L I E> R. A R.Y OF THE U N I VER.5 ITY Of ILLINOIS REMOTE STGRAG flip p^Igg Vj i< -Nr — /-SrTvi.. NOTICE: Return or renew ail Library Materials! The Minimum Fee for each Lost Book is $50.00. The person charging this material is responsible for its return to the library from which it was withdrawn on or before the Latest Date stamped below. Theft, mutilation, and underlining of books are reasons for discipli- nary action and may result in dismissal from the University. To renew call Telephone Center, 333-8400 UNIVERSITY OF ILLINOIS LIBRARY AT URBANA-CHAMPAIGN t d 'if- . 4 * • £> . > ' I LA CASE DU PERE TOM OU VIE DES X Eli RES EX AMERIQUE Digitized by the Internet Archive in 2016 with funding from University of Illinois Urbana-Champaign Alternates https://archive.org/details/lacaseduperetomoOOstow Paris. Typographic Pi n frtres, rue do Vaugirard . ISO. LA CASE PE RE TOM OU VIE DES NEGRES EN AMERIQEE HENRIETTE BEECHER STOWE TRADUCTION DE LA BEDOLLIERE PARIS GUSTAVE It A It It A , LIBRAIRE-EDITEUR 31 — RUB DE SEINE — 31 MDCCCLIII REMOTE S lORAOE PREFACE. Jamais roman n’obtint un succes plus incontestable que celui dont nous publions la traduction. 11 y en a plus de vingt editions, tant aux Flats -Unis qu’en Anglctcrre. L’autcur, madame Henriette Beecher Stowe , a conquis tout a coup une place honorable dans la litterature. Les journaux anglais out celebre a l’envi la flexibility de son talent, la noblesse de son caractere, 1’ exactitude de ses observations, l’yievation de ses idecs. En France, un critique competent, M. John Lemoine , a donne dans le Journal cles Debats F analyse du Pere Tom, et il 1’a juge en ccs termes : « Voici un petit livre qui contient en quelques cenlaines de pages lous les elements d’une revolution. Ce livre , plein de larmes et plein de feu, fait en ce moment le tour du monde ; c’csl multiplie par cen- laines de millc qu’il parcourt les deux hemispheres, arrachant des pleurs a tous les yeux qui le lisent, faisant fremir toules les oreilles qui l’entendent , et trembler toules les mains qui le tiennent. C’est le coup le plus profond peut-etre qui ait jamais ete porte a cette insti- tution impic : l’csclavage; et ce coup a ete porte par la main d’une femme. » Du haut de la chaire ou du haul de la tribune, dans les livres, dans les journaux, dans tous les pays, dans toutes les langucs, des voix elo- quentes ont denonce le crime de Fesclavage ; mais voici qu’au milieu de cet universel concert , une note aigue et percante traverse Fair comme une fleche, et fait frissonner toutes les cordes sensibles de l’hu- manite; c’est le cri de la femme et de la mere, le cri des entrailles qui domine les voix les plus hautes et les plus puissantes. Ce petit livre qui est la devant nous fera plus pour l’affranchissemcnl dcs noirs que n’ont i P REPACK. 2 fait lous les discours , tous les sermons , on tous les traites , ou toutcs les croisieres. Pourquoi? Simplement parce qu’il fait pleurer. Et non- seulcment il parle aux coeurs, mais il parle aux yeux. Les maximes phi- losophiques ne touchent que le petit nombre des esprits lettres et cul- tives; mais la peinture, mais le drame agissent sur la masse , sur tout le monde. Or ce livre est une suite de tableaux vivants , de tableaux de martyrs qui se levent l’un apres F autre en montrant leurs blessures, et leur sang et leurs chaines, et qui demandent justice au nom de Fliuma- nile , et surtout au nom du Dieu qui a souffert et qui est mort pour eux comme pour nous. Rien ne peut egaler l’effet de cette demonstration brulante oil respire sans cesse et sans repos le souffle sacre de la Bible. Ce que n’avaient pu faire les plus grands philosophes, une chretienne vient de le faire. Ellc a eleve les esclaves au rang des creatures hu- maines ; ellc a montre qu’ils avaient une ame , comme il fallut le mon- trer autrefois , dit-on , pour la femme; elle les a fait parler le mem e langage , epouver les memes sentiments que les maitres; elle a montre qu’il y avait chcz les noirs des peres, des meres, des maris, des femmes, des enfants, absolument comme chez les blancs. Je sais bien qu’on l’a- vait dit depuis longtemps, mais on ne Favait pas encore montre d’une maniere aussi saisissante par des images, c’est-a-dire par ce qui instruit le plus vite le peuple comme les enfants. » Nous ne saurions rien ajouter a ces eloges ; mais nous pouvons faire apprecier par quelques details statistiques Fimporlance du but que s’est propose madame Beecher Stowe. PoUrsuivi dans le monde entier par la genereuse coalition de la France et de FAngleterre , Fesclavage s’est refugie dans l’Amerique du Sud, comme dans un dernier retrancbement. Il a completement disparu dcs Etats d’Indiana, du Maine, Massachusetts, New-Hampshire, Oliio^ Vermont. Il est aboli cn principe dans le Connecticut, FUlinois, la Pen- sylvanie, le Michigan, FEtat de New- York, Delaware, Bhode-Island , la Colombie, New-Jerscy : mais 011 y tolere quelques esclaves qui restaient encore sur les habitations au moment de F emancipation. P R K F A C E. 3 Dans treizeEtats, I’csclavage est sanctionne par la loi. En void le tableau , d’apres le recensement officiel tie 1830. La population s’est considcrablement accrue depuis; mais la proportion entre les homines libres et les esclaves n’a pas sensiblement varie. Population librc. Esclaves. Alabama , 191,700 117,300 Arkansas , 25,800 4,580 Caroline du Nord , 492,010 246,460 Caroline du Sud , 265,790 316,670 Floride , 19,210 15,510 Georgic , 299,050 217,470 Kentucky, 523,490 165,350 Louisiane , 106,130 109,630 Maryland , 343,320 102,880 Mississipi , 60,000 50,000 Missouri, 115,200 24,990 Tennessee , 542,450 142,380 Virginie , 847,660 363,640 On voit par les notes precedentes la force des partisans de l’emanci- pation et cello des interesses a la servitude; et Lon concoit avec quel enthousiasme le Pere Tom a du etre aecueilli par les uns , avec quels cris de fureur par les autres. Une femme survint, Et voila la guerre allumee. Pour nous, Francais, qui, sauf quelques rares exceptions, sommes tous d’accorcl sur les questions de liberte , ce livre n’a pas un interet aussi immediat : mais il ne saurait etre indifferent a personne de con- naitre les moeurs de V autre hemisphere; de savoir ce qui s’y passe ; de suivre les peripeties d’une histoire dramatiqne et touchante ; de voir PREFACE. 4 imc societe tout entiere peinte avec les couleurs les plus vives et les plus variees; d’etre emu de mille sensations diverses a la lecture d’un roman tour a tour serieux et leger, touchant et railleur, triste et joyeux, et toujours original. Nous n’hesitons pas a regarder le Pere Tom comme une des produc- tions les plus remarquables qui aient paru depuis longues annees. Si celte impression n’est point partagee par nos lecteurs , ce sera la faute du trad uc ten r. f Emile de la Bedolliere. LA CASE DU PERE TOM, OU VIE DES NEGRES EN AIERIQUE. CHAPITRE PREMIER. OU LE LECTEUR F/UT COXXAISSAXCE AVEC UX AMI DE LIIUMAXHl Par un jour glacial de fevrier, a unc licurc avancee, deux gentlemen buvaient ensemble dans unc salle a manger richement meublee d’une petite ville du Ken- tucky. Aucun domestique n’etait present, et les deux personnages, dont les chaises etaient rapprochees , scmblaicnt s’occuper d’un sujet du plus liaut interet. Nous avons cru, par convenance, devoir les qualifier tous deux de gentlemen, ou hommes comme il faut. L’un deux cepcndant, examine d’un oeil critique, n’appartenait pas strictcment a cetle catcgorie. C’etait un individu court et epais, aux traits communs, ayant cet air de pretention et de forfanterie qui caracterise un homme de condition inferieure quand il essayc de sortir de sa sphere. 11 por- tait un gilct voyant et bariole, unc cravate blcue parsemee de taclies jaunes, et dont le nceud colossal etait en rapport avec la physionomie generate du person- nage. Ses grosses mains etaient decorecs de bagues ; sa montre etait retenue par une lourde cliaine d or, a laquelle pendait un paquet de breloques d une dimen- sion enorme et d’une grande variete de couleurs. Dans la chaleur de la conver- sation, il avait l’habitude de fairc sonner toute cettc quincaillerie, et il s’acquittait de ce travail manucl avec une evidente satisfaction. 1 1 parlait un anglais peu gram- matical, et assaisonnait parfois ses discours d’expressions profanes que, malgre notre desir d’etre exact, nous ne nous permettrons pas de reproduire. Son compagnon, M. Shelby, avait les manieres d’un homme bien eleve; les dispositions interieurcs de sa maison, l’amcublement, les arrangements domes- tiques indiquaient l’aisance et meme la fortune. Comme nous l’avons dejadit, les deux interlocuteurs etaient engages dans une conversation serieuse. — Voila comme j’arrangerais 1’ affaire , dit M: Shelby. — En verite, il m’est impossible d’accepter vos propositions, repartit l’autre en tenant son verre entre ses yeux et la lumiere. — Cependant, Haley, Tom est un sujet rare; il vaudra certainement partout la somme que j’en demande. Sa conduite est irreprochable, sa capacile recoil- LA CASE I)U FERE TOM. 6 nue, son honnetete bien evidente; les affaires qu’il dirige marchent avec la regu- larite d’une horloge. — II est honnete comme un negre peut l’etre, reprit Haley en s’administrant un verre d’eau-de-vie. — Moi, je soutiens que Tom est un brave homme sur lequel on peut compter, et qu’il est rempli d’une piete sincere. 11 y a quatre ans, il assistait aux sermons d’un predicateur ambulant, et je crois qu’il en a profite. Depuis lorsje lui ai confie tout ce que j’avais : argent, maison, chevaux; je l’ai laisse alter et venir dans le pays, et sa fidelite ne s’est jamais dementie. — Bien des gens croient que les negres n’ont pas de religion, dit Haley, mais je ne suis point du nombre. Dans le dernier lot de noirs que j’achetai a la Nouvelle- Orleans, il se trouvait un garcon d’une douceur angelique et d’une piete vraiment attendrissante. Il me rapporta une bonne somme; je l’achetai a un proprietaire qui elait oblige de sen defaire, et je gagnai sur lui six cents dollars. Certes, la re- ligion est precieuse chez un negre, lorsqu’elle est reelle et qu’on ne saurait s’y meprendre. — Sous ce rapport, Tom est ce qu’il vous faut, repliqua Shelby; je l’ai envoye seul a Cincinnati, en le chargeant de toucher pour moi cinq cents dollars. «Tom, lui ai-je dit, j’ai confiance en vous, parcc que je sais que vous etes un chretien, incapable de me tromper. Tom est revenu, comme je m’y attendais. » Des mise- rables lui avaient conseille de s’enfuir au Canada; il a repondu : & Mon maitre a eu confiance en moi, il faut que je la justifie. » On m’a raconte tout cela. J’avoue que je suis facile de me separer de Tom, et si vous avez de la conscience, Haley, vous vous contenterez de lui comme equivalent de ce que je vous dois. — J’ai autant de conscience qu’un homme d’affaires peut en avoir, dit le mar- cliand d’esclaves d’un ton enjoue ; je suis pret a ecouter la raison pour obliger mes amis; mais vous en usez trop rigoureusement avec moi. Et le marchand, apres avoir pousse un soupir, se versa encore un verre d’eau- de-vie. — Eh bien, Haley, quelles sont vos dernieres conditions? dit M. Shelby apres un moment de penible silence. — N’avez-vous pas un garcon ou une fille a me donner avec Tom? — Hum! je n’ai rien de disponible. A vous parler franchement, c’est la ne- cessity qui me force a vendre; je n’aime pas a me separer de mes esclaves ; voila la verite ! En ce moment la porte s’ouvrit, et un enfant quarteron de quatre a cinq ans entra dans la salle a manger. Son exterieur etait remarquable ; scs cheveux noirs, fins comme de la bourre de soie, encadraient de leurs boucles lustrees sa figure ronde et potelec; ses grands yeux noirs, pleins de douceur et de feu, etincelaient sous ses longs cils et erraient avec curiosite dans l’appartement; une robe de tartan jaune et rouge, taillee avec soin et bien ajustee, faisait ressortir le caractere original de sa beaute; son air d’assurance comique, mele de reserve Paris. Typographic Plon freres, rue rfe Vaugirard, 30. IL FIT QliELQUES PAS EN TR^BUCHANT COMAIE UN VIEILLARD. CHAP IT HE PREMIER. 1 et do simplicity, prouvait qu’il ctait en faveur aupres de son maitre, ct qu’il avait I' habitude den ctrc un pen gate. — Hola, Henri! ramassez ccla, dil M. Shelby en lui jetant une grappe de raisin. L’enfant bondit de toule sa force pour saisir sa proie, et son maitre se mit a rire. — Venez ici, Henri, lui dit-il. L’enfant s’approcha; M. Shelby passa les mains sur sa tete bouclee, et lui donna de legeres tapes sur lc menton. — Maintenant, reprit-il, montrez a ce gentleman que vous savez danser et chanter. L’enfant entonna d une voix pure et sonore une de ces chansons grotesques ct sauvagcs qui out cours parmi les negres; il remuait en meme temps les mains, les picds ct tout lc corps de la maniere la plus divertissante , en observant par- faitement la mesure. — lb •avo! s’ccria Haley en lui jetant un quartier d’orange. — A present, reprit M. Shelby, marchez connne le vieux pere Cudjoe quand il a ses rhumatismes. Aussitdtles memhrcs flexiblcs de l’enfant sc contournerent; son dos se vouta, sa figure enjouee grimaca, et, appuye sur la canne de son maitre, il fit quel- ques pas en trebuchant cominc un vieillard. Les deux gentlemen rirent aux eclats. — Maintenant, Henri, montrcz-nous comment le vieux Robbins conduit le chant a l’eglisc. L’enfant allongea la face, ct entonna un psaume sur un ton liasillard qu’il soutint avec une imperturbable gravite. — Hurrah! bravo! Quel charmant garcon! s’ecria Haley; il ira loin, je vous le garantis. Puis, frappant longuement sur l’epaulc de Shelby, il ajouta : — 11 me vient une idee. Donnez-moi encore ce petit drolc, et je termine 1’ affaire; on pourra dire alors qu’elle est equitablement reglee. En ce moment la porte fut doucement entr’ouverte, et une jeune quarteronne d’environ vingt-cinq ans entra dans la salle. 11 n’ctait pas necessaire de la regardcr longtemps pour s’assurer qu’elle etait la mere d’Henri : ils avaient les memes yeux noirs et garnis de longs cils, les memes boucles de chcveux noirs et soyeux. Ses joues brunes se colorerent d un leger incarnat, qui augmenta lorsqu’elle s’apercut que l’etranger la contemplait avec une audacieuse et franche admiration : elle portait une robe qui lui allait a merveille ; les contours irreprochables de ses formes, ses mains delicates, ses pieds mignons ne pouvaient echapper a l’attention du marchand, accoutume a juger du premier coup d’oeil les qualites d’un article feminin. — Que voulcz-vous, Elisa? dit Shelby tl la quarteronne, qui le regardait avec hesitation. — Je chefchais Henri* monsieur. 8 LA CASE 1) U PERE TOM. L’enfant s’danca vers elle, et lui montra son butin, qu’il avait place dans un pan dc sa robe. — Emmenez-lc done, repondit Shelby. Elisa se retira precipitamment en emportant l’enfant dans ses bras. — Par Jupiter! s’ecria le marchand d’esclaves avec enthousiasme , voila un magnifique sujet! Quand vous voudrez, vous ferez votre fortune avec cette femme a la Nouvelle-Orleans. J’ai vu donner des milliers dc dollars pour des lilies qui n’etaient pas aussi belles de moitie. — Je n’ai pas l’intention de fairc ma fortune avec die , dit sechement Shelby ; et, pour detourner la conversation, il deboucha une nouvelle bouteille et de- manda a son compagnon comment il trouvait le vin. — Ddicieux ! dit le marchand d’esclaves ; mais, allons ! combien voulez-vous de cette femme ? — Elle n’est pas a vendre , monsieur Haley ; ma femme ne la cederait pas pour son pesant d’or. — Ah! les femmes parlent toujours ainsi, parce qu’ellcs sont drangeres k toute espece de calcul. Si on leur demontrait ce qu’on peut acheter de bijoux, dc plumes et de montres avec le poids d’une esclave en or, dies changeraient bicn vite d’avis. — Jc vous le repete, Haley, il n’y faut point songer; je dis non, et e’estmon dernier mot. — En ce cas, laissez-moi l’enfant, dit le marchand d’esclaves. — Que voulez-vous en faire? — J’ai un ami qui tient ce genre d’articles, et qui eleve de beaux enfants pour les vendre. Ce sont des articles dc pure fantaisie, que recherclient des riches capables de bien payer. Ces garcons-la convicnnent pour ouvrir les porles, ser- vir a table, monter derriere les voitures. Ils sont tr&s-recherches , et ce petit diable qui chante et qui danse serait une marchandise d’excellente defaite. — J’aimerais mieux ne pas le vendre, dit M. Shelby d’un air pensif. Le fait est que jc suis liumain, et qu’il me r^pugnerait d’enlever un tils a sa mere. — En verite ! Oh ! je comprends parfaitement ; les femmes vous font passer souvent des quarts d’heure desagreablcs par leurs criaillcries , leurs larmes, leurs lamentations ; mais je m’ arrange, en general, pour les eviter. Vous n’auriez qu’a envoyer la mere a la campagne pendant quclqucs jours ; a son relour, tout serait fini. Votre femme lui donnerait des pendants d’orcilles ou une robe neuve, ce qui la consolerait completcmcnt. — J’ai peur que non. — Vous verrez, vous verrez ; ces crcatures-la ne sont pas comme les blancs, vous savez ; on leur remonte le moral en les menant bicn. On pretend que le commerce des noirs endurcit le coeur ; jc ne m’en suis jamais apercu ; sculcment il y a dcs gens qui ne savcnl pas s’y prendre. J’cn ai vu, pour vendre un enfant, l’arrachcr des bras dc sa mcjrc, qui jetait les hauls cris et sc debatlait conmic line CHAPITRE PREMIER. 9 folio. C’cst unc detestable methode ; elle gate la inarchandise, et parfois meme la met hors de service. J’ai vu, a la Nouvclle-Orleans, une lillc vraiment belle enticement avariee dc la sortc. L’homme qui l’achetait n’avait pas besoin de son bambin ; elle le serrait contrc son scin, elle resistait, elle sanglotait : on le lui ota, on l’enferma, et elle devint folle. Monsieur, ce fut une perte nette de mille dollars causee par un defaut de conduite : il vaut toujours mieux agir avec hu- manite, monsieur; croycz-cn mon experience. La-dessus le marchand d’esclaves se renversa sur sa chaise, et croisa les bras d’un air de vertueuse resolution. On aurait dit qu’il se regardait comme un se- cond Wilberforcc. La these qu’il soutenait paraissait l’interesser vivement, car, landis que son compagnon revait en pelant une orange, il ajouta de nouvelles considerations, comme s’il cut ete entraine par la force de la verite. — Il n’est pas convenable de faire son propre cloge ; mais tout le monde re- connait que j’ai les troupeaux dc negres les mieux conditionnes, les plus gras, les plus vigoureux, et que j’en perds moins que mes confreres. Cela tient a mon systeme, dont la base est l’humanite. Shelby nc savait que dire ; aussi dit-il : — Vraiment ! — On s’est moque dc mes idees, monsieur; on ne les partage pas generale- ment ; mais j’y reste fidelc, monsieur, et grace a dies jc realise des benefices ; on peut dire que je suis paye pour les avoir. La maniere dont le marchand d’esclaves comprenait l’humanite avait quelque chose de si original que Shelby nc put s’empecher de rire. Ce petit mouvement d’hilarite encouragca l’orateur. — Il est etrange, reprit-il, que je n’aie pu faire entendre raison a bien des gens : mon ancien associe, Tom Loker, homme capable pourtant, etait un dia- blc avec les negres ! Il avait le meilleur coeur du monde, mais il battait les noirs : e’etait son systeme. Je lui disais souvent : « Mon cherTom, lorsque vos filles sont tristes, qu’elles se mettent a pleurer, pourquoi les frapper sur la tete et leur don- ner des coups de poing? e’est ridicule. Il n’y a pas de mal a pleurer; la nature le veut, et il faut lui cedcr dc maniere ou d’autre. Et puis vous gatez vos negresses; dies s’affectent, dies enlaidissent, et e’est le diable pour les retablir. Tacliez au contraire de les amadouer, de les prendre par la douceur. » Voila ce que jc lui di- sais; mais il ne m’a pas ecoute, et il m’a deteriore taut de femmes que, bien que ce fut un excellent homme et un bon vendeur, j’ai ete oblige dc le planter la. — Et vous croyez que votre systeme est preferable a celui de Tom Loker? demanda Shelby. — Je vous le ccrtifie, monsieur. Toutes les fois que ca m’est possible, j’evitc les desagrements. Si je veux vendre un enfant, j’eloignc la mere : hors de vue, hors de souvenir ; et quand le mal est irremediable, il faut bien qu’elle l’accepte. Ce n’est pas comme s’il s’agissait dc blancs, qui sont deves dans l’idee de con- server leurs enfants et leurs femmes : les negres ne peuvent compter la-dessus, quand ils sont bien dresses. 10 LA CASE DU PURE TOM. — Jc crains quc les miens ne soient pas convenablement dresses, dit M. Shelby. — Cc serait possible ; vous autrcs habitants du Kentucky, vous gatez les ne- gres. Vous avez dc bonnes intentions a lcur egard, mais votre bienveillance leur est funcsle. Un noir, voyez-vous, est fait pour passer de main en main, pour etre vendu a Thomas , a Richard, a n’importe qui ; il n’est pas charitable de leur inspirer des desirs qu’ils ne sauraient satisfaire, et qui les detournent de leur vo- cation. Pour moi, je crois que je les iraite comme on doit les traiter. - — 11 est bon d’etre content de soi, dit M. Shelby en haussant legerement les epaulcs. —Eh bien ! reprit Haley apres un moment dc silence, quel est votre dernier mot? — J’y reflechirai , et j’en parlerai a ma femme ; mais si vous voulez mener vos affaires avec la tranquillite que vous desirez, gardez-vous bien de les divul- guer. Sans cela, tous mes enfants seraient en emoi, et nous aurions de la peine a les calmer. — II suffit, motus ! dit Haley en mettant son pardessus ; mais je suis presse, et j’aurais besoin de savoir votre reponse lc plus tot possible. — Eh bien ! revenez ce soil* cntre six et sept, et je vous ferai part de ma re- solution. Le marchand d’esclaves dispar ut apres avoir salue son hote ; et quand la portc fut refermce, Shelby se dit a lui-meme : — L’impudence de cet homme m’irritait au point que j’ai ete tente de le jeter du haut en has de I’cscalier ; mais je suis force de le menager. Si quelqu’un m’avait dit quc je vendrais un jour le pere Tom , j’aurais soutenu qu’on me calonmiait ; et pourtant il faudra en passer par la ! Ma femme s’y opposera : elle ne voudra pas surtout qu’on vcndc le fils d’Elisa ; mais, lielas ! ce marchand d’esclaves est mon creancier, et il profite de ses avantages. Voiia ce que c’est que d’avoir des deltes! C’est peut-etre dans l’Elat dc Kentucky que l’esclavage se montre sous sa forme la plus douce. L’agriculture y predomine. On n’y voit point revenir periodique- ment ces epoques d’activite industriellc qui necessitent de si rudes labeurs dans les contreesplus meridionales. Les maitres se contentent d’un revenuregulicr, et n’ont pas de ces tentations inhumaines qui triomphent toujours de noire fragile nature lorsque la perspective d’un gain rapide n’a d’autre contre-poids que l’interet des malheureux. Si l’on parcourt lc Kentucky, en voyant l’indulgence de certains maitres et l’at- tachement devoue de certains esclaves, on peut croire un moment a la poetique utopie d’une institution patriarcale ; mais il est une ombre a ce tableau, 1’ ombre de la loi. Celle loi regarde une foule d’etres humains dont les coeurs palpitent, et dont les affections sont vivantes, comme autant de clioses appartenant a un maitre. Cc maitre peut etre bienveillant ; mais s’il se ruinc, s’il vient a mourir, ses esclaves sont exposes a echanger d’un jour a l autre une vie paisible contrc line existence de mis&re. La meilleure administration possible de l’esclavage ne saurait done en detruirc les inconvenients. CHAP IT RE PREMIER. 11 M. Shelby elait cn somme un brave homme, dispose a rendre heureux lous ceux qui l’environnaicnt, et s’occupant sericuscmcnt du bien-elre materiel des negres de sa proprictc. II avait eu lc malheur dc se lancer etourdiment dans des speculations hasardeuses, et des billets souscrits par lui pour une somme consi- derable etaient lombes entre les mains d’Haley. Ces explications donnent la clef dc la conversation precedcnle. En approchant dc la portc, Elisa cn avait saisi quelques mots qui avaient suffi pour lui reveler quun marchand d’csclaves faisait dcs offres a son maitre. Eilc aurait volonticrs ecoute a la portc avant de sc retirer; mais sa maitresse l’appelait, et ellc fut obligee dc sc retirer. Toutefois, ellc crut comprendre quo c’elait son fds que le trafiquant convoitait. Son cceur se gontla; elle serra involontairement lc petit Henri avec tanl dc force qu’il la regarda d’un air slupefait. En entrant dans l’ap- partement de madamc Shelby, elle renversa lc lavabo, heurta la table a ouvrage, el rapporta de la toilette une longue robe dc chambre au lieu dc la robe dc soie qu’on lui demandait. — Qu’avez-vous done aujourd’hui, Elisa? lui dit madame Sliclby. — Ob! madamc, madame! s’ecriala quarteronne; et, fondant en larmes, elle sc laissa tomber sur une chaise. — Qu’est-ce qui vous tourmentc, ma chere? - — Ob! madame, un marchand d’csclavcs vient de causer avec mon maitre dans la sallc a manger. Je l’ai entendu. — Eh bicn ! quand cela serait? * — Ob! madamc, croycz-vous monsieur capable de vendre mon Henri? Et les sanglots dc la pauvre creature redoublerent. — Le vendre! Non, e’est impossible. Vous savez quo voire maitre nc fait ja- mais d’affaires avec les marchands du Midi, et qu’il ne songe jamais a vendre scs servileurs tant qn’ils se comportent bien. Pourquoi, folle que vous ctes, pensez- vous qu’on veuille acbcter votre Henri? Est-ce que tout lc monde a pour lui les memes yeux que vous? Allons, consolez-vous ; accrocbez ma robe au porte-man- tcau, coiffez-moi, et n’ccoutez plus aux portes. — Vous, madame, vous ne consenlirez jamais a cc que... • — Sans doutc, je n’y consentirais pas. Pourquoi ces inquietudes? Je laisserais plulot vendre un de mes enfants. Mais en verile, Elisa, vous devenez trop fiere dc cc petit garcon. Aussitot qu’un homme entre ici, vous vous imaginez qu’il vient vous l’cnlcvcr. Rassuree par ce langage, Elisa rit de ses alarmes, et proceda avec dexterite A la toilette de sa maitresse. Madame Shelby etait une femme superieure sous le rapport de l’intelligence et dcs sentiments. A la generosite, a la grandeur d’ame, qui caracterisent souvent les femmes du Kentucky, elle joignait une haulc moralite et des principes religieux qu’clle savait meltrc cn pratique. Son mari, asscz indifferent cn maliere dc foi, rcspcctait les convictions de sa fennne, dont il redoutait mcmc les jugements. II 12 LA CASE DU PERE TOM. la laissait entierement libre d’ameliorer la condition intellectuelle et physique de ses serviteurs, sans vouloir lui-mcme s en ineler activcment. II ne pensait pas avec certains sectaires que l’exces des bonnes oeuvres de personnes pieuses profitait au reste des fideles; pourtant il semblait convaincu que sa femme avait assez de charite pour deux, et il se flattait vagucment de gagner le ciel, grace a la sura- bondance de qualitcs dont elle lui offrait l’exemple, et quil n’avait pas la pre- tention d’cgaler. Ce qui embarrassait le plus M. Shelby, apres son entretien avec le marchand d’esclaves, cctait la difficulty de faire consentir sa femme a l’arrangement projete, et de triompher de fopposition quil s’attendait a rencontrer. Madame Shelby etait loin de deviner les preoccupations de son epoux. Elle le savait foncierement honnete , et c’etait avec une complete bonne foi quelle avait repousse les soupcons d’Elisa. Elle ne daigna pas s’y arreter, et s’occupa exclusi- vement de se preparer a une visite quelle voulait faire dans la soiree. CHAPITRE DEUXIEME. LA MERE. Elevee des fenfance par sa maitresse, Elisa en etait la favorite. Les voyageurs qui ont parcouru les Etats-Unis du Slid ont remarque la grace, la voix douce, les manieres elegantes des quarteronnes et des mulatresses. Ces dons naturels sont souvent rehausses par une eblouissante beaule, et presque toujours par un exterieur agreable. Elisa, telle que nous l’avons decrite, nest pas un portrait de fantaisie. Nous l’avons representee de souvenir, telle que nous l’avons vue il y a quclques annees dans le Kentucky. Sous la protection de sa maitresse, Elisa avait evite les seductions qui font de. la beaute un heritage si fatal pour une esclave. Elle avait epouse un mulatre de talent, nomme Georges, esclave sur une propriete voisinc. Ce jeune homme avait ete loue par son maitre a un fabricant de sacs. Sa ca- pacity l’avait place au premier rang; et, malgre son defaut d’education premiere, il avait invente avec succes une machine a teiller le ebanvre. 11 avait une tour- nure prevenante , et d’exccllcntes manieres. Neanmoins, comme ce n etait pas un homme aux yeux de la loi, ses qualiles superieurcs etaient soumises a la domi- nation d’un tyran vulgaire, aux idecs etroites. Ce maitre ayant appris l’invention de Georges, sc rendit pour la voir a la manufacture. 11 fut recu avec entliousiasme par le dirccteur, qui le felicita de posseder un esclave aussi precieux. Georges, anime pal- tant d’elogcs unanimes, fit fexplication de sa machine, et senonya avec tanl de verve cl d’abondance que son maitre ne put sempecher d’ avoir conscience de son inferiority. Convenait-il a un demi-noir de courir le monde, d’invcnler des machines, et de lever la tete au milieu des blancs? Celait un scandale auquel il CHAP1TRE II. fallait metire un terme cn emmenant l’audacieux, en le mettant a becher la terre, afin dc rabattre son orgueil. En consequence, le maitre demanda a reglerle comple de Georges, qu’il voulait reconduire immediatement chez lui. — Mais , monsieur Harris , dit le directeur de la fabrique , votre resolution n’est-elle pas un peu brusque? — Qu’importe? cet homme n’est-il pas a moi? — Nous serions disposes, monsieur, a augmenter le prix dc la location. — Je n’y liens pas , monsieur. Je n’ai pas besoin de louer mes domestiques quand je n’en ai pas envie. — Mais, monsieur, il est tres-propre aux fonctions qu’il remplit. — C’est possible, et je parie qu’il n’a jamais ete aussi propre a cclles que je lui ai confiees. — Songez a la machine qu’il a inventee, dit assez mal a propos un des ouvriers. — Ah ! oui , e’est une machine pour epargner du travail. Un negre est bicn capable d’imaginer pareille chose ; lui-meme est une machine qui economise le travail autant que possible. Je l’ai resolu, il s’en ira. Georges etait reste comme aneanti en entendant sa sentence prononcee par une autorite contre laquellc toute resistance etait vaine. Il croisa les bras, se mordit les levres; mais la colere brulait son sein comme un volcan et circulait en torrents de feu dans ses veines. Sa respiration etait entrecoupee ; ses grands yeux noirs etincelaient, et il aurait eclate sans l’intervention du directeur de l’usine. — Cedez, lui dit celui-ci en lui touchant le bras : eloignez-vous momentane- ment ; nous tdcherons de vous faire revenir. Le tyran remarqua cet apartc. 11 en devina le sens, et se fortifia dans la reso- lution de tenir sa victime en son pouvoir. Georges quitta la fabrique , et fut employe aux plus grossieres occupations de la ferine. Il cut assez d’empire sur lui pour ne pas franchir les homes du respect ; mais son air sombre, ses traits contractes, ses regards de courroux exprimaient eloquemment ses pensees, et prouvaient d’une maniere indubitable que cet homme ne pouvait jamais devenir une chose. C’etait pendant son sejour & la fabrique que, ayant la liberte d’aller et de venir, Georges avait vu sa fennne et l’avait epousee. Cette union obtint l’appro- bation de madame Shelby, qui avait un peu la manie feminine de faire des ma- nages. Elle vit avec plaisir sa favorite devenir la femme d’un homme de sa classe, qui semblait lui convenir sous tous les rapports. Elle-meme attaeba la couronne de fleurs d’oranger, et jeta le voile nuptial sur la tete de la fiancee. De nom- breux invites, reunis dans la grande salle de la maison , celebrerent les graces de la jeune fille et la liberalitc de la maitresse. Pendant quelques annees , Elisa vit frequemment son mari , et son bonlieui* ne fut trouble que par la pertc dc deux enfants cn has age, qu’ellc pleura au point dc s’attirer les douces rcmontrances dc sa maitresse, qui s’efforca dc sou™ 14 LA CASE DU PEKE TOM. mettre cetic nature passionnee au frein de la raison et dc la religion. Apres la naissance du petit Henri, Elisa revint a la tranquillite ; les blcssures de son cceur se cicatriserent , et elle fut heureuse jusqu’au moment oil son mari retomba brusquement sous le joug de son proprietaire legal. Lc direcleur de l’usine, suivant la promesse qu’il cn avail faite, rendit visite it M. Harris quinze jours apres lc depart de Georges. 11 esperait pouvoir le reinte- grer dans son premier cmploi, maintenant que lc mecontentement du maitre avait eu le temps de se calmer. — II est inutile d’insister, dit M. Harris d’un ton maussade; jc sais ce que j’ai a faire. - — Jc ne pretends pas vous donner des conseils, monsieur ; seulement il serait de votre interet de nous abandonner Georges aux conditions qui vous sont proposees. — Jc connais vos projets, monsieur; je vous ai vu echanger des signes d’in- telligence avec Georges lc jour oil je l’ai emmene de la fabrique; mais vous ne remporterez pas sur moi. Nous sommes dans un pays libre, monsieur; cethomme m’appartient, et je ferai de lui ce que bon me semblcra. Ce fut ainsi que Georges perdit sa derniere esperance ; il n’eut cn perspective qu’une vie de privations, rendue plus amere par les persecutions inesquines que pouvait lui imposer un despolisme inventif. CHAPITRE TROISIEME. EPOUX ET PE RE. Madame Sbelby etait partic pour sa visite. Debout sous le vestibule , Elisa suivaitdes yeux la voiture qui s’eloignait, lorsqu’elle se sentil frapper sur l’epaule. Elle se retourna, et un doux sourire rayonna sur son visage. — C’est vous, Georges! vous m’avez fait peur. Que je suis contente de vous voir ! Madame est sortie pour le reste de la journee ; venez dans ma petite chambrc, nous avons du temps devant nous. En disant ces mots , elle le conduisit dans unc piece qui donnait sur lc vesti- bule, et ou elle travaillait d’ordinaire. — Que jc suis contente! Pourquoi nc souriez-vous pas? Rcgardez Henri; commc il est grandi ! L’enfant, it travers les longues boucles de sa clievelure, jeta sur son p&rc un regard furtif, et se cramponna a la robe de sa mere. — N’est-il pas beau? dit Elisa; et elle lui ecarta les clievcux pour rembrasser. — Je voudrais qu’il ne fut jamais ne ! s’ecria Georges avec amertumc; je voudrais moi-mCnnc n’dlrc jamais venu au mondc. Surprise cl effrayee, Elisa pcnclia la letc sur l’epaule de son epoux, et fondit cn larmcs. EX’ VKRTU OK QUEL. TITRE EST-1L MON M A IT RE ? CHAPITRE III. 15 — Allons, ma pauvre femme, j’ai lort do vous affliger. All! jc voudrais quo vous nc m’eussiez jamais connu ! vous auriez pu etre hcurcuse. — Georges! Georges ! Comment pouvez-vous parler de la sorte? Quel malheur vous menace ou vous est arrive? N’avons-nous pas etc heureux j usque dans ccs derniers temps? — Oui, ma clierc amie, repondit Georges; et attirant son fils sur ses genoux, il le contempla avec amour. — Il vous resscmble, Elisa; et vous etes la plus belle femme que j’aie jamais vue et la meilleure qu’on puisse dcsircr; et pourtant je voudrais navoir jamais eu de relations avec vous. — Ah! Georges, cst-il possible? — Oui, Elisa, mon existence est plus penible que celle d’un miserable in- secte ; elle me mine, elle me consume ! je suis un pauvre valet, et je vous fais partager mon abjection. A quoi bon tenter de fairc quelque chose, de savoir quelque chose, d’etre quelque chose? A quoi bon vivre? je voudrais etre mort. — Quelles mauvaises pensees ! Je sais qu’il vous a ete penible de perdre voire place, et que vous avez un maitre bien dur; mais ayez de la patience, et peut-etre. . . - — N’en ai-jc pas eu? interrompit lc jeune mulatre : ai-jc dit un mot quand il m’a fait sortir sans motif de la fabrique ou tout le monde etait si bon pour moi? Je lui abandonnais tous mes benefices, et cliacun s’accordait a dire que je tra- vaillais bien. — C’est affreux, reprit Elisa; mais apres tout, c’est votrc maitre. — Mon maitre ! et en vertu de quel litre est-il mon maitre ? je suis un homme conime lui ; je vaux mieux que lui! j’entends mieux que lui les affaires; je suis plus capable de diriger une maison. Je sais lire et ecrire beaucoup mieux, et je me suis instruit malgre lui ; quels droits a-t-il de faire de moi une bete de somme, de me detourner d’une occupation que je connais, pour m’assujettir a des travaux qu’un cheval peut faire ! — Georges, vous m’epouvantez, je ne vous ai jamais entendu parler ainsi ; je crains que vous ne vous laissiez emporter par la colere. Je concois vos senti- ments ; mais, de grace, soyez prudent, pour moi, pour Henri! — J’ai ete prudent ; mais le mal empire et devient intolerable. Mon maitre saisit loutes les occasions imaginables de m’insuller et de me torturer. En faisant mon ouvrage , et en me tenant tranquille , j’esperais avoir le temps de lire a mes lieures de loisir ; mais il s’en apercoit, et il m’accable de travaux avilissants. Il dit que, malgre mon silence, il voit bien que je suis possede du diable, et qu’il faut le chasser. Eh bien, oui, lc diable sortira un de ccs jours, mais d’une ma- niere qui ne lui plaira pas. — Qu’allons-nous devenir? dit douloureusement Elisa. — Hicr je chargeais des pierres sur une charrette. Le jeune Tom etait la, et faisait claquer son fouet de maniere a effrayer mon cheval. Je lc priai doucement 1 (> LA CASK DU PE RE TOM. de cesser, et il ne tint aucun comple de mes paroles. J’insistai, et il se mit a me frapper. Je lui pris la main; alors il poussa des cris, se debarrassa, et courut dire a son pere que je le battais. M. Harris arriva tout en rage, et s’ecria qu’il saurait bien m’apprendre qui etait mon maitre. Il m’attacha a un arbre, coupa des baguettes, et dit a son fils qu’il pouvait me fouetter jusqu’a ce qu’il fut fatigue. C’est ce qu’il a fait, mais je l’en ferai repentir tot ou tard. Le front du jeunc homme s’assombrit et ses yeux lancerent des eclairs. — En vertu de quel titre cet homme est-il mon maitre? ajouta-t-il : voila ce que je voudrais savoir. — J’ai toujours pense, reprit Elisa d’une voix dolente, que notre devoir de chretiens etait d’obeir a nos maitres. — Vous avez raison en ce qui vous concerne. 11s vous ont elevee comme leur enfant; ils vous ont donne la nourriture et le vetement ; vous avez recu d’eux une bonne education ; ils peuvent done pretendre a quelques droits sur vous. Moi , j’ai ete battu, outrage, ou pour le moins delaisse ! Qu’est-ce que je dois? j’ai paye cent fois mon entretien. Non, je ne veux plus souffrir! Elisa trembla et garda le silence. Elle n’avait jamais vu son mari dans un pa- red acces de colere, et elle pliait comme un roseau sous cette tempete de passions tumultueuses. — Vous savez bien, reprit Georges, ce petit cliien que vous m’aviez donne? e’etait ma seule consolation. Il couchait aupres de moi, me suivait toute la journee, et semblait compatir a mes peines. L’autre jour, je lui donnais quel- ques os que j’avais ramasses a la porte de la cuisine , quand mon maitre arriva , et me dit qu’il ne pouvait tolerer qu’un negre nourrit un cliien a ses depens. Il m’ordonna de prendre le mien, de lui mettre une pierre au cou, et de le jeter dans la mare. — Ah! Georges, vous ne l’avez pas fait? — Non, mais il l’a fait, lui! M. Harris et Tom ont assomme a coups de pierres la malheureuse bete qui se noyait. Pauvre cliien ! il me regardait comme pour me reproeber de ne pas aller a son secours ! Je recus le fouet pour avoir refuse d’obeir. Mais peu m’importe, je ne suis pas de ceux que le fouet rend plus sou- pies, et si Ton n’y prend garde, j’aurai mon tour! — Qu’allez-vous faire? Georges, ne commettcz pas de mauvaise action. Con- tenez-vous ; ayez confiance en Dieu , et il vous delivrera. — Je n’ai pas vos sentiments chretiens, Elisa; mon cocur est plein d’amer- tume. Je ne puis avoir confiance en Dieu ; pourquoi laisse-t-il les clioses aller ainsi ? — Georges, il faut avoir de la foi ! Madame dit que dans nos plus cruellcs infortunes, nous devons croire que Dieu veut notre bien. — C’est facile a dire pour des gens qui galopcnl en voiture ou qui se reposent sur des sofas; mais s’ils etaient a ma place, je suis sur qu’ils penseraient autre- ment. Je voudrais ctre bon, mais mon cocur brule, et je ne puis me reconcilier HARRIS ET TOM ONT ASSOMME A COUPS DE PIERRES LA MALHEUREUSE BETE QUI SE NOYAIT. CHAPITRE III. 17 avcc personne. Vous-meme, vous nc le pourriez pas, surlout si jc disais cc quc j’ai a dire. Vous nc savcz pas encore la verite. — Qu’ai-je done a attendee? — Hicr, mon maitre disait qu’il avait cu tortdc me laisser marier avec unc femme elrangere a l’habitation; qu’il detestait M. Shelby et loute sa bande, parcc qu’ils etaient tiers, qu’ils affectaient unc superiorite insupportable, et qu’ils m’avaient donne dc l’orgueil. 11 ajoutait qu’il 11c me laisserait plus venir ici, et que je pren- drais une femme sur l’habitation. Ce matin, il m’a annonce quc j’eusse a epouser Mina, a m’etablir avcc clle dans unc cabanc, ou qu’il me vendrait a un mar- cliand des autres Etats. — Mais, reprit naivement Elisa, nous avons ete maries par 1111 ministre, a la maniere des blancs. — Ignorez-vous qu’un esclavc 11c peut sc marier? la loi s’y oppose ; je ne puis vous avoir pour femme , si mon maitre desire nous separcr. Voila pourquoi jc voudrais ne vous avoir jamais vue; pourquoi je voudrais n’etre jamais venu au monde; cela vaudrait mieux pour nous et pour ce pauvre enfant, qui cst destine k souffrir de notre misere. — Mon maitre est si bon ! — Qui sait ? il pent mourir, et alors mon fds sera vendu au premier venu. A quoi lui sert d’etre beau et plein dc qualites? Toutcs celles qu’il possede peuvent lui ctre fatales. Je vous l’ai predit, Elisa, il a trop dc prix pour que vous le gardiez. Ces mots renouvelerent les angoisses dc la jeune femme. Elle vit passer devant ses yeux le spectre du marchand d’csclaves, et devint aussi pale que si clle eut rccu le coup mortel. Elle jela un regard inquict du cote du vestibule, oil son tils , a clieval sur la canne de M. Shelby, se promenait d’un air de triomphe. Elle fut tentee un moment de devoiler ses inquietudes ; mais clle pensa que son mari avait assez a souffrir, et qu’il ne fallait pas l’accabler. D’ailleurs sa maitresse 11’ctait-elle point la? - — Maintenant, mon amie, reprit Georges, je vous fais mes adieux, car je m’en vais. - — Ou allez-vous? — Au Canada, dit-il en maitrisant son emotion; et quand j’y serai, jc vous achetcrai, e’est toutc l’esperance qui me reste. Vous avez un bon maitre, qui ne refusera pas de vous vendre; je vous acheterai, ainsi que mon fils, avec l’aide dc Dicu! — Ah! e’est horrible !... si vous etiez pris ! — Jc ne serai pas pris, Elisa! je me ferai tuer auparavant. Jc serai libre, 011 jc mourrai. — Vous ne vous tuerez pas ! — Ce n’est pas a craindre. Ma mort sera foeuvre d’autrui, si elle arrive; mais on nc me livrera pas vivant aux marchands elrangers. 3 18 LA CASE DU PERE TOM. — Georges, je vous en supplie, soyez prudent! repoussez les tentations qui vous assiegent; agissez avec sagesse, et invoquez l’assistance du Seigneur. — Elisa, voici mon plan. M. Harris m’a charge d’une commission qui devait me mener par ici. II a suppose que jc viendrais vous conter mes peines, et qu’il mettrait ainsi les Shelby de mauvaise humeur. Jc retourne a I’habitation avec unc resolution bien arretee, mes preparatifs sonl faits , et je me suis assure du con- cours de quelques amis. Dans huit ou dix jours on me comptera au nombre des absents. Priez pour moi, et que le bon Dieu vous entendc ! — Priez vous-meme, Georges, et confiez-vous a la Providence. — Adieu, repliqua le jeune mulatre en serrant sa femme dans ses bras; et apres avoir confondu leurs larmes, les deux epoux se separerent. CHAPITRE QUATRIEME. UNE SOIREE DANS LA CASE DU FERE TOM. La case du pere Tom etait un petit batiment en troncs d’arbres attenant a la principale habitation. Elle etait precedee d’un jardin ou venaient en abondance , grace a une culture soignee, divers legumes, des fraises, des framboises et autres fruits. La facade etait entierement couverte de rosiers et de bignonias qui en dissimulaient la grossiere construction. En ete, des ebrysanthemes , des petunias, des volubilis et autres plantes annuelles trouvaient moyen d’y etaler leurs fleurs, et faisaient les delices de la mere Chloe. Entrons dans la maison. Le repas des maitres etait aclieve, et la mere Cbloe, qui avait la surintendance de la cuisine, avait laisse a ses subalternes le soin de laver la vaissellc, pour aller preparer dans son modeste asile le souper de son vieil epoux. C’etait bien elle qu’on voyait devant le feu, occupee a faire frire dif- ferents comestibles, et levant de temps en temps le couvercle de casseroles dont la vapeur annoncait quelquc chose de bon. Sa figure noire avait un tel luisant qu’on aurait pu croire quelle avait ete nettoyee avec des blancs d’ceufs , de meme que sa theiere. Sa physionomie rayonnait sous un turban empese, et il y regnait la fiertc qui convenait a une femme universelleinent reconnue pour le cordon bleu du canton. Elle meritait assurement ce titre. Les poulets, les dindons et les canards de la basse-cour prenaient un air grave en la voyant approcher, et sem- blaient reflechir sur leur fin derniere, car elle revait constamment aux moyens de les rotir, de les farcir, ou de les accommoder, et f expression de ses traits etait faite pour inspirer la terreur a tous les volatiles. Elle excellait aussi dans la preparation des gateaux, et les efforts de ses ri vales pour atteindre a sa perfection nc lui inspiraient que des rires de triompbe. Les diners de ceremonic slimulaicnt son amour-propre, et elle redoublait dardeur toutes les fois que des malles de voyage entassecs sous le vestibule lui promeltaient de nouveaux convives a traitei\ CHAP IT RE IV. 19 Nous laisscrons la mere Chloe sc livrer a ses travaux culinaires pour completer la description dc sa dcmeure. Dans un coin etait un lit couvert d’une courte-pointc blanche comme la neige, au has duquel s’elendait un tapis d’une certaine dimension. C’etait pour ainsi dire le salon du logis; ce coin etait traite avec une consideration particulicre, et mis, comme un lieu sacre, a l’abri de l’invasion des petites gens. En face se trouvait un second lit plus modeste oil l’on couchait. Au-dessus de la cheminee figuraient de belles gravures, cntre autres un portrait du general Washington dessine et peint d’une maniere dont ce heros aurait ete certainement surpris s’il etait revenu au monde. Sur un banc se tenaicnt quelques cnfants aux yeux noirs , aux joues rebondies, a la tete crepue, qui surveillaient les premiers pas d’une jeune scour. Celle— ci , comme toutes les creatures humaines de son age, se dressait sur ses picds, se balancait pendant quelques instants , et finissait par rouler a terre. Chacune de ses malheureuses tentatives etait saluee par des acclamations comme une preuve d’habilete consommee. Devant le feu etait une table un peu boitcuse, mais couverte d’une nappe et d’un service complet. Le pere Tom y avait deja pris place, et comme c’est le heros de notre histoire , nous devons en offrir le daguerreotype a nos lecteurs. Ce negre, le plus cstime dc tous ceux de M. Shelby, etait un homme d’une haute stature, a large poitrine; il avait une expression de bienveillance , de bon sens et de gravite. On voyait a son air qu’il sc rcspectait lui-meme, et que, malgre son apparence de simplicity, il avait la conscience de ses talents. II tenait a la main une ardoise sur laquelle il essayait de copier quelques lettres que lui mon- trait le petit Georges, enfant de treize ans, fils de M. Shelby. — Pere Tom, lui dit l’enfant, qui avait toute la dignite d’un pedagogue, la queue de votre g est tournee du mauvais cote, et vous en faites un q. Et maitre Georges, saisissant le crayon, se mit a tracer une quantite innombrable de g et de q avec une rapidite dont le pere Tom fut ebalii. — Comme les blancs sont habiles ! s’ecria la mere CI1I06 en levant sa four- cbette garnie d’un morceau de lard ; ce petit homme sait lire et ecrire, et il veut bien venir tous les soirs nous donner des lecons! — Mere Chloe, je incurs de faim , dit maitre Georges ; est-ce que votre galette n’est pas cuite? -r- Dans un instant, repondit la mere Chloe; elle est d’une couleur brune magnifique. Madame avait permis l’autre jour a Sally d’essayer de faire un gateau, pour lui apprendre, comme elle disait. J’ai ete obligee de m’en meler; ca me faisait mal au cceur de voir ainsi gaspiller de bonnes choses. Le gateau montait tout d’un cote; il n’ avait pas plus de forme que ma savate. Fi done! Apres avoir exprime en ces termes son mepris pour l’ignorance de Sally, la mere Chloe tira du feu une magnifique galette et diverses patisseries qu’elle empila sur une assiette. 20 LA CASE DU PERE TOM. — Decampez, Moi’sc ct Pierre, s’ccria-t-ellc, ct vous aussi, Polly : maman donnera quelque chose a sa petite. Maintenant, monsieur Georges, otez vos livres ct mettez-vous la, je vais vous servir. — On voulait me retenir a souper a la maison, dit Georges, mais je savais trop bien ce qui m’attendait ici. — Vous deviniez que je vous reservais les meilleurs morceaux, ct vous aviez raison. Allons, mettez-vous a reeuvre. — Attaquons la galctte, dit Georges cn brandissant un grand couteau. — Prenez garde, dit la mere Chloe en lui saisissant le bras, vous nc pourrez pas la coupcr avec ce gros et lourd couteau ; vous Faplatiriez ! J’ai un vieux cou- teau mince et bien affile que je reserve tout expres... La! voyez, cllc se fend comme une plume. Mangez a present. — Les Lincoln, dit Georges parlant la bouche pleine, pretendent que leur Jenny est meilleurc cuisiniere que vous. — Les Lincoln sont loin dc compte! repartit la mere Chloe avec mepris. Ce sont des gens respectables sans doute; mais si je les compare aux notres, ce nest plus lien. Mettez M. Lincoln a cote de M. Shelby, qu’cst-cc que e’est? Et madamc Lincoln, peut-clle figurcr dans un salon avec autant d’avantage que madamc Shelby? Allons done! qu’on ne me parlc plus de ces Lincoln! Et la mere Chloe secoua la tete en femme qui se flattait d’ avoir une certaine connaissance du monde. — Pourtant, reprit Georges, je vous ai entendue dire que Jenny etait une assez bonne cuisiniere. — Je ne le contcstc pas, dit la mere Chloe; clle sait faire les plats vulgaires; ellc va jusquaux galcttes dc mais; mais quand il s'agit dc mels recberclies, ellc n’y est plus. Elle fait des pates, mais elle nentend rien a la croute. Est-ce quelle est capable de faire de ces pates moclleuses qui fondent dans la bouche? Quand miss Marie sc maria, Jenny fit les pates pour le banquet de noce; elle me les montra, et elle fut jugee. Jenny et moi sommes bonnes amics, vous savez; je nc veux pas en dire de mal; mais je ne fermerais pas l’ocil de toutc une scmainc si je fabriquais des pates connnc les siens. — Pourtant, reprit Georges, Jenny doit les trouver parfaits. — Ccrtainement, elle me les a presentes connne tels; mais, voyez-vous, elle nc sait rien. Elle est dans une famille ignorantc, et il est impossible quelle sache quelque chose. Monsieur Georges, vous ne connaisscz pas quels sont les avan- tages de votre famille et de votre education ! Ici la mere Chloe soupira et roula les yeux avec emotion. — Je suis sur, mere Chloe, dc connailrc les avanlages dc nos pates ct de nos puddings. Demandez a Tom Lincoln si, toules les fois que je le rencontre, je ne lui en vante pas la superiorite. All! comme je lui chante pouille! Ces mols exciterent cbez la mere Chloe une si vivc hilarite, qu elle sc renversa sur sa chaise pour lire a son aisc, ct que les larmes coulercnt le long dc ses CHAPITRE IV. 21 joucs noiros cl lustrces. Ellc varia scs excrcices cn dormant dcs coups dc coudc a maitre Georges, en lc pincant, en Ini disant qu’il finirait par la lucr un de ces jours. Chacune de ces sanguinaires predictions etait coupec par des eclats de rire de plus cn plus sonores. — All ! vous chantez pouille a Tom Lincoln ! Oh ! mon Dieu ! quel jeune homme vous ferez ! En verile, vous feriez rire un hanneton ! — Oui, reprit Georges, je lui dis : «Tom Lincoln, si vous veniez voir les pates de la mere Chloe ; voila des pates !... » — Pauvre liomrne ! dit la mere Cliloe, sur le coeur bienveillant dc laquelle la malhcurcusc condition de Tom Lincoln semblait produire line vivc impression, vous devriez I’inviter a diner dc temps en temps, monsieur Georges; cc serait bicn de votre part. Vous savez qu’il lie faut vous croirc au-dcssus de personne a cause de vos avantages ; souvenez-vous-en. — Eh bien ! un jour de la semaine prochaine j’inviterai Tom Lincoln. Vous vous distingucrcz, mere Cliloe, et nous leblouirons. Nous le ferons taut man- ger, qu’il en aura unc indigestion de quinze jours. — C’cst^a ! s’ecria la mere Chloe avee enthousiasme. Ah ! quand je pensc a quelqucs-uns dc nos diners ! Vous rappelez-vous le pate dc poulets que je servis au general Knox? Madame et moi nous cumcs unc discussion a propos de la croutc. Je nc sais qucllcs luhies out les dames; mais quelquefois, quand on est charge dc la plus lourde responsabilile, elles choisissent cc moment pour vous importuncr. Madame voulait ccci, puis cela ; je finis par m’impatienter, et lui dis : « Regardez vos belles mains blanches, madame, vos longs doigts etincclants dcha- gucs, cornmc mes lis blancs quand ils sont couverts dc rosec ; et puis, regardez mes grosses mains noires et solides : n’est-il pas clair que lc Seigneur m’a faite pour petrir des croutes de pate, et vous pour rester au salon? » Voila ce que jc lui dis... Ah! monsieur Georges, j’etais d’une colerc !... — Et que repondit ma mere ? — Ellc fixa sur moi ses beaux yeux qui souriaient , et dit : « Eh bien , mere Chloe, je crois que vous avez raison ; » et ellc rentra au salon. Elle aurait du me casser la tetc pour me punir de mon impertinence ; mais e’est un fait, jp nc puis souffrir les dames a la cuisine. — Ce diner vous fit honneur ; je me souviens que tout le monde en parla, dit Georges. — Je lc sais bien, ma foi ! N’etais-jc pas derriere la porte de la salle a man- ger? N’ai-je pas vu le general Knox redemander trois fois de ce pate en disant : «Vous avez une fameusc cuisiniere, madame Shelby ! » Comme je me rengor- geais ! Et lc general est expert cn cuisine !. . . C’est un homme dc talent ; il est d’une des mcillcurcs families dc la vicille Virginic. II s’y entend aussi bien que moi, lc general! II y a divers points a remarquer dans tous les pates, monsieur Georges, et tout le monde nc les connait pas ; mais lc general les connait, jc l’ai vu aux observations qu’il a faites. 22 LA CASE Dll PERE TOM. Cependant le joune Georges etait arrive an point de ne plus pouvoir manger un morceau de plus; il avait done le loisir de remarquer les tetes laineuses et les yeux brillants qui, d’un coin de la chambre, suivaient avidement ses operations. — Venez ici , Moi'se, Pierre, dit-il en leur distribuant des vivres ; vous voulez quelque chose, n’cst-ce pas? Allons, mere Chloe, faites-leur des gateaux. Georges et Tom s’installerent sur des chaises au coin de la cheminee ; la mere Chloe, apres avoir prepare unc bonne pile de gateaux, prit sur ses genoux sa petite fille, dont elle remplit la bouclie alternativement avec la sienne; clle scr- vit aussi Moisc et Pierre, qui mangerent sous la table, se chatouillant par inter- vallcs et tirant a l’occasion les pieds de leur soeur. — Voulez-vous finir? disait la mere en decochant au hasard un coup de pied sous la table, quand i’agilation y etait trop bruyante. Ne pouvez-vous vous con- duire decemment quand un blanc vient vous voir? Ne m’impatientez pas, ou je vous deferai un bouton de plus quand M. Georges sera parti. II est difficile de dire quel etait lc sens cache de cette terrible menace ; mais il est certain qu’elle produisait peu d’effet sur les jeunes pecheurs. — Voyez-moi ces droles ! dit le pere Tom. Les deux enfants, les mains et la figure couvertes de melasse, sortirent de dessous la table et se mirent a embrasser tendrement leur sceur. — Detalez ! s’ecria la mere en repoussant leurs tetes laineuses ; vous allez tout poisser, tout salir ; allez vous laver a la fontaine ! La mere Chloe termina ses exhortations par une tape qui retentit d’une facon formidable, mais qui servit seulement a augmenter les rires des jeunes gars. Ils sortirent en se culbutant, et pousserent dehors de veritables cris de joie. — A-t-on jamais vu d’aussi mediants diables? dit la mere Chloe avec une satisfaction cacliee. Puis elle prit une vicillc serviette quelle avait mise de cote pour de semblables circonstances ; elle versa un peu d’eau dans unc theiere fe- lee, el debarbouilla sa fillctte. Quand elle lui eut bien poli le visage, elle la de- posa sur les genoux de Tom, et s’occupa d’cnlevcr les reliefs du souper. Cepen- dant l’enfant s’amusa a tirer le nez de Tom, a lui egratigner la face, a lui passer ses mains grasses dans les chcveux : cette dernierc operation semblait lui pro- curer une satisfaction speciale. — N’est-elle pas charmante? dit Tom en leloignant de lui pour mieux la voir. Ensuite il se leva, la placa sur ses larges epaulcs, et se mit a danscr. Pendant cc temps Georges lui portait de petits coups avec son mouchoir de poclic, et les deux garcons, qui etaient de retour, cabriolaient en criant. La mere Chloe de- clara qu’on lui cassait la lete ; mais, connnc elle reiterait cette observation plu- sicurs fois par jour, on n’y eut aucun egard, et les danses et les cris sc prolon- g&rent jusqu’a satiete. — J espere que vous avez fini , dit la mere Chloe, qui venait de tirer d’un cof- fre plusieurs matelas ; allons, couchcz-vous , voici l’licure du meeting. — Nous voulons en etre, ma mere ! CHAPITRE IV. 23 — C’cst si curieux! — Laissez-lcs assister a la reunion, mere Chloe, (lit Georges en rejetant les matelas dans le coffrc. Ayant ainsi sauve les apparcnces, la mere Chloe consentit volontiers a ne pas dresser le lit. — Au fait, dit-elle, il est possible que ca leur fasse du bien. On tint conseil pour aviser aux preparatifs du meeting. — Je ne sais comment nous nous procurcrons dcs chaises, (lit la mere Chloe; rnais commc la reunion rcligieuse qui allait avoir lieu se tenait chaque seinainc chez le pere Tom depuis tres-longlemps, on trouvait toujours moyen de placer tout le mondc. — Le vieux pere Pierre a casse les pieds de cettc vieille chaise la semaine der- niere, (lit Moise. — Je crois plutot que e’est vous, repartit la mere Chloe. — On l’appuiera contre la muraille, et elle tiendra a mervcille, ajouta Moise. — Alors, (lit le second fils, il ne faudra pas y asseoir le pere Pierre, qui se balance toujours en chantant. — Ah! mon Dieu ! reprit Moise, s’il s’asscyail la, il serait stir de tomber par terre des qu’il entonnerait : « Vcnez, pechcurs, venez m’entendre. » El apres avoir finite exactemcnt les intonations nasales du vicillard, Moise sc jeta a plat ventre pour figurcr la catastrophe qu’il supposait. — Conduiscz-vous done decemment ! s’ccria la mere Chloe : n’avez-vous pas de honte? Georges partagea lagaiele du delinquant, ct declara que Moise etait decidement un farceur. L’admonition maternelle manqua done completement son but. — Eh bien! mon vieux, (lit Chloe a son epoux, il fan t disposer vos tonneaux. — Ces tonneaux, dit Moise, sont aussi bons que ceux dont parle l’Ecriture, que M. Georges nous lisait l’autre jour. Ils ne font jamais defaut. — Pourtant, objecta Pierre, il y en a un qui s’est defonce la semaine derniere au beau milieu de la ceremonie; e’est faire defaut, a ce qu’il me semble. Pendant cc colloque on avait roule dans la case deux tonneaux vides, que Ton avait assujettis avec des pierres. Pour completer l’arrangement, on retourna des harils ct des haquets, ct on rangeale long du mur quclques chaises ecloppees. — M. Georges lit a merveille, dit la mere Chloe, etj’espere qu’il voudra bien rester ici pour nous faire la lecture. Georges y consentit avec empressement, car un enfant est toujours dispose £t faire ce qui peut lui donner de l’iniportance. La chamhre se remplit bientot d’un assemblage bigarre qui comprenait tons les ages, depuis l’octogenaire aux cheveux blancs jusqu’aux jcunes gens d’une quinzaine d’annees. On debuta par echanger quelques innocents commerages. On raconta que la mere Sally avait achete un moueboir dc poebe rouge; que madame avail l’intention de donner a Elisa sa vieille robe de mousseliuc ; que M. Slielby songeait a acbeter un chcval alczan qui lui ferait honneur. Quclqucs-uns des assistants appartenaient a des habitations LA CASE DU PURE TOM. 24 voisincs, ct ils rapporterent les cancans qui circulaient dans la localile. La reu- nion des noirs se conformait aux usages etablis dans les cercles d’un ordre plus eleve. An bout de quelques instants les chants commencerent, ct certaines intonations nasales ne detruisirent point l’effct de voix nalurellement belles. Les paroles etaient tantot empruntees ala collection des bymnes de l’Eglise, tantot recueillies dans les meetings tenus en plein air; elles avaient quclque chose de sauvage et d’indefini. Lc chocur entonna avec autant d’onction que d’energie le refrain que voici : Dans la paix du Seigneur quand un liomme s’endort, Les anges lui font signe a l’heure solennelle ; II se revet de gloire , et la ville eternelle Ouvre pour lui ses portes d’or. D’autres chants mentionnaient sans ccssc les rives du Jourdain, les champs de Chanaan et la nouvellc Jerusalem, car rimagination impressionnable des negres recherche toujours les expressions tirees de la nature piltoresque. Tout en chan- tant, les uns riaient, d’autres battaient dcs mains, ou temoignaient leur satisfac- tion par line pantomime animee. Aux hymnes succederent de pieuses exhortations. Une vicillc femme qu’on ve- nerait comme une chroniquc vivante se leva et s’exprima en ccs termes : — Jc suis heureusc de vous voir encore, mes enfants, car d’un moment a l’aulre je puis elre appelee a la gloire du ciel. Jc suis toute pretc, mes chcrs amis; j’ai fait mon petit paquet, et j’ai mis mon chapeau, comme un voyageur qui at- tend la voiture, et qui croit par intervalles entendre le bruit des roues. Soyez prets comme moi, mes enfants, car vous ignorez quand viendra Fheure du depart. Apres avoir prononcc ccs paroles dans un patois asscz incorrect, la vicille femme se mit a pleurer, et les assistants repeterent en chceur : Terre de Chanaan , toi seulc es mon espoir ; Terre de Chanaan, je vais bientot te voir. A la demande generate , Georges lut quelques chapitres d’un livre de piete; ct il fut interrompu a plusieurs reprises par des exclamations tellcs que : — Ecoulez cela! — Songez-y bien! — II est certain que tout ccla arrivera! Georges, qui avait de l’esprit, et auquel sa mere avait donne une education religieusc, se voyant l’objet d’une admiration gencrale, se permit dcs observations de son cru. II les exposa avec un serieux et une gravite qui lui valurcnt les suf- frages de tout l’auditoirc. On convint generalement qu’il etait etonnant, et qu’un ministre ne parlerait pas mieux. Le perc Tom avait sur ses compagnons rinfluencc d’un patriarchc. La simpli- ci lc , la cbaleur ct la conviction qu’il metlait dans ses exhortations auraient pu edificr meme des personnes plus instruites; mais il etait surtout remarquable dans la priere. 11 etait Icllcmcnt familiarise avec lc langagc de l Ecrilurc, que les plus CHAPITRE V. 25 poetiques images sc trouvaient naturellement sur ses levres. II excitait au plus haul degre la devotion de ses auditeurs, et ils mettaient lant d’empressement a dire les repons, que souvent on nc l’entendait pas. Tandis que cetle assemblec religieuse se tenait dans la cabanc du vieux Tom, unc scene toute differentc se passait dans la salle a manger du maitre. II etait assis avec Haley devant une table couverte de papiers, et tous deux comptaient une liasse de billets. — Tout est en regie, dit le marchand d’esclaves; a present, il ne vous reste plus qua signer notre arrangement. M. Shelby signa a la hate, comme un homme presse de finir une affaire desagreable ; ensuite, Haley tira d’une vieillc valise un parcliemin, et le presenta a Shelby, qui s’en saisit avec une vivacite mal dissimulee. — Voila qui est fait, dit le marchand. — C’est fait, repeta Shelby d un ton reveur; et apres avoir poussc un pro- fond soupir, il redit encore : — C’est fait! — On croirait que vous n’etes pas content de la negociation? — Haley, repliqua le maitre, j’esperc que vous vous rappcllcrez vos pro- messes, et que vous ne vendrez pas Tom sans bien savoir a qui vous le livrerez. — Mais, dit le marchand, c’est precisement ce que vous venez de faire. — Les circonstances , vous le savez , m’ont mis dans la necessite de prendre ce parti , reprit Shelby d’un ton hautain. — Elies peuvent etre aussi imperieuses pour moi , repartit le trafiquant ; neanmoins je ferai tous mes efforts pour procurer a Tom une bonne place, et, pour ma part, vous n’avcz pas a craindre que je le maltraite; s’il y a quelque chose dont je doive remercier le Seigneur, c’est de n’ avoir jamais ete cruel. Comme le marchand d’esclaves avait anterieurement fait connaitre la maniere dont il entendait fhumanite, Shelby nc fut pas tres-rassurc par cette protesta- tion ; mais il fallut bien qu’il s’en contentat. Il laissa son bote s’eloigner cn silence, et, pour se distraire, il alluma un cigare. CHAPITRE CINQUIEME. EMOTIONS DE LA MARCHANDISE HUMAINE EN CHANGEANT DE PROPRIETAIRE. M. et madame Shelby s’etaient retires dans leur appartement. Le mari s’e- talait sur une chaise longue , et parcourait quelques lettres qui etaient arrivees par les courriers du soir, tandis que sa femme travaillait a defaire les nattes compliquees de sa chevelure. Elle avait dispense de reparaitre la pauvre Elisa , dont elle avait remarque la paleur et les yeux hagards. Cette occupation inac- 4 20 LA CASE DU PERE TOM. coutumee lui rappela naturellcment la quarteronnc et lc langage que cellc-ci avait tcnu dans la matinee. — A propos, Arthur, dit-elle d’un air d’insouciance , quel est done cet homme mal eleve que vous avez eu a diner aujourd’hui? — II se nomme Haley, dit Arthur en s’agitant sur sa chaise et en tenant les yeux fixes sur la lettre qu’il examinait. — Haley! quel est-il? quel motif l’amene ici? — C’est un homme avec lequcl j’ai fait des affaires pendant mon sejour a Natchez. — Et il s’est installe chez nous sans facon , et il est venu prendre place a notre table! — Je l’avais invite : nous avions des comptes a regler ensemble. — Scrait-il marchand de negres? demanda madamc Shelby en remarquant un certain embarras dans les manieres de son mari. — Qui a pu vous mettre cela en tete? dit M. Shelby en levant les yeux. * — Rien ; seulement Elisa est venue me trouver apres diner pour me dire que vous eticz en conference avec un marchand d’esclaves, et qu’il vous faisait des oflres pour son fils. — En verite ! dit Arthur Shelby ; et il baissa les yeux sur sa lettre, qu’il parut lire avec attention , sans s’apercevoir qu’il la tenait a l’envers. — J’ai dit a Elisa, reprit madame Shelby, qu’elle etait folle de s’inquieter, et que vous n’aviez jamais rien a demeler avec ces sortes de gens. Je sais que vous n’avez pas de negres a vendre, et que vous ne voudriez pas surtout vous defaire du petit Henri. — Emilie, repliqua Shelby, vous appreciez bien mes sentiments; mais je dois vous avouer que mes affaires me forcent a vendre quelques-uns de mes noirs. — A cet homme ! C’est impossible ; vous ne parlez pas serieusement. — Ce n’est que trof> vrai! Je me suis decide a vendre Tom. — Quoi ! votre Tom ! ce fidele serviteur qui a ete eleve sur l’habitation , et dont lc devouement ne s’est jamais dementi! Oh! monsieur Shelby! Mais vous lui aviez promis la liberte, et nous lui en avions parle plus de cent fois. A pre- sent je puis tout croire, je puis vous croire capable de vendre le petit Henri, le fils unique de la pauvre Elisa. — Puisqu’il laut tout vous dire, j’ai consent! a vendre Tom et Henri, et je ne concois pas votre indignation, car je ne fais que ce qu’on voit faire chaque jour a tout le monde. — Mais pourquoi avoir precisement clioisi ceux-ci entre tous? — Parce qu'ils valaient davantage; voila pourquoi. Si vous le preferez, je cedcrai Elisa, dont le marchand m’a offert un bon prix. — Lc miserable! dit madamc Shelby avec vehemence. — Par egard pour vous, je n’ai pas voulu lecouter; ainsi vous devez m’en savoir quelque gre. CHAPITRE V. 27 — Mon ami, dit madame Shelby d’un Ion plus doux, pardonnez-moi , je me suis emportee en apprenant cette nouvelle; niais vous me permettrez d’interceder pour ces malheureuscs creatures. Tom est un noble coeur qui, j’en suis sure, donncrait au besoin sa vie pour vous. — Eh! mon Dieu, je le sais ; mais qu’y puis-jc faire? jc ne suis pas libre. — Consentcz a un sacrifice pecuniaire, ct j’en supporterai volontiers ma part. Je crois avoir rempli en cbretienne mes devoirs envers ces etres simples et as- scrvis : je leur ai donne de l’instruction, j’ai veille sur eux, j’ai sympathise depuis de longues annees avec lcurs joies et avec leurs douleurs ; comment ose- rais-jc me representer au milieu deux si, pour un miserable gain, nous aban- donnons l’honnete Tom, si nous le separons brusquement de ceux auxquels nous avons appris a 1’aimer? Mes negres connaissent, graces a moi, les obligations de la famille; comment leur avouer quit nest point de relations, de devoirs, de liens sacres pour nous, comparativcment a I’argent? J’ai dirige l’education du petit Henri, et vous allez le vendre, corps et ame, a un homme sans moralitc! J’ai dit a Elisa que Fame etait plus precieuse que tous les tresors du monde : quelle confiance aura-t-cllc en nous lorsqu’elle nous verra vendre son enfant? — Je suis facbe de vous affliger, Emilie, repondit M. Shelby, mais je vous assure que le mal etait inevitable. II fallait vendre ces deux csclaves, ou les vendre tous. Haley etait devenu possesseur d’unc hypotheque, et si je nc Favais apaise par un compromis, il m’aurait cxpropric. J’avais reuni toutes mes econo- mies, emprunte de toutes parts, presque mendie, ct le prix de ces deux esclaves etait necessaire pour m’acquilter complement. J’ai dit les abandonner. Haley avait un caprice pour l’enfant; il consentait a transiger, a la condition que je lc lui vendrais, et non autrernent. J’etais en son pouvoir, ct il a fallu me cosigner. Si vous regrettez que j’aie vendu deux de mes serviteurs, seriez-vous consolee parce que je les aurais vendus tous? Madame Shelby mit la tete entre ses mains, et poussa un gemissement plaintif : — Alors, s’6cria-t-elle, malediction sur Fesclavage ! malediction sur le maitre et sur Fesclave ! J’etais folic de m’imaginer qu’on pouvait tirer quelque boil parti d’unc aussi desastreusc institution. C’est un peche que d’avoir des esclaves, j’en ai toujours cu la pensee ; mais je metais flattec de rendre la servitude plus douce que la liberte a force de bonte, de soins et d’enseignements : folle que j’etais! — Ma femme, vous devenez abolitionniste. — Jc l’ai toujours ete; je n’ai jamais considere Fesclavage coinmc legitime. — Vous differez en cela de beaucoup de gens dont on vantc la sagesse. Vous vous rappelez le sermon que lc ministre a prononce dimanebe dernier. • — J’en ai ete indignee! Les ccclesiastiqucs 11 c sont pcut-ctrc point dans le cas de detruirc le fleau; mais qu’ils lc defendent, cela rcvoltc mon bon sens. Vous- memc, vous vous etiez prononce contrc cc sermon. — Oui, sans doutc, reprit Shelby, mais cc qui arrive m’a prouve qu’il n’etait pas depourvu de verite. Jc vous le repete, ma chore amic, j’ai etc victimc de 28 LA CASE DU PERE TOM. la fatalite, et jc me suis conduit aussi bien que les circonstances me le per- mettaient. — Helas ! (lit madame Shelby en tournant entre ses doigts sa montre d’or, je nc possede point de bijoux dc valeur, mais cette montre ne pourrait-elle etre uti- lisee? Elle a coute cher. Si je pouvais au moins sauver le fils d’Elisa, je sacrifie- rais tout ce que j’ai. — Jc suis desole de vous voir en cet etat, Emilie; mais ne vous faites point d’illusions : tout est fini, le contra! de vente est signe, et vous devez rendre graces au ciel que f affaire ne se soit pas terminee plus malheureusemcnt. Haley pouvait me ruiner, et maintenant m’en voib\ delivre. Si, comme moi, vous con- naissiez cet homme , vous comprendriez combien il importait de nous en debar- rasser, pour sauver notre fortune. — II est done bien cruel ? — Pas precisement; mais il nc songe qua ses interets; il calcule froidement sans jamais hesiter; il est infatigable comme la mort. Sans vouloir le moindre mal a sa mere, il la vendrait s’il y trouvait quelquc benefice. — Et ce sera le proprietaire du fidele Tom et du fils d’Elisa! — Cost affreux sans doutc, et je voudrais n’y point songer. Demain de bonne heurc je vais monter a cheval et m’eloigner, car Haley, qui mene rondement les affaires, veut entrer immediatement en possession. J’eviterai de revoir Tom; de votre cote, arrangez une partie n’importe ou, et emmenez Elisa, pour que son fils disparaisse en son absence. — Non, non, dit madame Shelby, jc ne veux pas etre complice de cette bar- baric. J’assisterai le vieux Tom dans sa detresse ; il verra que sa maitresse ne l’abandonne pas. Quant a Elisa, je nose pas y songer. Que le Seigneur nous pardonne ! quavons-nous fait pour qu’il nous impose cette crucllc necessite? Cette conversation avait ete entendue par une personne dont les deux epoux ne soupconnaient pas la presence. Lappartement communiquait a un grand ca- binet, dont la porte s ouvrait sur le corridor. Quoiquc ayant obtenu la permission de se couclier, Elisa s’y etait cachee, et, appuyant l oreille aux fentes de la porte, elle n’avait pas perdu un mot de rentretien. Lorsque le silence s’etablit, elle s’eloigna sans bruit. Pale, fremissante, les levres contractees, ce netait plus cette douce et timide creature que nous avons vue dans les premiers chapitres dc cette veridique histoire. Elle savanca avec precaution dans le couloir, s’arreta un moment a la porte dc sa maitresse; puis, levant les mains vers le ciel comme pour l'implorcr, elle se glissa dans sa chambre. C etait une petite salle propre- ment tenue, exposce au solcil, eclairee par une fenetre pres dc laquelle elle s etait souvent assise pour coudre en chantant. 11 y avait la une petite bibliotheque, divers petits objets quelle avait recus en cadeaux detrennes; une modeste garde- robe disposce dans un cabinet et dans des tiroirs. Sur le lit sonnneillait le petit Henri. Les longues boucles de ses cheveux tombaient negligemment autour dc sa SILENCE ! IL NE FAUT POINT PARLER SI HALT. CHAPITRE V. 29 figure insoucieuse; ses levrcs de rose etaient entr’ouvertcs, ses mains potelees s’allongeaient sur la couverture, et ses trails rayonnaient d’un doux sourire. — Pauvre enfant! dit Elisa, ils font vendu!... mais ta mere te sauvera ! Aucune larme nc tomba sur le lit. Dans des moments aussi critiques, le coeur 11’a pas de pleurs a donner ; il ne verse que du sang , qui tombe goultc a goutte cn silence. Elisa prit un morceau de papier et ecrivit a la bate : « Chere dame, ne me croyez pas ingrate, et ne me jugcz pas severement. J’ai » entendu tout ce que vous avez dit ce soir avec mon maitre ; je vais tacher de » sauver mon fils, et vous nc sauriez m’en blamer. Que Dicu vous benisse, et » vous recompense de toutes vos bontes ! n Apres avoir ecrit ce billet, Elisa prit dans un tiroir les hardes de son fils et les cnvcloppa d’un mouchoir. Tellcs sont les preoccupations maternelles, que, mal- gre sa terreur, elle n’oublia pas de mettre dans le petit paquet quclques-uns des joucts qu’il affectionnait. Elle reserva un perroquet peint de vives coulcurs, pour le distrairc quand elle serait forcee de le reveiller. Elle eul beaucoup de peine a tircr le petit dormeur de son engourdissement ; mais, grace a ses cfforls, il ou- vrit les yeux, et sc mit a jouer avec son oiseau pendant que sa mere s’liabillait pour sortir. — Ou allons-nous, maman? dit-il en la voyant s’approcher du lit et se pre- parer a lui mettre sa petite veste. La mere le regarda si fixement, qu’il devina qu’il allait sc passer quelque chose d’extraordinaire. — Silence ! lui dit-elle ; il nc faut point parler si haut, de peur qu’on nous entende. Un mediant honnne ctait venu pour enlever le petit Henri a sa mere, el l’emporter dans les tenebres ; mais sa mere ne l’abandonnera pas. Elle va lui mettre sa veste et son chapeau, et se sauver avec lui, pour que le vilain liommc nc puisse les attraper. En disant ces mots, elle boutonna les vetements de l’enfant, qu’clle prit dans ses bras apres lui avoir reconnnande de se tenir tranquille, et ouvrant la porte qui donnait sur le vestibule, elle s’eloigna precipitamment. La nuit etait froide, les eloiles brillaient au ciel. Paralyse par une vague ter- reur, l’enfant se cramponna silencieusement au cou de sa mere, qui l’cnveloppa dans son chale. Un gros chien de Terre-Neuve appele Bruno, qui reposait au has de l’escalier, se leva en grognant. Elisa le caressa, et l’animal se mit en devoir de la suivre, tout en paraissant reflechir instinctivement sur l’inconvenance de cette prome- nade nocturne. Il semblait n’avoir point de resolution bicn arretee ; il regardait alternativement la quarteronne et la maison : puis enfin il prit son parti, et mar- cha derriere la fugitive. Au bout de quelques minutes ils arriverent a la case du pere Tom, et Elisa frappa legerement aux carreaux. L’assemblee religieuse s’etait prolongec , et comme le pere Tom avait meditc seul apres le depart de ses core^ 30 LA CASE Dl PEBE TOM. ligionnaires, lcs holes du logis n’etaient pas encore endormis, quoiqu’il fut plus dc minuit. — Bon Dieu ! qu’est-ce que cela ? dit la m&re Cliloe cn tirant precipitamment lc rideau. Sur mon ame ! e’est Elisa, avee Bruno qui gratte a la porte! Vite, rhabille-toi , mon homme ; je vais ouvrir. La porte roula sur ses gonds, et la clarte de la chandelle, que Tom avail allu- mee a la hate, tomha sur la figure bouleversee de la fugitive. — Ah ! ciel ! qu’y a-t-il? vous avez une mine effrayante, Elisa. Etes-vous ma- ladc?... Que vous cst-il arrive? — Mes amis, je m’evade en emportant mon enfant... Mon maitre l’a vendu ! — II l’a vendu ! repeterent le perc Tom et la mere Cliloe avec l’accent du desespoir. — Oui, vendu ! repondit Elisa d’un ton affirmatif. Je me suis glissee ce soil* dans le cabinet dc madame, et j’ai entendu monsieur lui dire qu’il avait vendu Henri ainsi que vous, pere Tom ; qu’il allait monter a cheval demain, et que le marchand entrerait en possession le jour meme. Pendant ce discours, Tom etait reste les mains levees, les yeux ecarquilles, comme en proie a une hallucination. II s’affaissa lentement sur sa chaise, et laissa lomber sa tete sur ses genoux. — Que le bon Dieu ait pitie de nous ! dit la mere Cliloe ; est-il bien possible que ce soit vrai ? Qu’ a-t-il fait pour que son maitre le vende ? — II n’a ricn fait ; ce nest pas pour cela : mon maitre ne voulait pas le ven- drc, et madame, qui est toujours bonne, a plaide en votre faveur. Mais il lui a repondu que e’etait inutile ; que le marchand etait son creancier, et avait plein pouvoir sur lui; enfin, que s’il ne le payait pas jusqu’au dernier denier, il serait contraint dc vendre l'habitation avec tous les noirs. Oui, je lui ai entendu dire qu’il etait dans la necessite d’en vendre deux ou de les vendre tous. Oh ! si vous saviez comme madame lui a parle ! Si ce n’est pas un ange sur la terre, il n’y en a jamais eu. J’ai tort de la quitter, mais je ne puis faire autrement. — Eh bien, mon vieux ! dit la mere Cliloe, pourquoi ne partez-vous pas aussi?. .. Attendez-vous qu’on vous transporte au has de la riviere, ou l’on tue lcs negres a force dc travail et de privations? Il est temps de deguerpir; vous avez un passe-port qui vous permet d’allcr et dc venir cn tout temps. Profitez-en, et sauvez-vous. — Non, non, je ne pars point, repondit Tom en levant lenfement la tete. Qu’Elisa s’en aillc, e’est son devoir. Je ne voudrais pas lui conseillcr dc rester, ce ne serait pas dans la nature. Mais vous avez entendu ce qu’elle a dit. S’il est ne- cessairc de me vendre, ou dc vendre tous les negres du domaine, eh bien ! qu’on sc defasse de moi. Je suis capable dc supporter lc malhcur aussi bien qu’un autre. Mon maitre m’a toujours trouve a mon postc, il m’y trouvera toujours. Je n’ai ja- mais abuse dc sa confiancc ; je n’ai jamais employe ma passe contrairement a sa volonlc, et je ne commcnccrai pas aujourd’hui. 11 vaut mieux que je sois sacrifie MES AMIS, JE m’eVADE EN EMI’ORTANT MON ENFANT CHAPITRE VI. 31 pour lc salut de lout lc mondc. ]\Ion mailre nest pas a blamer, Cliloe ; il prendra soin de vous et des pauvres enfants. A ccs mots, il se tourna du cote du lit grossier d’ou sortaient de petites teles crcpues, et il cclata cn sanglots. Appuye sur le dos de sa chaise, et la figure couverte de ses larges mains, il poussa dcs gemissements qui souleverent sa poi- trine, et de grosses larmes ruisselaient a travers ses doigts. C etaient des larmcs pareilles a colics que vous pourriez verser sur le cercucil de voire premier-116, monsieur ! e’etait une doulcur semblable a celle que vous causerait l’agonie de votre enfant, madame! Car, malgre les distinctions du rang, de la couleur ou de la fortune, les affections sont les memes pour tous les mortels. • — J’ai vu mon mari ce soir, reprit Elisa apres un moment de penible silence, et jc ne me doutais guere de ce qui allait arriver. On l’a pousse a bout, et il m’a dit qu’il avait fintention de s’enfuir. Tachez de lui faire parvenir de mes nou- velles; ditcs-lui pourquoi je m’en vais. Je me dirige du cote du Canada, et si je ne le revois jamais... Elisa detourna la tete, et reprit d’unc voix elouffee : — Recommandcz-lui de se bicn conduire pour me retrouver dans le royaume des cieux... Appelcz Bruno, et fermez la porte; il ne doit pas me suivre. Apres quelques simples adieux enlremeles de larmcs, Elisa seloigna empor- tant dans ses bras son enfant cffrayc. CHAPITRE SIXIEME. DECOUVERTE DE l’eVASIOX. M. et madame Shelby, apres leur discussion prolongee, ne s’endormirent pas immediatement, et se reveillerent par consequent asscz tard. — Je suis etonnee de ne pas voir Elisa, dit madame Shelby, qui avait sonne plusieurs fois inutilement. M. Shelby etait devant une glace et repassait son rasoir, lorsquun jeune do- mestique de couleur lui apporta de l’eau. — Andre, dit la maitresse, allez appeler Elisa; voila trois fois que je hi sonne. Pauvrc fille! ajouta-t-elle tout has avec un soupir. Andre s’acquitta promptement de la commission, et rentra tout efface. — Ah! mon Dicu, madame, la commode d’Elisa est ouverte; tous ses effets sont disperses; jc crois quelle est partie. Les deux epoux devinerent en meme temps la verite. — Elle a eu des soupcons, et elle s’est enfuie, dit M. Shelby. — Lc cicl en soit loue ! dit madame Shelby. — Etcs-vous folic, ma femme? Si elle avait recllemcnt disparu, jc me trou- LA CASE I)U PERE TOM. 32 verais dans la situation la plus embarrassante. Haley a vu que j’hesitais a vendre cet enfant, et il me croira de connivence avec la mere. Mon honneur est com- promis. Et M. Shelby sortit aussitot de la chambre. Pendant le quart d’heure suivant, on vit des negres ou mulatres de toutes nuances courir ca et la en poussant des cris. Une seule personne restait silen- cieuse : c’elait la cuisiniere en chef, la mere Chloe. Un nuage de tristesse cou- vrait sa physionomic d’ordinaire si joyeuse , et ellc prepara le dejeuner d’un air morne, comnie si elle eut ete etrangere an tumulte qui regnait autour d’elle. Bientot une douzaine de negrillons, noirs comnie des corheaux, se rassem- blerent sur le perron pour se disputer le plaisir d apprendre au maitre etranger sa deconvenue. — II en deviendra fou, dit Andre. — Je suis sur quit va jurer, secria le petit Jacques. — Jc le crois hien, quil jure, repondit la jeune Amanda, jc l’ai entendu hier pendant le diner. J’etais pres de la salle a manger, dans l’endroit ou l’on serre la vaisselle , et je nai pas perdu un seul mot. Amanda, qui n’avait jamais compris le sens d’une conversation, prit, en pro- noncant ces paroles , un air ^intelligence superieure. Quand Haley parut, botte et eperonne, la fatale nouvelle lui fut annoncee de toutes parts. Les negrillons l’entendirent jurer, comnie ils l’avaient espere. S amusant de sa colere, dont ils redontaient toutefois les effets, ils se mirent hors de la portee de son fouet, et allerent se rouler sur le gazon de la cour. Leurs gambades etaient accompagnees de cris de joie et d’immenses eclats de rire. — Oh! petits demons, si jc vous tenais! murmura Haley. — Vous ne nous tenez pas! dit Andre avec un geste de triomphe; et des que l’infortune marchand eut le dos tourne , il lui fit les grimaces les plus grotesques. — Voila une affaire bien extraordinaire, dit Haley en entrant brusquement au salon ; il parait que la quarteronne est partie avec son enfant. — Monsieur Haley, vous ne voycz pas rna femme? dit Arthur Shelhy. — Je vous demande pardon , madame , reprit Haley en s’inclinant legerement ; mais, comme je vous le disais, voila une singuliere nouvelle! Est-elle vraie? — Monsieur, si vous voulez conferer avec moi, il faut observer les conve- nances. Andre, prenez le chapeau et le fouet de monsieur. Asseyez-vous. Oui, monsieur, je vous annonce avec regret que cette femme, a laquellc des rapports exageres avaient sans doute monte la tetc, a pris la fuite avec son enfant. — J’esperais qu’on agirait franchemcnt avec moi, dit le marchand d’esclaves. — Monsieur, repliqua Shelby d’un ton aigre, que signifie cette remarque? Quand un lionunc met en question mon honneur, je n’ai qu’une reponse a lui fairc. CHAPITRE VI. 33 Lc trafiquant dcvint plus humble, et murmura qu’il etait bien pcniblc d’avoir conclu loyalement un marche , et d’etre desappointe dc la sorle. — Monsieur Haley, dit Arthur, si je n’avais pas compris le desagrement que vous devez eprouver, jc n’aurais pas souffert que vous vous permeltiez d’entrer dans mon salon avec aussi peu dc cercmonic ; j’ajoutcrai que je nc saurais tolerer vos insinuations malveillantes. Afin dc dissiper d’injurieux soupcons, jc suis pret a mettre a voire disposition mes domestiques et mes chevaux , pour vous aider a retrouver votre proprietc. Le meilleur moyen dc vous conservcr de bonne liumeur, e’est de dejeuner, et nous aviserons ensemble au plan que nous devrons adopter. En prononeant ces derniers mots, Shelby quilta le ton dc la froidcur et de la dignite pour prendre Pair de franchise et d’aisance qui lui etait habituel. Madame Shelby se leva, et sortit apres avoir declare que ses occupations ne lui pcrmetlaient pas d’assister au dejeuner. — La vieille dame n’aime pas votre humble serviteur, dit Haley, qui voulait monlrcr de la familiarite. — Jc nc suis pas accoulume a cc qu’on me parle ainsi de ma femme, dit se- cbement Arthur Shelby. — Excusez-moi; ce n’clait qu’une plaisantcric. — II y a des plaisanteries plus ou moins hcurcuscs. ■ — Liable ! se dit Haley, il est devenu bien tier depuis que j’ai signe ses papiers ! Pendant ce temps, toutc la maison s’entretenait de la fuite d’Elisa et de la ventc de Tom, dont le sort produisait autanl de sensalion que la chute d’un pre- mier ministre peut en produire dans une cour. Parmi ceux qui retlechissaient le plus profondement sur celte aventurc etait Samuel lc noir, ainsi appele parce qu’il etait trois fois plus foncc que ses camarades. — II y a un mauvais vent qui souffle, sc disait il, Tom est a has, et quelque negre doit montcr k sa place; pourquoi ne serait-ce pas moi? C’est un bon me- tier que de se promener a cheval, d’avoir des bottes circcs et un passe-port dans sa pochc ; pourquoi Samuel ne lc ferait-il pas ? — Ohe ! lui cria Andre interrompant ce soliloque , monsieur vous charge de seller Rill et Jerry. — Pourquoi ca ? — Vous savez qu’Elisa a decampc : nous allons tous deux monler a cheval, et courir apres elle avec M. Haley. — Voila une mission dc confiance ! et je saurai bien faire voir qu’on a cu rai- son de m’en charger. Vous verrez si je ne la rattrape pas. — - Oh! dit Andre, vous ferez bien d’y regarder a deux fois, car notre mai- tressc ne veut pas qu’on la rattrape. - — Rah ! comment savez-vous cela ? — Jc l’ai entendu dc mes propres oreilles, en portant de l’eau a monsieur. Madame m’a envoye savoir pourquoi Elisa ne venait pas l’habillcr ; et quand je 5 34 - LA CASE DU PERE TOM. lui ai dit qu’elle etait partie, elle s’est ecriee lout a coup : « Dicu en soit loue ! » Monsieur etait comme enrage, it a meme dit a sa femme quelle etait folle; mais elle le ramenera, soyez-en sur. Je sais comment ca se passe, et je vous garantis qu’il vaut mieux pour nous nous mettre du cote de madame. Samuel le noir se gralta la tete, qui, sans etre amplement garnie de sagesse, contenait du moins une idee tres en vogue parmi les homines politiques de tous les pays : c’est qu’avant de prendre un parti, il faut savoir « quel est le cole beurre de la tartinc. » Puis il releva son pantalon par un mouvement machinal, qui etait toujours chez lui l indice d’une grande perplexite. — Cela ne me parait pas clair, dit-il ; j’aurais cru que madame mettrait tout le monde en rumeur pour retrouver Elisa. — Sans doute, repondit Andre; mais ne voyez-vous pas que madame n’en- tend point laisser le fils d’Elisa a M. Haley? — Je comprends, reprit Samuel. — Maintenant que vous etes au fait, vous ferez bien d’aller vite seller vos chevaux, car j’ai entendu madame demander apres vous, et il y a assez longtemps que vous jasez. La-dessus Samuel se mit a son ouvrage, et bientot apres il amenait Bill et Jerry au petit galop, et les attachait au pieu destine a cet usage. Le cheval d’Haley, jeune poulain ombrageux, se mit a ruer et a tirer son licou. — Oh! dit Samuel, vous etes farouche? et son noir visage s’eclaira dun malin sourire. Un grand hetre ombrageait ce lieu, et des fames triangulaires etaient eparpil- lees sur le sol. Samuel en prit une, et s’approcha du jeune cheval en le caressant, sous le pretexte de le calmer. 11 feignit d’ arranger la selle, et glissa dessous le petit fruit a pointes aigues ; de sorte que le moindre poids place sur la selle devait necessairement irriter 1’animaL — Nous verrons maintenant si vous vous tiendrez tranquille, dit-il en se frot- tant les mains. En ce moment madame Shelby parut au balcon et lui fit signe de venir. Sa- muel s’approcha, aussi determine a fairc sa cour qu’un solliciteur qui se presente dans un ministere pour demander une place vacante. Pourquoi avoir tant tarde, Samuel? J’avais envoye Andre vous dire de venir de suite. — Dieu me garde, madame! les chevaux etaient au bout de la prairie; il fallait plus d’une minute pour les aller chercher. — Samuel , combien de fois vous ai-je recommande de ne pas repeter a tout propos : « Dieu me garde ! » C’est une expression qu’on doit employer avec mena- gement. — Dieu me garde, madame! je ne le dirai plus. — Mais vous venez de le redire encore. — Vraiment! c’esl sans intention. C HAIM T B E VI. 35 — Soycz circonspcct et reserve , Samuel. Vous allez accompagner M. Haley pour lui monlrer la route et lui preler main-forte. Ayez soin des chevaux; vous savez que Jerry boitait un peu la semaine derniere, ne le faites pas marcher trop vite. Madame Shelby appuya sur ces derniers mots, quelle prononca a voix basse. — Je n’y manquerai pas, dit Samuel en faisant un signe d’intelligence. Dieu me garde!... Qu’allais-je dire encore! Et Samuel monlra une craintc si comique d’etre reprimands, que sa maitresse nc put s’empecher de rire. Apres avoir reitere la promesse de veiller sur les chevaux, il alia retrouver Andre sous le hetre. — Je ne serais pas surpris, dit-il, si la bete de ce gentleman caracolait an moment ou il la montera. Qa arrive quelquefois, vous savez. Et il accompagna ces mots d’un coup de coude dans les cotes d’Andre. — Bon ! s’ecria celui-ci. — Madame vent gagner du temps, et je lui en donnerai un peu. Dctachez les lrois chevaux, et laissez-les sc promencr tranquillement sous les arbres. Si la monlure de M. Haley est relive , nous quitterons les notres pour le secourir. Vous entcndez? Les deux noirs, ravis de leur complot, ricanerent a voix basse en gesticulant ct en faisant claqucr leurs doigts. En ce moment Haley parut sur le perron. Quelques tasses d’un excellent cafe lui avaient rendu sa bonne humeur, et il souriait agreablement. Samuel et Andre ramasserent les coiffures de feuilles de palmier qu’ils avaient l’habitude de considerer comme leurs chapeaux, et coururent a leurs montures. Le bonnet de feuilles qui couvrait la tete de Samuel avait ete primitivement tresse, mais les nattes etaient defaites sur les bords, et les palmes s’en allaient de cote et d’autre , ce qui lui donnait un air de fierte et d’independance. La coif- fure d’Andre n’ avait plus de bords, mais d’un coup de poing adroitement dirige il en enfonca les debris sur son crane, ct jeta autour de lui un regard de satis- faction, comme pour dire : Qui ose pretendre que je n’ai point de chapeau? — Allons, mes enfants, s’ecria Haley, hatons-nous; nous n’avons pas de temps a perdre. — Nous n’en perdrons pas, monsieur, repondit Samuel en lui presentant la bride et en lui tenant l’etrier. Aussitot qu’Haley eut touche la selle, son cheval fit un bond si brusque, que le malheureux marchand alia tomber a quelques pieds de la sur le gazon. Samuel s’elanca pour saisir la bride, mais il ne reussit qua mettre les pointes de son chapeau de palmier dans les yeux de 1’ animal, qui, plus irrite que jamais, renversa le negre et partit comme un trait, en se dirigeant vers l’extremite de la polouse. Bill et Jerry, qu’Andrc s’etait empresse de lacher, prirent la meme route, stimules par les exclamations des noirs. Il s’ensuivit une scene de desor- dre : les chiens aboyerent, les negres crierent; et tous, hommes, femmes ou 36 LA CASE DU PURE TOM. enfants, coururent, battirenl dcs mains, et monlrerenl un zelc plus nuhible qu’utile. Le cheval d’Haley parut entrer avec plaisir dans 1’esprit de la scene : il se laissa approcher, ct toutes les fois qu’on crut le tenir, il reprit sa course au galop. Il etait dans les intentions de Samuel de ne le ressaisir que le plus tard possible, et il tit dans cc but des efforts heroiques. Quand il voyait le cheval en danger d’etre repris, il brandissait son chapeau de palmier, qu’on remarquait toujours au plus fort de la melee, comme l’epee de Richard Coeur-de-lion. Cette manoeuvre ne l’empechait pas de crier a pleins poumons : Attrapez-le! attra- pcz-lc! Haley s’etait releve, il jurait et frappait du pied avec emportement. M. Shelby essayait en vain de donner des ordres du haut du perron; et ma- damc Shelby, placee a la fenetre de sa chambre, riait de ce desordre, dont die devinait la cause. Enfin, vers midi, Samuel reparut triomphalement, monte sur Jerry, et tenant par la bride le cheval echappe. L’animal etait baigne de sueur : ses yeux etince- lants et ses narines dilatees prouvaient que ses idees d’indcpendance ne l’avaient pas completement abandonne. — Le voici! s’ecria Samuel; sans moi, on n’aurait jamais pu en venir a bout. — Sans vous, grommela Haley, cela ne serait pas arrive. - — Dieu me garde, monsieur! s’ecria douloureusement Samuel; peut-on me recevoir ainsi, quand j’ai couru comme un derate apres le bidet! — C’est bien, e’est bien ! dit Haley. Vous m’avez fait perdre plus de trois hcurcs, avec vos sottises. En route, maintenant, et plus de folies ! — Ah! monsieur, dit Samuel d’un ton suppliant, vous voulez done nous tuer, liommes et betes? Vous nous voyez exlenues, et les chevaux sont en nage ; vous ne pouvez songer a partir avant le diner. Jerry boite , votre poney a besoin d'etre bouchonne, et je ne suppose pas que madamc veuille nous laisser partir ainsi. Nous avons le temps d’attraper Lisa; die ne fut jamais grande marchcusc. Madame Shelby, qui entendait cette conversation, resolut de jouer son role. Elle descendit, exprima la part qu’elle prenait a l’accidenl d’Haley, et le pressa de rester a diner, en disant qu’il serait servi immediatement. Tout bien con i- dere, le marchand d’csclaves ceda, quoique d’assez mauvaise grace, et Samuel le noir, apres l’avoir suivi des yeux avec une expression ironique, reconduisit gravement les chevaux a l’ecuric. — L’avcz-vous vu? demanda-t-il a Andre; n’etait-cc pas aussi amusant qu’au meeting, de le voir sc rouler sur l’hcrbc ct jurer apres nous? Jure , moil vieux, me disais-jc a moi-meme; pour retrouver ton cheval, tu voudras bien attendre que je le ramene. Quelle bonne farce! Il me semble encore le voir. Samuel et Andre, appuyes contre la muraille, rirent a gorge deployee. — Vous avez remarque comme il etait furieux quand je suis revenu?... 11 m’aurait tue, s’il l’avait ose ; ct moi, j’etais humble et innocent comme un mou- tou. Avcz-vous vu aussi madamc, qui riait a la fenetre? — Je n’ai rien vu, dit Andre; j’etais en train de courir. il s’ensuivit une scene de desordre. * * CHAPITRE VII. 37 — Pour ma part, reprit Samuel on etrillant le poney, j’ai acquis ce qu’on pout appeler l’habitude de robservation. C’est une habitude importantc, Andre, et je vous conscillc dc la cultivcr pendant que vous etes jeunc. .. Levez done ce pied dc derriere... L’observation , voyez-vous, etablit des distinctions entre les negres. N’ai-je pas devine ce matin d’ou soufflait le vent, ct ce que madamc desirait? J’espcre que e’est la une faculte. Les facultes varient suivant les gens, mais la culture y ajoule beaucoup. — II me semble, repliqua Andre, que si je n’avais pas aide votre esprit d’ob- servalion , vous n’auriez pas etc si clairvoyant. — Andre, vous etes un jeunc homme plein d’avenir, e’est indubitable. J’ai bonne opinion de vous, et je nc rougis pas de vous empruntcr des idees. Allons, retournons ensemble a lamaison, ou je parie que notre maitresse nous reserve de bons morccaux. CHAPITRE SEPTIEME, I. A FUITE. On ne saurait concevoir une creature humaine plus desolee que l’etait Elisa au moment ou elle sortit dc la chaumiere du perc Tom. Elle quittait la seulc maison quelle cut jamais connue : elle etait separec de celui quelle aimait, et l’idee des dangers qui la menacaicnt , elle et son fils , se melait au souvenir des souffrances de son epoux. En outre, elle etait poursuivie par Fimage de mille objets qui lui etaient chers, des arbres sous lesquels elle avait joue, des allocs ou elle s’etait promenee le soir en des temps plus heureux. Les etoiles brillantes, dans la froide atmosphere de la nuit, lui montraient des sites bien connus, et elle croyait entendre sortir du fond des massifs des voix qui lui reprochaient son abandon. Mais l’amour maternel Femportait sur tous ses aulres sentiments. Son enfant etait assez fort pour marcher aupres d’elle, et dans une autre circonstance elle Faurait tenu par la main ; mais la seule pensee de le mettre a terre la faisait frissonner, et elle le pressait contre son sein dans une etreinte convulsive. Le sol glace craquait sous ses pieds, et elle tremblait a ce bruit. Le fremissement des feuilles, le mouvement des ombres sur la terre, lui causaicnt des palpitations violentes , et acceleraient sa marclie. Elle s’etonnait dc l’energie qui lui etait venue subitement. Son fils ne pesait pas plus dans ses bras qu’une plume, et ses alarmes memes semblaient augmenter sa force surnaturelle. De ses levres pales s’echappaient de frequentes invocations a son protecteur supreme: Seigneur, assistez-moi ! Seigneur, sauvez-moi! Pour Fcnfant, il dormait. D’abord, la nouveaute de sa situation Favait tenu eveille ; mais sa mere lui avait tellement repete qu’elle le sauverait s’il voulait se LA CASE DU PERE TOM. 38 tenir bien tranquille, qu’il s’etait doucement suspendu a son cou. Seulement, il lui avait demande avant de fermer les yeux : — Je n’ai pas besoin de rester eveille, n’est-ce pas? — Non, mon ami; dormez, si vous en avez envie. — Mais, ma mere, si je dors, vous ne me laisserez pas emporter par le mechant homme ? — Non , tant que Dieu m’assistera ! dit la mere en palissant. — Vous en etes bien sure? — Ten suis sure, repondit Elisa avec un accent de conviction dont elle fut ctonnee, car il lui semblait provenir d’une mysterieuse inspiration. Et, posant sur l’epaule maternelle sa petite tete fatiguee, l’enfant fut bientot plonge dans un doux sommeil. En sentant la clialeur de ses bras et le souffle de sa respiration paisible, Elisa redoublait d’ardeur, et le moindre mouvement de ce petit etre plein de confiance lui communiquait une sorte de commotion electrique. Tel est F empire de Fesprit sur le corps, quit rend la chair insensible, fait des nerfs autant de ressorts d’acier, et donne aux faibles une puissance superieure. Elisa eut promptement depasse les limites de Fhabitation , et elle ne s’arreta que sur la grande route, au moment ou Forient commencait a se colorer. Elle etait souvent allee avec madame Shelby rendre des visites dans un petit village situe sur les bords de l’Ohio ; elle en connaissait le chemin ; son plan etait de s’y rendre, et d’y traverser la riviere; apres cela elle se confiait a la grace de Dieu. Quand les chevaux et les voitures se mirent a rouler sur la grande route , Elisa , avec la finesse de perception presque inseparable d’une surexcitation puis- sante, reconnut que sa marche precipitee et son air egare pourraient attirer fes soupcons. Elle mit son fils a terre, rajusta sa toilette, et s’avanca d’un pas moins rapide. Son paquet contenait une petite provision de fruits et de gateaux. Afin de Iromper Henri sur la distance, elle imagina de jeter devant lui des pommes qu’il courait ramasser avec empressement. Elle arriva ainsi pres d’un epais taillis que traversait un clair ruisseau. Comme l’enfant se plaignait de la faim et de la soif, elle enjamba la haie et le fit dejeuner derriere un quartier de rocher, qui la cachait aux yeux des passants. L’enfant s’etonna de ne pas la voir manger, et, lui passant un bras autour du cou, il essaya de lui glisser un peu de gateau dans la bouche. — Non, lui dit— elle , votre mere n’aura pas faim tant que vous serez en danger. Il fa ut marcher et arriver a la riviere. Et elle l’entraina de nouveau sur la route, ou elle s’efforca de prendre une allure calme etregulicre. Elle etait a plusieurs milles du district ou elle avait des amis. Si elle etait reconnue par quclqu’un, elle reflechit qu’clle avait ete notoire- ment traitee avec trop de bienveillance pour qu’on put avoir un seul instant l’idee qu’elle s’evadait. Ce qui la rassurait encore, e’etait la blancheur de son teint, ou les caracteres d’une origine metisse ne pouvaient etre constates que par un examen atteutif. CHAPITRE VII. 39 Kilo jugea done sans danger de s’arreter a midi dans une fermc, et d’y acheter a diner pour elle et son fils. Comme le peril diminuait en raison de l’eloignc- ment, les emotions qui l’avaicnt soutenue se calmaient, et elle se trouvait fati- guee. La bonne fermiere chez laquelle elle se reposa parut cnchantee d’avoir a qui parlcr, et acecpta sans examen toutes les declarations de la fugitive, qui lui dit qu’ellc allait passer une semainc avec des amis. Une heure avanl le coucher du soleil, Elisa entra dans le petit village quelle avail pris pour but de sa course. Ses regards se porterent d’abord sur l’Ohio : la liberte etait sur l’autre bord; c’etaitle Jourdain qui la separait de la terre promise. On etait au commencement du printemps : les glacons flottants se balancaient lourdement sur les caux tumultueuses. Les sinuosites de la rive, du cote du Kentucky, avaient retenu d’enormes amas de glace qui formaient un grand ra- dcau, et ralcntissaicnt la riviere dans son cours. Elisa contempla tristement ce spectacle, qui lui donnait lieu de croire que loutc navigation etait interrompue. Puis elle entra dans une auberge pour prendre des informations. L’hotesse, qui preparait le repas du soir, suspendit ses operations en entendant la voix douce et plaintive d’Elisa. — N’y a-t-il pas un bac pour passer de l’autre cote? — Non, repondit fhotesse, le bateau ne va plus. L’expression de desespoir de la fugitive frappa l’aubergistc, qui lui de- manda : — Vous auriez besoin de passer? vous allcz peut-etre voir quelqu’un de ma- lade? vous paraissez bien inquiete. — J’ai un petit enfant qui est en danger, reprit Elisa. Jc l’ai appris bier au soir, et je suis venue ici tout d’une traite dans l’espoir d’y trouver le bac. — G’est fachcux, reprit l’botesse, dont les sympathies maternelles furent evcillees ; en verite , je prends part a vos peines. Salomon ! A cet appel , un liomme qui portait un tablier de cuir se montra sur le seuil de la porte. — Dites-moi, cet homme va-t-il transporter ses tonneaux ce soir? — II va essayer, pour peu qu’il y ait moyen, repondit Salomon. — Nous avons ici un individu qui veut passer l’eau ce soir avec des mar- chandises. II va venir souper ici, et vous ferez bien de l’attendre. Vous avez la un petit garcon bien gentil. L’hotesse offrit un gateau a Henri; mais l’enfant, accable de fatigue, ne lui repondit qu’en pleurant. — Pauvre enfant! dit Elisa, il n’est pas habitue a marcher, et je l’ai tant presse ! — Eh bien ! emmenez-le dans cette chambre , dit fhotesse en ouvrant la porte d’un cabinet ou etait un bon lit. Elisa y deposa f enfant, et lui tint les mains dans les siennes jusqu’a ce qu’il fut endormi. Pour elle il n’y avail point de repos. Elle songeait sans cesse a ccux 40 LA CASE DC PE RE TOM. qui la suivaient, cl clle regardait d’un ceil d’envie la riviere entice par les neiges qui sallongeait comine une barriere enlrc cllc et la liberte. Nous allons la quilter pour nous occupcr de son pcrsecuteur. M. Shelby avait promis quon se mettrait a table tout de suite; divers inci- dents relarderent l 1 execution de son engagement. L’ordre de hater le diner avait etc donne devant Haley, et transmis a la mere Chloe par une demi-douzaine de jcunes messagers; cependant cettc dignitaire, se contcntant pour toute reponse de pousser quelques sons inarticules , poursuivit ses travaux avec une heroique tranquillite. Tous les domestiques avaient l’idee que leur lenteur ne deplairait pas a leur maitresse; aussi le festin fut-il differe par toutes sortes d’ accidents. Un marmiton renversa la sauce; la mere Chloe fut obligee de la recommcnccr, cl clle dit a ceux qui la pressaient quelle ne voulait pas faire de mauvaise cui- sine pour aider les gens a rattraper quelquun. Un autre domestique laissa tomber la carafe , et il se trouva dans la necessitc d’aller derechef la remplir a la fon- tainc. De temps en temps, on venait en ricanant apporter a la cuisine la nouvelle que M. Haley etait dans une inquietude mortclle, qu’il ne pouvait se tenir tran- quille sur sa chaise, et qu’il mettait sans cesse le nez a la fenctre. — C’est bien fait, s’ecriait la mere Chloe avec indignation; un de ces jours, il sera bien plus inquiet, s’il ne se corrige pas. Son maitre l’enverra chercher, et nous verrons quelle mine il fera. — Il ira en enfer, c’est sur, dit le petit Jacques. • — Il le merite! reprit la mere Chloe ; il a trop fait de mal! Rappelez-vous ce que M. Georges vous a lu ; la vengeance du Seigneur menace de pareils etres, et elle viendra. La mere Chloe, qui etait tres-respectec dans la cuisine, fut ecoutee bouche beanie, et comme le diner etait enfin servi, les domestiques se rassemblerent autour d’elle pour ecouler ses observations. — Il sera brule dans l’eternit6, dit Andre. — Et j’en serai bien aise, ajouta le petit Jacques. — Mes enfants, dit une voix qui les fit tous tressaillir, vous ne savez guere cc que vous dites. L’eternite est un mot terrible, et vous ne devriez rien sou- baiter de semblable a une creature humaine. Cclui qui parlait ainsi etait le pere Tom, qui venait d’entrer, et avait ecoute la conversation a la porte. — Nous ne souhaitons du mal qu’aux marcliands d’hommes, dit Andre, ils sont si mediants ! - — Est-cc que la nature meme ne s’eleve pas contre cux? reprit la mere Chloe : cst-ce quils narrachcnt pas les enfants a leurs meres et les maris a leurs femmes? ctpourtant ces meurtriers inscnsibles boivent, fument, prennent leurs aiscs. Si le diable ne les cmporle pas, £t quoi cst-il bon? Et la mere Chloe, se couvrant la figure avec son tablier, se mit a sangloter. Le bon livre nous rccommandc de prier pour ceux qui nous persecutcnt. CHAPITRE VII. 41 — Prier pour eux ! s’ecria la mere Chloe, ca me serait impossible. — Songez pourtant, reprit Tom, a l’affreux elat de Fame d’un marchand d’csclaves, et remerciez Dieu dc lie pas lui ressembler. J’aimerais mieux etre vendu dix mille fois que d’ avoir sur la conscience loutes les mauvaises actions dont il aura a repondre. — Et moi aussi, dit Jacques. II ne faudra pas la reprendre , Andre. Andre haussa les epaules, et siffla en signe d’assentiment. — Je suis content, reprit Tom, que mon maitre ne soit pas sorti ce matin comme il en avail Fintention. C’eut ete plus cruel encore que d’etre vendu. Je Fai vu, et je commence a me resigner a la volonte du ciel. Mon maitre a cede a la necessite, et il a eu raison; mais je crains que les choses n’ailleut pas tres- bien pendant mon absence. Monsieur ne peut exercer la meme surveillance que moi sur toute la maison. Les jeunes gens ont des dispositions, mais ils sont bien dissipes. Voila ce qui m’inquiete. La sonnelte rctentit, et Tom fut mande au salon. — Tom, lui dit son maitre affectueusemcnt, je vous prie de remarquer que je devrai a M. Haley un dedit de mille dollars si vous ne vous trouvez pas au rendez-vous qu’il vous assignera. Il doit s’occuper aujourd’hui de son autre affaire, et vous avez lajournee a vous. Allez ou vous voudrez. — Merci, monsieur. — Faites-y bien attention, ajouta lc traliquant, et ne nous jouez pas un de vos tours de negre. Car si je ne vous retrouve pas ici, j’exigerai le dedit inte- gralement. S’il m’ecoutait, votre maitre ne sc fierait a aucun dc vous; vous glissez entre les mains comme des anguilles. — Maitre, dit Tom a Shelby en se redressant avec fierte, j’avais huit ans et vous aviez un an a peine quand votre mere vous mit dans mes bras. « Voila votre jeune maitre, me dit-elle, et il faudra prendre bien soin de lui. » Je vous demande maintenant si je vous ai jamais manque de parole, surtout depuis que je suis chretien? M. Shelby fut emu , et les larmes lui vinrent aux yeux. — Mon bon ami, dit-il, j’atteste que vous ne dites que la verite, et si e’etait en mon pouvoir , je ne vous vendrais pas pour tout For du monde. — Je vous promets, ajouta madame Shelby, de vous racheter aussitot que j’en aurai le moyen. Monsieur Haley, prenez note de la personne a laquellc vous le vendrez, et faites-le-moi savoir. — Mon Dieu, madame, repondit le marchand, je puis vous le ramener dans un an , si vous le desirez. — Je vous le racheterai en vous accordant un benefice, dit madame Shelby. — Je ne demande pas mieux, madame. Peu m’importe a qui je vende, pourvu que je fasse une bonne affaire; je cherche a vivre, comme tout le monde. Les deux epoux etaient fatigues de Fimpudente familiarite du marchand, mais ils comprenaient qu’il etait important de se contenir. Plus il se montrait insen- 6 42 LA CASE DU PURE TOM. sible, plus madame Shelby apprehendait quil ne s’emparat d’Elisa, et plus elle employait d’artifices pour le retenir. Elle flattait le marchand sordide, lui sou- riait gracieusement , lui parlait avec affabilite, et faisait tous ses efforts pour qu il ne s’apercut pas de la marche du temps. A deux heures, Samuel et Andre amenerent les chcvaux, qui semblaicnt avoir ete fortifies par lour escapade du matin. Samuel, qui sortait de table, semblait plcin d’ardeur et dc bonne volonte. An moment ou il vit venir Haley, il presagea en termes pompeux a son camarade l’in- faillible succes de l’entreprise a laquelle il allait cooperer. ■ — Votre maitre n’a pas de cliiens? dit Haley cn se preparant a se mettre en sellc. — 11 cn a cn masse , repondit Samuel avec emphase. Vous voyez la-bas Bruno, lc grand hurleur ; et il n’y a guere de negre sur l’liabitation qui ne possede quelque petit chien. — Fi done ! reprit Haley ; votre maitre n’a-t-il pas de cliiens dresses a la pour- suite des negres ? Samuel l’avait parfaitement compris, mais il repliqua avec une simplicity deses- perante : — Nos cliiens ont le flair excellent. Je les crois propres a la cliasse dont vous parlcz, quoiqu’ils n’aient jamais essaye. 11s ont aussi dc bonnes jambes ; ils vont loin, pour peu qu’on les lache. Ici, Bruno! Et il siffla lc chien de Tcrre-Neuve, qui sortit de sa somnolence pour accourir aupres du groupe. — Quo le diable vous emportc ! dit Haley. Allons, en route ! En montant a cheval, Samuel trouva moyen de chatouiller son camarade, qui partit d’un eclat de rirc dont le marchand d’esclaves fut indigne. — Votre conduite m’etonne, Andre, dit Samuel avec une imperturbable dignite; e’est une affaire serieuse , et vous ne devez pas en faire un jeu. Ils s’eloignerent ; et quand ils furent arrives aux limites de la propriete, le mar- chand manifesta l’intention de se rendre directement a la riviere. — Quelle route prendrons-nous? demanda Samuel.: vous savez qu’il y en a deux, la vieille et la nouvellc. Andre regarda son compagnon avec surprise, mais il sc liata de corroborer son assertion. — Jc serais tenle de croire, reprit Samuel, que Lisa a suivi la vieille route, parcc que e’est la moins frequentee. Quoiquc rempli d’experience et naturellemcnt soupconncux, Haley fut la dupe de cette observation. — Si vous neticz pas d’effrontes menteurs ! dit-il. L’air de meditation et dc reverie avec lequel ces mots etaient prononces diver- tit considerablcment Andre. 11 resta un peu en arriere, et dans l’cxces de son hilarite il fut sur le point de se laisser tomber de cheval ; la pliysionomic de Sa- muel etait au contraire impassible et lugubre. CHAPITRE VII. 43 — Monsieur fera ce qu’il voudra, dit-il; il prendra la nouvelle roulc s’il le juge convenable, ca nous est egal. En y reflechissant, je crois que c’est le meil- leur parti. — Elle aura naturellement suivi un chcmin ecart6, sc dit Haley. — Ce n’est pas stir, reprit Samuel ; les femmes sont capricicuses, elles ne font jamais ce qu’on croit qu’cllcs feront. Elies se plaisent a contraricr, et quand on croit qu’clles sont par ici, on est certain de les trouver par la. Cette appreciation philosophiquc du caractere feminin cut peu d’influence sur la resolution du marchand d’esclaves, qui annonca l’intention de prendre la vieille roulc et demanda it Samuel si on y arriverait bientot. — Dans quclqucs instants, repondit le noir en clignant de l’ceil ; mais j’ai etu- die f affaire, et je suis d’avis que nous ne devrions pas aller par la ; la route est isolee, et nous pourrions nous egarer. — Ncanmoins, mon parti est bicn arrele. — J’ai entendu dire que cette route abandonnee etait cncombree de haies et d’cchaliers. N’est-cc pas, Andre? Andre repondit qu’il n’en etait pas stir, mais qu’il l’avait egalcment entendu dire. Haley etait accoutum6 a pcscr dans son esprit des aftirmations plus ou moins mensongercs : il se figura que e’etait par megardc que Samuel avait d’abord fait mention de la route abandonnee, cl il considcra ce qu’on lui disait pour le dissua- der comme sugg6re par le desir de sauver Elisa. On prit la vieille route, qui etait frayee pendant l’cspacc de quelques milles et coupee ensuile par des haies et par des barri^res. Elle etait delaissee depuis si long- temps qu’Andre en ignorait l’existencc. 11 suivit ses deux compagnons d’un air de soumission respectueusc, en criant de temps en temps que le terrain etait rabo- teux et mauvais pour les pieds de Jerry. — Je vous connais, drolcs ! dit Haley; mais je vous en avertis, vous essayez en vain de me detourner de cette route avec toutes vos inventions. — Monsieur estlibre, repartit humblcment Samuel ; et il lanca a la derobee un coup d’ceil sur Andre, dont la gaiete etait sur le point de faire explosion. Samuel montrait un zele et une vigilance incroyables : tanlot il s’ecriait qu’il apercevait un chapeau de femme au sommet d une eminence lointaine ; tanlot il demandait a Andre si ce n’etait pas Elisa quon voyait la-bas dans un fond. 11 choisissait pour faire ses exclamations des parties de la route rocailleuses et difficiles, et tenait Haley dans un constant emoi. An bout d’unc lieure de marche , les trois voyageurs descendirent prccipitam- ment dans la cour d’une grande ferine. Tous les cultivatcurs etaient occupes dans les champs, et il n’y avait pas une amc dans la grange dont cette cour dependait; mais comme les batiments barraient la roulc, il etait evident qu’c’le se terminait la. — Ab! coquins, s’ecria Haley, vous le saviez? — \ T e vous l’ai-jc pas dit, monsieur? Je vous ai repete que le chcmin n’etait U LA CASE DU PERE TOM. pas praticable, qu’il etait coupe par des barrieres; mais vous n’avcz point voulu m’ecouter. C’etait une verite incontestable, et le malheureux marchand fut oblige de ronger son frein; il retourna sur scs pas, et les trois voyageurs prirent enfin la grande route. Par suite de tous ces delais, il y avait trois quarts d’hcure environ qu’Elisa etait arrivee dans l’auberge lorsquc le trio fit son entree dans lc village. La fugitive etait a lafenetre, et regardait d’un autre cote; Samuel fut le premier qui l’apercut : il fit semblant d’avoir son chapeau emporte par le vent, et poussa un grand cri. Elisa trcssaillit, recula, et, pendant ce temps, les voyageurs s’arretercnt a la grande porte. En ce moment la vie de la pauvre mere etait pour ainsi dire centuplee. La cliambre ou elle se trouvait avait une porte qui donnait sur la riviere ; Elisa prit son fils entre ses bras et descendit precipitamment les marches; le marchand d’es- claves la vit au moment ou elle arrivait sur la berge, et se jetant a has de son cheval, il se mit a la poursuivre connnc lc limier poursuit un daim. Samuel et Andre l’accompagnerent. Elisa se crut perdue ; elle poussa un cri sauvage, et fran- chit l’espacc qui la separait du radeau de glace. C’etait un bond qui n’etait possible qu’au delire et au desespoir; et quand il la vit sauter, Haley lui-meme leva in- stinctivemcnt les mains en criant. L’enormc morceau de glace sur lequcl elle tomba s’cnfonca avec un craquement sinistre, mais elle nc s’y arreta point; elle s’elanca successivemcnt de glacon en glacon, trebuchant et se relevant tour a tour. Elle perdit ses souliers, les pointes anguleuses de la glace lui deebirerent les pieds, elle laissa des traces de sang sur son passage; mais elle ne sentait rien, n’entendait rien. Enfin elle apercut va- guement, comme dans un reve, la rive de l’Ohio, et un liomme qui lui tendait la main. — Vous etes une brave fille, qui que vous soyez! dit cet liomme. Elisa reconnut le proprietaire d’une ferine voisine de l’habitation Shelby. — Oh ! monsieur Symmes ! sauvez-moi , cachez-moi ! — Qu’est-ce? dit M. Symmes. — - Je suis la femme de chambre de madame Shelby ! Ils ont voulu vendre mon fils. Voila son maitre, la-bas! Ob! monsieur Symmes, vous avez un enfant? — Oui, parbleu ! reprit lc fermier en 1’aidant a gravir la berge escarpee. D’ail- lcurs, vous avez du courage, et cela me plait toujours. Lorsqu’ils furent arrives sur la rive, il ajouta : — Je voudrais fairc quclquc chose pour vous, mais jc ne sais ou vous recucil- lir. Je vous conseille d’aller la-bas, a cette grande maison blanche que vous voycz isolec au bout de la grande rue du village. Elle est habitee par d'honnetes gens, et je vous y promets une bonne reception. — Que Dicu vous b^nissc ! dit Elisa avec ferveur. Paris. Typographic Plon freres , rue de Vaugirard , 30. ELISA FRANCHIT i/eSPACE QUI LA SEPARA1T DU RADEAU I)E (iLACFT. CHAPITRE VIII. 45 — Cela n’cn vaut pas la peine, repondit le fermicr. Vous avez bien gagne votrc liberty, ct vous l’aurez si cela depend de moi. Elisa s’eloigna, et M. Symmes la suivit des yeux cn se disant : — Shelby trouvera sans doute que je ne fais pas acte de bon voisinage; mais quo m’importe? Si l’unc de mes esclaves s’echappe dans les memes circonstances, je lui permcts de me rendre la pareillc. Je ne pouvais m’empecher de porler se- cours a une femme qui souffre ct qu’on poursuit ; et puis, je n’ai pas mission de courir apres les esclaves d’aulrui. Pendant le monologue de l’honnete fermier, Haley etait reste comme petrifie. Quand Elisa cut disparu, il porta les yeux sur ses deux acolytes. — Voila une belle affaire ! dit Samuel. — - Je crois que cette lillc est cnragee, murmura Haley. — J’espere, reprit Samuel, que vous nous excuserez de ne l’avoir pas suivie, mais nous n’avons pas eu le cceur de prendre la meme route. - — Je crois que vous ricz! dit le marchand d’esclaves en froncant le sourcil. — Dieu me garde! je ne puis m’cn cmpccher. C’etait si curieux de la voir sauter, fairc craquer la glace, enfoncer, rcparaitre!... Mon Dieu! comme elle s’en est bien tiree ! El donnant un libre cours a lcur vive satisfaction, Samuel et Andre rirent aux larmcs. — Ah, coquins ! vous ne rirez pas toujours, s’ecria le marchand en brandissant son fouet. Les deux ncgrcs l’eviterent, rcmonterenl sur la berge, et furent acheval cn un clin d’ceil. — Bonsoir, monsieur, lui dit Samuel; vous n’avez plus besoin de nous, et nous allons reconduire les chevaux a fecurie. Notre maitresse ne voudrait pas qu’on fit passer ce soir les pauvres betes sur le pont d’Elisa. A ces mots il donna un coup de coude dans les cotes d’Andre et partit au galop, suivi de ce dernier. Pendant quelqucs minutes, le vent apporta au marchand le bruit de leurs eclats de rire lointains. CHAPITRE HUITIEME. LES CHASSEURS d’hOMMES. C’etait au milieu des vagues tenebres du crepuscule qu’Elisa avait traverse l’Ohio. Quand elle disparut sur la rive, le brouillard grisatrc du soir l’enve- loppa, ctles masses flottantes de glace opposerentun obstacle infranchissable aux desseins de son persecuteur. Il retourna done tristement a l’auberge pour reflechir a ce qu’il avait a faire. L’liotcssc lui ouvrit la porte d’un petit salon dont le sol LA CASE DU PERE TOM. 46 etait couvcrl d’un lapis dechire. Cette chambre etait meublee de quelques chaises a grands dossiers de bois, d’un banc place devant le feu et d’unc table sur la- quelle s’etendait une vieille toile ciree. Des figures de platre, peinles de vives couleurs , decoraicnt le mantcau de la cheminee. Haley s’allongea sur le banc et se mit a ruminer sur l’instabilite des clioscs humaines. — Pourquoi ai-je eu envie de ce petit bonhomme? se dit-il a lui-meme. Me voila aussi honteux qu’un renard pris au piege! 11 accompagna ccs mots d une seric peu choisie d’imprecations contre lui-memc. Le bon gout nous empeche de les reproduire; mais nous devons reconnaitre qu’elles ctaient parfaitement appliquees. II fut tire de sa reverie par la voix dis- cordante d un voyageur qui s’arretait a la porte. — Sur ma parole! s’ecria-t-il apres avoir regarde par la fenetre, e’est un effet de cc que certaines gens appcllent la Providence. Je crois que voila Tom Loker. Haley se rendit pr^cipitamment dans la salle commune de l’auberge. Devant le comptoir se tenait un liommc au teint bronze, aux formes musculcuses; il avait pres de six pieds , et il etait large en proportion. Son costume se composait d’une redingote de peau de bison, dont les poils herisses augmentaient la pbysionomie sauvage de l’individu. Tous ses traits exprimaient au plus haut degre la violence brutale. Nos lecteurs se feront une idee exacte de son physique en se representant un boulcdogue metamorphose en homme. Il avait un compagnon de voyage qui formait avec lui un contraste frappant. C’etait un etre clictif, aux yeux noirs et pcrcants, et dont les mouvements ressemblaient a ceux d’un chat. Son long nez indiquait la penetration ; ses rares cheveux noirs laissaient voir un front etroit mais plcin de finesse; et tous les traits de son visage etaient anguleux. L’hommc alhletique se versa un grand verre d’eau-de-vie, et l’avala sans dire un mot. Le petit homme s’avanca sur la pointe du pied , en promenant autour de lui des yeux inquiets; et remarquant dans un coin plusieurs boutcilles, il demanda d’unc voix grele de la liqueur de menllie. Il prit son verre avec precaution, l’exa- mina complaisamment, et se disposa a le savourer a loisir. — C’est ma bonne etoilc qui vous amenc ici ! s’ecria Haley en tendant la main au gros homme. Comment vous portez-vous, Loker? ■ — Ticns, e’est vous! que diable faites-vous en ce village? Le petit homme, qui s’appelait Marks, cessa de boire pour regarder Haley de l air dont un chat regarde une souris. — Je suis heureux de vous voir, reprit Haley ; je me trouve dans un embarras terrible, et vous pouvez m’en tirer. — Hum! dit en grognant Tom Loker, quand vous £tes content de voir les gens, on peut etre sur que vous avez besoin d’eux. De quoi s’agit-il? — Vous avez un compagnon? reprit Haley regardant le petit homme avec incertitude. HALEY LEUR FIT UN RECIT l’ATHETIQUE DE SES IV FORTUNES, CHAPITRE VIII. 47 — Oui, c’est Marks , qui m’aide a faire des affaires. Marks, c’cst avec monsieur que j’ai parcouru le Natchez. — Je serai ravi de faire votre connaissance , dit Marks allongeant une main noire et maigre comme la patte d’un corbcau. Vous ctes monsieur Haley, je crois? — Lui-meme, monsieur; et puisque nous nous sommes si hcureusement rencontres, je vais vous exposer ce qui m’occupe. Entrons dans cette salle; qu’on nous donne de l’eau chaudc, du sucre, des cigares, beaucoup d’eau-de-vie , et nous allons jaser. On alluma les chandclles ; on raviva le feu de charbon qui brulait dans la grille, et les trois personnages s’assircnt autour d’une table garnie des divers objets de consommation qu’ils avaient demandes. Haley leur lit un recit pathe- tique de ses infortunes. Loker l’ecouta d’un air morne, avec une attention sou- tenue. Marks, qui se preparait artistement un verre de punch, s’interrompit par intervalles pour avancer son nez et son menton pointus. La conclusion de l’his- toire parut l’amuser a l’exces, et les contractions de ses levres plissees trabircnt une satisfaction interieure. — Ainsi, dit-il, elle a eu gain de cause. Hi! hi! hi! c’est une gaillarde! — Ce commerce d’enfants cause bien des embarras, reprit Haley d’un ton lamentable. — II faud rait habituer les femmes a ne pas se soucicr de leurs enfants, dit Marks ; ce serait le plus grand progres de la civilisation moderne. — On croirait qu’elles doivent etre beureuses de s’en depetrer, repartit Haley; eh bien non! plus un bambin est ennuyeux, genant, inutile, plus elles y tiennent! — Nous sommes tous a meme d’apprecier la justesse de votre observation, monsieur Haley... Passez-moi l’eau chaude. .. J’avais jadis achete une fille solide, de bonne tournure; elle avait un petit garcon maladif, tortu, bancal, dont je ne voulus pas m’embarrasser ; croiriez-vous qu’elle ne put jamais se consoler d’en etre separee? Elle paraissait y attacber d’autant plus do prix qu’il n’etait bon a rien! Elle le demandait sans cesse, et elle finit par s’evader pour aller le rejoindre. C’est vraiment drole ! comme les femmes ont de singulieres idees ! — Je le sais par experience, dit Haley; l’ete dernier, cn descendant la riviere Rouge, j’achetai une negresse qui avait un enfant bien constitue, dont les yeux semblaient aussi brillants que les votres. En l’examinant, je vis qu’il etait atteint de la cataracte. Je voulus l’echanger contre un baril de whisky; mais quand on essaya de l’enlcver a sa mere, elle entra dans une rage de tigresse. Nous etions encore al’ancre, et on n’avait pas enchaine les noirs. Elle grimpa comme une chattc sur une balle de coton, prit un couteau des mains d’un matelot, et tint tout le monde en echec. Voyant enfin que la resistance etait inutile, elle se jeta a l’eau avec son enfant, la tete la premiere, et on ne l’a jamais revue. LA CASE I)U PERE TOM. 48 — Bah! s’ecria Tom Loker, vous n’y cntcndez rien! mes negresses ne me font jamais de pareilles farces. — Comment l’empechez-vous? demanda Marks avec vivacite. — Comment je l’cmpeche? Lorsque j’achete une femme , et qu’elle a un enfant destine a etre vendu, je lui mets le poing sous le nez, et lui dis : Faites-y atten- tion; si vous bronchez, je vous aplatis la figure. Je ne veux pas entendre un mot, pas le commencement d’un mot. Votre enfant est a moi, et non pas a vous; vous n’avez pas a vous en occuper. Je vais le vendre; gardez-vous bien de pleurnicher, ou sinon!... Avec ca je rends mes negresses muettes comme des poissons : mais si l’une d’elles s’avise de crier , alors. . . Et Tom Loker completa sa pensee en laissant tomber lourdement son poing sur la table. — Voila ce qui s’appelle mener les gens tambour battant ! dit Marks en pous- sant du coude Haley. Quel original que ce Tom Loker! hi! hi! hi! les negres ont beau etre tetus, je suis sur qu’ils vous comprennent, Tom! Si vous n’etes pas le diable, vous etes son frere jumeau, j’en reponds! Tom Loker recut ce compliment avec une modestie convenable, et sa physio- nomie exprima toute l’affabilite compatible avec son caractere maussade. Haley avait bu coup sur coup, il commencait a devenir sensible : ses facultes morales se developpaient sous l’influence de l’alcool : phenomene que l’ivresse produit souvent chez les hommes serieux et reflechis. — Tom, dit-il, vous etes vraiment trop dur. Je vous l’ai deja reproche plu- sieurs fois dans notre campagne du Natchez; et je vous ai demontrc qu’il etait profitable en ce monde de bien traiter les negres, sans compter que Ton se menageait une chance pour aller au ciel. — Chansons! dit Tom Loker en engloutissant un verre d’eau-de-vie. Haley se renversa sur sa chaise , et reprit avec de grands gcstes : — Je m’oc- cupc autant qu’un autre de gagner de 1’ argent, c’est mon premier souci, mais je ne neglige pas mon ame. J’ai de la religion, et tot ou tard, quand j’aurai fait ma fortune, je pcnserai a faire mon salut. N’est-il pas prudent d’eviter les cruautes qui ne sont pas absolument necessaires? — Vous voulez prendre soin de votre ame! repliqua Tom Loker d’un ton de mepris; mais d’abord ctes-vous sur d’en avoir une? — Vous prencz mal la chose; vous devricz comprendrc que je ne vous paile que pour votre bien. — Eh! fichcz-moi la paix! je ne puis supporter ces pieux bavardages; ils m’as- somment! Apres tout, quelle difference y a-t-il entre vous et moi? vous avez un peu plus de sentiment; c’est de l’hypocrisie ! Vous voulez sauver votre peau ; vous avez fait un pacte avec le diable, vous le tenez scrupuleusement, et vous espercz vous esquiver au moment de I’echeance! ti done! — Allons, allons, messieurs, dit Marks; il ne s’agit pas de cela : ehacun, vous le savez, a sa maniere de voir. M. Haley suit les inspirations de sa conscience; ELLE PRIT l'N COUTEAU. . . ET TINT TOUT I,E MONDE EN ECHEC. CHAPITRE VIII. 49 quant a vous, Tom, vous avez votrc systemc, et il est excellent; mais nous nc gagnerons rien a nous quereller; occupons-nous d’affaires. Voyons, monsieur Haley, de quoi est-il question? vous voulcz que nous vous aidions a reprendre cette femme? — La femme m’imporlc peu, ellc apparlient a Shelby; jc ne tiens qu’a l’en- fant; j’ai fait la folie de l’acheter. — Cc n’est pas la premiere que vous faites, dit Tom d’un ton maussade. — Allons, dit Marks, n’injuriez pas M. Haley, vous voyez qu’il vous met sur la voie d une bonne affaire. Soyez calme, et pretez forcille; les arrangements sont mon fort. Comment est la femme en question, monsieur Haley? — Blanche, jolie , bien clevec. J en aurais donne a Shelby huit cents ou mille dollars, et j’aurais gagne sur elle. — Blanche , jolie , bien clevee ! s’ccria Marks, dont la figure s’anima; quelle magnifique speculation s’offrc a nous, Loker ! Nous nous chargeons de l’entreprise ; nous reprenons les fugitifs ; nous restituons l’cnfant, comme de juste, aM. Haley, et nous gardens la femme, que nous allons vendre a la Nouvclle-Orlcans. N’est- cc pas un plan superbe? Tom, qui avait la bouebe beantc pendant cc discours, la referma brusque- ment, de meme qu’un gros cbien ferine ses machoircs sur un bon morceau. — Voyez-vous, dit Marks a Haley en remuant son punch avec sa cuiller, les tribunaux de cc pays sont vetilleux, mais nous savons les amadoucr. Je parais devant eux en grande toilette, les botles bien cirees, la cravate mise avec soin : tantot je suis M. Tivickem de la Nouvelle-Orleans, tantot j’arrive de ma planta- tion sur la riviere de la Perle, ou j’ai sept cents negres a mon service; d’autres fois je suis un parent eloigne de Henri Clay ou de tout autre gros bonnet du Ken- tucky. Tom a des talents differents; il est bon quand il s’agit de se battre, mais il ne sait point mentir. Pour moi, je n’ai point d’egal, des qu’il faut preter des serments, parler a des juges et les meltrc dedans. Tom Loker, qui pensait toujours lentement, interrompit l’orateur en donnant un coup de poing sur la table. — Je fais l’affaire! s’ecria-t-il. — Mon Dieu ! Tom, dit Marks, il est inutile de casser les verres, gardez vos coups pour unc meilleure occasion. — Mais, messieurs, reprit Haley, cst-ce que vous ne me laisserez point une part dans les benefices ? — Nous reprenons l’enfantpour vous, repliqua Loker; que voulcz-vous de plus? — C’est moi qui vous apportc l’affaire, elle vaut quelque chose, donnez-moi dix pour cent du produit net. — Est-ce que vous esperez nous faire poser? s’ecria Loker en frappant de nouveau la table; Marks et moi nous faisons metier de reprendre les esclaves marrons : croyez-vous que ce soit pour votre avantage et non pour le notre? Non, morbleu ! nous aurons la femme, et vous nc rcclamcrcz pas, ousinon nous 7 50 LA CASE DU PERE TOM. prenons tout! Vous nous avez montre le gibier, ne sommes-nous pas libres aussi bien que vous de Ini donner la cliasse? — Enbien, soit, dit Haley effraye, vous me rendrez l’enfant : pourvu que vous prometliez de me Pamener dans liuit jours, c’est tout ce que je demande. — Mais ce nest pas la tout ce que je demande! s’ecria Loker avec emporte- tiient. J’ai appris a vous connaitre a Natchez, Haley, et a ne pas lacher l’anguille quand je la tiens. Vous allez m’avancer cinquante dollars, ou vous ne reverrez jamais l’enfant. — Quoi ! lorsque je vous procure une speculation qui peut vous rapporter au moins six cents dollars ! Ah ! Loker, vous n’etes pas raisonnable. — Nous avons de la besogne au moins pour six semaines; si nous y renon- cons pour courir apres votre bambin, et qu’en definitive nous ne trouvions ni lui ni sa mere, qui nous dedommagera? est-ce vous? Allons, aboulez vos dol- lars ! si nous reussissons je vous les rendrai ; dans le cas contraire, ce sera pour nos frais. Est-il rien de plus juste, ami Marks? — Sans doute, sans doute, dit Marks d’un ton de conciliation, cest tout sim- plement une avance d’honoraires. Hi! hi! hi! nous connaissons cela, nous autres homines de loi. Tom conduira l’enfant partout ou vous voudrez. — Si je le trouve, dit Loker, je le menerai a Cincinnati, et je le laisserai chez Granny Belcher, au debarcadere. Marks tira de sa poclie un portefeuille gras, et y prit une longue feuille de pa- pier sur laquelle il fixa ses yeux noirs. — Voyons, dit-il, quclles sont nos affaires, et si nous pouvons expedier celle- ci : A reprendre, mort ou vif, le jeune Jim; mise a prix : trois cents dollars. Ri- chard et Lucie, homme et fenmie : six cents dollars. La negresse Marielte, avec ses deux enfants : pour elle ou pour sa tete, six cents dollars. II faudra mettre Adams et Springer aux trousses de tous ces negres-la, Tom Loker. — Non, repondit Tom, tous deux sont trop exigeants. — • Je m’entendrai avec eux; ils debutent dans la carriere, et il faut qu’ils con- sentent a travailler a bon marche. Je trouve la trois individus dont la poursuite est facile, puisqu’il s’agit de les tuer ou de jurer qu’on les a tues. Il est evident qu’on ne peut demander grand’chose pour cela. Laissons la nos anciennes affaires, et occupons-nous de la nouvelle. Monsieur Haley, vous avez vu debarquer cette femme ? — Aussi bien que je vous vois. - — Et un homme l’a aidee a monter sur la berge ? demanda Loker. — Je puis l’affirmer. — Probablement, reprit Marks, on l’a emmenee quelque part ; mais ou? voila la question. Qu’en dites-vous, Tom? — Il faut traverser la riviere ce soir meme, repondit Tom Loker. — Mais il n’y a pas de bateau, et les glaces rendent le passage dangereux. — Qa n’y fait rien, il le faut, dit Tom d’un ton resolu. CHAPITRE VIII. 5 J — Je le concois ; poarlant le ciel est bien noir. — Dites done tout de suite que vous avez peur, Marks ; neanmoins il faut vous decider a marcher : si vous vous arretez ici, la femme ne tardera pas a dispa- raitre, et vous ne la retrouverez jamais. — Ce nest pas que j’aie peur, repliqua Marks, mais... — Mais quoi ? — Mais il n’y a point de bateau. — J’ai entendu dire a l’aubergiste qu’il y en avait un ce soir, et qu’un homme avait l’intention de passer. Il ne s’agit pas d’hesiter, nous devons tenter faventure avec lui. — Je suppose que vous avez de bons chiens, dit Haley. — Des chiens de premiere qualite, repondit Marks; mais a quoi serviront-ils ? vous n’avez rien a leur faire sentir. — Si fait, reprit Haley d’un air de triomphe : dans sa precipitation, elle a laisse sur le lit un chale et un chapeau. — Quelle chance ! dit Lokcr. Toutefois, si vos chiens se jettent sans menage- ment sur la femme, n’est-il pas a craindre qu’ils l’endommagent ? — C’est une consideration, repartit Marks. Nos chiens ont mis un homme en pieces a Mobile avant que nous ayons eu le temps de les rappeler. — En ce cas, ils ne conviennent nullement ; car la fugitive n’a de prix que par sa jolie figure. — Je comprends, dit Marks ; d’ailleurs, si elle est dans une maison, ils seront entierement inutiles. Les chiens ne sont hons que dans les plantations, ou les negres rodent sans asile au milieu des champs. Cepcndant Loker adressait des questions a l’aubergiste, et il revint annoncer que le bateau etait pret. Marks se leva avec repugnance, en jetant un regard douloureux sur la cham- bre bien chauffee qu’il ahandonnait. Haley compta les cinquante dollars a Loker, et les trois chasseurs sortirent de la maison. Quelques-uns de nos lecteurs pourront nier l’exactitude du tableau que nous venons de leur offrir ; mais nous leur rappellerons que dans certaines parties des Etats-Unis la chasse aux esclaves marrons est elevee a la dignite d’une profession legitime et patriotique. Si l’csclavage fait des progres dans la vaste contree qui s’etend entre le Mississipi et l’ocean Pacifique, le marchand et le chasseur d’es- claves pourront figurer dans les rangs de l’aristocratie americaine. Tandis que cette conference avait lieu dans l’auherge, Samuel et Andre pour- suivaient leur route. Le premier etait dans un etat d’exaltalion qui se manifestait par les plus bizarres contorsions : de temps en temps il se retournait sur son che- val, et se remettait en selle en faisant une sorte de saut perilleux ; d’autres fois il se livrait a des acces d’hilarite dont les echos des bois retentissaient. Malgre toutes ses evolutions, il marchait avec assez de vitesse pour qu’entre dix et onze LIBRARY — - UNIVERSITY OF ILLINOIS LA CASE DU PERE TOM. 52 heurcs le sabot des chevaux rcsonnatsurle sable au bas du perron. Madame Shelby courut a leur rencontre. - — Eb bien ! Samuel, quelle nouvelle ? — M. Haley se repose dans unc auberge, ii est horriblement fatigue. — Et Elisa? — Kile a traverse lc Jourdain et touche la terre de Chanaan. Samuel affectait toujours une grande piete en presence de sa maitresse, et em- ployait autant que possible des images tirees de l’Ecriture. — Expliquez-vous mieux, dit madame Shelby. — Eh bien, madame, le Seigneur preserve les siens. Lisa a passe la riviere d une maniere aussi etonnante que si clle cut ete emportee dans un chariot de feu attele de deux chevaux. — Montez, dit M. Shelby, qui avait suivi sa femme, et dites a votre maitresse ce quelle desire savoir; rentrez, Emilic, vous avez froid et vous grelotlez ; vous vous laissez trop emouvoir. — Ne suis-je pas femme? ne suis-je pas mere? ne sommes-nous pas respon- sables envers Dieu de cette pauvre fille? — Nous avons agi comme nous le devions, Emilie. — Cependant je me sens coupable ; j’ai tortpeut-etre, mais je ne raisonnepas. — Hola, Andre ! cria Samuel du haul du perron ; menez les chevaux a l’ecu- rie, pendant que je vais parler a nos maitres. — Maintenant, Samuel, dit M. Shelhy, contez-nous la chose telle qu’clle s’est passee. Ou est Elisa? — Je Fai vue de mes propres yeux passer sur la glace flottantc; ce n’est ni plus ni moins qu’un miracle. — Ce miracle me semble hien apocryphe. — C’est pourtant Fexacte verite. Nous etions arrives sur le hord de la riviere; Elisa etait a la fenetre d’une auberge. Ayant tout a coup perdu mon chapeau, je poussai un cri a reveiller les morts ; Elisa Fentendit, et elle courut sur la rive. Nous nous mimes tous trois a courir apres elle ; mais, baste ! elle fit un saut de dix pieds, et alia tomber sur une grande ile de glacons : nous les entendions faire crac, crac ! elle bondissait dessus comme une biclic ! Dieu me garde ! il y a dans cette femme unc force qui nest pas ordinaire, voila mon opinion. Madame Shelby, pale d’emotion, garda le silence pendant le recit de Samuel. — Dieu soit loue ! clle nest pas morte. Mais ou est le pauvre enfant? — Le Seigneur Fa sauve, repondit pieusement Samuel. On voit la dedans lc doigt de la Providence, dont madame nous a si souvent parle dans ses instruc- tions. Nous ne sommes tous que des instruments pour faire la volonte du ciel. Sans moi, Elisa etait prise deux fois plutot qu’une. N’est-ce pas moi qui ai lache les chevaux ce matin? N’est-ce pas moi qui ai fait faire cinq milles a M. Haley sur la vieille route? C’est la Providence qui Fa voulu. — Vous auricz pu vous dispenser d’en etre I’agent, dit M. Shelby avec toule CHAPfTRE VIII. 53 la severile neccssaire. Jc li'admets pas que Ton se moqiie drs personncs que je recois dans ma maison. II est aussi difficile de simuler la colere avec un negre qu’avec un enfant. Malgre ratfectalion qu’on y met, tous deux devinent aisement les veritables dis- positions de Icurs intcrlocutcurs. Samuel ne fut nullement decourage par les reproches de son maitre; cependant il feignit une componction profonde, et les coins de sa bouche s’abaisserent pitcusement en signe de repentir. — Maitre a raison, dil-il, cetait mal de ma part, je le comprends; mais un pauvre negre est souvent expose a mal faire, surtout quand il est mis en colere par une conduite comme cellc de ce M. Haley. — Eh bicn, dit madame Shelby, puisque vous semblez avoir le sentiment de vos erreurs, vous pouvez aller dire a la mere Chloe de vous servir le reste du jambon que vous avez cu a diner. — Madame est trop bonne pour nous, dit Samuel en s’inclinant. On a pu remarquer que Samuel avait un talent naturel, qui, dans la vie poli- tique, Faurait indubitablement eleve au pinacle. Il faisait de toutes choses un capital qu’il placait au benefice de son amour-propre et de sa reputation. Apres avoir prouve sa piete et son humilile a la satisfaction du salon , il posa crane- ment sur sa tete son chapeau de feuillcs de palmier, et se dirigea vers les domaines de la mere Chloe, dans Fintention d’obtenir les suffrages de la cuisine. Maintenant, se dit Samuel a lui-meme, je vais etonner les negres et les frapper d’admiration. L’un des plus grands plaisirs de Samuel le noir etait d’accompagner son maitre a toutes sortes de reunions politiques. Perche sur un arbre ou sur une barrierc, il ecoutait avidement les orateurs; ensuite, descendant au milieu des gens de sa couleur, il s’attachait a reproduire avec une imperturbable solennite les discours qui l avait entendus. Ces imitations, souvent burlesques, mais quclquefois assez exactes, avaient valu a Samuel une reputation d’eloquence, et il ne manquait jamais Foccasion de Fagrandir. Il avait toujours existe entre lui et la mere Chloe une sorte de froideur dont la cause n’etait pas clairement determinee ; mais comme Samuel, en commencant ses operations, se proposait de faire d’abord une breche aux provisions de bouche, il prit le parti de se montrer conciliant. 11 savait que les ordres de madame seraient suivis a la lettre ; mais la bonne volonte de la cuisiniere pou- vait en etendre considerablement les avantages. 1 1 parut done devant la mere Chloe avec un air de resignation toucliante, comme un homme qui avait souffert cruellement pour Finnocence persecutee. En s’adressant directement a Fillustre fonctionnaire, il rendit hommage a sa superiorite bierarchique. Ses cajoleries lui reussirent, et jamais candidat a la deputation n’exerca sur un electeur naif Fem- pire que le noir obtint sur la mere Chloe. Quand meme il eut ete Fenfant pro- digue, on ne Faurait pas traite avec une liberalite plus maternelle. Il eut bientot 54 LA CASE DU PERE TOM. le bonheur d’etre assis devant une grande assiette d’etain , ou se trouvaient reunis en macedoine les restes de tout ce qui avait paru sur la table depuis trois jours. On y voyait figurer dans une confusion pittoresque des ailes de poulet, des tranches de jambon, des galettes dorees, et des reliefs de pate qui affectaient toutes les formes geometriques imaginables. Samuel, couronne de son chapeau, disposait en souverain de tous ces comestibles, et Andre etait son premier ministre. On accourut de toutes les cases pour entendre le recit des exploits de la jour- nee : ce fut une heure de gloire pour Samuel, qui raconta ses aventures, a plu- sieurs reprises, en les enrichissant de toutes sortes d’ornements. Des eclats de rire prolonges accueillirent sa narration ; mais Samuel n’en conserva pas moins la gravite sentcncieuse qui convenait a son role : — Vous voyez , mes chers compatriotes , dit-il en brandissant une cuisse de dindon, que dans cette circonstance j’ai pris la defense de tous. Essayer de tircr un de nous d’embarras, c’est absolument comme si on se devouait pour tous; le principe est le meme. Lorsque des marchands d’esclaves viendront roder encore autour de nous, adressez-vous a moi, mes freres, je les mettrai a la raison; je soutiendrai vos droits jusqu’a mon dernier soupir. — Pourtant, dit Andre, vous paraissiez dispose ce matin a reprendre Elisa, si je ne vous avais pas prevenu. — Ne parlez pas de ce que vous ignorez, repondit Samuel d’un ton de supe- riorite. Les enfants comme vous, Andre, ont de bonnes intentions, mais ils ne penetrent pas les motifs profonds qui peuvent diriger la conduite d’un homrne. Andre parut confus de s’etre avance. — J’ai pense consciencieusement a reprendre Elisa, ajouta Samuel, quand j’ai cru que c’etait le desir de mon maitre. En m’apercevant que madame voulait le contraire, j’ai change d’avis plus consciencieusement encore. Ainsi, vous le voyez, je suis avec persistance les inspirations de ma conscience, et je m’attache tou- jours aux principes, oui, aux principes; car a quoi serviraient-ils, si ce n’est a nous donner de la perseverance? Prenez cet os, Andre; il y reste encore quelque chose. L’auditoire ecoutait en silence les paroles philosophiques de l’orateur, qui, ne trouvant personne pour lui repondre, se vit force de continuer sa harangue. — La persistance, mes chers amis, est une vertu essentielle. Les individus qui soutiennent une chose un jour et l’autre le lendemain n’ont aucun droit au titre d’hommes perseverants. . . Andre, passez-moi ce gateau; je vais me seriir d’une comparaison vulgaire, et j’espere que mcsdames et messieurs m’excuse- ront. J’ai envie de monter sur une mcule de foin, j’applique mon echelle d’un cote, et ellc se trouve insuffisante. Alois, sans faire de nouveaux efforts sur ce point, je portc mon echelle d’un autre cote. Pcut-on m’accuser de manquer de persistance? Non sans doute, car j’cn mots a vouloir monter. Est-ce clair? — Vous n’avez jamais employe votre persistance a grand’chose de bon, dit la CHAPITRE IX. 55 mere Cliloe , que la gaiete des autres assistants avait fatiguee , et qui devenait assez maussade. — Oui, dit Samuel en se levant pour sa peroraison, oui, mes concitoyens, et vous, dames de l’autre sexe, j’ai des principes, et je suis trop tier pour les mettre dans ma poche; je les defendrais meme quand on voudrait me bruler vivant, et Ton graverait sur mon tombeau que j’ai verse la derniere goutte de mon sang pour mes principes, pour mon pays, pour les interets generaux de la societe. — Eh bien, dit la mere Chloe, en vertu de vos principes, il faut vous aller coucher, et nc pas tenir tout le monde eveille jusqu’a demain matin. Nos jeunes gens n’ont pas besoin d’etre deranges. — Negres, dit Samuel en agitant son chapeau, je vous benis. Allez au lit, et soyez bons enfants. Apres cetle benediction palhctiquc , l’assemblee sc dispersa. CHAPITRE NEUVIEME. OU l’oN VOIT QU’UN SENATEUR n’eST QU’UN HOMME. Les lueurs d’un bon feu allume dans un salon proprement tenu se refletaient sur le metal d’un brillant service a the. Lc senateur Bird otait ses bottes et se preparait a mettre a ses pieds unc paire de belles pantoufles neuves que sa femme venait d’achever. Madame Bird rangeait les tasscs sur la table, en reprimant par intervalles les gambades de trois enfants pleins d’effervescence. — Tom, laissez done le bouton de la portc... Marie, ne tirez pas la queue du chat; pourquoi tourmenter ce pauvre animal? Jim, il ne faut pas monter sur la table... Vous ne savez pas, mon cher ami, combien nous sommes surpris de vous voir ce soir. — J’ai cru a propos de prendre un petit conge pour venir gouter un peu les douceurs du foyer domestique. Le voyage m’a fatigue horriblement, et j’ai grand mal aux dents. Madame Bird jeta les yeux sur un flacon de camphre qu’elle apercevait au fond d’un placard entr’ouvert, et fit mine de s’en approcher. — Non, non, Marie, point de medecines. Une bonne tasse de the, voila tout ce qu’il me faut. Ah! comme il est penible de sieger a la legislature, et que j’ai besoin de me refaire ! Le senateur sourit, comme s’il se fut complu dans l’idee qu’il se sacrifiait pour sa patrie. — - Qu’avez-vous done tant fait au senat ? La bonne petite dame Bird s’occupait habituellement fort peu de ce qui sc pas- 50 LA CAS E Dl PERK TOM. sail au corps legislatif; cllc croyait sagemcnt qu’il lui suffisait dc se nicler de son menage. Sa question inusitee etonna M. Bird , qui repondit : — II n’y a rien eu de bien important. — Mais est-il vrai qu’on ait vote unc loi pour defendre de donner a Loire ou a manger a ces pauvres gens de couleur qui errent dans les campagnes? J’ai en- tendu parler de cette loi, mais je ne supposais pas des chretiens capables de l’adopter. — Ah! ah ! Marie! vous dcvenez une femme politique, a ce qu’il parait? — Non : en general, je ne donnerais pas un fctu de toutes vos discussions; mais je regarde la loi en question comme cruclle et contraire a la religion, et j’espere quelle n’a point passe. — Vous vous trompez : les abolitionnistes ont tellcment boulevcrse le Ken- tucky, que les proprietaires de cet Etat sont dans de continuclles alarmes. Pour les rassurer et leur donner quelques garantics, on a defendu par une loi dc se- courir les esclaves qui se refugient dans noire Etat. — Defend-on d’abriter pour une scule nuitces pauvres creatures, de leurfaire un bon repas, de leur abandonner quelques vieilles loques, et de les congedier cnsuite? — Oui, ma ch&rc, ce serait se rendrc leur complice. Madame Bird etait une femme timide et de frele apparcnce. Son tcint avait le duvet de la peche, sa voix et ses ycux bleus etaient pleins de douceur. Sous le rapport du courage, le gloussement d’un coq d’Inde suffisait pour la mcltre en deroute, et un cliicn de garde la tcnait en respect rien qu’en lui monlrant les dents. Son mari et ses enfants etaient pour elle le monde entier. Ellc regnait dans son interieur plutot par la persuasion que par l’energie. Si elle s’animait parfois, c’etait quand on blessait les douces sympathies de son caractere. La moindre cruaute la mettait en colere, et ses emportements , contrastant avec sa mansuetude habiluelle, semblaient inquietants et inexplicables. C’etait en general la plus indulgente des meres. Cependant ses enfants conservaient le souvenir du chatimcnt rigoureux qu’elle leur avait inflige parce qu’ils s’etaient ligues avec plusicurs gamins du voisinage pour accablcr de picrres un chat sans defense. — J’cn ai porte les marques, racontait a ce sujet l’aine des enfants. Ma mere etait si furieuse, que je la crus folle; elle me fouetta et m’envoya au lit sans souper avant que j’eusse le temps dc me reconnaitre. Apres cela, je l’entendis pleurcr dcrricre la porte, ce qui me fit plus de peine que tout le restc. A partir de ce moment, il ne nous cst jamais arrive de jeter des pierres aux chats. Dans la presente occasion, madame Bird se leva avec vivacite; ses joues se eolorerent, et sa physionomie s’embellit d une noble indignation. Elle s’avanca vers son mari d’un air resolu : — John, lui dit-ellc, je desircrais savoir si vous trouvez cellc loi juste et ch re lien ne? — II ne faut pas me luer, Marie, si je reponds affirmalivement. CHAPITRE IX. 57 — .le n’aurais jamais cru cela do vous, John! Auriez-vous vote pour?... — Oui, ma belle politique. — Vous devriez rougir, John! Prendre des mesures conlrc dc pauvres inno- cents prives de pain et d’ahri! Votre loi est honteuse, abominable, et je l’en- freindrai la premiere fois que j’en trouverai l’occasion ; elle ne se fera pas atten- dre, je l’espere. Quoi ! une femme n’aurait pas le droit de donner un souper et un lit a des malheureux extenues, parce qu’ils sont esclaves et qu’ils out ete opprimes toute leur vie? — Mais, Marie, ecoutez-moi. Vos sentiments vous honorent, et augmentent Festime que j’ai pour vous ; pourtant il ne faut jamais laisser nos impressions Femporter sur notre jugement. Reflechissez qu’il ne s’agit pas ici de consuller son opinion personnels ; on doit, au contraire, la mettre de cote pour n’ avoir en vue que Finteret public et lcs exigences d’une situation difficile. — John, je n’entends rien a la politique; mais j’ai lu la sainte Ecriture. Elle me recommande de nourrir les affames, dc vetir ceux qui sont nus, et de consoler ceux qui sont dans Faffliction. Ce sont ses preccptcs que j’entends suivre. — Mais si en les suivant vous jetiez le desordre dans la societe? — II ne peut jamais etre nuisible d’obeir a Dieu, et Fon a toujours raison de faire ce qu’il nous commande. — Vcuillez m’accorder votre attention, Marie, et je vais vous demontrer par un argument irrefutable... — A quoi bon? vous parleriez toute la nuit sans me convaincre. Je vous pose une question : Chasseriez-vous de votre maison une pauvre creature mourante de froid et de faim, parce qu’elle se serait evadee de l’habitation de son maitre? Il faut dire ala louange de notre senateur qu’il etait humain, accessible a tous et incapable d’econduire un homme dans l’embarras. Sa femme le savait, et l’at- taquait par son cote vulnerable. Avant de repondre a Fhypothese, il employa les procedes qu’on met ordinairement en usage pour gagner du temps. 11 toussa plu- sieurs fois, tira son mouchoir de sa poche, et se mit a essuyer ses lunettes. Voyant chanceler son adversaire, madame Bird ne se Fit aucun scrupule de pro- filer de ses avantages. — Je voudrais bien vous voir commettre une semblable action! Chasser, par exemple, une pauvre femme par un temps de neige, ou la faire mener en prison ! — Ce serait sans doute un peniblc devoir a remplir, dit M. Bird d’un ton me- lancolique. — (Ja ne saurait etre un devoir. Si les proprietaires veulent empecher les esclaves de s’enfuir, qu’ils les traitent bien ; voila ma doctrine. Si j’avais des esclaves, et j’espere n’en avoir jamais, je suis sure qu’ils n’auraient pas envie de me quitter. Les negres ne s’evadent point quand ils sont heureux; et lorsqu’ils se sauvent, ils souffrent assez de privations et de tortures morales pour qu’on ne se ligue pas contre eux. — Ma chere Marie, laissez-moi raisonner avec vous. 8 58 L A CASE DU PERE TOM. — Jc deteste les raisonnements, John, surtout quand ils roulent sur dc parcils sujefs. Vous autres hommes politiques, vous avez Fart d’obscurcir les choscs les |)lus claires el d’embrouiller les questions les moins compliquees; mais vous n’elcs pas consequents avec vous-memes quand vous arrivez a la pratique. Je vous con- nais bien ; au fond, vous netes pas plus que moi partisan de cette loi. En ce moment critique, le vieux Cudjoe, factotum noir du logis, entr’ouvrit la porte pour prier madame de passer un moment a la cuisine. Le senateur fut ravi de cette interruption. II regarda s’eloigner sa petite femme avec un melange comique de satisfaction et de depit; puis il s’assit dans un fautcuil pour lire le journal. Au bout de quclques instants, il entendit sa femme crier : — John, John! venez un moment ici! M. Rird se rendit a la cuisine, et demeura stupefait du spectacle qui soffrit a ses yeux. Une jeune femme, dont les vetements etaient en lambeaux etroidispar la gelee, gisait sans connaissance sur deux chaises. Elle n’avait qu’un soulier, et ses bas declines etaient laches de sang. En l’examinant dc pres, on reconnaissait sur son visage les indices de la race delestee. Cependant on ne pouvait s’empe- clier d’admirer sa bcaute touchante, que ne diminuaient ni la rigidile de ses traits ni le dcsordre de ses vetements. Le senateur la contempla en silence. Sa femme et la vieille Dinah, domestique de coulcur, sefforcaient de rappeler a la vie l’elrangere, dont Fenfant reposait sur les genoux du vieux Cudjoe. — Pauvre femme ! dit la vieille Dinah : e’est la chaleur qui Fa fait trouver mal. Elle etait pleine de vie quand elle est entree ici, et in a demande la permis- sion de se chauffer. Je lui adressais une question, quand elle est tornbee eva- nouie. Elle n’a jamais travaille a de rude besogne, si j’en juge par ses mains. L’etrangere ouvrit lentement ses grands yeux noirs et les promena autour d’elle d’un air egare. Tout a coup le desespoir se peignit sur ses traits, et elle se leva en criant : — Oh! moil Henri! me l’ont-ils pris? L’enfant a ces mots s’echappa des bras dc Cudjoe, qui lui rechauffait les pieds npres lui avoir ote ses bas , et il courut aupres de sa mere. — Le void! le voici! dit— elle : oh! madame, protegez-le! ne le laissez pas emmener. — Personne ne vous fera de mal ici, pauvre femme! dit madame Bird avec douceur. Ne craignez rien ; vous etes en surete. — Que Dieu vous recompense! dit la femme en sanglotant, tandis que le petit Henri, la voyant pleurer, essayait de la presser entre ses bras. Grace aux soins assidus de madame Bird, Elisa ne tarda pas a devenir plus calme. On lui dressa un lit aupres du feu, et elle tomba bientdt dans un profond sommeil. Elle ne voulut pas abandonner son tils, qui reposa sur son sein , et (ju’elle semblait continuer a defendre meme en cedant ala fatigue. Quand les epoux rctournerent au salon, ils ne tircnt aucune allusion a la con- CHAPITKE IX. 59 versation qu’ils avaicnt cue. Madame Bird prit son ouvrage, ct M. Bird feignit de lire lc journal. — Je suis curieux de savoir qui clle est, dit cclui-ci apres un moment de silence. — Nous la questionnerons quand elle sc reveillera. — Elle ne pourrait porter unc de vos robes, reprit M. Bird apres un silence prolonge : elle est plus grande que vous. Un sourire presque imperceptible eftlcura les levres de madame Bird. Apres un nouveau silence, M. Bird reprit : — Dites done, ma femme? — Ehbien! quoi? — Vous savez, cc vieux manteau d’alepine, que vous jetez sur moi quand je fais ma siestc, vous pourriez le Ini donner, clle a besoin de vetements. En ce moment, Dinah vint annonccr que la femme ctait rcvcillee, et desirait voir madame. M. et madame Bird se rendirent a la cuisine, suivis de leurs deux aines. Elisa elait assise devant le feu , qu’elle regardait fixement. Elle avait une expression d’abattement ct de cahnc sinistre qui contrastait avec son agitation premiere. — Vous voulez me parler? demanda madame Bird : j’espere que vous vous trouvez mieux, a present. Elisa nc repondit que par un long soupir; mais elle leva les yeux, et ils pei- gnaient tant de detresse, tant de supplication, que madame Bird fut emue jus- qu’aux larmes. — N’ayez aucunc inquietude, pauvre femme! nous avons ici des amis; dites- moi d’ou vous venez, et ce que vous desirez. — Je viens du Kentucky. — Quand etes-vous arrivee? dit M. Bird reprenant l’interrogatoire. — Ce soir. — Comment? — J’ai traverse la riviere sur la glace. — Sur la glace! repeterent tous les assistants. — Oui, avec l’assistance de Dieu, j’ai passe sur la glace. Ils etaient a ma poursuite; ils allaient mettre la main sur moi, et je n’avais que ce chemin de libre. — All! moil Dieu! dit Cudjoe, la glace est en grands morccaux qui se balan- cent sur l’eau ! — Je les voyais, repondit Elisa; mais ils nc m’ont pas arretee. Je n’avais pa3 l’espoir d’arriver; mais je m’etais resignee a mourir, si je n’avais pas reussi. Lc Seigneur m’a secourue : on ne sait pas a quel point il assiste ceux qui osent. — Vous etiez esclave? demanda M. Bird. — Oui, monsieur, j’appartenais a un habitant du Kentucky. — Vous traitait-il mal? — Non, monsieur; e’etait un bon maitre. (it) LA CASK DU PERK TOM. — Votre maitresse se conduisait-cllc mal a votre egard? — Non, monsieur, non! elle s’est toujours montree excellente pour moi. — Qui peut done vous avoir decidee a quitter une bonne maison, et a braver hint de dangers? Elisa fixa sur madame Bird un regard scrutateur, et remarqua quelle etait vetue de noir. — Madame, dit-clle brusquement, avez-vous eu le malheur de perdre un enfant ? La question etait inattendue et rouvrit une recente blessurc ; car il y avait un mois a peine qu un fils cheri avait ete depose dans la tombe. M. Bird tourna le dos et s’avanca du cote de la fenetre, sa femme fondit en larmes; mais elle se remit de son trouble, pour repondre : — Oui, j’ai perdu un enfant. Pourquoi me demandez-vous cela? - — Pour etre sure que vous compatirez a mes peines. Lorsque je me suis eva- dee, j’avais perdu deux enfants fun apres f autre. Celui-ci me restait scul , et ne m’avait jamais quittee. C’etait mon orgueil et ma consolation. Eli bien , madame , on voulaitle separer de moi, pour le vendre, pour l’emmener dans les Etats du Slid, un enfant qui n’avait jamais passe un scul jour loin de sa mere! jc n’ai pu m’habitucr a cette idee. Je savais qu’il m’etait impossible de vivre sans lui; quand je sus que le contrat etait signe, que fenfant etait vendu, jc le pris avec moi, et je partis pendant la nuit. L’homme qui f avait achete me poursuivit avec quelques gens de mon maitre ; ils allaient me saisir, je m’elancai sur la glace... Comment jc traversai, je l’ignore; mais je sais qu’un liomme m’aida a monler sur la rive. Ces explications exciterent une vivc sympatbie parmi les auditeurs. Les deux petits garcons, apres avoir cherche leurs mouchoirs dans leur pochc, ou les meres devinent qu’on n’en trouvait jamais, se cacherent la figure dans les plis de la robe matcrnelle, et essuyerent ainsi leurs yeux humides. Madame Bird san- glota, tandis que Dinah s’ecriait avec ferveur : — Que Dieu aitpitie de nous! Le vieux Cudjoe exprima son emotion par une multitude de grimaces singulieres et en sc frottant les yeux sur ses manches. Notre senatcur, en sa qualite d’homme politique, ne pouvait montrer la sensibilite dcs autres mortels. II tourna le dos a la compagnie, et s’occupa de nettoyer ses lunettes, tout en se mouchant par in- tervalles avec bruit. — Et vous m’avez dit que vous aviez un bon maitre? s’ecria-t-il en sc retour- nant a l improviste. — Je le repete, repondit Elisa; mais il devait de fargent, et il etait obligd d’en passer par les caprices de son creancier. Jc fai entendu donner ces raisons it ma maitresse, qui intercedait pour moi; el quand j’ai su que la vente etait con-* soinmce, j’ai pris le scul parti que j’cusse pour conserver mon unique tresor. — Eles-vous mariee ? Oui ; mais mon mari appartient a un autre maitre, (jiii est tres-dur envei's CHAPITRE IX. G1 lui, et qui lui permel a peine de me voir. II est question de le vendre, et il esl probable que je ne le reverrai jamais. La tranquillite avec laquelle Elisa prononcait ces paroles aurait pu faire croire a un observateur supcrficiel quelle etait completement apathique ; mais scs yeux prouvaient le contraire, et decelaient de poignantes angoisses. — Et ou voulez-vous aller, ma pauvre femme? demanda madame Bird. — Je voudrais aller an Canada, si je savais ou cest, dit-clle en regardant ma- dame Bird avec contiance et simplicity : est-ce bien loin, le Canada? — Malheurcuse femme ! murmura madame Bird presque involontairement. — Y a-t-il beaucoup de chcmin a faire ? — Beaucoup plus que vous ne pensez, pauvre enfant! mais nous aviserons aux moyens de vous tircr d’embarras. Dinah, faites un lit dans votre chambre, aupres de la cuisine, et demain matin je verrai ce que je puis faire pour cette femme... En attendant, ne craignez rien ; mettez votre confiance en Dieu, et il vous protegera. Les epoux rentrercnt au salon ; madame Bird s’assit devant le feu, dans sa pe- tite chauffeuse a bascule, et se balanca en revant. M. Bird arpenta la chambre a grands pas en grommelant : — Voila une facheuse affaire ! Enfin, il s’approcha de sa femme, et lui dit : — Il importe quelle parte dici, ce soil* meme. Son maitre serait sur sa piste demain matin des l’aurore. Si elle etait seule, cllc pour- rait sc cacher tranquillemcnt ici ; mais il faudrait une armec, je le parie, pour forcer ce petit drole a se tenir tranquillc. Il ne manquerait pas de mettre la tete a la fcnetre ou a la porte, et tout serait dccouvert. Que dirail-on de moi si on les trouvait ici en ce moment? Non, non ; on ne les trouvera pas : il faut quils par- tent ce soil*. — Ce soir ! comment est-ce possible ? ou les conduire ? — J’ai mes projets, dit le senateur ; et il commenca a mettre ses bottcs. Quand elles furent entrees a moitie, il etreignit ses genoux de ses deux mains, et s’enfonca dans une pro foil de meditation. * — Je ne m’en dedis pas, reprit-il enfin; c’esl une vilaine affaire ! Pourtant je concois un plan qui peut reussir. Apres avoir quelque temps fixe les yeux sur les dessins du tapis, il reprit ses tire-bottes, acheva de se chausser, et alia regarder a la fenetre. Madame Bird, qui etait une femme discrete et prudente, se garda bien d’intei- rompre la reverie de son mari ; elle continua a se balancer sur sa chaise en atten- dant patiemment qu’il daignat s’expliquer. — Vous vous rappelez, dit-il, mon ancien client Van Trompe. Il habitait le Kentucky, el apres avoir mis tous ses esclaves en liberie , il est venu s’etablir dans les bois de l’Etat de l’Ohio. Sa maison est isolee et difficile a trouver. Cette femme y sera en surete ; mais le malheur, c’cst que moi seul suis capable d’y conduire ce soir une voiture. — Comment! Cudjoe n’est-il pas un excellent coclier? G2 LA CASE DU PEHE TOM. — Sans doute ; mais la route est difficile ; il y a des gues et des endroits dan- gercux a passer. Je l’ai suivic cent fois a cheval, et je sais tous les detours qu'il 1‘au t prendre. Ainsi, je me devoue. Cudjoe attellera vers minuit, et nous parti- rons. Pour donner un pretexte a raon voyage, je me ferai conduire a une au- bcrge, ou j’attendrai la diligence qui passe enlrc trois et quatre lieures, et qui menc a Columbus. J’y ai des affaires, dont je m’occupcrai demain. Je ne sais trop quelle figure je ferai devant mes collegues. Ma conscience me reprochera de violcr la loi que j’ai voice ; mais, ma foi, je ne puis men empecher ! — Votre cceur vaut mieux que votre tete, Jolin, dit sa femme en lui serrant la main ; vous aurais-je jamais aime si je ne vous avais connu mieux que vous ne vous connaissez vous-meme ? La petite femme etait si charmante, avec scs yeux humidcs, que le senateur s’applaudit d’avoir inspire tant d’affection a une aussi parfaite creature. Pour lui complaire, il s’empressa d’aller donner des ordres a son cocber ; mais avant de franchir le seuil de la porte, il se retourna avec hesitation. — Marie, dit-il, j’ignore quelles sont vos idees a ce sujet ; mais il y a un tiroir rempli des effets du pauvre petit Henri. A ces mots, il sortit precipitamment, et ferma la porte apres lui. Madame Bird entra dans une chambre a couclier voisine, y prit une clef, el la mit a la serrure d’un tiroir, tandis que ses deux fils, qui lavaient suivie avec une curiosile enfantine, la regardaient silencieusemcnt et d un air d’in- telligence. Meres, qui lisez ces lignes, n’y a-t-il pas cbez vous un tiroir ou un cabinet dont fouverture soit pour vous comme celle d’un tombeau? Si vous n’etes pas dans ce cas, vous etes d’bcureuses m&res ! Madame Bird ouvrit lentement le tiroir. 11 s’y trouvait de petits velements de differentes formes , des tabliers , des has. On voyait meme sortir d’une enveloppe de papier de petits souliers uses aux talons. Dans un coin, on remarquait une balle, une toupie, une petite charrette : souvenirs qui avaient ete rassembles avec bien des serrements de cocur. Madame Bird pencha la tete sur la commode ouverte, et ses larmes tomberent a travers ses doigts dans le tiroir; puis, se re- levant tout a coup, clle choisit avec line precipitation nerveusc les effets les meil- leurs pour en faire un paquet. — Maman, dit un dcs enfants en lui touchant doucement le bras, est-ce que vous allez abandonner toutes ces choses? — Mes chcrs amis, repondit la mere d’un ton grave, si noire cher petit Henri nous regarde du haul du cicl, il sera content de ce que nous faisons. Je n’aurais pas le cceur de donner ces velements a une personne aisee; mais j’y renonce volonticrs pour une mere plus malhcureusc et plus desolee que moi, et j’esperc que ce don sera accompagne dcs benedictions de Dieu. II y a dans ce monde dcs ames d elite dont les chagrins sont une source de CHAP IT RE IX. (>3 joics pour les autres, et qui se consolent de la perte de leurs esperances terres- Ircs en repandant un baume salutaire sur les plaies des affliges. Telle etait la jcune femme qui, a la lueur d’une lampe, preparait pour le fils de la fugitive crrante les vetements de l’enfant qu’elle avail perdu. Au bout de quelques instants, madame Bird ouvrit unc garde-robe; elle en tira deux ou trois robes qui etaient encore en etat de servir, et, se placant a sa table a ouvrage, elle se mil a les agrandir activement, comme son mari le lui avait recommande. Son aiguille et ses ciseaux ne s’arreterent que lorsque sa vieille horloge sonna minuit et que le bruit des roues retentit a la porte. — Marie, lui dit son mari, qui entra son pardessus a la main, il faut la reveiller maintenant ; nous allons partir. Madame Bird deposa a la hate dans une malle les divers objets qu’elle avait rccueillis, la fit placer dans la voiture, et se rendit ensuite aupres d’Elisa. Celle-ci, tenant son enfant dans ses bras, parut bientot, portant un manteau, un chapeau et un chale qui avaient appartenu a sa bienfaitrice. M. Bird la fit entrer precipitamment dans la voiture, et madame Bird s’avanca a sa suite sur le marchepied. Elisa se penclia en dehors, et tendit une main aussi douce et aussi belle que celle qui lui fut donnee en cchange; elle fixa sur madame Bird ses yeux noirs pleins d’intclligence, et fit des efforts pour parler, mais aucun son no s’echappa de ses levres. Elle se contcnta de montrer le ciel d’un geste qu’on ne pouvait jamais oublier; puis elle retomba sur les coussins : la portiere se ferma, et la voiture partit. Quelle situation pour un senateur qui toute la semaine avait appuye dans l’assemblee legislative de l’Ohio les resolutions les plus energiques contre les csclavcs marrons et leurs complices! Son eloquence avait egale celle qui vaut tant de reputation aux membres du senat de Washington ; il avait raille avec une sanglantc ironie les heaux sentiments des philanthropes qui pretendaient sacrifier au salut de quelques miserables vagabonds les grands interets de TEtat. Il etait parvenu a communiqucr ses convictions a tous ses auditeurs. Mais l’idee d’un fugitif n’etait eveillee en lui que par les letlres qui composent ce mot; il ne s’etait jamais vu en face du malheur reel; il n’avait jamais senti trembler une main humaine, entendu les supplications du desespoir, vu des yeux d’homme se tourner vers lui pour l’implorer. Il n’avait jamais songe qu’un fugitif pouvait etre une mere infortunee, un enfant sans defense, comme celui sur la tete duquel il rcconnaissait en ce moment le chapeau de son fils qui n’etait plus. Notre pauvre senateur n’etait ni d’acier ni de marbre : e’etait un homme au noble cceur, et il le prouvait. Au reste, si M. Bird se rendait coupable d’une infraction a la loi, s’il metlait sa conduite en contradiction avec son vote, il allait l’expier severement. Le temps avait ete pluvieux depuis quelques mois, et le sol fertile de l’Ohio etait detrempe sur toutes les routes. Celle que suivaient nos voyageurs etait faite a la mode du bon vieux temps : on y avait pose des rails, mais quels rails! Dans ces Etats de LA CASE DU PERE TOM. 64 FOuest, ou la bouo forme des abimes d’une profondeur incalculable, on met transversalement cote a cote des troncs d’arbre revetus de leur ecorce; on les recouvrc de terre, de pierres ou de gazon, et, apres cette operation, l’indigene s’enorgueillit de posseder une route nouvelle. Dans la suite, les pluies balayent la terre et le gazon : les troncs d’arbre se derangent et prennent diverses posi- tions pittoresques , et les ornieres atteignent des proportions inconnues dans les regions plus civilisees. C’etait sur une pareille route que roulait notre senateur, en faisant des reflexions morales que les cahots interrompaient a chaque instant. Tantot la voiture plongeait dans un gouffre de fange noiratre, tantot elle montait sur une pile de bois. M. Bird, la femme et Fenfant etaient sans cesse ballottes d’un cote a l’autre ; ils se heurtaient, se meurtrissaient; Fenfant criait; le sena- teur se croyait perdu, et le chapeau d’Elisa n’avait plus de forme. Au dehors Cudjoc faisait claquer son fouet, et apostrophait energiquement ses chevaux rebelles. II y avait toutefois des instants de repit, dont les voyagcurs profitaient pour rajuster leurs vetements ; puis la voiture recommencait a rouler d’orniere en orniere. Tout a coup elle s’arreta, et Cudjoe parut a la portiere. — Monsieur, dit-il, voila un endroit bien mauvais, et je ne sais comment nous pourrons en sortir. Je crois que nous serons obliges de poser des rails. Dans son desespoir, le senateur voulut mettre pied a terre, et il entra dans la boue jusqu’aux genoux; en cherchant a se degager, il perdit l’equilibre, et tomba tout de son long sur la route : il fut repeche, non sans peine, par le cocher, dans un etat pitoyable. Pour epargner la sensibilitc de nos lecteurs, nous abregerons le recit des souffrances de notre infortune heros; puissent-ils toujours ignorer combien il est penible de passer une partie de la nuit a arracher des morceaux de bois aux bav-s?V rieres des champs pour boucher les trous du chemin ! Ce ne fut qua une heure de la nuit tres-avancee que la voiture s’arreta a la porte d’une ferme considerable. Il fallut une certaine perseverance pour reveiller les habitants du logis; mais enfin le proprietaire vint ouvrir. C’etait un homme de grande taille, vetu d’une blouse de flanelle rouge; sa clievelure epaisse, d’un blond fade, et sa barbe, qui n’avait pas ete faite depuis plusieurs jours, ne don- naient rien de bien prcvenant a sa pbysionomie. Pendant quelques minutes, il promena sa chandellc sur les nouveaux venus en les contemplant avec une stu- pefaction vraiment plaisante; et il eut peine a comprendre ce dont il s’agissait. L’honnete John Van Trompe avait possede autrefois un domaine considerable dans l’Etat de Kentucky. Exterieurement , il avait Fair d’un ours; mais c’etait un homme juste, qui n’avait pu voir sans horreur un regime egalement funeste aux oppresseurs et aux opprimes. Enfin , las de sa situation , il acheta dans l’Etat de l’Ohio une propriete importante ; il affranchit tous ses esclaves, les entassa sni- des charrettes, et les installa sur son nouveau territoire. Apres avoir complete CHAP IT RE IX. 65 l’organisation de sa colonie , il s’etait retire dans une ferme solilaire pour s’y livrer cn paix a ses reflexions. — Etcs-vous homme a donner asile a une femme et un enfant que poursui- vent les chasseurs d’esclaves? lui demanda franchement le senateur. — Je crois que oui, dit fhonnete Jolm Van Trompe avec fierte. — Je l avais presume. — S’il se presente un de ccs scelerats, reprit le brave homme en developpant ses formes musculeuses, je suis pret a le reccvoir. S’ils sont plusieurs, j’ai sept tils, de solides gaillards, qui me preteront main-forte. Offrez mes respects aux chasseurs d’csclaves, et dites-leur que nous les attendons. John passa les doigts dans les touffes de ses chcvcux et partit d’un grand eclat de rirc. Elisa, demi-morte, sc traina jusqu’& la porte, etreignant son enfant endormi avec le peu de force qui lui rcstait. Van Trompe la regarda fixement a la lueur de la chandelle , tit entendre une exclamation de pitie , et introduisit la fugitive dans une petite chambrc a coucher voisinc d’unc grande cuisine. — Vous etes en surcte ici, dit-il a Elisa en lui montrant les carabines qui etaient attachees au-dcssus du manteau de la chcminee ; je suis familiarise avec les dangers, et Ton sait generalcment qu’il y aurait de l’imprudence a venir m’attaquer chcz moi. Dormcz done aussi paisiblement que si votre mere vous bcrcait. A ces mots il laissa une lumiere sur la table , et il sc retira. — Ellc est dune rare beaute, dit-il a M. Bird; mais la beautc est souvent un motif de persecution , quunc esclavc evite en s’evadant pour peu qu’ellc ait dcs sentiments honnetes. Le senateur raconta brievement l’histoire d’Elisa. — Ah! all! dit Van Trompe d'un ton lamentable; elle est poursuivie pour avoir ecoutc les sentiments de la nature, pour avoir fait ce que toute autre mere aurait fait i\ sa place. Ce sont de ces choses qui m’irritent au point que je suis pret a jurer. Autrefois, monsieur le senateur, je ne frequentais pas l eglise, parce que les ministres de nos contrees parlaient toujours cn faveur de l’esclavage, avec force citations du grec et de l bebreu; j’en ai trouve un qui dit tout le contraire, et j’assistc rcligieuscmcnt a ses sermons. Tout en tenant ce langage, Van Trompe debouchait une bouteille de bon cidrc, dont il offrit un verre a son interlocuteur. — Vous ferez bien d’attendre le jour ici, ajouta-t-il ; je reveillerai ma vieille, et je vous ferai un lit. — Je vous rcmercic, mon bon ami, ditle senateur, il faut que j’aille altendre la diligence de Columbus. — En ce cas, je vais vous accompagncr un bout de chemin; et je vous indi— querai une route qui vaut mieux que celle par laquellc vous etes venu. John Van Trompe prit une lanterne, et conduisil la voiture dans un chemin de 9 LA CASK DU PERK TOM. 06 traverse qui passait derriere l’habitation. Au moment dc s’eloigner, le senalcur lui mit dans la main un billet de dix dollars. — C’est pour elle, dit-il laconiquement. — Bien, repondit Van Trompe avec une egale concision. Ils se donnerent une poignee de main et se separerent. CHAPITRE DIXIEME. LIVRAISON DE LA MARCHANDISE. Les lueurs grisatres d’une matinee de fevrier eclairaient la cabane du pere Tom , et faisaient voir des figures desolees. La mere Chloe repassait des chemises, quelle placait successivement sur le dos d’une chaise devant le feu, et de temps en temps elle portait la main a ses yeux pour essuyer ses larmes. Tom avait la tete appuyee sur la main, et tenait sur ses genoux une Bible ouverte; mais il gardait le silence. II etait encore de bonne heure , et les enfants reposaient tous ensemble sur leur grossier lit de sangle. Tom possedait au plus haut degre cet amour de la famille qui caracterise malheureusement sa race. 11 se leva, et alia regarder ses enfants. — C’est pour la derniere fois , dit-il. La mere Chloe ne repondit pas ; seulement elle frotta de nouveau une chemise dej& suffisamment repassee. Enfin, laissant brusquement tomber son fer, elle s’assit, et fit entendre ces plaintes : — Peut-etre devrions-nous nous resigner; mais, en verite, est-ce possible? Au moins, si je savais ou vous allez, et comment on vous traitera? Madame pro- met de vous racheter dans un an ; mais sait-on si Ton reviendra jamais quand on s’en va dans les Etats du Sud? On assure que dans les plantations de la Loui- siane, du Mississipi, on tue les esclaves a force de les faire travailler. — II y a un Dieu la-bas comme ici, Chloe! — Je n’en doute pas; mais le Seigneur laisse parfois d’affreux crimes se com- mettre. Je n’attends pas de consolation dc ce cote. - — Je me remets entre ses mains, Chloe. Rien ne peut arriver sans sa permis- sion ; et il y a une chose dont je le remcrcie , c’est que je parte et que vous restiez. Ici, vous vivrez tranquille avec les enfants; tout le malheur sera pour moi. Tom parlait d’une voix rauque et entrecoupce, mais avec energie. Il contenait l’explosion de ses chagrins pour ne pas accroitre ceux de sa famille. — Ne songeons qu’aux bienfaits du ciel ! ajouta-t-il en frissonnant. — Ses bienfaits ! je ne les vois guere. Ce n’est pas juste ! non, ce qui se passe n’est pas juste! Notre maitre n’aurait pas du souffrir qu’on vous emmenat pour payer ses dcltes. Vous lui avez gagne dix fois le prix de votre vente. 11 vous avait CHAP I THE X. 07 proinis la liberte, et il aurait du vous la donner depuis longtcmps. 11 est possible qu’il soit gene; mais je trouve qu’il a tort, et vous nc me prouverez pas le con- traire. Vous lui avez ete toujours fidele, vous avez termine pour lui un tas d’af- faires importantes, vous vous etes plus occupe de lui que de votre femme et de vos enfants, et il vous vend ! Ah! ceux qui vendent ainsi le sang du coeur, l’af- fection du coeur, pour se tircr d’embarras, meritent la colere celeste ! — Chloe, si vous m’aimez, ne parlez pas ainsi, surtout au moment oil nous allons nous scparer peut-etre pour toujours. Je vous le dis, attaquer mon mailre, c’est m’attaquer. Ne Pai-jc point porte dans mes bras quand il etait enfant? N’est- il pas meilleur que tous les autres? Je suis convaincu quit ne m’ aurait jamais abandonne s’il avait pu faire autrement. — N’importe, dit la mere Chloe, qui avait au plus haut degre le sentiment de la justice, il a tort en quelquc chose; je ne saurais dire en quoi, mais j’en suis sure. — Portons nos regards vers Dieu ; il est au-dessus de tout, et il ne tombe pas meme un passereau sans sa permission. — Je le sais, et pourtant ca ne me console pas beaucoup. Mais a quoi bon parler? La galette est cuite, et je vais vous servir un bon dejeuner. Pcrsonne ne sait quand vous en ferez un autre. Pour bicn comprendre les souffrances des negres qui sont emmenes dans les Etats situes pres de l’embouchure du Mississipi, il faut se rappeler leur attache- ment instinctif pour les localites qu’ils habitent. La nature leur a refuse l’esprit d’avcnture; ils aiment le foyer domestique, et ne le quittent jamais volontiers. En outre le n&gre est habitue des l’enfance a considerer sa translation dans les Etats du Sud comme le plus severe des chatiments. Le fouet et la torture l’epou- vantent moins que la menace d’etre vendu en aval du Mississipi. Dans leurs heures de loisir, les esclaves du Kentucky ou du Tennessee parlent avec horreur des atrocites qui s’accomplissent dans les contrees plus voisines de la mer; ce sont pour eux des regions inconnues, d’ou les voyageurs ne reviennent jamais. Des missionnaires du Canada assurcnt que la plupart des fugitifs qu’ils ont confesses nc se plaignaient point de leurs maitres, et que le seul motif de leur evasion avait ete la crainte d’etre vendus au Sud. Elle suffisait pour inspirer un courage he- roique a dcs Africains, naturellement timides et indolents. Le repas du matin fumait sur la table. Madame Shelby avait dispense la mere Chloe de remplir ce jour-la ses fonctions habituelles a la grande maison, et la pauvre negresse avait consacre tous ses talents a ce banquet d’adieux. Elle avait lue et prepare ses meilleurs poulets; elle avait fait cuire a point, au gout de son mari, un magnifique gateau de mais, et l’on voyait sur le manteau de la che- minee des cruchons qui ne paraissaient que dans les occasions les plus solennelles. — Quel dejeuner! dit Moise aussitot qu’il eut ouvert les yeux. Et il etendit la main pour saisir une cuisse de poulct ; mais sa mere le repoussa en lui donnant un hon coup de poing sur l’oreille. 08 LA CASE I)U PERE TOM. — Voila! s’ecria-t-clle ; ca vous apprendra a mettre an pillage le dernier de- jeuner que votre pauvre papa fait a la maison. — Oh! Chloe! dit Tom avec douceur. — Ma foi, je n’ai pu me retenir, dit la mere Chloe en se cachant la face avec son tablier; je suis si tourmentee que je ne suis pas dans mon assiette naturelle. Moi'se et Pierre se tinrent tranquilles, les yeux fixes sur leurs parents; mais leur petite soeur, s’accrochant a la robe de sa mere, fit entendre les cris les plus imperieux. - — On va vous donner a manger, dit la mere Chloe en prenant l’enfant dans ses bras; vous aurez du poulet, et maman ne vous grondera plus. Sans attendrc une seconde invitation, les cnfants se jeterent avec vivacite sur les comestibles. — Je vais a present m’occuper des bagages, dit la mere Chloe quand le repas fut acheve; votre nouveau maitre ne vous les laissera peut-etre pas emporter, mais n’importe. Voici dans ce coin de la Handle pour vos rhumatismes ; tachez de la bien conserver, parce que personne ne vous en fera plus d’autre. Voila de vieilles chemises, et en voici de nouvelles. J’avais pris vos bas hier au soir, et j’y avais mis la boule pour les raccommodcr. Hdas! qui les raccommodera? Et la mere Chloe, accablee de douleur, mit sa tete sur le coffre et pleura. — Dire que personne ne s’occupera de vous, malade ou bien portant! Ob! il me sera bien difGcile d’etre bonne dorenavant ! Les enfants, apres avoir devore tout ce qui etait sur la table, connnence- rent a concevoir une idee vague de la situation. Voyant leur pere triste et leur mere en larmes, ils se mirent a geindre et a se frotter les yeux. La petite, etran- g&re a l’emotion generate, monta sur les genoux de son pere, dont die s’amusa a tirer les cheveux et a egratigner la figure, en accompagnant cet exercice de bruyants acces d’bilarite. — Rejouis-toi, ma pauvre amie, dit la mere Chloe, tu auras ton tour. Tu verras un jour vendre ton mari, et tu seras vendue toi-meme, ainsi que tes freres, s’ils deviennent jamais bons a quelque chose. En ce moment, un des enfants s’ecria : — Voila madame qui vient. — Que desire-t-elle? Sa presence peut nous faire du bien, dit la mere Chloe. Madame Shelby cntra ; la mere Chloe lui offrit une chaise d’un air brusque et maussade, auquel sa mailresse ne parut pas faire attention. Elle etait pale et troublee. — Tom, je viens pour... Elle s’arreta tout a coup, et, apres avoir regarde le groupe silcncieux, elle s’assit, et se couvrit la figure de son mouchoir. — Calmez-vous, madame ! reprit la mere Chloe eclatant a son tour en sanglots. Pendant quclques instants tous pleurerent ensemble, et cette douleur, com- mune aux serviteurs et a la maitresse, eteignit tout ressentiment dans le ca?ur des opprimes. MURMURE D INDIGNATION CIRCULA DANS LA FOULE. CHAPITRE X. 09 0 vous qui visilcz los affliges, sachez que lor donne avcc unc froide indiffe- rence ne vaut pas nne larinc dc sympathie. — Mon brave Tom, dit rnadamc Shelby, jc nc puis rien faire pour vous en ce moment. Si je vous remcttais de F argent, on vous le prendrait; mais je vous rei- tere dcvanl Dieu la promessc solenncllc dc suivre vos traces, ct de vous racheter le plus tot possible. En attendant, ayez confiancc cn Dieu. Les enfants annoncerent l’arrivee dc M. Haley, qui poussa la porte d’un coup de pied, sans ceremonie. II elait de tres-mauvaise humeur, ayant fait la veille unc longue route a chcval, et n’elant pas encore console de son echec. — Allons, negre, etes-vous pret ? Voire serviteur, madame, ajouta le mar- cliand en saluanl madame Shelby. La mere Chloe ferma le coffrc, rentoura d’une corde, et, cn se relevant, clle regarda fixement Haley. On aurait dit que ses larmes s’etaient subitement trans- formees en elincelles de feu. Tom chargea ses bagages sur son epaule, et se prepara a suivre son nouveau maitre. Celui-ci fut retcnu un moment par madame Shelby, qui lui parla avcc chaleur. Pendant ce colloque, loute la famille se dirigea vers une cbarrette qui etait tout attclee dcvant la porte. Une foulc de negres, jeunes ou vieux, s’ctait rassemblee pour faire ses adicux a Tom, qui elait aime de tous, tant comme in- tendantderiiabitalion que comme instructeur rcligieux. II y avait plusieurs femmes dans le groupe. — All ! Chloe, vous avez plus de courage que nous ! dit unc d’elles en remar- quant le calme sombre avec lcquel Chloe se tenait aupres de la cbarrette. — J’ai rentre mes larmes, dit la negresse; jc ne veux pas pleurcr devanl ce miserable. Elle dcsignait ainsi Haley, qui arrivait. — Montez , dit-il a Tom. Tom monta, et son maitre, prenanl dans la cbarrette de lourds anneaux de fer, les lui attaclia aux pieds. Un murmure d’indignation circula dans la foule, et madame Shelby cria du haut de son balcon : — Monsieur Haley, je vous assure que cette precaution est entierement inutile. — Je ne sais, madame ; j’ai perdu ici meme un esclave dc cinq cents dollars, et je ne veux plus courir de risques. — Pouvait-on attendre autre chose de cet liomme? dit la mere Chloe avec in- dignation, tandis que ses deux aines, qui comprenaient entin la dcstinee de leur pere, poussaient des cris lamcntables. — Je suis fache, dit Tom, que M. Georges soit absent. Le fds dc M. Shelby etait alle passer quelqucs jours dans une propriete voisinc, el il etait parti avant que le malheur de Tom eut ete rendu public. — Assurez M. Georges de mon affection, repeta le vieux noir. 70 LA CASE DU PURE TOM. Haley fouctta le cheval, et Tom s’eloigna en jelant tin regard douloureux sur sa famille et ses amis. M. Shelby n’etait pas a la maison. II avait vendu Tom pour s’affranchir de la puissance d’un honnne qu’il redoutait, et il s’etait senti tout d’abord soulage apres la conclusion du marche ; mais les remontrances dc sa femme et le desinteresse- ment de l’esclave avaient eveille ses remords. 11 avait beau se dire qu’il agissait suivant son droit, comme tout le monde, et que quelques proprietaires se com- portaient de meme sans avoir l’excuse de la necessite, il n’avait pu reussir a se reconcilier avec lui-meme. Pour n’etre pas temoin dc la prise de possession, il avait pretext des affaires, et s’etait eloigne, dans l’espoir que tout serait fini avanl son retour. Haley maintint son cheval au galop jusqu’a ce qu’il eut depasse les limites de la propriete. Apres avoir fait un mille environ sur la grande route, il s’arreta de- vant la boutique d’un marechal, ou il entra pour faire arranger une paire de me- nottes. — Elies sont trop petites pour un homme de sa taille, dit Haley en montrant Tom du doigt. — Alt ! grand Dieu ! s’ecria le forgeron , c’est l’intendant de M. Shelby ! Est-ce qu’il l’a vendu? — Sans doute, dit Haley. — Ma foi, jc ne l’aurais jamais cru. Mais vous n’avez pas besoin dc l’enchainer de la sorte ; c’est le meilleur, le plus fidele. . . — Fort bien , interrompit Haley ; mais les bons negres sont precisement ceux qui s’evadent le plus facilement. Les brutes se laissent mener ou l’on vent ; les homines d’intelligence, au contraire, detestent leur nouveau maitre, et le plus sur est de les enchainer. — Je concois, dit le marechal, que les negres du Kentucky ne se soucient pas d’etre transplants dans les plantations du Sud. 11 parait qu’ils y meurent comme des mouches. — Oui , repondit Haley, ils ont de la peine a s’acclimater, et il en meurt assez pour faire aller le commerce. — C’est bien dommage, reprit le marechal, d’envoyer un brave homme comme eelui-ci perir dans une sucrerie. — Il a des chances en sa faveur. J’ai promis de le bien traiter. Jc le placerai comme domestique dans quelque bonne famille, et, s’il supporte la fievre et le climat, il aura autant de bonheur qu’un negre peut en desirer. — Il laisse une femme et des enfants? — Oui, mais il en trouvera d’autres. On ne manque de femmes nulle part. Pendant cette conversation, Tom ctait assis tristement dans la charrette, a la porle de la boutique. Tout a coup il entendit derriere lui les pas d’un cheval, et avanl qu’il fut remis de sa surprise, le jeune Georges Shelby se jetait a son con. CHAPITRE X. 71 — Jc declare que e’est unc infamie! s’ecria-t-il avec energie; peu m’importc cc qu’on dira ; c’esl odieux! et si j’etais homme, cela lie se passerait pas ainsi! — Oh! monsieur Georges, vous me faites du bien! II m’etait penible de partir sans vous voir. Jc ne saurais dire quel bien vous me faites. Ici Tom fit un mouvement de pieds, et Georges apercut les chaines. — Quelle hontc! dit-il en levant les mains au ciel. 11 faut que j’assomme ce vieux scelerat ! — Contcncz-vous , monsieur Georges, et ne parlez pas si haut. Vous ne reus- siriez qua le mettre en colere. — Eh bien ! je me tairai a cause de vous ; mais quand j’y pense , e’est une horreur! On 11 c m’en a pas averti, on ne m’a pas envoye chercher, et sans un de vos amis, jc n’aurais rien su. J’ai mis toute la maison en revolution! — Jc crois quo vous avez cu tort, monsieur Georges. — Jc n’ai pu me relenir !... Mais, voyez, pere Tom, ajoula-t-il d’un ton mys- terieux en lournant le dos a la boutique, je vous ai apporte mon dollar! — Excellent coeur ! dit Tom avec emotion. — II faut que vous le prcnicz ! reprit Georges. Rcgardez ! J’ai dit a la mere Cliloe que je vous le donnerais. Ellc m’a conseille de fairc un Iron au milieu et d’y passer unc ficelle, pour que vous puissiez vous le pendre au cou. Vous le ca- elierez, car ce vil coquin vous loterait. En verite, Tom, il faut que je l’extermine, cela me fera du bien. — Non, monsieur Georges, cela ne me ferait pas de bien. — Allons, j’y renonce, par egard pour vous , reprit Georges en lui attachant le dollar au cou. Boutonnez votre habit, conservez bien cette piece, et, toutes les fois que vous la regarderez, souvenez-vous que je viendrai vous chcrchcr, et que jc vous ramenerai chcz nous. Je m’en suis explique avec la mere Cliloe; je lui ai dit de ne rien craindre. J’y veillerai, et si mon pere ne sc presse pas de s’employer pour vous, je le tourmenterai jusqu’a ce qu’il le fasse. — N’ayez pas ces projets a 1’egard de votre pere, monsieur Georges. — Mon Dicu, jc n’ai point de mauvaises intentions. — Tant mieux! reprit Tom. Comportcz-vous toujours bien; songez combien il y a de personnes dont le bonheur depend de vous ; ne vous eloignez jamais trop de votre mere; n’imitez pas ces jeunes gens qui oublient leurs meres au milieu de leurs folies. Souvenez-vous-en, monsieur Georges; il y a bcaucoup d’excel- lentes clioses que le Seigneur nous donne deux fois, mais il ne nous donne qu’une fois unc mere. Attachez-vous a la votre, et soyez sa consolation. Vous me le pro- mettez, n’est-ce pas? — * Oui, dit Georges d’un ton serieux. — Prenez bien garde a cc que vous direz, monsieur Georges! Les jeunes gens deviennent volontaires en grandissant, la nature le veut ainsi; mais quand ils sont bien eleves coimne vous, ils ne laissent jamais echapper de paroles con- 72 LA CASE 1)1 PE RE TOM. traires au respect quits doivent a leurs parents. Vous 11 c vous facliez pas de mes observations, monsieur Georges? — Non vraiment, pere Tom; vous me donnez toujours de bons conseils. Tom carcssa de sa main large et puissante la belle tete bouclee de l’enfant, et d ajouta d une voix aussi affectucuse que cclle d une femme : — Je suis plus vieux que vous, et jc comprcnds toutes vos obligations. Vous savez lire, vous avez de [’instruction , des privileges, et vous deviendrez un lioimne reinarquablc, qui sera l’lionncur de son temps et l orgueil de ses parents. Soyez bon maitre conmie votre pere, et ayez de la religion comme votre mere. — Jc me conformcrai a vos avis, pere Tom; mais ne vous decouragez pas; comme je l’ai dit ce matin a votre femme, jc vous ferai revenir chcz nous; je rebatirai votre maison, et vous aurez un salon avec un tapis quand je serai plus grand. Espcrez; vous aurez encore de beaux jours. Haley reparut a la porte avec les mcnottcs a la main. — Faites-y attention, monsieur, dit Georges en affectant unc grande su- periorite, j’instruirai mon pere et ma mere de la maniere dont vous traitez lc pere Tom. — Soyez le bienvenu! dit le marchand d’esclaves. — II me semble que vous devriez etre lionteux de passer votre vie a acheter des liommes, et a les enebainer comme des animaux. C’cst un bien vilain metier ! — Tant que l’on achetcra dcs liommes et des femmes, jc nc trouverai pas deshonorant de les vendre. — Je ne ferai ni l un ni 1’ autre lorsque j’aurai atteint ma majorite. J’etais fier autrefois d’etre du Kentucky, mais j’en rougis a present. A ccs mots, Georges se redressa sur son cheval et prit une altitude imposante. II scmblait que son opinion dut produire une sensalion profonde sur tous ses concitoyens. — Adieu, dit-il, pere Tom! bon courage! — Adieu, monsieur Georges! repondit Tom en le regardant avec admiration. Que le Tout-Puissant vous benisse! Ah! le Kentucky n’a pas beaucoup d’honnnes comme vous. Lc fils de M. Shelby s’eloigna. L’esclavc lc suivit des yeux et regarda du meme cole jusqu’a ce que le bruit des sabots du cheval se fut perdu dans lc lointain. C’etaient les derniers sons, la derniere vuc, qui lui rappelassent le foyer domes- tique ; mais il lui scmblait qu’il y avait sur son coour une place chaude a l’endroit ou les mains du genereux enfant avaient place le precicux dollar. Tom y porta la main et le serra contre sa poitrine. — Maintenant, ecoutez-moi, dit Haley en remontant dans la charrctte, ou il jeta les menotles : mon intention est de me bien comporler avec vous, comme avec tous mes negres ; mais, pour commcnccr, il faut agir convenablcment avec moi. Jc 11 c suis jamais dur envers mes esclaves; je m’efforce de les trailer le CHAPITRK XI. 7R mieux possible. Repondcz done a ma bienveillance par une bonne condnite , el n’essayez pas de me jouer des tours. Lcs negres font toutes sortes de farces; mais j’y suis habitue, ct elles sont inutiles avee moi. Lorsqu’ils se tiennent tranquilles, et qu’ils n’essayent pas de decamper, ils ont du bon temps avec moi ; dans le cas contraire, e’est leur faute, et non la mienne. Tom protesla qu’il ne songeait nullement a s’evadcr. Les reconnnandations de son maitre elaient assez superllucs, car elles s’adressaient a un homme qui avait les fers aux pieds ; mais Haley avait coutume d’entrer en relation avec sa mar- ebandise bumaine par des exhortations de cette nature. 11 croyait lui inspircr ainsi la confiance, ct prevenir des discussions desagreables. Nous prendrons un moment conge de Tom pour nous occuper des autres per- sonnages de notre histoirc. CHAPITRE ONZIEME. SORTIE DE LA PROPRIETE COXTRE LE P R 0 PR I ETA I RE. Vers la fin d’une soiree brumeuse, un voyageur s’arreta a la porte d’une au- berge du village de N. dans le Kentucky. 11 trouva reunie dans la salle com- mune une societe mclangee que l’inclemence du temps avait attiree vers ce lieu de refuge. De grands Kcntuckiens decharnes, vetus de blouses de chasse, s’etendaient sur dcs chaises avec la nonchalance particuliere a leur race. Des carabines, des poires a poudre, des carnassieres, elaient jetees pele-mele dans les coins, sous la garde de chiens de chasse. (Ja et la se roulaient de petits negres. De chaque cote du foyer s’etait assis un individu a longues jambes, la lete penebee en arriere, les pieds sur le manteau de la cheminee. II faut savoir que les habitues des tavernes de l’Ouest affectionnent cette position, qu’ils consi- dered comme favorable aux reflexions d’un ordre superieur. L’hote, place au comptoir, avait, comme la plupart de ses compatriotes, une haute taille, une mine joviale, des articulations souples, et une epaisse chevelure surmontee d’un grand chapeau. En general, les chapeaux, qu’ils fussent de castor, de soie, de paille ou de palmier, pouvaient servir a caracteriser ceux qui les portaient. Les jeunes gens d’humeur folatre et goguenarde les penchaient sur l’oreille, en les enfoncant a peine. Les hommes resolus, qui entendaient etre fibres de se coiffer a leur fan- taisie, les enfoncaient, au contraire, jusqu’aunez. Les hommes vifs, alertes, qui voulaient tout voir, les rejetaient en arriere. Les indifferents leur donnaient sans y prendre garde toutes les inclinaisons imaginables. Des negres, qui avaient des pantalons tres-larges et des chemises tres-etri- quees, circulaient de tous cotes, et manifestaient l’intention louable d’employer 10 74 LA CASE DU PERE TOM. ail benefice de leur patron on de ses botes tons les objets de la creation ; mais leur zele avait peu de rcsultats. Pour completer ce tableau, representez - vous un feu qui flambait joyeusement, une porte et des fenetres ouvertes, des rideaux qui flotlaient au gre d’une forte brise, et vous aurez une idee de la physionomie d’une taverne kcntuckienne. Ouelques savants ont pense que les instincts et les penchants se transmettaient hereditairement. L’habitant du Kentucky semblc en fournir la preuve. Ses ance- tres etaient de grands chasseurs , qui vivaient dans les hois, et qui dormaient sous la voute des cieux, a la clarte des etoiles. Digne de marcher sur lours traces, il s’etend sur des canapes comme sur Flicrbe ; il prend les maisons pour des camps, n’btc jamais son chapeau, met ses bottes crottees sur lc dossier des chaises , comme son pere les placait sur les troncs d’arbres des forets. 11 ouvre les portes et les croisees, etc comme hiver, afin d’avoir asscz d’air pour ses larges poumons. Il appelle lout lc mondc « etranger » avec une nonchalante bonhomie, et e’est cn somme la plus franche, la plus commode et la plus joviale des creatures vivantes. Lc voyageur qui cnlra dans la salle que nous avons decrite se nommait M. Wilson. C’ctait un homme d’un certain age, ramasse, proprement vetu , dont la figure ronde avait quelque chose de prevenant et d’ original. Il n’avait voulu confier a personne le soin de porter sa valise et son parapluie, et resista obstine- ment aux tentatives que les domestiques firent pour Ten debarrasser. Il promena a la ronde des yeux inquiets, se relira avec ses bagages dans le coin le plus chaud, les placa sous sa chaise, et regarda avec une certaine apprehension un maquignon dont les talons ornaient le manteau de la clieminee : cet homme era ehait a droite et a gauche avec une petulance bien faite pour effrayer un bourgeois susceptible et minutieux. — Vous allez bien, etranger? dit-il; et, en maniere de salve honorifique, il envoya dans la direction du nouveau venu le sue du tabac qu’il chiquait. — - Je l’espere, repondit M. Wilson en s’ecartant. — Quclles nouvelles ? — Je n’en connais pas. Le maquignon, s’armant d’un coutcau de cliasse, enleva un morceau d’une carotte de tabac qu’il tira de sa poche, et le presenta a l’etranger. — Cbiquez-vous ? lui dit-il du ton le plus fraternel. — Je vous remercie, repartit M. Wilson en reculant : cela me fait mal. — Tant pis, dit le maquignon; et il fourra le morceau de tabac dans sa bouche. S’etant apercu qu’a eliaque fois qu’il crachait, l’elrangcr faisait un mou- vement retrograde, il dirigea obligeamment son artillerie d’un autre cote. Un groupe s’etait forme autour d’une grande affiche. — Qu’est-ce que cela? demanda M. Wilson. — Une annoncc relative a un negre evade, lui repondit-on. CHAPITRE XI. 75 M. Wilson sc leva, ct, apres avoir serre sa valise et son parapluie, il posa scs lunettes sur son nez ; puis il lut cc qui suit : Unmulatre, nornme Georges, s’est enfui de l’habitation de M. Harris. Il est dc grande taille, d’un tcint presque blanc; il a les cbeveux bruns et frises natu- rellement. Il est tres-intelligcnt, s’exprime amerveille, sait lire et ecrire. Il ta- chcra probablcment de se faire passer pour un blanc. Il a de profondcs cicatrices sur lc dos et sur les epaulcs, sa main droite a etc marquee au feu de la lcllrc H. » On donnera quatre cents dollars a celui qui lc ramenera vivant, et la meme somme A. celui qui donnera la preuve qu’il a ete tue. r, M. Wilson lut cet avis d’un bout a l’autre a voix bassc, comme pour l’etudier. Le maquignon se leva, cambra ses longues jambes, et alia regarder l’affiche, sur laquclle il cracha audacieusemcnt. — Voila mon opinion la-dessus, dit-il laconiquement, ct il se rassit. — Pourquoi cela, etranger? demanda l’aubergistc. — J’en ferais autant au redacteur de cettc annonce, s’il ctait ici, reprit le ma- quignon. Un bomme qui possede un csclave aussi rcmarquable, et qui ne sait pas le mieux trailer, meritc dc le perdre. Dc pareilles annonces sont la bonte du Kentucky; voila mon avis, si quclqu’un desire lc savoir. — C’est evident, fit l’aubergistc. — Monsieur, reprit lc maquignon, j’ai des negres, et jc leur dis toujours : « Allez ou vous voudrez, jc nc me soucie pas dc courir apres vous; » c’est ainsi <1 ne jc les conserve. Persuadcz-leur qu’ils sont libres de s’enfuir quand ils cn auront envie, ct ils n’y songent pas. Bien plus, dans le cas ou je viendrais a passer l’arme a gauche, j’ai prepare pour cux des lcltrcs d’affranchissement ; ils lc savent, et me sont attaches jusqu’au dernier soupir. Jc les ai envoyes a Cin- cinnati pour y vendre des chevaux; ils m’en ont rapporte lc prix sans retard, et jc le concois. Qu’on les traitc comme des chicns, ils agissent et travaillent comme dcs chiens. Traitez-les comme des hommes, et vous aurez des homines a votre service. L’honnete maquignon, pour terminer sa harangue, cracha sur la grille du foyer avec une sorlc dc furcur. — Ami, dit AI. Wilson, je crois que vous avez raison. L’homme dont lc signa- lcment est donne dans cet avertissement est ccrtes tres-estimable. Il a travaillc plus dc six ans dans ma manufacture dc sacs, et e’etait mon meilleur ouvrier. 11 est ingenieux; la machine qu’il a inventee pour teiller le ebanvre est reellement admirable; elle est employee dans plusieurs fabriques, et son maitre en a pris le brevet. — - Le mulatre lui a fait gagner de l’argcnt ! s’ecria lc maquignon , et en recom- pense il Fa marque a la main droite! All ! si jc tenais cet infame proprietaire, je lui ferais dc lellcs marques qu’il les porterait toute sa vie ! — Ccs mulatrcs intelligents donnent toujours dc Fembarras, dit un individu LA CASK DU PERK TOM. 70 dc mauvaise mine, qui se tenait a l’autre extremite do la salle : voila pourquoi on est oblige de les marquer, ce qui n’arriverait pas s’ils se conduisaient bien. — C’est-a-dire , repartit sechcment lc maquignon, quc Dieu en a fait des hommes , et qu’on s’efforce dc les ravaler a l’etat de betes. — Les negres remarquables n’offrent aucun avantage a leurs maitres, reprit l’individu dc mauvaise mine : a quoi bon leurs talents , si l’on ne peut s’en servir soi-meme? Ils ne l’emploient que pour nous eclipser ou pour s’enfuir. Si j’avais des esclaves de ce genre, je les vendrais pour la Nouvelle-Orleans ; sinon, jc se- rais expose a les perdre tot ou tard. — Mieux vaudrait les tuer, dit le maquignon; leurs ames au moins seraient cntierement delivrees. La conversation fut interrompue par l’approche d’un boguey a un seul cheval. II en descendit un liomme d’une tournure elegante, qui entra dans la salle, suivi d’un domestique de couleur. Toute la compagnie l’examina avec l’attention que des oisifs, retcnus au logis par un temps pluvicux, accordent d’ordinaire a un nouveau venu. II etait de riche taille; il avait le tcint espagnol, les yeux noirs et expressifs, les cheveux d’un noir tres-fonce. Son nez aquilin, ses levres minces, les belles proportions de ses membres, impressionnerent la societe, qui ne douta pas qu’elle n’eut devant les yeux un personnage de distinction. II s’avanca d’un air d’aisance; indiqua a son domestique l’endroit ou il fallait placer sa malic, salua la compagnie, et, le chapeau a la main, s’avanca tranquillement vers le comptoir, ou il se presenta sous le nom de Butler, d’Oaklands, comte de Shelby. Se retournant ensuite avec indifference , il apercut l’avis et se mit a le lire. — Jim, dit-il a son valet, il me semble que nous avons vu a Bernon un indi- vidu dont le signalement etait a peu pres le meme. — En effet, monsieur, dit Jim; mais il n’avait pas de marque a la main. — Au reste, peu m’importc, reprit l’etranger; et se rapprochant de l’hote, il le pria de lui donner une chambre, et tons les objets necessaires pour ecrire. — - L’aubcrgiste s’empressa de lc satisfaire. Une douzaine de negres des deux sexes et de differents ages se mirent aussitot a courir comme une couvee de per- drix, sc pressant, se poussant, se marchant sur les talons, tant ils avaient hate de preparer une chambre a l’etranger. Celui-ci s’assit sur une chaise au milieu dc la salle, et entra en conversation avec son voisin. Depuis l’arrivee dc cet inconnu, le manufacturier Wilson 1’ avait contemple avec une avide curiosite. Il croyait lc reconnaitre, mais il lui etait impossible de se rappeler oil il l’avait vu. Il Fixait les yeux sur lui, mais il les baissait brusquement toutes les fois qu’il rencontrait ceux de l’etranger, qui paraissait etre exempt de toute preoccupation. Apres avoir observe le nouveau venu dans toutes ses allures, le manufacturier, saisi d’une idee subite, s’avanca vers lui d’un air d’inquietude et de stupefaction. — ■ Vous etes monsieur W ilson, dit l’inconnu d’un ton familier en tendant la IL S AVANCA D UN AIR D AISANCE CHAPITRE XI. 77 main. Je vous demande pardon, je ne vous avais pas remis tout d’abord. Je vois que vous vous souvenez de moi, Henri Butler, d’Oaklands, comte de Shelby. — Oui, oui, monsieur, dit Wilson comme un homme qui parle en reve. Au moment meme un negre vint annoncer que la chambre etait prete. — Jim, ayez soin des bagages, dit negligemment Butler ; puis, s’adressant a Wilson, il ajoula : Je desircrais vous entrctenir un instant dans ma chambre sur des affaires importantes. Wilson lc suivit machinalement ; et ils monterent dans une vaste chambre, ou pclillait un feu recemment allume, et que des serviteurs achevaient de ranger. Quand (out fut termine, lc pretendu Butler ferma resolument la porte, mitla clef dans sa poclie, et croisant les bras sur sa poitrine, il regarda en face le manu- facturer. — Georges ! s’ecria M. Wilson. — Oui , Georges , repondit le jeune homme. — Je ne l’aurais jamais cru ! — Je suis assez bicn deguise, ce me semble, reprit lc jeune homme en sou- riant. Avec une decoction de noix vertes, j’ai donne a mon teint jaune la couleur de cclui d’un Espagnol; j’ai noirci mes cheveux, et, comme vous voyez, je ne rcssemble pas a fesclavc que designc l’affiche. — 0 Georges ! vous jouez la un jeu hien dangereux, que je ne vous aurais pas conseille. — J’en assume la responsahilile, dit Georges avec un tier sourire. Nous remarquerons en passant que Georges etait de race blanche par son pere. Sa mere etait une de ces inlortunees que leur heaute personnelle condamne a ser- vir les passions du maitre, et a donner le jour a des enfants qui ne connaitront jamais leur pere. Il tenait d’une des plus orgueilleuses families du Kentucky de beaux traits europeens, une ame eleiee, un caractere indomptable. Il avail de sa mere un teint legerement jaunatre, amplement rachete par de magnifiques yeux noirs. En modifiant la nuance de sa peau et la couleur de ses cheveux, il s’etait metamorphose en Espagnol. La grace de ses mouvements, l’amenite de ses ma- nures, qui lui etaient parfaitement naturelles, l’avaient aide a remplir avec suc- ces la partie scabreuse de son role, cellc de gentleman voyageant avec son do- mestique. M. Wilson avait un coeur d’or ; mais il s’alarmait facilement, et sa prudence allait a l’exces. Bouleverse par F apparition inattendue de son ancien employe, il parcourait la chambre a grands pas , partage entre lc desir d’obliger Georges et la vellcite de faire observer les lois et de maintenir l’ordre public. En se promenant de long en large , il s’exprima en ces termes : — Eh bien ! Georges, je suppose que vous vous etes evade, que vous avez quitte votre maitre legitime. Je ne m’en etonne nullement ; mais en meme temps j’en suis fachc Oui, decidement, je dois vous le dire — j’en suis excessive- ment fache. 78 LA CASK DU PERK TOM. — Dc quoi etcs-vous fachc, monsieur ? (lit Georges avec ealme. — Mais. . . de vous voir vous mettre en opposition avec les lois de votre pays. — Mon pays ! (lit Georges avec amertume : jc n’ai d’autre pays que la tombe, ct jc voudrais y etre deja. — Ah ! Georges, ce langage est inconvcnant, contraire a l’Ecriture sainte. Vo- tre maitre s’est tres-mal conduit ; je ne chercherai pas a le defendre ; mais vous savez que l’Ange a commande a Agar de retourner aupres de sa maitresse, et que 1’Apotre a renvoye Onesime a son maitre. — Ne me citcz pas la Bible mal a propos, monsieur Wilson, (lit Georges avec impatience; je suis aussi chretien que vous, mais je ne suis guerc d’humeur a entendre en ce moment des sermons tires de la Bible. J’en appelle a Dicu tout- puissant, je suis pret a plaider ma cause devant lui, et a lui demander si j’ai tort de vouloir la liberte ! — Ces sentiments sont naturels, reprit M. Wilson en se mouchant ; mais il est dc mon devoir dc ne pas les encourager en vous. Oui, mon enfant, je suis facbe de votre situation, elle est mauvaise, tr^s-mauvaise. L’Apotre dit : « Nous devons rester dans la condition a laquelle nous sommes appeles. » Il faut nous soumettre aux indications de la Providence; est-ce que vous ne le savez pas? Georges restait la tete penebee en arriere, les bras serres contre sa poitrine, ct un sourire ironique effleurait ses levres. — Monsieur Wilson, dit— il , si les Indiens vous faisaient prisonnier, s’ils vous separaient de votre femme et de vos enfants, s’ils voulaient vous garder toute votre vie a cultiver la terre, croiriez-vous devoir rester dans la condition a la- quclle vous sericz appele ? Il me semble plutot que le premier cheval qui vous tomberait sous la main serait regarde par vous cormne une indication dc la Pro- vidence. Le vieillard fut frappe de ce raisonnement. Il sc distinguait de la plupart des logiciens en ce qu’il avait le bon esprit de ne ricn dire quand il n’y avait rien a dire. Il se contenta dc promener la main sur son parapluie, dont il rabattit les plis avec soin. — Vous savez, reprit-il en meme temps, que j’ai toujours ete votre ami, et que je n’ai jamais eu en vue que votre bien. Or il me semble que vous courez un danger terrible, auquel vous n’echapperez pas. Si vous etes pris, vous serez plus malheureux que jamais ; on vous accablcra de mauvais traitements ; on vous tuera plus d’a moitie, et on finira par vous vendre en aval du Mississipi. — Monsieur Wilson, je sais a quoi jc m’expose, mais j’ai pris mes precautions. Et entr’ouvrant son pardcssus , Georges laissa voir un coutelas et une paire dc pistolcts. — Voila dc quoi rccevoir mes agresscurs, ajouta-t-il; jc n’irai jamais dans les Klats du Sud. Si Ton voulait in’y contraindre, je saurais m’assurcr six pieds de terre libre , que je possederais dans le Kentucky pour la premiere et la dcr- nierc fois. Paris. Typographic Plon frores, rue La conversation fat interrompue par un brouhaha, et le commissaire-priseur, petit hommc trapu a l’air important et affaire, se fraya un passage a travers la foule. La vieillc poussa un soupir, et appela inslinctivement son fils. — Albert, tenez-vous pres de moi, on nous adjugera ensemble. — All! maman, j’ai pcur que non ! — Ils lc doivent, mon enfant; je ne saurais vivre sils n’y consentent pas, dit la vieillc avec vehemence. Le commissaire-priseur annonca d’une voix de stentor qu’on allait proceder a la vente de plusieurs negres, par lots ou separement, a la volonte des acquereurs. Les encheres commencerent. Les negres compris dans la liste furent adjuges a des prix eleves, qui prouvaient que l’offre nc repondait pas encore a la demande. Haley en cut deux pour sa part. — Allons, mon gars, dit le commissaire-priseur en frappant Albert d’un leger coup de son marteau, debout! et montrez votre souplesse. — Mettez-nous ensemble, monsieur, ensemble, s’il vous plait! dit la vieille en s’accrochant a Fenfant. — Au large ! repondit le commissaire-priseur; vous venez la derniere. Allons, enfant, sautez ! II poussa en arriere la vieille mere, et en avant le fils, qui se retourna un moment au bruit des sanglots maternels, et s’avanca ensuite au milieu du cercle. Sa belle figure, ses proportions exactes, ses membres agiles, excitercnt aussitot la concurrence, et plusieurs encheres parvinrent en meme temps aux oreilles du commissaire-priseur. Presque effraye par toutes les voix qui se croisaient, Albert promenait autour de lui des regards inquiets. II fut adjuge a Haley, que la vieille, tremblante , se mit a implorer a mains jointes. — Achetez-moi aussi, monsieur, au nom de notre cher bon Dieu! aclielez- moi; sinon, j’en mourrai ! — Vous auriez plus de chances de mourir si je vous acbetais... Non!... On expedia sommairement les encheres de la pauvre vieille. L’homme qui avait consulte Haley, et qui ne semblait pas depourvu de compassion, l’acheta pour une bagatelle, et les assistants se disperserent. Les victimes de la vente, qui vivaient ensemble depuis plusieurs annees, se reunirent autour de la vieille, dont le des- espoir faisait peine a voir. — Ne pouvail-on m’en laisser un? On m’ avait promis de m’en laisser un! re- petait-elle avec un son de voix dechirant. — Ayez foi dans le Seigneur, mere Agar, dit le plus age des noirs. — Quel bien ca me fera-t-il ? — Consolez-vous , maman ; on dit que vous avez un bon maitre. — Je n’y tiens pas ; peu m’importe. 0 Albert ! vous etiez mon dernier enfant ! Comment vivre sans vous ? — Esl-ce qu’on ne peut emmener cette femme ? dit secliement Haley ; ca ne lui sert a rien de crier comme ca. LE COM.MISSAIRE-PRISEl'R ANNONCA Qu’o.\' ALLAIT PROCEDER A LA VENTE. CHAPITKE XII. 87 Quelqucs-uns des assistants, moilie par persuasion, moitie par force, firentla- chcr prise a la vieillc, qui retenait toujours Albert, et chercherent a la consoler, tout en la conduisant a la charrctte de son nouveau maitre. — Marchons ! dit Haley ; et reunissant ses trois acquisitions, il mit a chacune delies des menottes, quil altacha a une longue chaine ; puis il chassa devantlui son betail humain jusqu’a la prison. Au bout de quelques jours, Haley s’cmbarqua sur l'Ohio avec les premieres recrues de sa troupe. Il devait, chemin faisant, en recueillir d 1 autre s , dont il s’etait assure la propriete par lui-meme ou par ses agents, et qui l’attendaient a divcrses escales. La Belle-Riviere ; un des plus beaux bateaux qui eussent jamais sillonne les eaux de, l’Ohio , dcscendait gaiement ce flcuve sous un ciel eclatant; les raies et les ctoiles du drapeau americain flottaient a l’avant; le pout etait couvcrt de belles dames, d’elegants cavaliers qui jouissaient d’une belle journec. Tout etait riant, anime, plein de vie ; mais dans la cale gemissait la troupe d’Haley, arrimee avec les autres marebandises ; les membres qui la composaicnt etaient groupes ensem- ble et se parlaient a voix basse. — Enfants, leur cria Haley, j’espere que vous vous maintenez en belle humeur; point de maussaderie, s’il vous plait; relevez la tete ; conduisez-vous bien avec moi , et je me conduirai bien avec vous. Suivant la coutume invariable des noirs, les esclaves repondirent : — Oui, monsieur. Mais on etait oblige de reconnaitre que leur belle humeur n’avait rien de tres-evident. Ils avaient certains prejuges en faveur de leurs femmes, de leurs meres, de leurs enfants, qu’ils avaient vus pour la derniere fois, et la gaicle qu’on exigeait d eux se produisait assez difficilement. L’ article catalogue sous la rubrique de « John, age de trente ans, » posa ses mains enchainees sur les genoux de Tom, et lui dit : — JTavais une femme, et elle ne sait rien de mon sort, la pauvre creature ! — Ou demeure-t-ellc ? dit Tom. — Dans une auberge a quelques milles d’ici ; jc voudrais bien la revoir encore en ce monde. Pauvre John ! ce veeu etait naturel, et les larmes coulerent aussi naturellement sur ses joucs que si c’eut ete un blanc. Un long soupir s’echappa de la poitrinc oppressec de Tom, qm essaya taut bien que mal de consoler son compagnon. Au-dessus de leurs tetes, dans la cabine, etaient assis d’heureux couples, au- tour desquels gambadaient des enfants joyeux coinmc des papillons. — Maman, dit un enfant qui venait de faire une excursion dans la cale, il y a a bord un mareband de negres avec cinq ou six esclaves. — Les malbeureux ! dit la mere d’un ton de douleur et d’indignation. — De quoi s’agit-il? demanda une autre dame. — D’esclaves qui sont en bas. — Et ils out des ebaines, ajouta f enfant* 88 LA CASE I)U PE RE TOM. — Quelle honlc pour notre pays qu’on y voie de pareils spectacles ! dit une troisieme dame. — Oh ! s’ecria une quatrieme , qui cousait a la porte dc sa chambre entre ses deux enfants, il y a du pour et du contre. J’ai voyage dans le Midi, et je erois franchement que les negres sont plus heureux que s’ils etaient libres. — Quelques-uns jouissent du bien-etre materiel, je ne le contcste pas, repritla premiere dame ; ce qu’il y a dc plus revoltant dans l’esclavage, e’est qu’il outrage les plus saintes affections ; cest qu’il separe les families. — C est facheux, sans doute, repondit la quatrieme dame en examinant l’effet dune robe d’enfant quelle venait de terminer ; mais ccla n’ arrive pas souvent. — Cela se voit tous les jours ! s’ecria la premiere dame. J’ai passe plusieurs annees dans le Kentucky et la Virginie, et j’ai ele temoin de miseres qui font saigner le coeur. Supposez, madame, qu’on vous enleve vos deux enfants pour les vendre. — Nous nc pouvons juger par nos propres sentiments de ceux des gens de cette classe. — Vous ne les connaissez pas, madame, repartit la premiere dame avec cha- leur. J’ai ete elevee au milieu d’eux, et je sais qu’ils ont des sentiments aussi vifs, peut-etre meme plus vifs que les notres. — Vraiment ! s’ecria la quatrieme dame ; puis clle bailla, regarda par la fenetre de la cabine, et termina commc elle avait commence, en disant : — Apres tout, je crois que les negres sont plus heureux que s’ils etaient lihres. Un grave ecclesiastique en habit noir, qui etait assis pres de la porte de la ca- bine, glissa un mot dans la conversation. — Indubitablement , dit-il, l’intention de la Providence est que la race africaine soit en servitude : « Que Chanaan soit maudit ! qu’il soit a l’egard de ses freres l’esclavc des esclaves ! Que Dieu multi- plie la posterite de Japhet, et qu’il habile dans les tentes de Sem, et que Chanaan soit son esclave ! » — Etranger, dit un liomme de grande taille, interprelez-vous le texte dans son veritable sens ? — Assurcmcnt. Il a plu a la Providence , pour quelqucs motifs impenetrables, de condamner cette race a la servitude, il y a dcs siecles, et nous ne devons pas nous opposer a ses decrets. — En ce cas, reprit l’liomme dc grande ladle, j’irai de l’avant, et j’acheterai des negres, puisque e’est la volonte du ciel, auquel il faut oheir. Les negres sont fails pour elrc vendus, troques, opprimes : voila une manicre de voir rassurante ! N’csl-ce pas votre avis , etranger ? Ces mots s’adressaicnt a Haley, qui, les mains dans ses poches, appuye contre le poelc , pretait une orcille attentive a l’entretien. — Je n’y ai jamais rcflechi, repondit Haley; je n’ai pas d’instruction ; j’ai cm- brasse la profession dc marchand d’esclaves pour avoir des moyens d’cxistence. Si j ai eu tort, j’aurai soin de m en repentir a propos. j’AVAIS UNE FEMME, ET ELLE NE SAIT KIEN DE MON SORT. CHAPITRE XII. 89 — A quoi bon? reprit l’homme de grande taille; n’avez-vous pas enlendu ce qoe dit l’Ecriture? Voyez combien il est utile de la connaitre! Si vous aviez eludie voire Bible, cornme ce brave ministre, vous seriez depuis longtemps de- barrasse de tout scrupule, et vous vous seriez epargne bien des inquietudes. Vous n’auriez cu qua dire : Maudit soit. .. le nom m’echappe; et vous auriez continue votre commerce avec vine tranquillite parfaite. Cclui qui s’enoncait ainsi etait John lc maquignon, que nous avons deja pre- sente a nos Icctcurs dans l’auberge du Kentucky. Sa longue face anguleuse rayonna d un sourire ironique, et il se mit a fumer. Un jeunc homme frele et maigre, dont les traits exprimaient autant de sensi- bilite que d’intelligence , prit la parole et dit : — Ilya dans FEcriture un autre passage : « Ne faitcs pas aux autrcs ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit. » N’est-ce pas aussi concluant que la malediction de Chanaan ? — Cela nous semble tel, a nous autres pauvres gens, dit John en fumant com me un volcan. Ce jeunc homme le considera, et allait ajouter quelque chose, quand le bateau s’arreta. Toute la compagnie selanca sur le pout pour savoir ou Fon arrivait. Aussitot qu’on eut jetc la planclie, une negresse traversa la foule, dcscendit pre- cipitamment a fond de calc, et sc jeta au cou de Fesclave designe sous la rubrique de « John , age de trente ans. » C’efait sa femme; mais pourquoi raconter leur entrevue? 11 y a tons les jours des exemples de miseres scmblablcs, de faibles separes les uns des autres et reduits au desespoir pour lc plus grand avantagc des forts. Il n’est necessaire de les redire ni pour les hommes, ni pour Celui qui n’est jamais sourd aux plaintes des mal- hcurcux, quoiqu’il ne le manifesle pas toujours. Le jeunc homme qui avail plaidc la cause de l’humanite contemplait cette scene h*s bras croises. — Mon ami, dit-il a Haley, comment pouvez-vous, comment osez-vous exerccr un metier pareil? Regardez ces deux infortunes! Je me rejouis en mon coeur d’aller retronver cliez moi ma femme et mon enfant; et la meme cloche dont le signal me rapproehcra d’eux va sonner pour cette femme et cet homme l’instant d’une separation etcrnclle. Soyez-en convaincu, Dieu vous jugera! Le marchand d’esclaves s’eloigna en silence. — Dites done! lui cria le maquignon, il parait que tout le monde n’est pas du meme avis. Cet etranger ne semble pas grand partisan de la malediction de. .. le nom m’echappe. Haley Fit entendre un grognement sourd. — Et il n’en est pas moins estimable, ajouta John le maquignon; puisse sa prediction ne pas se realiser quand vous serez cite devant le $rand tribunal! Haley s’en alia en reflechissant a l’autrc bout du bateau. — Si je me defais avantageusement de trois ou quatre troupes, pensait-il, je quitterai le metier; il a vraiment ses dangers. 12 90 LA CASE I)l T PERE TOM. Puis il prit son portefeuillc ct se rail a repasser ses comptes; procede employe par bien d’autres pecheurs que lui comme specifique conlre les rcmords. Le bateau s’eloigna majestucuscment du rivage; les liommes recommencerent a causer, a lire, a fumer ; les femmes a coudre, les enfants a jouer, et le steamer poursuivit sa route. Ln jour il s’arreta devant une petite ville du Kentucky, et Haley debarqua pour affaires. Tom, quoiqu’il eut les fers aux pieds, avail la faculte dc prendre de temps en temps fair sur le pont. Il s’approcha du bord du bateau, et regarda sans but par- dcssus le parapet. Il vit le marchand revenir a grands pas, en compagnie d une femme de couleur qui portait un jeune enfant dans ses bras. Elle elait proprement vetuc, et un homme de couleur la suivait, une petite malle a la main. La femme avait fair gai; elle babillait avec son compagnon, et passa d’un pied leger sur la pianclie. La cloche sonna, la vapeur siftla, la machine mugit, et le bateau des- cends la riviere. La femme s’installa a lavant, au milieu des bagages, et s’occupa de folatrer avec son tils. Haley fit quelques tours sur le pont, vint s’asseoir aupres d'ello, et lui parla a voix basse. Tom remarqua qu’un nuage sombre passait sur les traits de la femme, qui repondit avec emportement : - — ■ Jc ne le crois pas ! je ne le crois pas ! Vous vous jouez de moi ! — Si vous ne le croyez pas, regardez ce papier, dit le marchand d’esclaves ; cest le contrat de votre vente, signe du nom de voire maitre; je vous ai payee en especes bien sonnantes, je vous le garantis. — Mon maitre ne m’aurait pas trompee ainsi ; cest impossible ! reprit la femme avec une agitation toujours croissante. — Puisque vous doutez encore , puisque vous ne vous en rapportez pas a mon temoignage, vous pouvez interroger le premier venu... Hola! monsieur, ayez la complaisance de me lire cet acte. — C est, dit le voyageur interpelle, un contrat de vente, dont le signalaire, John Fosdick, vous ahandonne la fille Lucie et son enfant. L'acte est en bonne forme, a ce qu’il me scmble. Les exclamations de la femme attirerent la foule antour d’ellc, et le marchand d’csclavcs expliqua brievement les motifs de son agitation. — Il m’a dit que j’allais a Louisville pour servir comme cuisiniere dans l’au- herge ou mon mari travaillc. Voila ce que mon maitre m’a ditlui-meme, ct je ne puis me persuader qu’il a menti. — Mais il vous a vendue, ma brave femme, il n’y a pas a en douter, dit un homme a physionomie bienveillante , apres avoir examine les papiers. — C’est inutile de parler, reprit la femme s’apaisant tout a coup; et, devenue CHAPITRE XII. 91 ciilmc cn apparcnce, ellc tourna le dos aux curieux. Elle s’assit sur un coffee, son enfant entre ses bras, cl fixa des regards monies sur la riviere. — EUc se tranquillise , dit le marchand d’esclaves, elle prend son mal en patience. La femme nc bougca pas ; le souffle bicnfaisant dc la brise vint rafraichir sa tele. Ellc vit lcs dcrnicrs feux du soleil tracer dcs sillons d’or sur les eaux ; elle cntcndit des rires joyeux; mals son cceur etait comme ecrase sous une pierre. Son enfant se dressa sur son sein, ct lui caressa les joues; il sautait, se renver- sait en arrierc, begayait des mots inintelligibles ; on aurait dit qu’il avait resolu de la consoler. 11 semblait etonne de sentir dcs larmes tomber une a une sur son visage. Son petit babil, ses graces naives finirent par derider sa mere, qui oublia un moment ses pcincs cn lui prodiguant des soins. Cct enfant n avait pas onze mois; mais il etait, pour son age, d une force et d une faille extraordinaircs ; il 11 c restait pas un seul instant en repos; il fallait que sa mere s’occupat sans cesse de le retenir et de reprimer sa petulance. — Voila un beau garcon ! dit un homme qui s’arreta brusquement devant lui les mains dans ses pochcs ; quel age a-t-il? — Dix mois et demi, dit la mere. L’bomme appela le bambin, et lui offrit un morceau de sucre candi dont celui- ci sempara, et qu’il cut bien vitc mis dans le garde-manger ordinaire des en- fants, e’est-a-dire dans sa bouchc. — Quel petit gaillard! dit l’homme; et il s’cloigna en sifflant. Quand il fut a I’autre bout du bateau, il passa devant Haley, qui fumait perche sur une pile de colis. — Etranger, vous avez fait h\ une assez bonne acquisition, lui dit rhomme en tirant une rneche de sa poclie pour allumer un cigare. — Je m’en flatte, repondit Haley. — Vous l’emmenez a la Nouvelle-Orleans? Haley tit un signe affirmatif, et suivit des yeux les ondulations dc sa fumee. — Ellc est destinee a une plantation? — Oui, dit Haley. Je suis charge de faire des emplettes pour une plantation, el je pourrai l’y eolloquer. On m’a assure qu’elle etait bonne cuisiniere; elle peut servir en cette qualite, ou eplucher du colon : ses doigts sont propres a cette sortc de travail, je les ai examines. En tout cas, je la vendrai bien. Et Haley reprit son cigare. — On n’aura pas besoin de l’enfant dans une plantation, dit l’homme. — Je le vendrai a la premiere occasion, repondit Haley. Et il alluma un second cigare. — Vous le vendrez bon marclie, dit rhomme en monfant sur la pile de caisses, ou il s’elablit commodement. — Je lie crois pas; c’est un joli sujet, droit comme un jonc, gras, vigoureux, des chairs durcs coniine de la brique ! D2 LA CASK DU PERK TOM. — C’csl vrai ; mais que tie tracas el de depenses pour 1’elever ! — Bah! bah! reprit Haley : il s’elevera aussi aisement qu’un roquet. D’ici a un mois , ou le verra courir partout. — J’ai une propriety a laquellc je donne quelque extension, et ou il Iron- verait sa place. Ma cuisinierc a perdu un enfant la seinaine derniere; il s’est noye dans le cuvier pendant quelle etcndait du linge. On ne ferait pas inal dc lui dormer celui-ci a elever. Haley et 1’ etranger fumerent un moment en silence. Aucun d’eux ne semblait dispose «k aborder franchement la question. Enfin le dernier s’executa : — Puisque votre intention est de vous dcfaire de ce bambin , vous ne comptez pas le vendre plus de dix dollars? Haley secoua la tcte et cracha d’un air dedaigneux. — Allons done ! dit-il ; et il se remit a fumer. — Eh bien! etranger, qu’en demandez-vous? — Je pourrais 1’elever moi-meme ou le faire elever; il a bonne mine, il est plein de sanlc, et j’en trouverais cent dollars ; dans six mois an plus tard, je le vendrais deux cents sur tous les marches : ainsi, presentement , je n’en accep- terai pas moins de cinquante dollars. — 0 etranger! s’ecria l’homme, e’est completement ridicule. — Je n’en rabattrai pas un centime. — Je vous en offre trente dollars , mais pas une obolc de plus. - — Entrons en arrangement, reprit Haley : coupons le differend par la moitie, et donnez-moi quarante-cinq dollars; e’est tout ce que je puis faire. — (Ja va ! dit 1’homme apres un moment de reflexion. — Tope! repartit Haley; ou debarquez-vous ? — A Louisville. — Fort bien; nous y arriverons a la brune. Le petit dormira, e’est amerveille. Emmenez-le tranquillement , en prenant garde de le faire crier. J’aime a prendre les gens par la douceur; je hais le bruit, le scandale, les emotions fortes. Quelques instants apres, des billets passaient dc la poche de l’acquereur dans cclle du mareband d’esclaves , qui se remit a fumer. La soiree etait belle et paisible quand le bateau s’arreta au quai de Louisville. L’enfant dormait profondement dans les bras de sa mere. Des qu’ ellc entendit nommer la ville, ellc le deposa entre deux caisses comme dans un berceau, en ayant soin de placer sous lui son manteau. Elle courut ensuite se placer pres du garde-fou , et chercha des yeux son mari parmi les nombreux garcons d’hotel qui cncombraient le quai. Elle se pcncha en avant, et toute son attention fut absorbee par la contemplation des groupes qu’on distinguait sur le rivage a la vague clarte du crepuscule. — Voila le moment ! dit Haley prenant l'enfanl endormi et le presentant a l’etranger : ne le reveillez pas ! ca ferait line affaire du diabie ! L’bomme emporta sa proie, el se perdil dans la foule. CHAIM T R E XII. 93 Lorsquc lc bateau cut quitte la rive avec ses grondemenls accoutumes, Lucie retourna a sa place. — Ou cst-il? ou cst-il?... s’ecria-t-elle avec egarement. — Lucie, (lit le marchand d’csclaves, votre enfant est parti ; autant vaut quc vous le sachiez tout de suite. Jc savais que vous ne pouviez l’emmcner dans lc Sud, et j’ai saisi l’occasion de le vendre a une riche famille, qui l’elevera mieux que vous n’auriez pu le faire. Le marchand d’esclavcs etait arrive a cet etat de perfection chretienne et po- litique quc rccomrnandent certains predicaleurs : il avail triomphe de toutes les faiblesses humaines. Le regard de desespoir que Lucie jeta sur lui aurait trouble un homme moms experimcnte; mais il avait le cceur rcvetu d’une triple cuirasse. Il avait vu cent fois un pareil regard. Les mortclles angoisses qui bouleversaient le visage sombre de la malheurcuse mere, sa respiration haletante, ses mains erispees, il les considerait comme (les incidents necessaires du commerce. Il ap- prebendait seulement quelle se mit a pousser des cris et a provoquer une emeutc a bord; mais Lucie resta muettc, lc coup lui avait passe trop droit a travers le cccur pour quelle cut la force de jeter un cri, de verser une larme. Frappce de vertigo, cllc demeurait immobile. Ses mains inanimees pendaient le long de son corps ; ses yeux etaient fixes, mais clle ne voyait rien. Les gemis- scinents de la machine, lc mouvement des voyageurs, le bruit de leurs conver- sations , arrivaicnt a ses oreilles comme des sons vagues crees par un reve. Son emotion etait trop profonde, trop recllc pour se traduire par des signcs exterieurs. Ellc etait calmc. Lc marchand d’esclavcs se crut oblige de remplir le role de consolateur. — Lucie, dit-il, je sais que cette perte est cruelle pour vous ; mais vous avez du bon sens, et vous ne vous laisserez pas abattre. C’etait necessaire, inevitable. — Oh! monsieur, de grace!... rcpondit-clle d’une voix etouffee. 11 persista. — Vous avez des qualites, Lucie : je suis bien dispose en votre faveur; je vous placerai avantageusement ; vous trouverez un autre epoux, car une fille comme vous. . . — Ah ! monsieur, si seulement vous vouliez ne pas me parler ! dit Lucie. Il y avait tant de doulcur, tant d’energie dans ces accents, que le marchand d’esclaves comprit que la maladie resisterait a ses moyens curatifs. Il s’eloigna ; Lucie lui tourna lc dos et se caclia la tete dans son manteau* Haley se promcna de long en large, s’arretant par intervalles pour la regarder. — Elle a de la peine, se dit-il ; pourtant elle est tranquillc. Quand ellc aura pleure un peu, elle reviendra a la raison. Tom avait tout observe ; il trouvait infame la conduite de Haley; car c’etait un pauvre noir ignorant qui n’avait pas appris a generaliser, a etendre la sphere des idces, a sacrifier tout a de grandes vues. S’il cut ecoute les instructions de quelques ministrcs du culte, il n’aurait point ete choque de cet episode d’un 9 4 LA CASE I)U PURE TOM. commerce qui, suivant le docleur Joel Parker, dc Philadelphie, n’entraine que dcs maux inseparables de toules relalions socialcs. Mais Tom n’avait point d’in- slruclion ; il navait jamais lu que le Nouveau Testament, et l’impression qu’il ressentait n’etait point neutralisee par de liautes considerations. II deplorait les tortures dc celle pauvre femme, qui courbait la tete comme une plante fletrie. II comprenait la misere de cetle creature humaine , que les lois confondaient froi- dement avec les paquets, les caisses et les ballots sur lesquels elle etait assise. Tom se rapprocha, et voulut lui parler ; elle ne repondit que par des gemis- sements. II l’entretint des cieux, d’un Dieu misericordieux, d un refuge eternel ; mais Uaffligee etait sourde ; son coeur paralyse battait a peine. La nuit vint, pure, belle, etincelante d’innombrables etoiles qui ressemblaient a des yeux d’anges abaisses vers la terre ; mais elle etait silencieuse, et de ce lirmament splendide ne descendait aucune parole de consolation. Les bruits s’eteignirent graduellement a bord de la Belle-Riviere. Tous les voyageurs s’endormirent. Tom s’etendit sur un coffre, et avant de s’abandonner au sommeil il entendit par intervalles les sanglots etouffes de Lucie. « Oh ! que fairc ? disait-elle; onion Dieu, Seigneur, assistez-moi ! » Vers le milieu de la nuit, Tom fut reveille en sursaut. Quelque chose de noir passa rapidement devant lui, et il entendit un clapotement dans l’eau. Il leva la tete : Lucie avait disparu ; il la chercha vainement autour de lui. Elle avait trouve le terme de ses maux, et la riviere qui Favait engloutie coulait avec autant de calme et de limpidite qu’auparavant. Patience ! patience ! vous que revollent de pareilles scenes : pas un soupir, pas une larme dcs opprimes ne sont oublies par le divin consolateur. 11 les recueille dans son sein , et il en tient compte. Supportez la douleur avec la resignation dont il vous a donne Fexemple; car, aussi certainemcnt qu’il est Dieu, lheure de la redemption viendra ! Haley se reveilla de bonne heurc, et vint donner le coup d’oeil du maitre a sa marchandise vivante. Ce fut a son tour d’avoir Fair inquiet et trouble. — Oil est cette fille? dil-il a Tom. Tom eonnaissait l’utilite de la discretion ; il ne crut pas devoir faire part au marchand de ses observations, et repondit simplement : — Jc n’en sais rien. — Il est impossible qu’ellc soil descendue cetle nuit a l’une des escales. J’etais debout et sur le qui-vive toutes les fois que le bateau s’arretait. C’est une surveil- lance dont je me charge toujours en personne. Le ton de ce discours etait fait pour provoquer la confiance de Tom ; mais il n’y repondit pas. Le marchand d’esclavcs fouilla le bateau de l’avant a Farriere, au milieu des ballots, dcs coffres, des lonncaux, autour dc la machine pres des cheminecs. Apres une recherche infructueusc, il vint rctrouver Tom. — Voyons, lui dit-il, soyez franc : vous savez quelque chose. Ne me soutc- nez pas le conlraire ; vous pouvez me fournir dcs renseignements. J’ai vu Lucie CHAP IT RE XIII. a dix heurcs ; je l’ai revue a minuit, a une heure. A quatre heures elle n’etait plus a sa place ; et, pendant ce lernps, vous n’avez pas quittc la votre. Vous sa- vez quelque chose, e’est incontestable. — Eh bicn ! monsieur, vers le matin une figure noire a passe pres de moi ; j’ai ouvert a moitie les yeux, et j’ai entendu le bruit d’un corps qui tombail a Feau. Je me suis reveille, et la fille n’y etait plus. Voila lout ce que je sais. Le marchand d’esclaves ne fut ni trouble ni etonne ; il etait familiarise avec tant dc catastrophes dont nous avons a peine l’idee ! La presence de la mort ellc-meme ne lui causait aucune emotion solennelle. Dans le cours de ses pere- grinations commercialcs, il avait vu maintes fois la mort ; il ne la regardait que coniine une visiteuse exigeante , qui le genait souvent mal a propos dans ses ope- rations. Ne voyant cn Lucie qu’un cobs, il se disait qu’il avait du guignon, et que si ce train-la continuait, il ne tirerait pas un centime de sa cargaison. C’etait un homme decidcment malheureux, et d’autant plus a plaindre que Lucie avait passe dans un pays qui ne rend jamais les fugitifs, quelles que soient les reclamations. Le negociant desespere prit done son livre de comptes, et inscrivit Fame et le corps absents a la eolonne dcs pertes. CHAPITRE TREIZIEME. LES QUAKERS. Une scene paisible soffre maintenant a nos regards. Nous enlrons dans une vaste cuisine, dont les murs sont proprement peints, et dont le carrelage en bri- ques jaunes n’a pas un atome dc poussiere. Le fourneau, d’une fonte noire et lustree, esl entretenu avec un soin minutieux. La vaisselle d’etain, rangee sur de hauts dressoirs, excite l’appetit en eveillant dans l’imagination mille pensees gas- tronomiques. Les chaises de hois sont antiques , mais solides et luisantes de pro- prete. Une d’clles est a bascule, flanquee de grands bras qui semblent offrir Fbospitalite, et garnie de moclleux coussins. Une femme y est assise, et tient les yeux baisses sur un ouvrage de couture : e’est notre ancienne amie Elisa. Oui, cost bien elle, a la verite plus pale et plus maigre que chez M. Shelby. Une dou- leur latente a plus fortement accenlue les contours de sa bouche et bruni les om- bres de ses longs cils noirs ; mais le chagrin lui a donne en meme temps plus d’energie et de maturite. Quand elle leve ses grands yeux pour suivre les ebats de son petit Henri, qui se joue sur le plancher commc un papillon des tropiques, on y voit une fermete et une resolution quelle n avait pas connues dans ses jours de bonheur. Aupres delle esl une femme, qui, tenant sur ses genoux un plat detain, y LA CASE DU PERE TOM. 9C> dispose symetriquement des peches seches. Elle peut etre agee de cinquante- cinq a soixante ans ; mais ses traits sont dc ceux auxquels le temps semble ne toucher que pour les embellir. Son chapeau de crepe lisse, le mouchoir de mous- seline blanche qui dessine dcs plis reguliers sur sa poitrine, sa simple robe de droguet, indiquent la communaute a laquelle elle appartient. C’est une quake- resse. Elle a la figure ronde, le teint couvert d’un leger duvet, le coloris de la sante. Ses cheveux, en partie argentes par 1’age, encadrent un front eleve, ou les annees n’ont grave qu’une inscription : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonte. » Ses yeux bruns sont clairs et limpides ; il nest pas necessaire de les examiner attentivement pour lire au fond d’une ame droite, aimante et loyale. On a cent fois celebre la beaute des jeunes filles ; pourquoi ne parlerait-on pas de celle des vicilles femmes ? Si quelqu’un avait besoin d’inspiralions pour chanter cette beaute meconnue, il lui suffirait de voir la bonne Rachel Halliday, telle que nous venons de la decrire. Elle etait assise, de meme qu’Elisa, sur une de ces chaises a bascule si com- munes aux Etats-Unis. Cette chaise, dont les services remonlaient a une epoque reculee, et qui avait peut-etre ete exposee dans sa jeunesse aux intemperies des saisons, avait contracts, pour ainsi dire, une sorte d’affection asthmatique. Elle faisait entendre quand on la remuait un craquement que des indifferents auraient trouve intolerable ; mais il semblait harmonieux au vieux Simeon Halliday, et les enfants disaient que pour rien au monde ils ne voudraient renoncer au plaisir d’en- tendre crier la chaise de leur mere. Pourquoi? Parce que, depuis plus de vingt ans, c’etait de ce siege venerable que partaient, comme d’une chaire, les paroles de tendresse, les douces admonitions. D’innombrables peines de fame et du corps avaient ete gueries, des difficultes spirituelles ou temporelles avaient ete resolues par celle qui l’occupait, par elle seule, la brave femme : que Dieu la benisse ! — Elisa, dit— elle en arrangeant ses peches, penses-tu toujours a t’en aller au Canada? — Oui, madame, repondit Elisa d’un ton ferine ; il faut que je parte ; je n’ose m’arreter. — Et que feras-tu quand tu seras la-bas? Y as-tu songe, ma fille ? « Ma fille » etait un mot qui venait naturellement sur les levres de Rachel Hal- liday, car sa physionomie etait toutc maternelle. Les mains d’Elisa tremblerent, et une larme tomba sur son ouvrage. — Je chercberai a m’occuper, dit-elle ; j’espere trouver quelque chose. — Tu sais que tu peux rester ici aussi longtemps quil tc plaira. — Je vous remercie, mais je ne puis dormir, reprit Elisa en montrant son fils; je n’ai pas un instant de repos. Cette nuit, je revais que cet homme entrait dans la cour. — Pauvre fille ! Mais tu ne dois pas t’inquieter ainsi ; le Seigneur a permis qu’il n’y cut jamais de fugitif repris dans notre village. La porte s’ouvrit, et Ton v it enlrer une petite femme d’environ vingt-cinq ans, CHAP IT HE XI II. !)7 rondo comme unc polotc, fraiche comme unc pommc d’api. Elio etait veluc d une modcsle etoffe grise ; mi fichu do mousseline serrait sa poitrine rebondie ; son petit chapeau do quakeresse n’etait jamais d’ aplomb sur sa tote, malgre les Icnla- tives quelle faisait pour l’assujettir. — Ruth Stedman ! dit Rachel courant a sa rencontre et lui tendant les deux mains. Comment vas-tu , ma chore? — A merveillc ! dit Ruth. Puis elle ota son chapeau, quelle epousseta avec son mouchoir. Lc bonnet quelle portait par-dessous laissait passer ca et la des incches dc chcveux frises quelle remit a leur place. Elle s’arrangea devant unc glace, et parut avoir d’elle-meme une opinion favorable, que tout le monde au- rait partagee. C’elait decidement une femme agreablc, a fair ouvert, a la figure rayonnante, el dont faspcct rejouissait lc cceur. — Ruth, cctte amie cst Elisa Harris, et voici le petit dont je fiai souvenl parlc. Ruth donna unc poignee dc main a la quarteronne comme a une ancienne amie quelle revoyait apres unc longue absence. — Elisa, dit-ellc, je suis enchantee de te voir! C’cst la ton fils? jc lui ai ap- porte un gateau. En disant ces mots, elle presenta un cceur dc patisserie au petit Henri, qui faccepta limidement cn contemplant la donatricc a travel’s les boucles dc ses chcveux. — Oh est ton fils ? demanda Rachel a Ruth Stedman. — 11 va venir; ta Marie fa saisi au passage, et fa emporte dans la grange pour le montrer aux enfants. Marie , fraiche jeune fille , qui avait la physionomie ouverte et les grands yeux bruns de sa mere, entra sur ces entrefailcs. Rachel prit dans ses bras l’enfant blanc et potcle : - — Ah! ah! dit— elle , quelle bonne mine il a! comme il grandit ! - — C’est vrai, dit Ruth tout en debarrassant l’enfant d’un capuchon de soie bleue et dc divers autres vetements complementaires. Apres f avoir arrange, altife, elle fembrassa tendrement, et le mit a terre. Il semblait habitue a ce procede, car il porta silcncieusement le doigt a sa bouclie, et parut absorbe dans ses re- flexions, pendant que sa mere tricotait activement unc pairc dc bas chines. — Mets la chaudicre sur le feu, dit Rachel a sa fille. Marie alia remplir la chaudicre au puits, la deposa sur le fourncau, et la fu- mee s’en exhala bientot, comme un encens en l’honneur dc la bonne cliere et de fhospitalite. La meme main placa sur lc feu les peches seclies, pour obcir aux indications de Rachel, qui, apres avoir mis devant elle un tablier, prit une plan- che cblouissante de blancheur, et confectionna dcssus des biscuits. — Abigail Peters est-cllc toujours malade? demanda Rachel. - — Elle va mieux, dit Ruth; je suis allee la voir cc matin, jai fait le menage * jai tout rapproprie. Lia Hill sy est rendue dans fapres-midi, et a fait assez de 13 98 LA CASE I)L PERE TOM. pains et dc pates pour la provision de plusieurs jours. J’ai promis d’y retourncr ce soir. — J’irai domain, dit Rachel, ct j’examinerai le linge. — Tu feras bicn , dit Ruth. II parait qu’Anna Stanivood est egalement malade. John, mon mari, a passe la nuit chez elle, et j’y dois aller demain. — Si tu es trop occupee, John peut venir prendre ses repas ici. — Merci , Rachel ; nous verrons. Mais void Simeon. Simeon Halliday, l’epoux de Rachel, elait d’une force herculeenne, dune haute stature, vetu d’un habit et d’un pantalon de drap grossier, et coiffe d’un chapeau a larges holds. 11 serra dans sa large main les doigts effiles de Ruth en lui disant : — Comment vas-tu , et comment va John Stedman ? — Parfailement bien, ainsi que toute la maisonnee, repondit Ruth d’un ton joyeux. — Quellcs nouvelles, pere? dit Rachel en metlant ses biscuits au four. — Pierre Stchbins m’a fait savoir qu’il viendrait ici ce soir avec dcs amis, dit Simeon du fond d’un cabinet ou il etait entre pour se laver les mains au-dessus d’un evier. — Vraiment ! dit Rachel d’un air pensif en regardant Elisa. — Ne m’as-tu pas dit que tu t’appelais Harris ? demanda Simeon a la quar- teronne. — Oui, repondit Elisa d’une voix tremblante ; car les inquietudes qui ne la quitlaient jamais lui firent entrevoir la possibility qu’on eul placarde des afliches relatives a son evasion. — Mere ! un mot, s’il te plait ! dit Simeon a sa femme. - — Que me veux-tu , pere ? — Le mari de cette femme est dans la colonie, murmura Simeon ; il sera ici ce soir. — Rah ! est-cc bien stir ? dit Rachel rayonnante de joie. — C’est positif. Pierre, etant bier en campagne, a rencontre une vieille femme et deux homines , dont l’un a declare se nonnner Georges Harris. D’apres ce qu’il a raconte de ses aventures, je suis certain dc l’identite. C’est un garcon bien de- couple, a ce qu’il parait, et d une rare intelligence. — Il faut le dire a Ruth. Hola, Ruth, approche un peu ! Pere dit que le mari d’Elisa vient d’arriver, et que nous le verrons ce soir. La petite quakeresse, danslc transport de sa joie, tit un bond en battant des mains; ct deux bouclcs de sa chevelurc, s’echappant de dessous son bonnet, tomberent sur son blanc fichu. — Doucement, ma cliere! reprit Rachel. Crois-lu qu’il faille le lui dire a present? — Sans doutc, a 1’instant memc! Jc me mcls a sa place; je me figure que e’est mon John qui revient. CHAPITRE XIII. 99 — Toutcs tcs pcnsees sc rattachent a l’amour du prochain, dit Simeon eii re- gardant Ruth avec attendrissement. — N’est-cc pas pour ccla que nous sommes sur terre? Si je n’aimais pas mon mari et mon fils, je ne devincrais point les sentiments d’Elisa. Va lui dire, va! Et, par un gestc persuasif , ellc posa les mains sur lc bras de Rachel : — Emmene-la dans ta chambrc; pendant votre entrevuc, je me charge du souper. Rachel s’approcha d’Elisa, et lui dit avec douceur : — Suis-moi, ina fille; j’ai des nouvclles a t’apprendre. Le sang monta aux joucs blemes do 1’esclave; un tremhlement nerveux la saisit, et ellc jeta sur Henri un regard plcin d’anxietc. — N’aic pas peur, lui dit la petite Ruth. Ge sont de bonnes nouvelles, Elisa ; entre, et rassure-toi. En disant ces mots, clle la poussa doucement vers la porte de la chambre a couchcr, ct sc retourna pour prendre Henri dans ses bras. — Petit, lui dit-elle en lc caressant des que la porte fut fermee, sais-tu que tu vas voir ton pere? Elle repeta plusieurs fois ces paroles a l’cnfant, qui la regardait d un air etonne. Pendant cc temps, Rachel Halliday invitait la quarteronne a s’approcher d’ellc , et lui disait : — Lc Seigneur a eu pitie de toi, ma fille; ton mari s’est echappe de la maison de servitude. Lc sang d’Elisa lui monta au visage ct lui revint au coeur avec une rapidite su- hitc. Pale et trouhlee, elle sc laissa tomber sur une chaise. — Prcnds courage , ajouta Rachel en lui posant la main sur la lete : il cst au milieu d’arnis, qui l’am&neront ici cc soir. — Ce soil*?... ce soir? halhutia Elisa; mais elle ne comprenait pas bien le sens des mots quelle articulait. Ses idees etaient bouleversees , confuses, en- vcloppees d’un brouillard. Quand elle revint a ellc, elle ctait etendue sur le lit, et la petite Ruth lui frottait les mains avec de l’eau-de-vie camphree. La femme de Georges se trouvait dans un etat de delicieuse langueur, connne une per- sonne qui, apres avoir porte longtemps un lourd fardeau, en est tout a coup delivree. Ses nerfs, qui n’avaient jamais cesse d’etre surexcites depuis safuite, suhissaient une douce reaction. Un etrange sentiment de repos et de serenite s’etait empare d’elle. Quoiqu’elle eut les yeux ouverts , elle suivit , connne dans un reve , les mouvements de ceux qui l’environnaient. Elle vit dans la piece voi- sine la table dressee et couverte d’unc nappe blanche ; elle entendit le joyeux bouillonnement de la theiere ; elle apercut Ruth Stedman qui portait des assiettes de patisseries et des pots de confitures. La petite quakeresse s’arretait dans ses allees et venues pour mettre un gateau dans la main d’Henri , lui taper sur la tete, ou lui passer ses doigts blancs dans les cheveux. Par intcrvalles, Rachel s’approchait du lit, arrangeait les oreillers, bordait la couverture, lissait les draps ca et la pour faire preuve de bonne volonte ; et le regard de ses yeux bruns descendait sur la malade commc un rayon de soleil. II y eut un moment ou 100 LA CASE DU PERK TOM. John Stedman enlra; Ilulli courul au-devant de lui, et lui parla has, mais avec vivacite, cn indiquant du doigt la chambre a coucher. On se mit a table pour prendre le the ; le petit Henri se percha sur une grande chaise , a l’ombre de Rachel Halliday. Les murmures de la conversation, le cliquetis musical des tasses, les sons argentins parvinrent vaguement aux oreilles d’Elisa ; puis elle dormit comme elle n’avait pas dormi depuis la nuit terrible ou elle avait passe l’Ohio sur un pont de glace. Elle reva dune terre riante, avec de vertes prairies, des lies ombreuses, des eaux qui etincelaient au soleil. La, dans une maison ou des voix affectueuses lui disaient qu’elle etait chez elle , jouait son enfant lihre et heureux. Pille re- connut les pas de son mari; il approcha, la serra dans ses bras, lui mouilla le visage de ses larmes, et elle se reveilla. Ce n’etait pas un songe. Le jour avait depuis longtemps disparu; Henri reposait tranquillement aupres d’elle; une lumiere mourante vacillait dans le chandelier, et Georges sanglotait au chevet du lit. Le lendemain fut un jour d’allegresse. Rachel fut debout des l’aube, et envi- ronnee de filles et de garcons que nous n’avons pas cu l’occasion de presenter a nos lecleurs, et qui s’occupaient activement, sous la surinten dance maternelle, des preparatifs du dejeuner. Dans les riches vallees de l’Etat d’Indiana, un de- jeuner est une affaire compliquee qui necessite les soins de nomhreux travailleurs. John courait a la fontaine chercher de l’eau fraiche; Simeon junior criblait de la farine de mats ; Marie s’occupait a moudre le cafe ; la mere etablissait l’liar- monie entre les jeunes auxiliaires, donnait de 1’unite a leurs operations, et les empechait de se fourvoyer par exces de zele. Dans un coin, Simeon major , en manches de chemise, se rasait devant un miroir. La paix et la Concorde regnaient dans la grande cuisine ; on y respirait comme une atmosphere de confiance mutuelle et de fraternity. Les fourchettes et couteaux eux-memes se choquaient avec un bruit amical quand on les posait sur la table. Le jambon et le poulet qu’on fricassait dans la casserole semblaient s’y trouier a merveille. Quand Georges, Elisa et le petit Henri sortirent de leur ebambre, ils recurcnt un accueil si cordial quits croyaient rever. On dejeuna ; Marie fit griller des galeltes, et, apres les avoir amenees a cette belle conleur brun-dorc qui caracterise leur perfection, elle les servit au fur et a mesure sur la table. Rachel n’avait jamais paru plus beureuse; elle meltait dans ses moindres actions, dans ses gestes les plus insignifiants, une animation qu’on ne lui avait jamais vue; il y avait, meme dans la maniere dont elle passait ses plats, dont elle servait le cafe, un empressement tout maternel. C’etait la premiere lois que Georges s’asseyait sur le pied de 1’egalite a la table d un bomme blanc. 11 eprouva d’abord de la contrainte el de l’embarras; mais CHAPITRE XIII 101 l’affcction qu’on lui temoignait les dissipa comme les feux de l’aurore chassent les brouillards. II avait cnfin l’idee de cc que c’etait qu’une maison ; il commeneail a croire en Dieu, a prendre confiance dans la Providence. Son humour misantbro- pique, ses doutes d’alhce, son desespoir, se fondaient aux claries d’un Evangile vivant, rcspirant sur de riantes figures, mis en action par une charite qui se de- celait j usque dans les plus infimes details du menage. — Pere, dil Simeon junior, si on te poursuit, que feras-tu? — Je payerai l 1 amende, repondit tranquillement Simeon major. — Mais si Ton te met en prison ? — Ta mere ct toi, n’etes-vous pas capables dc diriger la ferine? dit Simeon en souriant. — Ma mere cst capable dc tout ; mais n’cst-ce pas une bontc de faire de pa- reillcs lois? — Tu nc dois point mal parlor des lois, Simeon, dit gravement le pere. Le Seigneur nous donnc les biens lerrestres pour quo nous puissions accomplir des actes dc justice et de misericorde. Si le gouverncmenl nous les fait payer, resi- gnons-nous. — Que je dctestc les proprietaires d’csclavcs ! s’ecria Simeon junior. — Je suis surpris de t’entendre ainsi parler, reprit le pere : tu n’as guere pro- file des lecons que ta mere t’a donnees. J’agirais de memo cnvers un esclave ou un proprietairc d’csclaves si l venait a ma porte implorer ma pitie. Simeon junior rougit jusqu’aux tempes; mais sa mere dit en souriant : — Simeon est mon bon fils ; en grandissant , il dcviendra semblable a son pere. — J cspere, mon clier monsieur, dit Georges avec anxiete, que ma presence nc vous suscitera pas dc difficultes. — Ne crains ricn, Georges; nous rcmplissons les devoirs qui nous sont impo- ses en cc monde ; ct si nous ne savions souffrir un peu pour la bonne cause , nous ne serious pas dignes de noire renommee. — Mais c’est pour moi que vous vous exposez , dit Georges; je ne saurais le tolerer. — Ne crains done rien, ami (ieorges; ce n’est point pour toi , c’est pour Dieu et l’homme. Passe tranquillement la journee ici; ce soir, a dix heures, Pbineas Fletcher te conduira avec ta famille jusqu’au plus proche relais. Tes persecuteurs te suivent de pres; il nc faut point de retard. — En ce cas, pourquoi attendee jusqu’a ce soir? — Tu es en surete parmi nous pendant le jour; tous les habitants de cet eta- blissement sont de la secte des amis, et ils font bonne garde. En outre, on court moins de risques en voyageant la nuit. 102 LA CASE I)U PERE TOM. CHAPITRE QUATORZIEME. EVANGELINE. Le Mississipi! commc il a change depuis le jour ou Chateaubriand, dans sa prose poetique , a decrit ce fleuve arrosanl d’inlerminables solitudes ou l’homme n’avait jamais penetre ! En peu d’annees, une metamorphose immense s’est operee; mais pour etre connu, le fleuve n’a rien perdu de son prestige et de sa splendeur. Aucun autre ne porte a l’Ocean tant de richesses, car toutes les productions des tropiques jusqu’aux poles se confondent dans le pays dont il facililc les relations commercials. Ses caux troubles, ecumantes, qui ecornent leurs bords dans leur course precipitee, sont l’image du courant d’affaires ou est entrainee une race plus active et plus ener- giquc que celles du vieux monde. Plut au ciel que le Mississipi cessat de recevoir sur ses vagues des cargaisons lmmaines, opprimees et gemissantes, dont les yeux se tournent avec amertume vers un Dieu invisible et muet, sans que jusqu’a ce jour il soit venu, selon sa promesse, pour sauver les pauvres de la terre! Le soleil couchant illumine le fleuve large comme une mer ; il dore de grandes Cannes a sucre qui fremissent au vent, et de sombres cypres reconverts de mousse d’un aspect funebre. Un bateau a vapeur lourdement charge s’avance en eparpil- lant l’eau sous ses roues. Des ballcs de coton, produit de plusieurs plantations, encombrent les ponts de leurs masses grisatres. Nous sommes obliges de nous livrcr a un examen minutieux pour decouvrir notre humble ami Tom au milieu des marchandises et des voyageurs ; enfin nous l’apercevons dans un coin sur le second pont. Soit que les recommandations de M. Shelby eussent produit leur effet, soit par son caractere doux et inoffensif, Tom s’etait insensiblement concilie la confiance d’Haley. D’abord le marcband d’esclaves l’avait surveille de pres durant le jour, et lui avait mis dcs cbaines au coucher du soleil; mais la patience, la satisfaction apparentc de Tom avaient desarme son maitre , qui s’etait par degres relache de ses rigueurs. Depuis quelque temps, Tom etait en quelque sorte prisonnier sur parole; il avait la liberte d’aller et de venir sur le bateau. Toujours obligeant, toujours dispose a donner un coup de main aux matelots toutes les fois que l’oc- casion s’en presen tail, il avait acquis l’estime de tout l’equipage. Il aidait aux manoeuvres avec autant de complaisance qu’il en avait montre dans l’babitation Shelby. Quand il n’avait rien a faire, il montait dans une retraite qu it s’etait me- nagee entre les ballcs de colon, et s’occupait a etudier sa Rible. C’est la que nous le rclrouvons. Avant d’arriver a la Nouvelle-Orleans, le Mississipi a un niveau plus eleve que CHAP1TRE XIV. 103 lc pays qu’il traverse. II roulc majestucusemcnt entre des levees massivcs de vingt picds dc hauteur. Le voyageur, du pout du bateau a vapeur, comine de la plate-forme d’unc tour tloltante, dominc toulc la conlree a plusieurs milles a la rondc. Tom, en voyant se succcder les plantations, avait done sous les yeux commc une carte de l’existence qui l’attendait. II voyait de loin les esclaves au travail; il remarquait sur plus d’unc plantation leurs cases rangees en longues files, et separees des maisons imposantes et des pares du proprietaire. Pendant que ce panorama mouvant se deroulait devanl lui, il revenait en imagination a la ferme du Kentucky, au feuillage epais dcs vieux lietrcs, aux appartements vastes et frais dc la maison du maitre, a sa cabanc ombragee dc multiflores et de bi- gnonias. Il lui semblait revoir les camarades qui avaient grandi avec lui depuis l’enfance; son active compagnc occupee a preparer lc souper; ses aines entre- melant leurs jeux d’eclals dc rire; son dernier enfant babillant sur ses genoux. Puis cette vision s’evanouissait; il n’avait devant lui que des Cannes et des cypres; il entendait les grincements dc la machine; tous ses sens lui rappelaient Irop clairemcnt que la premiere phase dc sa vie etait a jamais terminee. En pared cas, on ecrit a sa femme, on donne de ses nouvelles a ses enfants; mais Tom ne savait pas ccrirc. La poste ii’cxistait point pour lui ; il ne pouvait ricn fairc parvenir a sa famille ; il n’y avait point de pont jete sur l’abime qui Pen separait. Faut-il s’etonner dcs larmcs qui tomberent parfois sur les pages dc sa Bible, qu’il parcourait en suivant les lettres d’un doigt patient? Ayant appris tard, Tom lisait difficilcment, el passait avec lenteur d’un verset a l’autre. Heu- reusement pour lui , le livre qu’il dechiffrait etait de ceux qui ne perdent rien a elre epcles, et dont les paroles, coinme dcs lingols d’or, ont souvent besoin d’etre pesees separement, afin que l’esprit puisse en juger l’inestimable valeur. Sui- vons-le un moment, pendant qu’il designe les mots avec l’index, et les prononce a demi-voix : — Que. . . votre. . . coeur. . . ne soit pas. . . trouble. . . Dans. . . la maison. . . dc mon. . . p&re. . . sont. . . diverses. . . demeures. . . Je. . . vais. . . preparer. . une place. . . pour... vous. Les homines inslruits , quand ils liscnl l’Ancien et le Nouveau Testament, sont arretes par des doutes nombreux. Ils se demandent si lc texte n’a pas ete altere , si la traduction est cxacte, si certains fails ne peuvent pas etre contredits, si cer- tains passages ne sont pas apocrypbes; mais pour notre pauvre Tom, la Bible etait tout entiere tcllcment authentique, tellement divine, que la pensee d’une negation n’etait jamais entree dans son cerveau. 11 fallait que les promesses de l’Evangile fussent vraies; car si elles ne 1’ avaient pas ete, comment aurait-il pu vivre? La Bible de Tom n’avait point d’annotations marginales dues a de savants commentateurs ; cepcndant elle etait enrichie de remarques et d’accolades de l’invention du pauvre lecteur. Le jcune Georges et lui avaient fait a la plume dcs traits a cote des passages qui avaient specialement ebarme son oreille ou son 1 04 LA CASK Dlj PEKE TOM. coeur. Grace a cetle precaution, il trouvait immediatement, sans prendre la peine d’cpelcr les lignes intermediaires, tons scs versets favoris qui reveillaient cn lui des souvenirs du foyer domestique. II lui semblait que sa Bible etait tout ce qui lui restait de sa vie passee, tout ce qui pouvait lui promettre un mcilleur avenir. Parmi les passagers se trouvait un jcune homme d’une faniillc riche et distin- guee, nomme Saint-Clare, etdemeurant a laNouvelle-Orleans. II avait avec lui une lillc, agee d’environ six ans, et une dc ses parentes a laquelle clle etait confice. Tom avait souvent remarque cette petite fille ; e’etait une de ces creatures lives, alcrtes, infatigables, qu’il cst aussi impossible de contenir qu’un rayon de lumiere ou un souffle de la brise. C’etait un type complet de beaute enfantine. Kile avait la grace aerienne que Ton prete aux creations mytliologiques. Sa figure etait moins remarquable par la regularite de ses traits que par une singuliere expres- sion de reverie qui frappait les homines d’imagination et impressionnait memc a leur insu les homines materiels. La forme de sa tete , les contours dc son cou et de son buste, avaient une noblesse toute particuliere ; ses longs cheveux dorerf flottaient comme un nuage autour de ses tempes; ses yeux d’un bleu violet, om- brages par de longs cils, avaient une etrange gravite. Tout la distinguait des autres enfants, et attirait les regards sur ellc. Ce n’etait pas toutefois une fille triste et serieuse; au contraire, l’enjouement de l’innocence voltigeait sur son visage, comme l’ombre tremblante d’un feuillage d’ete. Kile etait toujours en mouvement ; sa bouche de rose etait toujours effleuree d’un sourirc ; elle chanton- nait en marchant , comme dans un heureux songe. Son pere et sa gouvernante etaient sans cesse occupes a la suivre ; mais a peine l’avaient-ils saisie quelle leur echappait. Elle parcourait a son gre tout le bateau sans qu’on cherchdt a l’arreter par un mot de reproche ou de mauvaise liumeur. Toujours vetue de blanc , elle traversal comme une ombre les diverses parties du batiment sans en rapporter jamais une seule tache. II n’y avait pas un coin du second ou du pre- mier pont qu’elle n’eut examine avec ses yeux bleus, qu’elle n’eiit charme de son apparition feerique. Quand lc chauffeur essuyait la sueur dc son front, il la voyait parfois devant lui, etonnee des dangers auxqucls il s’exposait, et des profondcurs de l’ardentc fournaise oil il jetait lc combustible. Le timonier souriait a l’enfant qui passait un moment la tete a la fenetre dc sa cabinc. Vingt fois par jour de rudes voix la benissaient; des figures basanees et severes s’egayaicnt a son ap- proche; et lorsqu’elle s’aventurait sans craintc sur un passage dangereux, des mains calleuses et noircics sc tendaient pour la proteger et lui aplanir la route. Tom avait lc caractere impressionnable de sa race, qu’atlirent instinctivement l’innoccncc et la naivete. Il contcmplait cette petite fille avec un interet toujours croissant; il la trouvait presque celeste, et toutes les fois qu’il apcrcevait cette tete blonde derriere une ballc de coton, ces yeux eclalants qu’ellc fixait sur lui par-dessus un monceau depaquels, il croyait voir un des anges que mentionnait FEvangile. Souvent la lillc de Saint-Clare se promenait trislement autour de la place oil #• Paris. Typographic rion frtres , rue de Vaugirard , 30. NON; JE SU1S DESTINE A EIRE VENDU A QUELQu’lJN. CHAPITRE XIV. 105 gisaient lcs esclaves males et femelles d’Haley. Elle sc glissait au milieu d’cux, lcs passait tristement cn revue, soulevait leurs chaines avec ses mains delicates, et s’en cloignait en soupirant. Souvent encore elle paraissait dans la cale, les mains pleincs de noix, d’oranges, dc sucre candi, quelle distribuait avec em- pressement a ces malheureux. Tom observa longtemps la petite fille avant de tachcr de lier connaissance avec elle. II avait une multitude de moyens pour altirer les enfants , et il resolut dc les mettre cn usage. Il savait faire des paniers avec des noyaux dc cerise, des figures grotesques avec des noix d’Amerique , des sifflets avec des roseaux. Ses pochcs etaient remplies d’objets dc ce genre qu’il avait jadis confectionnes pour les offrir aux enfants de M. Shelby; il les exliiba un a un, avec une louable eco- nomic, comme preliminaires d’amitie. La petite se tenait sur la reserve ; il ctait difficile de fixer son imagination mobile. Pendant quelqucs instants, elle sc perchait comme un oiscau sur le liaut d un coffre , tandis que Tom donnait la derniere facon aux produits de son Industrie, et elle les acceptait timidement. Tous deux tinirent pourtant par se parlcr. — Comment s’appelle la petite demoiselle? demanda Tom quand il se crut asscz avant dans les bonnes graces dc l’enfant pour se permetlre une question. — Evangeline Saint-Clare; mais papa et tout le mondc m’appellent Eva. Et vous, comment vous nommez-vous? — Tom : mais lcs pctils enfants ont l’habitudc dc m’appcler le p£re Tom. — E11 ce cas, je veux vous appeler le perc Tom, parcc que, voyez-vous, je vous aime. Ainsi done, perc Tom, ou allcz-vous? — Je nc sais, miss Eva. — Vous ne savez? — Non; je suis destine a etre vendu a quelqu’un; j’ignore a qui. — Papa peut vous acheter, dil Eva precipitamment, et s’il vous acliete, vous ne serez pas malheureux. Mon intention est de le lui demander aujourd’hui meme. — Merci, ma petite demoiselle. Le steamer s’etait arrele pour faire du bois, et Eva, entendant la voix de son perc, s’esquiva avec agilile. Tom alia a l 1 avant pour offrir ses services, et se mela aux gens de Pequipage. Eva et son pere etaient ensemble pres des lisses de plat-bord , pour voir le bateau quitter le debarcadere. La roue avait fait quelques tours, quand, par un mouvement subit, Pcnfant perdit Pequilibre et tomba a Peau. Son pere, sans savoir ce qu’il faisait, allait s’y precipiter apres elle, mais il fut retenu par un passager qui s’apercut qu’ellc pouvait compter sur un secours plus efficace. Tom, en ce moment occupe sur le premier pont, vit Eva disparaitre , et plongea aussitot. Il avait la poitrine large et les bras forts ; il se soutint sur Peau jusqu’a ce que Penfant fut remontee a la surface, la saisit dans ses bras, et la remit entre les mains qui s’appretaient a la recevoir. On la transporta sans con- 14 10G LA CASE 1)1 PERE TOM. naissancc dans la cabine des dames, ou, corame il est d’usage en pared cas, des femmes rivalisant de zelc, employerent, avec les medleures intentions dn monde, tous les moyens possibles pour retarder lc retablissement de la malade. Lc lendemain, le bateau etait en vue de la Nouvelle-Orleans. Un mouvement general s’operait a bord. Dans la cabine, les voyageurs rassemblaient leurs effets, ct faisaient leur toilette. Le maitre d’hotcl et la femme de cliambre nettoyaient, fourbissaient et rangeaient les diverses parties du magnifique bateau, afm de lui preparer une entree triomphalc. Sur le premier pont, notre ami Tom, les bras croises, regardait avec inquie- tude un groupe place en face de lui. La se trouvait Evangeline, plus pale que la veille, mais ne se ressentant en rien de son accident. Son pere etait aupres d’elle, appuye sur une bade de coton, et tenant un portefeuillc ouvert. 11 avait des ma- nieres elegantes et gracieuses. Ses traits, ses yeux bleus, ses chevcux ebatains aux reflets dores, resscmblaient a ccux de sa fille; mais l’expression de sa phy- sionomie etait toutc differenle. II y regnait un air de ficrle, de sarcasme, de superiorite qui n’avait rien de bautain ni de desagreable. Ses yeux, exactement pareils de forme et de couleur a ceux d’lilva, brillaient d’un feu tout terrestre; la reverie vaporcuse en etait absente. II ecoutait negligennnent, un peu dedaigneu- sement peut-etre, le marchand d’esclaves Haley, qui enumcrait avec volubilitc les qualites rares de 1’ article dont il voulait se debarrasser. — En somme, dit Saint-Glare, e’est un recueil complct de toutes les vertus chretiennes, relie en maroquin noir. Eh bien ! mon brave, combien le vendez- vous ? voyons; 11 c me surfaites pas trop. — Ma foi, dit Haley, si j’en demandais treize cents dollars, je rentrerais a peine dans mes debourses. — Pauvre homme! dit Saint-Clare en le regardant d’un air moqueur; et pour- taut vous me le laisseriez a ce prix, uniquement par egard pour moi. — Oui, monsieur; votre demoiselle parait en raffoler, ce qui est bien naturel. — Je n’en disconviens pas, mon ami; elle implore votre bienveillance. Main- tenant, par charite chretienne, quel rabais feriez-vous sur ce negre, en faveur d’une demoiselle qui en raffole? — Examinez-le bien, reprit le marchand : voyez ces membres, ce coffre, cette force de cheval, cette tete developpee. Les fronts hauts denotent toujours des negres calculateurs , capables de tout. Un noir de cette carrurc vaut toujours tres-cher, quand meme ce serait un idiot; mais s’il a l’esprit de ealcul et d’antres talents, le prix augmente en proportion. Or, je puis le prouver, cet liomrne est doue d’une intelligence superieure ; il a administre les domaines de son maitre ; il a des capacites extraordinaires pour les affaires. — Tant pis, tant pis, repliqua ironiquement Saint-Glare : il en sait trop, et ne reussira jamais dans le monde. Ces gaillards habiles sont toujours prets a s’evader, ii voler des chevaux, a faire le diable. Vous devez diminuer au moins deux cents dollars sur le prix, a cause des talents du sujet. Paris. Typographic Plon freres rue de Vaugirard , 30. 1L SE SOUTINT JUSQu’a CE QUE LENFANT FUT REIUONTEE A LA SURFACE. » C H A I> 1 T K E X 1 V. 107 — Ce quc vous dites est assez fonde en general; mais il faut tenir coinpte du caractere dc Tom. Je suis a meme de vous montrer dcs certilicals qui etablissent qu’il est vraiment pieux, devoue, plein de vertus. Dans son pays, on l’avait surnoinmc 1c predicateur. — Jc pourrais done en faire mon chapelain; e’est une idee. La religion est une denree assez rare dans ma maison. — Vous plaisantez. — Comment le savez-vous? lie le donnez-vous pas connne predicateur? Jc suis eurieux dc savoir devant quel synode ou quel concile il a passe des examens. Monlrez-moi done vos papiers. Le marchand d’esclaves aurait pu perdre patience ; mais aux clignements d’yeux de son interlocuteur, il devinait que les railleries dont il etait tente de s’offenser tourneraient au profit de sa caisse. Il etala done tranquillement son porlefeuillc gras sur les ballcs dc coton , et etudia les papiers que ce portefcuille renfermait, tandis quc Saint-Clare le contemplait d un air goguenard. Evangeline monta sur un colis, et se jeta au cou de son pere en disant : — Papa, achctez-le, n’importe a quel prix; vous avez assez d’argent, je le sais; je veux l’avoir. — Pourquoi, ma mie? votre intention est-elle de l'employcr en guise de poupee ou dc clieval dc bois? — - Jc veux le rendre heureux. — Voih\, ccrtes, un motif original. Le marchand d’esclaves presenta une attestation signee de M. Shelby ; Saint- Clare la prit du bout dcs doigts, et la parcourut avec indifference. — C’cst bien redige, dit-il, et par un hoinnie d’education; mais la piete du sujet m’inquiete. Le pays est encombre de blancs d’une excessive piete; nous avons des homines pieux pour candidats aux elections prochaines; il y a tant de religion. dans toutes les classes, qu’on lie sait plus a qui se her. N’ayant pas lu les journaux depuis quelquc temps, j’ignore si la religion est cotec, et ce qu’ellc se vend; mais enfin, a combien estimez-vous la religion de votre Tom? — Vous vous moquez de moi, reprit le trafiquant ; mais il y a une distinction qu’il faut ctablir. On voit des congregations, des assemblies, des chants et des prieres, dont la pretendue piete nest que de lhypocrisie; mais on trouve des noirs comrae des blancs, remplis d’une foi sincere, honnetes, ferines dans leurs convictions, que tous les tresors du inoiide nc determineraient pas a une mau- vaisc action, et commc l’attestc la lettre dc M. Shelby, e’est precisement le carac- tere de Tom. — Si vous me le garantissez, reprit gravement Saint-Clare; si je puis achetei* la veritable espece de pieti, et lu faire inscrire la-haut a mon compte commc quelquc chose qui m’appartient, je lie regardcrai pas i\ un surcroit de depense; qu’en dites-vous ? 108 LA CASE DU FERE TOM. — Jc 11c reponds dc rien, repondit Haley; je crois que dans le ciel chacun est responsablc de ses actcs, et ne profile jamais de ceux d’autrui. — C’est dommage, quand on acliete un negre, de payer tant pour sa religion, et dc ne pouvoir en irafiquer dans la contree ou elle est le plus indispensable. Malgre cette observation , Saint-Clarc tira de son portefeuille des billets qu’il presenta au marchand. — Voila ! reprit-il : comptez votre argent, mon vieux. — Le compte y est, dit Haley enchante de son marche; et prenant dans sa poclic une vieille ecritoire de corne , il remplit les blancs d’un contrat de vente , qu’il remit a l’acquereur. — Si j’etais inventorie, je me demande quelle somme je rapporterais , reprit Saint-Clare apres avoir jete les yeux sur le papier. Tant pour la figure, tant pour les bras, les mains et les jambes; tant pour l’education, l’instruction , les talents, riionnctele, la religion. II n’y aurait pas grande augmentation dc prix pour ce dernier article, je le parie!... Allons, Eva, mettons-nous en route! E11 passant devant Tom, il Ini mit le bout du doigt sous le menton. — llcgardez bien, lui dit-il, et voyez si votre nouveau maitre vous convient. 11 etait impossible de voir cette belle figure pleine de jeunesse et de gaicle, sans un sentiment de plaisir. Tom avait les larmes aux yeux quand il repondit du fond dc son cceur : — Dieu vous benisse, mon maitre! — Je le soubaite, repondit Saint-Clare. Vous vous appelez Tom, n’est-ce pas? Savez-vous conduire? — Je suis babitue aux chcvaux, car mon maitre en elevait. — Vous screz mon cochcr, a la condition que vous ne vous griserez qu’unc fois par semaine, sauf les grandes occasions. Tom parut surpris et meme offense, en repliquant : — Je ne me grise jamais, monsieur. — Tout le monde dit cela, Tom; mais nous vous mettrons a l’epreuve. Si vous usez moderement du vin, ce sera un avantage pour vous commc pour moi. Quoi qu’il en soit, mon garcon, jc suis persuade que vous avez l’intention de bien faire. — Vous pouvez compter sur moi, monsieur. — Vous screz content dc papa, dit Evangeline; il est bienvcillant pour tous; sculcincnt il aime a se moquer des gens. — Papa vous reinercie de la maniere dont vous faites son eloge, dit Saint- Clare en riant; et pirouettant sur ses talons, il sc mit en mesurc dc descendre a terre. CHAP1T11E XV. 100 CHAFITRE QUINZIEME. LE NOUVEAU MAITRE DE TOM. Lc til dc l’exislcncc dc noire lieros se trouve desormais mele ii celui dc la vie de Sainl-Clare, dont il est par consequent indispensable de dire quelques mots. Augustin Sainl-Clare ctait fils d’un riche planteur de la Louisiane. Sa famille etait originaire du Canada. De deux freres, dont le caractere offrait une grande analogic, Pun avail fonde dans l’Etat de Vermont un etablissement considerable, Paulre s’etait fixe a la Louisiane. La mere d’Augustin descendait de protestants francais qui avaient emigre a l’cpoquc ou s’efait formee la colonie. Elle n’avait cu que deux fils. Celui dont nous nous occupons tenait dc sa mere une constitu- tion tres-delicatc ; d’ apres le conseil des medecins, il avait ete confie de bonne heurc aux soins de son onclc, ct avait passe ses premieres annees dans l’Etat dc Vermont, dont lc climat froid ct salubre avait fortific son temperament. Dans son enfance, Augustin Saint-Clare se faisait remarquer par une sensibi- lile extreme, qui participait dc la douceur feminine plutot que de Fenergie virile. Toutefois lc temps, en respectant ces dispositions, les avait recouvertes d’une rude ecorce, sous laquellc il ctait difficile de les deviner. Doue dc talents supe- rieurs, Augustin aimait a se lancer dans le monde ideal, ct ne s’occupait qu’avec repugnance des affaires de la vie. Presque au sorlir du college, il avait eprouve loutc Feffervescence d’une passion romanesque pour une jeune fille d’un des Etats du Nord, aussi distinguee par son esprit que par sabeaute. Sonhcure avait sonne, cettc licure d’ amour profond qui ne vient qu’une fois ; son etoile lui etait appa- rue, mais elle devait s’eclipser bicn vite. Apres s’etre fiance, il retourna dans le Sud, afin d’y prendre des arrangements pour son mariage ; mais au moment ou il formait des projets de bonlieur, ses leltres lui furent renvoyees, et le tuleur de sa future lui ecrivit quelle etait sur lc point de devenir la femme d’un autre. Sa douleur allajusqu’au delire; pourtant il se flalta de ebasser un jour de son coeur l’image de sa maitresse. Trop tier pour demander des explications, il se jeta dans le tourbillon du monde ; et, quinze jours apres avoir recu la lettre fatale, il etait l’amant en litre de la belle de la saison. Elle avait une figure gracieuse, de beaux yeux noirs pleins de feu, et cent mille dollars. Il epousa tout cela, et on le crut generalement heureux. Les nouveaux epoux passerent la lune de miel au milieu d’un brillant cercle d’amis, dans leur magnifique villa, sur les bords du lac Pontchartrain. Un jour, on apporta & Saint-Clare une lettre dont il reconnut aussitot l’ecriture, et qui lui fut presentee au salon, en presence d’une societe nombreuse, pendant une con- versation dont il tenait le de. Il devint d’une paleur mortelle ; mais il conserva 110 LA CASK 1)1 PE HE TOM. son sang-froid, et poursuivit de galants badinages avec une admirable aisance. Quelques instants apres, il disparaissait et monlait dans sa cbambre pour y lire la lettre desormais plus qu’inutile. Son ex-fiancee lui mandait quelle avait ete en butte a une longue persecution. Son tuteur avait un fils pour lequcl il avait reve la main de la riche heritiere ; une trame avait ete ourdie ; on avait supprime les lettres d’Augustin. Apres lui avoir ecrit a plusieurs reprises, elle avait fini par douter de son amour et par tomber malade de douleur. Enfin elle avait decou- vertle complot. La lettre se terminait par des protestations d’eternelle tendressc, qui furent plus cruelles quo la mort pour l’infortune jeune homme. Il repondil immediatement : « J’ai recu votre lettre, mais trop tard. J’avais cru tout ce qu’on m’ecrivait; j’etais au desespoir. Je suis marie, et tout est fini. Oublions-nous. Helas ! e’est tout ce qui nous reste a faire ! » Ainsi finirent pour Augustin Saint-Clare l’ideal et le roman de la vie ; il se trouvait desormais reduit au positif. Il etait commc le voyageur qui contemplc du liaut du rivage les vagues argentees sur lesquelles flottent dcs vaisseaux aux blanches ailes ou de legeres cmbarcations. L’instant d’apres, le reflux lesemportc; le bruit cadence des avirons cesse de se faire entendre; les flots se retirent, et il ne reste a leur place qu’une vase nue, morne, nauseabonde, dont la triste realite detruit les poetiques reveries ! Dans un roman, les beros qui ont le cceur brise succombent d’ordinaire a leur amoureux martyre , mais, dans la vie reelle, nous ne mourons pas lorsque meurt en nous ce qui fait le cliarme de l’existence. Il faut manger, boire, shabbier, se promener, faire des visiles, vendre, achetcr, causer, lire, et ces occupations im- portantes absorbent notre temps ; nous vivons encore de la vie exterieure quand la partie morale de notre ctre a ete mortellement frappee. L’ affliction ne tua pas Augustin. Si sa femme eut eu les qualites qu’on trouve parfois dans le beau sexe, elle aurait pu renoucr les fils brises de son existence pour en faire un tissu de soic et d’or ; mais elle ne supposait pas meme qu’ils fussent brises. Comme nous l’avons dit, de jobs traits, des yeux noirs, et cent mille dollars, e’etait la Marie Saint-Clare tout entiere. El e n’avait rien de ce qu’il fallait pour guerir les bles- sures d’un esprit malade. Lorsqu’on trouva Augustin etendu sur le canape de sa cbambre, et que, afin d’expliquer sa paleur livide, il pretexta une violente mi- graine , elle lui rccommanda de respirer de la corne de cerf. La paleur et la mi- graine persisterent pendant plusieurs jours, pendant plusieurs semaines; Marie se contenta de dire qu’cllc n’aurait jamais cru M. Saint-Clare aussi maladif; qu’il paraissait sujet aux maux de tete ; quo e’etait bien malheureux pour elle , parcc qu’il ne pouvait la conduirc en societe, et qu’il scmblait etrange de la voir loujours seule apres un mois de mariage. Augustin se felicitait en son coeur d’avoir une compagile aussi peu clairvoyante ; il ne lui souhailait pas plus de discernement ; mais quand les fetes et les visites dc la lime de micl furent passees, il s’apercut qu’une jeune bcaute, adulcc et ga- CHAPITRE XV. ill tee des son enfance, pouvait etre unc maitresse assez tyrannique dans un me- nage. Marie n’avait jamais ete susceptible d’unc vivc affection. Le peu de sensi- bilite quelle avait jamais eu avait ete absorbe par un egoisme d’autant plus grand qu’incapable d’apprecicr le caractere d’autrui, elle ne voyait quelle, ne connais- sait quelle. Elle avait toujours ete entouree de domesliques qui ne songeaient qu’a satisfaire ses caprices, ct l’idec qu’ils pouvaicnt avoir des sentiments ou des droits ne lui etait jamais venue, meme vaguement. Son pere, dont elle etait la die uni- que, ne lui avail jamais rien refuse de ce qui etait dans les limites de la puis- sance humaine. Quand elle etait entree dans le monde, belle, riche, accomplie, elle avait vu soupircr a ses pieds l’elite de l’autre sexe, et elle etait convaincue qu’en obtenant sa main Augustin avait ete le plus fortune dcs mortels. C’est une grande erreur que de supposer qu’une femme sans coeur se montrera de composition facile cn matiere d’affection. Elle exige l’amour cn creanciere impitoyable; moins elle est aimable, plus elle veut etre aimee. Elle est aussi jalousc qu’egoiste. Saint-Clare etait galant aupres des dames; il leur prodiguait par habitude des attentions dedicates. Sa sultane s’en formalisa. Il y cut des pleurs, des bouderies, des orages, des acces de colere. Saint-Clare, qui avait un bon caractere , cssaya de calmer sa femme par des flatteries ou par des pre- sents; et quand elle devint mere, il eprouva momentancmcnt pour elle une sorte de tendresse. La mere de Saint-Clare avait ete remarquable par la purete de son coeur et lelevation de ses idees. 11 espera quelle revivrait dans sa petite-fille, a laquelle il donna le nom quelle avait porte. Le devouement qu’il temoigna a la petite Evangeline excita le mecontentement de sa femme. Elle semblait croire que la tendresse accordee a l’enfant etait ravie a la mere. Depuis la naissance de cette fdle , sa sante declina sensiblcmcnt : l’inaction constante de l’esprit et du corps, l’ennui, la mauvaise humeur, l’etat valetudinaire qui suit la parturition transfor- merent promptement la jeune belle en une femme jaune el fanee, assaillie d’une multitude de maladies imaginaires, et disposee a se regardcr comme la plus mi- serable des creatures humaines. Elle se plaignait de toulcs sortes de maux, et surtout de la migraine, qui la prenait regulierement au moins trois fois par se- maine. Alors elle gardait la chambre, et tons les soins du menage retombaient exclusivement a la charge des domestiques. La maison de Saint-Clare etait mal tenue et peu agreable. Sa fille unique, excessivement delicate, pouvait etre vic- time de l’incapacite d’une mere indifferente. Dans un voyage qu’il avait fait a Vermont, il avait emmene Evangeline, et il avail decide sa cousine, miss Ophelia Saint-Clare, a revenir avec lui. Il renlrait dans sa residence du Sud quand nous l’avons presente a nos lecteurs. Maintenant que les domes et les clochers de la Nouvclle-Orleans sont en vue , il est temps d’esquisser le portrait de miss Ophelia. Quiconque a voyage dans les Etats de la Nouvellc-Angleterre doit avoir vu dans quelquc frais village pins d’une grande forme, precedee dune cour herbeuse, 112 LA CASE DU PERE TOM. ombragee par l’epais fcuillage de Ferable a sucre. Rien nest perdu ni en de- sordre; il n’y a pas un piquet de travers dans les barrieres, pas une parcelle de litiere sur le gazon de la cour. Des buissons de Idas croissent sous les fenetres. La maison se divise en vastes pieces, ou tout est rigoureusement a sa place, ou tous les soins du menage s’accomplissent avec la ponctualite de la vieille borloge qui tinte dans un coin. Contre les murs de la salle ou se tient la famille, se dresse un corps de bibliotheque vitre, qui renferme XHistoire ancienne de Rollin , le Paradis perdu de Milton, la Marche du peler in de Runyan, l’abrege de la Rible, et quclques autres livres egalement respectables. On ne voit point de dornestiques errer dans la maison; la maitresse du logis, coiffee d’un bonnet blanc, les lunettes sur le nez, coud dans l’apres-midi au milieu de ses lilies , comme si ellcs n’avaient pas autre chose a faire. Elies ont aclieve le menage du- rant la premiere partie de la matinee, a une heure qu’elles ont eu deja le temps d’oublier. Qu’on les visite n’importe a quel instant du jour, elles ont toujours fini. Le pieux carrelage de la cuisine scmble navoir jamais ete souille d’une seule tache : les tables, les chaises, les ustensiles de cuisine semblent n’avoir jamais ete deranges; et pourtant on fait en ce lieu quatre repas par jour, on y lave la vais- selle, on y fourbit des casseroles, on y fabrique du beurre et du fromage; mais quand? comment? e’est un mystere. C’etait dans une ferine de ce genre que miss Ophelia avait vecu pendant quarante-cinq ans environ, lorsque son cousin l’invita a l’accompagner. Ainee d’une nombreuse famille, elle etait encore regardee comme une enfant par ses parents , et la proposition de l’emmener a la Nouvelle-Orleans fut accueillie avec stupeur. Son vieux pere a tete grisc prit dans la bibliotheque un atlas, pour calculer exactement la longitude et la latitude d’une contree aussi lointaine ; et afin d’en connaitre les moeurs et les coutumes, il lut un recueil de voyages dans le Sud-Oucst. La bonne mere demanda avec inquietude si Orleans n’etait pas une ville de perversite. Elle n’hesitait pas a la comparer aux lies Sandwich, ou a tout autre pays occupe par des paiens. Le ministre, le medecin, la marchande de modes, surent bientot que miss Ophelia Saint-Clare parlait de partir avec son cousin pour la Nouvelle-Orleans, et tout le village ne manqua pas de suivre son exemple en parlant de ce projet. Le ministre, qui etait partisan de l’abolition de l’esclavagc, se demanda si la pre- sence d’une habitante de l’Etat de Vermont parmi les colons du Sud ne les auto- riserait pas a persister dans leur deplorable systeme. Le docteur, auquel l’escla- vage etait loin de deplaire , fut d’avis que miss Ophelia devait aller a Orleans, pour faire savoir aux indigenes qu’en definitive l’Etat de Vermont ne les jugeait pas trop defavorablemcnt. Il ajouta que les gens du Sud avaient besoin d’etre encourages. Quand on apprit quo le voyage etait decide , les amis et voisins de miss Ophelia l’inviterent a prendre le the pendant quinze jours consecutifs, et rinterrogerent a tour de role sur ses intentions. Miss Moseley, qui etait venue a la maison pour contribuer a la confection de divers ajustements, remarqua CHAP1TRE XV. 113 l’accroissement prodigieux dc la garde-robe de miss Ophelia. On decouvrit quc Saint-Clare avait donne cinquante dollars a sa cousinc pour acheter les vete- ments qu’clle desirerait, el qu’il etait deja vcnu dc Boston un chapeau avec deux robes dc soie. Tant de fastc etait-il convenable? Sur ce point 1’ opinion publique sc partagca. Les uns pretcndaicnt que les circonstances excusaient cct ctalage, quc c’etait bon pour unc fois. D’aulres soutenaient qu’on aurait mieux fait d’en- voyer les cinquante dollars a la societe dcs missions. On s’accordait a admirer unc des robes dc soie, qui se tcnait toute seule, el un parasol envoye de New- York. On cilait aussi un mouchoir de poclie orne de dentelle, on ajoutait meme quc les coins en etaicnt brodes; mais ce dernier fait n’a jamais ete constate, et reste obscur encore aujourd’hui. Miss Ophelia, telle quc nous la voyons a bord du steamer, etait vetue d’un habit de voyage de toile brunc. Ellc etait grande, carree, anguleuse. Elle avait des traits maigres et pointus, des levres serrees, indiquant dcs resolutions bicn arretecs ; ses yeux noirs et percants erraient sur tout ce qui l’environnait, avec une expression d’inquictudc perpctuelle, comme si elle eut cberche quelquc chose a mettre en ordre. Tons ses mouvements etaicnt secs, decides, energiques. Elle ne causait pas volontiers, mais ses paroles allaicnt droit au but. C’etait dans toutcs ses habitudes un type d’ordre, de methode, d’exactitude. Elle etait reglee comme une pendule, inexorable comme une locomotive, et elle avait un souve- rain mepris pour tous les caract&res contraires au sien. Lc plus grand des pe- clics, a ses yeux, l’abomination dcs abominations, c’etait l’etourderie. Quand elle avait dit dc quelqu’un qu’il etait etourdi, inconsequent, il etait perdu a ses yeux. Ellc dedaignait quiconquc ne marchait pas en droite ligne, sans se detourner, vers un but determine d’avance. Les gens qui ne faisaient rien, qui ne savaient pas exactemcnt ce qu’ils allaient faire , ou qui ne prenaient pas le plus court chemin pour realiser leurs desscins, etaicnt indignes de son estime. Elle ne dai- gnait pas meme lcur temoigner verbalement sa mauvaise humeur ; mais elle etait avec eux d’une froideur glaciale, d’une roideur de statue. Sous le rapport intellectucl, miss Ophelia avait l’esprit actif, clair et vigoureux. Elle etait instruite en histoire ; elle connaissait a fond les anciens classiques an- glais, et ses pensees avaient de la force dans les etroites limites qui les circon- scrivaient. Ses opinions religieuses etaient nettcment formulees, etiquetees et in- ventoriees avec minutie, disposees en paquets comme ses bagages. Elle en avait juste un certain nombre qui ne devait jamais etre depasse. Elle avait encore des idees faites sur la vie pratique, sur les diverses branches de l’economie domes- tique, sur les affaires politiques, restreintes a son village natal. Sa principale qualite etait d’etre consciencieuse ; c’etait le principe dominant de son etre, comme de celui de la pluparl des femmes de la Nouvelle-Anglcterre. C’etait, dans sa conformation morale, ce quest dans notre globe la couche de granit, dont on constate la presence a la plus grande profondeur, et qui se retrouve sur le sonnnet des plus hautes montagnes. 15 in LA CASE 1)1 PE HE TOM. Miss Ophelia etait fesclave absolue da devoir. Lorsquclle etait sure dc mar- cher, suivant son expression favorite, dans le sender du devoir, lc feu el l’eau n’auraient pas ete capables dc fen detourner. Elle serait allcc sc jetcr dans un puits, ou a la bouchc d’un canon charge, s’il lui avait etc demontre que ce sender y passait. Elle s’elait cree un ideal de justice et de perfection si cleve, si com- plct, qu’clle ne l’avait jamais attcint malgrc ses efforts heroi'ques, et quelle etait constammcnt tourmenlee du sentiment de son insuftisance. Jamais elle ne faisait de concessions a la fragilite liumaine. Aussi ses dispositions ordinaires donnaient- elles c\ sa piete une tournure severe et meme un peu sombre. Mais comment pouvait-ellc sympathiser avec Augustin Saint-Clare, homme sceptique, railleur, tolerant, irregulier dans toutes ses habitudes? La raison en est simple; elle l’aimait sincerement. Lorsquil etait enfant, e’etait elle qui lui avait enseigne la catechisme, qui avait raccommodc ses habits, qui lui avait donne tous les soins qu’exige le jeune age. Elle avait pour lui une affection recllc, dont Augustin avait su profiler pour lui persuader que le sender du devoir allait dans la direction dc la Nouvelle-Orleans ; quelle devait s’y rendre, afin de voider a feducation d’Evangeline, et dc sauver la maison de la mine a laquelle l’expo- saient les frequentes indispositions de sa femme. L’idee d’un menage dont per- sonae ne prenait soin touclia le cceur dc miss Ophelia. Quoiqu’elle regardat Augustin comme une especc d’idolatre, elle lui portait interet, riait de ses saillies, prevoyait ses erreurs, les empechait meme plus souvent que n’auraient pu lc supposer ceux qui le connaissaient. Nos lecteurs jugeront mieux encore du caractere de miss Ophelia par ses actions. Nous la revoyons assise dans la chambre quelle occupait pendant la traversee; elle est environnee dune multitude de sacs de nuit, dc boites, de paniers, quelle sc hate d’attachcr ensemble avec des ficelles. — Allons, Eva, dit— elle , comptez vos affaires; vous n’y avez pas songe, j’en suis sure ; vous etes etourdie comme tous les enfants. Le sac en tapisscrie tache, lc carton bleu qui contient voire beau chapeau, ca fait deux; la made dc caout- chouc, trois; mon necessaire, mon carton, ma boite de cols, six; la petite malic dc cuir, sept. Ou avez-vous mis votre ombrelle?. .. Donnez-la-moi, que jc fcnvcloppe dc papier, et que je l’attache avec la mienne... — Mais, ma cousine, a quoi bon tout cela?. .. nous sommes a notre porte... — 11 faut prendre soin de ses effets, ma cherc, si on veut les conserver. Qu’est devenu votre de? — Jc ne sais pas, ma cousine. — dctrouvons-le ; examinons votre boite A ouvrage. Un de, dc la circ, deux cuillcrs, des ciseaux, un couteau, un paquet d’aiguilles. . . cest bicn tout. Que faisicz-vous, mon enfant, quand vous voyagiez avec votre papa?... Je suis stirc ([uc vous perdiez la moitie dc vos affaii’es. — C’cstvrai, ma cousine; mais papa m’en achetait d’autres, lorsque nous nous arretions quelque part; CHAP IT RE XV. 1 15 — Misericordc ! quelle maniere d’agir ! — Elle etait tres-commodc, ma cousine. — C’etait une etourderie impardonnable , repartit miss Ophelia. — Mais, cousine, repril l’enfant, comment allez-vous fairc? Cette malle cst trop pleine pour sc former. .. — II faut qu’elle se ferine, dit miss Ophelia d un ton imperieux en pcsant de toules ses forces sur lc couvercle. Cependant, cn depit de ses tcntatives reite- recs, une legere ouvcrture baillait cntre le dessus et la partic inferieure. — Eva, montcz ici ! s’ecria la couragcuse Ophelia. Cc qu’on a fait dcja pent se rccommenccr. Cette malle doit etrc fermee a clef, il n’y a pas a dire ! Intimidee sans doutc par tanl de resolution, la malle ceda. Lc loquet craqua en entrant dans lc trou de la serrure. Miss Ophelia tourna la clef, ct la mit triomphalement dans sa pochc. — Maintenant, nous voila pretes. Ou est votre papa?... Je crois qu’il serait temps de fairc cmportcr ccs hagages. .. Voycz-vous votre papa, mon enfant? — Oui ; il est la-bas dans la cabine des messieurs, en train de manger une orange. — Il ignore quc nous approchons. Ne fericz-vous pas bicn d’ alter lui parler? — Papa n’est jamais prcsse, dit Evangeline; cl puis nous ne sonmies pas encore an debarcaderc. Meltcz-vous a la fenetre, cousine, voila notre maison en liaut de ccttc rue. Lc steamer, en poussant de sourds grondcmcnts comme un monstrc fatigue, sc frayait un passage a travcrs les bateaux qui cncombraicnt les abords du quai. Evangeline indiquait avcc joic les cloclicrs, les monuments, les edifices, qui lui faisaient reconnaitre sa villc natale. — Oui, oui, ma cliere, dit miss Ophelia; c’est magnifique, assurement; mais, misericordc! lc bateau est arrete... ou est votre perc? Lc tumulte ordinaire d’un debarquement succeda a ces paroles. Des domesti- ques coururent de tous coles, dcs homines enlevercnt les malles, les caisses, les sacs de nuit; des femmes appelercnt avec anxiete leurs enfants, ct tout le monde se rua sur la planche qui menait a tcrre. — Faut-il prendre votre malle, madame? — Voulez-vous me charger de ces paquets? — C’est a moi que ca revient, madame. — Non, madame, c’est moi qui vais porter ca pour vous. Telles furent les paroles qui assaillirent miss Ophelia, qui, apres avoir range tous ses cffets en bataille, semblait disposee a les defendre jusqu’a la mort. Elle lit la sourde oreillc. Droitc comme une aiguille piquee dans une planche, tenant a la main son paquet d’ombrelles, elle repondit negativement, avec une resolu- tion propre a deconcertcr un coclier de fiacre. — Mais a quoi done pense votre papa? d isait— elle a Evangeline : il ne peut etrc tombe a l’eau, et, pourtant, il faut qu’il lui soit arrive quelque chose. En verite, je commence a m’inquieter. 116 LA CASE DU PERE TOM. Sur ccs entrefaites, Saint-Clare s’avanca (Tun pas indolent, et donna a sa fillcun quartier d’orange en disant : — Eh bien, ma cousine, je suppose que vous etrc prete? — Si je le suis! II y a pres d’une heure que je vous attends. — La voiture est la; la foule s’est ecoulee, et nous pouvons maintenant nous en aller tranquillement, sans elre bouscules. Ici, cocher! emportez cesbagages! — Je vais veiller a ce qu’on les place dans la voiture, dit miss Ophelia. — Bab! a quoi bon? rcprit Saint-Clare. — En tout cas, je vais emporter ceci, cela, et puis cela, dit miss Ophelia en mettant a part trois boites et un sac dc tapisserie. — Ma cliere cousine, il ne faut pas nous apporter ainsi les habitudes des monlagnes vertes. Adoptez un peu les mceurs du Sud, et ne vous promcncz pas avec tous ces fardeaux, qui vous feraient prendre pour une femme de cbambre. Donnez-les au cocher; il les emportera aussi douccment que des oeufs. Miss Ophelia jeta un coup d’ceil de desespoir sur Augustin, qui lui ravissait ses tresors : mais elle fut consolee par la pensee d’etre aupres d’eux dans la voiture. - — Ou est Tom? dit Evangeline. — Sur le siege, repondit Saint-Clare. Je veux lui donner la place de l’ivrogne qui nous a verses il y a quelque temps. — Ob! Tom fera un excellent cocher, dit Evangeline; je sais qu’il ne boit jamais. La voiture s’arreta en face d’une ancienne maison, batie dans ce style moitie francais, moitie espagnol, dont il reste encore des echanlillons dans diverses parties de la Nouvelle-Orleans. La cour, ou l’on penetrait par une porte cintree, etait un carre parfait, environne d’arcades mauresques. De freles piliers soute- naient des galeries ornees d’ arabesques, et rappclaient les romanesques splen- dcurs de la domination orientale en Espagne. Cette cour avait evidemment ete disposee pour satisfaire les caprices d’un liomme voluptueux et ami du pitfo- rcsque. Au centre, un jet d’eau s’elevait en pluie argentee, et retombait dans un bassin dc marbre entoure d’une large bordurc d’odoranlcs violettes. Dans l’eau du bassin, limpide comme le cristal, nageaient des milliers de poissons dores, qui etincelaient comme autant de joyaux vivants. La fontaine etait encadree d’une mosaiquc qui formait des dessins fantastiques ; un gazon, uni comme du velours vert, s’etendait a l’entour, et une voie carrossable regnait le long des portiques. Deux grands orangers, couvcrts de fleurs, jctaient sur cet ensemble une ombre delicicuse. Des vases de marbre, ranges en cercle a u tour du gazon et ciseles comme ceux de l’Alhambra, contenaient les plus belles plantes des tropiqucs. D’enormes grenadiers aux feuilles lustrees, aux fleurs ecarlates ; des geraniums, des rosiers courbes sous le faix de leurs touffes embaumees ; des jasmins d’Arabie au feuillagc sombre, seme d’etoilcs d’argent; des jasmins jaunes, des verveines, confondaient leurs parfums et leurs ombrages. Ca et la, d’antiques aloes dres- CHAP IT RE XV. 117 saienl bizarrcment leurs pointcs massives, mysterieux ot sombres comme de vieux cnchanteurs, regardant du liautde lcur grandeur la vegetation moins durable qui les entourait. Toutes les arcades etaient fcstonnees de tentures en tapisserics orientales, qu’on pouvait baisser a volonte pour interceptor les rayons du soleil. La residence tout entiere avait un aspect somptueux et romantique. Au moment ou Ton mit pied a terre, Evangeline cn extase avait Fair d’un oiseau pret a s’enfuir de sa cage. — Ma maison n’cst-ellc pas magnifique? dit-clle a sa cousine. — Elle est jolie, sans doutc, repondit miss Ophelia; mais je ne puis m’em- peeber de la trouver un peu paienne. Tom, en descendant du siege, promena autour de lui des regards pleins d’admiration. II jouit avec calme des beautes qui lui etaient offertes. Lc negro, il faut se le rappeler, est originaire des plus fecondes et des plus belles contrees du monde. II aime avec ardeur I’cclat, la richesse, l’etrangete. Cette passion a laquellc il s’abandonne sans reserve, et qui n’est point reglee par le gout, lui attire meme les railleries de la race blanche, plus froidc et plus methodique. Saint-CIarc, qui avait l’imagination poetique, sourit du jugement quo miss Ophelia avait porte sur sa propriety, et, se tournant vers l’esclave, dont la phy- sionomie etait radieuse de plaisir, il lui dit : — Tom, mon ami, cela parait vous convenir? — Oui, monsieur, ya me parait comme il faut. Cependant, une foule de servitcurs de tout age et de toutc taille se pressaient dans les galeries, au rez-dc-chaussee et au premier, pour voir rentrer leur mai- tre. Au premier rang etait un jeune mulatre , qu’on reconnaissait pour un per- sonnage de distinction a sa toilette recherchee, a ses habits coupes suivant la derniere mode, et au mouchoir de batiste parfume qu’il tenait avec grace a la main. Ce dignitaire, nomnie M. Adolphe, faisait tous ses efforts pour repousscr la multitude qui encombrait le vestibule. — En arriere! en arriere, tous! criait— il d’un ton imperieux. Vous me faites hontc, en verite! Osez-vous bicn vous immiscer dans les afAiires de votre maitre des les premiers instants de son retour? Etonnes de cette phrase elegante , les esclaves reculerent tous a une distance respectueuse, excepte deux robustes porteurs, occupes au transport des bagages. Grace a l’arrangement systematique de M. Adolphe, au moment ou Saint-Clare se retourna apres avoir paye le coclier, il n’eut devant lui que M. Adolphe en per- sonne, remarquable par sa veste de satin, sa cliaine d’or, son pantalon blanc, et l’exquise delicatesse de ses manieres. — Ah! e’est vous, Adolphe, dit son maitre en lui tendant la main, comment allez-vous, mon garcon? Adolphe debita avec volubilite un discours improvise, qu’il ruminait dans sa tete depuis une quinzaine. LA CASE DU PE RE TOM. 118 — C’cst bien, c’est bien, (lit Saint-Glare avcc son air habituel de negligence et de moquerie, votre harangue cst digne d’eloges, Adolphe. Veillcz a cc qu’on niette les bagages en place; dans une minute, jc vais etre aupres des domcstiques. 11 introduisit miss Ophelia dans un vastc salon, pendant qu’Eva, legere comine un oiseau , courait ouvrir la portc d’un boudoir ou etait couchee, sur un lit de repos , une grande femme bleme aux yeux noirs. — Maman ! dit Eva transportec d’aise en sc jet ant a son cou et en l’embrassant a plusieurs reprises. La mere l’embrassa languissannnent, et lui dit ensuitc : — C’est asscz, mon enfant; prcncz garde de me faire mal a la tete. Survint Saint-Clare, qui embrassa sa fcnnnc d une facon tout ortbodoxc et marilale, et lui presenta miss Ophelia. Marie Saint-Clare examina sa cousine avec une certaine curiosite, et la recut avec une indolente polilesse. Un groupe de domcstiques se montrait a la porle du vestibule; on y voyait entre autres une mulatrcssc d’un age mur, d’une physionomie prevenante, que l’attente et la joie faisaient trembler. — Voila Mammy! s’ecria Evangeline en se precipitant dans les bras de la mulatresse. Cclle-ci ne dit pas qu’elle avait mal a la tete : ellc etrcignit la petite fdlc en riant, en pleurant, de maniere a faire douter de sa raison. De Mammy, Eva passa a une autre, distribuant des poignees de main et des baiscrs. — Ma foi, dit miss Ophelia, les enfants du Sud font des ehoscs dont je serais incapable. — Quoi? demanda Augustin. — Jc suis bonne avec tout lc monde, et je ne voudrais nuire a personne; mais , quant a embrasser. . . — Des negres? vous ne sauriez vous y resoudre? — Vous l’avez dit. Comment pcut-elle faire? Saint-Clare sc mit a rire, et sc presenta aux nombrcux servitcurs qui 1’at- tendaient. — Hola! vencz tous, Mammy, Jemmy, Polly, Sukey! cria-t-il en donnant la main aux uns et aux autres; vous ctes done contents de voir votre maitre? Care, les enfants! ajouta-t-il en heurtant un petit garcon fuligineux qui se trainait sur les pieds et les mains. Si je marche sur quelqu’un, qu’on m’avertisse. Les esclaves rirent aux larmes et remercierent Saint-Clare, qui leur distribua de menues pieces de monnaie ; puis ils s’eloignerent, suivis d’Evangeline, qui portait dans un sac des pommes, des noix, des rubans, du sucre candi, des dcntellcs, des jouets de toutc espece, recueillis pendant son voyage. Tom, assez embarrasse de sa personne, se tenait dans un coin, et Adolphe, appuye contrc la rampc de l’cscalicr, le regardait avec une lorgnette, d’un air qui out fait bonneur a un dandy. — Eli bien, faquin, lui dit Saint-Clare en lui enlevant la lorgnette, est-ce CHAIMTRE XV. 115 ) ainsi quo vous vons pcrmcltcz dc trailer ma compagnic?. .. Quest-cc quc cost quo cclte belle vcsle dc satin brode? II me semble qu’clle cst a moi? — Oh! maitre, dit Adolphe, ellc elait toute tachce de vin, et vous n’auriez pu decemment la porter. Elle ne convenait plus qua un pauvre noir comine moi. En prononcant ces mots, Adolphe balanca la tele avec grace, etpassa la main dans ses chcveux parfumes. — Cc qui est fait est fait, reprit Saint-Clare. Je vais presenter Tom a sa mai- tresse, ctvous le conduirez ensuite a la cuisine. Ayez bien soin de nc pas prendre dc grands airs avec lui, il vaut deux frcluquets commc vous. — Maitre aime toujours a plaisanter, dit Adolphe cn riant : jc suis enchante de le voir d’aussi bonne humeur. — Vcncz, Tom, dit Saint-Clare. Tom entra dans Fappartement. Les lapis mocllcux, les glaces, les tableaux, les statues, les rideaux, le frapperent d’etonnement. II resta stupefait, comme la rcine dc Saba devant Salomon. II osait a peine poser le pied sur le sol. — Marie, dit Saint-Clare a sa femme, jc vous ai enfin achetc un bon cocher. 11 n’a pas son pareil pour la sobriete; il est aussi noir ct vous menera aussi dou- cemcnt qu’un corbillard. Ouvrez les yeux, regardez-lc, et ne dites plus quc jc 11 c songe jamais a vous quand jc suis absent. Marie leva les yeux, et les fixa sur Tom. — Jc suis sure qu’il sc griscra, dit— ellc. — On m'a garanti sa piete et sa temperance. — Jc souhaite qu on nc vous ail pas trompe; mais j en doute. — Adolphe, reprit Saint-Clare, mcncz Tom en has, et souvenez-vous de ma rccommandation. Adolphe sc rctira en sautillant, ct Tom le suivit d un pas lourd. — C’cst un vrai mastodonle, dit Marie. — Allons, ma cherc, lit Saint-Clare s’asseyant sur un tabouret aupres du sofa, soycz gracieuse, ct dites quelquc chose d’agreable a votre ami. — Vous etes rcste dehors quinze jours de plus quc le temps fixe. — Je vous cn ai ecrit les motifs. — Votre lettre etait si courtc, si froidc! — Mon Dieu! la malic partait; il faliait donner cctte lettre telle quelle, ou rien. — On a toujours dcs pretextes pour allongcr les voyages et raccourcir les lettres. — Tcncz, dit Saint-Clare cn montrant A Marie unc hoite dc velours, voici un present que je vous ai apportc de New- York ; cest un daguerreotype, aussi (ini qu’une gravure, ou je suis represente avec Eva. Marie regarda le portrait d’un air mecontent. — - Pourquoi avoir pris unc position si gauche? dit— elle. — La position peut n etre pas du gout dc tout le monde; mais que dites-vous de la ressemhlancc? 120 LA CASE DU PERE TOM. — Si moil opinion vous est indifferente dans un cas, je suppose quelle doit l’etre egalement dans l’aulre, dit la dame en remettant le daguerreotype dans sa boite. — Que lc diable t’emporte! pensa Saint-Clare; mais il ajouta tout haut : — Allons, Marie, point de mauvaises chicanes, quc pcnsez-vous dc la ressemblance? — Vous avez grand tort, Saint-Clare, d’exigcr de moi que je m’occupc de pareilles bagatelles. Vous savez que j’ai eu la migraine toute la journee ; et il y a eu tant dc vacarme ici depuis voire arrivee , quc je suis a moilie morte. — Vous etes sujette a la migraine, madame? dit miss Ophelia sortant brus- quement des profondeurs d’un fauteuil oil elle etait assise, occupee a dresser l’inventaire des mcubles et a en calculer le prix. — Oui, rcpondit Marie, j’en souffre comme une marlyre. — Lc the de genievre est excellent contre cette affection , dit miss Ophelia ; c’est du moins ce que m’a souvent affirme la femme d’ Abraham Perry, et elle savait soigner les malades. Saint-Clare sonna gravement, en disant : — Je ferai recolter tout expres les premieres baies de genevrier qui muriront dans moil jardin, et sur les Lords du lac. En attendant, cousine, vous devez avoir besoin de vous reposer des fatigues du voyage... Adolphe, dites a Mammy de venir. La mulatresse qu’Evangeline avait si tendrement embrassee parut, coiffce d’un grand turban rouge et jaune dont l’enfant venait dc lui faire present. — Mammy, dit Saint-Clare, je confic cette dame a vos soins. Elle est lasse, et desire se reposer. Conduisez-la a sa chambre, et veillez a ce qu’il ne lui manque rien. Et apres avoir pris conge dcs deux epoux, miss Ophelia suivit la mulatresse. CHAPITRE SE1ZIEME. LA MA1TRESSE DE TOM. — A present, Marie, dit Saint-Clare, des jours lieurcux vont luire pour vous. Voire cousine de la Nouvellc-Anglelerre est une femme positive, entenduc. Elle vous dispenscra de tous les soins du menage; elle reglera votre budget, vous pcrmcttra dc vous reposer, vous donncra le temps d’etre jcune et belle. 11 faudra d’abord lui remeltre les clefs en ccremonic. Ccs observations ctaient failcs a dejeuner quclqucs jours apres Farrivee de miss Ophelia. — Elle est la bienvenue, dit Marie appuyant noncbalamment sa tele sur sa main. Elle s’apcrccvra, je crois, d’unc chose, c’est quc ce soul les mattresses qui sont les csclavcs ici. C H A P I T It E X V I. 121 — Oh ! ccrlcs , cllc s’cn aperccvra, ct decouvrira bien d’autres verites. — On nous rcproche de gardcr des esclaves, comme si nous lcs avions pour notre avantagc, dit Marie. Si nous no consullions que. noire interet, nous lour donnerions a tous la liberie. Evangeline fixa ses grands yeux pleins de gravite sur lcs traits de sa mere, cl dit avcc simplicity : — Pourquoi done les gardez-vous, maman? — Je ne sais trop; car ils font le malheur de ma vie. Ce sont eux surtoul, j’en suis convaincue, quime rendent malade. All ! les etres insupportables ! — Quelle mouclie vous a piquee ce matin? s’ecria Saint-Clare. Vous nerendez pas justice a vos noirs. Est-ce que Mammy, par cxcmple, n’est pas la meilleure des creatures? Vous scrait-il possible de vous en passer? — Je rcconnais les qualites de Mammy; mais, comme tous les gens de cou- leur, elle est dun egoisme!... — Ah! l’ego'isme est un grand defaut, dit gravement Saint-Glare. — N’est-ce pas une horreur, reprit Marie, de dormir si profondement toutes les nuits? Mammy sait quit me faut des soins presque a toute beure, et pourtant elle ne se decide jamais a sc lever. Si je suis ce matin plus malade qu’a l’ordi- naire, e’est a cause des efforts que j’ai dii fairc pour la reveiller. — N’a-t-elle point dernierement passe plusicurs nuits blanches aupres de vous? demanda Evangeline. — Comment le savez-vous? dit Marie avec aigreur : elle se plaint done a vous? — Elle ne se plaint pas; seulement elle nni dit que vous avicz passe succes- sivement de fort mauvaises nuits. — Pourquoi Jeanne ou Rosa ne la remplaccnt-elles pas, dit Saint-Clare, atm de la laisser reposer ? — Comment pouvez-vous faire une proposition pareille? En verite, Saint- Clare, vous etes bien irreflechi. Je suis si nerveuse, que le moindre souffle m’agace, cl la presence d’une personne a laquelle je ne serais pas habituee me donnerait des convulsions. Si Mammy avait de l’inleret pour moi, elle se reveil- lerail plus aisement. J’ai enlendu parlor de gens qui avaient des serviteurs de- vours ; mais j’en suis reduile a envier leur sort. Marie soupira. Miss Ophelia avait ecoute ce dialogue d’un air de finesse et de dignite, sans y prendre part. Avant d’exprimer line opinion, elle voulait observer les positions et savoir a quoi s’en tenir. — Mammy a quelques qualites sans doute, reprit Marie : elle est douce et respectueuse, mais fonciercmcnt egoiste. Elle ne pout se consoler d’etre separee de son mari. Voyez-vous, lorsque, apres mon mariage, je vins habitcr la Non- velle-Orleans, j’ai ete obligee do l’emmener, et mon pere ne pouvait se passer de son mari, habile forgeron, dont les services etaient indispensables. Je laebai de decider Mammy a rompre franebement son union. Je suis facliee de n’ avoir pas insiste, car je l’aurais mariee a un autre; mais j’ai taut d’iudulgence ! Je dis a 16 122 LA CASE DU PURE TOM. Mammy qu’elle no devait pas s’altendre a revoir son epoux plus d’unc on deux fois dans sa vie; que Pair du pays de mon pere etant contraire a ma sante, jc n’y retournerais pas. Jc lui conseillai de se pourvoir ailleurs; croiricz-vous qu’elle s’y refusa? Moi seule sais a quel point elle est entetee. — A-t-elle des enfants? demanda miss Ophelia. — Oui, elle en a deux. — Elle doit etre privee de ne plus les voir. — Je ne pouvais pas les emmener. C’etaient deux petits etres malpropres, dont la vue me faisait liorreur, et qui d’ailleurs lui prenaient trop de temps ; mais jc crois que Mammy a toujours conserve un chagrin secret de toute cetle affaire. Elle n’a pas voulu prendre un autre epoux; et quoiqu’clle sache combien elle m’est necessaire, combien ma sante est delabree, je crois que demain, si elle pouvait, elle retournerait aupres de son mari. Ah! les meilleurs negres sont d’un epou van table egoisme ! — On ne peut y songer sans fremir, dit sechement Saint-Clare. Miss Ophelia le regarda d’un ceil penetrant. II avait la figure animee par un depit concentre, et un sourire sarcastique plissait ses levrcs. — Mammy a toujours ete ma favorite, dit Marie. Je voudrais pouvoir montrer a vos domestiques du Nord ses robes de soie et de mousseline, ses mouchoirs de batiste. J’ai passe qnelquefois la moitie de la journee a lui arranger ses chapeaux. Toujours bien Iraitee, elle n’a pas recu le fouet plus de quatre ou cinq fois dans sa vie. Elle a tous les matins du the ou du cafe ties -forts, avec du sucre blanc. C’est un grand abus sans doute ; mais Saint-Clare veut qu’on mene grand train a la cuisine, ou ehacun fait ce qu’il lui plait. La verite est que nos eselaves sont gates; et si on a tant d’egoisme a leur reprocher, c’est un peu de notre faute. Mais j’en ai si souvent parle a Saint-Clare, que j’en suis fatiguee. — Et moi aussi, dit Saint-Clare en prenant un journal. Evangeline avait ecoute sa mere avec l’expression de mysterieuse reverie qui lui etait particuliere. Elle s’approcba doucemenl de Marie, et se mettant sur ses genoux , elle lui dit : — Maman , ne pourrais-je prendre soin de vous une seule nuit, lien qu’une seule? Je sais que je n’irriterais pas vos nerfs, et que je ne dormirais pas. Je passe souvent des nuits sans dormir, a penser. — Quelle folie! dit Marie. Vous etes une etrange enfant! — Me le permettez-vous, maman? reprit timidemenl la petite fille. Mammy ne se porte pas bien, elle m’a dit bier qu’elle avait mal a la tete. — Encore un caprice de Mammy ! Tous ces negres se croient morts quand ils ont le moindre mal a la tele ou au doigt. Jc ne le supporterai jamais, non, ja- mais ! J’ai des principcs bien arretes la-dessus, miss Ophelia, et vous compren- drez que c’est de toute necessite. Si vous encouragez vos serviteurs a se plain- dre des plus legercs indispositions, a exprimer les moindres desagrements qu’ils eprouvent, ils vous en rebattront les oreilles du matin au soir. Pour ma part, je CHAP1TRE XVI. 123 no me plums jamais ; personnc ne sait ce que j’endure ; je crois quc mon devoir cst de supporter patiemment mes peines, ct e’est aussi ce que jc fais. A cette etrangc peroraison, les yeux ronds de miss Ophelia peignirent sans detour un ctonnement si comique, que Saint-Clare nc put retenir un eclat de rirc. — Saint-Clare rit loujours , reprit Marie d’une voix d’agonisante, quand je fais allusion a ma mauvaisc sante ! Je souhaite qu’il ne vienne pas trop tot un jour ou mes plaintes soient justifiees. Marie porta languissamment un mouchoir a ses yeux, et il y eut un moment de silence, apres lcqucl Auguslin se leva. II consulta sa montre, et dit qu’il etait oblige de sortir pour une affaire importante. Evangeline le suivit ; Marie et miss Ophelia rest&rcnt scules a table. La premiere, des que l’epoux fut parti, se liata de retircr son mouchoir, desormais inutile , puisque le coupable pour lequel cllc posait avait disparu. — Voila hien Saint-Clare ! dit-elle. II ne se rendra jamais compte de ce quc je souffre , de ce quc j’ai souffert depuis longues annees. Si j’etais de ces femmes qui gemissent sans ccsse, qui cricnt pour la moindre indisposition, je le conce- vrais ; un homme se lasso bien naturellement d une femme qui se plaint toujours ; mais j’ai garde le silence sur mes douleurs, je les ai courageusement etouffees, ct mon mari a fini par s’imagincr que j’etais capable de tout supporter. Miss Ophelia nc savait pas precisemcnt quelle reponse elle devait faire. Pen- dant qu’elle y revait, Marie essuya ses larmes ct rajusta ses vetements, a peu pres de meme qu’une colomhe lissc ses plumes apres un orage. Elle entra ensuite dans de longues explications sur les arinoircs, les commodes, le linge, les garde- mangers, les fruitiers, dont il etait convenu que miss Ophelia prendrait soin. Ses recommandations, observations, injonctions, furent tellement multiplies, qu’elles auraient houleverse le cervcau d une femme moins systematique que fin— digene de Vermont. — Je crois que je vous ai tout dit, ajouta Marie. La premiere fois que je tom- berai malade, vous pourrez agir sans me consulter. Seulement, ayez l’oeil sur Eva ; elle a besoin de surveillance. — Il me semble quelle a le meilleur caractere du monde. — Elle est tres-originale, dit sa mere. Ilya chez elle des particularity si excentriques, que je n’y comprends absolument rien. Elle ne me ressemble pas du tout. Marie poussa un profond soupir, conime si e’eut ete reellement une circonstance des plus fachcuscs. Mis Ophelia se dit qu’il etait heureux pour l’enfant de nc pas rcssembler a sa mere ; mais la prudence l’cmpecha d’exprimer tout haut cette opinion. — Eva a toujours aime la societe des domestiques, et cela n’a peut-etre pas d’inconvenicnts. Moi-meme je jouais avec les petits negres de mon pere , et je n’y voyais aucun mal. Mais Eva se met sur le pied de l’egalite avec tous ceux qui LA CASK DU PE HE TOM. 1 1 \ l’approchcnt; cost une elrange manic dont jc n’ai pu la deshabituer, et que son pore a l air d’approuver. Le fait cst (pic Saint-Clare gate tout ce qui est chcz lui, exccplc sa femme. Miss Ophelia continua a gardcr le silence de la tombe. — Voyez-vous, reprit Marie, il n’y a qu’une chose a faire avec les esclaves : e’est de leur faire sentir leur inferiorite, et de les mater solidement; cela m’etait naturel des mon enfancc. Mais Eva est capable de jeter le desordre dans toutc une maison ; quand elle sera a la tete de celle-ci, je ne sais ce qui arrivera. Je lie demande pas mieux que d’etre bonne avec mes domestiques ; mais il faut savoir les mettre a leur place. Eva ne le sait point; il n’y a pas meine moyen de lui faire comprendrc ce que e’est que de mettre un domestique a sa place. Vous l’entendez me proposer de me vcillcr la nuit pour laisser dormir Mammy ! voila un echanfil- lon de la conduite qu’elle tiendrait si on l’abandonnait a elle-memc. — Mais, ditmiss Ophelia, je suppose que vous regardez vos esclaves connue des creatures bumaines qui doivent avoir quelquc repos quand elles sont fatiguees. — Assurcmcnt ; jc leur accordc volontiers tout ce qui peut contribuer a leur bien-elre sans les eloigner de leur devoir. Je ne m’oppose pas a ce que Mammy domic dans un temps ou dans un autre ; elle ne mourra jamais faute de sommeil, car elle dort assise, debout, en marchant, a toute heure el partout. Mais il est vraiment ridicule de trailer des esclaves comme des fleurs exotiques ou des vases de porcelaine. Marie sc plongea dans les profondeurs d’un volumineux coussin, respira les sels contcnus dans un flacon en cristal laille, et reprit d’une voix faiblc : — Vous voyez, cousine Ophelia, que je ne parlc pas souvent de moi ; ce n’est pas mon habitude, cela ne m’est pas agreable, et jc n’ai pas meme la force de le faire. Mais je ne suis pas d’accord avec Saint-Clare sur les points que je vous ai indiques. Saint-Clare ne m’a jamais comprise, jamais appreciee, et e’est la prin- cipal cause de mes souffrances. Il a de bonnes intentions, j'en suis convaincue; mais les hommes sont tous foncierement egoisles et inconsideres envers les fem- mes ; telle est du moins mon impression. Miss Ophelia, comme la plupart de ses compatriotes de la Nouvelle-Anglelerre, craignait a l’exces de s’immiscer dans des discussions de famillc. Elle previt qu’elle etait menacee d’une fdcheuse confidence ; aussi se composa-t-elle un visage im* passible. Pour mieux prouver sa neutrality, elle lira de sa poclic un bas qu’clle tenait en reserve comme spccifique conlrc l’oisivete, et se mit a tricoter avec ener- gie. Ses levrcs serrees disaient aussi clairement que ses paroles : «N’essayez pas de me faire causer ; jc ne veux pas me meler de vos affaires. » Elle temoignait aussi peu de sympathie qu’un sphinx de pierre ; mais Marie ne s en inquietapas ; elle trouvait a qtii parler ; elle croyait de son devoir de parlcr, et elle poursuivit son discours apres avoir respire de nouveau son flacon pour sc donner dcs forces. — Voyez-vous, dit— elle, lorsque j’ai epouse Saint-Clare, jc lui ai apporte en dot mes biens et mes esclaves, et j’ai legalemcnt le droit d’en user & ma fantai- G II A PIT II E XV I. J 25 sic. Saint-Glare a sa fortune et scs csclavcs, je serais charme quit appliquat sur eux seuls son systeme; mais il s’occupc aussi des miens. It a des idees cxtrava- gantes sur beaucoup de sujets, et particuliercment sur la maniere de mener des csclaves. On dirait qu’il les met au-dcssus de lui et au-dessus de moi. 11s lui donnent souvent de l’embarras, et il lc tolere. Sous certains rapports, Saint- Clare a reellement des opinions qui m’epouvantent; il a decide, quoi qu’il ad- vicnnc, quc pas un coup ne serait donne dans la maison, a moins que ce ne soit de sa main et de la miennc. Qu’cn resulte-t-il ? Vous lc voyez ! Mon mari ne frapperait pas ses negres, quand meme ils lui marcberaient sur le corps, et pour moi il y aurait de la barbaric a me demandcr un pareil effort physique. Gcs csclaves, vous le savez, ne sont que de grands enfants. — Jc n’en sais ricn et j’en rends graces au ciel, dit laconiquement miss Ophelia. — Vous l’apprendrez a vos depens, si vous restez ici. Vous ne pouvez vous tigurer la stupidite irritante, la negligence, l’ingratitude de ces miserables. En traitant ce sujet, Marie semblait recouvrer miraculeusement ses forces et oublier son ctat valetudinaire. — Vous n’avez pas idee, reprit-elle, dcs epreuves journalieres auxquelles ils soumettent unc maitresse de maison. Jc in’cn plains a Saint-Glare; mais a quoi bon? 11 pretend quc nous les avons fails ce qu’ils sont, et qu’il faut les accepter tels quels. Il soutient que leurs defauts viennent de nous , et qu’il serait cruel de punir des fautes dont nous sommes complices. 1 1 dit encore que nous n’agirions pas mieux a leur place ; commc si Ton pouvait les jugcr d’apres nous ! — Est-ce que vous ne croyez pas quc lc Seigneur les ait crees du meme sang quc les blancs? — Non vraiment ! La plaisantc doctrine ! Ils sont d’une race degradec. — Est-ce que vous ne croycz pas qu’ils aient des ames immortelles? repartit miss Ophelia avee une indignation croissante. — Si fait, repliqua Marie en baillant, personne n’en doute ; mais vouloir les comparer a nous, les regarder conmie nos egaux, e’est une utopie chimerique. Saint-Glare s’est permis d’avancer que separer Mammy de ses enfants, e’etait ab- solument la meme chose que me separer des miens. Quelle absurdite ! Mammy ne peut avoir les memes sentiments quc moi; nous differons essentiellement , quoi qu’cn dise mon epoux. Est-ce que Mammy peut aimer ses vilains petits ga- mins conmie j’aime Eva? Et pourlant Saint-Glare a voulu me persuader qu’il ctait de mon devoir, avec ma faible sante, de renvoycr Mammy dans sa famille! G’en etait trop!... Jc ne fais pas toujours connaitre ce que j’eprouve : jc souffre en silence, avec resignation; mais quand il m’a fait cette proposition, oh! alors, je n’ai pu m’cmpecher d’eclatcr. Il ne m’en a plus reparle, mais il yrevient, de temps en temps, par allusion; je m’apcrcois qu’il y pense toujours, et j’en suis revoltee ! Miss Ophelia n’osa pas repliquer a Cette sortie; mais la precipitation avec 126 LA CASE DU PURE TOM. laquclle clle conduisait scs aiguilles avail une eloquence que Marie etait incapable de comprendre. — Vous voyez done, continua-t-elle, quelle maison vous avez a administrer. Point dc regies, point d’ordre; dcs esclaves qui font toutes leurs volontes, excepte quand je me sens assez de force pour m’occuper du menage. Quelquefois jc prends le nerf de boeuf; mais la plupart du temps jc suis trop faible pour en user. Ah! si Saint-Glare voulait imiler les autres proprietaires!. . . — Que font-ils? — Ils envoient leurs negres a la Calebasse, ou on les fouette. C’cst le seul moyen d’en venir a bout : si je n’etais pas une pauvre et faible femme, commc je les ferais marcher ! — Mais comment Saint-Clare parvient-il a obtenir l’obeissance? Vous m’avez dit qu’il ne frappait jamais. — Les homines ont quelque chose de plus imposant que nous, vous le savez ; il leur est plus facile de commander le respect. D’ailleurs, si vous avez remarque ses yeux, on dirait qu’ils dardent dcs etincelles quand il parle d’un ton resolu. J’obtiens moins en me mettant en colere que Saint-Clare avec un coup deed ; mais vous vous apercevrez qu it est de toute impossibility dc dompter les negres sans severite, ils sont si mediants, si fourbes, si paresseux! — Vieille chanson ! dit Saint-Glare apparaissant tout a coup. Quel compte ils auront a regler au dernier jour, surtout a cause de leur paresse ! Ils sont vraiment inexcusables , car Marie et moi sommes loin dc leur en donner l’exemple. En disant ces mots, il s’etendit sur un canape en face de sa femme. — Que vous etes mediant, Saint-Clare! — Moi ! je croyais, au contraire, bien parler, car j’abonde dans voire sens; je me suis done trompe? — En verite , il semble que vous vouliez me mettre de mauvaise humeur. — Dieu m’en preserve! il fait cliaud, et je viens d’avoir avec Adolphe une longue querelle qui in’ a fatigue a l’exces. Soyez done aimable, je vous prie, et honorez votre ami d’un sourire. — Qua fait encore Adolphe? dit Marie. L’impudence de ce mulatre devient intolerable; et s’il etait un moment sous ma direction absolue, je me chargerais de le reduire ! — Ce que vous dites, ma chore, est marque au coin de votre perspicacity ha- bituclle. Void ce qui a excite mon mecontentement : Adolphe s’est etudie si long- temps a imiter mes graces et mes perfections, qu’il a fini par se prendre pour son maitre , et j’ai ety oblige dc l’avertir de son erreur. — Comment cela? demanda Marie. — J’ai du le prevenir que je tenais a conserver au moins quelques-uns de mes habits pour mon usage personnel. Je l’ai invite a etre moins prodigue d’eau de Cologne, et a sc contentcr d’unc douzaine de mes mouchoirs de batiste. CHAPITRE XVI. 127 Adolphe les portait avec une arrogance que j’ai reprimee par des reproches tout patcrncls. — 0 Saint-Clare, quand done traitcrez-vous convenablement vos domes- tiques? Votre indulgence envers eux est une abomination ! — Apres tout, si ce pauvre diable cherche a rcssembler a son maitre, ou est le mal? Si, faute d une education suffisante, il fait consister son bonbeur en eau de Cologne et cn mouchoirs dc batiste, pourquoi ne lui en donnerais-je pas? — Mais pourquoi son education a-t-clle ete negligee? dit resolument miss Ophelia. — Parce que ses maitres sont paresseux, ma cousine ; la paresse perd plus dames que vous ne pouvez en corrigcr. Sans la paresse, je serais moi-memc presque un ange. Le vieux docteur Botherem, votre compatriote, qualifie la paresse d’essence dc mal moral, et il a raison. — Les proprietaires d’esclavcs assument une lourde responsabilite, je ne l’ac- cepterais pas pour tous les tresors du monde! repartit miss Ophelia incapable de deguiscr plus longtemps les pensees qui l’assiegeaient. Vous devez instruire vos esclaves, les traitcr en creatures raisonnables, douees d’une ame immortelle, avec lesquclles vous comparaitrez devant le tribunal de Dicu. — Allons, allons, dit Saint-Clare cn sc levant precipitamment, avant de nous juger altendez que vous nous connaissicz. 11 se mit au piano, et joua un air vif et sautillant. Il avait un doigter brillant; ses mains couraient sur les touches avec une legerete d’oiseau, sans que son jeu perdit rien sous le rapport de la fermete. Il executa successivement divers mor- ceaux, commc un bomme qui cherche a se mettre de bonne bumeur; puis, fer- mant ses cahicrs, il dit gaiement : — Ma cousine, vous nous avez donne une bonne lecon , et je ne vous en estime que mieux. C’est une perle de verite que vous m’avez jetee au nez; mais elle a touche si juste, que j’ai ete un moment etourdi du coup. — Pour ma part, reprit Marie, je ne partage pas entierement cet avis ; per- sonne ne fait plus que nous pour ses esclaves, mais ils n’en profitent pas : au contrairc , je leur ai parle si souvent de leurs devoirs , que j’en ai ete maintes fois enrouee ; je leur permets d’aller a l’eglise , quoiqu’ils ne comprennent pas une syllabe du sermon; ils ont done tous les moyens possibles de s’ameliorer : mais, comme je l’ai dit, c’est et ce sera loujours une race degradee. Vous n’en ferez jamais rien, malgre tous vos efforts. Je le sais par experience, cousine Ophelia , moi qui suis nee et qui ai ete elevee avec eux. Miss Ophelia, croyant en avoir dit assez, jugea a propos de se taire, et Saint- Clare siffla un air. — Saint-Clare, dit Marie, je vous prie dc ne pas siffler; vous augmentez ma migraine. — Je cesse, ma chere ; y a-t-il encore quelque chose que vous desiriez que je fasse? 128 LA CASK DU PER-E TOM. — Jc vous prierai d’avoir un peu de sympalhie pour mcs souffranccs; vous no les avez jamais comprises ! — Oh ! chcr ango accusateur ! — Vous m’irritez en me parlant do la sorte. — Alors, comment voulez-vous quo je vous parle? Je suis dispose a prendre le Ion qui vous plaira. Le bruit de rires joyeux qui partaient de la cour penetra a travers les rideaux de soie. Saint- Clare alia soulever la draperie, et fut aussi saisi d’un acces d’hilarite. — Qu’y a-t-il? dit miss Ophelia en courant au balcon. Tom etait assis dans la cour sur un siege de mousse, il avait des bouquets de jasmin a toutes ses boutonnieres; Evangeline lui passa unc guirlande de roses autour du cou, et s’assit sur ses genoux en riant. — 0 Tom, lui dit-elle, quelle drole de figure vous avez! Tom prenait autant de plaisir quc sa jeune maitresse a la plaisanterie, et sou- riait d’un air de bienveillance. Quand il apercut son maitrc, ses yeux semblerent reclamer de findulgence. — Comment pouvez-vous tolerer cela? demanda miss Ophelia. — Et pourquoi pas? dit Saint-Clare. — Je ne sais, mais cela m’effraye ! — Vous verriez sans inquietude un enfant caresser un gros chien; mais si, a la place d’un animal, c’est un etrc capable de penser, de raisonner, de senlir, vous fremissez. Quelle inconsequence! Je vous connais bien, vous autrcs, Ame- ricains du Nord! vous detestez l’csclavage, mais vous avez involontairement des prejuges contre les esclaves; vous en avez meme plus que nous, en qui l’habi- tude opere ce que devrait operer le cliristianisme. Vous ctes indigncs de l’oppres- sion des noirs, et pourtant ils vous inspirent autant d’borreur que des crapauds on des serpents. Vous ne voudriez pas les voir maltraiter, et pourtant vous repugneriez a avoir le moindre rapport avec eux. 11 faudrait, pour vous complaire, les envoyer en Afrique, bien loin de vos yeux, et leur dcpecher quelques mis- sionnaires, qui se chargeraicnt de leur education. N’est-ce pas ainsi? — Il y a quelque verite dans ce que vous dites, repliqua miss Ophelia apres avoir reve un instant. Saint-Clare sc peneba sur le balcon pour regarder Evangeline, qui se prome- nait en tenant Tom par la main. — Quc feraient les pauvres et les malheureux sans enfants? dit-il. Les enfants sont les seuls vrais democrates. Tom est un heros pour Eva ; les bistoires qu'il raconte soul des merveilles a ses yeux ; les bymnes metbodisles qu’il chante sont preferables pour ellc a un opera ; les petits jouets qu’il a dans sa poclic valent pour ellc les plus precieux bijoux. Eva est une de ces roses de l’Eden que le Sei- gneur a semees sur la terre pour les homines de condition inferieure. EVANGELINE LUI PASSA EN RIANT UNE GUIRLANDE I)E ROSES AUTOUR DU COU CHAP1TUE XVI. 120 — C’esl etrange, mon cousin, dit miss Ophelia, cn vous entendant on croi- rait parfois que vous avez de la religion. — Malheurcusemenl je ne pratique pas. Shakspeare fait dire a l’un de ses per- sonnages : a J’aime mieux enseigner lc bien a vingt personnes que d’etre one des vingt qui suivront mes enseignements. » II n 1 y a rien de tel que la division dn travail : mon fort est de parler, ma cousine, et le votre de pratiquer. Conimc on le voit par ce qui precede, la situation de Tom etait tolerable. L’amitie que lui portait Evangeline, celte reconnaissance instinctive d’un caractere genereux, l’cngagerent a demander a son pere que le nouvel esclave l’accompa- gnat loutes les fois qu’elle avait besoin d’escorte dans ses promenades. Tom recut l’ordre de negliger ses autres occupations pour se mettre a la disposition de miss Eva, ct Ton se figure sans peine que cet ordre ne lui fut nullement desagreable. On l’habilla proprement des pieds a la tete. Les services qu’il eut a rendre a l’ccurie, reduits a une inspection quotidienne , furent une veritable sinecure. Marie declara qu’elle n’entendait pas qu’il apportat avec lui une odeur de fumier; elle demanda qu’on lc dispensat de toute fonction capable de le lui rendre des- agreable; elle dit que si elle respirait des odeurs nauseabondes, la secousse imprimee a ses nerfs mettrait infailliblement un terme a ses souffrances ter- rcslrcs. En consequence, Tom eut un habit de drap brosse avec soin, un chapeau de castor, des bottes cirees, un col, des manchcttes irreprocbables ; et ainsi velu, avec sa bonne figure noire, il avait l’air assez respectable pour occuper le siege episcopal de Carthage, qu’obtinrent autrefois des gens de sa couleur. Et puis, il habitait un charmant sejour : consideration a laquelle sa race n’est jamais indifferente. Il jouissait doucement des fleurs, des oiseaux, des fonlaines, de la lumiere, des tentures de soie, des tableaux, dcs lustres, des statuettes, dcs dorures , qui faisaient du salon une sorte de palais d’Aladin. L’Afrique aura son tour dans la marche de la civilisation, et quand elle se sera rclevee dans l’echclle humaine, la vie s’y eveillera avec une splendcur ct une magnificence inconnues aux froides tribus de l’Occident. Sur cette terre de l’or ct des pierreries, dcs epices et des palmiers, des fleurs merveilleuscs, de la pro- digieuse fecondite, naitront de nouvelles formes d’art. La race negre, cessant d’etre meprisee et foulee aux pieds, nous apportera peut-etre les dernieres et les plus belles revelations de l’activite humaine. On verra fructifier les qualites qui distinguent les noirs, leur douceur, leur docilite, leur simplicity enfanline, leur caractere affectueux, leur facility a pardonner, leur deference pour la superiority de l’intclligence. Dieu, qui cliatie ceux qu’il aime, a peut-etre impose tant de miseres a la pauvre Afrique pour en faire un jour, apres la chute dcs royaumes et des empires , la plus grande et la plus noble des nations. Ce n’etait pas de ces idees que se preoccupait Marie Saint-Clare en finissant sa toilette, un dimanche matin, pour se rendre a l’eglise ; elle s’etait couverte de diamants, de soie, de dentelle. Marie se faisait un devoir de montrer beaucoup de picte lous les dimanchcs. Elle etait si bien dans sa stalle! elle avait tant d’ele- 17 130 LA CASE DU PEUE TOM. gance ct dc souplcssc dans les mouvcmenls! elle se drapait avec taut dc gout dans l’echarpc de dentelle qui l’enveloppait comine un brouillard ! Miss Ophelia formait avec elle un parfait contraste : l indigenc de Vermont avait aussi une robe de soie et un mouchoir brode; mais elle etail roide, guindee, anguleuse, tandis que sa compagne possedait toutes les graces, a l’cxception dc la grace de Dieu. — Ou cst Eva? dit Marie. — L’enfant, repondit miss Ophelia, s’est arretee sur l’escalier pour dire quelque chose a Mammy. Voici ce que l’enfant disait : — Chore Mammy, jc sais que vous avez bien mal a la tete; cette sortie va vous faire du bien, mais prenez mon flacon de scls. — Quoi ! repliqua la mulatresse, ce job bijou d’or si brillant ! Ah! miss, je ne puis accepter votre offre. — Pourquoi? vous avez bcsoin de ce flacon, qui ne me sert a rien. Ma mere l’emploie toujours contre le mal de tete. Prenez-le pour me plaire. A ces mots, Evangeline lui mit le flacon dans le sein, l’embrassa et courut rejoindrc sa mere. — Vous etes en retard, dit celle-ci. — • Jc me suis arretee pour remcttre a Mammy mon flacon, quelle va emporter ii l’eglise. — Votre flacon d’or a Mammy ! s’ecria Marie en frappant du pied ; quand saurez-vous done ce qui est convenable? Allez le lui reprendre tout de suite. Eva prit une mine piteuse en sc disposant a retourner sur ses pas. - — Marie , dit Saint-Glare , laissez-la libre. - — Ah! Saint-Clare, comment fera-t-elle son clicmin dans le monde? - — Dieu le sait! mais elle fera son chemin dans le ciel mieux que vous ou moi. — Oh ! papa, dit Evangeline, vous faites de la peine a ma mere. — Eli bien, cousin, dit miss Ophelia en se tournant vers Saint-Clare avec la roideur d’un soldat qui fait un demi-tour a droite, etes-vous pret a partir pour l’eglise ? — Je vous remercie, je n’y vais pas. — Je voudrais que Saint-Clare se decidal it venir aux offices, dit Marie, mais il n’a pas un atome de religion ; e’est vraiment deplorable et contraire aux usages des gens comme il faut. - — Jc le sais, dit Saint-Clare ; vous autres dames, vous allez a l’eglise pour y apprendre comment on se conduit dans le monde et pour vous y faire remarquer. 8i j’assislais au service divin, ce serait dans le meme temple que Mammy; il y a lit du moins dc quoi tenir un homme eveille. — Quoi! s’ecria Marie, vous aimeriez entendre braillcr les methodistes? — Leur animation vaut mieux que le calme plat des cgliscs a la mode, ou je ne mettrai jamais le pied. Tencz-vous a y paraitre, Eva? Itestez a la maison et jouez avec moi. CHAPITRE XVI. 131 — Merci, papa, mais jc preferc aller a l’cglisc. — Pourtant vous vous y ennuyez, reprit Saint-Clare. — Quclquefois, dit Evangeline; mais je (ache de resister au sommeil. — Pourquoi done y allez-vous ? — Ma cousine, murmura la petite fille, me dit que Dicu desire nous y voir; commc e’est de lui que nous tenons toutes choses, vous lc savez, il est tout sim- ple que nous fassions cc qu’il desire. Apres tout, ce n’est pas trop ennuyeux. — Vous avez un excellent caractere, reprit Saint-Glare en embrassant sa fille ; partez done, et priez pour moi. — C’est cc que je ne manque jamais de faire, dit l’enfant en sautant dans la voiture a cote de sa mere. Pendant que les trois femmes s’eloignaicnt, Saint-Glare se tint debout sur les degres du perron, et envoya a sa fille des baisers avec la main. II avait les larmcs aux yeux. — Ah! Evangeline! dit-il, tu es bien nommee ; tu es pour moi commc une incarnation de FEvangile! II sc deroba bientot a cette impression en fumant un cigare et en lisant le journal du matin. — Voycz-vous, Eva, dit Marie chemin faisant, il faut toujours montrer de la bicnveillance a l’egard des esclaves , mais il n’est pas convenablc de les trailer commc des parents 011 commc dcs personnes de notre condition. Par exemple si Mammy etait malade, vous nc voudriez pas la mettre dans votre lit. — Pourquoi pas? dit Evangeline, elle y scrait mieux que dans le sicn, et il serait plus facile de lui donner des soins. Marie fut dcsesperec de l’absence totalc de sentiment moral que denotait cette reponse. — Que puis-je faire, s’ecria-t-elle , pour que cette enfant me comprenne? — Rien, repliqua seebement miss Ophelia. Evangeline fut un moment deconcertee; mais par bonheur les enfants ne conservent pas longtcmps leurs impressions, et au bout de quelques instants elle riait de differents objets quelle apercevait a travel’s les glaccs de la voiture. — Eli bien, mesdames, dit Saint-Glare pendant le diner, quel etait le pro- gramme de feglise aujourd’bui? — Le docteur Goodway nous a preche un sermon magnifiquc que vous auriez du entendre, qui repond parfaitement a toutes mes idees. — Il traitait done bien des sujets a la fois? dit Saint-Clare. — Jc parle dcs idees que j’ai sur la societe, repondit Marie. Il avait choisi pour texte : « Le Seigneur a fait toutes choses belles dans leur saison. » II a prouve que les distinctions sociales venaient de Dicu ; que tout etait ordonne de telle sorte qu’il y avait necessairement des classes superieiires et des classes infe- rieures, dcs etres nes pour gouverner et d'autres lies pour servir. II a refute vietorieusement les calomnies ridicules qu’on dirige contrc Pest lavage; il a prouve 132 LA CASE DU PERE TOM. que la Bible etait pour nous, et vcnait a l’appui dc toutes nos institutions. C’est dommagc que vous ne l’ayez pas entendu. — Je n’en avais pas besoin ; j’ai lu mon journal et fume mon cigare, ce qu’il . m’eut ete impossible de faire dans une eglise. — Mais, dit miss Ophelia, est-ce que vous ne croyez pas a ccs assertions'? — Moi! j’avoue a ma honte que je ne suis pas tres-edifie de la tournure rcli- gieuse qu’on donne a de pareillcs questions. Si j’avais a parler de l’esclavage, je dirais carremcnt : Nous l’avons, nous en profitons, et nous voulons le main- tenir pour notre convenance et notre interet. Voila le probleme resolu en deux mots et degage de tous les pieux arguments dont on affecte de l’etaycr. — Vraiment, dit Marie, vous manquez de respect pour les clioses les plus sacrees. — Je dis la verite. Pourquoi ne pousse-t-on pas plus loin les explications religicuses? Toutes choscs sont belles enleur saison : pourquoi ne pas demontrer, en vertu dc ce texle, qu’on fait bicn de boire parfois un coup de trop, de passer la nuit a jouer aux cartes, et de s’adonner a d’autres distractions que la Provi- dence nous a menagees! II nous serait agreable d’entendre dire qu’elles sont justifiees par le texle de l’Ecriture. — En definitive, dit miss Ophelia, pensez-vous que l’esclavage soit juste ou injuste? — Dans laNouvelle-Angleterre, macousine, vous avez une droiture effrayante. Si je repondais a votre question, vous m’en poseriez immediatement une demi- douzainc d’autres, plus compliquees, auxquelles il faudrait dire oui ou non. — Vous n’en tirerez jamais rien, reprit Marie; il s’esquive toujours par des faux-fuyants, et c’est, je crois, parce qu’il n’a pas de religion. — De religion! s’ecria Saint-Clare d’un ton qui fit lever les yeux aux deux dames. Est-ce une religion que la doctrine qui peut se plier a tous les caprices d’une sociele ego'iste? Est-ce une veritable religion que celle qui a moins de generosite, moins de justice, moins de consideration pour l’homme, qu’un etre comme moi, ignorant et sujet a l’erreur? Pour trouver une religion, je dois regarder au-dessus de moi, et non au-dessous. — Vous ne pensez done pas que la Bible justifie l’esclavage? demanda miss Ophelia. — La Bible etait le livre de ma mere, dit Saint-Clare. Elle en a suivi les pre- ceptes pendant sa vie et a I’heure de sa mort, et j’apprendrais avec peine que ce livre sanctionne l’esclavage. Ce serait comme si j’y cherchais la preuve qu’il etait permis a ma mere dc jurcr et de boire de l’eau-de-vie, pour me convaincre que j’ai le droit dc Limiter. Sans changer d’ opinion sur ces defauls, je perdrais le respect que j’ai pour la memoire de mamerc; et c’est une douceur en ce monde d’avoir quclque chose a respecter. Ce que je veux, en somme, e’est que chacun tienne le langagc qu’il doit tenir. L’edifice social, en Europe ou en Amerique, se compose de parties qui ne supportent pas l’cxamen, au point de vue de la mora- CHAPITRE XVI. 133 lile abstraite. On s’accordc a reconnaitrc que les liommcs n’aspirent pas ala jus- tice absolue, mais qu’ils essayent seulement dc se mainlenir a un certain niveau. Qu’un homme vienne me dire : « I/esclavage nous est neccssaire, nous ne pou- vons nous en passer; sans lui, nous serions reduits a la mendicite. » C’est clair ct net, j’honore sa franchise. Mais qu’un hypocrite me fasse a ce propos des citations de l’Evangile, je suis dispose a le juger defavorablemcnt. — Vous n’avez point de charite, dit Marie. — Eli bicn! rcprit Saint-Clare, si, par unc circonstance fortuite, le prix des cotons venait a baisser pour toujours, si les esclaves perdaient leur valeur venale, croyez-vous qu’on ne fabriquerait pas immediatement d’autres versions de l’Ecriture? Que rcsclavagc devienne inutile, et vous vcrrez l’Eglise, eclairee de nouvelles lumiercs, decouvrir qu’il etait condamne par la Bible et par la raison. — E11 tout cas , dit Marie pcnchee sur unc chaise longue, jc m’estime lieu- reuse d’etre nee dans un pays oil regne l’esclavage ; je le trouve legitime, je sens qu’il doit letrc, et je ne voudrais m’en passer sous aucun pretexte. — Qu’cn pcnscz-vous, petite? dcmanda Saint-Clare a Evangeline, qui entrait une fleur a la main. — Dc quoi s’agit-il, papa? — Aimeriez-vous mieux vivre coniine votre oncle de Vermont, ou avoir comme nous un grand nombre d’csclaves? — Notre mani&re de vivre est plus agreablc. — Pourquoi? dit Saint-Clare en frappant doucement sur la tete de sa fille. — Parce que nous avons plus de mondc a aimer. — Je reconnais bien Eva a celte reponse, dit Marie; elle tient toujours d’e- tranges propos. — Est-cc un etrange propos? murmura Evangeline en grimpant sur les genoux de son perc. — Assez etrange aux yeux du monde, reprit Saint-Clare. Mais ou done ctiez- vous pendant le diner? — Dans la cliambre de Tom, a l’entendrc chanter; et la mere Dinah in a servi a manger. — Vous avez entendu Tom chanter? — Oui ; il sait de belles liymnes sur la nouvelle Jerusalem, les anges , la terre de Chanaan. — Jc suis sur que vous les aimez mieux qu’un opera. — Oui, ct il va me les apprendre. En revanche, je lui lis la Bible, et il m’en explique le sens. — Sur ma parole, dit en riant Marie, c’est la meilleure plaisanterie de la saison. — Je parierais, repliqua Saint-Clare, que Tom n’est pas un mauvais commen- tateur de l’Ecriture. II a des dispositions naturelles a la piete : j’avais besoin des LA CASE DU PERE TOM. 134 clievaux cc matin de bonne heure, jc me suis glisse dans la cliambre ou il couche, au-dessus des ecurics, et jc l’ai entendu tenir un meeting a lui seul. Sa priere etait pleine d’onction, il m’y recommandait a Dieu avec un zele vraimcnt apostolique. — II devinait peut-etre que vous ecoutiez, le tour ne serait pas nouveau. — En ce cas, ce nest pas un fin politique; car il exprimait tres-librement son opinion sur mon compte. 11 semblait croirc que j’avais besoin de m’ameliorer, et priait avec ardeur pour ma conversion. — J’cspere que vous y penscrez, dit miss Ophelia. — Je soupconne que vous partagez ses idees, reprit Saint-Clare. Eh bien, nous verrons ; n’est-ce pas , Eva ? C HAP1TRE DIX-SEPT1EME. LA DEFENSE DE i/ HOMME LIBRE. Retournons maintenant chez les quakers. Dans Tapres-midi du jour ou eut lieu la reunion de Georges et d’Elisa, Raclicl Halliday chercha dans ses grandes armoircs tout ce qui pouvait etre utile aux fugitifs, qui devaient partir dans la nuit. Les ombres du soir s’etendaient a Test. L’orbe rouge du soleil se tenait pensif aux bords de lhorizon, et ses rayons jaunes brillaient avec calme sur la petite chambre ou Georges et sa femme etaient assis. Le mulatre tenait la main de la quarleronne, et avail son enfant sur ses genoux. Tous deux avaient fair grave, et Ton voyait sur leurs joues des traces de pleurs. — Oui, Elisa, dit Georges, je sais que ce que vous dites est vrai. Vous valez mieux que moi, et j’essayerai de suivre la conduite que vous me tracez. Je veux qu’elle soit digue d un liomme fibre et d un chretien. Dieu tout-puissant sait que mes intentions sont bonnes! — Quand nous serons au Canada, dit Elisa, jc pourrai contribuer aux charges du menage. Je sais faire des robes, blanchir, repasser, et j’espere que nous trouverons a vivre. — Oui, Elisa, nous serons heureux tant que nous ne serons pas separes. Ah! si nos ennemis savaient seulemcnt quelle joie eprouve un liomme en se disant que sa femme et ses enfants sont a lui ! Jc me suis souvent etonne de voir des gens qui out femme et enfants a eux, bien a eux, se tourmentcr d’autre chose. Jc me sens riche et fort , quoique nous n’ayons que mes bras. Je ne demande pas da- vantage a Dieu. Je travaille depuis vingt-cinq ans avec une ardeur infatigable, et je n’ai ni argent, ni toil pour me couvrir, ni coin de terre qui m’appartienne ; mais si Ton me laisse desormais ma liberie, jc serai content de mon sort. Quant CHAP IT R E XVII. 1 35 u moil ancicn mailrc, jo lui ai remboursc amplemcnl co qu’il a depcnse pour inoi ; jo no lui dois ricn. — Nous no sommes pas encore hors do danger, dit Elisa; lc Canada ost loin. — C’estvrai, reprit Georges; mais il me semble que je respire un air libre qui me fortific. En ce moment, on entendit dcs voix dans la grande cuisine ; une minute apres on frappa a la portc, qu’Elisa ouvrit en trcssaillant. Simeon Halliday etait en compagnie d’un frere quaker, qu’il presenta sous le iiom de Phineas Fletcher. Phineas etait dc haute taillc, mince comme une latte; il avail les chevcux rouges ; la finesse et la perspicacite etaient peintes sur sa figure. Il n’avait pas fair calme, placide ct rustique de Simeon Halliday; au con- traire il semblait rempli d’assurance, dc resolution; il connaissait son merite, et il en etait tier; dispositions qui s’accordaient mal avec son chapeau a larges bords et sa phraseologie dc sectaire. - — Notre ami Phineas, dit Simeon, a dccouvcrt quelque chose d’important pour loi , et il cst bon que tu lc saches. — Voici le fail, dit Phineas ; il prouve qu’il est bon d’etre toujours aux aguefs, memc en dormant. Hicr au soir, j’elais dans une petite taverne isolee. Tu tc la rappellcs, Simeon; e’est celle oil nous vendimes des pommes, fan dernier, a une grossc femme qui avait de grands pendants d’oreilles. J’etais harassc dc la route; apr£s souper, en attendant que mon lit fut pret, jc me suis etendu dans un coin sur une pile de sacs; j’ai pris pour couverture une peau dc bison, et je me suis endormi. — Rien que d’un ceil? lit Simeon. — Non, ma foi! dcs deux yeux, et j’ai ronfle pendant plus d’une heure, car j’etais mort de fatigue. En revenant a moi, j’ai apercu quelques homines attables au milieu de la chambre ; ils causaient et huvaient ; et comme il etait question des quakers, j’ai prete l’oreille sans faire semhlant de rien. « 11s sont refugies dans l’etablissement des quakers, a dit un des convives. — Ils n’y resteront pas long- temps, a dit un autre. Nous renverrons le jeunc liomme dans lc Kentucky, chez son maitre, qui en fera un exemple. — Moi, dit un troisieme, je me charge dc la femme: j’irai la vendre a la Nouvelle-Orleans, et j’espere en tirer seize ou dix- liuit cents dollars. Quant a 1’ enfant, il est deja vendu. » Ils ont en outre parle de l’esclave Jim et de sa mere, qu’on devait rcconduire dans le Kentucky. Ils ont dit que deux constables allaient arriver pour diriger les operations. Un de ces coquins, etre cliclif, a la parole mielleuse, est charge de reclamer la jeune femme devanl le juge, d’affirmcr par serment que e’est sa propriele, ct de se la faire remettre pour l’emmener au Sud. Ils connaissent la route que nous devons prendre ce soir, ct nous poursuivront au nombre de six ou liuit. Maintenant que faire? Le groupc qui se tenait en diverses attitudes, apres cette communication, aurait merite d’etre reproduit par un peintre. Rachel Halliday, qui venait dc pre- parer une fourncc dc biscuits , levait au ciel ses mains parsemees dc farine. 136 LA CASE DU PERE TOM. Simeon etait tombe dans unc profonde reverie; Elisa s’etait jetee au cou de son mari; Georges, les poings serres, les yeux etincelants, manifestait une indigna- tion bien naturelle de la part d’un homme dont la femme ct l’cnfant sont menaces d’etre vendus aux encheres publiques, sous la protection des lois d’une nation chretienne. — Que ferons-nous, Georges? dit Elisa d’une voix eteinte. - — Je sais ce que je ferai, repondit Georges; et passant dans l’autre piece, il en rapporta ses pistolets. — Tu vois ce qui se prepare, Simeon, dit Phineas. — Je le vois, repliqua Simeon en soupirant : je souhaite qu’il n’ en vienne pas a cettc extrcmite. — Je ne veux compromettre personne, dit Georges; si vous voulez me prefer une voiture et m’indiquerle chcmin, j’irai seul jusqu’au prochain relais. Jim ala force d’un gcant, le courage du desespoir, et je suis comme lui. — Fort bien, ami, dit Phineas; cependant, pour cela meme tu as besoin d’un guide. Tu es libre de combattre, si bon te semble; mais il y a des parties de la route que nous connaissons et que tu ne connais pas. — Phineas est un homme sage, ajoufa Simeon : tu feras bien, Georges, de t’en rapporter a lui. Surtout garde-toi bien d’employer tes armes mal a propos. — Je n’attaquerai personne , repondit Georges. Tout ce que je demande a ce pays, cest de me laisser tranquillc; alors j’en sortirai en paix; mais ma soeur a etc vendue a ce marche de la Nouvelle-Orleans, ou je sais pourquoi on vend les femmes; et je laisserais mettre la mienne aux encheres, quand il me reste une paire de pistolets pour la defendre! Non, Dieu men garde! je combattrai jusqu’a mon dernier soupir, avant qu’on m’enleve ma femme et mon enfant; qui oserait m’en blamer? — Aucun mortel ne saurait te blamer, dit Simeon. Tu suis les impulsions de la chair et du sang. Malheur au monde, a cause de ses peches! mais malheur surtout a ceux qui sont les auteurs du mal ! — N’agiriez-vous pas de meme a ma place? — Je desire ne pas etre mis a l’cpreuve, dit Simeon : la chair est faible/ — Je crois que, dans un cas scmblable, ma chair scrait d’une force sufti- sante, dit Phineas en agitant ses bras musculeux, comme les ailes d’un moulin a vent. Si tu as des comptes a rcgler avec quelqu’un, ami Georges, je me charge de te preter assistance. — On voit bien que tu n’as pas ete des ta naissance dans la societc des qua- kers, dit Simeon en sonriant; ton naturel prend le dessus par intervalles. De fait, Phineas avail longtemps vecu dans les hois, adonne a la chasse, ct rcdoutable aux betes fauves; mais ayant epouse unc jolie quakeresse , il s’etait decide a s’cnrolcr dans la colonie des amis. Il s’y montrait honnctc et laborieux , on n’avait aucune accusation precise a formuler contrc lui; mais ceux qui avaient CHAPITRfi XVII. 137 alteinl Ic plus haul dcgre d’elevation spirituelle lui reprochaient de n’etre pas a leur hauteur. — L’ami Pliineas a des manieres a lui, dil Rachel Halliday; mais, cn defini- tive, il a lc coeur bien place. — Eh bien, reprit Georges, n’est-il pas urgent de hater notre fuite? — Jc me suis leve a qualre heures du matin, dit Pliineas , et j’ai trois heures d’avance sur nos perseculcurs, s’ils mettent leurs plans a execution. En tout cas, il serait dangereux de partir avant la brune; il y a dans les villages de mauvaises gens, qui nous inquieteraient peut-etre et retarderaient notre marche. Mieux vaut attcndre ici , et nous emharquer dans deux heures. Je vais aller trouver Michael Cross; jc le pricrai de nous suivre sur sa jument, d’avoir l’oeil au guet, et de nous avertir des qu’il verra unc bande s’approcher. Sa jument est excellcnte, capable de distancer tous les autres chevaux, et il nous rattrapera sans peine au moindre danger. Nous avons des chances pour atteindre la pre- miere poste avant d’etre attaques. Ron courage done, ami Georges! ce nest pas la premiere evasion que j’ai favorisee. A ces mots, Pliineas ferma la porte derrierc lui. — Pliineas est un fin matois, dit Simeon; laissc-loi mener par lui, il se mettra en qualre pour toi. — Ce qui m’attriste, e’est lc risque auquel vous vous exposez. — Tu nous ohligeras beaucoup en n’en parlant plus, ami Georges. Notre conscience nous dicte notre conduite, nous ne saurions agir aulrement. Allons, mere, hate tes preparatifs, il ne faut pas renvoyer ces amis a jeun. Pendant que Rachel et scs enfants faisaient cuire du poulet et du jambon , et boulangeaient des gaieties de mais, Georges et sa femme se retirerent dans leur petite cliambre, et ils confondirent leurs larmcs en songeant qu’ils pouvaienl elre bienlot separes pour jamais. — Elisa, dit l’epoux, les gens qui out des amis, des maisons, des terres, de l’argent, ne peuvent s’aimer comrne nous nous aimons, nous dont Fun n’a rien plus que l’autre. Avant de vous connaitre, je n’avais ete aime par personne, cxceple par ma mere et ma socur. Lc matin du jour ou le marchand emmena Emilie, ellc vint me trouver dans le coin oil jc couchais, et me dit : Georges, votre derniere amie s’en va ; que deviendrez-vous, pauvre enfant? Je me levai, je lui sautai au cou cn sanglotant , et elle pleurait aussi. Je passai dix ans sans entendre de nouvellcs paroles d’affection ; mon coeur s’etait racorni , il etait de- venu sec conmie dcs cendrcs. Quand jc vous rencontrai, je fus, grace a votre amour, comme ressuscite d’entre les moils. Et maintenant, Elisa, je verserai la derniere goutte de mon sang, mais on ne vous arrachcra pas de mes bras; pour vous enlever, il faut marcher sur mon cadavrc. — Que lc Seigneur nous prenne en pitic! dit Elisa; qu’il nous accorde de quitter ce pays ensemble! c’csl tout ce que nous lui demandons. — Dieu est— il du cole des blancs? reprit Georges, moins pour repondre ii sa 18 138 LA CASE DU PERE TOM. femme quo pour cpanchcr ses amercs pensees. Voil-il lout ce qu’ils font? Pour- quoi laisse-t-il arriver dc pareillcs clioscs? Ccrtes la puissance est de leur cole; mais l’Evangile y esl-il comme ils le disent? Us sont liclies el heureux ; ils sont membres dune Eglise, et s’atlendenl a aller au ciel, tout en vivant doucement dans ce monde ; cl de pauvres ethonnetes cliretiens, des cliretiens aussi bons ou meillcurs qu’eux-memes , sont couches dans la poussiere a leurs pieds. 11 les ven- dent et les achelcnt; ils font trafic de leur sang, de leurs gemissemenls, de leurs larmes, et Dieu les laisse faire!... — Ami Georges, cria Simeon du fond de la cuisine, ecoute ce psaume, et fais-en ton profit. Georges et sa femme se rapprocherent , et Simeon lut le commencement du psaume 72 e : « Mais pour moi, mes pieds m’ont pense manquer, et je suis presque tombe en marchant , » Parce que j’ai ete rempli d’indignation en voyant la prosperite des mechants. » Ils ne participent point aux travaux et aux fatigues des hommes, et n’eprou- vent point les fleaux auxquels les autres hommes sont exposes. » C’est pourquoi l’orgueil les lie comme une chaine, la violence les entoure comme un vetement. » Leurs yeux sont bouffis de graisse. Ils ont plus que leur coeur ne peut desirer. » Ils sont corrompus, et parlent mechamment en faveur de foppression. Leur langage est hautain. » C’est pourquoi mon peuple, tournant la vue vers eux, et leur trouvant une coupe pleine d’abondance, » Se laisse aller a dire : Comment est-il possible que Dieu sache ce qui se passe? Le Tres-Haut a-t-il reellement la connaissance de toutes clioses? » — Voila le langage que tu liens, ami Georges. — Je serais pret a signer ces lignes, repartit Georges. — Eh bien ! ecoute la suite , dit Simeon : « Quand j’ai reflechi la-dessus, e’etait penible pour moi; mais je suis entre dans le sanctuaire de Dieu, cl j’y ai compris quelle devait etre leur fin. » 11 est tres-vrai, 6 Dieu, que cette prosperite ou tu les as etablis leur est de- venue un piege ; tu les as renverses dans le temps meme qu’ils s’elevaient. » Oh! comment sont-ils tombes dans la derniere desolation? Ils ont manque tout d’un coup, et ils ont peri a cause de leur iniquite. » Seigneur, tu reduis au neant dans ta cite la vaine image de leur bonheur, comme le songc de ceux qui s’eveillent. .. » Ccpendant je ne me suis point eloigne de toi. h Tu m’as tenu par la main droite, tu meguidcras par ton conseil, et tu m’ad- metlras ensuile a la gloire. Paris. Typographic PIod frercs, rue de Vaugirard , 3G. m ♦ ILS CONFONDIRENT LEURS LARMES. CHAPITRE XVII. 139 » C’cst mon avantage dc dcmeurer attache a Dieu , ct de niettre mon esperance dans cclui qni cst le Seigneur mon Dieu. » Ces paroles dc verite, proferees d’un ton solennel parlc bon vicillard, produi- sirent sur Fcsprit trouble dc Georges l’effet d’unc musique sacree. La douceur et 1’humilite rcmplacercnt la colerc qui animait scs traits. — S’d n’y avait que cc monde, reprit Simeon , tu pourrais demander avec rai- son : Ou est le Seigneur ? Mais ce sont souvent ccux qui ont le moins sur cette terre qu’il choisil pour peupler son royaume. Aie confiance en lui ; quoi qu’il t’arrive en ce monde, il te rendra plus tard justice. Si ces mots etaient venus dc quelque sermonnairc a Feloquence facile, accou- tume a debitor aux malheureux des lieux communs , dcs phrases de rhetorique creuses ct sonorcs, ils n’auraient excite aucune emotion ; mais l’orateur, avec unc intrepidite calrnc, s’exposait chaquc jour a Famende et a la prison pour la cause dc Dieu etdc 1’homme, son langage fut compris et communiqua une ener- gie nouvclle aux fugitifs desoles. Rachel prit affectueusement Elisa par la main, et la conduisit a table. On com- mencait a souper lorsque Ruth entra. — Jc viens, dit-ellc, apportcr dcs bas pour l’enfant ; il y en a trois paires en lainc, ct tr^s-ebauds : il fait si froid au Canada ! J’ai encore des friandises pour le petit Henri ; les enfants, tu le sais, mangent du matin au soir. En disant ces mots ellc glissa un gateau dans la main du fils, et secoua cordia- lemcnt celle de la mere. — Oh! merei ! vous cles trop bonne, dit Elisa. — Allons, Ruth, mets-toi a table, dit Rachel. — Je m’y refuse absolument. J’ai laisse John a la maison avec l’enfant et des biscuits au four ; si je m’arrete un scul instant, John laissera bruler tous les bis- cuits et donnera a fenfant tout le sucre du sucrier ; voila sa maniere ! Ainsi done, adieu, Elisa! adieu Georges! que le Seigneur vous accordc un heureux voyage ! La petite quakcrcssc disparut en sautillant. Le souper s’acheva, et bientot unc grande ebarrette couverte sarreta devant la porte. Phineas quitta precipitamment sa place pour s’occupcr de disposer finterieur du vehicule. Georges sortit tenant son enfant d’une main et sa femme de l’autre. Il avait la demarche fermc, Fair calme ct resolu. Rachel et Simeon le suivaient. — Sortez un moment, dit Phineas a ceux qui etaient inslalles dans la voilure; laissez-moi arranger le fond pour les femmes ct pour fenfant. — Voici deux peaux de bison, dit Rachel ; recouvre les bancs avec soin, car les caliots seront durs cette nuit. Jim descendit dc la ebarrette, ct en fit desccndre avec precaution sa vicille mere, qui promenait autour d’clle des regards inquiets, s’attendant sans cesse a voir ses persecuteurs a ses trousses. — Jim, demanda Georges a voix basse, nos pistolcts sont-ils en bon etat? LA CASK DC PERE TOM. 1 40 — Oui vraimcnt. — Et vous savez l’usage qu’il cn faut fairc si Ton nous attaque ? — Sans aucun doutc, repliqua Jim cn sc rcngorgeant ; pcnsez-vous quc je laisserai rcprendre ma mere ? Pendant ce court dialogue, Elisa prit conge dc sa bonne amie Rachel, monta en voiture, et s’assit avee Henri sur les peaux dc bison. On placa la vieille a cote d’cllc ; Georges et Jim sc mirent devant elles, et Phineas se campa au pre- mier rang. — Adieu, mes amis ! dit Simeon. - — Dicu vous garde ! repondirent Ions les voyageurs. La charrette roula sur lc sol glace , et lc bruit dcs roues empecha toutc conver- sation. La route etail bordec de grands bois, dc plaines steriles, de vallees ondu- leuses. Lc petit Henri ne tarda pas a s’endormir, et tomba pesamment sur le sein dc sa mere. La pauvre vieille oublia ses fraycurs, et les yeux d’Elisa meme se fer- merent. Phineas etait le plus alertc dc la compagnie, et charmait les ennuis de sa longue conduite en sifflant des airs un peu profanes pour un quaker. Vers trois lieures, Georges entendit bien clairement le sabot d’un cheval qui arrivait derrierc la cliarrette. II donna un coup de coude a Phineas, qui arreta ses chevaux pour ecouter. — - Ce doit etre Michael, dit— il ; il me scmble reconnaitre Failure dc sa jument. II sc leva et aliongea la tete du cote d’ou partaient les sons. 11 apercut dans la penombre, a la cime d une colline lointainc, un homme qui accourait au galop. — C’est Ini , je lc crois ! dit Phineas. Georges et Jim sauterent a bas de la charrette avant dc reflechir a ce qu’ils avaient a faire. Tous les voyageurs, dans un profond silence, tournerent les yeux vers le messager qu’ils attendaient. Il approchait, il disparut dans un fond; mais on entendait dc plus en plus distinctement les pas precipites de son cheval. Enfin on le vit surgir au sommet d’une eminence , a portcc de la voix. — Oui, c’est Michael, dit Phineas. Hola ! Michael, par ici! - — Phineas, est-ce toi? — Oui. Quclles nouvelles ? Est-cc qu’ils arrivent ? — Ils sont derrierc nous, au nombre de buit ou dix, echauffes par Feau-de- vie, juraut et ecumant comme des loups. En ce moment meme, la brise apporta le son lointain du galop de plusieurs chcvaux. — Remontez, mes amis, remontez vile! s’ecria Phineas. Si vous devez com- battre, allons un peu plus loin. Georges et Jim rentrerent dans la voiture ; Phineas fouetla les chevaux ; la charrette courut rapidement sur lc sol glace ; mais lc bruit des cavaliers qui arri- vaient devenait plus distinct. Les femmes l’cntendirent, mirent la tdtc en dehors, et virent sur le penchant d’une cote plusieurs iudividus dont la silhouette se de- tachail cn noir sur le ciel rougeatre de l’orient. Rientot les persecutcurs signale- CHAP1TUE XVII. HI rent la charrette, que sa couverture dc toile blanche faisait reconnaitre de loin, el pousserenl dc feroces cris dc victoire. Elisa se sentil dcfaillir cn serrant son en- fant contre son sein. La vicillc pria et sanglota. Georges et Jim etreignirent d’une main convulsive la crossc de leurs pislolets. La troupe ennemie gagnait du terrain. La charrette tourna suhitement et s’ar- rcta devant un rochcr cscarpc, qui s’elcvait solitairement au milieu de la plaine. Cc bloc isole, sorte de fortercsse naturelle, etait bien connu dc Phineas, qui s’y etait souvent arrete pendant ses chasses, et e’etait pour l’atteindre qu’il avail fait diligence. — Mettez pied a terre et gravissez avec moi ces rochers, dit Phineas : Michael, attache Ion cheval a la charrette; va trouver Amariah, et dis-lui d’accourir avec ses enfants pour parler a ces coquins. En un clin d’ceil tout le monde fut en route. — Je me charge dc l’enfant, reprit Phineas en prenant Henri dans ses bras; veillez sur les femmes, et courez de toutes vos jambes. On n’avaitpas besoin d’exhortation. Les fugitifs escaladerenl unc haie, et se diri- gerent en toutc hate vers lc rochcr. Les claries melangees des etoiles et de l’au- rore leur lirent voir les traces d un sentier qui menait au sommet du bloc. — Avancons! cria Phineas; et tenant l’enfant dans ses bras, il grimpa avec l’agilitc dune chevre. Jim monta le second, portant sur ses cpaulcs sa vieille mere tremblante. Georges et Elisa formerent l’arriere-gardc. Les persecuteurs s’arretercnt au pied de la haie, et descendirent de cheval en vociferant. Les fugitifs ctaient parvenus cn haul du plateau, et marchaient un a un dans un etroit defde. Tout a coup, ils trouvdrcnt lc sentier barre par un ravin ou unc crevasse profonde d’environ quatre pieds de largeur. Phineas la franchit aisement. ll y avail au dcla une masse rocheuse, dont les flancs droits et perpendiculaires, commc ceux d’un chateau, etaient separes du restc du bloc. Elle etait couronnee par unc plate-forme couverte de mousses blanchatres et de lichens crepus. — Sautez, cria-t-il, il s’agit de la vie. L’espace fut franchi; ct les fuyards s’empresserent dc construire avec des pierres un ouvrage avancc qui les derobait aux regards des assiegeants. — Nous voilft tous reunis , dit Phineas : qu’ils nous attaquent s’ils le peuvent ! 11 faudra qu’ils passent un a un entre ces deux rochers sous le feu de nos pistolets. - — Je le vois, dit Georges; mais comrne cette affaire est la notre, laissez-nous en courir seuls les risques. — Tu es libre dc combattre, Georges, dit Phineas en machant quelques feuillcs de murier sauvage, mais tu permettras que je surveillc les operations. Nos ennemis deliberent entre eux et levent la tete en Fair commc dcs poules qui s’appretent a voler sur le juchoir. Ne ferais-tu pas bien de les haranguer avant qu’ils tentent leur ascension, pour les avertir qu’ils scraicnt canardes a bout portant? 142 LA CASE DU PERE TOM. La bandc assaillante se composait de nos vieilles connaissanccs Tom Loker et Marks, de deux constables, et dc quelques chenapans recrules ala taverne, qui, seduits par l’appat d’un peu d’ eau-de-vie, avaiont consenti volontiers a s’employer pour rattraper dcs negres. — Eh bicn! Tom, dit un de ces satellites, voila vos lapins pris au gite. — Oui; je les ai vus monter sur ce roc, et voici un senticr. Je vais les suivre ; ils ne peuvent m’echapper, et dans quelques minutes ils seront tous depistes. — Mais, dit Marks, s’ils tiraient sur nous du haut de leur forlercsse, ce serait facheux. — Comme ca vous ressemblc ! s’ecria Tom d’un ton raillcur : vous etes tou- jours d’avis dc sauver votre peau; mais ne craignez rien, ils sont morts de peur. — Je ne vois pas pourquoi je ne penserais pas a sauver ma peau : je n’ai que celle-la : et les negres se battent quelquefois comme des diables. En ce moment Georges parut sur le plateau, au-dessus de leur tete, et cria d une voix assuree : — Messieurs, qui etes-vous, et que cherchez-vous? — Nous cherchons une bande de negres marrons, repondit Tom Loker : Georges Harris, sa femme et leur fds; Jim Selden et une vieille femme. Nous avons contre eux un mandat d’arret et des officiers de justice nous accompa- gnent. Etes-vous Georges Harris, qui appartient a M. Harris, du comte de Shelby, dans l’Etat dc Kentucky? — Je suis Georges Harris. Un certain Harris, du Kentucky, me reclamait comme sa propriete; mais a present je suis un homme libre; je foule un sol libre ; ma femme et mon enfant, son ami Jim et sa mere sont ici : nous avons des armes et l’inlcntion de nous defendre. Vous pouvez monter, si vous le voulez ; mais le premier qui vient a portee de nos balles est un homme mort, et ses compagnons auront successivement le meme sort. — Allons, allons, jcunc homme, dit un personnage gros et poussif en se mettant en avant; votre langage est inconsidere. Nous sonunes officiers de jus- tice, nous avons dc notre cote la loi et la force; vous feriez done mieux de vous rendre tranquillcment sans attendee qu’on vous y contraignit. — Je sais bicn que vous avez de votre cote la loi et la force, reprit Georges avec amertume. Vous voulez emmencr ma femme a la Nouvelle-Orleans pour la vendre , elaler mon fils comme un veau sur le marche , renvoyer la mere dc Jim a la brute qui la rouait de coups, parce qu’il ne pouvait pas maltraiter son fils. Vous voulez nous remettre, Jim et moi, sous le talon de ceux qui se disaient nos maitres, et qui nous pr^parent le fount et les tortures. Si vos lois vous sou- tiennent dans vos projets, e’est une hontc pour vous et pour elles! mais vous ne nous tenez pas encore. Nous ne rcconnaissons pas vos lois, nous renions voire pays ; nous sommes fibres, et, par le Dicu qui nous a crees, nous combattrons pour noire liberie jusqu’a la mort. En faisant sa declaration d’independance, Georges etait debout sur la cimc du Paris. Typographic Plon freres , rue de Vaugirard , 36. TOM LOKER TOMBA DANS LA RAVINE I) ONE HAUTEUR DE TRENTE PIEDS. CHAPITRE XVII. I i3 rocher. Les lueurs dc l’aube coloraient ses joucs basanees, lindignation et le desespoir ctincelaient dans ses yeux. Comme s’il en cut appele de l’homme a la justice divine, il leva les mains vers le ciel. Sa hardiesse, son regard, sa voix, son attitude impressionnerent les agresseurs, a Texception dc Marks. Gelui-ci , armant resolument son pistolet, tira sur Georges, pendant que ses compagnons demeuraient plonges dans le silence de la stupeur. — Peu importe quon le ramene mort ou vif dans le Kentucky, dil-il froide- ment en cssuyant son pistolet sur la manche dc son habit. Elisa poussa un cri. Georges rccula involontairement ; la balle lui avail effleure les cheveux, et, passant a peu de distance des joucs d’Klisa, elle etait allee se loger dans un tronc d’arbre. — Cc n’est ricn , dit Georges avec calme. — Au lieu de discourir, tu devrais plutot te mettre a l’abri, dit Phineas, ce sont de francs coquins. — Allons, Jim, reprit Georges, ayez en meme temps que moi Toed sur cette passe : le premier qui paraitra, je rn’en charge; vous tirerez sur le second, et ainsi de suite. II ne faut pas user deux balles pour un scul de ces miserables, — Mais si vous nc touchez pas? — Jc toucherai , repliqua Georges avec assurance. — II y a de Tetoffc dans cc garcon-la, murmura Phineas entre ses dents. Cependant les assiegeants manifestaient de Tindecision. — Il faut que vous ayez blesse quelquun, dit un officier de justice : jai en- tendu un cri. — Je vais m’assurer du fait, dit Tom Loker : je n’ai jamais eu peur des negres, et je ne commencerai pas aujourd’lmi. A l’assaut ! Qui veut me suivre? Georges entendit ces mots, et braqua son arme vers Tissue du defile. Un des plus courageux de la bande suivit Tom Loker; et, T avant-garde s’etant ainsi formee, tout le detachement entreprit l’ascension, les derniers poussant les premiers plus vile que ceux-ci ne Tauraient desire. Au moment ou la figure mas- sive de Tom Loker sc montra au bord de la ravine, Georges fit feu ; mais, quoi- que blesse au cote, Tom ne recula pas. Il fit entendre un mugissement de lau- reau en furie, et sauta sans hesitation pour tomber au milieu des assieges; mais Phineas s’etait avance, et, le repoussant avec ses longs bras : — Ami! lui dit- il , on n'a pas besoin de toi ici. Tom tomba dans la ravine d’une hauteur dc trente pieds , en roulant au milieu des pierres, des broussailles et dcs arbustes. Il se serait tue, si sa chute n’avait ete amorlie par les branches d’un gros arbre auxquclles ses habits s’accrocherent. — Misericordc ! ce sont des demons ! s’ecria Marks en dirigeant la retraite avec plus d’activite qu’il n’en avait mis a monter. Toute la bande se culbuta sui- ses traces , et le gros officier de justice se distingua specialement par unc preci- pitation qui le mit hors d’haleine. I U LA CASE 1)U PERE TOM. — Camarades, dit Marks, allez ramasser Tom Loker pendant que je vais cherchcr du renfort. Et, sans prendre garde aux railleries ou meme aux huees de ses complices, il remonta a cheval ct s’eloigna. — Quelle vermine ! dit un des auxiliaires recrutes dans la taverne : nous faire agir pour ses interets, et nous abandonner lachement! — En tout cas, reprit un autre, il faut relever son ami; mais le diablc m’em- porte si je m’inquiete qu’il soit mort ou vivant! Guides par les gemissements de Tom Loker, les auxiliaires se frayerent un pas- sage a travers les buissons, les souches, les arbres abattus, jusqu’a l’endroit ou le heros gisait tout ecloppe, passant altcrnativement des plaintes aux jurons avec une egale vehemence. — Vous criez bien fort, dit un d’eux : votre blessure est-elle grave? — Est-ce que je sais? Emportez-moi. . . Au diable cet infernal quaker! Sans lui je faisais degringoler quelqu’un avec moi. On aida le blesse a se lever, on le soutint sous les aisselles, et on parvint ainsi a le mcner aupres des cbevaux. — Tout ce que je demanderais , ce serait de retourner a la taverne. Donnez- moi un mouchoir, un linge quelconque pour etancher le sang. Georges etait au guct, il vit les gens qui assistaient le blesse essayer de le mettre en selle; mais, apres d’inutiles tentatives pour s’y maintenir, il chancela, et tomba lourdement sur le sol. — J’espere qu’il nest pas tue! dit Elisa. — Pourquoi pas? repartit Phineas; il n’aurait que ce qu’il merite. — Mais apres la mort vient le jugement, reprit Elisa. — Oui, dit la vieille negresse, qui pendant cette rencontre n’avait cesse de prier suivant les rites dcs metbodistes , e’est une conjoneture bien terrible pour lame d’un etre liumain. — Sur ma parole, je crois qu’ils l’abandonnent ! reprit Phineas. C’etait la verile. Apres s’elre concertes entre eux, tous les homines de la bande enfourcherent leurs montures ct partirent au galop. Des qu’on les eut perdus de vue, Phineas proposa de descendre. — Nous allons, dit-il, etre obliges de faire un bout de cbemin a pied pour re- trouver Michael, qui nous attend plus loin avec la charrette. Nous le rejoindrons bientot; nous ne sommes pas a plus de deux milles de notre destination, ou nous serions deja si la route n’etait pas mauvaise. Apres avoir escalade la haie , les fugitifs apcrcurent leur charrette qui revenait sous l’escortc de quclqucs cavaliers. — Bravo! s’ecria joyeusement Phineas, voila Michael, Stephen, Amariah ! Maintenant nous sommes aussi en surete que si nous avions atteint notre gite. — En ce cas, arre tons -nous, dit Elisa, et tentons quelque chose pour ce pauvre liomme ; il semble souffrir beaucoup. CHAPITKE XVII. 145 — Noire devoir cst dc 1c secourir, dil Georges. Emmenons-le. — Pour le fairc panscr par des quakers ! dit Pliineas; soit, jc ne m’y oppose nullement. Voyons comment il va. A l’epoque ou le quaker avait mcne la vie de chasseur dans les forcts, il avait acquis de grossieres notions de chirurgie; il s’agenouilla a cole du blcsse pour examiner la plaie. — Marks, est-ce vous? demanda Tom Loker d’une voix faible. — Tu Pappellerais vaincment, ami; Marks s’inquiete peu de toi, pourvu qu’il tire ses gregues sauves. Il y a longtemps qu’il a dccampe. — Je crois que je suis flambe, dit Tom Loker; la vile canaille me laissera mourir seul! Ah!... ma mere m’ avait toujours predit ce qui m’arrive! — Entendcz-vous ce pauvre homme? dit la vieille negresse : il appelle sa mere. Jc nc puis m’empccher de le plaindre. — Doucement, doucement, dit Phincas au blcsse, qui se debattait et le repoussait avec un reste d’energie , ne fais pas le mechant. Tu es perdu si jc ne reussis a arreter le sang. — C’est vous qui m’avez jete du haut du roclier, repondit Tom Loker. — Tu nous aurais jetes tous a has si Ton nc t’avait prevenu. Point de recri- minations; laisse-moi t’appliqucr un bandage; nous n’avons pas de rancune ; nous voulons tc transporter chez une personne qui te prodiguera des soins matcrncls. Tom poussa un soupir et forma les yeux; la vigucur ct la resolution des homines de son cspece tiennent essenliellemcnt au physique, ct s’ecoulent avec le sang. L’abatlemcnt de ce colosse ctait vraiment digne de pitie. La seconde troupe de quakers approeba. On degarnit les bancs dc la charrette ; les peaux dc bison, pliees en quatre, furent disposees d’un cote, et quatre homines, non sans peine, etendirent sur ce lit Tom Loker. Pendant qu’on le transportait , il perdit completement connaissance. La vieille negresse, dans l’cxces dc sa compassion, lui appuya la tele contre son sein. Elisa, Georges et Jim s’arrangerent comme ils purent dc l’autre cote du vehicule, ct l'on se remit en route. — Que pensez-vous dc lui? dit Georges, qui etait assis aupres de Pliineas sur le siege dc son docteur. — Les chairs seules sont entamees; mais les contusions et les ecorchures qu’il s’est faites en tombant out aggrave son claf. Il est epuisc par le sang qu’il a perdu ; mais il en reviendra, et la lccon lui sera peut-etre salutaire. — Je suis content dc ce que vous me dites, repondit Georges; il m’eut etc penible de 1’ avoir tue, memc pour une cause juste. — Oui, dit Phineas, tuer un homme ou meme une bete, c’est toujours une vilainc operation. J’ai ete grand chasseur dans le temps, et je te dirai que j’ai vu des daims blesses et mourants me regarder avec des yeux qui me faisaient vrai- ment repentir dc les avoir tues. S’il s’agit d’un homme, 1’ affaire cst plus grave 19 LA CASE 1)1 PE HE TOM. 146 encore; car, commc lc disail ta femme, le jugcment vicnt apres la mort. Jc lie trouvc done pas que les idees dc noire sccle soienl trop severes la-dessus. — Que ferons-nous de ce pauvre (liable? demanda Georges. — On va lc porter cliez Amariab. Sa vicille grand’mere, qu’on appelle Dorcas, est etonnante pour soigner les malades. C’est naturel chcz cllc , ct ellc n’est bien a sa place qu’au chevct d’un homme qu’il faut medicamenter. Grace a cette bonne vieillc, sois sur que ton blcsse sera sur pied dans une quinzainc. Au bout d’unc heure nos voyageurs fatigues s’arreterent dans une ferine, oil on leur offrit un dejeuner copieux. Tom Loker fut depose avec soin sur une coucbe plus propre et plus moelleuse que cclle qu’il avail coutume d’occuper. On mit un appareil sur sa blessure, et il resta couche sur le dos commc un enfant fatigue, ouvrant ct fermant languissamment les ^eux, les promenant sur les rideaux blancs et sur les figures qui glissaient sans bruit dans la chambre. Nous le laisserons momentanement dans celte situation pour retourner aupres du pere Tom. CHAPITRE DIX-HUITIEME. TRIBULATIONS DE MISS OPHELIA. Notre ami Tom, dans ses na'ives reveries, comparait souvent sa destinee a celle de Joseph en Egypte. En effet, son sort s’ameliorait de jour en jour, et l’analogie etait par consequent plus sensible. Saint-Clare etait indolent, et ne tenait pas a l’argent. Jusqu’alors l’achat des provisions avait etc fait par Adolphe, qui etait aussi negligent que son maitre, et tous deux gaspillaient a l’envi. Accoutume depuis longues annees a administrer les biens de M. Shelby, le pere Tom remarqua avec une douleur reelle les folles depenses qui se faisaient dans la maison de Saint-Clare, et il se permit quelqucs observations indirectes et timides. D’abord Saint-Clare l’employa accidentellement ; puis , frappe de sa capacite , dc la solidite de son esprit, il lui confia des affaires en plus grand nombre, et Unit par le charger du marche. Adolphe se plaignit en vain d’etre depossede. - — Laissez faire Tom, lui repondit le maitre; vous acbetez a tort et a travers tout ce dont vous croyez avoir besoin, Tom calcule la depense et m’cmpcche de me ruiner. Investi de la confiance illimitee d’un maitre insouciant qui lui remeltait des billets sans les regardcr, et qui cmpochait la monnaie sans compter, Tom avait loute facililc poui* elre un malhonnete homme; mais sa franchise et sa foi clire- tienne lc preserverent des lentations. 11 sc croyait astreint ii une fidelite d’autant plus scrupuleuse, qu’il avail la libre disposition des deniers. CHAPITRE XVIII. 147 Adolphe avail un caractere loul different. Irreflechi, personnel, gate par un maitre qui trouvait plus commode de tolerer que de diriger, il etablissait entre lc lien et le mien une confusion dont Saint-Clare lui-meme s’inquietait parfois. Son bon sens lui disait qu’il montrait a l’egard de ses esclaves une indulgence dangereuse. II etait poursuivi d’une espece de remords chronique, qui n’etait pas loutefois assez fort pour amener une revolution dans l’economie domestique. II excusait les fautes les plus graves, parce qu’il comprenait que ses serviteurs n’y seraient point tombes s’il cut rempli convenablement son role. Tom eprouvait pour son jeune maitre un etrange melange de devouement, de respect et de sollicitude paternelle. Saint-Clare ne lisait jamais de livres de piele, n allait jamais a l’eglisc, plaisantait librement sur tous les sujets qui se presen- taient. II passait les soirees du dimanche a l’Opera, frequentait les clubs, assis- tait a dcs soupers ou Ton buvait outre mesure. De toules ces circonstances, Tom avait conclu que son maitre n’etait pas chretien, aussi priait-il souvent Dieu de le convertir. II osait memc, avec le tact qu’on remarque cliez les negres, dire a l’occasion sa facon de penser. Ainsi, buit jours apres lc dimanche dont nous avons patle, Saint-Clare, a la suile d’un festin prolonge, fut reporte cbez lui vers deux heures du matin dans un etat oil la matiere dominait evidemment l’intelligence. Tom et Adolphe l’ai- derent a se couchcr; ce dernier trouvait l’avcnture tres-plaisante, et riait de la simplicity de son compagnon, qui manifestait une profonde horreur. Le lendemain, Saint-Clare, en robe de chambre et en panloufles, etait assis dans son cabinet, il venait de charger Tom de diverses commissions, et le voyant immobile devant lui, il lui dit : — Eli bien, Tom, qu’attendcz-vous encore? Tout n’est-il pas en regie? — J’ai peur que non, mon maitre. Saint-Clare posa sa tasse de cafe sur la table, et regarda fixement l’esclave. — Qu’y a-t-il, ami Tom? vous etes grave et solennel comme un tombeau. — J’ai de la peine, mon maitre; j’avais toujours cru que vous eliez bon pour tout lc monde. — Xe le suis-jc pas ? Allons, que voulez-vous? vous avez quelque chose a me dire, et e’est la preface. — Monsieur a toujours ele bon pour moi; je 11’ai pas a me plaindre sous ce rapport; mais il y a quclqu’un pour lcquel monsieur n’est pas bon. — Qu’cntendcz-vous par la? Quelle lubie vous prend? Expliquez-vous. — Cette nuit, sur les deux heures, j’ai fait mes observations; j’y ai reflechi depuis. Mon maitre n’est pas bon pour lui-meme. En disant ces mots, Tom tourna le dos et mil la main sur le bouton de la porte. Saint-Clare rougit jusqu’aux oreillcs, mais il se mit a rire en meme temps. — Est-cc la tout? dit-il gaiement. — Tout ! repondit Tom, et il sc retourna brusquement pour lomber a genoux. Ob! mon cher jeune maitre, je crains que vous n’alliez a votre perte corps 148 LA CASE DU PERE TOM. ct ame. Le bon livre Pa dit : « Lc peche mord comme un serpent et pique corame une couleuvre, » mon cher jeune maitre ! Les sanglots elouffcrent la voix de Tom. — Pauvre insense ! dit Saint-CIare, qui avait lui-meme les larmes anx yeux Levez-vous, Tom! je ne vaux pas la peine qu’on pleure pour moi. Mais Tom refusa de se lever, et prit un air suppliant. — Je ne veux plus partager leurs folies, reprit Saint-CIare; je ne sais pour- quoi j’cn ai ete si longtemps complice. J’ai toujours meprise ces debauches, et je men suis voulu d’y prendre part. Consolez-vous, Tom, et allez vous acquitter de vos commissions. Je vous donne ma parole d’honneur que vous ne me reverrez plus dans cet etat. Tom s’essuya les yeux, et sortit encliante. — Je lui tiendrai parole, se dit Saint-CIare resle seul. Jamais en effet Saint-CIare ne manqua a sa promesse; le sensualisme grossier n’elait pas son defaut predominant. Occupons-nous maintenant des nombreuses tribulations de miss Ophelia, qui etait entree dans l’exercice de ses fonctions de gerante. 11 y a une difference sensible entre les esclaves des etablissements du Sud , suivant le caractere et la capacile des maitresscs de maison. Dans les Etats du Midi comme dans ceux du Nord, certaines femmes, douees d’une aptitude extra- ordinaire, soumettent a leur volonte, sans rigueur, avec une facilite apparente, les divers membres de leur domesticite. Elies savent etablir entre eux 1 harmonic, utiliser leur specialite, compenser finexactilude des uns par le zele des aulres. Si clles ne sont pas communes dans les Etats du Sud, e’est qu’elles sont rares dans le monde entier ; mais on les y rencontre aussi souvent que partout ailleurs, et l’organisation sociale particuliere a ces Etats offre a ces mattresses de maison une occasion brillante de developpcr leurs talents domestiques. Telle etait madame Shelby; telle netait pas Marie Saint Clare. Indolente et puerile, sans esprit de conduite ct sans prevoyance, cette derniere ne pouuait avoir que des serviteurs semblables a elle. Le tableau qu’clle avait fail a miss Ophelia de la confusion qui regnait au logis etait de la plus complete exactitude, mais Marie s’etait bien gardee de dire qu’elle etait la cause premiere du desordre. Le premier jour miss Ophelia se leva a quatre lieures, et apres avoir fait sa chambrc elle-meme, au grand etonnement de la femme de chambre, elle se mit en devoir d’inspecter les armoires, les cabinets, le garde-manger, la cuisine, la cave, la buandcrie, les magasins dont elle avait les clefs. La decouvcrte de m^s- tercs caches dans les tenebres alarma les puissances de la domesticite, ct il y cut a l’officc des murmures contre les dames du Nord. La vieille Dinah , cuisiniere en chef, ful surtout desesperee de ce qu’elle considerait comme une attcinte a ses privileges. Elle ful saisie d’une rage pareille a cellc que les empietements de la couronne auraient pu faire eprouver, du temps de la grande Cliarte, a un baron feodal. CHAPITRE XVIII. 1 49 Dinah avait un caractere original, el cc serail manquer de respect a sa me- moire que de ne pas en donner une idee a nos lecteurs. Kile etait nee cuisiniere, comme la mere Chloe, comme un grand nombre de femmes de la race africaine; mais Chloe etait une femme methodique qui accomplissait sa tache avec une invariable regularity ; Dinah etait une femme d’inspiration , sujette a l’erreur, entiere dans ses opinions. Comme certains philosophes modernes, elle avait un souverain mepris pour la raison et la logiquc; elle n’ecoutait que son intuition. II n’y avait point de talent, d’aulorite, ^explications capables de lui persuader qu’un autre systeme fut meilleur que le sien, ou que le sien put etre modifie. Son ancienne maitresse, la mere de Marie, s’etait inclinee devant cette convic- tion inebranlable ; et miss Marie, pour nous servir du nom que Dinah lui avait conserve, meme apres son mariage, aima mieux ceder que de combattre. Dinah possedait a fond cet art diplomatique qui consiste a unir la plus com- plete soumission apparente a la plus grande inflexibility. Elle 11c manquait jamais d’excuscs; elle etablissait comme un axioine que la cuisiniere en chef ne pent jamais avoir tort; et elle etait entouree d’assez de pecheurs pour les rendrc res- ponsahles de tout egarcment et se maintenir immaculee. Si quelque partic du diner vcnait a manquer, elle avait pour se justificr cinquante raisons irrefutables ; et c’elait incontestablement la fautc de cinquante autres personnes dont elle cher- chait en vain a stimuler le zele. Mais il etait rare qu’on eut a se plaindre dcs resultats dcfinitifs du travail de Dinah. Elle suivait des routes sinueuses, delour- nees ; elle dedaignait les unites de temps et de lieu; on aurait dit qu’un ouragan s’etait charge en passant d’ arranger sa cuisine; elle avait pour chaque ustensile autant d’emplacements divers que Ton comptait de jours dans l’annee ; et pour- tant, pour pen qu’on cut la patience d’attcndre, le diner etait servi avec un ordre parfait, et tous les mets etaient de nature a ravir un epicurien. C’elait l’lieure ou commencaient les preparatifs du diner. Dinah, qui avait besoin de repos et de reflexion, et qui cherchait toujours ses aises, etait assise sur le planchcr de la cuisine. Elle fumait un vieux troncon de pipe, auquel elle tenait beaucoup, et qu’clle allumait comme une sorte d’encensoir toutes les fois qu’elle eprouvait le besoin d’inspiration. C’etait de cette maniere que Dinah invoquait les muses domestiqucs. Autour d’elle etaient assis divers membres de cette florissante jeunesse qui abonde dans les habitations de l’Amerique du Sud. Ils travaillaient a ecosser des pois, a peler des ponnnes de terre, a oter le duvet des volailles ; pendant ces preparatifs, Dinah interrompait par intervalles ses meditations pour donner un coup de cuiller a pot sur la tetc d’un de ses jeunes coadjuteurs. Dinah les tenait tous sous une verge de fer; elle croyait qu’ils n’etaient venus au mondc que pour lui epargner de la peine. C’etait la la base du regime dont elle avait vu 1 ’ applica- tion dans son enfance, et dont elle avait poursuivi le dcveloppement. Apres avoir fait sa tournee de reforme dans les autres parties de l’etablissc— ment, miss Ophelia parut a la cuisine Dinah, ayant appris cc qui se passait, 150 LA CASE DU PERK TOM. avait resolu de se teuir sur la defensive, de se mettre a la tetc du parti conser- valeur, et d’opposcr a toutc mesure nouvelle une force d’inertie. La cuisine etait une vaste piece carrelee en briques, dont f antique cheminee garnissait tout un cote. Attachee a tout ce qui etait incommode mais consacrc par le temps, Dinah avait obstinement refuse d’cchanger contre un fourneau moderne l’atre construit a la vieille mode. Quand Saint-Clare etait revenu des Etats du Nord, sous l’impression de l’ordre admirable qui regnait chez son oncle, il avait abondamment pourvu la cuisine d’armoires et de buffets. II se figurait que Dinah en tirerait parti; mais il aurait moins perdu son temps en important du Nord une pic ou un ecureuil. Plus on augmenta le nombre des tiroirs, plus il y cut de cachettes oil Dinah enfouit des chiffons, des savates, des peignes, des rubans, des fleurs artificielles et autres objels de fantaisie. A Fapparition de la surintendante, Dinah ne daigna pas se lever. Elle continua a fumer avec une tranquillite sublime, feignant de surveiller les preparatifs culi- naires, et suivant miss Ophelia du coin de Feed. Miss Ophelia commenca ses investigations. — Que met-on dans cc buffet? dit— elle. — Toutes sortes de choses , missis. Cette assertion etait exacte, a en juger par ce que renfermait le susdit buffet. Miss Ophelia y prit d’abord une belle nappe damassee, tachec de sang et qui avait evidemment servi a envelopper de la viande crue. — Qu’est-ce que cela, Dinah? Est-ce que vous avez Fbabitude d’envelopper votre viande dans les plus belles nappes? — Mon Dieu, non, missis, mais je n’avais plus de servietles; j’ai pris cette nappe, et je l’ai mise la pour Fenvoycr au blanchissage. — Etourdie! se dit miss Ophelia; et furctant de nouveau dans le buffet, elle y trouva deux muscades, unrecueil d’hymnes methodistes, une rape a museade, des madras deebires, un paquet de labac et une pipe, du fil et un de a coudre, quelques petards, deux saucieres de porcelaine doree conlenant de la pommade, dcs escarpins, de petits oignons blancs soigneusement enfermes dans un morceau de flanelle, dcs torchons, plusicurs serviettes damassees, dcs aiguilles a tricoter, et des enveloppes de papier d’ou s’echappaient des lierbes odoriferantes. — Ou mettez-vous vos muscades, Dinah? demanda miss Ophelia de Fair d’une femme qui demandait au ciel la patience. — Tantot ici, tanlot la, missis; il y en a dans cette tasse felee, dans cette armoire... Ehbien, Jacques, pourquoi vous arretez-vous ? occupez-vous done de vos affaires. Et Dinah administra au criminel un coup de sa cuiller a pot. — Qu’est-ce que cela? demanda miss Ophelia en montrant une sauciere rem- plie de pommade. — C’est de la graisse pour mes chcveux ; je Fai mise la pour l’avoir sous la mam. CHAIM THE XVI II. 151 — Et Yous employcz pour ccla dcs sauciercs de porcelaine doree ! — Mon Dieu! missis, jetais si pressee! Mon intention ctait de l’cnlcvcr dcs uujourdhui. — Voici deux serviettes damassecs. — Je lcs ai mises la pour les faire lavcr un jour on l’autre. — Est-ce quc vous navez aucun endroit pour serrer le linge sale? — M. Saint-Clare a aclicte ce coffre pour ca; mais 1 c couverclc nest pas facile a lever, et je m’en sers d ailleurs pour pelrir ma pate dcssus. — Pourquoi nc pctrisscz-vous pas votrc pate sur la palissoire que voila? — Mon Dieu! missis, ellc est si encombrcc de vaisscllc et dautres ehoses, qu’il n’y a pas de place. — Vous pourriez bicn lavcr votrc vaissclle et l’emporter. — Laver ma vaisscllc! s ecria Dinah, qui, dans sa fureur, commcncait a per- die ses habitudes de respect; est-ce ainsi quc des dames sont au fait de fouvrage? S’il me fallait passer mon temps a laver et a empiler dcs plats, comment sc ferait lc diner? Miss Marie ne m’a jamais parle ainsi. — Bien, bicn. Pourquoi ces oignons sonl-ils la? — Je nc m’en souviens plus; je crois quc je lcs avais mis de cote pour une eluvee, et que je lcs ai oublies dans cette vieillc flanellc. — Et ces herbes ? — - Je prierai missis de 11c pas y toucher ; j’aime a garder les clioses la oil je sais lcs trouver au besoin. — Mais lc papier est tout troue. — (Test atin de les prendre plus vile. — Mais vous voyez qu’elles se repandent dans le buffet. — Oui, parce que vous lcs avez derangees, dit la cuisiniere en s’approchant avec inquietude. Vous avez mis le desordre la dedans, miss Phelia ! Si vous vou- liez bien monter au salon jusqua l’heure ou viendra le temps de ranger, je met- trais tout en place; mais il m’est impossible de rien faire quand une dame rode autour de moi... De quoi vous avisez-vous, Samuel, de donner le sucrier a cette petite? Tencz-vous bien, ou sinon!... — Je vais mettre fordre dans la cuisine, Dinah, et j’espere que vous le main- tiendrez. — Mon Dieu, miss Phelia, lcs dames ne sc comportcnt jamais ainsi ; ni mon ancienne maitresse, ni miss Marie, n’ont eu ces manieres, et je nc vois pas a quoi elles servent ! La-dcssus, la cuisiniere indignee s’eloigna du buffet. Sans se deconcerter, miss Ophelia assortit dcs assiettes, vida dans un seul receptacle lcs morccaux de sucre epars dans une douzaine de bols, tria lc linge sale, et nettoya tout avec une rapi- dite dont Dinah fut stupefaite. - — • Ah! dit ellc tout has a une de ses satellites * si lcs dames du Nord ont de tcllcs habitudes, ce ne sont pas des dames. Je fais inon affaire aussi bien qu’une 152 LA CASE DU PERE TOM. autre les jours de rangement general; mais je n’aime pas que les dames vien- nent tlancr ici et fourrer des choses dans des endroits ou jc ne les trouverai jamais. Pour rendre justice a Dinah, ellc avait des paroxysmes periodiques de reforme ct de coordination , qu’elle appelait les jours de rangement general. Alors ellc vidait tous les tiroirs en les renversant sens dessus dessous, et augmentait encore la confusion. Ensuite ellc allumait sa pipe ct procedait a loisir au classement. Ellc examinait les objets les uns apres les autres en dissertant sur lcur emploi ; elle faisait recurer vigoureusement le fer-blanc et l’etain par la jeune generation, et entretenait tout pendant plusieurs lieures dans un etat de boulcvcrsement qu’ellc expliquait, a la satisfaction de tous les qucstionneurs, en disant que c’etait le jour de rangement general. Elle faisait valoir les obstacles que lui opposait la negli- gence de ses collaborateurs, car, dans ses illusions, Dinah se persuadait qu’elle elait le prototype de l’ordre, et que si le menage n’etait pas admirablement range, c’etait uniqucment la faute des autres. Quand les casseroles etaient fourbies, les tables frottees avec du gres, les us- tensiles qui pouvaient gener relegues dans des coins ou sur des rayons , Dinah mcttait une robe voyante, un tablier blanc, un turban de madras, et ordonnait aux jeunes maraudeurs de deguerpir, afin qu’elle put entretenir l’ordre. Ces nct- toyages periodiques n’etaient pas sans inconvenients ; Dinah s’eprenait d’un si grand amour pour ses casseroles recurees, qu’elle refusait de s’cn servir, du moins jusqu’a ce que l’epoque du rangement general fut definitivement expiree. En quelques jours, miss Ophelia cut elabli dans toute la maison un plan sys- tematique ; par malhcur, ellc ne pouvait recueillir le fruit de ses travaux sans la cooperation d’csclaves qui resscmblaicnt a Sisypbe ou aux Danaides. Dans son desespoir, elle en appela a Saint-Clarc. — II est impossible, dit-clle, d’introduire de la regularity dans cetle famille. — C’est vrai, dit Saint-Glare. — Quelle legerete ! quel gaspillage! quelle prodigalite! Je n’ai jamais rien vu de pareil. — Je le crois sans peine. — Vous n’en parleriez pas si a votre aise si vous aviez le menage a diriger. — Ma cbere cousine, je vous dirai une fois pour toutes que, nous autres mai- tres, nous nous partageons en deux classes : les oppresseurs ct les opprimes. Ceux qui sont d’un bon naturel ct qui detestent la severitc s’exposent a de graves inconvenients. Puisque nous croyons devoir entretenir cliez nous une bande de lourdauds sans instruction, il faut en subir les consequences. On a vu, quoique rarement, dcs maitres doues d’un tact particulier etablir l’ordre sans mesures se- veres ; mais je n’en suis pas. Aussi ai-je pris depuis longlemps la resolution de laisser aller les choses comme elles vont. Jc ne veux pas faire batlre ct taillcr en pieces de pauvres diables ; ils le savent, et ils en abusent parfois. CHAPITRE XVIII. 153 — Mais il n’y a point de temps determine, point de regies fixes, point de me- tliode ! — Ma clierc cousine, vous autres indigenes du Nord, vous donnez au temps unc valcur extravagante. Qu’importe lc temps a un homme qui en a deux fois plus qu’il n’en peut depenscr? Qu’importe que le diner soit servi unc heure plus tot ou plus tard a qui n’a rien a faire qu’a s’etendre sur un canape? Dinah est un vrai cordon bleu ; ses potages, ses ragouts, ses rotis, ses cremes glacees sont irreprochables ; ct die tire tout cela du chaos et dcs tenebres de sa cuisine, avec un talent qui me semble vraiment sublime. Maintenant, si nous dcscendions sou- vent pres d’clle, si nous la voyions, la pipe a la bouche, commander son armee de noirs marmilons, nous ne voudrions plus manger. Dispensez-vous-en, ma cou- sinc ; c’est unc penitence inutile, qui ne peut que vous mettre en colerc el derou- ter Dinah : laissez-la tranquille. — Mais, Augustin, vous ignorez dans quel desordrc j’ai tout trouve. — Moi ! Est-ce que je ne sais pas qu’elle met la rape a muscade dans sa poche avec du tabac , que lc rouleau pour la pate est sous son lit ; qu’il y a soixante- cinq sucriers dans soixante-cinq Irons differents ; qu’elle essuie la vaisselle un jour avec une serviette de table, un autre jour avec les restes d’un vicux jupon ? Mais, ce qu’il y a d’incontestable , c’est qu’en sonnnc elle fait d’exccllents diners, du cafe exquis. II faut la juger comnie on jugc les guerriers ct les homines d’Etat : par le succes. — Mais le gaspillage, les depenses ? — Ob ! vous pouvez tout enfermer, garder les clefs, ne livrer les provisions qu’au fur et a mesure ; mais ne vous inquietez pas des menus morceaux. — Je ne puis m’empecher, Augustin, de croire que ces domestiques ne sont pas rigourcusemcnt bonnetes. Etes-vous sur qu’on puisse compter sur eux ? Augustin rit aux eclats de la mine grave et inquietc qu’avait sa cousine en lui posant cctle question. — C’est trop bon ! s’ecria-t-il ; vous demandez s’ils sont bonnetes? Non, ccrtcs; pourquoi lc seraient-ils ? qui aurait pu les rendre tcls? — L’educalion. — L’education ! Et quelle education puis-je leur donncr? Ai-jc fair d’un peda- gogue ? D’aillcurs , me scrait-il possible de les empecher de me tromper ? — 11 n’y en a done point d’honneles ? — On en voit par intcrvalles que la nature a crees si simples, si fideles, que les plus detcstables influences ne peuvent les corrompre. Mais, voyez-vous, des le berceau, l’cnfant de coulcur reconnait qu’il ne peut arriver que par des voies clandestines. II est arlificicux avec ses parents, sa maitresse, les enfants du mai- tre qui l'admettent a leurs jeux. La fourberie devient ehez lui line habitude inve- teree. On ne peut cn attendre autre chose. On ne saurait Ten punir. Relativement ii la probile, l’esclave est tenu dans un tel etat de minorite et de dependance, qu’il ne peut se former une idee exaete des droits de la propriele, et comprendre 20 154 LA CASE DU PERE TOM. que les biens dc son maitre ne Ini appartiendraient pas, meme s’il parvonait a s’cn cmparer. Je nc vois pas comment les negres peuvent etre honnetes, et un in- dividu tel que Tom cst un... est un miracle moral. — Et que devicnnent leurs ames ? — Ce nest pas mon affaire, rcprit Saint-Clare ; je ne m’occupe que du present. Toute la race est vouee au diable ici-bas pour le plus grand avantage des blancs, et il est possible qu’elle change de condition dans Fautre monde. — C’est affreux ! dit miss Ophelia ; vous devriez rougir de votre conduite. — Je ne sais trop : nous nous conformons a des principes generalement adop- tcs. Regardez ce qui se passe sur la terre : partout les classes inferieures sont sa- crifices, ame, intelligence et corps, au bien-etre des hautes classes. L’Angleterrc en offre un exemple ; et pourtant les colons de FAmerique du Sud sont signales a l’indignation de toute la chretiente, parce que notre maniere d’opprimer est un peu differentc de celle des autres. - — Tout le monde est libre dans FEtat de Vermont. — Ah ! j’en conviens; dans la Nouvellc-Angleterre et les Etats libres, vous etes mieux organises que nous. Mais j’entends la cloche ; ainsi done, ma cousine, ou- bliez un moment vos preoccupations, et venez diner. Vers le soir, miss Ophelia etait dans la cuisine, quand un des negrillons cria : — Voici la mere Prue ; elle arrive en gronnnelant. Une femme de couleur, grande et osseuse , entra portant sur sa tete un panier de biscottes et de petits pains cliauds. — Ronjour, Prue, lui dit la cuisiniere. Prue avait Fair maussade et la voix rauque ; elle deposa son panier, s’accroupit a terre, et appuya ses coudes sur ses genoux en disant : — 0 mon Dieu ! je voudrais etre morte ! — Pourquoi voudriez-vous etre morte ? demanda miss Ophelia. — Je serais delivree dc mes miseres , repliqua Prue sans lever les yeux. — Pourquoi vous grisez-vous toujours? dit Jeanne, jolie femme de chambre quartcronne, qui faisait tinter en parlant ses pendants d’oreilles de corail. Prue lui lanca un regard farouche en repondant : — Vous y viendrez un de ces jours, et je serai charmee de vous y voir. Alors, vous prendrez comme moi plai- sir a boire une goutte pour oublier votre misere. — Allons, Prue, reprit la cuisiniere, occupez-vous de vos petits pains; ma- dame va les payer. Miss Ophelia en prit une douzaine. — II doit y avoir des bons dans cetlc vieille cruche felce, sur la planche d’en haut, dit Dinah ; grimpez, Jacques, et descendez-la. — A quoi servent ces bons? demanda la surintendante. — Ils nous sont donnes pour de F argent par le maitre de Prue, et nous les echangeons conlrc du pain. CHAPITRE XVIII. 155 — Et quand jc retournc a la inaison, il comptc mcs Rons ct mon argent pour voir si j’ai bicn toute ma monnaie ; et si jc ne l’ai pas, on m’assomme. — Vous lemeritez, dit Jeanne; vous detournez l’argent pour vous enivrer. Oui, missis, voila ce qu’clle fait. — Et cost ce que je ferai toujours. Je ne puis vivre autrement : boire, et ou- blier ma misere. — C’est bien mal de votre part, dit miss Ophelia, de voler votre maitre pour vous abrutir. — Vous avez raison, missis, mais j’agirai toujours comme ca. .. Je voudrais elre morte ct delivree de ma misere. Oui, je le voudrais. La vieille femme se releva tout d’unc piece, remit son panier sur sa tete ; mais, avant de sortir, ellc regarda la quarteronne , qui continuait a jouer avec ses pen- dants d’oreilles. — Vous vous croyez bien belle avec ces colifichcts, vous secouez la tete, et vous mepriscz tout lc mondc ; nimporte, vous pourrez devenir une pauvre vieille maltraitee comme moi , ct vous verrez si vous ne buvez pas ! Et la vieille Prue sorlit en poussant un ricanemcnt satanique. — Quelle ignoble betc ! dit Adolphe, qui preparait l’eau pour la barbe de Sainl-Clare. Si jetais son maitre, ellc serait battue encore plus quelle ne lest. — Ce ne serait gucre possible, dit Dinah ; ellc a le dos crible de cicatrices, et ne peut supporter meme une chemise dessus. — On ne devrait pas laisser enlrcr d’aussi vilcs creatures dans des maisons comme il faut, dit miss Jeanne ; qu’en pensez-vous, monsieur Saint-Clare ? Il faut savoir qu’Adolphe lie sc contcntait pas de sapproprier les liardes de son maitre, il lui prenail jusqu’a son nom ; dans les cercles des gens de couleur de la Nouvcllc-Orleans, il s’appclait monsieur Saint-Clare. — Jc suis certainemcnt de votre avis, miss Renoir. Renoir etait le nom de famille de Marie Saint-Clare, au service de laquelle etait Jeanne. — Dites-moi, miss Renoir, ajouta Adolphe, oserai-je vous demander si ces pendants d’oreilles figurcront au bal de domain?... Ils sont ravissants ! — En verite, dit Jeanne en faisant cliqueter de nouveau le corail, les honmies se permettent a present des reflexions bicn audacicuses ! Si vous m’interrogez encore, je ne danserai pas avec vous de toute la soiree. — Oh ! vous n’auriez pas cettc cruaute. Je incurs d’envie de savoir si vous aurez votre robe de tarlatanc rose. — De quoi s’agit-il? dit Rosa, petite quarteronne piquantc et eveillee qui des- cendait en ce moment l’escalier. — Monsieur Saint-Clare est d une impudence ! — Est-il possible? s’ecria Adolphe ; j’en fais juge miss Rosa. — Je sais qu’il est toujours impertinent, dit Rosa en sautillant sur la pointe du pied ; je suis souvent en colere conlre lui. LA CASE DU PE IlE TOM. 156 — Ah! mcsdames, mesdames, vous finirez par me briscr le cceur, s’ecria M. Saint-Clarc ; un dc ccs matins on me trouvera mort dans mon lit, et vous en scrcz la cause. — L’cntendcz-vous , 1c monstre? dirent les deux dames en riant aux eclats. — Allons, decampez !... dit Dinah ; je n’aime pas qu’on vienne bavardcr dans ma cuisine. — La mere Dinah grogne parce qu’elle nc va pas au bal, dit Rosa. — Jc me soucie bien dc ces fetes, ou vous tachez de singer les blancs ! En definitive, vous n’etes que des negres comme moi. — Qa n’empeche pas, dit Jeanne, que Dinah met de la pommade a ses che- veux crepus, pour les faire tenir droits. — Et e’est toujours de la laine ! ajouta Rosa en sccouant avec malice les bou- cles soycuses qui couvraient sa tetc. — Ma foi, reprit Dinah, aux yeux de Dieu la laine vaut les cheveux. Je von- drais que missis decidat ce qui vaut mieux, d’un couple comme vous ou d’une femme comme moi. Allons, filez vitc ! La conversation fut doublement interrompue. Du haut de l’cscalier, lc vrai Saint-Clare demanda a son homonyme si Feau pour la barbe scrait prete cc soir; et miss Ophelia, reparaissant tout a coup, dit a Jeanne et a Rosa : - — Pourquoi perdre le temps ici ?. . . Allez travailler a vos ridcaux. Notre ami Tom, qui avait entendu la porteuse dc pain exhaler ses plaintes, Favait suivie dans la rue. II la vit continuer sa route en poussant par intcrvalles un gemissement etouffc. Enfin die deposa son panicr sur le pas dune porte, et arrangea le vieux chale fane qui lui couvrait les epaules. — Voulez-vous que je porte un peu votre panier? dit Tom d’un ton de com- passion. — Pourquoi ?. . . Je n’ai pas besoin d’aide. — Vous semblez malade ou agitee... — Jc ne suis pas malade, dit laconiquement la mere Pruc. — Je voudrais pouvoir vous determiner a ne plus boirc. Savez-vous ou cela vous conduira? — A la mort, a l’enfer, reprit la femme d’un air sombre, vous n’avez pas besoin de me le dire ; je le sais bien , mais je le souhaite. — Que Dieu ait pilic dc vous ! s’ecria Tom en frissonnant. N’avez-vous jamais entendu parler dc Jesus-Christ? Jesus-Christ?... Qui est-il? — C’est lc Seigneur, repliqua Tom. “ Jc crois avoir entendu parler du Seigneur, du jugement dernier, de l’enfer. . . J’ai idee de ca. - — Mais nc vous a-t-on pas dit que lc Christ nous avait aimes, nous, pauvres pecheurs, et qu’il etait mort pour nous? CHAPITIIE XVIII. 157 — Jc n’cn sais ricn. Porsonnc nc m’a jamais aimee, dcpuis quc mon vicil hormne est mort ! — Ou avez-vous ete clevee? — Dans lc Kentucky. Mon premier mailrc me gardait pour lui produire des enfants qu’il vendait sitot qu’ils etaient assez grands. II finit par me vendre moi- meme a un speculateur, auquel mon maitre actuel m’a achetee. — Pourquoi avez-vous contracts l’habilude dc boire? — - Pour me delivrer dc ma misere. Apres mon arrivee a la Nouvelle-Orleans , j’cus encore un enfant, et jc crus que jc l’eleverais, puisque mon maitre n’etait pas speculateur. C’elait bien le plus job de tous les etres, ct ma maitresse le trouvait charmant. II ne criait jamais; il avail bonne mine. Mais ma maitresse tomba maladc. Je la soignai, j’atlrapai la fievre ; tout mon lait s’en alia, mon enfant n’cul bienlot plus que la peau et les os , et madame ne voulut pas acheter du lait pour lc nourrir. Elle ne m’ecouta pas quand je lui dis que je n’avais plus de lait. Elle soutint que je pouvais lc nourrir avec ce que les autres mangeaient. L’cnfant souffrit, cria, cria jour et nuit, se reduisit a rien; et madame se mit en colere contre lui, en disant qu’il etait d’une maussaderie insupportable. « Je voudrais qu’il fut mort, » dit-ellc. Elle nc me le laissait pas pendant la nuit, di- sant qu’il me tenait eveillce , et que je n’etais plus bonne a rien. Elle me faisait coucber dans sa chambre , et j’etais obligee de laisscr l’enfant dans un grenier, ou il mourut une nuit. Jc commencai a boire pour m’etourdir, pour empeeber ses cris de me poursuivre. . . J’ai bu, et jc boirai toujours, dusse-je alter pour ca en enfer! — Pauvre femme!... Ne vous a-t-on pas dit que le Seigneur etait mort pour vous... qu’il veillerait k votre salut. .. que vous pouviez aller au ciel, ety trouver enfin le repos?... — Le ciel! reprit la vieille ; n’est-ce pas la ou vont les blancs?... Si je m’y rencontrais avec eux. . . Oh ! j’aime mieux aller en enfer. . . etre loin de mon maitre et de ma maitresse ! Elle accompagna ces mots de son gemissement ordinaire, replaca son panier sur sa tete, ct s’eloigna a pas lents. Tom retourna trislement au logis. Dans la cour, il trouva la petite Evangeline le front ceint d’une couronne de tubereuses et les yeux rayonnants de plaisir. — Ob! Tom, vous voila?... Je suis ravie de vous rencontrer. Papa m’a chargee dc vous dire que vous pouviez atteler les poneys a ma petite voiture neuve, et me mener a la promenade... Mais, qu’avez-vous done, vous etes lout reveur?. .. — Je ne me sens pas bien, miss Eva; mais je vais harnachcr les chevaux. Enfin, qu’avez-vous?... Je vous ai vu causer avec la vieille Prue... Tom, avec une eloquente simplicite, raconta l’histoire de la porteuse dc pain. Evangeline ne profera aucune exclamation; elle ne pleura pas, ne manifesta 158 LA CASE DU PERE TOM. point d’etonnement, comme un autre enfant. Ses joues palirent, un nuage sombre passa sur ses yeux, elie croisa les mains sur sa poitrine, et poussa un profond soupir. CHAP 1TRE DIX-NEUVIEME. CONTINUATION DES EXPERIENCES DE MISS OPHELIA. — N’attelez pas, Tom, je ne veux pas sortir, dit Evangeline. — Pourquoi, miss Eva? — Ces miseres me dechirent le cceur; oui, elles me dechirent le coeur, repeta- t-elle avec energie : je ne veux pas sortir. A ces mots, elle rentra dans la maison. Quelques jours apres, une autre femme vint a la place de la vieille Prue ap- porter les biscottes. Miss Ophelia etait dans la cuisine. — Mon Dieu ! secria Dinah, quest devenue la mere Prue? — Elle ne reviendra plus, dit la femme dun ton mysterieux. — Comment! est-ce qu’elle est morte ? — Nous n’en savons ricn; elle est en bas, dans la cave, dit la porteuse en jetant un coup d’ceil sur miss Ophelia. Lorsque celle-ci eut pris les biscottes, Dinah accompagna la porteuse jusqu’a la porte. — Qu’a done la mere Prue? Voyons, confiez-moi ca. La femme avait envie de parler ; cependant elle hesitait. - — Vous ne le direz a personne , repondit-elle a voix basse : Prue s’est encore enivree; on l’a enfermee dans la cave, et on l’y a laissee toute la journee. On assure que les mouches se sont mises apres elle, et qu’elle est morte. Dinah leva les mains au ciel; en se retournant, elle vit a son cote Evangeline, dont les grands yeux mystiques etaient dilates d’horreur, et dont le sang avait abandonne les levres et les joues. — Dieu nous garde! miss Eva s’evanouit! Aussi, a quoi bon debiter devant elle des choses siterribles? - — Je ne m’evanouis pas, dit l’enfant d’un ton ferine : pourquoi nentendrais-jc pas ces choses-la? Je suis aussi capable de les entendre que la pauvre Prue l’a ete de les souffrir. Miss Ophelia demanda avec anxiete fhistoire de la vieille. Dinah la raconta avec de longs details , auxquels Tom ajouta ceux qu’il connaissait. — C’est abominable ! s’ecria miss Ophelia en entrant dans la chambre ou Saint-Clare lisait le journal. — De quelle iniquite parlez-vous? pri:e s’est excore exivree ; ox l’a exfermee daxs la cave. CHAPITRE XIX. 159 — On a fustige Prue a tel point quelle en est morte! dit miss Ophelia; et elle fit le recit de ce qui s’etait passe en insistant sur les details les plus revoltants. — Jc pensais bien qu’on finirait par la, dit Saint- Clare en reprenant son journal. — Vous le pensiez, ct vous n’avez rien fait pour vous y opposer! N’avez- vous pas ici dc notables, dont l’intcrvention puisse empecher d’aussi odieux forfaits? — On suppose en general quc l’interet de la propriete suffit pour les prevenir. S’il y a des gens qui veuillcnt sc miner, je ne vois aucun moycn d’action contre eux. La pauvre vieille etait, dit-on, voleuse et adonnee a l’ivrognerie. Elle exci- tera par consequent peu dc sympathie. — C’est horrible, Augustin! II y a ccrtes dc quoi attirer sur vous la ven- geance celeste. — Ma chere cousine, je n’ai pas commis le crime, et je n’ai pu l’empecher. Si quelques miserables obeissent a la brulalite de leurs instincts, qu’ai-je a y voir? Ils ont une autorite absolue; ce sont des despotes irresponsables. It serait inutile d’intervenir en l’absence dc toute loi positive. Ce que nous avons de mieux a faire, e’est de fermer les yeux et les oreilles, et de laisser les choses aller leur train. — Vous est-il possible de fermer les yeux et les oreilles? — Ma chore amie, qu’attcndcz-vous de nous? Une classe avilie, indolente, denuee ^instruction, est livree sans conditions a des blancs, qui en immense majorite nc savent pas se maitriser, qui ne sont pas meme eclaires sur leurs ve- ritables interets. Dans une pareille organisation sociale, que peut faire unhomme d’honneur, si ce nest de fermer les yeux et de s’endurcir le coeur? Je ne puis acheter tous les pauvres malheureux que je vois ; je ne puis m’eriger en chevalier errant, et entreprendre le redressement de tous les torts : j’essaye du moins de me tenir a l’ecart. La figure de Saint-Clare s’assombrit un moment ; mais, reprenant tout a coup son joyeux sourire : Allons, cousine, dit— il , n’ayez pas cette physionomie de fee en colere. Vous navez encore souleve qu’un coin du rideau ; mais si voulez son- der les mysteres de la scene du monde, vous n’aurez plus de cceur a rien. C’est comme lorsqu’on examine en detail la cuisine de Dinah. Et Saint-Clare, s’etendant sur un canape, reprit la lecture de son journal. Miss Ophelia se mit & tricoter avec un mouvement presque convulsif. Elle reva quelque temps en silence; ses reflexions accrurent son indignation, et enfin elle eclata : — Je vous le dis, Augustin : il est affreux de defendre un parcil systemc; voila mon opinion. — Quoi! dit Saint-Clare levant la tete, voila que vous recommencez? 1 (>0 LA CASE I)U PERE TOM. — Je vous lc repete, il esl affreux de voire part de defendre un pared systerae! reprit miss Ophelia avec une clialeur loujours croissante. — Moi le defendre, ma chere dame! Qui vous a jamais dit que je le defendais? — Est-ce que tous les habitants du Sud ne lc defcndent pas ? Aulremcnt , pourquoi le pratiqueraient-ils ? — Avez-vous la naivete de croire qu’on ne fait en ce monde que ce que Ton croit conforme a la justice? Ne vous etes-vous jamais permis d’action que vous sentiez n’etre pas completement irreprochable ?. . . — Si cela m’est arrive, je m’en repens! dit miss Ophelia cntre-choquant ses aiguilles avec energie. — Et moi aussi! dit Saint-Clare. — En ce cas, pourquoi continuez-vous? — II a du vous arriver parfois de faire le mal apres vous etre repentie, ma bonne cousine? — Oui , mais lorsque j’ai ete exposee a de fortes tentations. — Eh bien! j’ai ete expose a de fortes tentations. — Mais j’ai toujours resolu de ne pas retomher dans mes fautes. — J’ai pris depuis dix ans la meme determination, mais en vain. Etes-vous parvenue a vous exempter de tout peche, cousine? — Augustin, dit gravement miss Ophelia mettant de cote son tricot, je merite que vous me reprochiez mes ecarts, dont je ne cherche pas a disconvenir; il y a pourtant une difference entre vous et moi. Il est vrai que ma conduite n’est pas toujours d’accord avec mes principes ; mais il me semble que je me couperais la main droite plutot que de persister dans une route que je croirais mauvaise. Saint-Clare s’assit sur le parquet aux pieds de sa cousine : — Ne prenez pas un air si serieux, lui dit-il ; vous savez que je suis un etre bizarre et imparfait. Je me plais a reconnaitre, malgre mes railleries, que vous etes une femme exccl- lente; mais, de grace, ne m’accablez pas de votre superiorite. — Vous avez beau plaisanter, le sujet est grave, Augustin. — D une gravite desolante, trop grave pour etre trade quand il fait chaud. Peut-on s’elever a des considerations sublimes lorsqu’on est tourmente par le so- led et les moustiques? Quelle idee ! ajouta-t-il en se levant; je comprends main- tenant pourquoi les nations du Nord sont toujours plus vertueuses que cedes du Sud. — Quel ecervele vous faites ! — C’est possible ; mais je veux etre serieux au moins une fois dans ma vie. Pcrmettez-moi d’abord de mettre a ma portee cette corbeille d’ oranges, afin de me reconfortcr au besoin. Quand le cours des evenements exige qu’un bomme garde en captivite deux ou trois douzaines de ses freres, il faut tenir comptc de l’opinion publique ; et... — Je ne remarque pas que vous deveniez plus serieux, dit miss Ophelia. CHA PITRE XIX. 1G1 — M ’y voici, rcprit Saint- Clare, dont la figure prit tout a coup unc expression do gravile. II ne peut y avoir qu’une opinion sur cette question abstraite de les- clavagc. Les planteurs qui en profitent, les pretres qui vculent plairc aux plan- teurs, les politiques qui cherchent a dominer, pourront denaturer la morale, dementir la nature, fausscr le sens de l’Evangile; mais ils ne font illusion a per- sonnc. L’csclavagc vicnt du diable, qui a prouve en l’instituant ce dont il ctait capable. Miss Ophelia fut ctonnee ; cl Saint-Clare, qui semblail jouir de sa surprise, con tin ua en ces termes : — Qu’est-ce que cette institution, maudite de Dieu ct de l’homme '? Depouil- lez-la de son prestige, soumetlcz-la a une scrupuleuse analyse, qu’est-cc que c’cst ? Quoi ! parcc que mon frere noir est ignorant et faible, ct que jc suis intel- ligent et fort, je lui volerai tout ce qu it a ! La besogne trop rude, trop sale, trop desagreable, je fimposcrai au noir ! Parcc que je n’aime pas a Iravailler, le noir travaillera! Parce que le soleil me brule, le noir supportcra l’ardeur du soleil ! Le noir gagnera I’argent, ct jc le depenserai ! Le noir s’enfoncera dans les mare- cages pour que jc puissc marcher a sec ! Le noir durant toute son existence mor- lelle fera ma volonte et non la sienne, ct il n’aura de chances pour gagner le ciel qu’autant que je lui en laisserai ! Toulcs ces injustices decoulenl de l’instilution. Je d6fic qui que ce soit de lire noire code noir ct d’en tircr autre chose. On parle dcs abus de l’esclavagc ; mais l’csclavage meme est un monslrueux abus ! S il nc disparait pas de la surface de la terre commc Sodome ct Gomorrhe, c’est parce qu’on nc fappliquc pas dans toute sa rigueur. Par pitic, par pudeur, parcc que nous sommes des hommes nes de la femme, et non des betes fauves, nous n’usons pas de toute la puissance que dcs lois crucllcs ont mise en nos mains. Celui qui montre le plus d’insensibilite ct de barbaric ne sort pas des limites de la legalile. Saint-Clare s’etait leve, ct, comme il en avait fbabitude quand il etait aniine, il marchait a pas precipites. Sa belle figure classique, parcille a cellc d une statue grecque, rayonnait d’une noble ardeur; ses grands yeux bleus lancaicnt des clincellcs; il gesticulait involontaircment avec vivacite. Miss Ophelia, qui ne 1’avait jamais vu ainsi, garda un profond silence. — Je vous le declare, reprit-il en s’arretant brusquement devant sa cousine, je me suis dit parfois que si, pour cacher un jour tant d’injustice et de misere, ce pays s’abimait dans les entrailles de la terre, je consentirais a etre englouti avec lui. Lorsquc, dans le cours de mes voyages, je voyais de vils coquins in- vestis d’une aulorite legale sur dcs hommes, des femmes, des enfants, qu’ils avaient aclietes avec dcs deniers souvent extorques, cent fois j’ai ete sur le point de maudire ma patrie, de maudirc la race humaine ! — Augustin ! Augustin! e’en est trop! s’ecria miss Ophelia; je n’ai jamais en- lendu rien de scmblablc, meme dans le Nord. — Dans le Nord! dit Saint-Clare, qui, par une subite metamorphose, rc« 21 162 LA CASE DU PERE TOM. trouva tout a coup sou ton d’insouciance habituel. Bali! vos gens du Nord ont le sang froid. 11s ne peuvent, comme nous, se decider a maudire. — Mais la question est de savoir. .. — Oui, de savoir comment j’ai accepte l’iniquite !... II m’est facile de repon- dre : elle m’est venue par heritage. Mes esclaves appartenaient a mon pere et a ma mere; maintenant ils sont a moi avec leur posterite, qui commence a former un contingent considerable. Mon pere, vous le savez, etait originaire de la Nou- velle-Angleterre ; c’etait un tout autre homme que le votre, un vieux Romain aider, 6ncrgique , doue d’une volonte de fer. Votre pere s’etablit dans la Nou- velle-Anglcterre pour regner sur des rochers et des pierres, pour fertiliser le sol ; le mien s’etablit dans la Louisiane pour gouverner des hommes et des femmes. Ma mere — et Saint-Clare contempla avec veneration un portrait suspcndu a la muraille — ma mere etait divine!... Ne vous offensez pas de cette epithete; vous savez ce que je veux dire. Certes, elle etait nee mortelle ; mais, autant que j’ai pu en juger, il n’y avait en elle aucune trace des erreurs et des faiblesses liu- maines. Tous ceux qui l’ont connue, libres ou esclaves, parents ou amis, Fat— testeront comme moi. Ma mere m’a seule empeche d’etre completement incre- dulc; c’etait une incarnation du Nouveau Testament, une morale vivante , une emanation de l’eternelle verite. 0 ma mere ! ma mere!... Saint-Clare joignit les mains avec transport, puis, se calmant soudain, il s’assit sur une ottomane. — Mon frere et moi nous etions jumeaux, reprit-il : on dit, vous le savez, que des jumeaux doivent se ressembler, et pourtant nous formions un parfait contraste. 11 avait des yeux noirs, des cheveux de jais, un teint brun, un profil romain fortement accentue : j’avais les yeux bleus, la chevelure doree, le teint blanc, le profil grec. Il etait actif : j’elais reveur. Il montrait de la generosite a l’egard de ses amis et de ses egaux, mais de la fierte, de l’insolence, envers ses inferieurs. Il n’avait aucune pitie pour ceux qui se declaraient contre lui. Nous nous aimions l’un l’autre comme des enfants, tantot plus, tantot moins. J’etais le favori de ma mere; c’etait celui de mon pere. J’avais une sensibilite morbide que mon pere et lui ne comprenaient pas , mais qui m’assurait les sympathies de ma mere. Lorsque je me disputais avec Alfred, et que mon pere me regardait severcment, je me refugiais aupres de ma mere. Je la vois encore avec ses joues pales, ses yeux doux et profonds, sa robe blan- che. EUe s’habillait toujours de blanc, ce qui me faisait penser aux saints dont les livres saints decrivent le costume. Elle avait des talents de toute espece ; elle cullivait surtout la musique avec succ£s ; souvent elle jouait sur l’orgue ces vieux airs grandioses de l’Eglise catholique, en cbantant d’une voix qui se rapprochait de cclle des anges; je posais alors ma tete sur ses genoux, je pleurais, je revais, j’eprouvais des sensations indefinissables , que le langage ne saurait exprimer. A cette epoquc la question de l’csclavagc n’avait pas ete abordec, personne ne songcait a l’attaquer. CHAP IT RE XIX. 1 63 Mon pere etait ne aristocrate. Peut-etre, dans line existence anterieure, avait-il occupe une position elevee, et il avait conserve toutc Parrogance des vieilles cours, quoiqn’il fut de famille pauvre et roturiere. Mon frere etait sa fidele image. Un aristocrate, vous le savez, n’a point de sympathies pour les hommes qui vivent en dehors d’une cerlaine classe. La ligne de demarcation varie suivant les pays; mais on ne la depasse jamais. Aux yeux de mon pere, e’etait la couleur qui la determinait. Juste et genereux avec les hlancs, il regardait les negres, metis, mulatres et quarterons, comme des etres qui tenaient le milieu entre l’homme et les animaux, et il hasait sur cette hypothese toutes ses idees d’equite. Dans le cas ou on lui aurait demande s’ils avaient des ames, peut-etre aurait-il repondu affirmativement ; mais il ne se melait guere de spiritualisme. Il n’avait point de sentiments religieux; seulement il vencrait Dicu comme le chef des classes superieures. Mon pere avait environ cinq cents negres a mener; inflexible, exigeant, vetil- leux, il voulait que tout marchat chez lui avec une precision et une regularite infaillibles. Si vous reflechissez qu’il avait pour agents des travailleurs indolents, hebetes, pleins de mollesse, vous conccvrez qu’il se passait sur sa plantation beaucoup de cboscs do nature a faire gemir un enfant sensible comme moi. Le gerant de l’habitalion etait un fils renegat de l’Etat de Vermont, grand gail- lard de mauvaise mine, qui avait fait un long apprentissage de la brutalite, et qui avait pris ses degres avant d’etre admis a la pratique. Ma mere ni moi ne pouvions le souffrir; mais il avait acquis sur mon pere un ascendant complet, et gouvernait en despote absolu. J’etais hien jeunc alors; mais j’avais deja une sorte de passion pour l’etude de l’humanite. On me voyait souvent dans les cases et dans les champs de Cannes ; j’etais aime des noirs; je recevais leurs plaintes, et les transmettais a ma mere; car nous avions forme a nous deux une sorte de comite pour le redressement des torts. Nous etions parvenus a reprimer bien des cruautcs ; nous nous felicitions d’avoir fait quelque bien ; mais trop de zele nous perdit ; Stubbs declara a mon pere qu’il n’etait plus maitre des esclaves, et qu’il etait force de donner sa demis- sion. Mon pere etait un mari bon et intelligent ; mais il ne cedait jamais sur les points qu’il jugcait necessaires, et il mit une barriere insurmontahle entre nous et les ouvriers des champs. Il dit a ma mere, sans lui manquer de respect et de deference, qu’elle avait sur les esclaves de la maison une autorite absolue, mais qu’elle ne devait s’occuper en rien de ceux qui travaillaient au dehors. Il la pla- cait au-dessus de toutes les femmes ; mais il aurait fait une declaration pareillc a la Vierge meme , si elle avait contrarie son systeme. J’entendais parfois ma mere discuter avec lui , et l’implorer en termes patlie- tiques en faveur des negres. 11 lui repondait poliment, mais avec une desespe- rante froideur. « Toute la question est la, disait-il : dois-je me separer de Stubbs ou le garder? Stubbs est exact, bonnete, experimente, et aussi bumain qu’il peut l’etre ; on ne saurait pretend re a la perfection : si je le garde, il faut que je LA CASE I)U PURE TOM. 1GP soutienne son administration dans son ensemble quand memo elle serait entachee de quelques scverites inseparables de tout gouvernement. Les regies generates dominent les cas particuliers. » Cette derniere maxime semblait, aux yeux de mon pere, justifier les moins excusables barbaries. Quand il Pavait emise, il s’etendait sur un canape, comme un liomme qui a termine un differend, et se mettait a faire un somme ou a lire un journal. En realite, mon pere avait les talents qui conviennent a un liomme d’Etat. Il aurait partage la Pologne aussi facilement qu’une orange, et opprime l’lrlande avec une magnifique impassibility. Ma mere Unit par renoncer a ses projets. On ne saura jamais, jusqu’au comple definitif, ce qu’ont souffert des natures nobles et sensibles comme la sienne, jelees dans un abime d’injustice et de cruaute, dont elles scules apprecient la profondeur. Il y a pour elles de longues et poi- gnantes douleurs dans ce monde voue a l’enfer. Tout ce que pouvait faire ma mere, cetait d’inspirer a ses enfants ses idees et ses sentiments; mais, malgre ce quon dit de Peducation, les enfants restent ce que la nature les a faits. Alfred, des le berceau, inclinait vers laristocratie ; il conserva son caractere en grandis- sant, et suivit sa route en depit des exhortations maternclles. Pour moi, je les recueillis avidement. Ma mere nc contredisait jamais ouvertement ce que disait mon pere, elle ne lui faisait point d’opposilion directe ; mais elle imprimait en traits de feu dans mon cceur l’idee de la dignite de l ame des plus vils humains. Je la contemplais avec une pieuse veneration , quand le soir elle me disait en me montrant les etoiles : « Voyez , Augustin ! les ames des plus pauvres vivront encore lorsque ces astres se seront eteints ; elles vivront autant que Dieu ! » Elle avait de beaux tableaux anciens , entre autres un Jesus-Christ gueris- sant un aveugle. « Songez-y, me disait-elle, faveugle etait un miserable mcn- diant, aussi le Sauveur ne voulut-il pas le guerir de loin; ill’appela, et lui imposa les mains. » Si j’avais grandi sous ses ailes, elle aurait excite en moi un incroyable enthousiasme ; je serais devenu un saint, un reformateur, un mar- tyr!... Mais, helas! helas! je lui fus enleve a Page de treize ans, et je ne Pai jamais revue ! Saint-Clare appuya la tete sur ses mains, et devenant silencieux pendant quelques minutes : — Qu’est-ce que la vertu humaine? reprit-il : souvent un basard, un accident, une affaire de position geographique, de latitude et de longitude, combines avec les dispositions natives. Votre pere, par exemple, setablit a Vermont, dans une ville dont tous les habitants sont libres et egaux; il devient diacre de l’eglise, entre dans une societe abolitionniste, et nous regarde presque comme des patens : et pourtant e’est, sous bien des rapports, le double de mon pere. J’ai vu maintes fois pcrcer en lui la meme energie, la meme arrogance, le meme esprit de domi- nation. Il est tombe au milieu d’une population democratique, il a embrasse des theories democratiques ; mais il est au fond du coeur aussi aristocrate que Petait mon pere, qui tenait sous ses lois cinq ou six cents csclaves. CHAPITRE XIX. 105 Miss Ophelia allait sc recricr, ct meltait de cote son tricot pour repondre; mais Sainl-Clare lui coupa la parole : — Je devine ce que vous allez m’objecter ; je ne pretends pas qu’ils fussent positivement semblables. L’un, se trouvant dans un ordre de choscs en opposilion constante avec Ies tendances naturelles, devint un implacable tyran. L’autrc, dans une condition conforme a la nature, s’est range sous lc drapeau de la demo- cratic. Si tous deux avaient possede des plantations ala Louisiane, ils auraient etc aussi semblables que deux balles fondues dans le meme moule. — Que vous etes peu rcspectueux envers vos parents! dit miss Ophelia. — Ce n’est pas mon intention, reprit Saint-Clare, quoique le respect ne soit pas mon fort. Pour en revenir a mon liistoire, quand mon pere mourut, ses biens furent partages entre mon frere et moi : il n’existait pas d’homme plus nol)le, plus desinteresse qu’Alfred avec tous ceux de sa caste ; nous nous entendimes a merveille sur les questions de propriete. Nous entreprimes d’exploiter ensemble la plantation ; et Alfred , qui avait deux fois plus d’activite que moi, devint un planteur enlbousiastc, et rcussit admirablement. Deux annees d’experience me convainquirent que je ne pouvais m’associer utile- ment a ses travaux. Avoir a gouverner sept cents esclaves que je ne connaissais pas, dont aucun ne m’inspirait d’interet special; les fairc travailler, manger on dormir avec une precision mililaire ; les conduire comme un troupeau de betes, leur mesurer le repos et les jouissanccs ; employer toujours le fouet comme der- nier argument : quel metier intolerable et rcvoltant! II m’effray ait meme, quand, me rappelant les paroles de ma mere, je songcais au prix d’une ame humaine. Je ne puis entendre sans indignation certains pbilosopbes de nos Etats du Nord, animes de l’envic de nous excuser, parlor du bonbeur des esclaves. Je sais a quoi m’en tenir. Peut-il exister un homme heureux de travailler tous les jours, depuis l’aube jusqu’a la brune, sous l’oeil d’un maitre irresponsable ; de poursuivre inces- samment le meme labour triste et monotone ; de n’avoir pour salaire que deux pantalons et une paire de souliers par an ; d’etre a peine abrite ; de n’avoir que juste assez de nourriture pour ne pas succomber sous le poids de la fatigue? Je voudrais quo quiconque s’imagine qu’un homme peut s’accommodcr d’un pareil regime y hit soumis en personne. Je l’acheterais et je lc ferais travailler sans scrupule. — J’ai toujours suppose, dit miss Ophelia, que vous autres habitants du Sud vous approuviez l’esclavage comme conforme aux textes saints. — Erreur! nous n’en sonunes pas reduits la. Alfred, qui est un despote deter- mine, n’adopte point ce mode de justification. Non; il s’appuie fierement sur ce vieux principe : lc droit du plus fort. Il dit, avec assez de raison, que les plan- teurs americains font, sous une autre forme, la meme chose que l’aristocratie et les capitalistes anglais : e’est-a-dire qu’ils approprient a leur usage les classes inferieures. Il ajoutc qu’il n’y a point de grande civilisation sans asservissement des masses. Il doity avoir, dit-il, une basse classe condamnee au travail materiel, LA CASE DU PERE TOM. 1GC) et une classc superieure qui jouisse d’assez d’aisance et de loisir pour developper son intelligence. C’est ainsi qu’il raisonne, parce qu’il est ne aristocrate, et c’est ce que je ne crois pas, parce que jc suis naturellement dcmocrate. — Est-il possible, dit miss Ophelia, de comparer l’Angleterre a l’Amerique? L’ouvrier anglais nest pas vendu, separe de ses enfants, battu de verges ! — II depend de celui qui l’emploie presque autant que si celui-ci l’avait achete. Le proprictaire d’esclaves pent les faire perir sous le fouct, le capitaliste peut faire mourir de faim le proletaire. Vous dites qu il jouit en paix de sa famille; mais est-il plus penible de voir vendre ses enfants que de les voir mourir de faim a la maison ? — Mais vous ne justifiez pas l’esclavage cn prouvant que ses resultats ne sont pas plus desastreux que ceux d’une autre institution egalement mauvaise. — Jc ri’ai pas la pretention de le justifier; je dirai seulement que nous enfrei- gnons avec plus d’audace les droits de l’humanite. Ici, on achete un homme comme un cheval; on lui regarde les dents, on lui fait craquer les articulations, on essayc son allure, et on le paye. Nous avons des speculateurs, des eleveurs, des nsuriers, qui trafiquent de la chair humaine. Le mal se presente done, aux yeux du monde civilise, sous une forme plus palpable, mais en definitive il est essentiellcment le meme. Ici comme ailleurs, on sacrifie une partie du genre humain au bien-etre d’une autre partie. - — Jc n’avais jamais envisage la chose a ce point de vue, dit miss Ophelia. — J’ai voyage en Angleterre, et j’ai recueilli bon nombre de documents sur les classes inferieures de ce pays. Jc crois en verite qu’Alfrcd a raison quand il dit que ses esclaves sont mieux traites que la majorite des travailleurs anglais. Vous voyez par la qu’on ne saurait mettre Alfred au nombre des maitres barbares. Il est sans pitie pour l’insubordination , il tuerait un esclave rebelle comme un daim, sans plus de remords; mais en general il se fait un point d’honneur d’avoir des esclaves bien nourris et convenablcment installes. Quand je demeurais avec lui, je le priai de faire quelque chose pour leur instruction. Il consentit a leur donner un chapelain , qui faisait le catechisme tous les dimanebes ; mais il pensait interieurement, je crois, que ce pieux personnage eut tout aussi bien employe son temps en sermonnant des chiens ou des chevaux. En effet, l’homme abruti depuis son cnfance, et qui travaille macbinalement , sans reflexion , pendant toute la semaine, ne saurait tirer grand profit de quclques beurcs de culture intellec- lucllc. Les directeurs des ecoles du dimanche, dans les plantations de l’Amerique, ou dans les districts manufacturers de l’Angleterre, attesteraient peut-etre qu’ils out obtenu, ici et la, les memos resultats negatifs. Il y a cependant parmi nous des exceptions frappantes , parce que le negre est plus accessible que le blanc aux sentiments religieux. — Eh bien, dit miss Ophelia, comment avez-vous quitte votre plantation? — Au bout de quelque temps, Alfred reconnut que je n’etais pas fait pour (Are plantcur. Lorsque, pour me complaire, il eut introduit des ebangements et ' IL FAIT TETE AUX CHIENS , LES ECARTE A DROITE ET A GAUCHE. CHAPIT11E XIX. 1(17 des ameliorations, il Irouva mauvais que je ne fusse pas encore satisfait. Ce que je haissais en realite, c’etait l’esclavage meme, l’exploitation de ccs hommes et de ccs femmes , la perpetuation de tant d’ignorance , de vices et dc brutalite. Et puis , etant moi-mcme le plus paresseux des mortels , j’eprouvais trop de sympalhie pour la paresse. Quand de pauvres negres mettaient des pierres au fond dc leurs corbeilles dc coton pour les rendre plus lourdes, quand ils recou- vraient de coton des sacs remplis de poussiere, il me semblait que j’en aurais fait aulant a leur place, el je m’opposais a ce qu’on les fouettat. La discipline n’etail plus observee ; j’elais cn contradiction perpeluelle avec Alfred, comme au- trefois avec mon pere. Il me disail que j’etais un reveur, etranger a la vie prati- que. 11 finit par m’offrir la maison patrimoniale et les fonds que nous possedions a la Nouvelle- Orleans, et me conscilla d’aller m’y etablir et de le laisser seul a la letc dc la plantation. Nous nous separames, et je vins ici. — Mais pourquoi n’avcz-vous pas affranchi vos esclaves? — Je n’en ai pas cu le courage. Il m’avait repugne de m’en servir comme d’in- struments pour gagncr de 1’ argent , il me sembla plus honnetc de depenser mon argent avec eux; quelques-uns etaient d’anciens servitcurs, auxqucls j’etais atta- che; les plusjcuncs etaient leurs enfants ; lous etaient contents de leur sort. Saint -Clare s’arreta ; puis, apres avoir fait quelques pas en reflecliissant, il reprit : — Il y a eu un temps ou j’avais le projet et l’espoir de faire quelque chose en cc monde, au lieu de me laisser entrainer a la derive. J’eprouvais un desir vague d’etre unc espece d’emancipateur, de delivrer ma terre natale de cette souillurc. Tous les jeunes gens, je le suppose, ont de pareils acces de fievre; mais... — Il fallait mettre la main a la charrue , et ne pas regarder en arriere. — Ma foi! rien n’allait a ma guise, et, dc meme que Salomon, je pris la vie en degout. C’etait, sans doute, chcz moi comme cliez lui, une condition de la sagessc. Quoi qu’il cn soil, renoncant a m’occuper de la regeneration sociale, je me laissai allcr au courant , comme une piece dc hois flotte. Alfred me gronde toutes les fois que nous nous voyons, et il a sur moi un avantage incontestable. Il fait quelque chose; sa vie est la consequence logique de ses opinions, la mienne est sans but. — Mon cher cousin, pouvez-vous vous complairc dans cette existence inactive? — Moi! je la detestc!... Mais, pour en revenir a la question, les idees que j’ai emises sur l’esclavage ne me sont point personnelles. Un grand nombre d’hommes ont, a cet egard, la meme opinion que moi. C’est un tleau pour tous, non-sculemcnt pour tant d’etres degrades, vicieux, imprevoyants, mais encore pour les maitres qui sont forces dc vivre avec eux. L’aristocratie anglaise n’e- prouve point ce que nous eprouvons; clle n’est pas confondue avec la classe qu’elle degrade. Les negres sont dans nos maisons; ce sont les compagnons de nos enfants, dont ils forment l’csprit avant nous : car ils appartiennent a une race dont les enfants se rapproebent volontiers. Si Eva n’avait pas des qualites supe^ 108 LA CASE DU PERE TOM. rieurcs , cllc scrait perdue. Autant vaudrait laisser la petite verole sc propager parmi les csclavcs, avee l’idee que 110 s enfants ne l’attraperont pas, que de les laisser sans instruction ct sans principes, ct de sc persuader que nos enfants n’en subiront pas l’influence funestc. Cependant nos lois defendent formellement qu’on organise pour les esclaves un systeme general d’education , et elles font bien. Qu’une seulc generation soit eclairee, et tout l’edifice s’ecroulera. Si nous ne leur donnons pas la liberte, ils la prendront. — Et quelle sera, scion vous, la fin de tout ceci? demanda miss Ophelia. — Je l’ignorc. Ce qu’il y a de certain, e’est que les masses se remuent dans lc monde enticr, et qu un dies irce viendra tot ou tard. La merne agitation regne cn Europe, en France, en Angletcrre et dans ce pays. Ma mere avait coutume de me dire que nous touchions a une epoque millenaire oil le Christ regnerait, ou tous les homines seraient fibres et heureux. Quand j’etais enfant, elle me fai- sait repeter : Que votre regne arrive. 11 approche sans doute, mais qui peut predire le jour ou il arrivera? — Augustin, dit miss Ophelia en regardant fixement son cousin, jc crois par- fois que vous n’etes pas loin du royaume de Dieu. — Merci de voire bonne opinion , mais j’ai des hauls et des has; je monte en theorie jusqu’aux porles du cicl, et je descends en realite dans la poussiere de cette terre... Mais la cloche sonne; allons prendre le the, et j’espere que vous ne direz plus maintenant que je n’ai jamais cu avec vous de conversation serieuse. A table, Marie fit allusion a la mort de Pruc. — Je suppose, dit -elle, ma cousine, que vous nous regardez tous comme des barhares. — Jc crois sculement, repondit miss Ophelia, que e’est un acte de barbarie. — II y a , reprit Marie , des creatures dont il cst impossible de venir a bout. Leur perversite ne cesse qu’avcc leur existence. Jc n’ai pour elles aucune sym- patliie ; elles sont leurs propres victimes. — Mais, maman, dit Evangeline, cette pauvre vieille etait malheureuse, cest pour ccla quelle buvait toujours. — Allons done! comme si e’etait une excuse! Je suis bien souvent malheu- reuse; mes tribulations sont, jc le presume, plus grandes que celles dont cette vieille avait a sc plaindre. La misere de ces noirs provient de leur mcchancete ! 11 y en a qu’on ne peut dompter, meme par les traitements les plus rigoureux. Je me rappelle que mon pere avait un csclave si paresseux qu’il s’enfuyait pour ne pas travailler, et qu’il errait dans les savancs, vivant de maraude etcommettant toutes sortes de depredations. On le reprit, on lc fouetta; mais en vain; il re- commcnca plusieurs fois, et on lc fouctlait regulierement apres chacune de ses evasions. A la fin, sanglant et meurtri, il se traina dans les savanes, ou il mourut. 11 n’avail aucune raison plausible pour s’evader, car mon pere traitait toujours ses negres avec bicnvcillancc. — 11 m’est arrive, dit Saint-Clare, de soumettre un homme qui avait dejoue les efforts de tous les maitres ct de tous les commandeurs. ffff't SCIPION M* ASSIST A AVEC UN ZELE INFATIGABLE. CHAPITRE XIX. 1G9 — Vraiment! s’ccria Marie. Je serais charmee de savoir comment vous vous y elcs pris. — C’etait un indigene dc l’Afrique, d’une ladle herculeenne, dune force de lion. On l’appelait Scipion. II avait au plus haut degre l’instinct de l’indepen- dance. On n’en pouvait rien faire. II avait passe de mains en mains, quand Alfred l’acheta, esperant etre plus lieureux que ses devanciers. Un jour, Scipion rosse un commandeur et se sauve dans les savanes. C’etait aprcs la dissolution de notre indivis, et j’etais venu rendre visite a mon frere. Alfred etait dans un etat d’exas- peration terrible; mais je lui dis que c’etait sa faute, et je lui pariai que je materais lc rebellc. II fut convenu que si on le raltrapait, il me laisserait tenter l’expcrience. Nous entrames cn cliasse au nombre de six ou sept, avec des fusils et dcs chicns. Vous concevcz qu’on met autant d’ardeur a chasser un homme qu’un cerf, pour peu qu’on en ait l’habitude. J’etais moi-meme un peu anime, quoique je dussc agir comme mediateur dans le cas ou l’esclave marron serait repris. Nous lancons nos chevaux; les chicns aboient en flairant, et nous finis- sons par lc debusquer. II court avec la rapidite d’un chevreuil, et conserve de I’avance sur nous pendant quelque temps; mais, accule dans un massif impene- trable de Cannes, il se retourne pour combattre. 1 1 fait tete aux chicns, les ecarte a droite et a gauche, en tue deux rien qu’avec ses poings; mais un coup de fusil l’abat presque a mes pieds. Lc pauvre diable me lancait des regards ou se pei- gnaient la fierte de l’homme et le desespoir du vaincu. J’ecartai les chicns et les chasseurs, et je reclamai mon prisonnier. Ils voulaient l’achever, dans l’enivre- ment de leur triomphe ; mais j’insistai pour qu’il eut la vie sauve, et Alfred me le vend'd. Je m’en chargeai, et au bout d une quinzaine je l’avais rendu aussi soumis et aussi traitable qu’on pouvait le desirer. — Quels procedes avez-vous done employes? demanda Marie. — Dcs procedes tout simples. Je l’installai dans ma chambre; je lui fis faire un bon lit, je pansai ses blessures, et je lui prodiguai des soins jusqu’a ce qu’il fut gueri. Cepcndant j’avais prepare pour lui un acte d’affranchissement, et des qu’il fut retabli, je lui dis qu’il pouvait aller ou bon lui semblerait. — Et il partit? dit miss Ophelia. — Non; il eut la folie dc dechirer l’acte en morceaux, et refusa absolument de me quitter. Je n’ai jamais eu de serviteur plus brave , plus fidele, plus devoue. Dans la suite, il embrassa le christianisme, et devint doux comme un enfant. 1 1 etait charge de la gestion de mon habitation du Lac, et il s’en acquittait a mer- veille. Je le perdis pendant le cholera, et de fait, il sacrifia sa vie pour sauver la mienne. J’etais atteint de l’epidemie; saisis d’une terreur panique, tous mes do- mestiques s’etaient enfuis. Scipion m’assista avec un zele infatigable, et je lui dois d’etre encore de ce monde. Pauvre garcon! il fut frappe bientot apres, et il n’y cut pas moyen de le sauver. Jamais perte ne m’a ete plus sensible ! Pendant que Saint-Clare racontait son histoire, Evangeline s’etait graduelle- ment rapprochee de lui. Ellc ecoutait avidement; ses levrcs etaient entr’ouvertes ; 22 170 LA CASE DU PERE TOM. scs grands yeux exprimaient un profond interet. Quand il cut aclieve, clle lui passa lcs bras aulour du cou ct fondit en larmes. La violence de ses emotions faisait trembler tout son corps. — Eva, ma chere fille, qu’avez-vous? dit Saint-Clare. Cette enfant, ajouta-t-il, ne devrait jamais entendre de semblables recits; elle est trop nerveuse. — Non, papa, je ne suis pas nerveuse, dit Evangeline se contenant avec une force de resolution extraordinaire chez un enfant; je ne suis pas nerveuse, mais ces choses-la me fendent le coeur ! — Expliquez-vous, Eva. — Je ne le puis. Ii me vient une foule d’idees ; peut-etre vous les dirai-je quelque jour. — A votre aise, mon enfant; mais ne pleurez pas... Voyez quelle belle peche je vous ai apportee. Evangeline la prit en souriant; cependant les coins de sa bouche etaient tou- jours contractes par un mouvement convulsif. — - Allons, poursuivit Saint-Clare en lui prenant la main, venez voir les pois- sons rouges. Au bout de quelques minutes, un bruit de rires joyeux penelra a tracers les rideaux de soie : Evangeline et Saint-Clare se lancaient des roses a la tete, et couraient fun apres l’autre dans les allees de la cour. II est a craindre que nous ne negligions notre ami Tom en nous occupant de per- sonnages plus distingues ; mais nos lecteurs auront de ses nouvelles s’ils veulent bien nous suivre au-dessus des ecuries. La se trouvait une petite chambre, meu- blee d’un lit, d’une chaise, et d’un grand pupitre ou Tom deposait sa Bible et son recueil d’hymnes. Notre heros etait assis; il avait devant lui son ardoise, et s’ap- pliquait a un travail qui semblait au-dessus de ses forces. Les aspirations de Tom vers le foyer domestique etaient devenues si impe- rieuses, qu’il avait demande une feuille de papier a lettre a Evangeline. Reunis- sant toutes les connaissances litteraires qu’il tenait de Georges Shelby, il avait concu l’idec hardie d’ecrire une lettre, et il en tracait le brouillon sur son ardoise. Il etait assez embarrasse, car il avait oublie la forme de certaines lettres, et ne savait pas au juste comment employer celles dont il avait souvenir. Pendant qu’il suait a la peine, Evangeline arriva, monta sur le dos de sa chaise, et regarda par-dessus son epaulc : — Oh! pere Tom, quels droles de griffonnages ! — J’essayc d’ecrire a ma pauvre vieillc femme et a mes petits enfants, dit Tom en s’essuyant les yeux avec le revers de la main ; mais je desespere d’y reussir. — Je voudrais pouvoir vous aider, Tom! J’ai appris a ecrire; l’annee derniere je savais former toutes mes lettres, mais j’ai peur d’ avoir oublie. Evangeline mit sa petite tete blonde pres de celle du negre, et tous deux, ega- lcment pleins d’ignorance et de bonne volonte, tinrent une grave consultation. Paris. Typographic Plon freres , rue de Vaugirard . 30. J 1 ESSAYS IMiCRIRE a MA PAUVRE VIEILLE FEMME ET a MES PETITS ENFANTS, CHAPITRE XIX. 171 Ap res avoir delibere sur chaquc mot, ils produisirent une composition qui, a leur grand plaisir, resscmblait a de Fecriture. — Qa commence a prendre bonne tournurc, pere Tom! dit Evangeline avec transport. Que votre femme ct vos petits enfants seront contents ! Oh ! e’est une liontc dc vous en avoir separe ! J’ai l’intention de demander a papa de vous ren- voyer dans quelquc temps. — Ma mailresse m’a dit quelle enverrait de Fargent pour me racheter des quelle en aurait; je compte sur sa promesse. Lc jeune M. Georges a dit qu’il viendrait me chcrcher, et il m’a donne ce dollar en temoignage. Et Tom tira dc sa vcslc le precieux dollar. — Oh! il viendra certainement ! dit Evangeline. Que je suis contente ! — Je veux leur adresser une letlrc, voyez-vous, pour leur faire savoir ce que je fais, ct dire a Chloe quo je suis bien, parce qu’elle doit avoir du chagrin, la pauvre femme ! — Tom! cria Saint-Clare, qui venait de se presenter a la porte. Tom et Evangeline tressaillirent. — Que faites-vous 1&? reprit lc maitre en jetant un coup d’oeil sur l’ardoise. — line lettre pour Tom; il m’a price de l’aidcr. N’est-ce pas bien 6crit? — Je nc veux vous decourager ni Fun ni F autre ; mais vous auriez mieux fait, Tom, de vous adresser a moi. J’ccrirai votre lettre en revenant de la pro- menade. — Il est tres-important qu’il ecrive, dit Evangeline, parce que sa maitresse doit envoyer de Fargent pour lc racheter; il m’a dit qu’elle s’y etait engagee. Saint-Clare pensa que e’etait une de ccs promcsscs en Fair que les maitres bienveillants feignaient sans intention de les realiser, dans Funique but de dimi- nuer chez les esclaves la douleur d’etre vendus. Toutefois s’abstenant de tout commcntaire, il dit a Tom de seller les chevaux. La lettre de Tom fut ecrite et mise a la poste le soir meme. Cependant miss Ophelia pers^verait dans ses travaux. Tous les domestiques, depuis Dinah jusqu’aux plus jcunes bambins, s’accordaient a dire qu’elle etait decidcment curieuse. C’est une cpilhete que les esclaves des Etats du Sud em- ploient pour donner a entendre que leurs superieurs ne leur conviennent guere. L’elite de la domesticity, e’est-a-dire Adolphe, Jeanne et Rosa, avait pro- nonce que ce n’etait pas une dame, qu’elle n’ avait pas de grands airs, qu’elle travaillait comme il n’est pas permis a une dame de travailler, et qu’il etait sur- prenant qu’elle fut parente des Saint-Clare. De son cote, Marie declarait qu’il etait fatigant de trouver sa cousine toujours occupee. Miss Ophelia cousait et raccommodait depuis lc point du jour jusqu’a la nuit, comme une personne pressee par un besoin immediat Quand les ombres s’^paississaient, elle pliait lc linge, prenait son tricot, et se remettait a l’ceuvre avec une recrudescence d’acti- vite. C’etait vraiment un supplice de la voir. 172 LA CASE DU PERU TOM. CHAPITRE VINGTIEME. TOPSY. Un matin, tandis que miss Ophelia vaquait aux soins du menage, Saint-Clare l’appela du has de l’escalier. — Descendcz au salon , cousine ; j’ai quelque chose a vous montrer. — Qu’est-ce? dit miss Ophelia , qui descendit aussitot, son ouvrage a la main. — J’ai fait une acquisition pour vous ; voyez ! Et il lui presenta une petite negresse de huit a neuf ans. C’etait une des plus noires de sa race. Ses yeux ronds, brillants comme des grains de verroterie, erraient avec une vivacite incessante d’objets en objets. Sa bouche, cntr’ouverte par l’etonnement que lui causaient les richesses du salon , deployait deux rangees de dents etincelantes. Sa chevelure laineuse etait divisee en plusieurs tresses qui s’eparpillaient dans tous les sens. Sur sa physionomie pleine de finesse etait jetee comme un voile une expression de melancolie et de gravite solennelle. Elle portait pour tout vetement une chemise de toile a sacs, sale et dechiree. Elle se tenait immobile, les mains croisees sur sa poitrine. Il y avait dans son exterieur quelque chose d’etrange et de fantastique qui deconcerta completement miss Ophelia. — Mon cousin, dit-elle , pourquoi m’avez-vous amene cette creature? — Pour que vous fassiez son education. J’ai pense que c’etait un assez drole d’cchantillon de son espece. Ici, Topsy ! ajouta-t-il en sifflant, comme s’il eut eu affaire a un chien ; chantez-nous une chanson, et montrez-nous que vous savez danser. Les yeux de la negresse prirent une expression malicieuse, et elle entonna d’une voix claire et percante une bizarre melodic n£gre. Pour marquer la mesure, elle gesliculait, battait des mains, entrechoquait les genoux ; par intervalles, elle emettait des sons gutturaux qui caracterisent la musique africaine. A la fin , elle fit deux ou trois culbutes, donna une derniere note aussi surhumaine que le sif- flement d’une locomotive, et se jeta tout a coup sur le tapis. Elle y resta les mains jointes, dans une attitude de pieux recueillcment. Une douceur beate etait peinte sur son visage ; seulement il y avait une ccrtaine astuce dans les regards furlifs qu’elle lancait du coin de l’ceil. Miss Ophelia demeura muette et paralysec par l’etonnement. Saint-Clare, qui s’en amusait, adressa de nouveau la parole a l’enfant. — Topsy, voici votre nouvelle maitresse ; jc vous laisse enti’e ses mains; com- portez-vous bien. — Oui, monsieur, dit Topsy avec une gravite solcnneUc, mais en remuant ses yeux plcins de malice. CHAPITRE XX. I7A — Vous comprcnez, Topsy, il faut ctrc bonne, dit Saint-Clare. — Oh ! oui, monsieur, repliqua Topsy avec un autre clignement d’yeux, et tenant toujours les mains jointes. — Augustin, dit miss Ophelia, qu’est-ce que cela signifie ? votre maison est si rcmplic de ces petites pestes, qu’on ne peut faire un pas sans marcher dessus. Le matin, cn me levant, je trouve un negrillon endormi derrierc la porte ; un autre est etendu sur le paillasson ; je vois une tote noire sortir dc dessous la table. Au nom du cicl, pourquoi m’avoir amcne cette fillc ? — Pour faire son education, ne vous l’ai-je pas dit? Vous prechcz toujours qu’il faut instruire les enfants de l’Afrique. J’cn ai choisi un completemcnt igno- rant, ct je vous le confic. — Je n’cn ai pas bcsoin ; j’cn ai deja bien assez. — Voila comme vous etes, vous aulres bons chretiens ! vous formez des as- sociations, ct vous chargez quelques pauvres rnissionnaires d’aller passer lcurs jours au milieu des paiens ; mais personne ne daigne en recueillir un chez lui et prendre la peine de le convertir. On trouve ces Africains trop repoussanls, d une intelligence trop obtuse, et ainsi de suite. — L’affairc ne se presentait point a moi sous ce point de vuc, dit miss Ophelia d un ton radouci. C’est cn effet une oeuvre dc missionnairc a remplir. Saint-Clare avait touche la corde sensible, etmiss Ophelia commencait a croire qu’un devoir lui ctait impose. Cependant elle ajouta : — II ctait inutile d’acheter cette petite ; j’en ai tant d’autres pour m’occuper! — Ma cousine, dit Saint-Clare en la prenanl a part, je dois vous demander pardon dc mes mediants propos ; vous etes si bonne qu’ils ne sauraient vous at- teindre. Le fait est que cette enfant appartenait a deux individus qui tiennent une gargote devant laquelle je passe tous les jours. La malheureuse etait grondee et battue du matin au soir, ctj’etais las de l’entendre crier. J’aijuge d’apres saphy- sionomie qu’on pouvait en tirer quclque chose, ct je l’ai achetee a votre intention. Donnez-lui une bonne education orthodoxe a la mode de la Nouvelle-Anglcterre, et vous la verrez se developper. Vous savez que je n’ai point de dispositions pour l’enscignement, mais je voudrais vous voir essayer. — Je ferai de mon mieux, dit miss Ophelia. Et elle s’approcha de l’enfant comme on approcherait d’une araignee noire pour laquelle on aurait des intentions bienvcillantes. — Elle est a moitie nue et d une salete effrayante, dit-elle. — Eh bien , faites-la nettoyer, et donnez-lui des habits. Miss Ophelia l’emmena dans les regions de la cuisine. — Allons, s’ecria Dinah d’un ton peu amical, M. Saint-Clare avait bien besoin d’une negresse de plus ! — Pouali ! dirent Jeanne et Rosa avec un supreme degout ; qu’clle ne se mon- tre point sur notre passage, nous avons deja trop de ces miserables noirs. - — Elle n’est pas plus noire que vous, miss Rosa, dit la cuisiniere, qui senlait 174 LA CASE DU P E RE TOM. quc I’ observation lui etait applicable. Vous avez fair de vous croire blanche, mais vous n’etcs ni blanche ni noire, et il vaut mieux etre Tun ou l’autre. Miss Ophelia s’apercut que personne ne se souciait de proceder a la toilette de la nouvelle venue, et elle fut forcee de sen occuper ellc-memc, avec l’assistance de Jeanne, qui s’y preta de mauvaise grace. Pour menager la sensibilite de nos lecteurs, nous n’insisterons pas sur les de- tails de la premiere toilette d’un enfant neglige el inaltraite. Miss Ophelia s’ac- quitta de sa tache avec repugnance, mais avec unc heroique resolution. Elle s’at- tendrit quand elle vit sur les epaules de l’enfant dcs cicatrices et des callosites, marques incffacablcs du regime sous lcqucl elle avait vecu jusqu’alors. — Regardez ! dit Jeanne en les montrant, cela prouve quelle a besoin de cor- rections. Oh ! elle nous donnera du mal, j’en suis sure ! Jc m’etonne que mon- sieur l’ait achelee. La jeune fille ecoutait ces commentaires d’un air de tristesse et de resignation qui semhlait lui etre habituel ; seulement elle regardait a la derohee les ornements de corail que Jeanne portait aux oreilles. Lorsqu’elle cut les chcveux coupes court et quelle fut dccemment vetue, miss Ophelia la contempla avec satisfaction en disant quelle avait un air un peu plus chretien. La bonne dame se mit des lors a mediter divers plans d’instruction , et elle debuta par l’interroger. — Quel age avez-vous , Topsy ? - — Je ne sais pas, madame, repondit l’enfant en ricanant. — Comment ! vous ne savez pas l’age quc vous avez? Est-ce qu’on ne vous V a jamais dit? Quelle etait votre mere? — Je n’en ai jamais eu. — Vous n’avez jamais eu de m£re? Que voulcz-vous dire? Ou etes-vous nee? — Je ne suis jamais n6e. Topsy accompagna ces mots d’un ricanement si diabolique, que miss Ophelia aurait pu s’imaginer quelle avait devant les yeux quelque gnome arrive du pays des sorciers ; mais miss Ophelia etait une femme positive. Aussi dit-elle d’un ton severe : - — 11 ne faut pas me repondre ainsi, mon enfant, je ne plaisante pas avec vous. Dites-moi ou vous etes n6e, et ce que faisaient votre pere et votre mere? — Je ne suis jamais nee, repeta Topsy avec assurance, je n’ai jamais eu ni p&re ni mere, ni rien. J’ai ete elev£e par un speculateur, avec une masse d’au- tres, et e’etait la vieille mere Sue qui prenait soin de nous. Evidemment 1’enfant parlait avec sincerite. — II y en a beaucoup comme cela, dit Jeanne ; les spcculateurs les achelent bon march e lorsqu’ils sontpctils, pour les revendre ensuite avec avanfage. — Combien de temps avez-vous passe aupr&s de votre dernier maitre? — Jc ne sais , madame. — Y a-t-il un an ou davantage? — Jc ne saurais vous dire. CHAPITRE XX. 175 — Voyez ccs negrcs, s’ecria Jeanne, ils ne savcnt pas ce que ccst qu’unc anncc; ils ne savent meme pas leur age. — Avez-vous jamais entcndu parler de Dieu? L’cnfant eut Fair elonnee , et ne repondit que par son ricanement habituel. — Savez-vous qui vous a creee? — Personne, repliqua Topsy, que cette question parut divertir : je ne crois pas que personne m’ait jamais creee. — Savez-vous coudre? demanda miss Ophelia, qui crut devoir faire porter son interrogatoire sur un sujet plus facile a saisir. — Non, madamc. — Dc quoi etes-vous capable? — Dc puiscr de feau, laverla vaisselle, frotter des couteaux, et servir a table. Apres cc colloque cncourageant, miss Ophelia se leva, et trouva Saint-Glare appuye sur lc dossier de sa chaise. — Vous avez a culliver un sol vierge, lui dit-il, semez-y vos idees, elles y pousseront! Les idees de miss Ophelia en matierc d’cducation comme en toute autre etaient nettement detcrminces, e’etaient ccllcs qui prevalaient il y a un siecle dans la Nouvelle-Anglctcrrc, et qui sc conservcnt encore dans cerlaines parties reculees ou les chemins dc fer sont inconnus. L’enseignement n’etait pas complique; les enfanls apprenaient le catechisme, la couture et la lecture; on leur recomman- dait dc ne jamais parler sans reflexion, et on les fouettait quand ils mentaient. Cette methode a ete naturcllcment eclipsee par les lumieres qu’on a versees depuis sur l’cducation ; mais il est posilif que nos grand’meres elevaient ainsi des homines et des femmes assez fortement trempes. Miss Ophelia ne connaissait que ce regime, et elle se disposa a fappliquer a la paienne avec toute la diligence possible. Topsy fut considcrec dans la famille comme la fille de miss Ophelia. Celle-ci, voyant sa pupille mal accueillie a la cuisine, resolut de limiter a sa propre cham- bre la sphere de ses operations. Par un sacrifice que quelques-uns de nos lec- leurs apprccicront, au lieu de faire son menage comme auparavant, en repous- sant avec dedain toute proposition d’assistance, elle se condamna au supplice de le faire faire par Topsy. Des le lendemain la petite fille etait introduite dans le sanctuaire. Debarrassee de ses nattes, lavee avec soin, vetue d’une robe propre, ayant un tahlier bien empese, elle se tenait devant miss Ophelia avec une gravile qui n’aurait pas etc deplacee dans un enterrement. — Je vais vous montrer, dit miss Ophelia, comment on fait un lit. Je suis difficile, et il faut me preter toute votre attention. — Oui, madame, repondit Topsy avec un profond soupir. — Remarquez bien : voici lc drap dc dessus, et voila celui de dessous. — Oui, madame. 176 LA CASE DU PERE TOM. — C’est le drap de dessous quc vous rabattez sous lc traversin’, pour border, vous vous y prcnez comme cela. — Oui, madame, dit l’enfant profondement attentive. — Vous ramenez le drap de dessus, et vous le bordez solidement aux pieds. — Oui, madame. Miss Ophelia ne s’etait pas apercue que pendant quelle avait le dos tourne la jeunc eleve s’etait emparee d’une paire de gants et d’un ruban, et les avait adroitcment glisses dans sa manche; apres quoi clle joignit les mains comme auparavant. — Voyons, Topsy, essayez, dit miss Ophelia en s’asseyant apres avoir enleve les draps. Topsy se mit a l’oeuvre avec autant d’adresse que de gravite, et reussit, a la complete satisfaction de son institu trice. Son serieux, dont cette derniere futtres- edifiee, ne se dementit pas un seul instant pendant l’operation, quelle termina en aplanissant la courte-pointe et en faisant disparaitre les moindres rides. Par mallieur, le bout du ruban qu’elle avait derobe s’echappa de sa manche et attira l’attention de miss Ophelia, qui bondit pour sen emparer. — Qu’est-ce quc cela, mechanic enfant? vous l’avez vole! Quoique le ruban eut ete tire de sa manche, Topsy, sans se deconcerter, la regarda d’un air de surprise et d’insouciance. — II cst a vous? fit— elle ; comment se trouve-t-il dans ma manche? — Topsy, ne me faites pas de mensonge; vous avez vole ce ruban? — Madame, je vous declare que non; je viens de le voir a l’instant pour la premiere fois. — Topsy, vous savez qu’il est vilain de menlir. — - Je ne mens jamais, miss Phelia, reprit Topsy du ton de la vertu calom- niee ; c’est la verite que je vous ai dite, et pas autre chose. — Topsy, je vous donnerai le fouet si vous mentez. — Quand meme vous me fouetteriez toute lajournee, balbutia Topsy, qui commencait a se troubler, je n’avais pas vu ce ruban avant qu’il sc trouvat dans ma manche. Miss Phelia a du le laisser sur le lit ; il s’est entortille dans ma robe et est entre dans ma manche. Cet impudent mensonge indigna tellement l’institutrice, qu’clle saisit l’enfant par les bras et la secoua rudement. — Oserez-vous bien le soutenir? La secoussc fit tomber les gants de l’autre manche. — La, s’ecria miss Ophelia, me direz-vous maintenant que vous n’avez pas vole le ruban? Topsy avoua qu’clle avait pris les gants, mais clle persista a nier le vol du ruban. — Allons, Topsy, dit miss Ophelia, si vous avouez tout, je ne vous donne- rai pas le fouet pour aujourd'hui. CHAPITRE XX. 177 Topsy se rendit; clle confessa quelle avait vole le ruban et les gants, ct elle prolcsta de son repentir. — Dites-moi maintcnant ; je sais que vous avez du voler aulre chose depuis que vous etes dans la maison, car je vous ai laissee courir toute la journee. Dites- moi cc que vous avez pris , et vous ne serez pas fouettee. — Eh hien, madame, j’ai pris le collier que miss Eva porte a son cou. — 0 la vilaine ! et puis, quoi encore? — J’ai pris les pendants d’orcillcs de Jeanne. — Rapportez-moi tout cela a la minute. — Je ne le puis, madame; j’ai jete au feu le collier et les pendants d’oreilles. — Vous les avez jetes au feu? quel conte ! Allez les chercher, ou je vous fouctlerai. Topsy declara cn sanglotant qu’ellc ne le pouvait pas , qu’elle les avait jetes au feu. — Pourquoi? dans quel but? demanda miss Ophelia. — Parce que je suis mechante, tres-mechante. En ce moment Evangeline entra innoccmmcnt dans la chambre; clle avait son collier au cou. — Ou avez-vous retrouv6 votre collier? dit miss Ophelia. — Je l’ai eu toute la journee. — Et vous l’aviez hicr? — Cerlaincmcnt; ct ce qu’d y a de singulier, e’est que j’avais ouhlie de l’oler et que je l’ai garde toute la nuit. Miss Ophelia fut coniine etourdie; et ce qui augmenta sa stupefaction, ce fut l’entree de Jeanne qui venait apporter du linge nouvellement repasse, et qui fai- sait tinier ses pendants d’oreilles de corail. — En verite, dit la bonne dame au desespoir, je ne ferai jamais rien d’un pa- red enfant. Pourquoi m’ avez-vous declare que vous aviez vole ces objets? — Madame m’avait dit d’avouer; j’ai avoue tout ce qui m’a passe par la lete. — Mais je ne vous disais pas d’avouer dcs vols quo vous n’aviez pas commis. C’cst mentir comme auparavant. — Vous croyez? dit Topsy d’un air d’innocence. — Est-ce qu’on peut attendre une verite de cette espece? s’ecria Jeanne avec indignation; sij’etais a la place de M. Saint-Glare, je la fouetterais jusqu’au sang. — Ne parlez pas ainsi, dit Evangeline d’un ton de conmiandcmcnt qu’ellc pre- nait quclquefois , je ne saurais le souffrir. — Vous etes trop bonne, miss Eva, vous ne savez pas comment ilfaut trailer les negres : on n’en vient a bout qu’a force de coups. — Silence, Jeanne! pas un mot de plus, reprit Evangeline, dont les yeux etincelerent et dont le teint se colora. Jeanne n’osa repliquer, mais elle inurmura en sortant : — Miss Eva est bicn du sang de son pere ; clle parle absolument comme lui. 23 178 LA CASE DU PERE TOM. Evangeline examina Topsy. Les deux enfants qui se trouvaient en presence personnitiaient les deux extremes de la societe. C’etait d’un cote la fille blonde aux yeux intelligents , au front noble, a failure princiere ; de l’autre, la negresse timide, ignorante, mais line et artificieuse. La premiere representait la race saxonne, developpee par des siecles de culture, de domination, de superioritc morale et physique. La seconde representait fAfrique degradee par des siecles d’opprcssion, de misere et de rudes labeurs. Ce contraste frappait pc-ut-etre l’ima- gination d’Evangeline ; mais les pensees d’un enfant ne sont guere que des instincts vagues et indelinis , et la fille de Saint-Clare en avait souvent qu’elle au- rait ele incapable de formuler. En entendant sa cousine blamer la conduite de Topsy, elle parut attristee, et dit avec douceur : — Pauvre Topsy, pourquoi chercher a voler? on va maintenant prendre bien soin de vous. J’aime mieux pour ma part vous donner mes affaires que de vous les laisser prendre. C’etait la premiere parole de bonte que la negresse eut entendue de sa vie. La voix et les manieres insinuantes de sa jeune maitresse produisirent une change impression sur son coeur sauvage ; on eut dit meme qu’une larme perlait dans scs yeux ronds et brillants ; mais cette emotion fut passagere, et Topsy se mit a rire. L’etre qui a etc constamment en butte a de mauvais traitements est d’une incrc- dulile singuliere quand on vient a lui temoigner de la bienvcillance. Topsy trou- vait dans le langage d’Eva quelque chose de drole et d’inexplicable : elle n’y croyait pas. Mais que pouvait-on faire de Topsy? Miss Ophelia y perdait sa science, et ne trou vait pas moyen de mettre en pratique son systeme deducation. Elle pensa qu’il fallait prendre le temps de reflechir; et dans fespoir que les cabinets noirs etaient favorables au developpement des vertus morales, elle enferma Topsy jusqu’a nouvel ordre. — Jc ne vois pas, dit-elle a Saint-Clare, qu’il soil possible de conduire cette enfant sans lui donner le fouet. — A votre aise, cousine, je vous donne plcin pouvoir. — 11 faut toujours fouetter les enfants, reprit miss Ophelia; jamais on ne les a eleves autrement. — Faites coniine vous l’entendrez, ma cousine; je vous ferai sculement ob- server que j’ai vu frapper cette enfant avec la pclle, les pincettes, ou tout autre ustensilc qui toiubait sous la main de son maitre; et quand je songe aux traite- ments auxqucls elle est habituee, je me dis qu’il vous faudra la battre avec bien de l’energie pour produire la moindre impression. — Que faut-il done en faire ? dit Ophelia. — Vous me posez la une question grave, reprit Saint-Clare; que faire d’un etre humain qu’on lie peut gouverner qu’avec un nerf de bceuf? — Jc ne sais; je n’ai jamais vu de pared enfant. — 11s sont pourtant communs parmi nous, et il y a bien des homines qui leur resscmblcnt. Comment en viendricz-vous a bout? Paris. Typographic Tlon freres , me de Vaugirard , 36. EVANGELINE EX AMIN A TOPSV. CHAPITRE XX. 179 — J’eprouverais un grand cmbarras, dit miss Ophelia. — Et moi aussi, repartit Saint-Clare. D’ou viennent les cruautes horribles que rapportent parfois les journaux? par excmple, le meurtrc de Prue? Elies vien- nent d’un cndurcissement graduel des deux parts : le maitre se montre de plus cn plus cruel, et l’esclave de plus cn plus indocile. Le fouct et les mauvais trai- tements sont comme le laudanum : il faut en augmenter la dose a mesure que la sensibilite decline. Je m’en suis apercu de bonne beure , et j’ai pris le parti de ne jamais commcncer, parce que j’ignorais ou jc m’arreterais. J’ai resolu de con- server au moins mon caractere moral ; il en resulte que mes esclaves se condui- sent en enfants gates; mais je crois que ccla vaut mieux que de nous abrutir ensemble. Vous m’avez souvent parle de la responsabilite qui pesait sur nous; vous m’avez reproche de nc pas instruire mes esclaves : j’esperais que vous feriez une experience utile sur cette enfant, qui compte parmi nous des milliers de semblables. — C’cst votre systemc qui cree de tels enfants, dit miss Ophelia. — Je le sais ; mais cnfin ils sont crecs, ils existent : quel parti prendre a leur egard? — J’y reflechirai, reprit miss Ophelia; car il est de mon devoir de per- severer. En effet, la bonne dame nc rcnonca pas a son entreprise; elle imposa a son elevc des occupations regulieres, et lui donna des lecons de lecture et de couture. Topsy apprit ses lettres comme par cnchantement, et fut bientot en etat de lire couramment; mais, souple comme un chat et remuante comme un singe, elle avait cn horreur l’immobilite qu’exigcait la couture : elle brisait ses aiguilles, les jetait par les fenetres, les glissait dans les fentes de la muraille; ou bien elle cassait son til, le melait, et faisait subtilement disparaitre des bobines tout en- tieres. Ses mouvements etaient si rapides, et elle etait si maitresse du jeu de sa physionomie, que miss Ophelia ne pouvait la prendre en defaut, quoiqu’elle fut elonnee que taut d’accidents pussent successivement arriver. Topsy fut bientot remarquee dans la maison; elle avait des talents merveilleux pour la pantomime, les grimaces et les droleries : elle dansait, chantait, faisait des cabrioles, sifflait, imitait tous les sons qui la frappaient; aux heures de re- creation, tous les enfants du logis la suivaient la bouche beante d’admiration. Evangeline cllc-meme etait fascinec par l’enchanteresse, comme une colombe est parfois charmee par les ondulations d’un serpent. Miss Ophelia, alarmee, vint supplier Saint-Clare d’interdire a sa fille la frequentation de Topsy. — Bah! laissez-la tranquille ; cela n’a pas d’inconvenient. — J’ai peur qu’une enfant aussi depravec lui enseigne quelque mechancete. — Elle peut pervertir les autres, reprit Saint-Clare, mais le mal glisse sur le cceur d’Eva comme la rosee sur une fcuille. — N’ayez pas trop de confiance, dit miss Ophelia; jc sais que je ne laisserais jamais un de mes enfants jouer avec Topsy. 180 LA CASE DC PERE TOM. — Jc lc pcrmcts aux miens, repliqua Saint-Clare; si Eva avait du se cor- romprc, ce scrait fait depuis bien longtemps. Topsy avait cte d’abord meprisee par les principaux serviteurs : mais ils furent bientot obliges de changer d’avis. On s’apcrcut bientot que quiconque decriait la negrillonne etait sur d’eprouver pen de temps apres de facheuses mesaventures. C’etait quelque bijou favori qui lui manquait, ou quelque ajustement qui se trou- vait tout a coup hors de service; d’autres fois l’cnnemi de Topsy trebuchait eontre un baquet rempli d’eau cbaude, ou recevait sur la tete un deluge d’eau sale, au moment ou il etait cn grande toilette. On fit des recherches pourdecou- vrir 1’auteur de ces embuches; Topsy fut citee a la barre, et comparut devant tous les degres de juridiction; mais ellc soutint constamment l’interrogatoire avec une imperturbable gravite. Tout le monde etait convaincu qu’elle etait coupable; mais, faute de preuves materielles, on dut abandonner les poursuites. L’individu qui se permettait ces mauvais tours avait soin de bien choisir son temps. Ainsi, pour se venger de Jeanne et de Rosa, il profitait d’un jour ou elles etaient en disgrace, et ou leur maitresse n’etait nullement disposee a ecouter leurs plaintcs. Bref, Topsy fit bientot comprendre a tous qu’il importait de la laisser en paix, et on ne la contraria plus. Topsy apprenait tout ce qu’on lui enseignait avec une celerite prodigieuse, et montrait une rare adresse dans toutes les operations manuelles. En quelques lecons , elle sut mettre dans la chambre de miss Ophelia un ordre irreprochable. 11 etait impossible d’ajuster avec plus de soin les oreillers, de mieux unir la sur- face du lit, d’enlcver plus exactement la poussiere. Topsy rangeait tout admira- blement, quand elle le voulait; mais ellc ne le voulait pas tous les jours. Si, apres quelque temps de patiente surveillance, miss Ophelia se persuadait que son eleve pouvait etre abandonnee a elle-meme, celle-ci faisait regner dans la chambre la confusion du carnaval. Au lieu de faire le lit, elle s’amusait a oter les taies d’oreiller; elle boutait entre les oreillers sa tete crepue, qui se couronnait d’un grotesque diademe de plumes, elle montait sur le ciel de lit, et s’y tenait suspendue la tete cn has ; elle bouleversait les draps, revetait le traversin du cos- tume de nuit de miss Ophelia, et jouait avec lui diverses scenes comiques qu’elle accompagnait de chants, de sifflements et de grimaces devant la glace. Un jour que miss Ophelia, par une negligence inusitee, avait laisse la clef de sa commode a la serrurc, elle trouva son plus beau cliale rouge de crepe de Chine roule, cn guise de turban, autour du front de Topsy. La negresse, tragi- quement drapec, poursuivait devant la glace le cours de ses repetitions. — Topsy ! disait parfois l’institutrice a bout de patience , pourquoi vous con- duire ainsi? — Jc ne sais, madame ; jc suppose que e’est parce que je suis median te. — Jc ne sais vraiment que faire avec vous, Topsy. — Ah! madame, il faut me fouetter. Mon ancienne maitresse me fouettait loujours : je ne travaillais qu’apres avoir etc battue. C H A P I T R E XX. 181 — Mais, Topsy, jc n’ai pas envie de vous donner lc fouet. Vous faitcs bicn quand vous lc voulcz; pourquoi ne voulcz-vous pas? — J’etais habituee au fouet, madame ; je presume que ca me faisait du bien. Miss Ophelia essayait de la recette, et Topsy ne manquait jamais d’enlrer en convulsions, de crier, de gemir, de demander grace; mais une demi-heure apres, quand ellc etait sur le balcon , au milieu des negrillons, clle tournait en derision son supplice : — Miss Ophelia m’a donne le fouet ! . . . ca m’est bicn egal ; ses coups ne tue- raient pas une mouche. 11 fallait voir comment mon ancicn maitre enlcvait la chair; il s’y entcndait. Topsy aimait a faire parade de ses egarements. ■ — Negres , disait— elle quel- quefois a ses auditeurs, vous savcz que vous eles tous pecheurs; les blancs le sont aussi, a ce que pretend miss Ophelia; mais personne n’a commis plus de fautes que moi; je suis intraitable; mon ancienne maitresse passait sa vie a jurer apres moi. Je crois que je suis la plus mechante creature du monde. A ces mots, Topsy faisait une gambade, montait sur quelque grillage eleve, et s’y pavanait, Here de ses mefaits commc d’unc distinction. Miss Ophelia s’occupait serieusement tous les dimanches d’apprendre a Topsy lc calechisme. L’enfant avail une memoire rare, et recitait ses lecons couram- ment, ce qui encourageait l’institutrice. — Quel bien croycz-vous lui faire? demanda Saint-Clare. — Lc catechismc, repondit miss Ophelia, a toujours etc cnseigne aux enfants, et leur a toujours fait du bien. — ■ Meme quand ils ne le comprcnnent pas? — Oh ! ils ne le comprenncnt jamais tout d’abord, mais ils se le rappellent en grandissant. — Ma foi, je ne me le rappelle pas, et pourtant vous me l’avez appris dans mon enfance. — Oh! vous aviez de grandcs dispositions, Augustin, et j’avais fonde sur vous bien des esperances! — Est-ce que je ne les ai pas realisees? — Plut au ciel que vous fussiez aussi bon que dans vos premieres annees ! — Je ne crois pas avoir change, ma cousine. Eh bien, poursuivez votre oeuvre et catechisez Topsy; peut-etre finirez-vous par lui debrouiller les idees. Pendant cette discussion, Topsy etait restee immobile conmie une statue, les mains jointes, et, sur un signe de sa maitresse, elle continua a reciter : a Nos premiers parents, ayant abuse de leur liberte, sortirent de l’etat ou ils avaient ete crees. » En prononcant ces mots, Topsy parut desirer une explication. — Qu’y a-t-il, Topsy? demanda miss Ophelia. — Dites-moi, madame, etait-ce l’Etat de Kentucky? — Quel Etat? 182 LA CASK Dl T PERK TOM. — L’Elat d’ou ils sorlirent. J’ai entcndu mon maitre dire que nous venions du Kentucky. Saint-Clare se mit a rire en disant : — Vous lui indiquez un sens , et elle cn trouve un autre. II semble quelle veuille etablir une theorie de 1’ emigration. — Dc grace, Augustin, gardez le silence; comment puis-je arriver a bien si vous riez? — Soit : je ne troublcrai plus vos exercices. Saint-Clare sc mit a lire son journal, tandis que Topsy repetait sa lecon; elle la savait a merveillc ; seulement elle transposait parfois des mots importants, et persistait dans ses erreurs, malgre toute remontrance contraire. Saint-Clare prc- nait un malin plaisir a ses meprises, et faisait repeter a la negresse les passages qu’elle avait denatures. — Comment voulez-vous que je m’acquitte de ma tache, Augustin? dit miss Ophelia; vous contrariez mes efforts. — C’est qu’il est vraiment comique de voir cctte petite fille s’embarrasser dans ces grands mots ! — Mais vous la soutenez dans ses ecarts ; vous devriez vous rappeler qu’elle est douee de raison, et que vous pouvez exercer sur elle une influence. — Sans doute ; mais je suis si mechant ! pour me servir de l’expression de Topsy. L’education de la negresse sc poursuivit de la sorte pendant plusieurs mois. Miss Ophelia ne se rebuta point ; elle s’babitua a son metier de pedagogue comme d’autres personnes s’accoutument a la nevralgie ou a une maladie chronique. L’enfant procurait a Saint-Clare les memes distractions qu’un perroquet ou un cpagneul. Toutes les fois que Topsy etait persecutee, elle se refugiait aupres de son maitre, qui parvenait a conjurer la tempete. II lui donnait de temps en temps quelques pieces de monnaie, qu’elle employait a acheter des noix ou du sucre candi. Elle les distribuait avec prodigalite aux enfants du logis ; car, pour lui rendre justice, nous devons dire qu’elle etait genereuse, et qu’elle avait le coeur excellent. Maintenant que la voila introduitc dans notre corps de ballet, elle y figurera a son tour avec nos autres acteurs. CHAPITRE VINGT ET UNIEME. LE KENTUCKY. Nos lccteurs ne scront pas faches de retourner dans la case du pere Tom, et dc savoir ce qui se passait parmi ceux que nous avons un moment negliges. C’elait vers la fin d’une soiree d’ete; les portes et les fenetres du salon etaient ouvertes, pour livrer passage aux brises egarees qui pouvaient avoir envie d’en- CHAPITRE XXI. 183 trcr. M. Shelby etait etendu sur une chaise; il avait les pieds sur une autre, ct fumait le cigare de l’apres-diner. Madame Shelby travaillait a la porte, et sem- hlait preoccupee d’unc communication quelle desirait faire au premier moment favorable. — Savcz-vous, dit-cllc, que la mere Chloe a recu une lettre dc Tom? — En verite, il parait que Tom a trouve dcs amis la-bas! Comment se porte— t—il ? — Il a ete achete par une famille estimable ; il est traite avec cgards, et n’a pas grand’chose a faire. — Tant mieux, tant mieux! reprit M. Shelby. 11 s’habitue sans doute a sa nouvelle residence , ct ne songe plus a revenir ici. — Au contrairc, il demande avec instance quand on lui enverra f argent pour lc rachetcr. — Je ne lc sais pas moi-meme, dit M. Shelby. Une fois qu’on est embarque dans les mauvaises affaires, on ne sen tire jamais. On est comme dans une savane, tombant sans cesse d’un bourbier dans un autre. 11 faut emprunter a celui-ci pour payer celui-la, et les billets vous arrivent avant qu’on ait eu lc temps de fumcr un cigare. Les reclamations des creanciers plcuvent comme de la grele. — Il me semble, mon clier, que vous pourriez sortir d’embarras. Si vous vendiez vos chevaux et une de vos ferincs, est-ce que vous n’arriveriez pas a payer ? — Que vous ctcs ridicule, Emilie! Vous etes la femme la plus charmante du Kentucky, mais vous ressemblcz a vos compagnes cn ccla que vous nentendez absolument l ien aux affaires. — Vous devriez au moins m’initier aux volres, dit madamc Shelby. Faites un etal de votre actif ct de votre passif, et permettez-moi d’ examiner si la situation est reellement desastreuse. — Ce que vous me demandez est impossible, Emilie; je sais a quoi m’en tenir, mais je ne puis etablir mon bilan en cbiffres muets. Vous n’y entendez rien, je le repete. Ne saebant comment soutenir son opinion, M. Shelby eleva la voix, moyen concluant que les maris emploient assez volontiers lorsqu’ils parlent d’affaires avec leurs femmes. Madame Shelby n’insista pas; elle avait cependant un esprit lucide et pratique, ct une force dc caractere tres-superieure k celle de son epoux ; la proposition qu’clle avait faile etait done loin d’etre aussi absurde que M. Shelby le supposait. Renoncant pour lc moment a son grand projet de bilan, elle ne s’occupa que d’un seul point : — N’avez-vous aucun moyen de trouver de 1’ argent? Cette pauvre mere Chloe reve sans cesse a la proniesse que vous lui avez faite. - — Promesse imprudente ! s’ccria M. Shelby. Ce qu’il y a de mieux a faire, je 184 LA CASE DU PEltE TOM. crois, c’cst d’engager Cbloe a prendre son parti. Dans quelques annees, Tom se remariera, ct elle ferait bien de convoler aussi en secondes noces. — Monsieur Shelby, je me garderais bien de donner un tel conseil a Chloe. J’ai appris a mes gens que leurs manages etaicnt aussi sacres que les notres. — C’est dommage! Vous leur avez enseigne unc morale au-dessus de leur position socialc. — C’est tout simplement la morale de l’Evangile. — Allons, Emilie, je ne pretends pas contrarier vos idees religieuses, seule- incnt ellcs ne conviennent pas a des gens de cette condition. — Elies ne leur conviennent pas, c’est vrai, et c’est pourquoi j’ai leur condi- tion cn horreur. Je vous le declare, mon cher, je ne puis me dispenser de rcm- plir les promesses que j’ai faites a ces infortunes ; s’il m’est impossible de me procurer de 1’ argent d’une autre maniere , je donnerai des lecons de musique , et je sais que j’en aurai assez pour gagner de quoi racheter Tom. — Je ne souffrirai jamais, Emilie, que vous vous avilissiez ainsi. — M’avilir! n’est-ce pas plutot mieux que de ne pas tenir ma parole envcrs des malheureux? — - Vous etes toujours d’un heroisme transcendant , dit M. Shelby ; mais j’cs- pere que vous reflechirez avant de cedcr a cet acees de donquicbottisme. Ici la conversation fut interrompue par l’apparition de la mere Chloe. - — Madame, dit-clle, voudriez-vous venir un moment? — De quoi s’agit-il? dit madame Shelby en se levant. — Madame voudrait-elle jeter un coup d’ceil sur les provisions qui viennent d’arriver? Madame Shelby descendit, et Cbloe lui montra gravement un lot de poulets et de canards. — Je me demandais s’il fallait en fairc un pate. — Peu m’importe , mere Cbloe ; accommodcz cette volaillc conime vous l’en- tendrez. Cbloe touclia les poulets d’un air rdveur; il etait facile de voir que son esprit ctait aillcurs. Enfin, elle fit entendre ce rirc dont les negres font souvent prccedcr unc proposition bardie. — Monsieur, dit-clle, cherche partout de l’argent, et il ne profite pas des moyens qu’il a entre les mains pour cn trouver. — Je ne vous comprends pas , dit madame Shelby, devinant aux maniercs de Cbloe que celle-ci n’ avail pas perdu un scul mot de la precedente conversation. — Mon Dieu, madame, reprit Cbloe cn riant, il y a des maitres qui gagnent de l’argcnt en louant leurs negres. Pourquoi garder a la maison taut de bouebes in utiles ? — Est-ce que vous desirez que nous chcrchions a vous loucr au dehors, Cbloe ? — Je ne desire lien, madame : sculcmcnl Samuel m’a dit qu’il y avail a Louis- CHAPITRE XXI. 185 ville des patissiers qui avaient bcsoin dc serviteurs experimentes, et qui lcur donnaient quatre dollars par semaine. — Eli bicn ! Chloe ? — Eli bien, madame, jc pense qu’il est temps que Sally se mette a 1’oeuvre; clle est sous ma direction dcpuis quelque temps, et elle reussit presque aussi bien que moi. Si madame voulait me laisser partir, j’irais gagner de 1’argent la-bas. — Vous voudriez done quitter vos enfants ? — 11s sont assez grands pour travailler, et Sally se cbargerait de la petite. — Louisville est bicn loin d ici ? — Qa ne m’effraye pas, c’est cn aval de la riviere, pas trop loin de fendroit ou dcmeurc mon vieil homme. « Chloe prononca ces derniers mots d’un ton interrogateur, en regardant ma- dame Shelby. — Non, Chloe; il habite a plus de cent milles au dela. Le visage dc la ncgresse s’assombrit. — N’importe, vous serez toujours rapprochee, Chloe. Oui, vous pouvez partir, et votre salairc tout entier sera mis dc cote pour le rachat de votrc mari. Lc visage dc Chloe s’eclaircit comme un nuage noir qu’argente un rayon de solcil. — Ah! madame, vous etes trop bonne! j’avais songc a cela. N’ayant besoin ni d’habits ni de souliers, je pourrai economiser jusqu’au dernier centime. Com- bien y a-t-il de semaines dans une annee, madame? — Cinquanlc-deux. — Ah! ah! Et quatre dollars par semaine, combien cela fait-il? — Deux cent huit. — En veritc! s’ecria Choc d’un ton de surprise et dc ravissement. El combien de temps faudrait-il travailler pour gagner la sonnne ronde? — Quatre ou cinq ans ; j’abregerai la duree de votre epreuve. — Jc nentends pas du tout que madame donne dcs lecons ; mon maitre a par- faitement raison en cela; ce serait inconvenant. Personne de la famille ne sera reduit a cette extremite tant que j’aurai des bras. — Ne craignez rien, Chloe, dit madame Shelby en souriant, je veillerai sur 1’honneur de la famille. Mais quand comptez-vous vous en aller? — Je suis prete ; Samuel va descendre la riviere pour conduire des poulains au marche, et il m’a propose de m’emmener. Nles paquets sont faits, et je par- tirai demain avec Samuel, si madame veut me signer une passe, et me donner des lettres de recommandation. — Je m’en occuperai, si M. Shelby ne s’y oppose pas. Je vais lui parler. Madame Shelby remonta, et la mere Chloe rentra dans sa case pour achever ses preparatifs et ranger les effets dc sa petite fille. — Vous ne savez pas, dit-elle a Georges, qui vint lui rendre visite, je pars 24 186 LA CASE DU PURE TOM. domain pour Louisville, j’y gagnerai quatre dollars par scmaine, et madame lcs mettra de cote pour raclicter mon vieil homme ! — Quelle aventure ! s’ecria Georges ; comment partcz-vous ? — Avcc Samuel ; et maintenant, monsieur Georges, j’espere que vous allez vous asseoir la et ecrire a mon vieil homme , et lui dire tout ce qui arrive. — Volontiers, dit Georges; le pere Tom sera charme d’avoir de nos nou- vellcs ; je cours chercher du papier et de l’encre, et nous nous mettrons a la besogne. — Allez , monsieur Georges, et je vais vous tenir cn reserve quelque friandise. All! vous ne ferez plus de soupers avec votre vieillc cuisiniere! CHAPITRE VINGT-DEUXIEME. L’HERBE FLETRIE, LA FLEUR FANEE. L’existence passe vite ; et en vivant au jour lc jour, notre ami Tom compta deux annees de plus. Quoique separe de ceux qui lui etaient chers, et souvent preoccupe de l’avenir, il n’etait pas absolument malbeureux. La sensibilite hu- maine est commc une harpe dont riiarmonie n’est completement detruite que lorsqu’un choc terrible brise a la fois toutes les cordes. Si nous nous reportons aux epoques de notre vie ou nous avons le plus souffert, nous nous rappelons que chaque heure amenait ses distractions, ses consolations, et que notre mistire n’etait jamais complete. Tom avait appris a etre content de son sort. II avait puise dans ses lectures la doctrine de la resignation, en meme temps que des habitudes de reflexion et de regularity. Comrne nous l’avons raconte dans le dernier cbapitre, le jeune Georges re- pondit a la lettre de Tom en belle ecriture ronde et moulee, qu’on pouvait lire dun bout de la chambre a 1’ autre. Apres avoir dit que la mere Chloe etait louec comme patissiere a Louisville, ou son talent lui valait des sommes fabuleuses, Georges ajoutait que le prix du rachat ne tarderait pas a se completer. Moisc et Pierre etaient laborieux. La petite trottait dans toute la maison, sous la surveil- lance de la famille en general, et de Sally en particulier. La case de Tom etait fermec provisoiremcnt ; mais on y devait fairc des cmbel- lisscmcnts extraordinaires lorsque Tom revicndrait. Le restc de la lettre donnait la liste des travaux scolastiques de Georges, et la mention de cliacun commencait par une magnitique capitale. On y trouvait aussi les noms de quatre nouveaux poulains qui etaient nes dans l’habitation, et Georges disait a ce propos que lc pere et la mere sc portaient bien. Le style etait plein d’ elegance et de concision ; mais Tom s’en exagera les beautes, et regarda celte lettre comme le chef-d’oeuvre CHAPITRE XXII. 187 dcs temps modernes. II ne se lassait pas dc la regardcr, et il demanda meme a Eva s’il n’etait pas possible de la faire encadrer pour la pendre aux murailles de son cabinet. II ne fut arrete que par la difficulty d’ arranger la page de manierc qu’on en vit les deux coles a la fois. L’amitie de Tom ct d’Eva avait grandi avec l’enfant. Lc fidelc serviteur eprouvait pour elle un sentiment indefinissable ; il l’aimait comme unc creature frelc et terrestre; mais en meme temps il l’adorait presque comme un etre celeste et divin. Il la contemplait avec ce melange de tendresse et dc veneration que les marins ilalicns ressentent a la vue d’une image de l’enfant Jesus; son grand plaisir etait aussi de satisfaire les gracieuses fantai- sies d’Eva, ces mille petits besoins qui assiegent l’enfance et qui varient comme les coulcurs de l’arc-en-cicl. Au marche, le matin, il cherchait pour elle sur les etalages les fleurs les plus rares, les peches ou les oranges les plus belles. Cc qui lc cliarmait le plus au monde, e’etait de voir la jeune fille guetter de loin son arrivee ct lui adresscr cette question cnfanline : — Eh bien! pere Tom, qu’est-ce que vous m’apportcz aujourd’hui ? Evangeline, de son cote, n’etait pas moins prodigue dc bons offices. Malgre son jeune age, elle lisait d une mani&re remarquablc; elle avait l’oreille musicale, le gout dc la poesie, et unc sympathie instinctive pour tout ce qui etait noble et grand. Ces qualiles en faisaient la meilleure lectrice de la Bible que Tom cut jamais entendue. D’abord, elle hit pour complairc a son humble ami; mais ses idecs s’epanouirent, et s’attacherent au livre sacrc, comme les pousses d une jeune vigne s’enlacent autour d un arbre puissant. L’Ecriture lui procurait dc lories et vagues emotions, lui inspirait dcs aspirations changes , que caressait son ardente imagination. Les parlies qui lui plaisaient davantage etaient 1’ Apocalypse et les Propheties, dont lc langage figure la cliarmait d’autant plus quelle en cherchait vainement la signification. Elle et son naif ami, le jeune et le vied enfant, eprouvaient la meme impression. Tout cc qu’ils devinaient, c’etait qu’il etait question d’une gloire future, d’une region mervcilleuse ou leurs ames nageraient dans des de- lices inconnues. Dans les sciences physiques, il importe qu’un fait soit claire- rnent demontre; mais, en science morale, ce qui est incomprehensible n’est pas toujours inutile. L’ame sc reveille trcmblante entre deux eternites, cede du passe et cclle de l’avenir. La lumiere ne brille autour dc nous que dans un espace limite; nous avons besoin dc chercher l’inconnu, ct les voix mysterieuses qui sortent d’une eolonne dc nuages trouvent en nous des echos et des voix qui leur repondent. Les images mystiques sont comme des talismans couverts d’hierogly- phes. Nous les gardons sur notre sein, avec l’csperancc de pouvoir les dcchiffrcr un jour. A ce moment de notre histoire, Saint-Clare avait transfere ses penates a sa maison dc campagnc, sur les bords du lac Pontchartrain. Les chalcurs de l’ete avaient chassc dc la cite poudreuse tous ccux qui etaient a memo dc la quitter, ct ils etaient allcs respircr les fraiches briscs du lac. 188 LA CASE DU PERE TOM. La villa dc Sainl-Clare etait batie a la mode des habitations de l'lndc. Elle etait environnee de legeres galeries en bambou, et s’ouvrait de tous cotes sur des pares et des promenades. Le salon donnait sur un grand jardin embelli de toutes les plantes pittoresques des tropiques. Des sentiers sinueux conduisaient au bold du lac, dont la nappe argentee etincelait aux rayons du soleil. Chaque heure pretait de nouveaux aspects au tableau, mais il etait toujours admirable. Le coucher du soleil illuminait 1’horizon de magiques splendeurs, et faisait des eaux un second ciel. Le lac etait raye de pourpre et d’or; des navires aux ailes blanches le parcouraient, et glissaient sur les vagues comme des fantomes. £a et la brillaient des etoiles, dont le reflet tremblait dans l’eau. Tom et Eva etaient assis sur un siege de mousse, au bas du jardin. C’etait le dimanche soir; la Bible d’Evangeline etait ouverte sur ses genoux. Elle lisait : a Et je vis une mer de verre, melee de feu. » — C’est bien cela, dit-elle en s’interrompant tout a coup pour montrer le lac. — Que voulez-vous dire, miss Eva? — Ne voyez-vous pas? reprit l’cnfant en montrant les vagues, ou se refletaient les clartes du ciel; c’est une mer de verre, melee de feu... — C’est assez vrai, miss Eva, dit Tom; puis il se mit a chanter : Oh! si des beaux matins j’avais les ailes d’or, Je partirais bientot pour la sphere eternelle, Et les anges de Dieu guideraient mon essor Vers la Jerusalem nouvelle. — Ou croyez-vous que soit la Jerusalem nouvelle, pere Tom? — Au-dessus des images, miss Eva. — Il me semble la voir. Regardez ces images ; on dirait de grandes portes de perles; et au dela, bien au dela, tout est dore. Tom, cliantez-moi les bien- lieureux ? Tom chanta cette hymne methodiste bien connue : Je vois des bienheureux , au regard surhumain, Savourant une gloire immense, illimitee; Us sont vetus de blanc, et tiennent a la main La palme qu’ils ont meritee. — Pere Tom, je les ai vus, dit Evangeline. Tom n’en douta pas, et ne fut pas surpris le moins du monde. Si Evangeline lui avait dit qu’elle etait allee au ciel, il aurait cru le fait tres-probable. — Ces bienheureux me visitent parfois dans mon sommeil. Ses yeux prirent une expression reveuse, et elle murmura : Us sont vetus de blanc , et tiennent a la main La palme qu’ils ont meritee. • — P^re Tom, ajoula Evangeline, c’esl la que je vais* 4 — Ou , miss Eva? CHAP IT RE XXII. 189 L’enfant se leva et indiqua le ciei, quelle regarda fixement. Lcs claries du soir entouraient ses joues animees et sa chcvelure d or d’une sorle d’aureole qui n’avait rien de terrestre. — Je vais la, dit-elle, au sejour des bienheureux. . . J’y serai avant peu!... Le fidcle serviteur fut frappe d’un coup subit. II avait remarque que depuis six mois Evangeline avail lcs mains plus maigres, la peau plus diapliane, la res- piration plus courtc. Quand clle courait dans le jardin, elle se fatiguait plus vite qu’autrefois. Miss Ophelia avait parle d’une toux opiniatre que ses medicaments ne pouvaient guerir. En ce moment meme, la fievre liectique rendait brulantes les joues el les petites mains de la jeune fille; et pourtant l’idee quelle venait d’exprimer nc s’etait jamais offerte a l’csprit du vicil esclave. A-t-il existe un enfant comnie Eva?... Sans doute; mais les noms de pareils etres sont presque toujours graves sur dcs pierres tumulaires; leurs doux sou- rircs, leurs yeux celestes, leurs paroles singulieres, sont des souvenirs enfouis au fond des coeurs comme un tresor. Dans combien de families n’entendez-vous pas dire que la bonte et les graces dcs vivants ne sont rien comparativement aux charmes d’un enfant qui n’est plus? II semble que le ciel est une legion d’anges dont la mission special c est de passer un moment sur la terre pour attendrir le coeur humain. Quand vous remarquez dans les yeux d’un enfant une lumiere spirituelle, quand ses paroles revelent une sagesse et une sensibilite prematurees, on doit, helas! s’attendre a le perdre. II est marque du sceau du ciel, et la clarte qui luit dans ses regards est celle de l’immortalite. Ainsi, douce et bonne Eva, tu allais etre bientot rappclec vers ton sejour natal; mais ceux qui t’aimaient l’ignoraient encore ! La conversation de Tom et d’Eva fut interrompue par la voix de miss Ophelia. — Mon enfant, la rosee tombe; vous ne devriez pas etre dehors a cette heure. Les deux amis s’empresserent de rentrer. La bonne et vieille indigene de la Nouvelle-Angleterrc avait souvent rempli les fonctions de garde-maladc. Elle connaissait la marche lente de cette affection , qui emporte tant de charmantes creatures , et les condamne irrevocablement a la mort avant qu’un seul fil de leur existence semble etre brise. Elle avait remarque l’eclat des joues de la jeune fille, sa toux seche, et cette ardeur inusitee que la fievre lui communiquait. Elle fit part de ses craintes a Saint-CIare; mais il les repoussa avec un emportement qui n’etait pas dans ses habitudes. — Abstenez-vous de ces sinistres presages, ma cousine, je les deteste. C’est tout simplement une maladie de croissance ; ne savez-vous pas que les enfants perdent leurs forces quand ils grandissent? — Mais, cette toux? — Ce n’est rien ; elle aura pris froid, peut-etre. — Ce fut ainsi que debuta la maladie d’Elisa Jane, d’Helene et de Maria Sanders. — Epargnez-moi ces sinistres legendes!... Les femmes acquierent tant de pru- 190 LA CASE DU PERE TOM. dence en vieillissant, qu’un enfant ne peut tousser ou eternuer sans qu’elles le croient perdu. Tout ce que vous avez a faire, c’est de preserver Eva de Fair du soir, et de ne pas la laisser trop jouer. Ainsi park Saint-Clare : mais il concut des inquietudes. II continua a soutenir que sa fille se portait bien , quelle avait tout au plus l’cstomac derange ; mais il la surveilla assidument, et l’emmcna plus souvent a la promenade avec lui. Sou- vent il apportait a la maison des recedes de medecine ou des mixtures fortifiantes. — Ce n’est pas, disait-il, que F enfant en ait besoin, mais cela ne peut pas lui faire de mal. Il faut le dire, ce qui frappait le plus douloureusement le coeur du pere, c’etait la maturite toujours croissante de Fcnfant. Evangeline avait toutes les graces de son age ; mais elle laissait echapper a son insu des reflexions d’une telle profon- deur, qu’ellc semblait les devoir a l’inspiration. Alors Saint-Clare frissonnait. 11 serrait sa tille entre ses bras, comme s’il eut pu la sauver par cette etreinte pas- sionnee. Il prenait la resolution de la conserver a tout prix. Eva semblait se consacrer enticrement a des oeuvres d’amour et de cliarite. Elle avait toujours eu des instincts genereux , mais elle y melait depuis quelque temps une touchante prevoyance et une gravite feminine. Elle aimait encore a jouer avec Topsy et les autres enfants de couleur ; mais elle assistait a leurs ebats sans y prendre part. Apr&s s’etre amusee une demi-heure des gambades de Topsy, elle devenait reveuse; un image passait sur ses yeux, et ses pensees s’egaraient ailleurs. — Maman, dit-elle un jour a Marie, pourquoi n’apprenez-vous pas k lire a vos esclaves? — Quelle question! mon enfant, ce n’est pas l’usage. — - Pourquoi ? — Parce qu’ils n’ont pas besoin d’instruction : ils n’en travailleraient pas mieux, et ils sont faits pour travailler. — Mais, maman, il faut bien qu’ils lisent la Bible pour apprendre la volonte de Dieu. — Ils peuvcnt se la faire lire, repondit Marie. — Il me semble, maman, que e’est un livre que chacun doit savoir consulter lui-meme quand il en a besoin. — Eva, vous etes bien singuliere! — Miss Ophelia a appris a Topsy a lire, poursuivit Evangeline. — Oui, et vous voyez comment elle en a profite. Topsy est Fetre le plus per- vers que j’aie jamais vu. — Voici la pauvre Mammy : elle aurait bien envie de lire l’Evangile ; et je ne vois pas ce qu’elle perdrait a realiser ses veeux. Marie, qui fouillait dans une commode, se rctourna pour repondre : — Il faut penser a autre chose qu’a faire lire la Bible aux esclaves; il est pos- sible que cela leur soit avantageux, et moi-mcmc je leur en faisais autrefois la lec- CHAPITRE XXII. 101 turc quand j’etais cn bonne sante; mais vous n’en aurez pas lc temps des que vons entrerez dans le mondc, et qu’il faudra vous habiller. Regardez les bijoux que je vous donnerai a cettc epoque. Je les portais a mon premier bal, et je puis dire que j’y fis sensation. Evangeline prit l’ecrin, et en tira un collier de diamants sur lequel ses grands yeux s’arreterent sans quelle parut en etre emerveillee. — N’admirez-vous pas cc collier? lui dit Marie. — Vaut-il beaucoup d’argent, maman? — Assurement; e’est presque une fortune; mon pere l’avait fait venir de France. — Je voudrais l’avoir pour en disposer a mon gre. — Qu’cn feriez-vous? — Je le vendrais ; j’achetcrais une propriety dans les Etats libres; j’y emme- nerais tous vos gens, et je paycrais des instituteurs pour leur apprendre a lire et a ecrire. Marie partit d’un eclat de rirc. — Vous voudriez done fonder pour eux une pension ? vous leur apprendriez peut-etre a jouer du piano et a peindre sur velours. — Je leur apprendrais a ecrire leurs lctlres et a lire cclles qui leur sont adressces, reparlit Eva d’un ton ferme. Je sais qu’il leur est penible de ne pas lc savoir. Tom, Mammy et beaucoup d’autres en souffrent! — Vous n’etes qu’une enfant ! vous n’entendez rien a ces clioscs - la ; el puis votre bavardage augmente mon mal do tete. Marie mcltait toujours en avant son mal de tete a la suite des conversations dont lc sujet ne lui convenait pas. Evangeline s’eloigna : et, malgre les remon- trances de sa mere, cllc donna assidument des lccons de lecture a Mammy. CHAPITRE VINGT-TROISIEME. IIENRIQUE. En ce temps-la, Alfred et son fils aine, age de douze ans, vinrent passer quel- ques jours a la villa du lac Pontchartrain. Rien n’etait plus singulier et plus remarquable que le contraste des freres ju- mcaux. Loin d’etablir entre eux une ressemblance , la nature les avait complete- ment opposes l’un a l’autre ; toutefois ils paraissaient unis par les liens d’une etroite amitie. Ils se promenaient bras dessus, bras dessous, dans les allees du jardin. Augustin avait les yeux bleus, les cheveux blonds, la physionomie vive, les formes souples et flexibles. Alfred avait fair hautain, failure decidce, les yeux noirs, les articulations accentuees. Ils se disputaient sans ccsse sur la tlieorie et 192 LA CASE DU PERE TOM. sur la pralique, sans trouver moins de clmrmes dans la societe Tun de l’autre. Lcur antagonisme semblait les rapprocher. Henrique, fils aine d 1 Alfred, etait plein d’ardcur et de vivacite; et, des la pre- miere entrevue, il fut fascine par la grace de sa cousine Evangeline. Eva avait un joli poney blanc, aussi doux quelle, et facile a monter. Tom l’a- mena devant la maison, pendant qu’un jeune mulatre d’environ treize ans con- duisait un petit cheval arabe qu’on avait importe a grands frais pour Henrique. Celui-ci etait fier de sa nouvelle acquisition : en prenant la bride de la main de son groom, il examina avec soin le cheval, et sa figure s’assombrit. — Qu’est-ce que cela veut dire, Dodo? vous n’avez pas etrillc mon cheval cc matin. — Si fait, maitre, repondit Dodo dun ton sounds, je ne sais ou il a altrape de la poussiere. — Taisez-vous, drole! dit Henrique en levant sa cravache : comment osez- vous parler? Le groom etait un beau mulatre, de la taille d’Henrique. Ses cheveux boucles encadraient un front noble et eleve. Il avait du sang blanc dans les veines, comme on pouvait en jugcr par la rougeur de ses joues et les etincelles que lancaient ses ycux. — Monsieur Henrique. . . , dit— il. Sans lui laisser le temps de s’expliquer, Henrique le frappa au visage avec sa cravache; puis, le saisissant par les bras, il le renversa, et le battit tant qu’il eut de force. — Cela vous apprendra, impudent coquin, a me repondre quand je parle ; remmenez ce cheval , et pansez-le avec soin. — Mon jeune monsieur, dit Tom, il avait raison, j’ai assiste au pansage; mais cc cheval, plein d’ardeur, s’est roule sur le sable en sortant de l’ecurie. — Retenez votre langue jusqu’a ce qu’on vous interroge , dit Henrique ; et il s’avanca vers sa cousine , qui etait pres de la en costume d’amazone. — Je suis fache, dit— il , que cct imbecile vous ait fait attendre. Asseyons- nous sur ce banc jusqu’a ce qu’il revienne. Mais, qu’avez-vous done? vous pa- raissez triste. — Comment pouvez-vous etre aussi cruel et aussi mechant pour ce pauvre Dodo? — Cruel, mechant ! repeta Henrique avec une surprise qui n’etait pas affectee ; que voulez-vous dire, ma chere Eva? — Je ne veux pas qu’un jeune homme qui se conduit ainsi m’appelle sa chere Eva. — Ma cousine, vous ne connaissez pas Dodo ; e’est le seul moyen de le con- duire, et mon pere le traitc ton jours ainsi. • — Tom vient de vous expliquer comment le cheval s’elait sali; et il ne ment jamais. SANS LUI LAISSER LE TEMPS DE s’eXPLIQTJER , HENRIQUE LE FRAPPA AU VISAGE AVEC SA CRAVACHE. CHAPITRE XXIII. 193 — C’est un negrc extraordinaire, dit Henrique. Dodo ment toutes les fois qu’il ouvre la bouche. — Vous le rendez fourbe par la terreur, en le malmenant ainsi. — En verite, cousine, vous avez pour Dodo une affection dont je serais jaloux. — Vous le battez, et il nc le meritc pas. — 11 y a des jours ou il le merite et ou je ne le bats point, cela fait compen- sation ; mais je ne le frapperai plus devant vous, si cela vous fait de la peine. Evangeline etait loin d’etre satisfaite, mais elle jugea qu’il serait inutile d’es- sayer de se faire comprcndre par son beau cousin. Dodo reparut bientot avec les chevaux. — Vous avez bien fait votre besogne cette fois, dit son jeune maitre d’un air plus gracieux ; allons, tenez le clieval de miss Eva tandis que je vais la mettre en sellc. Dodo sc placa pres du poney. Il avait la figure boulevcrsee et semblait sur le point de pleurcr. Henrique, qui sc targuait d’adresse et de galanlerie, donna la main a sa cousine et Ini presenta les renes ; mais Eva, se penchant du cote oppose, dit au mulatre : — Vous etes un bon garcon, Dodo ; je vous rcmercie. Dodo regarda avec etonnement cette douce physionomie. Le sang lui monta aux joues, et les larmes lui vinrent aux yeux. — Ici, Dodo! dit Henrique d’un ton imperieux. Dodo obeit, et tint le cheval pendant que son maitre montait dessus. — Voici, reprit Henrique, un picaiilon pour achcter du sucre candi. Dodo suivit des yeux les deux enfants qui s’eloignaient. L’un lui avait donn6 de 1’ argent, l’autre lui avait fait un present plus precieux en lui parlant avec bonte. Il n’y avait que quelques mois que Dodo etait separe de sa mere. Son maitre l’avait achete dans un entrepot d’esclaves, a cause de sa belle figure, et il debutait sous la direction d’Henrique. La scene precedente avait eu pour temoins les deux freres Saint-Clare , qui sc promenaient dans une autre partie du jardin. Augustin fut indigne ; mais il se contenta de dire avec son ironie habituelle : — C’cst la sans doute ce qu’on peut appeler une education republicaine. — Henrique est un diablc quand il est monte, repondit Alfred. — Je suppose que vous approuvez sa conduitc, dit Augustin. — Je ne saurais m’y opposer ; il a un caractere irritable que sa mere et moi avons vainement tente de calmer. — Et voila comment il met en pratique le premier article du catechisme repu- blicain : « Tous les hommes sont fibres et egaux. » — Bali ! s’ecria Alfred , ce sont de ccs sentences ridicules que Jefferson a em- pruntees aux Francais, et qu’on devrait retirer de la circulation. Il est facile de voir, par ce qui se passe, que les hommes ne sont pas nes fibres et que l’egalite est line chimere. C’est la classe des gens intelligent, riches et civilises, qui doit avoir des droits egaux, et ce n’est pas la canaille. 25 194 LA CASE DU PERE TOM. — Fort bien, reprit Augustin, si vous parvenez a maintenir la canaille dans vos idees. Elle a eu son tour en France. — II faut la tenir sous le joug avec persistance, avec fermete ! dit Alfred en appuyant le pied sur le sol, comrne pour marcher sur quelqu’un. — Lcs blancs ou lcs noirs sont terribles quand ils se soulevent ! voyez Saint- Domingue. — Nous saurons prevenir l’insurrection dans notre pays, dit Alfred. II faut nous elever contre cette monomanie d education generate qu’on cherche a fairc prevaloir ; la basse classc ne doit pas etre instruite. — Quoi que vous fassiez, dit Augustin, elle recevra toujours une education queleonque. Vous avez pour systeme de Delever dans la barbarie et la brutalite. Vous faites de vos inferieurs des betes brutes ; vous brisez tous les liens qui les rattachent a l’humanite ; et ils se conduiront en betes brutes s’ils ont le dessus. — Ils n’auront jamais le dessus ! dit Alfred. — Vous avez raison, dit Augustin; chauffez la machine, fermez la soupape de sdrete, asseyez-vous dessus, et vous verrez ou vous irez. — Eh bien ! nous verrons. Je ne crains pas de m’asseoir sur la soupape lant que la chaudiere est solide, et que la chaudiere fonctionne bien. — La noblesse de Louis XVI a pense comme vous; l’Autriche et Pie IX se croient maitres de l’ltalie ; et, par un beau matin, vous pourrez vous rencontrer tous en fair quand la chaudiere eclatera. — Dies declarabit , dit Alfred en riant. — Je vous le dis, Alfred , si quelque chose se manifeste de nos jours avec la force d’une loi divine, c’est la tendance des masses a s elever. La basse classe de- viendra la classe superieure. — Quel orateur vous faites, Augustin! vous etes de fecole des republicans rouges. Quant amoi, j’espere que je serai mort avant de voir le triomphe de votre populace. — Elle vous gouvernera un de ces jours, reprit Augustin, et vous aurez des dominateurs tels que vous les aurez faits. L’aristocratie franchise avait voulu com- mander a un peuple de sans-culottcs, et elle a eu un gouvernement de sans- culottes. Le peuple d’ Haiti. .. — Ne me parlez pas de cet abominable Haiti. Les evenements auraient pris une autre tournure dans ce pays s’il avait eu affaire a la race anglo-saxonne. — Savez-vous, reprit Augustin , que le sang anglo-saxon n’est pas mal infuse dans les veincs de nos esclaves? il y a parmi eux beaucoup de gens qui ne con- servent de leur origine africaine qu’une espece de chaleur tropicale qu’ils apportent dans les affaires. Si jamais le tocsin d’Haiti sonne parmi nous , ce sera la race anglo-saxonne qui dirigera l’insurrection. Des fds de peres blancs, avec leur fierte native, sc lasseront enfin d’etre vendus a la criec. Ils se souleveront et souleve- ront en meme temps la race de leur mere. * — Sotlise ! folie ! CHAPITRE XXIII. 195 — II y a longtemps quo Ton a repondu ainsi pour la premiere fois. Tout se passera comme au siecle dc Noe. On inangeait, on buvait, on plantait, on batis— sait, et lc deluge arriva. — Ma foi, Augustin, dit Alfred en riant, vous auriez de grands talents pour la propagande. Mais ne craignez rien pour nous, nous avons le pouvoir; nous en usons energiquement; et la race qui nous est soumise restera soumise. Nous n’aurons pas besoin d’user notre poudre. — Dcs fils eleves coniine votre Henrique conviendraient bicn vraiment pour garder vos magasins a poudre! I Is ont tant de sang-froid ! Le proverbe dit : Ceux qui ne peuvent se gouverner eux-memes son! incapables de gouverner les autres. — II y a la une difficulty, dit Alfred d’un air pensif; certes, notre systeme abandonne trop les enfants a lcurs passions, qui sont asscz vives dans notre cli— mat. L’education d’Hcnriquc m’embarrasse. 11 a bon coeur ; mais lorsqu’il est en colere, il part comme un feu d’artifice. Je crois quc je l’enverrai dans le Nord, oil il sera plus tenu, ou il frequentera davantage ses egaux et vivra moins avec ses inferieurs. — Puisque l’education est foeuvre la plus importante de la vie humaine, dit Augustin, de ce que notre systeme d’education est defectueux, il faut conclure quc notre societe est mal ordonnee. — Il a ses avantages, dit Alfred ; il rend les enfants plus males et plus coura- geux ; les vices memos d une race abjcctc tendent a fortifier en eux les vertus contraircs. Je pensc qu’Henrique a un amour plus vif dc la verite en voyant que le mensonge et la perfidic sont le signe caracteristique de fesclavage. — Voila unc maniere bicn cliretienne d’envisager feducation ! s’ecria Augustin. — Ellc est aussi cliretienne que la plupart des choses de ce monde. Mais a quoi bon discuter ? C’est peut-etre la centieme fois que nous revenons sur le meme sujet. N’aimeriez-vous pas mieux faire une partie de trictrac? Les deux freres s’installerent sous une des galeries de bambous , devant une table de trictrac, et Alfred dit, tandis qu’ils placaient leurs dames : — Si je pen- sais comme vous, mon frere, je ferais quelque chose. — Je vous reconnais a ce conseil : vous etes de la race des hommes essen- liellemcnt actifs. Mais de quoi s’agit-il ? — De tenter un essai, en donnant a quelques-uns de vos esclaves la possibi- lity de selever. — Vous pourriez tout aussi bicn me conseiller de les mettre sous une mon- tagne, et deleur dire ensuite dc marcher. Comment voulez-vous que mes esclaves s’elevent, ecrases quils sont par tonte la masse sociale? Un lionime ne peut rien contre faction dune communaute. L’education, pour qu’il en profitc, doit lui etre donnee avec fassentiment ou du moins avec la tolerance de l’Etat. — A vous a jeter les des, dit Alfred; et les deux freres furent absorhes par le jeu jusqu’au retour des enfants. 190 LA CASE DU PERE TOM. — Voila nos promeneurs, (lit Augustin eii se levant; rcgardez-les, Alfred; ne sont-ils pas beaux? Cette observation etait justifiee, et Ton pouvait y repondre affirmativement. Henrique, le front hautain, les joues colorees, se penchait en riant vers sa cousine. Celle-ci portait une amazone bleue et un chapeau de meme couleur. L’exercice avait donne des teintes brillantes a son visage , et augmente l’effet de la transparence singuliere de sa peau. — Elle est d’une beaute eblouissante, dit Alfred. Un de ces jours, mon frere, elle causera du tourment a bien des coeurs. — Ce n’est que trop vrai, j’en ai peur, dit Saint-Clare avec une soudaine amertume ; et il courut aupres de sa fille. — Ma chere Eva, n’etes-vous pas trop fatiguee? dit-il en la serrant dans ses bras. — Non , repondit-elle ; mais sa respiration penible inquieta son pere. - — Pourquoi galoper, ma chere? Vous savez que cela vous fait mal. — Je le sens bien, papa; mais j’y prends tant de plaisir que je l’ai oublie. Saint-Clare la porta dans le salon et la deposa sur un canape. — Henrique , vous auriez du avoir soin d’Eva , et ne pas la faire courir si vite. — Je la prends sous ma garde , dit Henrique en s’asseyant aupres d’elle. Eva se trouva bientot beaucoup mieux. Son pere et son oncle se remirent a jouer, et les enfants resterent seuls ensemble. — Je suis fache, dit Henrique, que mon pere parte dans deux jours, car je ne vous reverrai plus de longtemps. Si je demeurais avec vous, je tacherais de me bien conduire et de ne pas maltraiter Dodo. Je suis vif, mais je n’ai pas de mau- vaises intentions a son egard. Je lui donne de temps en temps un picaillon, et vous voyez qu’il est bien habille. En somme , il doit etre content de son sort. — Seriez-vous content de votre sort si vous n’aviez personne aupres de vous pour vous aimer? — Moi , non sans doute. — Vous avez enleve Dodo a tous ses amis; il n’a pas un etre au monde pour l’aimer; e’est ce qui fait qu’il a des defauts ; e’est inevitable, a ce qu’il me semble. — Je ne saurais remplacer sa mere, et il me serait impossible de l’aimer. — Pourquoi pas? dit Evangeline. — Aimer Dodo ! vous ne le voudriez pas. Il me plait assez ; mais vous n’aimez pas vos esclaves? — Si fait. — C’est bizarre. — La Bible ne nous reconnnande-t-elle pas d’aimer tout le monde? — All ! elle recommande bien d’autres clioses encore; mais personne ne songe a s’y conformer. Eva ne repondit pas, et reflccbit pendant quelques instants. CHAPITRE XXIV. 197 — En tout cas, reprit-elle, aimez Dodo, et soyez bon pour lui par egard pour moi. — J’aimerai n’importe qui par egard pour vous, ma chore cousine; car vous etes vraiment la plus aimable enfant que j’aie jamais vue. Eva recut ce compliment avec simplicity, sans changer de visage, et se contenta de dire : — Je suis satisfaite de votre promesse, mon clier Henrique, et j’espyre que vous la tiendrez. La cloche du diner mit fin a l’entrevue. CHAPITRE VINGT-QUATRIEME. TRISTES PRESAGES. Deux jours apres, Alfred et Augustin se separerent; et Evangeline, qui avait fait avec son jeune cousin dcs courses au-dessus de ses forces , commenca a decliner rapidement. Saint-Clare se decida a reclamer l’assistance d’un medecin, qu’il avait jusqu’alors refuse d’appeler, parce que e’etait admettre la funeste verite. Marie Saint-Clare ne s’etait pas apercue de raffaiblisscmcnt graduel de Pen- fant; elle etait cxclusivement occupee d’etudier deux ou trois maladies nouvelles dont elle se croyait cllc-meme attaquee. Le premier article de foi de Marie, c’etait que personne ne pouvait souffrir plus qu’ellc ; aussi repoussait-elle avec indignation l’idee quo d’autres cussent la moindre indisposition. Elle attribuait leurs plaintes al’indolence, au manque d’energie. — S’ils avaient eu, disait-clle, tous les maux qui raccablaicnt, ils auraient bien vite senti la difference. Miss Ophelia tenta vainement, a plusieurs reprises, d’eveiller la sollicitude materhelle. — Jc ne vois pas qu’Eva soit le moins du monde indisposee , repondit Marie ; elle est toujours a courir et a jouer. — Mais elle tousse. — Qu’est-ce que ccla fait? J’ai tousse toute ma vie. Quand j’elais a Page d’Eva, on me croyait phlhisique , et Mammy me veillait toutes les nuits. La toux d’Eva n’a ricn d’inquietant. — Mais elle saffaiblit, et respire avec peine. — Mon Dieu , j’ai ete comnic elle pendant des annees entieres ; ce n’est qu’une affection nerveuse. — Mais elle a des sueurs nocturnes. — J’en ai eu pendant dix ans. Mes vetements etaient parfois tout mouilles ; il n’y avait pas un fll de sec dans ma toilette de nuit, et Mammy etait obligee d’e- tendre mes draps pour les faire seclier. Miss Ophelia se resigna au silence; mais lorsque le mal empira, et que le 198 LA CASE DU PERE TOM. docteur fut mantle, les idees de Marie prirent un autre biais. Elle dit hautement quelle avait toujours pressenti quelle etait destinee a etre la plus mallieureuse des meres. Fallait-il quavec sa pauvre sante elle fut condamnee a voir sa lille unique descendre au tombeau? — Ma chere Marie, lui dit Saint-Clare, tout nest pas encore desespere. — Ah! Saint-Clare, vous n’avez pas les sentiments d’une mere : vous ne me comprendrez jamais ! — Nc parlez pas ainsi ; le mal n’est pas sans remede. — Jc ne saurais partager votre indifference, Saint-Clare. Vous neprouvez rien quand votre lille unique cst dans un etat aussi alarmant; mais je ne suis pas comme vous : cost un coup fatal qui vient augmenter mes miseres. — II estvrai, repondit Saint-Clare, qu’Eva est tres-delicate ; que sa croissance rapide a epuise ses forces, et que sa situation est critique; mais elle est surtout accablee par les chaleurs de fete et par fexercice quelle a pris pendant la visite de son cousin. Le docteur assure qu’on peut encore la sauver. — Libre a vous de voir les choses par leur beau cote. On est heureux en ce monde de netre pas sensible, et je voudrais pouvoir vous imiter. Je voudrais avoir votre tranquillite, a vous tous. Tous les habitants de la maison avaient des motifs pour former le meme voeu, car Marie faisait parade de ce nouveau chagrin, et s’en servait comme d’un pre- texte pour tourmenter ceux qui renvironnaient. Dans leurs paroles, dans leurs actions, elle voyait la preuve de leur durete de cceur; aucun deux ne compatis- sait a ses peines! Evangeline entendait parfois ces propos, et pleurait de douleur de causer a sa mere tant d’affliction. Quinze jours amenerent dans son etat une amelioration notable ; car l’inexo- rable maladie ralentit parfois sa marche , et fait naitre de trompeuses illusions au moment meme ou la tombe va souvrir. Evangeline reparut dans le jardin; elle recommenca ses jeux, et son pere la crut hors de danger. Seuls, miss Ophelia et le docteur ne s’abuserent point. II y avait encore une autre personne qui parta- geait leur conviction : c’etait Evangeline. Quelle voix calme se fait done parfois entendre pour annoncer a une creature humaine que son sejour sur la terre sera de courte durec? Est-ce le secret instinct de la nature qui decline, ou Inspiration de lame vers l’immortalite qui s’approche? Ouoi quil en soit, Eva prevoyait quelle allait mourir; elle en avait la certitude, et cette conviction, douce comme les derniers rayons du soleil, ne troublait point son jeune coeur. Seulement elle pensait avec amertume a la douleur de ses amis. Elle n’avait point de regrets pour elle, bien quelle cut ele environnee de soins assidus, et que toutes les jouis- sances du luxe eussent embelli son existence. Dans le livre quelle avait tant de fois parcouru avec son ami Tom, elle avail vu le Christ appcler a lui les petits enfants, et ce rccit dun passe loin tain etait devenu pour elle une realite pro- chaine. Elle repondait a la tendresse divine, et elle etait prete a en gouter les douceurs. Toutefois elle ne pensait pas sans tristesse a son pere, dans le cceur CHAPITRE XXIV. 1 ( J9 duquel il lui scmblait occuper tant de place. Elle aimait sa mere, parce qu’ellc etait naturellement aimante; mais l’egoisme de Marie l’aftligeait. Elle ne savait comment lc concilier avec cette conviction d’enfant que sa mere ne pouvait jamais avoir tort. II y avait la une contradiction qui l’embarrassait; et pour dis- siper scs doutes, elle se disait qu’apres tout c’ etait sa mere, et quelle l’aimait tendrement. Evangeline s’apitoyait aussi sur le sort des fideles serviteurs dont elle faisait la joie. Les enfants ont peu d’idees generates ; mais la fille de Saint-Clare , dont l’intelligence etait d une rare precocite, n’avait pu voir sans en etre frappee les inconvenicnls du regime sous lequcl gemissent les esclaves. Elle avait le desir vague de s’employer pour eux, et meme pour tous ceux qui se trouvaient dans la meme condition. — Pere Tom, dit-ellc un jour pendant une de leurs lectures, je comprends entin pourquoi Jcsus-Christ a voulu mourir pour nous. — Pourquoi, miss Eva? — Parce que jc l’ai senti. — Expliquez-vous mieux , miss Eva. — Je ne puis guerc m’expliqucr; mais quand j’ai entendu ces malheureux qui etaient avec nous sur le bateau redemander les uns leur mere, les autres leurs enfants, quand on m’a raconte la fin horrible de la mere Prue, j’ai senti que jc voudrais mourir pour eux si ma mort pouvait mettre un terme a tant de misere. Oui, Tom, jc mourrais pour eux si je le pouvais! E 11 disant ces mots, elle posa ses petites mains greles sur celles du negre. Celui-ci la contempla avec veneration; et lorsqu’elle sortit en entendant la voix de son pere, il s’essuya les yeux plusieurs fois en la suivant du regard. — Il est inutile de chercher a retenir ici miss Eva, dit-il a Mammy, qu’il ren- contra un moment apres, elle a sur le front le sceau du Seigneur. — Je l’ai toujours dit, s’ecria Mammy en levant les mains au ciel : elle n’a jamais ete destinee a vivre ; il y a toujours eu quelque chose de profond dans ses yeux. Eva retrouva son pere sous la galerie de bambous. C’etait le soir ; elle avait une robe blanche; son visage et ses yeux brillaient d’un feu surnaturel, et les rayons du soleil formaienl derriere elle une espece de gloire. Saint-Glare l’avait appelee pour lui montrer une statuette qu’il lui avait aclietee ; mais, a son aspect, il eprouva une impression soudaine et douloureuse. Il y a une sorte de beaute si complete, en meme temps si fragile, que nous ne pouvons en supporter la vue. Saint-Clare serra sa fille dans ses bras, et oublia le sujet dont il voulait l’entretenir. — Vous etes mieux aujourd’hui, n’est-ce pas? — Mon pere, dit Evangeline d’un ton assure, il y a des clioses que je veux vous dire depuis longtemps, et dont je vais vous parler avant de devenir plus malade. 200 LA CASE DU PERE TOM. Saint-CIare trembla ; Eva s’assit sur ses genoux, et posa la tete sur son sein. - — II cst inutile, papa, de me donner des soins plus longtemps; le moment approche ou je vais vous quitter pour ne plus revenir. .. — Chere petite, dit Saint-CIare dune voix tremblante, mais en affectant un ton enjoue, ne vous abandonnez pas a ces sombres pensees. Voyez la jolie sta- tuette que je vous ai apportee. — Ne vous abusez pas, reprit Eva sans la regarder, je ne suis pas mieux, je le sais, et je m’en irai avant pcu. Je n’en ai pas dc chagrin; et sans vous, sans mes amis , je ne regretterais ricn. — D’ou peut venir cette tristesse, ma chere amie? Vous avez eu tout ce qu’il fallait pour etre heureuse. — Pourtant, j’aimerais mieux etre au ciel; je ne tiens a la vie qu’a cause de vous. II y a ici beaucoup de choses qui m’affligent ; j’aimerais mieux ne pas les voir ! Mais il m’est penible de vous quitter. — Quel est done le sujet de vos peines? — C’est ce qui se passe tous les jours. Je suis triste de voir nos pauvres ser- viteurs qui m’aiment sincerement, et qui ont tant d’altentions pour moi. Je vou- drais qu’ils fussent tous libres. — Pensez-vous, Eva, qu’ils ne soient pas bien traites? — Mais que deviendraient-ils , papa, s’il vous arrivait quelque chose? Ilya peu d’hommes tels que vous ; mon oncle Alfred et ma mere ne vous ressemblent pas, les maitres dc la vieille Prue ne vous ressemblent pas non plus. Dc quelles horreurs les hommes sont capables! ajouta Eva en fremissant. - — Ma chere enfant, vous etes trop sensible; je suis faclie quon vous fasse part de semblables bistoires. * — Voila ce qui me tourmente, papa; vous voulez que je vive heureuse, que je ne souffre jamais, que je n’entendc jamais d’histoires desagreables, quand tant de pauvres gens passent leur vie dans la douleur : c’est de l’egoisme. Je dois con- naitre leur misere et y compatir; elle m’a toujours pese sur le cocur, elle a ete constamment l’objet dc mes reflexions. N’y aurait-il pas moyen d’affranchir tous les esclavcs? — C’est une question difficile , mon amie. Sans doute notre systeme est detes- table; e’est l’avis de beaucoup de gens eclaires, et c’est aussi le mien; je voudrais dc tout mon cceur que l’esclavage fut aboli, mais je ne sais comment j parvenir. — Papa, vous etes un brave homme, et vous avez toujours une maniere agreable de dire les choses. Ne pourriez-vous parcourir les habitations, et tacher de persuader aux maitres d’affranchir leurs noirs? Je le ferais si je le pouvais ; laites ccla pour moi, papa, quand je serai morte. — Quand vous serez morte, Eva? Enfant, ne parlez pas ainsi; vous etes mon seul bien sur la terre. — L’enfant dc la vieille Prue 6tait aussi son seul bien , et pourtant elle l’en- tendit crier sans pouvoir lui porter sccours ! Ces pauvres gens aiment leurs en- CHAPITRE XXV. 201 fants presque aulant que vous pouvez m’aimer. Ah! faites quelque chose pour eux ! Mammy aime ses enfants; jc l’ai vue plcurcr en en parlant; Tom aime aussi les sicns ; et il est affreux qu’ils en soient separes. — Allons, mon amie, dit Saint-Clare avec tendresse, ne vous desolez pas, ne parlez pas de mourir, et je ferai lout ce que vous voudrez. — Promettez-moi, mon pere, que Tom aura sa libertc aussitot que... Elle s’interrompit, et ajouta avec hesitation : — Aussitot que je ne serai plus. — Oui, ma chere, je souscrirai a (ous vos desirs. — Cher papa, dit Fcnfant appuyant ses joucs brulantes sur celles de son pere, je voudrais que nous pussions faire le voyage ensemble. — Ou, mon amie? — Au sejour du Sauveur, ou regnent la paix et l’amour. Est-ce que vous ne voudriez pas y aller? L’enfant parlait du ciel commc d un lieu qu’elle avait souvent visite. Saint-Clare Fetreignit dans ses bras, mais il garda le silence. — Vous viendrez a moi, rcprit Evangeline avec Faccent de la conviction. — Je vous suivrai, je ne vous oublierai pas. Les ombres solennelles du soir s’epaississaient autour de Saint-Clare; il voyait a peine la frele creature qui reposait sur son sein ; mais la voix qui lui parlait etait comme celle dun esprit : elle evoquait le passe; il se rappela simultanement les priercs de sa mere, les bonnes resolutions qu’il avait prises dans sa jeunesse, les annees de sceplicisme et de dissipation qu’il avait passees dans le monde. On pcut penser beaucoup en un moment : Saint-Clare fit d’importantes reflexions ; mais il ne parla pas. Comme la nuit etait venue, il emporta sa fillc dans sa chambre a couchcr ; quand elle fut disposee a dormir, il congedia les domesti- (pies, la bcrca dans ses bras, et chanta jusqu’a ce qu’elle eut ferine les yeux. CHAPITRE VINGT-CINQUIEME. LA LECON. Un dimanche, apres diner, Saint-Clare etait etendu sur une chaise longue de hamhou, sous la galerie exterieure. Dans une salle dont la fenetre etait voisine, Marie reposait sur un canape , environnee d’une tente de gaze pour se garantir des piqures des moustiques. Elle lenait negligemment a la main un livre de prieres elegamment relie. Elle l’avait pris parcc que c’etait dimanche, et s’ima- ginait l’avoir lu ; mais, en realite, elle s’etait seulcment assoupie a diverses re- prises en le tenant ouvert devant elle. Miss Ophelia, a force de recherches, avait fini par decouvrir, a quelque distance de la ville , un meeting de methodistes. Elle s’y etait rendue, conduite par Tom, et accompagnee d’Eva. 26 202 LA CASE DU PURE TOM. — Augustin, (lit Marie apres avoir un moment reve, il faudra que j’envoie chercher mon vieux docleur Posey; je suis sure d’avoir une maladie de cceur. — Pourquoi l’envoyer chercher? le docteur qui soigne Eva me parait capable. - — Je ne me fierais pas a lui dans un cas critique, et je crois que le mien est de cette nature. Voila deux ou trois nuits que j’y songe, et que je souffre horri- blement. — Vous revez, Marie; je ne crois pas a votre maladie de cceur. — J’etais sure que vous n’y croiriez pas, dit Marie; je m’y attendais. La moindre toux d’Eva vous alarme, mais vous ne songez jamais a moi. - — Puisqu’il vous plait d’avoir une maladie clc coeur, j’y consens volontiers. - — Je souhaite que vous ne vous repentiez pas de votre incredulite quand il sera trop tard; mais les inquietudes que j’eprouve pour Eva, les fatigues que j’ai affrontecs pour cette chere enfant, ont developpe le germe d’une dangereuse maladie. Il aurait ete difficile de dire quelles fatigues Marie avait affrontees ; Saint- Clare en fit a part lui l’observation , et sc dirigea vers la voiture qui ramenait sa fille et miss Ophelia. Celle-ci marcha droit a sa chambre pour y deposer son chale et son chapeau, suivant son usage. Eva vint se placer sur les genoux de son pere , et lui raconta ce qui s’etait passe dans la congregation des methodistes. On entendit hientot de violentes exclamations qui partaient de la chambre de miss Ophelia , et de violents rcproches adresses a quelqu’un. — Encore quelque farce de Topsy ! dit Saint-Glare. Un moment apres, miss Ophelia, pleine d’indignation , parut trainant avec elle la coupable. — De quoi s’agit-il? dit Augustin. — Je ne veux plus garder cette peste aupres de moi ! elle depasse les homes, et ma patience est a bout. Je l’avais enfermee en lui donnant une hymne a etu- dier; qu’a-t-elle fait? elle a decouvert ou je mettais ma clef; elle a pris dans ma commode une garniture de chapeau, et l’a taillee en pieces pour faire des habits de poupee ! Jamais de ma vie je n’ai rien vu de pareil ! — Je vous en avais avertie, ma cousine : ces etres-la ne peuvent etre reduits que par la severite... Si on me laissait faire, ajouta-t-elle en regardant Saint- Clare d’un air de reproche, j’enverrais cette enfant dehors et je la ferais fouetter jusqu’a ce qu’elle tombat. — Je n’en doute pas, dit Sainl-Clare. Parlez-moi de la douceur du beau sexe! Je n’ai guere vu de femme qui ne fut disposee a tuer un clieval ou un domestique si on 1’avait laissee faire. — Treve de railleries, Saint-Clare ! ma cousine est une femme de sens, et elle juge la position comme moi. Miss Ophelia etait susceptible de s’indigner comme pourrait l’etre une mena- gere de moeurs pacifiques et reglees. Elle avait ete justement irritee des ruses et des gaspillagcs de Topsy, et la plupart de nos lectrices auraient, en pareille cir- CHAPITHE XXV. 203 Constance, partage son mecontentement ; mais ellc se calma en ecoutant Marie, qui avait dcpasse le but. — Pour rien au monde, dit-clle, je ne voudrais traiter ainsi celte enfant; mais j’en desespere. Je lui ai reilere lcs lecons et lcs remontrances, je lui ai donne le fouet, je l’ai punic de toutes les manieres, ct cite est aussi vicieuse qu’auparavant. — Venez ici, petite guenon ! Topsy s’avanca ; ses yeux conservaicnt leur expression dc malice, mais Tap- prehension les faisait clignolcr. — Pourquoi vous comporler ainsi? dit Saint-Clare, quc la figure comique de la negrillonne amusait malgre lui. — Parcc quc j’ai mauvais cceur, a ce que pretend miss Phelia, dit Topsy d’un air piteux. — Ne tenez-vous aucun compte de ce que miss Ophelia a fait pour vous ? Elle assure qu’elle a employe tous les moyens possibles. — C’etait la ce que disait mon ancienne maitresse. Elle me fouettait plus fort, me tirait les cheveux, et me cognait la tele contre la portc ; mais je n’en protitais pas. Quand memc on m’aurait arrache tous les cheveux, je crois que ca iTaurait ahouti a rien ; je suis si mechante ! J’ai tous lcs defauts d une negresse. — Je ne veux plus m’en meler, dit miss Ophelia. — Pcrmcllcz-moi de vous adresser unc question, reprit Saint-Clare. — Laqucllc ? — Si vous n’avez pas la force dc convertir une paienne qui est entierement a voire discretion, a quoi sert d’envoyer quclques missionnaires au milieu d’un peu- plc abruti? Miss Ophelia ne repondit pas immediatement , et Evangeline, qui avait assiste a la scene, fit signe a Topsy de la suivre dans un petit cabinet vitre situe au bout de la galerie. — Quel peut etre le projet d’Eva? se demanda Saint-Clare. 11 s’avanca sur la pointe du pied, leva un rideau qui cachait la porle vitree, et regarda dans Tinterieur du cabinet. U 11 moment apres, posant le doigt sur ses levres, il invita du geste miss Ophelia a venir le rejoindre. Les deux enfants etaient assises sur le sol. Topsy avait son air liabituel d'insouciance et de malice. Evangeline etait en proie a une vive emotion. — Pourquoi vous conduisez-vous si mal, Topsy? est-ce que vous n’aimez personne ? — Je ne sais trop : j’aime le sucre candi et les conGtures, voila tout. — Mais vous aimez voire pere et votre mere ? — Je n’en ai jamais eu, je vous l’ai deja dit, miss Eva. — En effet, reprit Eva tristement ; mais n’avez-vous pas de frere, de sccur, de lante ? — Rien dc tout cela. 204 LA CASE DU PERE TOM. — Mais si vous vouliez etre bonne, vous le ponrriez. — Je ne pourrais jamais elre bonne que comme unc negresse. Si Ton pouvait m’ecorcher et me rendre blanche , j’essayerais. — Mais on vous aimerait quoique noire, si vous etiez bonne. Topsy exprima son incredulite par un ricanement. — Vous ne me croyez pas ? — Non ; miss Ophelia ne peut me souffrir parce que je suis noire : elle a au- tant d borreur pour moi que pour un crapaud ; les negres ne sont aimes de per- sonne, et ne sont capables de rien. Mais je m’en moque. Topsy se mit a siffler. — Ah ! Topsy, pauvre enfant ! je vous aime ! dit Eva, dans un transport su- bit, en posant sa main blanche sur l’epaule de la negresse. Je vous aime parce que vous n’avez eu ni pere ni mere , ni amis ; parce que vous etes une pauvre fdlc maltraitee. Je vous aime, et je desire que vous soyez bonne. Je suis tres- malade, Topsy, et je crois queje ne vivrai pas longtemps. Votre conduite me fait dela peine ; je desire que vous en changiez pour moi, qui ai peu de temps a Tes- ter avec vous. Les yeux ronds et percants de la negresse se remplirent de larmes, qui tom- berent une a une sur la petite main blanche et effilee. Un rayon d’amour celeste, de foi veritable, traversa les tenebres de son ame ignorante. Elle posa la tete sur ses genoux et se mit a sangloter. Sa belle compagne , penchee sur elle , avait fair d’un ange qui s’incline pour relever un pecheur. - — Pauvre Topsy ! dit Eva, ne savez-vous pas que Dieu nous aime tous egale- ment? 11 est aussi bien dispose pour vous que pour moi. II vous aime comme je vous aime; un peu plus seulement, parce qu’il vaut mieux. 11 vous secondera dans vos bonnes resolutions, et vous finirez par alter au cicl, et par etre un ange, tout comme si vous etiez blanche. Reflechissez-y, Topsy ; vous pouvez etre un de ces esprits bienheureux dont il est question dans les chants du pere Tom. — Oh! chere miss Eva! chere miss Eva! dit la negrillonne, j’essayerai! j’es- sayerai ! je ne m’en etais pas occupee jusqu’alors. En ce moment Saint-Clare baissa le rideau. — Elle me rappelle ma mere, dit— il a miss Ophelia. Ce quelle me disait est vrai : si nous voulons rendre la vue aux aveugles, il faut faire comme le Christ, les appeler a nous, et leur imposer les mains. — J’ai toujours eu un prejuge contre les negres, dit miss Ophelia, et je ne pouvais souffrir que cette enfant me touchat ; mais je ne croyais pas qu’elle l’eut remarque. — C’est que vous ne connaissez pas les enfants. Vous aurez beau les comblcr de bienfaits, vous n’exciterez jamais leur reconnaissance tant que vous manifes- terez de la repugnance pour cux. — Je ne sais comment je parviendrai a surmonter mon degout* Paris. Typographic Plot) freres, rue de Vaugirard , 36. AH ! TOPSY, PAUVRE ENFANt! JE VOUS AliUE ! CHAIM T R E XXVI. 205 — Eva y cst bien parvenue. — Ellc cst si aimante ! Jc voudrais lui ressembler; die est capable de me donner des lecons. — S’il en etait ainsi, dit Saint-Clare , ce ne serait pas la premiere fois qu’un petit enfant aurait instruit un vied eleve. CHAPITRE VINGT-SIXIEME. LA MORT. Ne pleurons point celui qui des l’aube succombe , Et quc cache a nos yeux le voile de la tombe. La cbambre a coucher d’Evangeline etait un vaste appartement, qui, comme toutes les autres pieces de la maison , donnait sur la galerie exterieure. Elle communiquait d’un cote avcc 1’ appartement des maitres du logis, et de Y autre avec la demcure de miss Ophdia. Saint-Clare s’etait attache a mettre le mobilier de la chambrc de sa fdle en harmonie avec les gouts qu’il lui supposait. Les ridcaux des fenetres etaient de mousseline blanche et rose ; le tapis, qu’on avait execute a Paris sur ses dessins, avait pour piece de milieu des touffes de roses, et pour bordure des boutons et dcs feuilles. Le bois de lit, les chaises et les fau- teuils de bambou avaient des formes elegantes et originales. Au-dessus du chevet, sur une console d’albatre, etait pose un ange admirablement sculpte, les ailes repliees, et tenant une couronne de feuilles de myrte. De cette couronne par- taient des rideaux de gaze rose, rayee d’ argent, qui, sans intercepter fair, oppo- saienl a finvasion des moustiques une barriere indispensable dans ce climat. Les fauteuils de bambou etaient garnis de coussins de damas , et des figures sculptees planant sur les dossiers laissaient echapper de leurs mains des tentures de gaze pareilles a celles du lit. Au milieu de la chambre, sur une table de bambou, etait un vase en marbre de Paros, taille en forme de lis et toujours rempli de fleurs. Sur cette table etaient les livres et les bijoux d’Eva, avec un pupitre d’al- batre, que son pere lui avait donne pour fencourager a ecrire. Le manteau de marbre de la cheminee etait orne d’un groupe representant Jesus et les petits enfants. II y avait de chaque cote des vases de marbre , ou tous les matins Tom se plaisait a mettre dcs bouquets. Quelques tableaux suspendus au mur repre- sentaient des enfants dans diverses attitudes. Bref, les yeux rencontraicnt partout dans cette retraite l’image de l’enfance , de la grace et de la paix. Eva ne pouvait se reveiller sans apercevoir, aux premieres clartes du jour, quelque chose qui lui inspirat de bonnes et consolantes pensees. Eva perdit bientot les forces qu’elle avait semble reprendre ; elle se monlra 206 LA CASE DU PE HE TOM. plus rarement au jardin; on la vit plus souvent assise dans une chaise longue, aupres de sa fenetrc ouverte, les yeux fixes sur le lac. C’etait la quelle etait installee un soir, quand ellc entendit tout a coup la voix de sa mere retentir sous la galerie. — Encore un de vos tours, petite coquine ! vous avez cueilli mes fleurs! Eva entendit le bruit d’un vigoureux souftlet. — Mon Dieu! maitresse, c’est pour miss Eva, dit une voix qu’Eva reconnut pour celle de Topsy. — La belle excuse! Croyez-vous quelle ait bcsoin de vos fleurs, vilaine negresse ! Evangeline descendit aussitot sous la galerie. — Ne la maltraitez pas, ma mere! J’aime les fleurs; donnez-les-moi. — Mais, Eva, votre chambre en est pleine. — Je ne saurais trop en avoir. Topsy, apportez-lcs ici. Topsy, qui se tenait a l’ecart, presenta ses fleurs avec une timidite et une hesi- tation bicn opposees a son audace accoutumee. — Voila un bouquet magnifique ! dit Evangeline. II etait plutot singulier. On y voyait un geranium d’un rouge vif accouple avec une rose blanche du Japon. Topsy avait evidemment compte sur l’effet du con- traste. — Vous arrangez les fleurs a merveillc, lui dit Evangeline. Je desire que vous me fassiez un bouquet tous les jours; je conserverai un vase pour le placer. — Que vous etes bizarre! dit Marie : est-ce que vous en avez besoin? — Peu importe, maman. Aimeriez-vous autant que Topsy ne fit point ce que je lui rccommande? — Agissez a votre guise, ma chere. Topsy, vous entendez votre jeune mai- tresse ; conformez-vous a ses instructions. Topsy fit la reverence et s’eloigna. Eva remarqua qu une larme roulait dans son oeil noir. — Vous le voyez, maman, reprit-elle; je savais que la pauvre Topsy avait envie de faire quelque chose pour moi. — Quelle erreur! elle se plait a mal faire; elle cueille des fleurs parce qu’on le lui defend, voila tout; mais si vous desirez quelle en cueille, je ne m’y op- pose pas. — Maman, je crois Topsy bien changee; elle essaye de se bicn conduire. — II faudra quelle essaye longtcmps avant de rcussir, dit Marie en riant. — Ellc a eu tout le monde contre elle ; vous le savez. — Pas depuis qu’elle est ici; assurement on Fa sermonnee, reprimandee, cor- rigee; et ellc a et aura toujours le caractere aussi mauvais qu’auparavant. — Mais, maman, il est si different d’etre elevee coinme je l’ai ete, entourec d’amis, dcsoins, de conseils, ou delaissce et miserable , coinme elle l’etait avant de venir ici ! CHAIM THE XXVI. 207 — C’cst vrai, dit Marie cn baillant. Mon Dieu! comme il fait chaud! — Maman, ne croycz-vous pas que Topsy put devenir un ange si elle etait chretienne? — Quelle idee ridicule ! il faut etre vous pour l’avoir. — Dieu n’est-il pas son pere comme le notre? — C’est possible, dit Marie. Ou est mon flacon d’odeurs? — Quel dommage! se dit Eva cn jetant les yeux sur le lac. — De quoi parlez-vous? — Je dis qu’il est dommage qu’une personne qui pourrait habiter un jour le ciel se degrade, tombe, descende, et ne trouve pas unc main pour la relevcr! — Qu’y faire? il est inutile de se desoler, Eva. Il nous suffit de rendre grace au ciel dcs avantages dont nous jouissons. — C’est si triste de penscr aux pauvres gens qui ne les ont point ! — Je ne me prcoccupe point de cela, dit Marie. — Maman, rcprit Eva, je voudrais me faire coupcr les cheveux. - — Pourquoi? — Pour en donner a mes amis, pendant que je suis a meme de les leur offrir moi-meme. Voulez-vous pricr ma cousinc de me rendre ce service? Marie appela miss Ophelia , qui se trouvait dans l’aufre chambrc. A son en- tree, l’enfant se souleva sur ses coussins, et secouant les bouclcs de sa blonde chcvclure, elle dit avec enjouement : — Allons, cousine, tondez la brebis ! — Qu’est-ce? dit Saint-Clare, qui venait apporter un fruit a sa fille. — Papa, je pric ma cousinc de me couper les cheveux; j’en ai trop ; ils m’e- chauffentla tete; et puis, je desire en donner des medics a mes amis. Miss Ophelia s’arma de ses ciseaux. — Prenez garde! ne les gatez pas, s’ecria Saint-Clare : coupez en dessous pour que cela ne paraisse pas. Je suis her dcs cheveux de ma fille. — 0 papa! dit tristement Evangeline. — Oui, rcprit Saint-Clare avec gaiete ; et je veux les conserver beaux pour le jour ou je vous menerai a la plantation de votre oncle rendre visile a votre cousin Henrique. — Je n’irai jamais la, mon pere; je vais dans un pays meilleur. Oh ! croyez- moi! ne voyez-vous pas que je m’affaiblis de jour en jour? — Pourquoi tenez-vous a ce que je croie a un si cruel avenir? — Parce que c’est la verite. Si vous en etiez convaincu , papa, vous eprou- veriez les memes sentiments que moi. Saint-Clare se tut , et contempla d’un air sombre les longues boucles qui tom- baient une a une de la tete de l’enfant sur ses genoux. Elle les ramassa et les roula aulour de ses doigts amaigris, en jetant par intervalles un regard inquict sur son pere. — Je pressentais la gravite de son mal, dit Marie : e’etait la ce qui minait ma 208 LA CASE DU PERE TOM. sanle, cc qui doit bientot me conduire au tombeau, quoique personne n’y fasse attention. Dans la suite, Saint-Clare, vous verrez que j’avais raison. — Belle consolation ! repartit sechement Saint-Clare. Marie se renversa sur un fauteuil, et se couvrit le visage avec son mouchoir de batiste. Les yeux bleus d’Evangeline, ou se peignait le calme d’une ame a moitie deta- chee de ses liens terrestres, erraient de son pere a sa mere. Elle comprenait la dif- ference qui existait entre eux. Elle lit signe a Saint-Clare d’approcher, et il vint s’asseoir aupres d’elle. — Papa, mes forces s’en vont ; il y a des choses que je voudrais dire , mais vous me fermez toujours la bouche. Consentez -vous a ce que je parle main- tenant ? — Oui , mon enfant, repondit Saint-Clare se couvrant les yeux d’une main et tenant de V autre celle de sa die. — Alors, je desire voir tous nos gens; j’ai a leur parler. — Soit, dit Saint-Clare d’une voix sourde. Miss Ophelia depecha un messager, et bientot tous les domestiques furent reunis dans la ebambre. Evangeline etait etendue sur ses coussins ; la teinte cramoisie de ses joues formait un douloureux contraste avec la blancheur de son teint. Ses grands yeux, pleins d’une animation spirituelle, se fixerent tour a tour sur tous les personnages du groupe. Les esclaves eprouverent une vive emotion. Cette figure etheree, ces longues boucles de cbeveux coupees, ce pere qui detournait la face, cette mere qui san- glotait, leur offraient un spectacle propre a remuer profondement leur nature impressionnable. A mesure qu’ils entraient, ils ecbangeaient des regards d’intel- ligence, et secouaient tristement la tete. Un funebre silence regnait parmi eux. Eva se souleva. Tous la contemplaient avec anxiete ; la plupart des femmes se cachaient le visage dans leur tablier. — Mes chers amis, dit Eva, je vous aime tous, et je vous ai fait demander pour vous parler. Je vais me separer de vous ; dans quelques semaines, vous ne me verrez plus... L’ enfant fut interrompue par une explosion de lamentations et de gemissements qui etoufferent entierement sa voix. Elle attendit un moment, et reprit d’un ton forme : — Je desire que vous vous rappeliez toujours mes paroles. Vous negligez vos devoirs, vous ne pensez qua ce monde ; je veux vous faire souvdnir qu’il en est un autre, oil je vais, et ou vous pourrez un jour me suivre. Il vous appartient aussi bien qua moi ; mais pour meriter d’y entrer, il faut vivre en chretiens, prior, lire... L cnfant s arreta, regarda tristement l’assemblee, et reprit : - — Helas! j’oublie que vous ne savez pas lire! ESCLAVES SE GROUPERENT EN PLEURANT AUTOUR DE LA CHAPITRE XXVI. 20 D Ellc sc caclm lc visage dans les eoussins; mais lcs sanglots elouffes de ceux auxquels ellc s’adressait la rappelerent a la laclie quelle avail entreprise. — II n’importc, ajouta-t-elle en souriant au milieu des plcurs ; Dieu vous assistera, quand mcme vous ne sauriez pas lire 1 Faites de votre mieux, implorez le secours de voire Pere, et je pense que je vous verrai tous au ciel. — Amen! murmurerent Tom, Mammy el quclques aulres, qui appartenaient a l’eglise methodiste. Les plus jcunes et les plus indiffereuts sanglotaient pour la premiere fois, la tete inclinee sur les genoux. — Je sais, reprit Eva, que vous avez tous de l’affection pour moi. — Oui, oui ; que Dieu vous garde! repondirent les assistants par un mouve- ment involontaire. — II n’y en a pas un de vous qui ne m’ait constamment t6moigne de l’amitie, et je vcux vous donner quelque chose que vous ne pourrcz regarder sans vous souvenir de moi. Je vais vous donner a cliacun une boucle de mes cheveux, et quand vous la regardcrez, pcnsez que je vous ai aimes, que je suis allee au ciel, et que j’espere vous y voir tous. II est impossible de decrire la scene qui suivit. Les esclaves se grouperent en pleurant autour de la malade, et prirent de ses mains ce qui lcur semblait une derniere marque de son affection. Ils tomberent a genoux, baiserent le bas de sa robe, et les plus ages, suivant la coulume dcs noirs, proferercnt dcs paroles de lendresse entrcmelees de priercs et de benedictions. A mesure que cliacun recevait son present, miss Ophelia, qui craignait l’effct de tant d’agilalion, lui faisait signe de sorlir de lappartement , ou il ne resta plus, a la fin, que Tom et Mammy. — Pere Tom, dit Eva, voici une belle boucle pour vous. Ob! je suis heu- reuse de penser que nous nous retrouverons un jour, ainsi que ma cliere Mammy ! Eva passa les bras autour du cou de sa vieille bonne, qui lui dit en pleurant : — 0 miss Eva! je ne sais vraiment comment je ferai pour vivre sans vous! II me semblera que la maison est deserte. Miss Ophelia mit doucement Tom et Mammy a la porte. Elle croyait tout le monde parti; mais, en se retournant, elle apercut Topsy, qui s’essuyait les yeux. — D’ou sortcz-vous? dit— elle brusquement. — J’etais ici, repondit la negrillonne. 0 miss Eva, j’ai ete mechanic; mais ne me donnerez-vous pas aussi une boucle de vos cheveux? — En voici une, pauvre Topsy; quelle vous rappelle que je vous ai aimee, et que j’ai cherche a vous rendre bonne ! — 0 miss Eva! j’essaye; mais c’est si difficile d’etre bonne ! II me semble que j’aurai de la peine a m’y habituer. — Dieu vous aidera. Topsy sorlit silcncieusement, en cacbUnt la precieusc boucle dans son sein. Miss Ophelia ferma la porte. Ellc avait ete pendant ccttc scene en proie a de 210 LA CASE DU PERE TOM. vives emotions; mais clle s’inquietait surtout des consequences qui pourraient en resulter pour sa jeune cousine. Saint-Clare etait reste dans la meme attitude, la main sur les yeux. — Papa ! lui dit doucement Evangeline. II tressaillit subitemcnt, mais il ne fit aucune reponse. — Cher papa ! reprit la jeune fille en lui posant la main sur le bras. 11 se leva avec emportement, et s’ecria : — Non, je ne saurais supporter cette douleur! Le Tout-Puissant m’accable de sa colere ! — N’est-il pas le maitre ? dit miss Ophelia. — Peut-etre ; mais mon malheur n’en est pas moins affreux, reprit Saint-Clare dun ton sec, avec amertume, et sans verser une seule larme. - — Papa, vous me brisez le coeur! dit Eva en se jetant dans ses bras; vous n’avez pas les sentiments qui conviennent a votre position. La violente emotion de lenfant changea le cours des idees du pere. - — Calmez-vous, Eva, calmez-vous! dit— il. J’avais tort, je le reconnais. Je me resignerai ; mais ne vous desolez pas. Eva reposa bientot, coniine une colombe fatiguee, dans les bras de son pere, qui employa les expressions les plus tcndres pour la consoler. Marie se leva, et rentra dans son appartement, ou clle eut une attaque de nerfs. — Vous ne m’avez pas donne une meche de vos cheveux, Eva, dit Saint-Clare en souriant tristement. — Ils sont tous a vous, papa, ainsi qua ma mere, et vous donnerez a ma chere cousine tout ce quelle voudra. Je ne les ai donnes moi-meme a ces pau- vres gens que parce qu’on pourrait les oublier quand je ne serai plus la, et aussi parce que j espere que cela les aidera a se souvenir... Vous etes chretien, n’est-ce pas, mon pere? ajouta Eva d’un air d’incertitude. — Pourquoi me le demandez-vous? — Je ne sais; vous etes si bon que je ne vois pas comment vous ne seriez pas chretien. — Quest-ce que cest qu’etre chretien, Eva? — C’est aimer le Christ par-dessus tout. — Vous l’aimez par-dessus tout, Eva? * — Certaincmcnt. - — Vous ne l’avez jamais vu. * — Quimporte? je crois en lui, et je le verrai dans quelques jours. La figure de la jeune fille rayonna de joie. Saint-Clare ne dit plus rien; il avait vu jadis sa mere dans les memes dispositions d’esprit, mais aucune corde ne vibrait en lui pour y repondrc. A partir de cc jour, Evangeline dcelina rapidement; on devait dcsormais re- tioiicer a lout espoir. La jolie cbambre a voucher etait, de l’avis de tous, une CHAPITRE XXVI. 211 chambre mortuaire. Miss Ophelia s’erigea en garde-maladc , el merita restime de tous par la maniere dont ellc remplit ses fonctions. Elle avait la main exercee ; ellc entendait a mervcille tout ce qui etait relalif a la proprete et au bien-etre. Toutes ses demarches etaient reglees, toutes ses idees lucides. Elle ne se troublait jamais, et se rappelait avec une rare exactitude les moindres recommandations du docteur. On avait ri parfois de ses manies, de ses susceptibilites , si contraires aux moeurs du Sud ; mais on fut oblige de re- connaitre que e’etait la personne qu’il fallait dans cette douloureuse circonstance. Le pere Tom etait souvent aupres d’Eva. Elle etait en proie a une irritation nerveuse, et ellc eprouvait du soulagement quand on la portait. Le vieux noir se plaisait a la prendre dans ses bras; il la promenait dans la chambre ou sous la galeric de bambous ; et lorsque soufflaient les brises fraiches de la mer, il allait avec ellc sous les orangers du jardin, la deposait sur un banc, et lui chantait ses liymnes favorites. Saint-Glare la portait aussi, mais il se fatiguail vite, et Eva lui disait : — Laissez faire Tom, il y trouve du plaisir. C’est tout ce qu’il peut faire a present, et il desire s’utiliser. — Et moi aussi, repondait son pere. — Oui, papa ; mais vous pouvez me soigner nuit et jour, me faire la lecture , tandis que Tom n’a que ses bras et ses chansons. Et puis, il me porte plus aise- ment et sans se lasser. Tom n’eprouvait pas seul le desir de s’utiliscr. Tous les domestiques rivali- saient de zele pour leur jeunc maitresse. Mammy aurait bien voulu lui rendre service, mais elle n’en trouvait pas foccasion. Marie avait declare quelle etait dans un etat d’esprit qui ne lui permettait pas dc reposer, et il etait contraire a ses principes de laisser reposer les autres. Mammy etait obligee de se lever vingt fois par nuit pour lui friclionner les pieds, pour lui mettre de feau fraiche sur le front, pour lui chercher son mouchoir de poclie, pour fermer les rideaux parce qu’il faisait trop clair, ou les lever parce qu’il faisait trop sombre. Dans la journee, lorsque la vieille bonne voulait donner des soins a sa chere enfant, Marie trouvait moyen de l’occuper ailleurs. — Il est de mon devoir, disait Marie, de veiller sur ma sante. Je suis si faible, et la maladie de ma fille me donne tant de tracas ! — En verite ! repondait Saint-Glare, je croyais que notre cousine vous dis— pensait de toute espece de soins? — Vous parlez bien comme un homme, Saint-Clare !. . . Est-ce qu’une mere peut se dispenser d’assister son enfant a l’extremite ?. . . Mais e’est toujours ainsi; on ne comprend pas ce que j’eprouve. . . Je ne saurais etre insensible comme vous! Saint-Clare souriait, car il pouvait encore sourire. Eva faisait ses adieux au monde avec une si douce resignation , qu’il etait impossible de s’imaginer qu’elle allait mourir. Elle ne souffrait point, elle n’eprouvait qu’une faiblesse calme et sans secousse, qui augmentait insensiblement. Elle etait si affectueuse, si con- LA CASE DU PURE TOM. 21 2 fianle, si hcureuse, qu’on ne pouvait resister a l’influence consolatrice tie l’inno- cence et de la paix qu’elle repandait autour d’elle. Saint-Clare sentait un calmc etrange s’emparer de lui. Ce n’etait ni l’esperance, ni la resignation; ce calme etait base sur l’etat present d’Eva, et empechait de songer a l’avenir. 11 ressem- blait a la melancolie qu’on eprouve en automne a l’aspect des bois, lorsque les feuillcs se teignent d’une rougeur maladive, et que les dernieres tleurs naissent au bord des ruisseaux. Nous jouissons d’autant plus du spectacle de la nature, que nous savons qu’il va bientot changer. Tom etait l’ami qui connaissait le mieux les reveries et les pressentiments d’Eva. Elle lui revelait ce qu’elle n’aurait pas ose dire a son pere. Elle lui communiquait les mysterieux avertissements qui frappent une ame au moment ou les cordes de la vie commencent a se delendre. Au lieu de coucher dans sa chambre, Tom passait la nuit sous la galerie, pret a se lever au moindrc appel. — Pere Tom, lui dit miss Ophelia, quelle lubie vous a pris de coucher a la belle etoile comme un chien? Je supposais que vous aviez des habitudes regu- lieres. - — Oui, dit Tom d’un ton mysterieux; mais, a present... — Eli bien ? — Ne parlez pas si haut, M. Saint-Clare pourrait nous entendre. Vous savez qu’il faut que quelqu’un veille pour attendre l’epoux. — Que voulez-vous dire ? — Vous vous rappelez les paroles de i’Ecriturc : « Sur le minuit, on entendit un grand cri : Void l’epoux qui vient ! » C’est la ce que j’attends toutes les nuits, miss Phelia, et il ne faut pas que je m’eloigne. - — Pere Tom, qui vous donne de telles idees? — Miss Eva me l’a dit; le Seigneur lui envoie un message. II faut que je sois la, miss Phelia; car lorsque cette saintc fille entrera dans le royaume des cieux, on ouvrira la porte toute grande, et nous jetterons tous un coup d’oeil dans le celeste sejour. — Pere Tom, miss Eva vous a-t-elle dit ce soir qu’elle etait plus mal qu’a l’ordinaire ? — Non ; elle m’a dit ce matin qu’elle touchait au terme : le son de la trom- pette resonne a son oreille. Cette conversation avait lieu entre dix et onze heures du soir. Apres avoir fait sa ronde et ferme la grande porte, miss Ophelia retrouva Tom etendu sous la galerie. Elle n’ etait pas impressionnablc, mais elle fut frappee de la gravite solcn- nelle du vicux noir. Cependant Eva avait montre dans la journec plus de gaietc que d’babitude; elle avail passe en revue ses bijoux et designe les amis auxquels elle voulait les laisser. Elle parlait distinctement, et elle etait d’une vivacite qu’on n’avait pas remarquee en elle depuis plusieurs semaines. Son pere lui avait rendu visite, et la trouvant mieux que jamais, il avait dit a miss Ophelia : ELLE RESPIRAIT PEVIBLEMENT ET AGITAIT SES PETITES MAINS. CHAP IT UK XXVI. 213 — Cousinc, nous arriverons peut-etrc a la sauvcr. .. Mais l’epoux vint a minuit, heure ctrange et mysterieuse, ou sc decline lc voile qui scparc lc present incertain de l eternel avenir. On entendit d’abord dans la chambre funebre un bruit de pas precipites. C’etaient ceux dc miss Ophelia, qui avait voulu vcillcr sa jeune malade, et dont l’ceil experiments venait dc rcconnaltre les symptomes d’une crise. La porte de la maison s’ouvrit, et Tom fut debout immediatement. — Allez cbercher le docteur, Tom; ne perdez pas un moment!... dit miss Ophelia. Puis elle alia frapper a la porte de Saint-Clare. — Mon cousin, je vous pric de venir ! Ces mots tomberent sur le cceur du pere comme les pellctees de terre sur un ccrcucil. II se leva aussitot et courut a Eva, qui dormait encore. Que vit-il , qui lui glaca tous les sens?... Vous ne sauriez le dire, vous qui avez remarque la meme expression sur le visage d’une personne bicn-aimee? Vous ne sauriez definir cet aspect indicible, qui vous annonce avec certitude que vous allez la perdre. Toutefois la figure d’Eva n’avait rien d’effrayant. Elle etait empreinte d’une ele- vation presque sublime, indice d’une transformation spirituelle , aurore de l’im- mortalite. Saint-Clare et sa cousine contemplerent l’enfant dans un si profond silence, que lc mouvement de la pendule leur semblait trop bruyant. Au bout de quelques instants, Tom revint avec le docteur, qui jeta un coup d’oeil sur la mourante, et ne fit d’abord aucunc observation. — Depuis quand esl-elle dans cet etat? demanda-t-il a miss Ophelia. — Un peu apres minuit, repondit miss Ophelia. Reveillee par l’arrivee du docteur, Marie sorlit a la bate de la chambre voisine en criant : — Augustin! ma cousinc ! qu’y a-t-il? — Silence! elle se meurt, dit Saint-Clare. Mammy entendit ces paroles, et courut reveiller les domestiques. Toute la maison fut. bientot en rumeur; on vit des lumieres, on entendit des pas; des groupes inquicts se formerent sous la galerie et regarderent a travers la porte vitree. Saint-Clare etait etranger a ce qui se passait autour de lui , il ne voyait que sa fille. — Si seulement elle se reveillait pour nous parler encore une fois! dit-il; et se penchant vers elle , il murmura : — Eva ! ma cliere Eva ! Les grands yeux bleus de l’cnfant s’ouvrirent, un sourirc effleura son visage, et elle essaya de se lever. — Me reconnaissez-vous, Eva? — Mon pere! dit l’enfant ; et, par un dernier effort, elle lui passa les bras autour du cou, mais ils rctomberent Au moment ou Saint-Clare releva la fete, il vit un spasme d’agonic passer sur les traits de sa fille. Elle respirait penible- ment et agitait ses petites mains. — 0 mon Dieu, e’est affreux ! s’ecria-t-il ; et sans savoir ce qu’il faisait, il LA CASE DU PURE TOM. 2 1 A etreignit convulsivement la main dc Tom. Tom la scrra, ct leva les ycux au ciel pour reclamer l’assistance qu’il avait coutume d’implorer. — Priez pour que cette epreuve s’abrege ! dit Saint-Clare : elle me dechire le coeur. — C’est fini, mon cher mailre, repondit Tom : regardez-la. L’enfant gisait haletante sur son lit; ses grands yeux etaient fixes; ses douleurs terrestres avaient cesse ; sa figure avait un eclat si mysterieux et si imposant, que les larmes se tarissaient a son aspect. — Eva! dit doucement Saint-Clare. Elle n’entendait pas. — Eva, dites-nous ce que vous voyez. Un sourire radieux illumina son visage ; elle murmura : — Oh ! la paix. . . la joie... l’amour!... puis elle poussa un soupir, el passa de la mort a la vie eternelle. Adieu, chere enfant. Les portes du ciel se sont fermees sur toi; nous ne te reverrons plus! Malheur a ceux qui ont assiste a ton entree dans un monde meil- leur, et qui en reportant leurs regards ici-has ne retrouveront plus qu’un jour tcrne et froid, dans cette vie terrestre que tu as quittee pour jamais! CHAPITRE VI NGT-SEPT IE ME. REGRETS. Les statuettes ct les tableaux de la chambre d’Eva etaient recouverts de toile blanche ; on n’y entendait que dcs murmures ct des pas furtifs ; et la lumiere n’y penetrait qua travers des volets. Le lit etait entoure de draperies blanches. La jeune fille y reposait, revetue de la simple robe blanche qu’elle avait cou- lume de porter pendant sa vie. Les reflets roses des rideaux coloraient d une leinte chaude son visage glace. Sa tete etait inclinee comme si elle eut dormi; mais Fair d’extase et dc calme repandu sur tous ses trails prouvait que ce n’etait pas un sommeil passager, mais quelle goutait le repos long et sacre que Dieu accorde a ses elus. — II n’y a pas eu de mort comme la tienne, chere Eva! elle n’a ni ombre ni lenebres; lu t’es eteinte comme l’etoile du matin devant l’aurore; tu as triompbe sans avoir combaltu ! Telles etaient les pcnsees dc Saint-Clare, qui, les bras croises, contemplait cette depouille inanimce. Avait-il toulcfois des pcnsees? Depuis Fbeure on il avait enlcndu dire : « Elle est morte ! » il etait comme cnveloppe d’un epais brouillard. On lui avait adresse des questions, auxquelles il avait macbinalement repondu. CHAPITRE XXVII. 215 On lui avail demande a quelle lieure aurait lieu lc convoi, et ou il voulait qu’elle fut inhumee. 11 avait replique d’un ton d’impatience que cela lui etait indifferent. Adolphe ct Ilosa avaient range la chambre; malgre leur liumeur lcgere, ils avaient dc la sensibilite; et tandis que miss Ophelia presidait aux mesures gene- rales de proprete, ils prirent soin de donner a la chambre inortuaire un cachet de douce poesie, et de la preserver de ce caractere sinistre qu’on remarque trop souvent dans les ceremonies funebres de la Nouvelle-Angleterre. On mit dans les vases des fleurs fraiches et odorantes ; celui qui ornait la table du milieu recut unc seule rose mousseuse d une eclatanle blancheur. Les deux mulatres avec cette justesse de coup d’ccil qui distingue leur race, draperent les plis des rideaux. Tandis que Sainl-Clare meditait, la petite Rosa se glissa doucement dans la chambre, tenant a la main unc corbeille de fleurs. Elle recula a hasped de son maitre; mais voyant qu’il ne l’observait pas, elle s’approcha du lit. Saint-Clare la vit comme dans un reve, seiner des fleurs autour de la morte et lui mettre entre les mains un jasmin du Cap. La portc s’ouvrit, etTopsy parut portant quelque chose sous son tablier. Rosa fit un geste brusque pour 1’ eloigner; mais la negresse n’en tint pas comple. — Sorlez ! lui dit Rosa d’un ton decide, vous n’avez pas affaire ici! — Laissez-moi! j’ai apporte unc si jolie fleur! e’est une rose the, laissez-moi la mettre la. — Sortez ! repeta Rosa. — Qu’elle reste ! dit Saint-Clare en frappant du pied. Rosa baltit en rctraite; Topsy deposa son offrande; puis, tout a coup, elle se jeta sur lc parquet au pied du lit en poussant des gemissements. Miss Ophelia s’elanca dans la chambre, et tacha vainement d’imposer silence a la negresse. — All! miss Eva! je voudrais etre morte aussi! A ce cri sauvage et percant, le sang monta au visage bleme de Saint-Clare, et de ses yeux s’echapperent les premieres larmes qu’il eut versees depuis la mort d’Evangeline. — Levez-vous, enfant, dit miss Ophelia avec douceur; ne pleurez pas ainsi ; miss Eva est au cicl. — Mais jc ne puis la voir, dit Topsy; je ne la verrai jamais! Et ses sanglots redoublerent. II y eut un moment de silence. — -Elle disait qu’cllc m’aimait, reprit Topsy. 0 mon Dieu! il ne me reste plus personne. — Helas! e’est vrai, dit Saint-Clare; tacliez pourtant, cousine, de consoler cette pauvre fille. — Je voudrais n’etre jamais nee! s’ecria Topsy. Je ne vois pas pourquoi je suis venue au monde. Miss Ophelia la releva doucement, mais avec fermete, et l’emmena dans sa chambre. 210 LA CASE DU FERE TOM. — Ne vous desesperez pas, lui dit-clle, je puis vous aimer; quoique je ne rcssemble pas a cette chere enfant, elle m’a communique un peu de ses qualites. Je vous aime, et j’essayerai de vous aider a devenir une bonne fille chretienne. Les paroles de miss Ophelia avaient moins d’eloquence que sa voix et moins encore que les larmes d’attendrissement qui tombaient sur ses joues. Des ce moment elle acquit sur l’esprit de la negresse une influence qui ne se dementit jamais. — 0 mon Eva , pensa Saint-Clare , que de bien tu as fait pendant ton court sejour en ce monde! Et moi, comment rendrai-je compte de mes longues annees? Des chuchotements et des bruits de pas se firent entendre de nouveau dans la chambre. Les habitants de la maison vinrent les uns apres les autres regarder la morte. Le cercueil arriva, puis le corbillard. Des voitures s’arreterent a la porte, et Ton fit asseoir des etrangers qui se presentment. Les pleureurs survinrent, pares de crepes noirs; on lut des prieres et des passages de l’Ecriture; et pendant ce temps Saint-Clare vecut, marcha, se remua comme un homme qui avait verse toutes ses larmes. II ne voyait que la tete blonde qui reposait dans le cercueil. Lorsqu’elle fut couverte du linceul et que la hiere fut refermee, on descendit au jardin, au fond duquel etait creus^e la tombe, pres du siege de gazon ou Eva s’etait si souvent assise a cote de Tom. Saint-Clare, les yeux hagards, se tenait pres de la fosse. II y vit descendre le cercueil; il entendit vaguement ces mots solennels : « Je suis la resurrection et la vie; celui qui croit en moi, quand meme il serait mort, vivra toujours. » Quand les fossoyeurs rejeterent la terre dans la fosse, le pere desole ne put se figurer que cetait Eva qu on derobait a ses regards. Non! ce n’etait pas Eva, cetait le germc perissable de la forme immortelle et pure sous laquclle elle devait paraitre au dernier jour! Les assistants se retirerent; Marie fit fermer les jalousies de sa chambre, et s’etendit sur son lit, en proie a une insurmontable douleur, et reclamant a tout moment les soins de tous ses domestiques. Elle ne leur laissa pas le temps de plcurcr. A quoi bon? cette affliction elait la siennc , et elle etait pleinement con- vaincue que personne au monde ne pouvait leprouver au meme degre. • — Saint-Clare n’a pas verse une larme, dit— elle ; il ne sympathisait pas avec sa fille ; on ne peut concevoir sa durete de coeur ; il sait pourtant ce quelle a souffert! Tant de gens sen rapportent a leurs yeux et a leurs oreilles, que la plupart des serviteurs s’imaginerent que leur maitresse etait vraiment la plus malheureuse du logis. Pour les confirmer dans leur opinion, Marie eut des attaques de nerfs, envoya chercher le docteur, et declara quelle etait mourante. 11 y eut force allees et venues ; on apporta des boutcilles d eau cbaude, on fit chauffer de la fianelle, et ce rcmuc-menage fit diversion. Tom se senlait attire vers son maitre. 11 le suivit dans ses promenades, et quand il le vit assis, ealmc et pale, dans la chambre d’Eva, fixant des yeux secs CHAPITRE XXVII. 217 sur la polite Bible do sa bile, il pensa qu’il y avait plus do douleur veritable dans celtc mornc attitude quo dans les lamentations de Marie. Au bout de quelques jours, la famille Saint-Clare retourna a la Nouvelle-Orleans. Augustin ne pouvait roster en place ; il avait besoin de changer le cours de ses idees , de remplir le vide de son cceur. Il se jeta a corps perdu au milieu du tumulte de la grande ville. Les gens qui le rencontraient dans la rue ou au cafe n’apprenaient la perte qu’il avait faite que par le crepe attache a son chapeau. Il souriait, causait, lisait le journal, se melait a des discussions politiques ou s’occupait d’affaires. Qui pou- vait deviner que cette gaiete faclice cacbait les tortures d un cceur sombre et glace comme un sepulcre? — Saint-Clare est bien singulier! dit Marie a miss Ophelia ; je croyais que s’il aimait quelque chose au monde , c’etait notre chere petite Eva; mais il a eu pen de peine a roublier. Je ne puis meme obtenir de lui qu’il en parle. Je l’aurais cm plus sensible. — Les eaux calmes sont souvent les plus profondes, dit miss Ophelia d’un ton sentcncieux. — C’est un proverhe insignifiant. Quand les gens ont du sentiment, ils le font voir; ils ne peuvent sen empecher; mais c’est tres-malheureux d’avoir du senti- ment. Que n’ai-jc le caractere de Saint-Clare! le sentiment me tue ! — Mais, madame, dit Mammy, M. Saint-Clare devicnt mince comme une latte. On assure qu’il ne mange plus. Je ne crois pas qu’il ait oublie miss Eva; qui pourrait roublier, cette chere et bonne petite ? — En tout cas, reprit Marie, il n’a pas de consideration pour moi ; il ne m’a pas adresse une parole de sympathie , et pourtant il doit savoir qu’une mere a des afflictions inconnucs au reste du monde. — Le coeur apprecie sa propre amertume , dit miss Ophelia. — C’est ce que j’ai toujours pense. Personne ne peut deviner ce que j’eprouve ; Eva seule en avait conscience; mais elle n’est plus! Marie se remit a gemir; c’etait un de ces elres malheureusement constitues, qui n’attachent de prix aux choses qu’apres les avoir perdues. Elle cherchait des defauts a tout ce qu elle possedait; mais ce qu’elle n’avait plus devenait d’une va- leur incalculable. Pendant ces entretiens, une autre conversation avait lieu dans le cabinet de Saint-Clare. Tom, qui suivait toujours son maitre avec inquietude, l’y avait vu entrer quelques hcurcs auparavant; et apres l’avoir vainement attendu, il avail pris la resolution de troubler sa solitude. Saint-Clare reposait sur un canape, les yeux hxes sur la Bible d’Eva. En les levant il apercut le negre, qui s’avancait avec hesitation. Il fut frappe de l’expression de tendresse et de douleur de cette honnete bgure. 11 mit sa main sur celle de Tom, et y appuya son front. — 0 Tom, mon ami, le monde est aussi vide qu’une coquille d’oeuf! — Je le sais, maitre, je le sais; mais pourquoi ne levez-vous pas les yeux vers le sejour qu’habite miss Eva? 28 LA CASE DU PERE TOM. 218 — Ah! Tom! je les leve, mais jc n’y vois rien ; je voudrais le pouvoir. Tom poussa un profond soupir. — II semblc donne aux enfants et aux pauvres gens comme vous de voir ce que nous nc pouvons voir, dit Saint-Clare. Comment cela se fait-il? Tom murmura : « Tu t’cs cache aux homines sages et prudents, et tu t’es re- vele aux enfants. » — Tom, je ne crois pas; je ne saurais croire. J’ai contracts l’habitude du doutc. Je voudrais croire a cette Bible, et je ne le puis. — Mon cher maitre, priez le Seigneur, et il fera cesser votre incredulite. — Sait-on rien de rien? dit Saint-Clare dans une sorte de soliloque; cette foi pure, cct amour ardent, n’etaient-ils qu’une des phases variables des sentiments humains qui reposent sur des c-himeres, et qui s’en vont avec le souffle de la vie? N’y a-t-il plus d’Eva? N’y a-t-il point de ciel, point de Sauveur? — II cn existe un, mon cher maitre, je le sais, j’en suis sur, s’ecria Tom en tombant a genoux; mon cher maitre, croyez-le! — Comment savez-vous qu’il y a un Sauveur, Tom? Vous ne l’avez ja- mais vu? — — Je le sens en mon cceur, maitre; je le sens maintenant. Quand j’ai ete separe de ma femme et de mes enfants, j’ai failli succomber; il me semblait qu’il ne me restait plus rien ; alors le bon Dieu m’a soutenu et m’a dit : « Ne crains rien, Tom! » Et il a rappele la lumiere et la joie dans Fame d’un pauvre honnne. Je suis heureux ; j’aime tout le monde ; je me soumets a la volonte du Seigneur; je vais ou il veut me mener. Je sais que cela ne vient pas de moi, etre chetif et dispose a me plaindre; cela vient du Seigneur, et je sais qu’il daignera agir pour votre salut, mon cher maitre. Tom parlait d’une voix entrecoupee. Saint-Clare lui serra la main , et appuya sa tete sur l’epaule du noir. — Tom, vousm’aimez, dit-il. — Je donnerais ma vie pour vous voir chretien. — Pauvre insense ! je ne suis pas digne de Faffection d’un cceur comme le votre. — Je ne suis pas le seul a vous aimer; Notre-Seigneur vous aime aussi. — Comment le savez-vous? — Je le sens au fond de mon ame. 0 maitre! l’amour du Christ ne se com- prend pas. — C’est singulier! dit Saint-Clare, que l’histoire d’un homme qui a vecu et qui est mort il y a dix-huit cents ans puissc encore emouvoir les masses. Mais ce n’etait pas un homme, ajouta-t-il brusquement; jamais homme n’a eu une auto- rite si grande et si durable. Oil ! que ne puis-je croire ce que ma mere m’a en- seigne , et prier comme dans mon enfance ! — Vous plairait— il , mon maitre, de me faire la lecture? J’en suis prive depuis que miss Eva n’est plus. CHAPITRE X XVI 1 1. 219 Saint-Glare ouvrit le livre au chapitre XI tie saint Jean, qui conlient le recit tie la resurrection de Lazare. 11 lut a haute voix, s’interrompant seulement pour inaitriser les emotions qu’eveillait en lui le pathetique de cette histoire. Tom l’ecouta, les mains jointes, avec une expression de conliance et d’adoration. — Tom, (lit Saint-Clare, tout cela est vrai pour vous? — II me semble que je le vois, repondit l’csclave. — Je voudrais avoir vos yeux. — Je prie Dieu de vous les donner. — Mais, Tom, vous savez que j’ai beaucoup plus destruction que vous. Que diriez-vous si je vous avouais que je ne crois pas un mot de ce recit? — Ah ! maitre ! dit Tom en joignant les mains avec un geste suppliant. — Votrc foi en scrait-elle ebranlee ? — En aucune facon. — Pourtant je suis plus eclaire que vous. — N’avez-vous pas lu que Dieu se cache aux homines sages et se rcvele aux enfants? Mais sans doute vous ne parlez pas serieusement, dit Tom avec anxiete. — Non. Je ne suis pas completcmenl incredulc ; je pense qu'il y a dcs raisons pour croire, et ccpcndant je ne crois pas. — Si mon cher maitre priait ! — Comment savez-vous que je ne prie pas ? — Serai t-il vrai? — Je le voudrais ; mais, quand je suis seul, il me semble que mes paroles ne peuvent s’adrcsscr a personne. Allons, Tom, vous qui priez, montrez-moi com- ment on s’y prend. Le cceur de Tom ctait plein ; scs emotions deborderent en prieres comrne les eaux longtcmps retenucs par une digue. On sentait que, dans l’isolement meme le plus absolu, il etait sur d’avoir un auditeur. Saint-Clare se laissa emporter par le courant de cette foi sincere presque aux portes de ce ciel que le noir se rc- presentait avec tant d’arcleur. Il lui semblait qu’il se rapprochait d’Eva. — Merci, mon garcon, dit Saint-Clare quand Tom se releva, j’aime a vous entendre ; mais laissez-moi seul. Une autre fois nous nous expliquerons plus am- plement. Tom se retira en silence. CHAPITRE VINGT-HUITIEME. REUNION. Plusieurs semaines secoulerent, et les dots de la vie se refermerent sur le frcle esquif qui avail disparu. Les besoins journaliers sont sans pitie pour nos doulcurs ; ils reviennent iinperieusement , its suivent lour cours avec indifference. 220 LA CASE DC PERE TOM. Nous avons beau etre tues moralement, il faut manger, boire, se couclier ct se lever, interroger ou repondre. La realite lriomphe du sentiment ; les habitudes machinales de l’existence subsistent quand nous n’y prcnons plus d’interet. Saint-Clare avait mis tout son espoir en sa fille. C’etait pour elle qu’il avail arrange son habitation, et qu’il ameliorait sans cesse ses domaines. Maintenant qu’elle n’etait plus, il lui semblait qu’il n’avail a s’occuper de rien. A la verite, il y a une autre vie, qui, une fois qu’on l’a comprise, donne une signification nouvellc aux chiffres du temps. Saint-Clare croyait souvent entendre une voix enfanline qui l’appelait vers les cieux ; il voyait une petite main lui indiquer la route ; mais le chagrin le plongeait dans une lethargie profonde. il etait incapa- ble de faire un pas ; il avait une de ces natures qui, par le seul instinct, concoi- vent une idee plus nette de la religion que beaucoup de chretiens voues stricte- ment a toutes les pratiques de l’Eglise. La facultc d’apprccier les verites morales est souvent accordee a des homines qui semblent passer leur vie a les meconnai- tre. Moore, Byron et Goethe out souvent exprime le veritable sentiment religieux avec une fidelite a laqucllc n’auraient pu atteindre des individus religieux dont ils auraient dirige toute la conduite. De la part de pareils esprits, le mepris de la foi est une trahison. Saint-Clare n’avait jamais voulu s’astreindre aux obligations religieuses ; il comprenait si vivement les devoirs du christianisme qu’il reculait devant les exi- gences que sa conscience lui aurait imposees s’il avait resolu de pratiquer. Telle est l’inconsequence de la nature bumaine, qu’elle aime mieux renoncer a une en- treprise que de la commencer, et d’etre exposee a la suspendre. Toutefois, Saint-Clare etait devenu un autre homme. 11 lisait avec attention la petite Bible d’Eva ; il etait mecontcnt de son passe et de son present; il se rc- prochait sa negligence a l’egard de ses esclaves ; et aussitot apres son retour a la Nouvelle -Orleans, il fit des demarches pour obtenir l’emancipation legale de Tom. 11 s’attachait chaque jour davantage a ce fidele serviteur, qui plus que tout autre lui rappelait Eva. Il le gardait constamment aupres de lui, et quoiqu’il dissimu- lat d’ordinaire ses sentiments intimes, il pensait presque tout liaut avec Tom. Il ne faut done pas s’etonner du devouement extraordinaire que celui-ci lui temoignait. — Eh bien ! lui dit Saint-Clare le lendemain du jour ou il accomplit les pre- mieres formalites de l’affranchissement, je vais faire de vous un homme fibre. Vous pouvez plicr bagage, ct partir pour le Kentucky. — Dicu soit loue ! s’ecria Tom en levant les mains au ciel. L’eclair de joic qui brilla sur son visage deconcerta Saint-Clare. Il lui etait desa- greablc que Tom fut si dispose a le quitter. — Je ne concois pas vos transports, dit-il sechement; vous n’etiez pas trop mal traite ici. — Cc qui me remplit d’aise, maltre, cost d’etre fibre ! CHAP IT RE XXVIII. 22 1 — Mais, Tom, n’ctes-vous pas d’avis quc vous elcs plus hcurcux ici que si vous etiez librc? — Non vraiment, monsieur Saint-Clare, repondit Tom avec energie. — Avec votre travail , vous n’auriez pas gugne de quoi etre nourri et vetu commc chez moi. — Je le sais, monsieur Saint-Clare, vous etes plein dc bonte; mais j’aime mieux avoir de pauvres habits, une pauvre maison, et lcs avoir a moi, que d’etre bien loge chez un autre. Je crois que c’est naturel... — Je le suppose, Tom ; ainsi done, vous me quittez dans un mois, quand toutes les formaliles voulucs seront accomplies. — Je rcsterai tant que monsieur aura besoin de moi, tant qu’il sera dans la peine, reprit Tom. — Et jusqu’a quand serai-jc dans la peine? demanda Saint-Clare ; quand cette peine finira-t-elle? — Quand M. Saint-Clare sera chretien. — Et vous avez vraiment lintention de rester jusqu’a cette epoque? dit Saint- Clare en souriant a demi. Ob! Tom , je ne veux pas vous retenir trop longtemps; allez retrouver votre femme et vos enfants , et assurez-les de mon amitie. — Je suis convaincu que ce jour viendra, dit Tom les larmes aux yeux ; le Seigneur vous reserve une mission. — Une mission? dit Saint-Clare : je serais curieux de connaitre vos idees sur l’cspecc de mission qu’il peut me reserver. — Un pauvre malheureux commc moi a lui-meme une mission du Seigneur; et M. Saint-Clare, riche et savant, doit en avoir une bien plus importante. — Vous paraissez croire, dit Saint-Clare en souriant, que le Seigneur a grand besoin qu’on travaille pour lui. — Nous travaillons pour lui quand nous travaillons pour ses creatures. — Exccllente theologie, Tom! elle vous sert mieux que celle de nos doctcurs. L’entretien fut interrompu par l’arrivee de quelques visites. Marie Saint-Clare fut aussi sensible a la perte d’Eva quelle pouvait l’etre. Comme elle avait le talent de rendre tout le monde malheureux autour d’elle quand elle souffrait, ses domestiques eurent plus d’une raison pour regretter leur jeune maitresse, dont l’intercession les avait souvenl preserves des exigences tyranniques de sa mere. La vieille Mammy surtout, quc la presence de cet etre charmant consolait d’une separation cruelle , etait presque reduitc au desespoir. Elle se lamcntail jour et nuit ; l’exces de son chagrin la rendait moins alerte, ce qui lui attirait un deluge d’invectives. Miss Ophelia etait inconsolable. L’exemple d’Eva avait exerce sur elle une influence durable : elle etait plus douce, plus aimable; elle vaquait a ses devoirs avec la meme assiduite, mais e’etait d’un air calme et modeste. Elle s’occupait activement de l’education dc Topsy, pour laquelle elle n’eprouvait plus le moin- dre degout; elle ne la regardait plus que comme une creature immortelle, que 222 LA CASE DU PERE TOM. Dieu lui avait confiee pour etre formec aux verlus. Topsy n’etait pas devenue line sainte; mais la vie et la mort d’Eva avaient opere eii elle un notable changement. Son indifference avait disparu ; elle eprouvait le desir de bien faire. Ses efforts etaient irreguliers, souvent interrompus; mais elle les renouvelait avec courage. Un jour que miss Ophelia avait fait demander Topsy, celle-ci, avant que de sc mettre en marche, cacha precipitamment quelque chose dans son sein. — Que faites-vous la? dit la petite Rosa, qui venait la chercber : vous avez vole quelque chose? En meme temps, elle la saisit rudement par le bras. — Laissez-moi, miss Rosa, dit Topsy en se debattant, ce n’est pas voire affaire. — Je vous ai vue cacher je ne sais quoi. Je vous connais! s’ecria Rosa; et elle essaya de s’emparcr de l’objet en litige. Topsy furieuse combattit vaillamment pour defendre ses droits. Le lumulte amena miss Ophelia et Saint-Clare sur le champ de balaille. — Elle a vole! dit Rosa. — C’est faux! vocifera Topsy avec emportement. — Donnez-moi ce que vous cachez, dit miss Ophelia d’un ton ferme. Topsy hesitait; mais, sur une seconde sommation, elle lira de son sein un paquet enve- loppe dans le pied d’un de ses vieux has. Ce paquet contenait un petit livre qu’Eva avait donne a Topsy, et qui se composait de versets de FEcriture adaptes a chaque jour de l’annee ; ce livre etait enveloppe d’une bande de crepe noir arrache aux tentures funeraires. 11 y avait en outre dans le paquet un papier ren- lermant la boucle de chcveux remise a la negresse le jour memorable ou Eva lui avait fait ses adieux. Saint-Clare fut emu. ■ — Pourquoi, dit-il, avez-vous entoure votre livre de ce crepe? — Parce que... parce que... il venait de miss Eva. Oh! de gr&ce, ne me Fen- lcvez pas ! Puis se jclant brusquement k terre, Topsy mit son tablier sur sa l' A notre epoque, une nation se cree en un jour; cllc trouve rcsolu le grand 31 2 LA CASE DU PERE TOM. problcmc d’une civilisation complete et (Tune vie republicaine. Ellc n’a rien a decouvrir : il lui suffit d’appliquer. Unissons nos forces, ct nous verrons le parti quo nous pourrons tirer de cet etablisscmcnt nouveau. Un magnifique continent, l’Afrique, s’ouvre a nous et a nos enfants ; notre nation repandra autour d’cllc la civilisation et le chrislianisme. Nous fonderons sur lc sol africain de puissantes republiques, qui, se propageant avec la rapidite des plantes tropicales, se deve- lopperont pour les sieclcs a venir. » Direz-vous que j’abandonne mcs frercs opprimes? Je crois que non. Si je les oublic une heure, un seul instant de ma vie, que Dieu me le pardonne ! Mais que puis-je faire pour eux? Puis-je rompre leurs cliaines? Non. Les effor ts d’un individu sont steriles ; mais que je fasse partie d’un peuplc qui aura voix delibe- rative au conseil des nations, et alors nous pourrons parler. Une nation a le droit de demander, de discutcr, d’exiger, de plaider la cause de la race qu’elle repre- sente. Un individu n’a pas ce droit. » Si l’Europe, commc je l’espere, devient jamais une grande federation de peuples libres; si les inegalites socialcs, si injusles ct si tyranniques, disparais- sent pour toujours; s’ils nous rcconnaisscnt, a l’exemple de la France ct de l’Angleterre, alors nous nous prcscnlcrons au congres des peuples, et nous ferons valoir les droits de noire race souffrante et asscrvie. En ce cas, il cst impossible que l’Amerique, ce pays librc et eclaire, ne s’empresse pas d’effacer de son blason cette barre de batardise qui la deshonore, et qui est une fletrissure pour ellc comme pour les opprimes. 5> Mais vous me direz que nous avons le droit de nous fondre dans la repu- blique americaine, aussi bien que les Allemands, les Suedois, les Irlandais. Je vous l’accorde. Nous devrions clre a inemc de nous clever par noire valeur indi- viduclle, sans aucune consideration de caste ni de couleur. Ceux qui nous con- tested ce droit mentent aux principes d’egalite qu’ils professent. Aux Etals-Unis surtout, il serait logique que nous eussions non-seulement les memes droits que les autrcs citoycns, mais encore des avantages speciaux, puisque nous avons de longues miseres a reparer. Pourtant je n’attends rien de l’Amerique. Je veux une palric qui soil a moi. Je pensc que la race africaine a des qualiles particulieres, superieurcs peut-ctrc a celles des Anglo Saxons, et qui peuvent se manifester, grace aux lumieres de la civilisation. » La race anglo-saxonne a jouc un grand role dans lc mondc a une epoque de lutte et d’inccrtitude. Sa mission etait en barmonie avec son energique inflcxibi- litc ; mais, comme chreticn, j’aspire a une ere nouvelle. Je crois que nous y arriverons; ct l’agilation convulsive des nations nest, suivant moi, que le peniblc enfantement d’une epoque de paix et de fraternite universelles. » Lc devcloppcmcnt de l’Afrique doit etre essentiellement chretien. Ses habi- tants nc sont pas lies pour la domination, mais ils soul doux, magnanimes ct misericordieux. Longtcmps victimes de Injustice et de l’opprcssion, ils ont besoin de sc penetrer de cette doctrine sublime d’amour et de resignation qui peut scule CHAPITKE XLIII. 313 leur assurer la victoirc, et qu’ils sont appeles a repandrc sur le continent africain. Je l’avouerai, j’ai parfois des moments de defaillance; mais j’ai dans ma femme un soutien. Elle me preclie l’Evangile avec eloquence ; clle me monlre ma mission, ct me fait oublier que j’ai du sang saxon dans les veines. Patriote et chretien, je vais dans mon pays de predilection, en Afrique; et je lui ai applique parfois ces paroles du Prophete : «Tu as ete abandonne et deteste, de sorte que » le monde sc detournait de toi ; mais je te donnerai unc superiority qui fera la » joic de plusieurs generations. » » Vous m’appellerez enthousiaste, vous direz que je n’ai pas refleebi aux con- sequences de mon entreprise; mais soyez persuade que j’ai tout calcule. J’esperc trouver a Liberia non pas un Elysee romanesque, mais un champ a cultiver. Je travaillcrai des deux mains jusqu’a la mort en triom pliant des obstacles et du decouragement. C’est dans ce but que je pars, et je suis sur de ne pas eprouver de desappointements. » Quoi que vous pensiez de ma resolution, ne me retirez pas votre confiance, et croyez que toutes mes actions seront toujours dictees par le devouement qne je porte a mes freres. » Georges Harris. » Quelques semaines apr£s avoir ecrit cette lettre, Georges, accompagne de sa femme, de ses enfants, de sa soeur et de sa belle-mere, s’embarqua pour F Afrique. Si nous ne nous abusons pas, il y fera parler de lui. Nous avons peu de chose a dire des autres personnages de notre bistoire. Nous consacrerons a Georges Shelby un chapitre d’adieux. Parlons sommairement de miss Ophelia. Quand elle revint a Vermont avec Topsy, les personnes de sa famille trou- verent qu’elle y introduisait un nouvel element au moins inutile; mais ses efforts consciencieux avaient ete si efficaces, que son eleve se concilia promptement la faveur de tous. Parvenue a Fadolescence, Topsy demanda a etre baptisee. Elle montra tant de piete, de zele et d’ intelligence, qu’on la jugea digne d’etre envoyee en qualite de missionnaire dans une des stations d’Afrique. Nous avons appris qu’elle employait a instruire les enfants l’activite infatigable et l’esprit ingenieux qui Favaient caracterisee dans ses jeunes annees. Pour la satisfaction de quelques meres, nous ajouterons que des rechercbes dirigees par madame de Tlioux ont amene recemment la decouverte du fils de Gassy. Ce jeune homme, doue d’une rare energie, s’etait evade quelques annees avant sa mere, et il avait ete recueilli par les amis que les opprimes trouvent dans le nord de l’Amerique. Il doit rejoindre bientot sa famille en Afrique. 40 314 LA CASE DU PERE TOM. CHAPITRE QUARANTE-QUATRIEME. LIS LIBERATEUR. Georges Shelby n’avait ecrit qu’un mot a sa mere pour annoncer le jour de son arrivee. Dcpuis la morl de son vieil ami, il n’avait plus le courage d’ecrire. 11 avait essaye plusieurs fois, et il avait etc aussitot comme suffoque par le dou- loureux souvenir des lecons d’ecriturc qu’il avait donnees au pere Tom. Il finis- sait toujours par dechirer la lettre commencee, s’essuyer les yeux, et sortir pour se calmer. Toute la maison fut en rumeur le jour ou l’on attendait Georges Shelby. Sa mere s’etablit au salon, qu’un feu de bois de chene preservait de l’air piquant d’une derniere soiree d’automne. La table fut garnie de riche vaisselle et de verres de cristal, sous la direction de notre vieillc amie Cliloe. Vctue d’une robe neuve de calicot, coiffee d’un enorme turban roide d’empois, ayant devant ellc un tablier blanc, elle mit le couvert avec un soin minutieux. Son visage lustre rayonnait de plaisir, et elle prolongea autant que possible 1’ arrangement de la table, abn d’avoir un pretexte pour causer avec sa maitresse. — Comme il va se trouver bien! dit-elle. Je choisis pour lui la place qu’il af- fcctionne aupres du feu. M. Georges a toujours ete frileux. Eh bien, que m’ap- portez-vous la? N’avais-je pas recommande a Sally d’aveindre la plus belle theiere, celle que M. Georges a donnee en etrennes a madame a Noel dernier?... Madame a-t-elle des nouvelles de Georges? — Oui, Chloe; mais il ne m’a ecrit qu’une ligne, pour m’apprendre qu’il arrive ce soir. — Ne parle-t-il pas de mon vieil bomme? — Non , il ne me parle de rien. Il se reserve de me donner des explications quand il sera de retour. — Voila bien M. Georges! toujours plus dispose a parler qu’a ecrire! Aufait, je ne sais pas comment les blancs s’y prennent pour ecrire tant de choses ! C’est si penible d’ecrire ! Madame Shelby sourit. — Je m’imagine que mon vieil bomme ne reconnaitra pas les enfants et la petite. Polly est si developpce , si gentille ! Elle est a la maison , et surveillc la cuisson d’un gateau de mais. It est accommode tout a fait au gout de mon pauvre vieux, et sur le modele de celui que je lui ai servi le jour de son depart. Route divine ! dans quel etat j’etais ce jour-la! A celtc allusion, madame Shelby soupira et sc scntil le coeur gros : elle etail inquiete depuis qu’clle avait recu la lettre de son tils, dont le silence lui paraissait de sinistre augure. Paris. Typographic Plon freres , rue de Vaugirard. 30. 0 MADAME* EXCUSEZ-MOI... MON COEUR SK BRISK. 315 CHAPITRE XL 1 V. — Madame a-t-elle lcs billets? demanda Chloe. — Oui, Chloe. — Jc ticns a montrer a mon vieux les billets memes que m’a donnes M. Jones, le patissier de Louisville. « Chloe, m’a-t-il dit, je voudrais pouvoir vous retenir. — Merci, maitrc, ai-jc repondu ; mais mon vieux mari va revenir a la maison, ct maitresse ne peut plus se passer de moi. » Voila quelles ont ete mes propres pa- roles. C’etait un excellent homme quc ce M. Jones. Chloe avait exige obstincment que Ton conservat, pour les montrer a son mari , comme temoignage de scs talents , les billets de banque avec lesquels on lui avait payc ses gages. Madame Shelby s’elait prelee volontiers a celte fantaisie. — Mon vieux ne reconnailra point Polly! Savez-vous qu’il y a cinq ans qu’on me Fa cnleve? C’ctait unc bambine alors; elle pouvait a peine marcher. Vous rappclez-vous comme il craignait de la voir tomber? Le roulement d’unc voiture se tit entendre. La mere Chloe courut a la fenetrc. — Voila monsieur Georges ! Madame Shelby selanca a la rencontre de son tils, qu’elle serra dans scs bras. La mere Chloe, les yeux fixes, avait Fair de cherchcr quelqu’un dans les tcnebres. Georges s’avanca vers elle ct lui serra la main. — 0 pauvrc mere Chloe ! s’ecria-t-il , j’aurais donne toutc ma fortune pour vous le ramener; mais il est parti pour un monde meillcur! Madame Shelby poussa un cri de douleur ; mais Chloe ne dit rien. On entra dans la salie a manger. Lcs billets, dont Chloe etait si fierc, elaicnt encore clales sur la table ; elle les ramassa ct lcs presenta d’unc main trcmblaule a sa maitresse. — Prcncz-lcs, dil-clle, jc ne veux plus les revoir, ni en entendre parlcr. Ce que j’avais prevu est arrive ; on Fa vendu ct assassine dans ces vieilles plantations du Sud ! Chloe allait sortir. Madame Shelby la suivit doucemcnt, lui prit les mains, la fit asscoir ct sc placa a ses cotes. — Ma pauvre, ma bonne Chloe! s’ecria-t-elle. Chloe appuya la tete sur l’epaule de sa maitresse, et dit cn sanglotant : — 0 madame ! excusez-moi... mon coeur se brise... voila tout! — Jc coinprends votre douleur, Chloe! je ne puis y porter rcmede; mais adressez-vous a Dicu, il guerit lcs plaies du coeur. Pendant un moment tous plcurerent cn silence; puis Georges Shelby raconta avec une eloquente simplicity le glorieux martyre de Tom, dont il repeta lcs dcr- nieres paroles. Un mois apres, tous les esclaves de Fhabitation se reunissaient pour entendre une communication quc leur jeune maitre avait a leur faire. A leur grande sur- prise, il parut avec unc liassc de papiers a la main; cetaient des lettres d’affran- cbissement qu’il distribua, au milieu dcs larmes et dcs acclamations des assistants. 310 LA CASE DU PERL TOM. Plusieurs d’cnlrc eux le supplierent toutefois de ne pas lcs renvoyer, et voulurent lui rendre Facte qui lcs emancipait. — Nous ne desirons pas plus de liberte que nous en avons. Nous avons tout ce qu’il nous faut. Nous ne voulons pas quitter notre vieille residence, et notre mai- tresse, et notre jeune maitre. — Mcs bons amis, dit Georges Shelby des qu’il put obtenir le silence, il nest pas necessaire que vous me quittiez , la culture de ce domaine exige les memes travaux qu’auparavant. Nous avons toujours les memes besoins ; mais vous etes librcs desormais. Je vous payerai vos salaires suivant un tarif qui sera convenu cntre nous ; et dans le cas ou je viendrais a m’endetter, a mourir, vous n’aurez pas a craindre d’etre disperses ou vcndus. Je compte m’employer a vous apprendre comment il faut user des droits nouveaux que je vous donne. J’espere que vous voudrez bien ecouter mes lecons et vous conduire en lionnetes gens. Maintenant, mes amis , remercicz Dieu du bienfait de la liberte ! Un vieux negre patriarcal, qni avait blanchi sur l’habitation et qui etait devenu aveugle , leva vers le cicl ses mains tremblantes en disant : Rendons graces au Seigneur ! Tous s’agenouillcrent, et jamais plus louchant Te Deurn ne monta vers la mute celeste , quoiqu’il y manquat le son de l’orgue et des cloches. U11 autre noir entonna une hymne mcthodisle dont le refrain etait : Du jubile roici l’heure! Dieu nous comble de bontes. Rentrez dans votre demeure, Pecheurs qu’il a rachetes! Apres ces chants, la foule cnvironna Georges Shelby pour lui adresser des congratulations. — Encore un mot, dit-il aux affranchis. Vous vous souvenez tous du bon vieux pere Tom? Georges Shelby, apres lcur avoir fait un recit succinct de la mort de leurami, lcur transmit les dernieres paroles qu’il avait prononcees ; puis il ajouta : — C’est sur sa tombe, mes amis, que j’ai resolu, dcvant Dieu, que je n’au- rais plus d’esclaves ; que je ne ferais courir a personne le risque d’etre separe de ses amis, et de mourir conune lui sur une plantation lointaine. Ainsi, quand vous vous feliciterez de votre liberte, pensez que vous la devez a ce brave homme, et prouvcz-lui votre reconnaissance en traitant avec egards sa femme ct ses enfants. Songez a votre affranchissement toutes les fois que vous verrez la case du pere Tom ; qu elle vous rappelle qu’il vous a laisse un exemple a suivre, et que vous devez tachcr d’etre honncles, lideles et chretiens comme lui. CHAPITRE \LV. 317 CHAPITRE QUARANTE-CINQUIEME. UN DERNIER MOT. Oil nous a demande souvcnt si cette histoire etait reelle, et c’esl a cette ques- tion que nous allons repondrc d’une maniere generalc. Les incidents varies dont sc compose l’ensemble de cette narration sont de la plus grande authenticile. Nous en avons ete temoin, ou nous en devons la con- naissance a des amis personnels. Les caracteres que nous avons esquisses sont points d’apres nature ; nous avons entendu ou Ton nous a rapporte la plupart des paroles que nous leur altribuons. Au moral et au physique, Elisa est un portrait. La piete, la probite, la tide- lilc incorruptible du pere Tom ont, a notre connaissance, plus d’un modelc. Certaines scenes, qui scmblent romanesques, se sont passees presque sous nos yeux. C’est un fait bien connu que celui d une mere traversant la riviere d’Ohio sur la glace. Un frere de l’autcur, receveur dans une maison de commerce de la Nouvcllc-Orleans, lui a raconte la mort de la vieille Prue (chapitre XIX). C’est de lui que nous tenons egalement des details sur le planteur Legree, dont il avail visile I’liabitalion. 11 nous ecrivait a ce sujet : « Cet homme m’a fait tater son poing, qui etait commc une barre de fer ou un marteau de forge, en me disant que les callosites qu’on y remarquait provenaient de cc qu’il avait abatlu bien des negres. Lorsque je sortis de clicz lui, je respirai plus librement, il me sem- blait que je m’echappais de la caverne d’un ogre. » Des temoins oculaires attesteraient encore que l’on compte de trop nombreux exemples de morls tragiqucs pareilles a celle de Tom. Qu’on se rappclle que dans tous les Etals du Sud c’est un principe de jurisprudence qu’aucun liomnie de couleur n’est admis a deposer contre un blanc, et on reconnaitra sans peine que ces horreurs peuvent se commettre partout ou il y a un liomnie dans le cccur duquel les passions l’emportent sur l’interet, et un esclave qui a assez de cou- rage ou de principes pour lui resister. La scule protection de la vie de l’esclave est le caractere du maitre. Des faits revoltants, sur lesquels l’esprit n’ose s’ar- reter, parviennent quelquefois aux oreilles du public, et les commcntaires dont ils sont l’objet sont souvent plus hideux que le fait en lui-meme. « Il est pos- sible, dit-on, que ces clioses-la arrivent de temps en temps, mais ce sont des exceptions. » Si les lois de la Nouvellc-Angleterre permettaient a un maitre de torturer de temps en temps un apprenti jusqu’a la mort, sans elre passible d’aucune peine, montrerait-on la meme impassibilite ? dirait-on : « Ces cas sont rares; ce sont des exceptions? » Ces iniquites sont inherentes au systeme de l’esclavage; il lie saurait exister sans elles. 318 LA CASE DU PERE TOM. Les evenements qui ont suivi les aventures de la Perle out donne du re- tentisscmcnt a la vente publique dc jeunes et belles mulatresses. Nous extrayons le passage suivant du plaidoyer de 1’avocat Horace Monn, qui a parle dans cetle affaire : « Au nombre des soixante-six personnes qui, en mil liuit cent quarante-huit, lenterent dc s’evader du district de Colombie, a bord du schooner la Perle> il y avait plusicurs jeunes lilies douees de ces charmes tout particuliers que prison t tant les connaisseurs. Une d’elles etait Elisabeth Russelle. Elle tomha entre les mains d un mareband d’esclaves, et fut deslinee a etre vendue a la Nouvelle- Orleans. Tous ceux qui la virent furent touches dc son sort. Ils offrirent de la racheter pour la somme de liuit cents dollars ; mais son maitre fut inexorable. Elle etait en route pour la Nouvcllc-Orleans, quand, a moitie chemin, Dieu cut pitie d’clle et permit quelle mourut. Elle etait accompagnee de deux jeunes lilies du nom d’Edmundson. Au moment oil elles parlaient pour le meme marclie, leur soeur ainee supplia leur maitre d’epargner ses victimes. II se moqua d’elle en lui disant qu’ellcs auraient de belles robes et de beaux meubles. — Oui , repondil- clle, e’est bon dans cette vie, mais que deviendront-cllcs dans l’autre? Elles fu- rent envoyees a la Nouvelle-Orleans , et rachetces plus lard au prix d’une enorme ran con. » N’est-il pas evident, d’apr&s cela, que I’histoire d’Emmeline et dc Cassy nest pas imaginaire? La justice nous oblige dc dire que les homines de la nature de Saint-Clare nc sout pas des lieros de romans. L’anecdote suivantc en fournira la preuve. II y a quclques annees, un jeunc liomme du Sud etait a Cincinnati avec un csclavc fa- vori nomine Nathan. Get esclave profita dc ce qu’il etait dans un Etat libre pour s affranebir et sc mettre sous la protection d'un quaker connu pour sc melcr d’af- faires scinblablcs. Le proprietaire fut iudigne. II avait toujours traite Nathan avec indulgence; il comptait sur son affection, et il supposait qu’on avait du employer des manoeuvres pour le pousser a la revoltc. Il se presenta en fureur clicz le quaker; mais, plein dc candcur el dc franchise, il se laissa facilement desarmer par ses raisonnements. Il dit au quaker que si son esclave voulait lui dire en face qu’il desirait etre libre, il l’affranchirait immediatement. L’entrcvuc cut lieu, et le jeunc honnne demanda a Nathan s’il avait sujel de se plaindre. — Non, maitre, dit Nathan; vous avez toujours ele bon pour moi. — Alors, pourquoi vouloir me quitter? — Maitre peut mourir, et, dans ce cas, que deviendrais-je?... Je prefererais etre libre. Apr^s un moment de reflexion, le jeunc liomme repondit : — Nathan, si j’etais a votre place, jc pcnscrais absolument comnic vous. 11 fit rediger aussitot l’acte d’affranebissement , remit au quaker une somme deslinee a pourvoir aux premiers besoins de l’esclave , et ecrivit a celui-ci une leltrc affcctucusc, que nous avons cue entre les mains. CHAPITRE X L V. 310 Nous csperons avoir reiulu hommage a la generosite, a la grandeur dame, a Fhumanite, qni caracterisent un assez grand nombre d’habitants du Sud : leurs qualites nous empechent de desesperer de Fesp^ce humaine. Pendant longtemps, nous avions evite de nous occuper de Fesclavage ; nous pensions quo e’etait un sujet trop penible, et que d’ailleurs lc progres des lu~ mieres mettrait promptement un terme a ce fleau. Mais nous lumes avec etonne- ment, avec consternation, Facte legislatif de 1850 par lequel un peuple chretien rccommande, comme un devoir impose a tous les bons citoyens, la denonciation des esclavcs fugitifs. Des hommes honorables, bienveillants, habitant les Etats libres du Nord, examinerent jusqu’a quel point ce devoir nouveau se conciliait avec Fesprit de FEvangile. Nous nous dimes alors : « Ces gens-la ne savent pas ce que e’est que Fesclavage; » et des lors nous eumes le desir d’en retracer les horreurs sous une forme dramatique. Nous avons essaye de le montrer sous son aspect lc plus favorable, puis sous son aspect le plus hideux. Peut-etre avons- nous reussi quand il sest agi de le peindre dans son beau ; mais que ne resterait-il pas a dire si Fon voulait completer lc tableau a l’autre point de vue ? C’cst a vous que j’en appelle, habitants du Sud, qui, resistant a de funestes influences, avez conserve intacte la noblesse de votre caractere. N’avez-vous pas dans le secret de vos ames , dans vos conversations intimes , compris que l’escla- vage entrainait des miseres pires que celles que nous avons signalees ? En sau- rait-il elre autrement? L’homme est-il une creature faite pour etre investie d’une puissance absolue? Votre jurisprudence, en repoussant la deposition d’un esclave, ne fait-elle pas de tout proprietaire un despotc sans responsabilite ? Ne voil-on pas elairement ce qui doit resulter de cette theorie dans Fapplication ? S’il y a, comme nous en convcnons, un sentiment public parmi vous, hommes d’honneur, bommes equitables, n’existc-t-il pas une autre especc de sentiment public parmi les ctres vils et cruels? Ces derniers, en vertu de la loi, ne peuvent-ils pas pos- seder autant d’esclaves que les meillcurs et les plus purs d’entre vous ? Les esprits cleves, justes, compatissants , sont-ils en majorite dans aucun pays? Les lois amcricaines regardent maintenant la traite des noirs comme un acte do piraterie. Mais une traite non moins regulierement organisee que celle qui s 1 exercait jadis sur la cote d’Afrique est une consequence veritable de Fesclavage aux Etats-Unis. Nous n’avons donne qu’une idee imparfaite des douleurs qui dechirent en ce moment meme des milliers de creatures humaines. On a vu des meres poussees au meurtre de leurs enfants chercber ensuite dans la mort un refuge contre des miseres quelles redoutaient plus que la mort. On ne peut rien ecrire, rien dire, ricn conccvoir d’aussi tragique, d’aussi epouvantable , que les scenes qui se pas- sent a chaque instant dans notre palric, a Fombre des lois americaincs, a l’ombre de la croix du Christ. Et maintenant, bommes et femmes d’Amerique, vous apparticnt-il d’etre indif- ferenls a la question? Fermiers du Massachusetts, du New-Hampshire, de Ver- 320 LA CASE DU PERE TOM. mont, da Connecticut, qui lisez ce livre aupres da feu pendant les soirees d’hiver; braves armateurs et marins du Maine; gcnereux habitants de 1’Etat de New-York, cultivateurs de l’Ohio, repondez! Devez-vous encourager ct proteger l’esclavage? et vous, meres americaines, vous dont vos enfants font la joie; vous qui guidez leurs premiers pas dans le monde avec une si toucbante sollicitude, et qui priez Dieu pour eux, plaignez les meres qui ont des sentiments pareils aux votres, sans avoir le droit legal d’elever et de proteger leurs fils bien-aimes. Je vous en conjure, meres americaines, par les souffrances de vos fils malades, par ces yeux qui se sont eteints et dont vous n’oubliercz jamais les dcrniers regards, par ce berceau vide et si rempli de douleur, plaignez les meres auxquellcs la traite americaine arrache sans cesse leurs enfants! ct dites-moi si l’esclavage est une institution qu’il faille defendre ou tolerer? Vous pretendez que les habitants des Etats fibres n’ont pas a s’en meler? Plut au ciel que cela fut vrai ! Mais ce nest pas vrai. Les habitants des Etats fibres ont participe au developpement d’un odieux systeme, ct ils sont d’autant plus coupables devant Dieu qu’ils n’ont pas, comme les gens du Sud, l’excuse de 1’education on des moeurs. Si les meres des Etats fibres avaient eu jadis les sentiments qu’clles auraient du avoir, les fils des Etats fibres n’auraient pas coopere a l’entretien de l’esclavagc en Ameriquc ; les fils des Etats fibres ne se seraient pas montres proverbialement les plus cruels des maitres; les fils des Etats fibres, dans leurs operations com- merciales, n’auraient pas accepte des corps et des ames d’hommes comme equi- valant a de l’argent. II y a une multitude d’esclaves qui sont possedes temporaire- ment et recouvres par des negotiants des villes du Nord. Le crime de 1’esclavage doit-il done retomber exclusivement sur le Sud? Les homines du Nord, les chretiens du Nord, ont autre chose a faire qua declamer contre leurs freres du Sud; ils ont a poursuivre le mal au milieu d’eux-memes. Mais quelle est l’autorite d’un individu? Tout individu en est juge. Une atmo- sphere d’influence sympatbique environne tout etre humain; ct celui qui a une opinion saine, vigoureuse, sur les grands interets de I’humanite, rend des ser- vices continucls. Faites done attention au parti que vous adoptcrcz dans la ques- tion de la servitude. Etcs-vous d’accord avec les preceptes du Christ? Vous laissercz-vous corromprc par les sophismes ct la politique mondaine? Chretiens du Nord, vous avez encore une autre autorite que celle de vos pa- roles ou de vos actions. Vous pouvez pricr! Croyez-vous a la pri&re, ou ne la considerez-vous que comme une vague tradition apostolique? Vous priez pour les paiens des contrees lointaincs, priez aussi pour les paiens qui sont parmi vous, priez pour ces chretiens desoles dont l’education rcligicusc depend des chances du commerce, et qui sont presque toujours dans 1’impossibilile de roster lidelos a la morale, a rnoins que Dieu ne leur accorde le courage et la grace du martyfe. CHAIMTRE XL V. 321 11 y a plus. De pauvres fugitifs, debris de families dispersees, miraculeuse- ment echappes de leurs chaines, se refugicnt dans nos Etats libres du Nord. La plupart du temps, leurs facultes morales et intellectuelles ont ete alterees par uu syslcime qui bouleverse toutes les notions du juste et de I’injuste. 11s vicnnent cbcrcher parmi nous un asile, de l’education, de Finstruction, des lumieres. Que failes-vous pour ces infortunes, 6 chretiens? Ne devez-vous pas quelque repara- tion a la race africaine pour les sevices dont les Americains font accablee? Les portes de vos temples et de vos ecolcs lui seront-elles fermees? Les Etats se leve- ront-ils pour Ten chasser? L’Eglise du Christ verra-t-elle en silence les outrages dont on abreuve les malheureux sans secours? Repoussera-t-elle la main sup- pliante qu’ils lui tendent? Applaudira-t-elle a la barbaric qui voudrait les chasser hors de nos frontieres? S’il en etait ainsi, notre patrie aurait raison de trembler, en se rappelant quc le sort des nations est entre les mains d un Dieu remunerateur. Vous dites : « Nous n’avons pas besoin d’eux ici ; qu’ils partent pour FAfri- que! » Que la Providence leur y ait menage un refuge, c’est un fait grand et digne de remarque. Mais ce nest pas une raison pour que l’Eglise du Christ refuse a ces proscrits un concours qu’il est de son devoir de leur donner. Si Ton peuplait Liberia d’une race ignorante, sans experience, a moitie bar- bare, a peine echappee a la servitude, on prolongerait indeliniment cette periode de rudes labeurs quc doit traverser tout etablissement nouveau. Que l’Eglise ac- cueille ces parias avec l’esprit du Christ, qu’ils protitent des bienfaits d’une sociele republicaine ; et quand ils seront parvenus a un certain degre de maturite intel- lectuelle, quon les envoic dans la colonic ou ils pourront mettre en pratique les lecons quils auront recues en Ameriquc. Quelques hommes du Nord ont suivi cette methode, et il en est resulte que d’anciens esclaves out acquis rapidement de l’instruction, de la fortune, de la reputation. Ils ont fail prcuve de talents remarquables, eu egard aux circon- stances. 11s se sont signales par des traits de probile, de sentiment, par des efforts heroiques en faveur de leurs freres restes en servitude. Ils ont etonne par leurs vertus quiconque a reflechi aux influences funestes quils avaient subies dans leurs jeunes annees. L’auteur de ce livre a vecu pendant plusieurs annees sur la limite des Etats a esclaves, et elle a eu mainte occasion d’observer des hommes qui s’etaient af- franchis de leur joug. Quelques-uns ont servi sa famille, et, a defaut d’ecoles publiques, elle les faisait elever dans une institution particuliere avec ses propres enfants. Le temoignage des missionnaires qui recueillent les fugitifs au Canada coincide avec sa propre experience; et elle a concu lidee la plus formclle de la capacile des noirs. Le premier voeu de fesclave emancipe est en general de recevoir de Feducation. Ils sont prets a lous les sacrifices pour procurer de Finstruction a leurs enfants. Les observations de F auteur et les renseignements fournis par les instituteurs tendent a etablir que les noirs apprennent vile et sont doues d une intelligence 41 LA CASE DU PERE TOM. 322 rcmarquable. Celtc opinion est confirmee par les resultats oblenus dans les ecoles qu’ont fondees de genereux citoyens de Cincinnati. Voici une note que nous transmet le professeur C.-E. Stowe, du seminaire de Lane (Etal de l’Ohio), sur les esclavcs emancipes residant actuellement a Cincin- nati. Elle est propre a demontrer que la race noire peut arriver a quelque chose, memc sans assistance et sans encouragement. Nous ne donnons que les initiales des noms : « B., ebeniste, habile cctte ville depuis vingt ans, s’est racliele pour la somme de dix mille dollars, qu’il avait gagnee par son industrie; anabaptiste. « C., noir complet, enleve sur la cote d’Afrique, vendu a la Nouvelle-Orleans. Quinze ans de residence; s’est rachete pour six cents dollars; cultivateur; possede plusieurs fermes dans l’Etat d’Indiana; presbyterien ; a mis de cote de quinze a vingt mille dollars. » K,, noir complet, possede trenle mille dollars; quarante ans; fibre depuis trois ans ; a paye liuit cents dollars pour racheter sa famille ; anabaptiste ; a recu de son mailre un legs qu’il a fait fructifier. G., noir complet, marchand de cbarbon ; trente ans; possede dix-huit mille dollars; s’est rachete deux fois, ayant ete trompe la premiere, pour seize cents dollars; a gagne ce qu’il possede par son industrie; louait a son maitre la jouis- sance de son temps quand il etait esclave, et travaillait pour son propre compte : bel homme, bonnes manieres. n W. , trois quarts noir, perruquier, du Kentucky; fibre depuis dix-neuf ans, s’est rachete, ainsi que sa famille, pour trois mille dollars, possede vingt mille dollars qu’il a gagnes par son industrie; diacre de leglise baptiste. » Q. D., trois quarts noir; blanchisseur; du Kentucky, fibre depuis neufans; s’est rachete avec sa famille pour quinze cents dollars; est mort recemment, a 1’age de soixante ans ; possedait six mille dollars. » Le professeur Stowe ajoule : « A l’exception de G. , tous ces individus me sont personnellement connus. » L’auteur se rappellc une vieille femme de couleur, qui etait employee chez son pere en qualite de blancbisseuse. La fille de cettc femme avait epouse un esclave. C’ctait une jeune femme d une activite rcmarquable; a force d’econo- miser et de s’imposer des privations, elle mit de cote neuf cents dollars pour la rancon de son mari. 11 manquait encore cent dollars sur la somme assignee quand il vint a mourir. L’argent ne In i fut jamais restilue. II serait facile d’ajouter a ces faits dcs millicrs d’anecdotcs, qui attestent le devouement, la patience, la probite et l’energie que deploic l’esclave en etat de liberie. Et qu’on reflechisse que ces bommes sont parvenus a s’assurer une honnetc aisance et une position sociale, dans les circonstanccs les plus desavantageuses. Aux termes de la loi de l’Obio, lhomme de couleur n est pas electeur ; et ce n’est (pic depuis cinq ans qu’on lui a accorde le droit de deposer contre un blanc. Ce CHAPITRE XLV. 323 n’est pas seulcmcnl dans l’Etat d’Oliio qu’on Irouve des hommes tels que ccux dont nous parlons. Dans tous les Etats de l’Union, nous voyons des individus, naguere plonges dans les tenebres de l’esclavage , faire seuls leur education avec une cnergie qu’on ne saurait trop admirer, et conquerir une place honorable dans la societe. Pennington, parmi les ecclesiastiques, Douglas et Ward, parmi les libraires ,. nous offrent des exemples bien connus. Si cette race persecutee est capable de triompher de tant d’obstacles, que ne ferait-elle pas sous lc patronage de l’Eglisc revenue au veritable esprit chretien! Nous sommes dans un siecle ou les peuples s’agitent convulsivement ; une puissance secrete souleve le monde, la terre tremble. L’Amerique est-elle en surcte? Toute nation qui tolere en son sein de grandes iniquites porte en elle les elements de cette convulsion derniere. Pourquoi cette influence puissante et mysterieuse a laquelle toutes les contrees sont soumises? D’ou vient que dans toutes les langues s’elevent des reclamations en faveur de la liberte et de l’egalitc? 0 Eglise du Christ, comprends les signes du temps! Cette influence n’est-elle pas l’esprit de Cclui dont le regne est encore a venir, et dont la volonte sera faite en la terre comme au ciel? Mais qui peut Fempecher de s’accomplir? « Car ce jour hrulera comme une fournaise, et le Christ apparaitra pour deposer contre ceux qui arrachent au pauvre son salaire, qui oppriment la veuve et Forphelin, et qui otent a l’etran- ger ses droits, et il mettra en pieces l’oppresseur. » Ces paroles ne sont-elles pas redoutahles pour une nation qui porte en elle une aussi criantc injustice? Chretiens! toutes les fois que vous priez pour que lc regne de Dieu arrive, ouhliez-vous que les prophetes associent, par un rap- prochement terrible, le jour de la vengeance a celui de la redemption? Un jour de repit nous est encore accorde : le Nord et le Sud ont ete coupables devant Dieu, et l’Eglise chretienne aura a rendre un compte severe. Ce n’est pas en se concertant pour la protection de l’iniquite , en creant un capital commun de bar- barie, que les Elats-Unis peuvent se sauver : cest par le repentir, la justice, la misericordc. La loi physique qui fait qu’une meule tomhe au fond de l’Ocean n’est pas plus certainc que cette loi plus forte en vertu de laquelle l’injustice et la cruaute attirent sur les nations le courroux du Dieu tout-puissant. FIN. TABLE DES CHAPITRES. Preface 1 Chapitre I. Ou le lecteur fait connaissance avec un ami de l’humanite 5 II. La M&re 12 III. Epoux et Pere 14 IV. Une Soiree dans la case du pere Tom 18 V. Emotions de la marchandise humaine en changeant de proprietaire. ... 25 VI. Decouverte de Tevasion 31 VII. La Fuite 37 VIII. Les Chasseurs d’hommes 45 IX. Ou l’on voit qu’un senateur n’est qu’un homme 55 X. Livraison de la marchandise 66 XI. Sortie de la Propriety contre le Proprietaire 73 XII. Curieux details d’un commerce legal 83 XIII. Les Quakers 95 XIV. Evangeline ,. 102 XV. Le nouveau Maitre de Tom 109 XVI. La Maitresse de Tom 120 XVII. La Defense de Fliomme libre 134 XVIII. Tribulations de miss Ophelia 146 XIX. Continuation des experiences de miss Ophelia 158 XX. Topsy 172 XXL Le Kentucky 182 XXII. L’herbe fletrie, la fleut fariee 186 XXIII. Henrique 191 XXIV. Tristes presages 197 XXV. LaLecon 201 XXVI. La Mort 205 XXVII. Regrets 214 XXVIII. Reunion 219 XXIX. La Faiblesse sans appui 230 XXX. Le Magasin d'Esclaves 235 XXXI. La Traversee 242 XXXII. Lieux sombres 247 XXXIII. Cassy 253 XXXIV. Histoire de la Quarteronne 258 XXXV. Les Gages de tendresse 266 XXXVI. Emmeline et Cassy 270 XXXVII. Liberte 275 XXXVIII. LaVictoire 270 XXXIX. Le Stratageme 286 XL. Le Martyr 293 XLI. Le jeune Maitre 298 XLII. Histoire de Revenants 303 XLIII. Georges et sa Famille 308 XLIV. LeLiberateur 314 XLV. Un dernier mot 317 •* » ' /