un moment, et ecouta; tout se taisait dans la maison; alors il marcha droit et a petits pas vers la fenetre qu’il entrevoyait. La nuit n’^tait pas tres obscure; c’etait une pleine lune sur laquelle couraient de larges nu£es chassis par le vent. Cela faisait au dehors des 15 alternatives d’ombre et de clarte, des Eclipses, puis des £clair- cies, et au dedans une sorte de cr6puscule. Ce crepuscule, suffisant pour qu’on put se guider, intermittent a cause des nuages, ressemblait a l’espece de lividit£ qui tombe d’un sou- pirail de cave devant lequel vont et viennent des passants. 20 Arrive a la fenetre, Jean Valjean l’examina. Elle £tait sans barreaux, donnait sur le jardin et n’£tait ferm^e, selon la mode du pays, que d’une petite clavette. Il l’ouvrit, mais, comme un air froid et vif entra brusquement dans la chambre, il la referma tout de suite. Il regarda le jardin de ce regard 25 attentif qui £tudie plus qu’il ne regarde. Le jardin 6tait enclos d’un mur blanc assez bas, facile a escalader. Au fond, au dela, il distingua des tetes d’arbres ^galement espac^es, ce qui indi- quait que ce mur s^parait le jardin d’une avenue ou d’une tuelle plant^e. 30 Ce coup d’oeil jet6, il fit le mouvement d’un homme deter¬ mine, marcha a son alcove, prit son havre-sac, le fouilla, L' Homme ReveilU\ 61 eii tira quelque chose qu’il posa sur le lit, mit ses souliers dans une de ses poches, referma le tout, chargea le sac sur ses 6paules, se couvrit de sa casquette dont il baissa la visiere sur ses yeux, chercha son baton en tatonnan t, et l’alla poser dans bangle de la fenetre, puis il revint au lit et saisit 5 resolument l’objet qu’il y avait dtipos£. Cela ressemblait a une barre de fer courte, aiguisee comme un t§pieu a Tune de ses extremity. Il eut 6t£ difficile de distinguer dans les ffinebres pour quel emploi avait pu etre faqonn£ ce morceau de fer. C’^tait peut- 10 etre un levier? C’^tait peut-etre une massue? Au jour on eftt pu reconnaitre que ce n’^tait autre chose qu’un chandelier de mineur. On employait alors quelquefois les formats a extraire de la roche des hautes collines qui envi- ronnent Toulon, et il n’dtait pas rare qu’ils eussent a leur dis- 15 position des outils de mineur. Les chandeliers des mineurs sont en fer massif, terminus a leur extr^miffi inffirieure par une pointe au moyen de laquelle on les enfonce dans le rocher. Il prit le chandelier dans sa main droite, et retenant son haleine, assourdissant son pas, il se dirigea vers la porte de la 20 chambre voisine, celle de l’^veque, comme on sait. Arrive a cette porte, il la trouva ; f entre-baillee. L’^veque ne l’avait point ferm^e. XI. CE QU’IL FAIT. TEAN VALJEAN £couta. Aucun bruit. ^ II poussa la porte. II la poussa du bout du doigt, Dgerement, avec cette dou- « ceur furtive et inquiete d’un chat qui veut entrer. 5 La porte ceda a cette pression et fit un mouvement imper¬ ceptible et silencieux qui 61 argit un peu l’ouverture. II attendit un moment, puis poussa la porte une seconde fois, plus hardiment. Elle continua de c£der en silence. L’ouverture £tait assez io grande maintenant pour qu’il put passei. Mais il y avait pres de la porte une petite table qui faisait avec elle un angle genant et qui barrait l’entree. Jean Valjean reconnut la difficulte. II fallait a toute force 1 que l’ouverture fut encore £largie. 15 II prit son parti, et poussa une troisieme fois la porte, plus thiergiquement que les deux premieres. Cette fois il y eut un gond mal huil£ qui jeta tout a coup dans cette obscurite un cri rauque et prolong^. Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gond sonna dans 20 son oreille avec quelque chose d’£clatant et de formidable comme le clairon du jugement dernier. Dans les grossissements fantastiques de la premiere minute, 62 Ce qu'il Fait. 63 il se figura presque que ce gond venait de s’animer et de prendre tout a coup une vie terrible, et qu’il aboyait comme un chien pour avertir tout le monde et r^veiller les gens endormis. II s’arreta, frissonnant, eperdu, et retomba de la pointe du pied sur le talon. II entendit ses arteres battre dans ses tempes comme deux marteaux de forge, et il lui semblait que son souffle sortait de sa poitrine avec le bruit du vent qui sort d’une caverne. Il lui paraissait impossible que l’horrible cla- meur de ce gond irrit6 n’eut pas ebranle toute la maison comme une secousse de tremblement de terre; la porte, pous- s£e par lui, avait pris l’alarme et avait appele ; le vieillard allait se lever, les deux vieilles femmes allaient crier, on vien- drait a l’aide; avant un quart d’heure, la ville serait en rumeur et la gendarmerie sur pied. Un moment il se crut perdu. Il demeura oil il etait, petrify comme la statue de sel, n’osant faire un mouvement. Quelques minutes s’^coulerent. La porte s’etait ouverte toute grande. Il se hasarda a regarder dans la chambre. Rien n’y avait bougC Il preta l’oreille. Rien ne remuait dans la maison. Le bruit du gond rouill£ n’avait £veill£ personne. Ce premier danger £tait pass£, mais il y avait encore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Meme quand il s’^tait cru perdu, il n’avait pas reculC Il ne songea plus qu’a finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre. Cette chambre £tait dans un calme parfait. On y distinguait 9a et la des formes confuses et vagues qui, au jour, ^taient des papiers ^pars sur une table, des infolio ouverts, des volumes empil£s sur un tabouret, un fauteuil charge de vetements, un prie-Dieu, et qui a cette heure n’etaient plus que des coins t£n£breux et des places blanchatres. Jean Valjean avanga 5 10 15 20 25 30 6 4 La Chute. avec precaution en evitant de se heurter aux meubles. II entendait au fond de la chambre la respiration egale et tran- quille de l’eveque endormi. II s’arreta tout a coup. II etait pres du lit. II y etait arrive 5 plus tot qu’il n’aurait cru. La nature raele quelquefois ses effets et ses spectacles a nos actions avec une espece d’a-propos 1 sombre et intelligent, comme si elle voulait nous faire reflechir. Depuis pres d’une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. Au moment io oil Jean Valjean s’arreta enjace du lit, ce nuage se dechira, comme s’il l’eut fait expres, et un rayon de lune, traversant la longue fenetre, vint edairer subitement le visage pale de l’eveque. II dormait paisiblement. II etait presque vetu dans son lit, a cause des nuits froides des Basses-Alpes, d’un 15 vetement de laine brune qui lui couvrait les bras jusqu’aux poignets. Sa tete etait renversee sur l’oreiller dans l’attitude abandonnee du repos; il laissait pendre hors du lit sa main ornee de l’anneau pastoral et d’oii etaient tombees tant de bonnes oeuvres et tant de saintes actions. Toute sa face s’il- 20 luminait d’une vague expression de satisfaction, d’esperance et de beatitude. C’etait plus qu’un sourire et presque un rayonnement. II y avait sur son front l’inexprimable reverbe¬ ration d’une lumiere qu’on ne voyait pas. L’ame des justes pendant le sommeil contemple un ciel mysterieux. 25 Un reflet de ce ciel etait sur l’eveque. C’etait en meme temps une transparence lumineuse, car ce ciel etait au dedans de lui. Ce ciel, c’etait sa conscience. Au moment oil le rayon de la lune vint se superposer, pour ainsi dire, a cette clarte interieure, l’eveque endormi apparut 30 comme dans une gloire. Cela pourtant resta doux et voile, d’un demi-jour ineffable. Cette lune dans le ciel, cette Ce quil Fait. 65 nature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si calme, l’heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais quoi de solennel et d’indicible au venerable repos de cet homme, et enveloppaient d’une sorte d’aur^ole majestueuse et sereine ces cheveux blancs et ces yeux fermes, cette figure oil tout s etait esp^rance et ou tout etait confiance, cette tete de vieillard et ce sommeil d’enfant. II y avait presque de la divinite dans cet homme ainsi auguste a son insu. Jean Valjean, lui, etait dans l’ombre, son chandelier de fer a 10 la main, debout, immobile, effhJj£ de ce vieillard lumineux. Jamais il n’avait rien vu de pareil. Cette confiance F6pou- vantait. Le monde moral n’a pas de plus grand spectacle que celui-la: une conscience trouble et inquiete, parvenue au bord 1 d’une mauvaise action, et contemplant le sommeil d’un 15 juste. Ce sommeil, dans cet isolement, et avec un voisin tel que lui, avait quelque chose de sublime qu’il sentait vaguement, mais imperieusement. Nul n’eut pu dire ce qui se passait en lui, pas meme lui. 20 Pour essayer de s’en rendre compte, 2 il faut rever ce qu’l y a de plus violent en presence de ce qu’il y a de plus doux. Sur son visage meme on n’eut rien pu distinguer avec certitude. C’etait une sorte d’£tonnement hagard. Il regardait cela. Voila tout. Mais quelle etait sa pens£e? il eut £t£ impossi- 25 ble de le deviner. Ce qui 6tait Evident, c’est qu’il 6tait dmi et boulevers£. Mais de quelle nature etait cette Emotion ? Son oeil ne se detachait pas du vieillard. La seule chose qui se d^gageat clairement de son attitude 3 et de sa physiono- mie, c’etait une Strange indecision. On eut dit qu’il h^sitait 30 entre les deux abimes, celui ou Ton se perd et celui ou l’on se 66 La Chute. sauve. II semblait pret a briser ce crane ou a baiser cette main. Au bout de quelques instants, son bras gauche se leva lente- ment vers son front, et il ota sa casquette, puis son bras 5 retomba avec la meme lenteur, et Jean Valjean rentra dans sa contemplation, sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la main droite, ses cheveux h£riss£s sur sa tete farouche. L’eveque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard effrayant. io Un reflet de lune faisait confusement visible aud-essus de la cheminee le crucifix qui semblait leur ouvrir les bras a tous les deux, avec une benediction pour l’un et un pardon pour l’autre. Tout a coup Jean Valjean remit sa casquette sur son front, is puis marcha rapidement, le long du lit, sans regarder l’^veque, droit au placard qu’il entrevoyait pres du chevet; il leva le chandelier de fer comme pour forcer la serrure ; la clef y £tait; il l’ouvrit; la premiere chose qui lui apparut fut le panier d’ar- genterie; il le prit, traversa la chambre a grands pas sans pr£- 20 caution et sans s’occuper du bruit, gagna la porte, rentra dans l’oratoire, ouvrit la fenetre, saisit son baton, enjamba J^appui du rez-de-chauss^e, 1 mit Fargenterie dans son sac, jeta le panier, franchit le jardin, sauta par-dessus le mur comme un tigre, et s’enfuit. XII. L’EVEQUE TRAVAILLE. T E lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se promenait dans son jardin. Madame Magloire accourut vers lui toute boulevers^e. — Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur 1 sait-elle oil est le panier d’argenterie ? 5 — Oui, dit l’^veque. — J£sus-Dieu soit b£ni! reprit-elle. Je ne savais ce qu’il etait devenu. L’^veque venait de ramasser le panier dans une plate-bande. II le pr^senta a madame Magloire. io — Le voila. — Eh bien ! dit elle. Rien dedans ! et l’argenterie ? — Ah ! repartit l’eveque. C’est done l’argenterie qui vous occupe? Je ne sais oil elle est. — Grand bon Dieu ! elle est volee ! C’est l’homme d’hier 15 soir qui Pa vol£e. En un clin d’oeil, avec toute sa vivacity de vieille alerte, madame Magloire courut a l’oratoire, entra dans l’alcove et revint vers l’eveque. L’^veque venait de se baisser et consi- d^rait en soupirant un plant de cochlearia que le panier avait 20 brise en tombant a travers la plate-bande. II se redressa au cri de madame Magloire. 67 68 La Chute. — Monseigneur, l’homme est parti! l’argenterie est volee ! Tout en poussant cette exclamation, ses yeux tombaient sur un angle du jardin ou l’on voyait des traces d’escalade. Le chevron 1 du mur avait ete arrach£. 5 —Tenez ! c’est par la qu’il s’en est alle. II a saute dans la ruelle Cochefilet! Ah ! l’abomination ! II nous a vole notre argenterie. L’eveque resta un moment silencieux, puis leva son oeil serieux, et dit a madarne Magloire avec douceur: io —Et d’abord, cette argenterie etait-elle a nous? Madame Magloire resta interdite. II y eut encore un silence, puis l’eveque continua: — Madame Magloire, je detenais a tort et depuis longtemps cette argenterie. Elle etait aux pauvres. Qu’£tait-ce que cet 15 homme ? Un pauvre £videmment. — LUlas Jesus ! repartit madarne Magloire. Ce n’est pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est bien £gal. Mais c’est pour monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant? 20 L’eveque la regarda d’un air etonn£. — Ah ga ! est-ce qu’il n’y a pas des couverts d’etain? Madame Magloire haussa les epaules. — L’etain a une odeur. — Alors, des couverts de fer. 25 Madame Magloire fit une grimace expressive. — Le fer a un gout. — Eh bien, dit l’eveque, des couverts de bois. Quelques instants apres, il d^jeunait a cette meme table oil Jean Valjean s’etait assis la veille. Tout en d^jeunant, mon- 30 seigneur Bienvenu faisait gaiment remarquer a sa soeur qui ne disait rien et a madarne Magloire qui grommelait sourdement, 2 L'Eveque Travaille. 69 qu’il n’est nullement besoin d’une cuiller ni d’une fourchette, meme en bois, pour tremper un morceau de pain dans une tasse de lait. — Aussi a-t-on idee ! 1 disait madame Magloire toute seule en allant et venant, recevoir un homme corame cela ! et le 5 loger a cotd de soi ! et quel bonheur encore qu’il n’ait fait que voler ! Ah ! mon Dieu ! cela fait fr^mir quand on songe ! Comme le frere et la soeur allaient se lever de table, on frappa a la porte. — Entrez, dit P^veque. 10 La porte s’ouvrit. Un groupe etrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrieme au collet. Les trois hommes £taient des gendarmes; l’autre etait Jean Valjean. Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le 15 groupe, etait pres de la porte. II entra et s’avan^a vers l’eveque en faisant le salut militaire. — Monseigneur . . . dit-il. A ce mot, Tean Valiean, qui etait morne et semblait abattu, releva la tete d’un air stup^fait. 20 — Monseigneur! murmura-t-il. Ce n’est done pas le cur£ . . . — Silence ! dit un gendarme. C’est monseigneur l’eveque. Cependant monseigneur Bienvenu s’etait approch^ aussi vivement que son grand age le lui permettait. 25 — Ah! vous voila ! s’ecria-t-il en regardant Jean Valjean. ( Je suis aise de vous voir. X ) Eh bien, mais ! je vous avais donnd les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emport^s avec vos couverts ? 3 o Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le venerable Eveque 70 La Chute . avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre. — Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait etait done vrai? Nous l’avons rencontre. II 5 allait comme quelqu’un qui s’en va. 1 Nous Favons arrets pour voir. II avait cette argenterie. — Et il vous a dit, interrompit Feveque en souriant, qu’elle lui avait ete donnee par un vieux bonhomme de pretre chez lequel il avait passe la nuit ? Je vois la chose. Et vous l’avez une meprise. reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ? — Sans doute, r^pondit Feveque. Les gendarmes lacherent Jean Valjean qui recula. 15 — Est-ce que e’est vrai qu’on me laisse ? dit-il d’une voix presque inarticuEe et comme s’il parlait dans le sommeil. — Oui, on te laisse, tu n’entends done pas? dit un gen¬ darme. — Mon ami, reprit Feveque, avant de vous en aller, void 20 vos chandeliers. Prenez-les. . Il alia a la cheminee, prit les deux flambeaux d’argent et les apporta a Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui put ddanger Feveque. 25 Jean Valjean tremblait de ' tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air £gare. — Maintenant, dit Feveque, allez en paix. — A propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez ton jours entrer et sortir par la porte de la rue. 30 Elle n’est fermee qu’au loquet jour et nuit. Puis se tournant vers la gendarmerie : 10 ramene ici? C’est t— Comme cela,' L' Eve que Travaille. 7 1 — Messieurs, vous pouvez vous retirer. Les gendarmes s’eloignerent. Jean Valjean etait comme un homme qui va s’^vanouir. L’^veque s’approcha de lui, et lui dit a voix basse : — N’oubliez pas, n’oubliez jamais que vous m’avez promis 5 d’employer cet argent a devenir honnete homme. Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’^veque avait appuy£ sur ces paroles en les pronongant. II reprit avec solemnity : — Jean Valjean, mon frere, vous n’appartenez plus au mal, io mais au bien. C’est votre ame que je vous achete; je la retire aux pens^es noires et a P esprit de perdition, et je la donne a Dieu. XIII. PETIT-GERVAIS. J EAN VALJEAN sortit de la ville comme s’il s’^chappait. II se mit a marcher en toute hate dans les champs, prenant les chemins et les senders qui se pr^sentaient sans s’apercevoir qu’il revenait a chaque instant sur ses pas. II erra ainsi toute s la matinee, n’ayant pas mang£ et n’ayant pas faim. II etait en proie a une foule de sensations nouvelles. II se sentait une sorte de colere; il ne savait contre qui. II n’eut pu dire s’il etait touche ou humili£. II lui venait par moments un atten- drissement etrange qu’il combattait et auquel il opposait l’en- io durcissement de ses vingt dernieres ann£es. Cet £tat le fatiguait. Il voyait avec inquietude §l£hjnmler au dedans de lui l’espece de calme affreux que l’injustice de son malheur lui avait donne. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eut vraiment mieux aim£ etre en prison avec les 15 gendarmes, et que les choses ne se fussent point passees ainsi; cela l’eut moins agite. Bien que la saison fut assez avancee, il y avait encore qa et la dans les haies quelques fleurs tar- dives dont l’odeur, qu’il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d’enfance. Ces souvenirs lui £taient presque insup- 20 portables, tant il y avait longtemps qu’ils ne lui etaient apparus. Des pens£es inexprimables s’amoncelerent ainsi en lui toute la journde. 72 Pctit-Gcrvais. 73 Comme le soleil d^clinait au couchant, allongeant sur le sol Fombre du moindre caillou, Jean Valjean etait assis derriere un buisson dans une grande plaine rouss e absolument deserte. II n’y avait a l’horizon que les Alpes. Pas meme le clocher d’un village lointain. Jean Valjean pouvait etre a trois lieues de Digne. Un sender qui coupait la plaine passait a quelques pas du buisson. Au milieu de cette meditation qui n’eut pas peu contribue a rendre ses haillons effrayants pour quelqu’un qui l’eut ren¬ contre, il entendit un bruit joyeux. IO II tourna la tete, et vit venir par le sentier un petit Savoyard d’une dizaine d’annees qui chantait, sa vielle au flanc et sa boite a marmotte sur le dos ; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon. 15 Tout en chantant l’enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets 1 avec quelques pieces de monnaie qu’il avait dans sa main, toute sa fortune probable- ment. Parmi cette monnaie il y avait une piece de quarante sous. 20 L’enfant s’arreta a cote du buisson sans voir Jean Valjean et fit sauter 2 sa poignee de sous que jusque-la il avait regue avec assez d’adresse tout entiere sur le dos de sa main. Cette fois la piece de quarante sous lui echappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu’a Jean Valjean. 25 Jean Valjean posa le pied dessus. Cependant Fenfant avait suivi sa piece du regard, et l’avait vu. Il ne s’^tonna point et marcha droit a l’homme. C’^tait un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard 30 pouvait s’£tendre, il n’y avait personne dans la plaine ni dans 74 La Chute. le sentier. On n’entendait que les petits cris faibles d’une nuee d’oiseaux de passage qui traversaient le ciel a une hau¬ teur immense. L’enfant tournait le dos au soleil qui lui met- tait des fils d’or dans les cheveux et qui empourprait d’une 5 lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean. — Monsieur, dit le petit Savoyard, avec cette confiance de l’enfance qui se compose d’ignorance et d’innocence, — ma piece? — Comment t’appelles-tu? dit Jean Valjean. o — Petit-Gervais, monsieur. — Monsieur, reprit l’enfant, rendez-moi ma piece. Jean Valjean baissa la tete et ne r^pondit pas. L’enfant recommempa : — Ma piece, monsieur ! 15 L’oeil de Jean Valjean resta fixe a terre. — Ma piece ! cria l’enfant, ma piece blanche ! 1 mon argent! II semblait que Jean Valjean n’entendit point. L’enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en meme temps il faisait effort pour d^ranger le gros soulier ferr£ pose sur son 20 tresor. — Je veux ma piece ! ma piece de quarante sous ! L’enfant pleurait. La tete de Jean Valjean se releva. II £tait toujours assis. Ses yeux etaient troubles. II conskRra l’enfant avec une sorte d’etonnement, puis il £tendit la main 25 vers son baton et cria d’une voix terrible : — Qui est la? — Moi, monsieur, r£pondit l’enfant. Petit-Gervais ! moi ! moi ! Rendez-moi mes quarante sous, s’il vous plait! Otez votre pied, monsieur, s’il vous plait! Puis irrite, quoique tout petit, et devenant presque mena- 30 qant: — Ah ga, oterez-vous votre pied? Otez done votre pied, voyons! Petit-Gci'vciis. 75 — Ah! c’est encore toi ! dit Jean Valjean, et se dressant brusquement tout debout, le pied toujours sur la piece d’argent, il ajouta: — Veux-tu bien te sauver ! 1 L’enfant effar£ le regarda, puis commenga a trembler de la 5 tete aux pieds, et, apres quelques secondes de stupeur, se mit a s’enfuir en courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri. Cependant a une certaine distance l’essoufflement le for^a de s’arreter, et Jean Valjean, a travers sa reverie, l’entendit 10 qui sanglotait. Au bout de quelques instants l’enfant avait disparu. i^Le^soleil s’^tait couch6.^\ L’ombre se faisait autour de Jean Valjean. II n’avait pas mang£ de la journee ; il est probable qu’il avait la fievre. 15 II etait rest£ debout, et n’avait pas change d’attitude depuis que l’enfant s’^tait enfui. Son souffle soulevait sa poitrine a des intervalles longs et in^gaux. Son regard, arrete a dix 011 douze pas devant lui, semblait £tudier avec une attention pro- fonde la forme d’un vieux t esson de faience bleue tombe dans 20 l’herbe. Tout a coup il tressaillit; il venait de sentir le froid du soir. Il raffermit sa casquette sur son front, chercha machinale- ment a croiser 2 et a boutonner sa blouse, fit un pas, et se baissa pour reprendre a terre son baton. 25 En ce moment il apergut la piece de quarante sous que son pied avait a demi enfonc^e dans la terre et qui brillait parmi les cailloux. Ce fut comme une commotion galvanique. — Qu’est-ce que c’est que ga? dit-il entre ses dents. Il recula de trois pas, puis s’arreta, sans pouvoir detacher son regard 3° de ce point que son pied avait foul£ l’instant d’auparavant, ;6 La Chute. corame si cette chose qui luisait la dans l’obscurit6 eut 6t6 un ceil ouvert fixe sur lui. Au bout de quelques minutes, il s’elanga convulsivement vers la piece d’argent, la saisit, et, se redressant, se mit a 5 regarder au loin dans la plaine, jetant a la fois ses yeux vers tons les points de l’horizon, debout et frissonnant comme une bete fauve effaree qui cherche un asile. II ne vit rien. La nuit tombait, la plaine £tait froide et vague, de grandes brumes violettes montaient dans la clarte io crepusculaire. II dit: Ah ! et se mit a marcher rapidement dans une cer- taine direction, du cote oil l’enfant avait disparu. Apres une trentaine de pas, il s’arreta, regarda et ne vit rien. Alors il cria de toute sa force : 15 —Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! Il se tut, et attendit. Rien ne r£pondit. La campagne etait d^serte et morne. Il etait environn6 de l’^tendue. Il n’y avait autour de lui qu’une ombre oil se per- 20 dait son regard et un silence oil sa voix se perdait. Une bise glaciale soufflait, et donnait aux choses autour de lui une sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. On eut- dit qu’ils menagaient et poursuivaient quelqu’un. 25 II recommen^a a marcher, puis il se mit a courir, et de temps en temps il s’arretait, et criait dans cette solitude, avec une voix qui £tait ce qu’on pouvait entendre de plus formi¬ dable et de plus desoU : Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! Certes, si l’enfant l’eut entendu, il eut eu peur et se fht bien 30 garde de se montrer. Mais l’enfant etait sans doute deja bien loin. Petit-Gervais. 77 II rencontra un pretre qui £tait a cheval. II alia a lui et lui ait: — Monsieur le cur£,(avez-vous Vu passer un enfant ? — Non, dit le pretre. — Un nomm£ Petit-Gervais? 5 -^Je n’ai vu personne. ; 11 tira deux pieces de cinq francs de sa sacoche et les remit au pretre. — Monsieur le cur6, voici pour vos pauvres. — Monsieur le cure, c’est un petit d’environ dix ans qui a une marmotte, je io crois, et une vielle. 11 allait. Un de ces Savoyards, vous savez ? — Je ne l’ai point vu. — Petit-Gervais? il n’est point des villages d’ici? pouvez- vous me dire? — Si c’est comme vous dites, mon ami, c’est un petit Stranger. Cela passe dans le pays. On ne les connait pas. Jean Valjean prit violemment deux autres ecus de cinq francs qu’il donna au pretre. — Pour vos pauvres, dit-il. Puis il ajouta avec £garement: v — Monsieur l’abb£, faites-moi arreter. Je suis un voleur. Le pretre j piqua des deuxMet s’enfuit tres effray6. Jean Valjean se mit a courir dans la direction qu’il avait d’abord prise. Il fit/ de la sortg jun assez long chemin, regardant, appelant et criant, mais il ne rencontra plus personne. Deux ou trois fois il courut dans la plaine vers quelque chose qui lui faisait 15 20 25 l’effet d’un etre couch6 ou accroupi ; ce n’etaient que des broussailles ou des roches, a fleur de terre. ^ Enfin, a un en- 30 droit ou trois senders se croisaient, il s’arreta. La lune s’t§tait 78 La Chute. levee. II promena sa vue au loin et appela une derniere fois : Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! Petit-Gervais ! Son cri s’etei- gnit dans la brume, sans meme eveiller un echo. II murmura encore: Petit-Gervais ! mais d’une voix faible et presque 5 inarticuiee. Ce fut la son dernier effort; ses jarrets flechirent brusquement sous lui comme si une puissance invisible l’acca- blait tout a coup du poids de sa mauvaise conscience; il tomba epuis£ sur une grosse pierre, les poings dans ses che- veux et le visage dans ses genoux, et il cria: Je suis un io miserable ! Alors son cceur creva et il se mit a pleurer. C’etait la premiere fois qu’il pleurait depuis dix-neuf ans. Quand Jean Valjean etait sorti de chez l’£veque, on l’a vu, il etait hors de tout ce qui avait et£ sa pens£e jusque-la. 15 II ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se roidissait contre Paction angdique et contre les douces paroles du vieillard. “ Vous m’avez promis de devenir hon- nete homme. Je vous achete votre ame. Je la retire a Pesprit de perversite et je la donne au bon Dieu.” Cela 20 lui revenait sans cesse. Il opposait a cette indulgence celeste l’orgueil, qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce pretre etait le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eut encore £t£ £branl£ ; que son endurcissement serait d^finitif s’il r£sis- 25 tait a cette clemence; que, s’il c£dait, il faudrait renoncer a cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son ame pendant tant d’annties, et qui lui plaisait; que cette fois il fallait vaincre ou etre vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et definitive, etait engagee entre sa mechancete a lui 30 et la bonte de cet homme. En presence de toutes ces lueuis, il allait comme un homme Petit-Gervais. 79 ivre. Pendant qu’il marchait ainsi, les yeux hagards, avait-il une perception distincte de ce qui pourrait r<§sulter pour lui de son aventure a Digne ? Entendait-il tous ces b ourdonne ments mysterieux qui avertissent ou importunent l’esprit a de certains moments de la vie? Une voix lui disait-elle a l’oreille qu’il 5 venait de traverser l’heure solennelle de sa destin^e, qu’il n’y avait plus de m ilieu pour lui, que, si d£sormais il n’etait pas le meilleur des homines, il en serait le pire, qu’il fallait pour ainsi dire que maintenant il montat plus haut que l’tiveque ou retombat plus bas que le gaUrien, que s’il voulait devenir bon, 10 il fallait qu’il devint ange, que s’il voulait rester mechant il fallait qu’il devint monstre. _ Ici encore il faut se faire ces questions que nous nous sommes ddja faites ailleurs : recueillait-il confus^ment quelque ombre de tout ceci dans sa pens£e ? Certes, le malheur, nous l’avons 15 dit, fait l’education de l’intelligence; cependant il est douteux que Jean Valjean fut en £tat de demeler tout ce que nous indiquons ici. Si ces id£es lui arrivaient, il les entrevoyait plutot qu’il ne les voyait, et elles ne r^ussissaient qu’a le jeter dans un trouble inexprimable et presque douloureux. Au sor- 20 tir de cette chose difforme et noire qu’on appelle le bagne, l’^veque lui avait fait mal a Fame comme une clart£ trop vive lui eut fait mal aux yeux en sortant des t^nebres. La vie future, la vie possible qui s’offrait d^sormais a lui toute pure et toute rayonnante le remplissait de fremissements et d’an- 25 xi£t£s. Il ne savait vraiment plus ou il en £tait. Comme une chouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le format avait ^t^ 4bLoui et comme aveugU par la vertu. Ce qui ^tait certain, ce dont il ne se doutait pas, c’est qu’il n’^tait d£ja plus le meme homme, c’est que tout £tait change 30 en lui, c’est qu’il n’^tait plus en son pouvoir de faire que l’^veque ne lui eut pas parl£ et ne l’eut pas touche. 8 o La Chute. Dans cette situation d’esprit, il avait rencontre Petit-Gervais et ltii avait vole ses quarante sous. Pourquoi? II n’eut assu- r^ment pu l’expliquer; etait-ce un dernier effet et comme un supreme effort des mauvaises pens^es qu’il avait apportees du 5 bagne, un reste d’impulsion, un r^sultat de ce qu’on appelle en statique la force acquise? C’etait cela, et c’etait aussi peut- etre moins encore que cela. Disons-le simplement, ce n’etait pas lui qui avait vole, ce n’etait pas l’homme, c’etait la bete 1 qui, par habitude et par instinct, avait simplement pose le pied io sur cet argent, pendant que Fintelligence se debattait au milieu de tant d’obsessions inouies et nouvelles. Quand l’intelligence se reveilla et vit cette action de la brute, Jean Valjean recula avec angoisse et poussa un cri d’epouvante. C’est que, phenomene Strange et qui n’etait possible que 15 dans la situation oil il etait, en volant cet argent a cet enfant, il avait fait une chose dont il n’etait deja plus capable. Quoi qu’il en soit, cette derniere mauvaise action eut sur lui un effet decisif; elle traversa brusquement ce chaos qu’il avait dans l’intelligence et le dissipa, mit d’un cote les epaisseurs 20 obscures et de 1 ’autre la lumiere, et agit sur son ame, dans l’etat oil elle se trouvait, comme de certains r^actifs chimiques agissent sur un melange trouble en precipitant un element et en clarifiant l’autre. Tout d’abord, avant meme de s’examiner et de reflechir, 25 eperdu, comme quelqu’un qui cherche a se sauver, il tacha de retrouver l’enfant pour lui rendre son argent; puis, quand il reconnut que cela etait inutile et impossible, il s’arreta deses- pere. Au moment oil il s’ecria: je suis un miserable ! il venait de s’apercevoir tel qu’il etait, et il etait deja a ce 30 point separe de lui-meme qu’il lui semblait qu’il n’etait plus qu’un fantbme, et qu’il avait la devant lui, en chair et en os, le Petit-Gervais. 81 baton a la main, la blouse sur les reins, son sac rempli d’objets voles sur le dos, avec son visage r£solu et morne, avec sa pens£e pleine de projets abominables, le hideux gaErien Jean Valjean. L’exces du malheur, nous l’avons remarque, l’avait fait en 5 quelque sorte visionnaire. Ceci fut done comine une vision. II vit veritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre, devant lui. II fut presque au moment de se demander qui etait cet homme, et il en eut horreur. Son cerveau etait dans un de ces moments violents et pour- 10 tant affreusement calmes oil la reverie est si profonde qu’elle absorbe la reality. On ne voit plus les objets qu’on a devant soi, et Ton voit comme en dehors de soi les figures qu’on a dans l’esprit. II se contempla done, pour ainsi dire, face a face, et en 15 meme temps, a travers cette hallucination, il voyait dans une profondeur mysterieuse une sorte de lumiere qu’il prit d’abord pour un flambeau. En regardant avec plus d’attention cette lumiere qui apparaissait a sa conscience, il reconnut qu’elle avait la forme humaine, et que ce flambeau £tait l’eveque. 20 Sa conscience consid^ra tour a tour ces deux homines ainsi places devant elle, l’eveque et Jean Valjean. Il n’avait pas fallu moins que le premier 1 pour detremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres a ces sortes d’ex- tases, a mesure que sa reverie se prolongeait, l’^veque grandis- 25 sait et resplendissait a ses yeux, Jean Valjean s’amoindrissait et s’effagait. A un certain moment, il ne fut plus qu’une ombre. Tout a coup il disparut. L’^veque seul ^tait reste. Il remplissait toute Fame de ce miserable d’un rayonnement magnifique. . 3° Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura a chaudes larmes, 82 La Chute. il pleura a sanglots, avec plus de faiblesse qu’une femme, avec plus d’effroi qu’un enfant. Pendant qu’il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son cerveau, un jour extraordinaire, un jour ravissant et 5 terrible a la fois. Sa vie pass^e, sa premiere faute, sa longue expiation, son abrutissement exterieur, son endurcissement interieur, sa mise en liberty r^jouie par tant de plans de ven¬ geance, ce qui lui etait arrive chez l’eveque, la derniere chose . qu’il avait faite, ce vol de quarante sous a un enfant, crime io d’autant plus lache et d’autant plus monstrueux qu’il venait apres le pardon de l’eveque, tout cela lui revint et lui apparut, clairement, mais dans une clart6 qu’il n’avait jamais vue jusque- la. II regarda sa vie, et elle lui parut horrible; son ame, et elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux £tait sur cette 15 vie et sur cette ame. II lui semblait qu’il voyait Satan a la lumiere du paradis. Combien d’heures pleura-t-il ainsi? que fit-il apres avoir pleur£? oil alla-t-il? on ne l’a jamais su. II parait seulement avere que, dans cette meme nuit, le voiturier qui faisait a cette 20 £poque le service de Grenoble et qui arrivait a Digne vers trois heures du matin, vit en traversant la rue de P£vech£ un homme dans l’attitude de- la priere, a genoux sur le pave, dans l’ombre, devant la porte de monseigneur Bienvenu. NOTES. LA CHUTE. Page i. i Digne is a town in the Department of the Basses-Alpes, 60 miles north¬ east of Marseilles. Page 2. 1. Je ne sais quoi de sordide, a sort of meanness. 2. Cannes. Napoleon, after making his escape from the island of Elba, cast anchor in the Gulf Juan, on the southern coast of France, on the first of March, 1815, and from there proceeded to Cannes. 3. la proclamation du golfe Juan. Immediately after landing, Napo¬ leon issued two proclamations: the one addressed to the French people, and the other to the army. The former is the one referred to here. It contained the eloquent passage : “ Francis, dans tnon exit fai entendu vos plaintes et vos vceux; fai traverse les mers au milieu des perils de toute esp'ece ; f arrive par mi vous reprendre mes droits qui sont les volt es. 4. nn nommd, a certain , a man named. 5. guides. “Dans les guerres de la Republique et de l’Empire, on a appele Guides, des compagnies ou des escadrons qui etaient comme les gardes du corps d’un general en chef.” - Dictionnaire de VAcademie Franfaise. Page 3. I prefecture. Each of the 89 departments into which France is divided is governed by a prefect. 2. de plain-pied, on a level. 3. chef, here head cook. 4. Lauzet is a village 25 miles north-northeast of Digne. 5. Alloz, more commonly Alios, is a town 20 miles northeast of Digne. 6. embrassa d’un coup d’ceil, took in at a single glance. 83 8 4 Notes. Page 4. 1. Tout a l’heure may denote both the immediate future and the imme¬ diate past, and accordingly means either directly , as here, or but just. Page 5. 1. cela m’est retenu, that is engaged. The me is an ethical dative, or dative of interest, but has no translatable force. Page 6. 1. Tenez, stop ! 2. il marchait devant lui au hasard, he walked straight on at random. 3. rasant de prds les maisons, keeping close to the houses. Page 7. 1. cabaret, in contradistinction to hotellerie and auberge, denotes a public- house of very low rank; our “ tavern.” 2. la salle basse, the bar-room. Page 8. 1. Le hasard faisait que, chance zvilled it that. Page 9. 1. blanchie a la chaux, whitewashed. ■ Page 10. 1. faisaient ventre, bulged out. 2. les yeux a fleur de tete, lit. eyes on a level with the head ’ i.e. the reverse of sunken or hollow eyes. Translate, prominent eyes. Page 11. 1. quelqu’un de bien, any respectable person. 2. Etes-vous alld chez chose, de la rue de Chaffaut? Have you been to What's his name's , in the Rue Chaffaut? 3. Est-ce que vous seriez l’homme? Can you be the man ? The conditional is quite commonly used to express a supposition. 4. Tso-maraude. This term is explained in the original by the footnote: “Patois des Afpes Francises. Chat de maraude.” — Chat de maraude, rascally marauder. Page 12. 1. il se coucha a plat ventre, he laid himself flat on the ground. Notes. 85 Page 13. 1. la rose couverte, the windmill; viz. a mill-like motion produced by twirling about a cane. Page 14. 1. les proclamations de l’empereur. See page 2, note 3. According >0 Thiers in his Histoire du Consulat et de PEmpire, the printing of the pro¬ clamations was not done at Digne, but at Cannes (see page 2, note 2), while Hazlitt, in his Life of Napoleon Buonaparte , asserts that it was not until he trrived at Gap, north of Digne, that he found means to have them printed. Page 15. 1. Donnez toujours, give all the same. 2. une petite maison basse k cote de leveche. See Introduction. Page 16. I. depouillait, was making an abstract of Page 17. 1. madame Magloire, the Bishop’s housekeeper. 2. le convert etait mis. Mettre le couvert, lit. to lay the cover , i.e. the cloth; hence, to set the table. Besides, convert by extension denotes the chief table-utensils. It frequently occurs below, and is mostly to be rendered, knife atid fork , or plate, fork and spoon. 3. mademoiselle Baptistine, the Bishop’s sister, i 4. bonnet a tuyaux, cap with quilledflounces. 5. jeannette, a cross with a heart attached to it and hung from the neck by a narrow ribbon. 6. sortant, emerging. 7. toile de coton, cotton-cloth. 8. pi&ce d’estomac, stomacher. 9. coins d’en haut, upper corners. Page 18. 1. fourreau, skirt. 2. pattes, flaps. 3. perruque frisde dite k l’enfant, curled wig called the “ child's wig." 4. a fleur de tete. See page 10, note 2. 5. busqud, curved. The Dictionnaire de P Academie Franqaise says : “ Les moutons ont le nez b usque.” 86 Notes. 6. serait arrive. Note the use of the conditional in indirect statements which a person makes from mere hearsay without assuming any responsibility as to their correctness. Page 19. 1. le mot a effet, the decisive word. 2. Voyons, now then. 3. bohdmien, vagabond. 4. homme de sac et de corde, gallows-bird. “ On enfermait ces mal- heureux dans un sac lie par le haut avec une corde; de lk vient l’expression proverbiale de gens de sac et de corde.” — Littr£. Page 20. 1. Des fours, quoi ! Des fours, lit. ovens , viz. black as ovens (cf. dark as a dungeon), pitch darkness. Quoi! is merely emphatic. Page 21. 1. tout a l’beure. See page 4, note 1. Page 22. 1. masse, wages earned by convicts. 2. un couvert de plus, another plate. See page 17, note 2. Page 24. 1. la Majore, more correctly, Major, is the name of the old cathedral of Marseilles. Page 25. 1. si loin, so far ; sc. above me. 2. trop au fond, too far off. 3. de si bonne compagnie, so courteous. 4. Meduse is the name of the French frigate that stranded near the west¬ ern coast of Africa on her way to Senegal in 1816. 5. Vous pouviez ne pas me dire, you need not have told me. Page 26. 1. je ne sais plus ce que j’ai, cela m’a pass£, I no longer knotv what is the matter with me, i.e. I know not how it is: that {hunger') has left me. Notes. s; i. 2 . I. 2 . 1. 2 . 3 - year i. 2 . 3 - i. i. Page 27. d’elle-meme, of her oivn accord. a. l’ordinaire, to the ordinary fare. Page 28. Etes-vous cure seulement? Are you even so much as a cure? par exemple, upon my word. Page 29. oblige, compulsory, i.e. marked out by the police. II fait dur voyager, it is hard travelling. l’ancien regime denotes the French form of government up to the 1 789 - Page 30. la moyenne montagne, mid-mountain. appuyer, to bring to bear. le cas, the opportunity. Page 31. C’est au point que, to such a point did he carry it that. Page 32. a enleve le couvert, cleared the table. See page 1 7, note 2. 1. Allons, well. Page 33. Page 34. 1. de part en part, front side to side. Page 36. 1. La Brie is the name of a former province of France, lying between the Seine and the Marne. 2. Somme toute, all in all. 3. endormi, dull. Page 37. 1. manoeuvre, laborer, hand, -work-hand (such as hod-man). 2. gargon de ferme bouvier, herdsman on a farm. 88 Notes. 3. homme de peine. Littre gives the following definition: “ Homme de peine, gens de peine, homme, gens qui, sans avoir un metier determine, gagnent leur vie par des travaux penibles de corps.” Translate, man-of-all¬ work. Page 38. 1. Montenotte is a village of northern Italy, 26 miles west of Genoa. It was there that Bonaparte won his first victory over the Austrians then allied with the Piedmontese. 2. du 2 floreal an IV. The French republican calendar fixed upon the midnight preceding the autumnal equinox of 1792 as the beginning of a new era. The year was divided into 12 months, each of 30 days, to which new names were given. Floreal, Flower month, was the name of the 8th, extend ing from the 21st of April to the 20th of May. Accordingly, “2 floreal an IV” corresponds with the 22d of April, 1796. Page 39. 1. Bicetre, a large hospital near Paris, formerly (up to 1837) includec within its walls a prison for culprits mostly condemned to the galleys. They were kept there until their number had increased sufficiently to form a “ chain.” Page 40. 1. tombant de sommeil, overcome with sleep. Page 41. 1. II avait manque a l’appel, he had been missing at roll-call. 2. gardes-chiourme, convict-keepers. Page 42. 1. Claude Gueux is the name of the hero of V. Flugo’s Last Days of Condemned Man. Page 43. 1. il se replia en sa conscience, he withdrew into his own consciousne Page 44. 1. retourner la situation, to turn the tables. 1. k coup stir, surely. Page 45. Notes. 89 2. fibres ignorantins. The Ignorantines are a religious congregation of nen in the Roman Catholic Church devoting themselves to the gratuitous •nstruction of poor children. Page 46. 1. servir de rallonge au mal, to serve to extend the power of evil. 2. tout d’une piSce, entirely. Page 47. 1. de la porte de l’enfer. The inscription on the door of the Inferno .n Dante’s Divina Commedia runs: “ All hope abandon, ye who enter.” 2. il haissait devant lui : cf. page 6, note 2. Page 48. 1. La bete, the brute in man , i.e. his lower animal nature. 2. filer un cable, pay out a cable. 3. virer un cabestan, turn a capstan. Page 52. 1. A cceur sec, ceil sec, a proverbial phrase. Page 53. 1. k la mer, overboard. 2. pont, deck. Page 54. 1. d on ne sait quel dehors, from so?ne unknozun world outside. 2. Quelqu’un ! help ! Page 55. 1. il se laisse faire, he does not resist. 2. chemin faisant, lit. on their way; translate, in their path. 3. k vau-l’eau, down stream. L’ame, it vau-l’eau dans ce gouffre, the soul swept along in this gulf. Page 57. 1. forcd de repartir. See page 29, note 1. 2. le bloc = la prison (footnote in the original). Prisoners were tied with a chain and block. 1. va-et-vient, confusion. Page 58. 90 Notes. Page 60. i. Allons ! come on ! Page 6 2. i. a toute force, absolutely. Page 64. 1. apropos, pertinence , aptness. Page 65. 1. au bord, to the brink. 2. s'en rendre compte, to form an idea of it. 3. qui se degageat clairement de son attitude, which zvas clearly indicated by his attitude. Page 66. 1. l’appui du rez-de-chauss^e, the window-sill of the ground-floor. 67* 1. votre grandeur, yozir Grace. Page 68. 1. chevron, coping. 2. qui grommelait sourdement, who grumbled under her breath. Page 69. 1. Aussi-a-t-on idee ! The idea ! Page 70. 1. qui s’en va, who is running away. Page 73. 1. jouait aux osselets, played at knuckle-bones. What this sport con¬ sists in becomes evident from the text itself, where coins take the place of the knuckle-bones. 2. fit sauter, tossed up. Page 74. 1. pi&ce blanche, silver piece. Notes. Page 75. 1. Veux-tu bien te sauver! Won't you clear out! 2. croiser, lap over. j ! Page 77. :i. piqua des deux (sc. cotes), spurred his horse (on each side). 22. de la sorte, in this way. Page 80. 1. la bite. See page 48, note 1. Page 81. 91 1. II n’avait pas fallu moins que le premier, it had not taken less than ' former. FRENCH TEXTS. Super's de Musset's Pierre et Camille. (Price, 15 cents.) Le Bon's France's Abeille. (Price, 25 cents.) Super’s Souvestre's Le Mari de Mine, de Solange. (Price, 15 cents.) Fortier's de Vigny's Le Cachet Rouge. (Price, 15 cents.) Sanderson's Daudet 's Le Siege de Berlin and La Dernibre Classes (Price, 15 cents.) Barrbre's Lamartine's Jeanne d'Arc. (Price, 30 cents.) Spiers' de Vigny's La Canne de Jonc. (In press.) Warren's Sandeau's Mile, de la Seiglibre. (In press.) Super's Souvestre's Confessions d'un Ouvrier. (Price, 25 cents.) Bo'ielle's Daudet's La Belle-Nivernaise. (Price, 25 cents.) Boielle's Victor Hugo's Bug Jargal. (Price, 40 cents.) Price's Choix d'Extraits de Daudet (Price, 15 cents.) Delbos' Piron's La Metromanie. (Price, 40 cents.) Gasc's Moliere's Le MIdecin malgre lui. (Price, 15 cents.) Gasc's Moliere's Le Bourgeois Gentilhomme. (Price, 25 cents.) Gasc's Molibre's Le Tartujfe. (Price, 25 cents.) Matzke' s Victor Hugo's Hernani. (In press.) Fortier s Corneille's Polyeucte. (In press.) Fortier's Sept Grands Auteurs du XIXe Siecle. (Price, 60 cents.) Lectures in French on Lamartine, Hugo, de Vigny, de Musset, Gautier, Merim^e, Copp^e. Warren's Primer of French Literature. (Price, 75 cents.) An historical handbook. Fontaine's Historiettes Modernes, Vol. /., Vol. II. (Price, 60 cents each.) Short, pure and unusually interesting stories for second year work. With notes. Fraser's Souvestre's Un Philosophe sous les Toits. (Price, 80 cents.) In cloth, with notes and vocabulary. Curme's Lamartine's Meditations. (Price, 75 cents.) Selections with biographical sketch and notes. Heath's French Dictionary. (Retail price, $1.50.) Sufficient for students’ use in school and college. Many other texts are in preparation. D. C. HEATH & CO., Publishers, BOSTON, NEW YORK AND CHICAGO. GERMAN TEXTS. Grimm's Mdrchen and Schiller's Der Taucher. (Price, 75 cents.) With lull notes and vocabulary. Meissner's German Conversation. (Price, 75 cents.) Exercises in Conversation. German, with English Equivalent. Van Daell's Leander's Trdumereien. (Price, 25 cents.) Super s Anderson's Mdrchen. (In press.) . Hauff's Das kalte Herz. With Vocabulary. (Price, 75 cents.) Hauff's Der Zwerg Nase. (Price, 15 cents.) AH Babi and the Forty Thieves. (Price, 15 cents.) Bernhardt's Novellettcn-Bibliothek. Vol./., Vol.II. (60 cents each.) Hoffmann's Historische Erzdhlungen. (Price, 25 cents.) Primer's Chamisso's Peter Schlemihl. (Price, 25 cents.) Babbitt's Holberg's Niels Klim. (Price, 15 cents.) Haters Frey tag's Aus dem Staat Friedrichs des Grossen. (25 cents.) Faulhaber's Francois' Phosphorus Hollander. (Price, 25 cents.) Toy's Freytag's Die Journalisten. (Price, 30 cents.) Joynes' Jensen's Die braune Erica. (Price, 25 cents.) Thomas's Riehl's Finch der Schonheit. (Price, 25 cents.) Buchheim's Dichtung und Wahrheit. First three books. (In press.) Van Daell's Heine's Die Harzreise. (Price, 25 cents.) Joynes' Schiller's Der Geisterscher. (Price, 25 cents.) Johnson's Schiller's Ballads. (Price, 60 cents.) Wells' Schiller's Jungfrau von Orleans. (Price, 60 cents.) Huss's Goethe's Sesenheim. From Dichtung und Wahrheit. (25 cents.) Hodges' Course in Scientific German. (Price, 75 cents.) Primer's Lessing's Minna Von Barnhehn (Price, 60 cents.) White's Heine's Poems. (Price, 75 cents.) Thomas's Goethe's Torquato Tasso. (Price, 75 cents.) Wenckebach's Deutsche Literaturgeschichte. Erstes Buch. (50 cts.) Heath's German Dictionary. (Retail price, $1.50.) Sufficient for students’ use in school and college. Many other texts are in preparation. D C. HEATH & CO., Publishers, BOSTON, NEW YORK AND CHICAGO. History. Blieldon’s General History. For high school and college. The only history fol¬ lowing the “seminary” or laboratory plan now advocated by all leading teachers. Price, $1.60. Sheldon’s Greek and Roman History. Contains the first 250 pages of the above book. Price, $1.00. Teacher’s Manual to Sheldon’s History. Puts into the instructor’s hand the key to the above system. Price, 80 cents Sheldon’s Aids to the Teaching- of General History. Gives list of essen* tial books for reference library. Price, 10 cents. Bridgman’s Ten Years of Massachusetts. Pictures the development of the Commonwealth as seen in its laws. Price, 75 cents. Shumway’s A Day in Ancient Rome. With 59 illustrations. Should find a place as a supplementary reader in every high school class studying Cicero, Horace, Tacitus, etc. Price, 75 cents. Old South Leaflets on U. S. History. Reproductions of important political and historical papers, accompanied by useful notes. Price, 5 cents each. Per hun¬ dred, $3.00. This general series of Old South Leaflets now includes the following subjects : The Constitution of the United States, The Articles of Confederation, The Declaration of Independence, Washington’s Farewell Address, Magna Charta, Vane’s “ Healing Ques¬ tion,” Charter of Massachusetts Bay, 1629, Fundamental Orders of Connecticut, 1638, Franklin’s Plan of Union, 1754, Washington’s Inaugurals, Lincoln’s Inaugurals and Emancipation Proclamation, The Federalist, Nos. 1 and 2, The Ordinance of 1787, The Constitution of Ohio, Washington’s Letter to Benjamin Harrison, Washington’s Circular Letter to the Governors. Allen’S History Topics. Covers Ancient, Modern, and American history, and gives an excellent list of books of reference. Price, 25 cents. Fisher’s Select Bibliog. of Ecclesiastical History. An annotated list of the most essential books for a Theological studen’t library. Price, 15 cents. Hall’s Methods Of Teaching History. “Its excellence and helpfulness ought to secure it many readers.” — The Nation. Price, $1.30. Wilson’s the State. Elements of Historical and Practical Politics. A text-book for advanced classes in high schools and colleges on the organization and functions of governments. In Press. D. C. HEATH & CO., Publishers, BOSTON, NEW YORK AND CHICAGO. Science. Organic Chemistry .* A n Introduction to the Study of the Compounds of Carbon. By Ira Remsen, Professor 6f Chemistry, Johns Hopkins University, Baltimore. 374 pages. Cloth. Price by mail, $1-30; Introduction price, $1.20. The Elements of Inorganic Chemistry: Descriptive and Qualitative. By James H. Shepard, Professor of Chemistry in So. Dakota. Agricultural Col. 399 pages. Cloth. Price by mail, $1 25 ; Introduction price, $1.12. The ElementS of Chemistry .* Descriptive a?id Qualitative. Briefer Course. By James H. Shepard, Professor of Chemistry in So. Dakota Agricultural College. 248 pages. Price by mail, 90 cts.; Introduction price, 80 cts. Elementary Practical Physics. Or Guide for the Physical Laboratory. By H. N. Chute, Instructor in Physics, Ann Arbor High School, Mich. Cloth. 4°7 pages. Price by mail, $1.25 ; Introduction price, $1.12. The Laboratory Note-Book. For Students using any Chemistry. Giving printed forms for “taking notes” and working out formulae. Board covers. Cloth back. 192 pages. Price by mail, 40 cts.; Introduction price, 35 cts. The Elements of Chemical Arithmetic : with a short system of ei. ementary Qualitative Analysis. By J. Milnor Coit, M. A., Ph. D., Instructor in Chem¬ istry, St.Paul’s School, Concord, N.H. 93 pp. By mail, 55 cts. ; Introduction price, 50 cts. Chemical Problems. Adapted to High Schools and Colleges. By Joseph P. Grabfield and T. S. Burns, Instructors in General Chemistry in the Mass. Inst, of Technology. Cloth. 96 pages. Price by mail, 55c. Introduction price, 50c. Elementary Course in Practical Zoology. By B. P. Colton, A. M., Professor of Science, Illinois Normal University. Cloth. 196 pages. Price by mail, 85 cts. ; Introduction price, 80 cts. First Book of Geology. By N. S. Shaler, Professor of Palaeontology, Harvard University. 272 pages, with 130 figures in the text. Price by mail, $1.10 ; Introduction price, $1.00. The Teaching of Geology. By N. S. Shaler, author of First Book in Geology. Paper. 74 pages. Price, 25 cents. [Modern Petrography . An Account of the Application of the Microscope to the Study of Geology. By George Huntington Williams, of the Johns Hopkins University, Paper. 35 pages. Price, 25 cents. Astronomical Lantern and How to Find the Stars. By Rev. James Freeman Clarke. Intended to familiarize students with the constel¬ lations, by comparing them with fac-similes on the lantern face. Price of the Lantern, in improved form, with seventeen slides and a copy of “How to Find the Stars,” $4. 50 “How to Find the Stars,” separately. Paper. 47 pages. Price 15 cts. D. C. HEATH & CO., Publishers. R BOSTON, NEW YORK, AND CHICAGO. Elementary Science. Natural History Object Lessons, a Manual for Teachers. By Geo. Ricks, Inspector of Schools, London School Board. Cloth. 352 pages. Re. tail price, 1.50. Guides for Science-Teaching. Published under the auspices of the Boston Society of Natural History. For teachers who desire to practically instruct classes in Natural History, and designed to supply such information as they are not likely to get from any other source. 26 to 200 pages each. Paper. I. Hyatt’s About Pebbles, 10 cts. II. Goodale’s Few Common Plants, 20 cts. III. Hyatt’s Sponges, 20 cents. IV. Agassiz’s First Lesson in Natural History, 25 cts. V. Hyatt’s Coral and Echinoderms, 30 cts. VI. Hyatt’s Mollusca, 30 cts. VII. Hyatt’s Worms and Crustacea, 30 cts. VIII. Hyatt’s Insects. XII. Crosby’s Common Minerals and Rocks, 40 cts. Cloth, 60 cts. XIII. Richards’ First Lessons in Min¬ erals, 10 cts. XIV. Bowditch’s Hints for Teachers on Physiology, 20 cts. XV. Clapp’s Observations on Common Minerals, 30 cts. tSfote Book. To accompany Science Guide No. XV. Paper. 48 pages, ruled and printed. Price, 15 cents. Science l eaching in the Schools. By Wm. N. Rice, Prof, of Geology, Wesleyan Univ., Conn. Paper. 46 pp. Price, 25 cts. Elementary Course in Practical Zoology. By B. P. Colton, A. M., Professor of Science, Illinois Normal University. Cloth. 196 pages. Price by mail, 85 cts.; Introduction price, 80 cts. First Book of Geology. By N. S. Shai.er, Professor of Palaeontology, Harvard University. 272 pages, with 130 figures in the text. Price by mail, 1.10 ; Introduction price, 1.00. The Teaching of Geology. By N. S. Shaler, author of First Book in Geology. Paper. 74 pages. Price, 25 cents. Astronomical Lantern and How to Find the Stars. By Rev. James Freeman Clarke. Intended to familiarize students with the constel¬ lations, by comparing them with fac-similes on the lantern face. Price of the Lantern, in improved form, with seventeen slides and a copy of “How to Find the Stars,” #4.50. “ How to Find the Stars,” separately. Paper. 47 pages. Price 15 cts. Studies in Nature and Language Lessons. By Prof. T. Berry Smith, of Central College, Fayette, Mo. A combination of simple natural-history object-lessons, with elementary work in language. Boards. 121 pages. Price, 50 cts. Parts I. and II. Boards. 48 pages. Price, 20 cts. D. C. HEATH & CO., Publishers, BOSTON, NEW YORK, AND CHICAGO. Why should Teachers “ 1 . 2 . Reran CP n0 man can stancl high in any profession who is not familiar ycouuoc a,/tA its history and literature. Because it saves time which might be wasted in trying experiments that have already been tried and found useless. Compayr6’S History Of Pedagogy. “ The best and most comprehensive history of Education in English.” — Dr. G. S. Hall. Compayr6’s Lectures on Teaching. “ The best book in existence on the theory and practice of Education.” — Supt. MacAllister, Philadelphia. . Gill’s System Of Education. “It treats ably of the Lancaster and Bell movement in Education — a very important phase.” —Dr. W. T. Harris. Radestock’s Habit in Education. “ It will prove a rare ‘ find ’ to teach¬ ers who are seeking to ground themselves in the philosophy of their art.” — E. H. Russell, Worcester Normal. . . Rousseau’s Emile. “ Perhaps the most influential book ever written on the subject of Education.” — R. H. Quick. Pestalozzi’s Leonard and Gertrude. “ If we except ‘ Emile ’ only, no more important educational book has appeared, for a century and a half, than ‘ Leonard and Gertrude.’ ” — The Nation. . Richter’s Levana ; or the Doctrine of Education. “A spirited and scholarly book.” — Prof. W. H. Payne. Rosmini’s Method in Education. “ The most important pedagogical work ever written.” — Thomas Davidson. ....... Malleson’s Early Training of Children. “ The best book for mothers I ever read.” — Elizabeth P. Peabody. ....... Hall’s Bibliography of Pedagogical Literature. Covers every department of Education. Peabody’s Home, Kindergarten and Primary School Educa¬ tion. “The best book outside of the Bible I ever read.” — A Leading Teacher. Newsholme’s School Hygiene. Already in use in the leading training colleges in England. DeGarmo’s Essentials of Method. “ It has as much sound thought to the square inch as anything I know of in pedagogics.” — Supt. Balliet, Springfield, Mass.. Hall’s Methods Of Teaching History. “ Its excellence and helpful¬ ness ought to secure it many readers.”— The Nation. . ... . Seidel’S Industrial Education. “ It answers triumphantly all objections to the introduction of manual training to the public schools.” — Charles H. Ham, Chicago. Badlam’s Suggestive Lessons on Language and Reading. “ The book is all that it claims to be and more. It abounds in material that will be of service to the progressive teacher.” — Supt. Dutton, New Haven. Redway’s Teachers’ Manual of Geography. “ Its hints to teachers are invaluable, while its chapters on ‘ Modern Facts and Ancient Fancies ’ will be a revelation to many.”—A lex. E. Frye, Author of “ The Child in Nature.” .............. Nichols’ Topics in Geography. “ Contains excellent hints and sug¬ gestions of incalculable aid to school teachers.” — Oakland {Cal.) Tribune. $t -75 *•75 1-25 o-7S 0.90 0.90 1.40 1.50 0.75 1.50 V I 1 0 * *•50 0.65 0.65 D. C. HEATH & CO., Publishers, BOSTON, NEW YORK AND CHICAGO.