L I E> R A R Y OF THE U N I VERS I T Y Of ILLINOIS I Digitized by the Internet Archive in 2017 with funding from University of Illinois Urbana-Champaign Alternates https://archive.org/details/fleurangeOOcrav FLEURANGE PARIS. — TYP0GRAPH1E LAHURE Rue de Fleurus, 9 M ME AUGUSTUS GRAVEN FLEURANGE TOME PREMIER NEUVIEME EDITION PARIS LI BRAIR1E ACADEMIQUE DIDIER ET C lE , LIBRAIRE S-EDITEURS 35 , QUAI DES AUGUSTINS, 35 1872 Tous droits reserves O ^ ^ ^ rv. aS / Vf»t / ,-n i j- r I v - A S. A. G.-D. MADAME LA PRINGESSE MARIE Uli BARE DUGHESSE D’H AMI LTON t- Q> Acceptez ces pages achevees pres de vous : elles vous rappelleront de sombres et memorables jours, dont votre amitie seule allegea la tristesse. Qu’elles vous rappellent aussi F affection reconnaissante et fidele de celle qui vous les dedie. . FLEURANGE LA VIEILLE MA1S0N A la brebis tondue Dieu mesure 1c vent. i — Belle, jeune, pauvre, seule a Paris, que va- t-elle devenir? C’etait la troisieme fois que le docteur Leblanc repelait ces mots en presence de sa soeur, made- moiselle Josephine, que Ton aurait pu croire sourde tanl elle etait muette, si le mouvement ir- regulier de ses aiguilles a tricoter, ainsi que deux ou trois interruptions dans son travail, accompa- gnees d’exclamations indistincles, n’eussent te- moigne d’une preoccupation au moins egale a celle de son frere. Celui-ci avait d’abord manifesto la sienne en 2 FLEURANGE. arpcntant a grands pas lc salon ou ils se Irouvaicnt, el mainlenant qu’il elait venu occuper cn face de sa scour sa place accoulumde au coin du feu, il ouvrait et fermait avec bruit sa labatiere, y pui- sant avec une inutile profusion des prises qu’il oubliait ensuite de conduire a leur destination, ct frappant du pied le plancher d’une fagon qui ex- primait une vive agitation ou une grande per- plexite. Mademoiselle Josephine tricolait sans repondre c£ semblail non moms absorbee que son frere ; clle dit enfin : — Si aumoins, en effet, ellen’elait pas si jeune ct si belle! — Et si pauvre? et si seule? n’est-ce pas? la belle remarque, ma sceur ! II est evident que si clle etait vieille, laide, riche et bien entouree, la situation serait lout autre. Je vous remercie de la decouverte, Josephine. — Mon frere, ne vous impalienlez pas , je ne fuis que repeter ce que vous venez de dire ; je poursuis, si clle avait une autre tournure... — Allons ! finissez ! — Et un autre nom ! — Un autre nom? A quel propos cela, mainle- nant? et que fait son nom a 1’affairc? LA YIEILLE MAISON. — Un nom qui ne fut pas ridicule... • — Ridicule? le nom de son pere? c’etait un nom fort honnele, et mfime noble, a ce que je crois, que celui de ce pauvre Gerard d’Yves. II avait fait mille folies, il s’etait ruine, et ensuite il s’elait fait peintre; mais, s’il eut ete sage, il avait assez de talent pour relever sa fortune ; d’ailleurs il etait bien ne et son nom... — Je ne parle pas de son nom, je parle de celui de sa fille. — Eh bien? — Eh bien , mon frere , (rouvez-vous que le nom de cette jeune fille ressemble a un nom chretien ? — Fleurange?... Je conviens que c’estpeul-fitre bien un singulier nom, mais son pere aimait les choses singulieres, et il avait enfendu ce nom en Ilalie : Fior Angela , et il l’avait traduit. — Sa mere aurait du avoir plus de sens. — Sa pauvre mere etait morte en la mettant au monde; ainsi elle n’avait rien eu a y voir. — Ne m’avez-vous pas dit que celte mere avait un frere? un professeur dans quelque ville d’Alle- magne ? — Oui, a Leipzig ; mais ou le retrouver? Toute sa famille avait desapprouve ce mariage, qui avait \ ILtUHANGE. fini par se faire sans le conscnlcmcnt du pore de la pauvre Marguerite. Kile nc vecul pas plus d’un an apres ce jour, et Gerard, demeure veuf, ne \oulut conserver aucune relation avec les parents de sa femme. 11 resta de longues annees en Italie, et pla§a sa fdle dans je nc sais q u cl couvent, pres de Perouse, des qu’clle cut cinq ans ; il vcnait seule- ment de la reprcndre, lorsqu’il y a deux mois, il arrivaici, deja malade, pour y languir el y mourir il y a trois jours, dans les bras de celte pauvre enfant, la laissant absolumcnt seule au monde. — Mais separer ainsi la pelile de lous les pa- rents de sa mere n’etait-ce pas, dans son interet, fortmal trouve?le pauvre Gerard n’ayanl apparem- ment, de son cote, personae qui put 6lre utile a son enfant, dans un cas tel que celui qui se pre- sente, ou elle aurait besoin de protection. — Il le compritlui-meme, mais trop tard ; deja malade, senlant son mal s’aggraver chaque jour, il tit quelques demarches pour decouvrir ce qu’etait devenu ce meme Ludwig Dornthal, dont nous venons de parler, et qui avait ete le frere favori et toujours affeclueux de Marguerite. Mais il ne put rien apprendre. Ludwig Dorn- thal s’etait marie et il avait quille depuis long- temps Leipzig pour aller s'6tablir dans une autre I,A VIE1LLE IIAISON. 5 partie de l’Allemagne, on neput lui dire laquelle, ct cette infructueuse tenlalive ne fill pas un des moindres (ourmenls de ses derniers jours. 11 se reprochait , et non a tort, l’abandon effrayant ou sa fille allait rester. Lepauvre malheureux expia durement l’acte violent et irreflechi qui l’avait porte a rompre avec ceux donl il aurait mieux fait d’implorer le pardon, ou tout au moins de l’accepter. Mais e’etait la son caractere : affectueux, enthousiaste, seduisant, je pense, lorsqu’il etait jeune, mais faible, violent et irreflechi; il n’etait ne, ni pour etre heureux, ni pour faire le bon- heur de personne, et sa fille eut ete a plaindre, s’il eut vecu, presque aulant qu’elle Test aujour- d’hui. — Pauvre enfant ! dit mademoiselle Josephine, en levant ses pelits yeux noirs, dont Pexpression fit passer comme un rayon du ciel sur son visage pale et ride. Puis apres un silence, elle ajoula : « A la brebis tondue Dieu mesure le vent ! » Vous verrez , mon frere, qu’il lui surviendra quelque bonne fortune, ou bien, nous aurons quelque bonne inspiration. — Eh bien, ma soeur, le plus t6t sera le mieux, car je n’en ai aucune. J’admire en verite votre confiance. 0 FLEUIUKGE. — J'ai confianceen Dicu, dit simplement made- moiselle Josephine. — Parbleu ! et moi aussi, ditledocleur. Gertcs, je crois en sa bonte, j’espere en sa misericorde ; mais... dans cc cas-ci... — Vous aimeriez mieux que la chose fut entre vos mains? — Voyons ! voyons ! Josephine, pour aujour- d’hui, aliens au plus presse. II est huit heures, il faut absolument aller chercher celle pauvre en- fant; elle est plus seule que jamais aujourd’hui, car la soeur garde-malade, qui elait demeuree pres d’elle pendant ces derniers jours, l’a quittee ce matin. Elle ne peut pas, apres ce trisle jour, passer celte premiere nuit la-haut toute seule. — Je le pense comme vous, dit mademoiselle Josephine. — Voila quinze jours, poursuivit le docteur, qu’elle n’a quilte cette petite chambre au qua- trieme, si ce n’est ce matin pour suivre le convoi de son pere, et depuis qu’elle est rentree, savez- vous a quoi elle a passe son temps? Tenez, regardez. Mademoiselle Josephine prit le papier que lui presentait son frere et elle le parcourut. C’etait la liste des deties du pauvre artiste. LA VIEILLE MAISON. 1 — Le tout se monte a 500 fr. quo voici. Elle m’a demande de payer ces comptes et de lui en obtenir des regus. — Je vois que, selon son calcul, le quart de cette somme est destine au medecin qui a soi- gne son pere, dit mademoiselle Josephine lente- ment. — Lequcl, en pared cas, n’accepte pas, c’cst entcndu. — C’est entendu , repeta mademoiselle Jose- phine; sur cette somme il y a done 125 fr. a lui rendre. — Oui, ma soeur, et ce sera toute sa fortune. — A l’heure ou nous parlons, il ne lui reste done absolument rien ? — Rien. L’entretien du frere el de la soeur en etait la, lorsqu’ils entendirent frapper un leger coup a la porfe, et presque aussitdt cede dont ils parlaient, Fleurange d’Yves, parut devant eux. La jcune fille fit un pas, puis elle s’arreta et s’appuya contre le mur. Le docteur s’clanga. — La pauvre petite! s’ecrra-t-il, pendant que nous bavardons, la voila qui s’evanouit de fatigue et de faiblesse. Elle etait, en effel, tombee sur une chaise 8 FLEUIIANGE. placce pres du mur et semblait defaillanle. En un clin d’oeil, mademoiselle Josephine avail soulevc sa tele renversee et baigne d’eau froide son front pale et scs joucs froides et decolorees. Tous les mouvemenls de la vieillc soeur du docteur elaienl devenus prompts el surs. Un signe de son frere la fit disparailre un instant. Elle revint presque sur-le-champ , tenant a la main une fiole et un verre d’eau. — C’est cela, dit le docteur. 11 versa quelques goultes dans le verre et l’ap- proeha des levres de la jeune fille. Elle avala deux ou trois gorgees et sembla se ranimer. — Pardon, dit- elle, en soulevant la tele el s’effonjant de se lever, pardon, monsieur, par- don, mademoiselle, je ne me croyais pas si faible, et ce n’est pas pour vous importuner ainsi que j’etais venue vous trouver. — Ne parlez pas en ce moment, buvez ce que je vous donne. Fleurange porta encore une fois le verre a ses levres, mais elle le rendit au docteur sans avoir bu. — Je ne le puis, dit-elle, la I6te me lourne, je ne sais pas ce que j’ai... peul-elre est-ce une sur- prise que je viens d’avoir. Tenez, monsieur, liscz. LA VIE1LLE MAISON. c’cst pour vous monlrer celle lellre que j’etais descendue. Le docleur prit la lettre, mais avant de la lire, il ramena Fleurange pres du feu, tandis que l’ac- live Josephine devinaitles injonctions deson frerc et pla§ait deja sur la table une ecuelle rcmplie de soupe, du pain etdu vin. Fleurange prit la main de mademoiselle Jose- phine entre les siennes : — Merci, dit-elle a voix basse, oui, je crois que c’etait cela, je suis pourlant forte d’ordinaire, mais.... mais.... — Je gage que vous n’avez pas mange depuis hier? — Non, et j’ai faim. Le docleur essuya virement scs lunettes et rou- vrit avec bruit sa labatiere, tandis que la jeune fille faisait a la hate le leger repas qui ramenait sur son visage un coloris vif et inaccoutume. Ce visage etait d’ordinaire tres-pale. De grands yeux graves el doux, plutot gris que bleus, ombrages de cils noirs comme ses cheveux, lui donnaient une expression singuliere ct frappante. Toutefois, en depit de cette singularity, en depit de sa paleur, de la finesse delicate de ses traits et de la sou- plesse d’une taille qui se pliait comme un jonc a 10 FLEUIiANGE. chaque mouvcmenl, s’il avait fallu caracteriscr on deux mots l’imprcssion generate produite par l’aspect de Flcurangc d Yves, on aurait dit ceux-ci : Simplicile et force. — Sans doute le docleur Leblanc avait eu raison dc penser que cette jeunesse, cette bcaute et ce denument ne pou- vaient se passer de protection, mais it suf'fisait pourtant de la regarder pour comprendre que, mieux que personne, cite saurait se proleger elle- meme. Le docleur tenait loujours a la main la leltrc qu’elle lui avait donnee ; il l’ouvrit alors. Fdle etait datee de Francfort. « Ma chere niece, « C’est hier seulement, et par le hasard le plus imprevu que nous avons enfin appris la situa- tion de votre pere et le lieu qu’il habite : au- cun de nous ne l’a revu depuis son mariage avec ma pauvre soeur Marguerite, il y a de cela vingt ans. Vous savez qu a cette epoque-la, il y avait dans noire pays une haine terrible centre la France, et jamais mon pere ne voulut con- sents a accepter un Fran^ais pour gendre. Alors ma pauvre soeur (que Dicu le lui pardonne !) L.\ VIEII.LE MAISOX 11 quitla le toit paternel pour epouser celui qu’elle avait choisi. Mon pere fut bien malheureux, bien courrouce, et d’abord implacable; cependant avant sa mort il lui avait pardonne, mais elle ne put le savoir. Depuis lors nous avons perdu toute trace de voire pere; nous sumesseulement qu’il avait quitte Pise avec son enfant, et depuis longtemps nous avions renonce a l’esperance de le revoir ou de jamais connaitre la fille dc ma pauvre soeur lorsque bier un etranger qui traversait noire ville me fit voir par hasard un tableau qu’il venait d’acheter a Paris et qui etait, me dit-il, l’ouvrage d’un peinlre mourant. Ce tableau represenlait Cordelia a genoux pres de son pere, et le nom de Gerard d’Yves etait inscrit sur cette toile. L’adressedu peintre nous fut donnee par celui qui etait I’acquereur du tableau, et je me hate d’en profiter pour vous dire, ma chere enfant, que les parents dc votre mere n’ont pas oublie les liens qui les unissent a vous. Si jamais vous avez besoin d’un abri, vous le trouvcrcz sous notre toit. Ma femme et mes enfants aiment deja la fille de ma pauvre Marguerite ; ils pensent a elle depuis leur en- fance , comme a une soeur absente dont ils allendent le rctour. Si Dicu rend la sante a 12 FLEURANGE. voire pcre, ramenez-le parmi nous. S'il en dis- pose autrement, venez vous-meme, ma ch6rc enfant. L’etranger qui nous a remis sur vos traces nous a dit que la fdle du peintrc avail servi de modele a son pere, pour peindre sa Cordelia. Si la ressemblance est exacte, elle n’est pas faile pour nous oter l’envie de vous voir. Yencz done bientot , ma cliere niece ; en tous cos repondez promptement a cette lettre et recevez I’assurance des sentiments affeclueux de votre oncle. « Ludwig Dorktiial. » — Josephine ! Josephine ! s’ecria le docleur ; tenez, ma soeur,lisez ; mais auparavanl embrassez- moi. Oui, vous aviez raison! votre confiance valait mieuxque ma sagesse. Oui ! oui ! a la brebis tondue Dieu mesure le vent. Pauvre petite ! embrassez-moi aussi. Fleurange sc leva : — Oh! bien volontiers! dit- clle ; et elle se jeta en sanglotant dans les bras du docteur.La fatigue, la douleur, l’emotion causee par l’offre imprevue et inesperee d’un refuge a l’heure de son abandon le plus extreme, tout s’elait reuni pour agiter son ame, 6bronler sesnerfs et epuiser scs forces. Elle avail le coeur gros de larmes qu’il LA VIEILLE MAISON. 15 lui fallait repandre, et sans qu’elleputlesarrder, dies s’echappaienl maintenant de ses yeux, inon- dant son visage et tombant corame la pluie sur ses mains jointes et glacees, tandis qu’un mouve- ment convulsif soulevait sa poitrine et que de ses levres tremblantes s’echappaient de faibles cris. Le docleur la laissa longlemps pleurer cn silence, n'ajoutant pas une parole qui put accroitre son atlendrissement, n’en disant aucune non plus pour le reprimer. Enfince paroxysme secalma, et Fleurange se leva confuse. — Encore une fois, pardonnez-moi, dit-elle, je vous afflige, au lieu de vous remercier comme je le devrais; ce n’esl pas ma faute, mais je crois pouvoir dire que cela ne m’arrivera plus; ordinai- rementjene pleure pas. Elle dit ces mots d’une voix raffermie, essuyanl ses yeux et relevant des deux mains ses chcveux, qu’elle rejeta en arriere, comme pour rafraichir son front, puis ellese leva. — Ou allez-vous, de grace? lui dit mademoiselle Josephine, avec une sortede brusque autorile. — Mais, balbutia Fleurange, je remonte, je.... — Vous pretendez peut-etre aller passer la nuit toute seule dans ce cabinet voisin de la chambre de.... de la chambre...? 14 FLEURANGE. Elle s’arreta ; Fleurange palit ct scs levres rede- vinrent tremblantes : — Que puis-je faire ? dit- elle. C’est triste, e’est douloureux, je le sais bien, inais il le faut ; au reste, je n’ai pas peur, je me sens sous votre toil. — Eh bien, pour le moment vous allez de plus resler sous notre clef, dit la bonne Josephine. Et, s’emparant de Fleurange, elle l’emmena dans une chambrette contigue a la sienne, oil un petit lit, entoure de rideauxblancs, etait prepare pour la jeune tille. Cette petite chambre, tapissee d’un papier bleu eteclairee par un bon feu, avail l’as- pect le plus rejouissant. — Voici, ma petite, votre chambre et votre lit, dit-elle. Bien, bien, pas de remerciments, surtout pas d’atlendrisscment ! Couchez-vous a l’instant, sans vous donner le temps de penser, encore bien moins celui de dire un mot. Yous croyez que vous ne dormirez pas, mais vous vous trompez. Vous voila a genoux? a la bonne heure ! cela, je le veux bien, mais que ce soil une Ires courte priere. C’est bien, tenez-vous tranquille, pendant que je releve vos grands chcvcux. Et maintenant, votre teteest- cllcbien sur cct oreillcr? Oui? allons, tant mieux! Que Bicu ct scs bons anges vcillent sur vous! LA VIEILLE MAISON. 15 Laissez-moi crabrasser votre front. Mainlenant bonsoir ! Mademoiselle Josephine baissa les rideaux du lit, el elle quitta doucement la chambre, tandis que la pauvre orpheline perdait en effet lout souvenir des peineset des joies de la journeedans un pro- fond et bienfaisant somrneil. La chambre ou mademoiselle Josephine vena it de l’introduire appartenait de droit a une niece du docteur, pensionnaire dans un des couvenls de Paris, qui venait l’occuper a l’epoque des vacances. Mais cette chambre etait loin d'etre habituellemenl vacante pendant le reste de l’annee. Mademoiselle Leblanc etait un de ces 6tres voues a la recherche et au soulagemenl du malheur. En ce cas, qui cherche trouve, et trouve sans peine; aussi etait- il rare que plus d’unesemaine s’ecoulat sans arne- ner une bonne raison d’ouvrir la chambre bleue, pour y donner un abri de quelques jours, soit a une pauvre fille, sans travail et sans refuge, soit a un petit enfant abandonne, soit a une convalescente, trop faible encore pour se remeltre a Eouvrage. Le docteur trouvait tout cela bon. II aurait voulu pouvoir ajoutera sa demeure une veritable succur- sale, a l’usage de ses malades pauvres, et s’il if etait pas encore assez riche pour cela, bien que sessoins 1 <> FLEUIUXGE fussent payes ce que coulcnt et valenl le lalenl ct la celebrite, c’etail cn parlie parce qu’il donnait d’une main ce qu’il recevait de l’aulre, avec une profusion qui n'etait pas toujours conformc a la prudence. Lorsqu’il s’agissait de donner, le frerc et la soeur ne complaient pas plus l'un que l’autre. Ils avaient invente un proverbe digne de l’Evangile et s’en servaient pour rcpondre aux remonlrances de leurs amis. « Qui fait l'aumone s’enricbit, » disaient-ils, et ils continuaient a poursuivre la fortune par cetle voie, en sclivrant lous deux a de nobles exces de charile. La fortune, par le fait, ne leur avait pas fait defaut et jamais encore nc s’etaient accomplies les sinistres propheties de ceux qui out pour devise un lout autre proverbe sur la charile, un peu trop connu et trop souvent mis en action par le monde. Le docteur Leblanc et la soeur ignoraient, il est vrai, le luxe des quartiers ele- gants et des beaux equipages. Ils habitaient en- core dans une rue du quarticr lalin la demeure ou ils elaient nes; une vieille scrvanle aidait seulc leur cuisiniere, et mademoiselle Josephine conti- nuait a maintenir de scs mains l’ordre et la pro- prele aulour d’elle. Mais en loute occasion ils elaient magnitiquesa leur maniere, ct les artistes encourages , les ccoliers defrayes, les maladcs LA VIEILLE MAISON. 17 graluitement soignes et genereusement secourus, ajoutaient a la renommee du grand medecin et jetaient sur son nom un eclat qu’il n’avait point cherche. Simple et savant, guerissant les corps et respectant les ames, il aimait son art comme une mission re^ue d’en haut, et l’exer^ait comme un minislere sacre, avec respect et avec amour. II Lorsque Fleurange ouvrit les yeux le lendemain matin, il elait tard, car il faisait grand jour et on elait au mois de decembre. Il fallait aussi que son sommeil eut ete bien profond, car elle n’avait pas entendu allumer le feu qui flambait deja dans la cheminee. Ce sommeil en effet avail ete celui qui, dans la jeunesse, succede aux longues fatigues ou aux efforts longtemps soulenus pour supporter en silence 1’inquietude etladouleur. L’accesde larmes dela veille, le long repos de la nuit avaient apporte le double soulagement qu’appelaient les forces 18 FLEUnASGE. epuisees do lajeunefille, et sa premiere sensation fut celle d’un doux bicn-etre. Mais bienlot lous ses souvenirs se rctrouvercnl distinclemenl, et l’angoisse du premier reveil qui suit l’accomplisiement d’un grand malheur lui elreignit le coeur. Elle avait, il est vrai, peu connu son pere ; lc couventou elle avait etc elevee n’elail pas memo dans la ville qu’il habitait, et elle ne l’avait vu que rarement pendant son enfance ; mais les jours ou il apparaissait au couvent etaient pour l’un el pour l’autre des jours de fete. Il etait memo dif- ficile de comprendre qu’un pere si heureux de voir son enfant eut pu volontairement la laisser grandir loin de lui. Mais l’epoque de leur reunion vint enfin, et, pendant quelques semaines, le pere et la fille parcoururent ensemble l’ltalie. En de- voilant toutes ces merveilles a un esprit nalurelle- menl capable de les comprendre, l’artiste sentit se raviver l’eniliousiasme de sa jeunesse. Mais c’ctail une flamme qui ne se ranimait que pour s’etcindre. Bientot survint renvahissement de la maladie, le trisle relour a Paris, les fluctuations d’unmal qui affaiblissait l ame en meme temps que le corps et qui separait l’cnfant de son pere, landis qu’il vivait encore et qu’elle elait nuit et LA VIEILLE MAISON. 10 jour a son chevet. Ce regard, qui ne repondail plus au sien, ces paroles murmurees pres de lui sans pouvoir se faire comprendre, c’etait deja l’avoir perdu avant la separation de la mort, qui vint bientot. « 0 pere ! pere a peine connu et si \ite perdu! » tel 6tait le cri deFleurange, etpeut-Stre un reproche involontaire melait-il son accent a celui de la douleur. Elle ne devinait pas que c’e- tait un instinct paternel et sublime qui avait guide le pauvre artiste lorsqu’il s’elait separe de son en- fant. II voulait qu’elle fut forte; il voulait qu’elle fut pure; il voulait qu’elle fut pieuse; il voulait que sa belle et rare intelligence ne se develop- pat que lorsque l’ordre, un ordre immuable et divin, aurait ete etabli dans son amc ; il voulait enfin qu’elle flit tout ce qu’il n’avait pas ete iui- meme, et Dieu benit ce desir. Dans un beau site, voisin de Perouse, il ren- contra a la tete d’une simple ecole de charite une de ces femmes que le monde lui-meme saurait honorer et venerer si elles lui etaient revelees. Par le monde , j’entends la masse desgens railleurs et legers, hosliles a tous les sentiments qu’ils ne partagenl pas, et, plus qu’a tout autre, au senti- ment religieux. Ce monde-la, cependant, cst, en 20 FI/EURAKGE. somine, plulot soupgonncuxqu’injusle.ct incredule plulot qucmentcur; s’il voit l’apparence du mal, il cn suppose sur-le champ la realite; s’il voit l’ap- parence du bien, il s’imagine promptement que cetle apparence est trompeuse ; mais lorsque la vertu se montre evidente, irrecusable dans sa sim- plicite el sa verile et parvient a se faire regardcr telle qu’clle est, lc monde, mime ce monde-la, d’ordinaire s’incline. La chose est rare, ilest vrai, plus qu’clle nc devrait l’etre, parce que les ames parfailes cbercbent, non pas a se produire, mais a se cacher, et que le monde donl je parle cberche, non pas a les decouvrir, mais a les nier. La mere Madeleine etait une de ces grandes ames cachees. Pcrsonne ne parla jamais d’elle, ni de son petit monastere , destine a l’education d'enfants pauvres, mais ou elaient admises en petit nombre quelques jeunes filles d’une classe plus elevee. Comme tant d’autres monasteres en Ilalie, celui-ci etait dans une situation poetique et char- monte; il n’etait point cependant de ceux que 1’on apengnt de loin sur les hautes cimes dominant l un de ccsaspccls qui ravissenl le regard et trans- portent l’ame ; de ces aspects qui suggerent aux plus indifferenls lc desir de s’agenouiller, et qui I,A VIEILLE LIAISON. 21 ont inspire aux chretiens la pensee d’y fixer la priere dans de permanents sancluaires. Le convent de Santa Maria al Prato etait situe, au contraire, dans une vallee profonde et en- touree d’un paysage semblable a ceux oil Perugin et Raphael ont place leurs figures divines ou leurs scenes sacrees. Au loin, des montagnes, dont le contour, nettemenl arrfele, decrit a l’horizon des lignes liarinonieuses et douces, un ruisseau ser- pentant a travers des bois d’oliviers et c6toyant de loin en loin de rustiques habitations , oil se revelela main d’un peuple inslinctivement inspire pour les arts ; la verdure sombre de quelques pins et de quelques cypre$ se detachant $a et la sur l’azur malinal du ciel ou le soir sur ses teinfcs pourprees : tel est le caractere de ce genre de paysage, dont la beaute apaise et repose, comme celle des sommets sublimes transpose et exalte, et qui semble fait pour la meditation et le travail, comme les autres pour la contemplation et l’extase. Cefut dans cette relraiteque la Providence con- duisit le pere de Fleurange, guide peut-fitre par l’inspiration protectrice qu’il est doux d’attribuer aux meres ravies a leurs enfants. Ce fut entre les mains de la mere Madeleine qu’il la laissa lors- 22 FLEURANGE. qu’clle eul cinq ans, et jusqu’an jour ou clle en cut dix-huit, il ne la revit que deux fois par an ; mais d’annee cn annee, il se sentait plus certain d’avoir atteint pour elle le but qu’il se proposait. Flcurange n’avail cependant aucunc preuve a lui donncr de ses progres, sous la forme de prix ob- tenus ou de couronnes recucillies. Les solennites, ou ces trophees se distribuent, etaient inconnues a Santa Maria al Prato, ainsi que ces examens au sujet dcsquelsla memoire se remplit pourun jour de faits quisouvent n’y demeurenl que ce jour-la. En realite, on n’avail nullement cherche a lui donner une instruction variee, mais on lui avait enseigne a savoir apprendre, on lui avait donne le gout del’etude, du travail et du silence. Elle etait naturellement vraie et courageuse; elle devint de plus adroite et active. La mere Made- leine semblait avoir pressenti que cetle jeunesse, si abritee a son debut, serait un jour plus exposee qu’une autre au rude souffle de la vie. Sans doute elle ne prevoyait pas que Fleurange dut sitot demeurer seule, mais ce qu’elle avait penetre du caraclere de son pere, ce qu’elle savait de son bistoire, lui avait fait comprendre qu’une sagesse, et, en quelque sortc une experience prematuree, devait sorvir de sauvcgarde a sa fille. Ce qui cut LA VIEILLE MAISON. 25 etc vrai si son pore cut vecu, ne l’elait pas moins maintenant que sa mort la laissait uniquemcnt li- vree a elle-memc. Fleurange rcsista a la tentalion de resler dans son lit, absorbee dans ses tristes pensees. Elle se leva a la hate, et elle etait prete lorsque mademoiselle Josephine entra dans sa chambre pour la troisieme fois. Un sourire anima les traits de la vieille fille, lorsqu’elle reconnut l’effet d’une bonne nuit sur le visage de sa protegee. Celle-ci, emue et reconnaissante, et conservant encore les habitudes italiennes de son enfance, s’inclina pour baiser la main de sa bienfailrice. — Laissez done ma vieille main, dit mademoi- selle Josephine, et embrassez-moi, s’il vous plait ; maintenant ne faisons pas atlendre mon t'rere. Voila neuf heures, e’est l’heure de notre dejeuner, qui ne varie jamais. Fleurange suivit son hotesse dans la salle a manger, voisine du salon. L’ameublement de ces deux pieces n’avait pas etc renouveledepuisplus de cinquante ans ; rien neanmoins n’y sernblait dela- hre, grace a l’exquise proprete quiregnait partout. Le docteur etait deja a table. Mademoiselle Josephine se mit en face de lui, plagant Fleu- range eritre eux deux. FLEURANGE, 21 — Vous voila rctablie, dit le docteur,cn tcndanl la main a la jcune fille ; j’en suis bien aise, mais de pcur de rechute , vous allez rester sous mes yeux pendant quclques jours encore; jc vous en previcns, tout cela est arrange, et, d’ici a votre depart, vous ne remonterez plus a votre quatrieme etage. — Monsieur, que puis-je vous dire?... vouo elcs si bons tous deux, et je vous aimc lant, que j’accepte l’aumbne de votre main, sans honte, et presque sans peine. — Je vous defends de vous servir de ce vilain mot-la, dit mademoiselle Josephine. — C’estpourlant bien l’aumone, dit Fleurange, d’une voix triste et fcrme, puisque je n’ai plus rien, el qu’aujourd’hui, pour acheter un morceau de pain, il m’aurait fallu lendre la main. Fleurange n’avait pas encore ouvert son coffret a ouvrage, que mademoiselle Josephine avait fait descendre avectous les autres effets, et dans lequel die avait replace les cent vingt-cinq francs. — Allons! allons ! vous n’en etiez pas la encore, Dieu mcrci! mais laissons cela, et parlons de choses plus importantes. II vous faut repondre sans delai a votre oncle. — Oui ! je le pense bien ! dit Fleurange, et apres LA VIEILLE MATSON. 25 un silence, elleajouta : — Je vais lui demander la faveur de me recevoir pour un mois. — Mais, d’apres sa lettre, il me semble dispose a vous offrir une hospilalite beaucoup plus com- plete que celle-la. — Peut-6tre! mais je ne veux l’accepler que jusqu’a cequej’aie trouve un moyen de vivre sans lui 6tre a charge. — Quelle inlenlion avez-vous done? — Je ne saispas, dit Fleurange, mais il y a bien des moyens degagner sa vie, n’est-cepas? eh bien, je tacherai d’en trouver un quine soit pas au-des- sus de mes forces. Le docteur la regarda, puis il dit : — Il ya bien des chosesqui sont alaportee devos forces etquicependant vous seraient impossibles. — Pourquoi? dit Fleurange. — Impossibles pour vous a votre age et telle que vous etes. — Pourquoi? repeta Fleurange. — Je vous l’expliquerai, quand vous m’aurez ditce que vous comptez faire. — Allons done, dit mademoiselle Josephine avec impatience, il n’y a pas lant de fa^ons a faire pour lui dire que, lorsqu’on est jeune et jolie, il faut prendre garde a ce qu’on fait. Si elle ne sait pas 2C FLEURANGE. encore cela, celte pelite, le plus vile on Ten pre- viendra, lc mieux celavaudra. — Jeune ct jolie, repeta tranquillement Flcu- ronge, sans que le plus leger embarras fit rougir son visage : oui, jc sais bien que cela va me gencr beaucoup, dansma position ;il vaudrailbien mieux etre laide etavoirdixans de plus, j’avaisdeja pense a cela. C’est bien malbcureux, mais que faire? Le docteur sourit; jamais il n’avait entendu de femme admcltre sa propre beaute avec aussi peu devanile. La simplicity de Fleurange, la candeur cnfanline de ses grands youx, donl l’expression etait cependant grave etredeebieje frapperenf, el il sentit croitre Finlerel qui, jusqu’a ce moment, s’elait plulot adresse a la position delaissee de la jeune Lille qu’a elle-meme. Il reprit cn souriant : — Quant a ce malheur-la, il faut vous y resi- gner, pour an moins vingt ans encore. Mais voyant que Fleurange ne souriait point en relour et devenait au conlraire de plus en plus serieuse : — Du reste, rassurez-vous, dit-il, si jamais vous cn venez la, nous trouverons moyen de surmonler cette difficulty. Lc visage de Fleurange s’epanouit. LA VIEILLE MAISON. 27 — Oh ! merci, monsieur; je me sens tantde cou- rage, si vous saviez? Et puis, ajoula-t-elle, je vous assure qu’il y a beaucoup de choses que je sais faire. — Voyons unpeu, dil le docteur. — D’abord, pourinstruirelesenfants,jecroisque j’ai de l’aptitude; je les aime, ils m’aimentaussi, et m’obeissent tres-volontiers. — Ensuite? — Je sais l’italien et l’allemand (car j’ai tenu a bien parler la langue de ma mere) ; mon pere trou- vait aussi queje lisais bien tout haut. II avait beau- coup entendu lire et declamer, et il disait que ma voix et mon accent lui plaisaient plus qu’aucun autre. Sa tendresse l’aveuglait peut-etre, mais peut-6tre aussi avait- il raison et je pourrais essayer. — Hum ! . . . dit le docteur, il y a beaucoup a dire pour et contre ce talent-la. — Enfin, monsieur, jepuis travailler detoutes les manieres, je sais bien coudre, je sais laver, repas- ser, balayer ; je pourrais meme bien faire un peu de cuisine. Le docteur regarda encore une fois le noble visage de la jeune fille, tandis qu’elle enumerait ainsi avec complaisance les humbles et rudcs tra- 28 I'EEUIiANGE. vaux dont clle se croyail capable. II olait evident qu’elle etait sincere ; lout ce qu’elle venait de dire, on ne pouvait douler qu’clle ne put ct ne voulut le fairc. II se sentit emu et garda le silence. Mais mademoiselle Josephine s’ecria avec en- thousiasme : — Yoila ce que j’appelle une education ! Qui done, ma chore enfant, vous a appris tant dc choses raisonnables et utiles? Des larmes d’atlendrissement vinrent aux yeux de Fleurange : — C’cst ma chere mere Madeleine, dil-elle. Cette reponse provoqua de nouvelles questions, auxquelles Fleurange repondit en racontant en detail comment s’elait passee son enfance. La satisfaction du docteur croissait a chaque mot de ce recit, qui battait cependant en breche deuxde ses prejuges. Sans avoir l'antipathie des jolies figures, elles lui inspiraient une sorte de mefiance, ou tout au moins d’inquielude, que sa longue experience avail sans doule fort souvent verifiee. Mais en regardant cette jeune fille, si bardie ct si modeste, si forte et si delicate, el qui semblait prete a lutter si courageusement contre les difficulles de la vie, LA V1EILLE MA1S0N. 29 comment lui en vouloir d’etre belle? comment, en un sens, nepasl’oublier? Ensuife le doctcur avail une singulicre, et vu l’ensemble de ses croyances, une inconsequente prevention conlre les couvents. II semblait s’etre reserve cc point de contact avec les gens qu’il combatlait habituellcment sur tous les autres. Et voila qu’une education, qui se trouvail conforme, non-seulcment a toutes ses idees, mais a toutes ses manies, elait une education de couvcnt ; il lui fal'ait, sur ce sujet, commc sur d’autres, modifier un peu ses opinions, et il s’y resigna de bonne grace. On en revint ensuite a la lellre de Francfort. Le frereet lasoeur commcngaicnt deja a penser avec regret au depart de leur jeune protegee, mais neanmoins ils senlaientqu’iletaitde son interet de ne point tarder a la rapproeber de celte famille qui se souvenait d’ellc a une heure si opportune. Sur l’avis de mademoiselle Josephine, Fleurange se mit done sur-le-champ a l’ceuvre. Sa lettre, courle et simple fut bienlot ecrile : el!e l’apporta a mademoiselle Josephine. Celle-ci en commenga la lecture d’un air satis- fail, mais arrivee ala signature, son front se rem- brunit tout d'un coup : 5!) FLEURANGE. — Qu ya-l-il? dilFleurange; j’ai fuitquelque faule ou quelque bevue? — Non,en aucunefa^on; lalcltrc eslbien,cllcnc saurait 6tre mioux, mais. .. mais... — Quoi done? parlez-moi franchement, je vous en conjure. — Eh bien, e’est.. . en vei ite je n’osc vouslc dire. . — De grace, dit Fleurange, dites-moi ce qui vous a deplu ; il n’y a rien dans cette lellrc que je ne sois prele a changer scion vos conseils. — C’cstque... vous ne pouvez pas changer cela. — Mais qu’est-ce done? chore mademoiselle vous m’effrayez vraiment, dit Fleurange en insis- lant d un air inquict. — Vous ne pouvez pas changer votre nom de bapteme, dit enfin la vieille Fille. — Mon nom de bapteme? dit Fleurange avec surprise : e'est mon nom qui vous deplait a ce point? j : en suis faclice, ma mere Madeleine l’aimait tant ! File disait qu’il signifiait : Fleur ties anges, le plus beau des anges, l’ange Gabriel, qu’elle regardaitcommemon patron. Eile m’appelait meme indifferemment Fleurange ou Gabrielle. — Gabrielle ! s’ecria vivement mademoiselle Josephine, Gabrielle! a la bonne lieure, voila un nom que lout le monde comprend ! Comment ! e’est LA VIE1LLE MAI SON. 31 la, selon votre mere Madeleine, ce que veut dire Fleurange? mais alors, jevous en supplie, je vous en conjure , reprenez celui-la , et abandonnez Fautre !... Le docteur etait depuis quelques instants oc- cupe a relire la leltrc du professeur Dornthal, demeuree entre ses mains depuis la veille. It leva maintenanl les yeux et redevinl attenlif a la conversation. Tandis que Fleurange hesitait encore a repondre a la singuliere demande de mademoi- selle Josephine, il dit : — Je necomprendspas l’insistancede ma sceur a ce sujet, et quant amon sentiment personnel, il est lout contraire au sien. Mais il se pourrait bien, au fait, que le plus simple de ces deux noms fut plus conforme que l’aulre au gout de la bonne famille allemande qui vous attend, et pcut-elre Gabrielle serait-elle mieux l’e^ue que Fleurange. D’ailleurs, continua-t-il en souriant, vos petits-cousins d’outre- Rhin prononceraient sans doute ce nom d’une fa$on qui en diminuerait le cbarme et qui oterait toufe espece de sens a la pieuse et poetique inter- pretation que vous venez de lui donner. — Cela se pourrait, dit Fleurange, en souriant a son tour. En tous cas je feraila-dessus ce que vous me conscillcrcz. 52 FLEUR AN GE. — Nous y rcfiechirons, ditle docleur; puis par- courant encore une fois la letlre du professeur : — Savcz-vous, dit-il, quel csl 1c nom de cct etranger, qui, cn achelant le dernier tableau de voire pere , vous a rendu , sans lc savoir, un si grand service? — Non, je l’ignore. Ce tableau fut vendu , ainsi que tous les aulres, lorsqu’au debut de sa fatale recbule, mon pere vit diminuer ses ressour- ces et qu’en meme temps il perditl’espoir de pou- voir les renouvelcr. Mon pauvre pere ! poursuivit- cllc d’une voix attendrie, il etait deja tres-malade le jour oil, pour achever ce tableau, il me fit poser... Fleurange s’arrdta tout d’un coup et rougif. Le regard du docleur sembla l’interroger. Elle pour- suivit alors simplement, mais non sans trouble : — L’acquereur du tableau fut peut - etre un etranger qui vint visiter l’alelier ce jour-la. Du moins, je l’avoue, e’est une idee qui m’est deja venue plusieurs fois. — Pour quelle raison? — Tarce qu’il s’extasia devant celte Cordelia et demanda la permission de revenir la voir lors- qu’clle serai t acbevee. Mais mon pere, apres ce jour, ne pul plus y donner un scul coup dcpinceau, LA VIEILLE MAlSOJi. 53 cl lc tableau fut vcndu,lel qu’iletait, avec tous lcs a u Ires. — Cel amateur etait-il Allemand? — Je l’ignore ; il parlait tres-bien frangais, mnis avec un leger accent, je ne saislequel. — Etait-ce un grand seigneur? — Je ne sais pas, je n’ai jamais vju de grand seigneur. — Mais enfiri , quel air avait-il, ce visiteur, que Dicu benisse?dit mademoiselle Josephine. — L’air noble et fier, une physionomic remar- quable, une voix grave et sonore, repondit Fleu- range. Cependant, malgre la reconnaissance que je lui dois peut-etre, le souvenir de sa visile me trouble et m’altriste toujours. — Pourquoi cela? dit mademoiselle Josephine. — Farce qu’elle amena la derniere et fatale crise de la maladie de mon pere, qui deja a cello epoque ne pouvait plus supporter la plus legcre agitation. Je ne sais quelles paroles cet elranger murmura pres de lui en me regardant , mais elles troublerent fortement mon pere, qui me dit, d’une voix tremblante, de quitlcr Eatelier. D’ordi- naire, il ne me permettait jamais d’y parailre a 1'heure des visites. Le soir de co jour, il me parla avec agitation de l’abandon ou j’allais me trouver, 31 l'LEUIUiNGIi. ot me fil plusieurs incoliercnlcs recommendations, qui furent ses dernieres paroles. Apres cela, il ne rccouvra jamais sa pleine connaissance. — Pauvre piire ! dilledoclcur; — mais il n’in- sista pas sur le sujet qui avait amene ce recit? La rougeur fugitive de Flcurange s’elail evanouie; elle ctait maintenant pale et calme comme auparavanl , sa plume a la main prcte a corrigcr sa letlre selon l’avis du docteur. Apres une derniere deliberation entrc la jcune fille et ses vieux amis, il fut decide que la lettre serait envoyee, apres avoir etc si- gnee: Gabrielle d'Yves. ill Le jour ou Marguerite avait epouse Gerard d’Yves, le vieux Sigismond Dornlhal avait efface de son testament le nom de sa fille, et il avait joint a cet acte la defense de jamais prononcer ce nom de* vant lui. Bienlol cependanl, ramenea l’indulgence par la maladie, et presse par les instances de son second fils, Ludwig, le frere prefere de Margue- I.A YIEILLE SIAISON. 55 rile, ilavaitconsenti aadressera celle-ci quclqucs paroles de benediction et dc pardon, mais lors- qu'elles parvinrenl a Pise, la pauvre Marguerite venait d’expirer !.. . Dans remporlement d’un dcs- espoir qui ajoutait encore a l'impeluosite et a l’irredexion de son caractere, Gerard dechira la lettre qui contenail ce tardif pardon et n’y re- pondil que par ces seuls mots : « II est trop lard ! » Ce fut ainsi que le vieux Dorntbal appril la mort desa fllle, ct il mourut lui-meme peu apres, ignorant la naissance de 1'enfant auquel elle avail donne le jour. Son heritage fut partage enlre ses deux fils, mais Ludwig, voue aux lettres et deja, a retie epoque, cn possession d’unc chaire de pro- fesseur a Leipzig, abandonna enlierement a son frere aine l’administration de leur forlune com- mune, et Heinrich Dorntbal devint le seul chef de la maison dc commerce et de banque fondee par le vieux Sigismond. II disposa des lors des capi- taux de son frere comme des siens, lui faisant toucher regulierement ses revenus, sans que Ludwig se m6lat en aucune fagon des affaires. Ludwig, pendant ce temps, avait poursuivi sa car- riere de son cote assez brillamment pour attirer bicniol sur ses travaux 1’altcntion des savants de 50 F LEU RANGE. (oule rAllcmagne. L’un de ccux-ci , qui liabi- tait Francfort, l’invita a vcnir passer chez lui le temps que lui laissaient libre cheque annee les vacances des nombreux etudianls assidus a ses cours. Le resulfal de celte visite fut que la fille de ce professeur devint la femme de Ludwig Dornthal, et avec le temps la mere de ses cinqen- fanls. En se mariant, le professeur abandonna sa cliaire de Leipzig pour vcnir s’elablir dans la ville natalc de sa femme. La, il cessa de professor publiquement, mais il continua a ecrire des livres dont le succes ajoulait lous les ans a la reputation du professeur et augmentait un bien-elre, que les affaires florissantes do la maison de commerce rendaient deja fort suffisant. Telle etait, en peu de mots, la situation de celte famille etrangere qui attendait Fleurange. Une nouvelle lettre repondit promptement a la sienne; son oncle lui exprimait, avec la plus vive effusion, la joie de l’avoir retrouvee et l’invitait tres-parti- culierement a arriver a Francfort a temps pour y passer avec eux la fete de Noel, si chere en Allc- magneaux reunions de famille. Pour cela, elle devait quitter Paris au plus lard le 21 decembrc, car il fallait a celte epoque au inoins trois jours ct trois nuits pour faire le voyage I, A YIEILLE MA1S0N. 57 de Francfort. Le docteur et mademoiselle Jose- phine, malgre le regret de se separer de leur jeune protegee, avaient done hale les preparalifs de son depart, car ils etaient touches de l’empres- sement qu’on lui temoignait, et les leltres de cet oncle inconnu leur faisaient pressentir pour elle une douce vie de famille, dont ils ne voulaient pas la lenir eloignee. Chaquejour, cependant, ajoutait a l’attrait que leur inspirait Fleurange, et a la reconnaissante tendresse de celle-ci. — Si cela durail huit jours de plus, disait le docteur, je ne pourrais plus me separer de cetle enfant-la ! — II Taut done bien vite qu’elle parte, repondait mademoiselle Josephine, car e’est pour son bien, et nous lui ferions tort en la gardant pres de nous. Fleurange ne disait rien, mais ses yeux passaient tristemenl de l’un a l’autre de ses vieux amis, lorsque vint enfin la derniere journee qu’elle eut a passer pres d eux. Elle s’efforgait, toutefois, de reprimer ses larmes pour ne pas les affliger, et faisait silencicusement ses modestes paquets, aidee activement par le frere et la sceur. — Un adage anglais, que je trouve fort juste. FLEURUSGE. ;s (lit le doctcur, place l’hospitalite qui f'acilite 1c depart d’un hole au meme rang que celle qui ac- cucille son arrivee ; c’est celle-la que j’cxerce en ce moment envers vous, ma chore Fleurange. Fleurange achcvait cn ce moment, a la hale, le repas toujours triste qui precede un depart. Le doefeur s’apenjut que le courage de la jeune fille faiblissait. Lui-meme se senlail tres-atlendri en regardant son jeune et pale visage, en songeant au long et solitaire voyage qu’elle allait entre- prendre, et au bout duquel ilne setrouverait pour la recevoir que des gens, bienveillanls peul-etre, mais tous inconnus. Toulefois, il reprit d’une voix encourageante : — Allons ! allons ! ma petite , tout s’annoncc bien pour vous la-bas ; ayez confiance et ne vous laissez pas abaltre. — Yous avez raison , dit Fleurange en se levant, j’ai lieu de benir Dieu, je le sens, et je ne veux 6tre que reconnaissante ; en tous cas soyez sur que je serai courageuse. II etait huitheuresdu soir: le fiacre, quidevailla conduire a la diligence, l’attendait a la porte ; ellc dcscendit, accompagnee du docteur et desa soeur, qui monterent en voiture avec elle. La nuil etait noire, et la neige lombait a gros flocons, la neige, LA VIEILLE 5IAIS0N. 30 que la jeune fille, elevee sous le ciel de l'llalie, voyait pour la premiere fois de sa vie. Cetle vue lui causaitun melange de curiosite et d’effroi. Le nou- veau et l’inconnu semblaient l’environner de toutes parts ; mais ces deux choses, altrayantes en gene- ral a l’age de Fleurange, revetaient ici un aspect plus fait pour oppresser son jeune coeur que pour le dilater. Elle frissonnait malgre elle et serrait autourdesa taillel’epais manteau qui luisemblait leger pour la garantir d’un froid si rude et auquel elle etait si peu habituee. 11s garderent tous les trois le silence pendant quelques instants. Fleurange prcssait bien fort la main de mademoiselle Josephine et la portait de temps en temps a ses levres, malgre les efforts de celle-ci pour l’en empficher. Deson cole, mademoiselle Josephine, d'une voix mal assuree, lui renouvelait une foule de reeom- mandations, deja mille fois repetees, entre autres cellede leur eerire sou vent etregulierement. Puis, elle lui passa au bras un petit panier ou elle avait reuni, avecune ingenieuse bonte, les divers objets qui pouvaient lui etre utiles en voyage, ainsi que plus d’un souvenir, qui, au loin, lui rappellerait sa vieille amie. On arriva trop vite au terme du trajct. iO REURANGE. — J’ai retenu voire place dans le coupe, dit le doctcur, en descendant de voilure. Vous y serez seule avec une de mes malades, tres-faible encore, mais qui veut absolument allcr rejoindre son mari en Allemagne. Elle emmene avec elle ses deux enfants. Vous n’aurez pas d’autres compagnons de voyage. — Merci ! dit Fleurange a voix basse ; on dit que les prieres des orphelins portent bonlieur: puissent lcs miennes vous le prouver a lous les deux ! Elle ne put dire un mot de plus; une derniere fois elle se jeta au coude mademoiselle Josephine, et l’instant d’apres, appuyee au bras du doctcur, elle traversail avec peine la cour obstruee au bout de laquelle se trouvait la diligence. La neige les avait retardes en chemin et rendait maintenant chaque pas difficile. Les compagnons de voyage de Fleurange avaient deja pris leurs places, on n’at- tendait plus qu’elle. Les chevaux etaient atteles, et le conducteur ajoutait au bruit de leurs pietine- menls celui de ses exclamations d’impatience : « Allons 1 allons done 1 en route ! » repetait-il d’urie voix rude. Fleurange, pressee, poussee, elourdie et effrayee, n’eut que le temps de serrer encore une fois la main du doctcur ct de s’elancer dans le coupe. La porle sc referma a l’instant. Un LA VIEILLE MAISON. 41 grand bruit de ferraille, des cris, des coups do fouet, mSles de vociferations, oil se distinguaient ces mots: « Adieu ! a revoir ! a bientot! » et d’autres exclamations beaucoup moins harmo- nieuses, et la lourde diligence se mit en marcbe. Fleurange alors, affranchie de toule necessite de prendre sur elle, se donna le soulagement de ne plus se contraindre et de laisser cooler ses larmes avec abondance et en toute liberte. Elle pleura ainsi fort longtemps sans faire aucun effort pour s’en empecher. Pourquoi aurait-elle fait cet effort? elle etait seule, bien completement seule maintenant. Jamais encore elle ne l’avaitele a ce point. Toutes les images du passe s’effatjaient dans le lointain, et l’avenir ne lui en presentait aucune. Tous ceux qu’elle avait aimes depuis qu’elle etait au monde, elle en etait separee, soit par la mort, soit par des absences indefinies. En serait-il toujours de meme?... Serait-ce la son sort sur la terre?... Ne pourrait-elle jamais aimer avec securite, avec confiance, avec repos?... Serait-elle touiours eloignee ainsi des lieux comme des per- sonnes au moment ou son coeur commencerait a s’attacher aux uns ou aux autres?... ce coeur tendre, ce cceur ardent, ce coeur qu’elle avait deja senti battre si fort de tendresse et de joie, d’admi- Fl.EUP.ANGE. ration ct d’enlliousiasme?... Et tandis quc ses ycux erraicnt dans la sombre nuit, entrevoyaiit dans 1’ ombre, des objets qui lui semblaicnt etre des fanldmes, revetus de blancs linceuls, son imagination lui faisait revoir dans un rniroir ma- gique toutes les scenes diverses de sa courte vie: et le beau cloitre de Santa Maria al Prato, et la lerrasse au sommet d’ou la vue s’etcndait si loin ! et les traits nobles et doux de la mere Madeleine ! Puis venaient les souvenirs melanges qui se rap- porlaient a sonpere. D’abord, eette vision rapidede l'llalie danstoutesa splendeur, ensuitelesterribles et sombres jours de Paris, et puis, a l'heure la plus sombre de toutes, l’apparition bienfaisante de ses vieux amis ; de ces amis qu’elle aurait lant voulu ne plus quitter, et a qui elle venait mainte- nant de dire adieu, adieu peut-6tre pour tou- jours ! II etait impossible a Fleurange de dominer en ce moment ses tristes pensees. Parfois, cepen- dant, sa raison lui I’appelait ceux qui l’atten- daient, l’accueil qu’il lui etait permis d'esperer, la bonte de la Providence, qui lui ouvrail un tel re- fuge ; mais, en vain : la consolation semblait ne plus pouvoir penetrer dans son ame, ct, contreson habitude, l’abattcmcnl triomphait d’elle. LA YIEILLE JIAISON 4” « S’ils sont bonsl et si je les aimel se disait- elleavec amertume, je suis sure que j’aurai a les quiller bientotl S’ils sont le conlraire... ici son imagination se donna carriere et lui repre- senta l’avenir sous les couleurs les plus sombres. Mais cette nouvelle reverie n’avait point la clarte de la premiere, et bientot ses previsions commen- cerent. a se m61er dans une vague confusion avec ses souvenirs. Peu a peu la fatigue, le mouvement de la voiture, et la nuit aidant, le sommeil gagna la jeunevoyageuse, et transforma en un reve agile et indistinct toutes les pensees qui venaient suc- cessivement de l’assaillir. Au bout d’un quart d’heure, elle fut soudaine- ment reveillee. Un objet fort lourd venait de tomber sur son epaule, et de la avait glisse sur ses genoux... Elle se souleva, et etendanl les mains dans l’obscurile, elle les posa sur la longue et soyeuse chevelure d’un enfant. Jusqu’alors elle avait plutot devine qu’entrevu dans le coin oppose du coupe, une jeune femme, pale et malade, qui entourait de ses bras l’enfant place pres d’elle, tandis que l’autre, plus petit, dormait appuye sur celui-la. C’etait le second de ces deux enfanls qui venait subitement de changer de posture. 1 lcurange le comprit et se pencha sur lui pour FI.EUrtVKGE. le I'clever douccmcnt, alia de le placer plus coin- modement sur ses genoux. Puis, clle appuya sur son sein la polite tele endormie et einbrassa ten- drement lc doux visage qui se trouvait maintenant tout pres du sien. Ce leger incident cut I’effet subit et imprevu dc rnetlrc en fuile lousles fantomes que son irnagina- lion venait d’evoquer pour aggraver ses peines. Elle se souvint avee remol ds de ses murmurantes pensees. — 0 mon Dicu ! dit-elle, en serrant l’enfant dans ses bras , mon Dieu ! si j’aime ce pauvre petit, dont je ne connais pas memo les traits, sije me sens toute disposee a veillcr ici loule la nuit pour proleger son sornmeil, quene ferez-vous pas pour votre enfant, vous, mon Pere? Elle leva les yeux pour prier un instant, non des levres, mais du occur. La neige avait cesse de tomber. Sur le ciel, degage de nuages, apparais- sait une brillante etoile. Dans l’ame de Fleurange aussi les nuages etaient dissipes, el la mysterieuse lumiere d’en haut venait de renaitre. Elle regarda l’etoile avee ravissement, puis elle ferma les yeux et se rendormit doucement, l’enfant dormantdans ses bras aussi profondement qu’clle-meme. I A VIEILLE MATSON. 45 IV Ce fut la jcune fille qui se revcilla la premiere, lorsque parut lc jour, et peu apres, tandis qu’elle regardait avec admiration ie bel enfant eridormi, elle vil ses grands yeux s’ouvrir a leur tour. Leur premiere expression fut celle d’une extreme sur- prise, melee d’un peu d’effroi, mais le regard et la voix de Fleurange eurent bientot un effet rassu- rant; les grands yeux devinrent souriarits, comme la bouehe enlr’ouverte, les petits bras se tendirent vers elle, puis bientot se serrerent autour de son cou et ce fut une connaissance faite. Pendant ce temps, la pale et languissante jeune mere sortait avec effort d’un accablement plus difficile a se- couer que le sommeil. Elle rougit faiblement, et murmura quelques mots d'excuses lorsqu’elle apergut son enfant dans les bras decelte belle incon- nue. Mais Fleurange la rassura, en protestant avec un accent de verite indubitable que l’enfant ne la genait en aucune fagon, et bientot elle s’apergut •i6 FLEURANGE. que sa presence ne scrait rien moins qu’inulile a la pauvre convalesccnle : les cnfants, reveilles apres le longsommeil de la nuil, l’elaient tout a fait, et Ton sait que des cnfants reveilles et enfer- mes dans un etroit espace arrivent facilement a un degre de turbulence qui n’a que l’avantage de ramener la lassitude, et avec elle le sommeil. Pendant la premiere de ces deux phases, la pauvre mere avait fait de vains et faibles efforts pour les contenir. Au bout de quelques instants, elle etait retombee, non-seulement epuisee, mais defail- lante. Fleurange alors se rapprocha et commenga par lui improviser un oreillcr avec les eludes epars autour d’elle, puis elle ouvrit le petit panier que lui avait donne mademoiselle Josephine, et en tira un flacon dont le conlenu, verse sur un mouchoir, applique au front, et sur les joues pales de la malade, sembla bientdt la ranimer. — Je vous remercie, dit-elle, vous m’avez fait grand bien; je suis faible, voila tout, mais je ne croyais pas l’etre aulant. — Ne vous faliguez pas, reprit Fleurange, j’aurai soin des enfants. La mere sourit et porta la main a sa tetc, indi- quant par ce geste la fatigue que lui causait le bruit qu’ellc n’elait point parvenue a faire cesser. LA VltILLE MAISCN. 47 En ce moment, en effet, le plus petit des deux enfanfs elait debout sur la banquette et cherchaita atteindre ce filet, de penible memoire, suspendu jadis comrae une lourde epee de Damocles sur la tele des voyageurs, et qui servait de receptacle a tout ce qu’on n’avait pu loger ailleurs. L’escalade de l’enfant n’etait pas sans motif, car son frere l’avait deja tenlee avec succes, et avait trouve moyen de saisir a tracers les mailles du filet, un petit cor de chasse en miniature, sur lequel il exe- cutait en ce moment une fanfare. Pourquoi ne lui serait-il pas possible, a lui aussi, d’atteindre son tambour qu’il voyait la, presque a sa portee, s’il pouvait seulement se grandir un peu? Et il regardait Fleurange d'un air suppliant; mais celle-ci, au lieu de repondre a la muelte priere, s’empara de lui en riant et le plaga sur ses genoux, puis enlevant adroitement le cor de chasse des mains de l’autre enfant, elle leur de- manda s’ils voulaient ecouter une tres-belle bis- toire, qu’elle leur raconterait s’ils etaient sages. En un instant ils furent tous les deux bloltis pres d’elle, et alors, a voix basse, elle fit succeder un recil a l’autre, et les tint ainsi, silencieux et attentifs jusqu’a ce que revint l’heure du som- meil. 48 FEE CHANGE. A la fin de ce second jour, les deux compagnes de voyage avaienta peu pres fait connaissance. — Comment puis-jeassez vous remercier, disail la jeune femme, ct quelle licureuse chance a etc la mienne de vous rencontrer ! — Ne me remcrciez pas, votre petit enfant m’a fait plus de l>ien que je ne puis lui en rendre. Cette reponse, comme de raison, ne diminua en rien la reconnaissance melee d’admiration qu’elle avait inspirbe a sa compagnc, et comme de l’attrait a la confiance il n’y a qu’un pas, celle-ci cut bientot raconte a Fleurange toutc sa simple his- toire. Elle avait fait une chute tres-grave, trois mois auparavant, et on avait desespere de sa vie; alors son mari l’avait amenee a Paris pour y consulter le docteur Leblanc, et le docleur l’avait guerie. Les yeux de Fleurange s’animerent, e’etait une joie inesperee que de pouvoir parler de ses chers vieux amis. — II est si habile etsi bon! dit -elle. — Oh ! oui, en verite, e’est plus qu’un medecin, e’est un bienfaiteur. Je lui ai pourtant desobei en partant si vite ! il disait que j’etais trop faible encore, je disais que non, mais je vois qu’il avait raison. LA V1EILLE MAISON. 40 — Pourquoi avez-vous fait cela? — Parce que mon pauvre 'Wilhelm est seul ct m’atlcnd avec impatience. — Votre mari ? — Oui. — N’aurait-il pas pu venir vous trouver? — Non, il est le principal employe do M. Dorn- thal, et ne peut quitter son poste que tres-diffici- lement. A ccnom, le cceur de Fleurange battit. — Parlez-vous de M. Ludwig Dornthal? dit- elle. — Non, de son frcre, le riche banquier. — Et l’autre, le professeur, le connaissez- vous ? — Je nel’ai jamais vu, mais Wilhelm leconnait bien; il est invite quelquefois aux soirees qu’il donne. Ce ne sontpas des bals, personne n’aimela danse dans celte maison-la. Ce sont des reunions pour causer, pour lire, pour regarder des gravures, pour faire de la musique. Wilhelm dit qu’ils sont tous savants, les filles comme les gargons et ma- dame aufant que monsieur. Enrecevantce petit renseignement sur la famille de son oncle, Fleurange eut un leger frisson. EIIc aimait fort l’etude, les arts encore davantage, elle 50 FLEURANGE. avait pour la lecture un gout qu’il avait fallu sou- vent reprimer; ncanmoins, ce mot cl esavant n’avait rien du tout d’atlrayanl pour elle. Savants! se dit-elle, tous savants! Cela vcut dire pedants, serieux, ennuycux. Allons, il faut en prendre mon parti, cela ne les empechera peut-etre pas d’etre bons, c’est la l’essentiel, et je ne dois certes pas pretendre a m’amuser dans celte vie. Encore line nuit, et une longue journee, qui tirait a sa fin, lorsque deslumieres plus frequentes et plus vives, des habitations plus nombreuses, annoncerent l’approche d’une grande ville. A cha- que pas qui les rapprochait de leur destina- tion, la joie de la mere et des enfants devenaitplus expansive. — II nous attend, n’est-cc pas? dit Paine des deux enfants. — Oui, oui, nous le verrons, dds que la voiturc s’arretera, mais ce ne sera que dans une lieure. Bienldt ce fut : Dans une demi-heure maintc- nant ! Puis : Dans un quart d’heure! Enfin : Nous y sommes ! La pauvre Flcurange dcoulail ses compagnons de voyage et les enviait d’avoir a chcrchcr ainsi LA VIEILLE MAISON. 51 avec certitude, au bout de leur longue route, un vi- sage connu etcher. Elle sesentait saisie de trislessc et d’une mortelle timidite. Enfiii la voiture s’arr&a. Comme au depart, grande rumeur, cris divers, lumiferes vacillanles, qui eclairaient tous les objets, et aucun d’eux distinctement. Fleurange, parrai tous ceux qui se pressaient autour de la voiture, cherchait, mais en vain, a deviner le visage qui pourrait etre celui de son oncle. La portiere s’ouvrit. Un homme de haute taille, ayant de longs cheveux et une longue barbe blonde, se pre- senta. — Est-ce lui ? Non, les cris de joie des enfants ont deja ap- pris a Fleurange qu’ils ont revu leur pere. — Bertha ! Bertha ! dit-il, et avant raeme d’em- brasser ses enfants, il presse les deux mains de sa femme et la regarde avec anxiete. Tu es bien pale, ma Bertha. — Ce n’est rien, repond celle-ci en pleurant, c’est la joie, Wilhelm ; je suis guerie et je te revois ! II tend alors ses bras a ses enfants, mais tfBRwy WMsmroFiumoB avant de quitter la voiturc : « Adieu, adieu ! » disent ensemble les petites voix, et les enfants se jetlcnt encore une fois au cou de Fleurange. — Wilhelm, dit a voix basse leur mere, remcrcie cette bonne et belle demoiselle, elle a etc un ange pour eux et pour moi pendant notre route. Un regard emu et reconnaissant se leva vers Fleurange. — Que Dicu vous en recompense, ma belle el gracieuse demoiselle, dit le mari de Bertha en otant son chapeau. Puis il ajouta en hesitant : — Sans doule, quelqu’un vous attend ici et je no puis avoir le bonheur de vous elre utile? — Je vous remercie, dit Fleurange avec pre- cipitation, je suis attendue, en effet, j’ai ici des parents. Mais tout enparlant, elle regardaitautourd’elle, avec anxiete. Dans la foule des visages inconnus qui l’entouraient, aucun ne sembla la chercher. Y-a-t-il meprise ? est-elle oubliee ? que va-t-elle fa ire? Ses compagnons de voyage, en attendant, ont quitte la voiture, et l'heureux petit groupe s’eloigne : elle les suit des yeux, le cceur serre. En cc moment parait, arrivant au grand trot d’un beau clicval, une petite voiture decouvcrle, LA V1EILLE MAISON. concluite par un jeune gargon dc dix-huit ou dix- neuf ans. II jelte les renes a un de ccux qui se trouvent la et saute en bas. A sa vue, le mari de Bertha dte son chapeau, et, en retour, une casquelte, po- see sur une epaisse chevelure, d’un blond ardent, est soulevee un ins' ant. Mais le nouveau venu ne s'arrele pas, il est tres-presse, tres-essouftle; il arrive en courant pres de la diligence, et dit d’une voix haletanle : — Mademoiselle Gabriclle ! — C’est moi, dit Fleurange, d’abord interdite de ce nom, prononce pour la premiere fois, et surtout de l’aspect de celui qui est venu a sa ren- contre. — C’est bien, descendez. Fleurange obeit en silence ; puis, cependant, apres un nouveau regard jete sur celui qui vient de lui tendre une main ferme : — Il n’y a pasd’erreur, n’est-ce pas? C’est bien mon oncle, M. Ludwig Dornlhal, qui m’envoie chercher? Elle regut, pour toulereponse, un signedetele aftirmatif : l’instant d’apres, un ordre concis, el promplement obei, avait fait descendre des hau- teurs de l’imperiale le modeste bagage de Fleu- 54 MEU RANGE. range ; en un clin d’oeil, il elait attache dcrriere le petit vebicule, ou son jeunc guide la fait ensuile monter, puis, aprcs l’avoir soigneusemerit enve- loppee en silence d’un grand manteau de fourrure, envoye avec la voilure, il remonte sur le siege, et le beau cheval repart, coramc il etait venu, au tres- grand trot. Fleurange se sentit d’abord elourdiepar le mou- vement rapide de la voiture, mais bientdt ce mou- vement me me lui devint agreable, par contraste avec leslourdcs allures et les rudes caliots de la diligence. Lefroid elait vif, mais l’excellent man- teau dont elle etait couverte l’empechait d’en souffrir, et, ainsi preservee, la sensation del’air, loin de lui elre deplaisante, lui causait au con- traire une animation inaccoulumee et lui faisait ressentir comme un surcroit de jeunesse etde vie. Le ciel au-dessus de sa tete elait etincelant d’e- toiles. C’etait une de ces brillantes nuits d’hiver, telles qu’on aimea se representer celleou s’accom- plit la venue du Christ, et ou, sur les hauteurs qui environnaient Bethleem , les anges vinrent en apprendre la nouvelle aux bergers el chanter sur terre leur celeste cantique. Nuil douce et sa- crce, dont ccllc-ci etait precisemcnt l’anniversaire. Au bout d’cnviron vingt minutes , la petite LA VIEILLE MAISON. 55 voiture se ralentit un peu et le jeune cocher se relourna etsembla se mettreen devoir de donner un eclaircissement que Fleurange chercha a com- prendre de son mieux : mais comme le bruit du pave rendait la chose a peu pres impossible, elle ne saisit que ces deux mots : «Monpere... » puis ceux- ci : « Christ Kindchen ! » apres quoi la tele, retour- nee un instant, reprit la meme attitude et le che- val sa premiere allure. Fleurange avait du moins appris ainsi, au vol, que ce jeune gar?on etait l’un des fils de M. Dorn- thal, et que son oncle n’avait pu venir , par une raison quelconque, a laquelle la fete du lende- main n’etait pas etrangere. Au premier aperiju, il lui sembla que son jeune cousin avait des ma- nieres un peu rudes et une figure assez etrange, mais en somme il s’etait montre fort actif et fort soigneux; quant a son talent pour conduire une voiture, il etait superieur, et les renes du beau cheval ne pouvaient 6lre en de meilleures mains. Apres cette courte interruption , ils continuerent lour chemin sans se ralentir un instant , malgre plus d’un detour parmi les rues sinueuses, et ils arriverent ainsi a une place plantAe d’arbres, qu’ils traverserent en entier ; enfin, a l’autre ex- trcmite la voiture s’arreta devant les marches d’un 56 FLEUl'.ASGU. perron qui conduisait a une porte de chfine, or- riee d’un lourd marteau de cuivre. Its etaient altcndus, car cette porte s’ouvrit a l'instant. Fleurange enlrevit une grande lumiere et bcaucoup de monde.... Son cousin etait deja a la portiere pour l’aider a mettre pied a terre. Des voix confuses, ayant toutes un cordial accent de bienvenue, se firent entendre. Une main vigoureuse soulient Fleurange, tandis qu’elle monte les six marches du pei’ron ct la fait entrcr dans le vesti- bule. Une grande femme, habillee de gris et coiffee d’un bonnet a fleurs, s’avance et l’embrasse. « A mon tourl dit une voix basse et sonore, e’est moi qui suis son oncle. » Fleurange leve les yeux sur un noble visage qui a Fair trop jeune pour etre couronne de cheveux blancs, et son oncle l’em- brasse en murmurant avec emotion le nom de Marguerite. A cote de lui se tient une belle jeune fille grave et blonde, tandis qu’une autre, blonde comme la premiere, mais plus jeune, ole a Fleu- range le lourd manteau de fourrure etdetache son chapeau. Un gargon de sept ans s’elance dans la rue pour aider son frere, et une petite fille de quatre a cinq ans reste attachee au jupon de sa mere, en regardant curieusement, d’un air ravi, la nouvelle venue. LA VIEILLE MAISON. 57 Fleurange, eblouie par les lumieres, troublee par la cordialile m6me de cet accueil, einue au point de defaillir, elait litleralement hors d’etat de parler, mais ses grands yeux voiles de larmes en disaient plus que toute parole, tandis que l’eclat inusite donne a son teint par Fair froid de la nuit et ses longues tresses tombees sur ses epaules, lorsqu’on lui avait enleve son chapeau, la rendaient plus touchante encore que de coutume, et telle qu'elle eut desarme les plus malveillants. Que devait done penser a sa vue ceux qui etaient si decides d’avance a la bien recevoir ? On Fentraina comme en triomphe dans une vaste salle, et la son eblouissement redoubla. Au milieu de la piece s’elevait un arbre brillamment illumine, auquel etaient suspendus des fruits de toutes sortes, des jouets, des fleurs et des bijoux. Deux lustres ajoutaient leur lumiere a celle quere- pandait l’arbre eclaire ; sous 1’und’cux, une demi- douzaine d’enfants etaient reunis autour d’une table chargee de gateaux, et quelquesjeunes lilies, ainsi que d’autres personnes plus agees, se trou- vaient groupes ga et la. En un mot, Fleurange se trouvait tout d’un coup, etpour la premiere fois de savie, au milieu de ce qui lui parut etre une tres-brillante reunion, 58 FLEURANGE. ou toutcs les figures, a commencer par cellcs de ses holes, luielaient inconnues. La personnc la moins timidc eut ete deconecr- tee; aussi Fleurange pcrdait lout a fail conteuance, lorsque celle qu’clle supposait dre sa tanle, la dame en gris et cn bonnet a flours, s’emparant d’elle, la ramcna en un clin d’oeil dans le vesti- bule, et de la dans une sorle dc petit parloir ou une seule lampe etait allumee. En traversant ce vestibule, elles avaient rencon- tre le jeune guide de Fleurange. — Est-ellc malade? a-t-elle besoin de quelque chose? avait-il dit avec un accent de bonhomie et d’empressement. — Oui, de repos; et avec cetle reponse ma- dame Dornthal avail ferme la porte au nez de son fils. Fleurange s’assit et reprit haleine : non-seu- lement il lui avait ete impossible de prononcer jusque-la une seule parole, mais ellen’avait meme paspu rassembler une pensee. Maintenant, grace ala tranquillite de lachambre, ellese calma promp- tement, et il ne lui fallut que pcu d’instants pour se senlir tout a fait remise. Elle etait jeune et vigourcuse, la fatigue du voyage etait a peine sen- sible pour die, et elle n’dait pas dc nature a se LA VIEILLE MAI SON.. 51i laisser longtemps surmonter parl’emotion el l’em- barras, surtout lorsqu’au fond elle se senlait si heureuse! Un seul regard, meme rapide cornme l’eclair, n’avait-il pas suffi pour soulever tous les poids qui pesaient sur son cceur et pour y fairc penetrer comme un transport de joie et de eon- fiance ? La voix de son oncle, les paroles qu’il avail dites en l'embrassant : « 0 Marguerite, est-ce toi? » l’avaienl fait tressaillir, puis les doux regards de ces belles jeunes filles, la vision de ccs enfant?, reunis sous l’arbre de Noel, tout, jusqu’aux brusques soins de son jeune cousin, lui faisait eprouver cette delicieuse sensation de securite, cette certitude d’etre protegee que, dans son aban- don de la veille, elle avait desire plus que la joie ou le bonheur. Elle releva la tete et regarda sa tante, qui restait debout et silencieuse devant elle. Decidement, sa tante etait laide ; elieetait meme d’une laideur surprenante, et cependant avant meme qu’elle eut parle, avant qu’elle eut souri, on voyait empreintes visiblement sur ce visage de- nue de tout agrement, deux grandes choses, plus belles que la beaute : l’intelligence et la bonte. — Restela, tout a fait tranquille, entends-tu, dit madame Dornthal, en tutoyant Fleurange, comme CO REUflANGE. si elle l’cut vuc naitre. Tiens, rcgarde la pendule, un quart d’heure te suftira, mais n’essayc pas de parler,ecoute-moi seulement. Tu esdans tafamille, entends-tu ? c’est-a-dire chez loi ; il faul que tu comprenncs bien cela. II n’y a pasde remercimenls a faire, tu es noire enfant. Nous en avions cinq, nous en avons six maintenant. C’est Clement, mon fils aine, qui a ete te cherchcr, parce que son pere ne pouvait pas quitter les enfants ce soir, et tu as vu en arrivant Hilda et Clara, et les deux petits, Fritz et Frida, qui etaient aussi la pour te recevoir ; il y a Gabrielle de plus et voila tout. Ton oncle a tant pleure sa pauvre Marguerite! Eh bien, il Fa retrouvee et c’est un beau jour ! Fleurange essuya doucement ses yeux sans re- pondre. En ce moment on frappa a la porte : — Qui est la? — Moi. — Queveux-tu? Clement parut a la porte : — Une tasse de cafe? — Oui. La tasse fut apportee l’instant d’apres et sur Pin- jonction de sa tante, Fleurange la but docilement. — Maintenant vcux-lu monler dans la cliam- bre? veux-lu te couclier tout de suite? ou bien LA V1EILLE MAtSON. 61 vcux-tu revenir dans la salle oil sent les aulres ? Fleurange dit sans hesiter : — J’aime mieux relourner dans la salle et les revoir tous le plus tot possible. Le bon sourire de madame Dornlhal eelaira son visage. — Tu me plais beaucoup, Gabrielle, non pas parce que tu es tres-belle, cela n’y fait rien, et je t’aimerais autant quand il en serait autrement, mais tu es tres-simple, et cela est tout a fait de mon gout., Maintenant voyons : voila qu’il est onze heures, nos amis vont emmener leurs enfanls, et les plus petits des n6tres vont aller se coucher. Quant a nous, nous irons tout a l’heure a la messe de minuit et nous ne souperons qu’au retour, Choisis encore : veux-tu faire comme les enfanls ou comme nous ? — Comme vous! oh ! comme vous ! s’ecria Fleu- range. Eminenez-moi de grace a l’eglise, je nesuis ni faible ni fatiguee. — Non? dit madame Dornthal, tu l’es pourtant mais tu ne le sens pas encore ; cependant, comme cela ne te fera aucun mal, nous allons faire ce que tu desires. Seulemenl, pour menager tes forces, ne reviens pas maintenant dans le salon. Itesle ici, et altends-moi. 4 FLEURANGE. G2 Ellc sortit, ct Fleurangc dcmeura ou elle etait, hcureuse (le subir sans aucune resistance cette volonle bienveillanle. Cinq minutes apres, la porte se rouvrit, c’etail encore Clement, tenant a la main son petit frere, etportant sa petite soeur dans ses bras : — Fritz et Frida veulenlvousdirebonsoir, dit-il. Le petit gargon s’approcha timidement, mais Fleu- range lui parla sur-le-champ cette langue que les enfants comprennent el qui ne peut elre apprise et parleeque par ceuxqui les aiment; ilserassura bicn vite. Elle prit ensuite la petite fille et em- brassa ses yeux blcus, qui lout en la regardant encore avec surprise, commengaient a se fermer. Lorsqu’elle rendil l’enfant a son frere, elle etait endormie ; il l’emporta ainsi, sans la reveiller, la tenant dans ses bras avec une aisance qui indi- quait assez que ce soinlui etait familier, et il quilta la chambre, suivi de son petit frere. Une demi-heure encore de repos et de silence suivirent cette interruption. 11s valaientmieuxpour Fleurange que le sommeil (dont une agitation in- lerieuretrop vive ecartait lebesoin). Au bout dece temps, madame Dornthal et ses deux lilies repa- rurent. Clement ct son perc les attendaient dans le vestibule. Ils se mirent lous en marche, sous le LA VIEILLE MAISON. C3 ciel etoile,a pied, car l’eglise etait proclic, el lous, silencieux et rccueillis, car la fete des enfants tie leur avait pas fait oublier la solennite de celte grande nuit. A genoux! a genoux enfin dans l’eglise, Fleu- range sentit que son coeur trop plein parvenait a s’epancher; et lorsque des voix justes, graves et harmonieuses firent retentir la magnilique voiite de chants qu’aucune etude n’avait prepares et qui semblaient etrel’expression spontanee dela priere de tous, la tete de la jeune fille s’inclina davan- tage : toute la joie et la reconnaissance de son cceur deborderent en douces larmes et enfervenles prieres d’aclions de grace. A la fin de la messe, une voix, plus belle que les autres, une voix male et douce, entonna pres d’elle le psaume : Laudate Dominum. Elle y joignit involontairement la sienne, et les deux voix sem- blerent un instant ne former qu’un seul. son. En seretournant, ellevit que celui qui chantait ainsi, c’elait son cousin, Clement Dornlhal. 04 FLEURANGE. V Lorsqu’une main amie aide un naufrage a tou- cher la plage, le premier sentiment de celui-ci est l’expression d’une reconnaissance sans bornes; le repos est doux, meme sur le sable, a celui qui vient d’echapper aux perils de la mer; mais s’il n’y a sur celte plage aucun lieu qui puisse lui servirde refuge, et s’il ne voit quo dans la lueur vague d’un phare lointain l’espoir d’un abri as- sure, il est bientot tente de se demander avec in- quietude s’il aura la force d’atleindre cette lumiere a peine entrevue et si elle est pour lui reelle- ment le port. Tel avait ele le melange de recon- naissance et d’apprehension quela jeune orpheline avait eprouve le jour on elle avait recu, chez la bonne mademoiselle Josephine, l’hospitalite de la chambre blcue, et ces deux sentiments nel’avaient pas quillee pendant loule la duree de celte pre- miere elapc de salut. Mais aujourd’hui, lorsque les joycux carillons de Noel la revcillerent dans le LA VIEILLE MAISON. Cj grand lit ou elle ne s’elait endormie que deux ou trois heures avant le jour, sa premiere pens6e fut celle-ci : « J’ai atteint le port ; mon Dieu, je vous rcmercie ! » et elle se leva, heureuse et pressee de prendre possession de sa vie nouvelle. Son pre- mier soin, au debut de la journee , fut d’ecrire a mademoiselle Josephine. Elle avait besoin, pour commencer a jouir de son bonheur, que sa vieille amie en fut instruite, elle croyait encore lui temoi- gner sa reconnaissance en l’associant a toutes ses nouvelles et beureuses impressions. Elle ecrivit de meme a la mere Madeleine; il lui fallait unir, sans retard, tous les amis et toutes les joies du passe a son bonheur present et a sa vie veritablement transformer. Sa tante, en lui disant la veille qu’elle etait chez les siens, c’est-a-dire chez elle, semblait. avoir fait d’elle, comme par magie, un enfant de la maison. Tout, autour d’ellc, etait nouveau el un peu etrange, mais tout lui plaisait comme si tout eut ete naturellement conforme a ses gouts. Et ccpendanl, les sombres couleurs des tapisseries qui couvraient les murs, la vieille armoire de hois sculple, ou son petit bagage se trouva bientot fort a l’aise, les chaises a haut dossier rangees alen- tour, 1' antique bureau, place dans un coin, etdans 4 . CO FLEUMNGE. l’autre, le grand poele monumental, dont l’aspect spectral etait, a lui lout scul, fait pour surprendre; lout cela eut facilcmcnl pu deplairc a des ycux accoutum6s a la rianle magnificence de 1’Italic ; mais aucune impression triste ne pouvait, dans cette maison, venir a la jeune fdle des objcts exte- rieurs; le mot bienvenue lui semblait etre knscrit sur tous les objcts comme sur tous lcs -visages, et dans cette atmosphere si douce, ellesentait instinc- tivement que le bien-6tre materiel n’y etait que l’image d’un bien-etre moral beaucoup plus ne- cessaire encore que l’autre au bonheur de la vie. — 11 ne faut pasmettre votre robe noire aujour- d'hui, Gabrielle, lui dirent ses deux blondes cou- sines, en apparaissant pour la troisieme fois dans sa chambre depuis une heure qu’elle etait levee, et apportant cette fois une corbeille ou se trou- vaient des vfilementsjsemblables aux leurs. — Pourquoi ? dit Fleurange un peu etonnee. — Ne savez-vous pas qu’en Allemagne nous quit- tons le deuil aux grandes ffiles? repondit Clara, la plus jeune des deux. Yous sercz done aujourd’hui babillee comme nous, ct puis vous le serez tou- jours ensuite quand ce triste deuil sera fmi. L’ainee des deux scours vit quo sa cousine ne LA VIEILLE MAISON. 67 repondait pas, elle s’approcha d’elle et lui dil ten- drement : — Clara vous a-t-elle affligee? dil-elle, par- donnez-lui. Elle est si heureuse et si gaie qu'elle ne peut se flgurer ni le malheur ni la lrislesse. — Je ne veux pas les lui rappeler aujourd’hui, dit Fleurange, et je ferai ce qu’elle me demande. Mais vous, chere Hilda, continua-t-elle, en regar- dant avec admiration les cheveux d’or de sa cou- sine et son front grave, auquel une couronne de reine aurait semble convenir aussi bien qu’une aureole de sainte, n’etes-vous pas gaie et lieu- reuse autant qu’elle ? — Heureuse, oui, dit Hilda ; mais je ne suis pas aussi gaie. Apres quelques explications, Fleurange se con- forma aux desirs de ses cousines. Mais lorsqu’a l’heure du repas de famille, la belle Hilda, deja revetue de blanc, lui apporta une guirlande pa- reille a celle qu’elle portait elle-meme et voulut la poser sur son front, elle resista. — Pour cette guirlande, Hilda, dispensez-moi de la meltre. — Pourquoi? — Parce que jamais je n’ai porte de parure de ce genre ; parce que , malgre tout , je ne 68 I'LEL’ItASGE. puis cl ne veux pas oublier que jesuis une pauvre orpheline, qui nc dois pas songer a me parer, ni a allcr dans lc mondc. — Mais, Gabricllc, nc savez-vous done pas que nous ne nous parons que pour celebrer en famille les grandes fetes de l’annee, et que nous n’allons jamais dans le monde? — Jamais? — Non! jamais! Vous allez peut-filre trouver cela triste. Nous dansons bien ici quelquefois en famille et nous faisons souvent de la musique, mais nous n’allons jamais au bal, ni meme au theatre, a moins d’une representation extraordi- naire, loi’squ’on donne quelque belle tragedie ou que Ton execute quelque chef-d’oeuvre musical ; mais cela est si rare que cela ne compte pas. — Je ne trouverai la rien de triste, dit Fleu- range ; je n’ai vu le monde qu’une fois et cerlai- nement cela n’a pas ete un plaisir. — Ou cela? et quand? — A Florence, il y a un an, peu apres le jour oil mon pere etait venu me chercher au cou- vent. On donnait au theatre un ballet nouveau, il m’y mcna ; puis il se reprocha ce qu’il nomma son elourderie, lorsqu’il vit l’effct que produisait sur moi ce spectacle. Ah ! Hilda ! il ne me fit aucun I.A VIEILLE MATSON. C!) plaisir ; je detournais les yeux,malgre moi, lout le temps. Mon pere m’emmena bien vite et chercha a me faire oublier cette impression..., mais elle m’est demeuree. — Elle vous passerait peut-etre si, au lieu d’un ballet, vous aviez vu jouer line de nos belles trage- dies, ou entendu un opera de Mozart ou de Weber. — Peut-6tre ! Mais revenons en a la guirlande. Pourquoi se parer ainsi sans raison? — Ce n’est pas sans raison. Mon pere aimeque nous portions ainsi a chaque fete les fleurs de la saison. Cette pauvre guirlande que vous refusez, regardez-la done, Gabrielle, elle est comme la mienne, en feuilles de houx ; le houx brillant de Noel, avec sa feuille luisanle et son beau fruit rouge comme du corail. Tenez, voyez si cela ne v? pas bien dans vos cheveux noirs ? En parlant ainsi, Hilda avail, en effet, pose la guirlande sur la chevelure de sa cousine.En ce mo- ment, Clara parut, et il n’y eutplus d’hesilalion pos- sible. En un clin d’oeil, elle avait pris la place de sa soeur : les feuilles brillanles et les fruits rouges entourerent bientot comme un diademe le front de Fleurange, qui riait et ne resistait plus que faible- ment, tandis que la glace renvoyait l'image des 70 FLEUHA3SGE. Ii’oisjcuncs filles, formant ensemble le plus gra- cieux tableau que put rfiver un peinlre. — Allons ! dit Clara, vous voila belles toutes les deux: 1’une comme le jour, l’autre comme la nuit, et moi ? continua-t-elle, en rajuslant ses longues boucles dans lesquclles etaient aussi entremelees les feuilles de houx; voyons, un peu, a quoi je ressemble, moi? — A une fleur, a une etoile, ma Clara, a tout ce qu’il y a de mcilleur a regarder dans le jour et dans la nuit, dit Fleurange avec tendresse. Elle preferait l’ainee des deux soeurs, mais elle trouvait a l’autre une grace irresistible, et elle ne pouvait s’empScher de la caresser des yeux et de la voix, comme si elle eut encore ete une enfant. — Voila qui est gracieux, poetique et bien trouve ! Je vous remercie, ma cousine Gabrielle, et je vais demander tout a l’heure a notre poete de deviner quelle est ma ressemblance; nous verrons s’il la trouvera comme vous. — Si noire poete est distrait, il faudra poser la question a un autre qui ne le sera certainement pas, dit Hilda. Clara rougit. — Allons ! allons ! dit-elle, ne par- ions plus de moi et descendons. Voila Frida qui vient nous cherchcr, loutlc monde est reuni sans doute. LA VIEILLE MAISON. 71 Et prenant sa petite soeur par la main, clle s’en- fuit avec elle en courant, s’appuyant a peine sur la massive balustrade de Fescalier pour sauter les marches sans les compter. — Yous ne m’avez pas dit qu’il y avait du monde, dit Fleurange. — Notre monde a nous, Gabrielle, notre famille et nos amis ; depuis que mon oncle Heinrich est veuf, il vient, ainsi que son fils, faire avec nous son repas de Noel. Autrefois, c’elait chez lui que se reunissait la famille. Vous allez done faire con- naissance avec lui et avec notre beau cousin Felix. Les autres sont nos amis et seront bientot les votres... Hilda s’arreta un instant... Vous savez, sans doute , poursuivil-elle enfin , que Hansfelt est un ami et un camarade d’enfance de mon pere? — Hansfelt? s’ecria Fleurange ; quoi ! Karl Hans- felt, le grand poete ? Nous avons deja dit que Fleurange savait bien la langue de sa mere ; les poesies de celui qu’elle venait de nommer etaient assez celebres a cette epoque pour qu’elle les connut et qu’ellc en cut menie appris plus d’une par coeur. — Et il est votre ami ? et je vais le voir ? 72 FLEU1UNGE. — Oai, repondit Hilda, vous le vcrrez souvcnt; puis, ojoula-t-elle, comine pressee dc changer de conversation, vous allez voir aussi un jeune artiste qui commence a faire beaucoup parler de lui. Use nomme Julian Steinberg, et c’cst un des eleves favoris d’Overbcck ; celui-la, cost notre Clara qui vous le presentera. Un sourire significatifaccompagnait ces derniers mots, et Fieurange, ainsi mise au courant de tout, ou a peu pres, descendit avec sa cousine dans le grand salon, silue, ainsi que la sallea manger, au rez-de-chaussee. La piece que Ton designait ainsi etait plus habi- luellement nommee la galerie, tanl a cause de sa forme, que du grand nombre de tableaux dont les murailles de bois de chene elaient couvertes. Toutes les ecoles s’y trouvaient rassemblees, sans y etre toutefois confondues, car l’oeil le moins at- tentif pouvait observer a l’une de ses extremites les tableaux qui appartenaient a l’ecole flamande de van Eyk et de Hemling ; puis , entre les lourdes draperies suspendues aux portes et aux fen6lres, d’un cote, de belles copies et plu- sieurs originaux de grands maitres ilaliens; dc 1’aulre, quelqucs tableaux espagnols. Enfin, le der- nier panncau etait reserve a cclte ecole moderne, I.A VIEIUE MAISON. 73 naissante a celle epoque en Allemagne, dont le professeur Ludwig Dornthal etaiL le plus inlclli- gent appreciates et le patron le plus ardent. II avait ete le premier a seconder et a encourager ceuxqui, alorsau debut de leur carriere, devaient plus tard porter des noms celebres, et sa maison elait le rendez-vous de ces jeunes artistes qui, suivant l’allegorie admirable con§ue et exe- cute plus tard par leur maitre , chcrchaicnt l’art dans le rellet d’un ideal celeste, et non point dans la servile reproduction des images de la tcrre *. La maison qu’habitait M. Ludwig Dornthal n’exisle sans doute plus aujourd’hui, les embel- lissements modernes faisant peu a peu disparaitre de toutes les \illes ces vieilles demeures aux- quelles le temps donne un aspect trop different de celui qu’appellent et exigent les yeux d’une gene- ration nouvelle. A l’epoque meme ou debute ce recit, c'est-a-dire en 1823, elle commengait deja a etre remarquee au point qu’elle etail nommee par excellence la vieille maison, et qu’on ne la desi- gnait pas aulrement dans la ville. Mais comme elle etait spacieuse et commode, * Voyez le tableau d’Overbeck, a la galerie de Francfort. J. 5 74 FLEURANGE. comme sa situation ecartee et paisible, et son grand jardin, sur lcqucl donnaient d’un c6le toutes les fenetres, la rendaicnt tres-appropriee aux habi- tudes studieuses du professeur; qu’en outre, la couleur pittoresque que lui avait donnee le temps etait fort de son gout, et avant tout, comme c’etait la que Ludwig Dornthal avait amene sa femme aux premiers jours de son union, et que ses enfants etaient nes, il n’aurait voulu pour rien au monde la quitter, et sur ce point tons etaient d’accord. La vieille maison etait chore a ccux qui l’liabitaient , aussi bien qua tous ceux qui la frequentaient, et chacun, comme Fleurange, disait plus ou moins celte parole qui sera repelee toujours en vain sur cette terre, lorsque, pour un instant, toutes nos faculles se trouvent dans un heureux equilibre : « 11 fait bon etre ici , plantons-y notre tente et restons-y. » Cette impression, on le devine, ne tenait pas uniquement a l’aspect exterieur de la vieille mai- son; Pharmonie y regnait entre les personnes et les choscs, et, avec de differents resultats, le meme effet seproduit presque partout. Les objels inanimes semblent rceevoir et communiquer quel- quc chose de la vie qui s’agitc autour d’eux, et ce LA VltILLE MAISON. 75 langage muct fait parfois a ceux qui y sont atten- tifs, de veritables revelations. Lorsque Fleurange entra dans le salon, elle s’aper^ut que son oncle Ludwig l’altendait avec une certaine impatience, car, des qu’elle parut, il s’approcha d’elle, et la prenant par la main, il la conduisit a l’autre bout de la chambre, ou se tenait un personnage dont les traits avaient qucl- ques rapports avec les siens, mais dont l’expres- sion etait tellement dilferente, que celte ressem- blance du premier moment s’effa^ait de plus en plus a mesure que l’on connaissait mieux les deux freres. M. Heinrich Dornthal, car c’etait lui, passait aux yeux de bien des gens pour un homme beau- coup plus important que le professeur, et qui faisait beaucoup plus d’honneur a la famille : il etait lui-meme de cet avis, et son frere accep- tait sans resistance cette position secondaire. Ludwig reconnaissait avec admiration chez son frere la science (pour lui occulte) de transformer une somme en une autre d’une triple valeur, en moins de temps qu’il ne lui en fallait, a lui, pour ecrire un chapitre, et avec une precision dans la science des chiffres , superieure a celle que le professeur osait s’attribuer dans la science des 70 FLEURANGE, doles ; il en concluait volontiers que le grand liomme de la famille, c’etait bien le banquier. En retour, lc banquier ne faisait aucunc reflexion a son propre prejudice sur l’eclat que les travaux du professeur jclaient sur lcur norn, aussi n’avait-il par ce motif aucun doute sur leur valour respective. II en est toujours ainsi. Les gens vouesaux occupa- tions materielles dedaignent ceux qui s’occupent exclusivement des choses intellectuellcs, landis que ces derniers estiment chez les autrcs les facultes qu’ils ne possedcnt point eux-memes. Cela dent sans doute a ce que les premiers sont assez ignorants pour croire qu’ils n’ignorenl rien, tandis que les autres sont assez savants pour sa- voir quelles sont les choses qu’ils ignorent. II regnait toutefois entre les deux freres un attache- menl sincere et solide, et, malgre la diversity de leur nature, l’esprit de famille etait puissant chez l’un comme chez l’autre. Aussi, lorsque le profes- seur presenta Fleurange a son frere, en lui disant : — Voila la fdle de notre soeur Marguerite. Elle est deux fois ta niece, maintenant, puisque je l’ai adoptee pour lille... Le banquier s’inclina et embrassa cordialement la jcune fdle, mais il ne put cepcndanl s’empecher de dire: I.A VIEILLE MAISON. 77 — Une fille de plus, quand on en a deja trois, c’est beaucoup, mon frere. Cette froideet disgracieuseremarque dcconcerla Fleurange et lui causa unepenible sensation d’em- barras, dont elle n’etait pas encore remise, lors- qu’un jeune homme, d’une assez belle figure, s’ap- procha d’elle et lui offrit son bras. Fleurange le regarda d’un air elonne. Ellen’avait jamais ete a un grand diner, et ne savait rien a cct egard des usages qui sont de tous les pays. File recula d’un pas, et, ouvrant ses grands yeux, elle dit : — Monsieur, qui etcs-vous, et ou voulez-vous me mencr ? A cctte demande et a ce mouvement, il y eut autour d’elle un acces de gaiete generale, auquel elle vitque son bon oncle Ludwig lui-meme prc- nait part ; alors, avec cetle simplicite, qui etait son grand charme, elle se mit a rire elle-meme, avec tant de naturel, que celui qui avait caus6 sans le vouloir, cette petite scene, s’ecria a demi- voix : « Voila en verite la gaucherie la plus gra- cieuse qu’on ait jamais rencontrce ; » puis, s’incli- nant devant elle avec une gravite narquoise et d’un air a la fois galant et raillcur, il lui dit : — Mademoiselle, je me nomme Felix Dornthal, FLEURANGE. j’ai l’honneur d’dlre votre cousin, et je vous ofl'rc mon bras pour vous conduire a la salle a manger; maisje reconnais quc, d’abord,il eut ete convena- ble de nous faire faire connaissance ensemble. Fleurange, rougissant et souriant, accepta le bras qui lui etail offerl , et une fois placee a table, pres de ce nouveau cousin, et l’embar- ras de ce petit incident dissipe, elle regarda au- tour d’elle et commcnga a jouir de sa nouvelle position. Elait-ce bien ellc, elle qui, riagucrc, s’etail trouvee si isolee! elle qui avait vu en face, et de si pres, la misere et l’abandon ! etail-ce bien ellc qui, en ce moment, se trouvait au milieu d’une nombreuse famille, en faisait partie, se sentait aimee de tous, et les aimait tous elle-meme, — oui, tous, hormis le cousin assis pres d’elle, qui lui inspirait un involonlaire embarras ; cependant , il venait de lui dire quelques mots en italien, pro- nonces avec un accent si pur, qu’elle en avait eprouvS une vive sensation de surprise et de joie, car rilalie etaitsa terre natale, presque sa palrie> quillee peu de mois auparavant pour la premiere fois. Toutcfois, les paroles de Felix elaient un compliment auquel elle ne sut que repondre, et lorsou’elle leva les veux vers lui, ellc rencontra un LA YIEILLE MAISON. 79 regard qui la deconcerta davantage encore. .Elle repliqua done a peine quelques mots, puis elle reprit en silence son examen des convives, en com- mengant par son oncle Ludwig. Quant a lui, elle pensait n’avoir jamais vu de figure plus noble et plus douce que la sienne; impossible de n’etre pas frappe du grand contraste qui existait a cet egard entre lui et sa femme, et qui avait du etre beaucoup plus frappant encore, dans leur jeunesse, qu’au- jourd’hui. Tandis que cette reflexion s’offrait a son esprit, elle rencontra le regard de sa tante, qui la fixa un instant, et sourit. Ce regard et ce sourire semblaient lui repondre et donner a peu pres la clef du mystere, car ils revelaient les dons qui forment l’indestructible lien de la vraie sympathie ; a ces dons-la la beaute n’ajoute rien, ou du moins elle n’ajoute qu’une parure inutile pour le coeur, el que les yeux m6mes cessent bientot de chercher , car ceux qui savent aimer une ame, aiment bientot les traits quels qu’ils soient, dont elle est revetue. / De tous les enfants, le seul qui n’eut point herite de la beaute des Dornthal, e’etait Clement. Plus qu’aucun de ses freres et soeurs, il ressemblait a sa mere, il avait la merae laideur et le meme sourire; toutefois comme il etait grand, elance, actif et ro- buste, sa tournure, sans elre elegante, n’etait pas 8 !) FLEURANGE. denuee dc grace; puis, lorsque son epaisse clieve- lurc etait relcvee,on pouvait observer que la forme de son front donnait a sa figure un caractere re- marquable ct que son regard etait cornme par eclairs, expressif, decide, intelligent. L’on s’eton- lait apres cela de trouver le jeune Dornthal en apparence si nul; d’autant plus que son aptitude pour les arts et les sciences etait grande, et que, parmi les eludiants, il etait classe au premier rang. Mais parler semblait lui couter un effort, et une foisdans le salon il se taisait si absolument, qu’on avail pris l’habitude de ne jamais lui adresscr la parole. Il n’en etait pas de meme hors de la. Son pere avail peine a dissimuler pour son fils aine une secrete preference ainsi qu’un tendre or- gueil, qui se lisait malgre lui dans son regard en loute occasion. Sa mere avail, en Clement, une confiance presque etrange vu son age, et semblait parfois plus disposee a le consulter qu’a leguider. Quant a ses freres et soeurs, ils l’idolatraient et s’adressaient a lui en loules circonstances; il avail un remede a tout, un moyen pour tout, el rien ne lassail sa patience. Malgr6 cela, nous l’avons dit, il pouvait passer a peu pres inapergu. On s’expli- que done que Fleurange en continuant son inspec- tion, s’arrelat peu a considerer son cousin, ct que LA VltlLLE MAISON. 81 toule son atlention au contraire se porlat sur un personnage place pres de lui el donl la figure etait singulierement remarquablc. C’etait un homme d’environ cinquante ans, peut-elre davanlage, car son front chauve , sa barbe grisonnante, son visage pale et maladif, in- diquaient qu’il n’elait plus jeune. 3Iais quelque chose d’indelinissable obligeait a le regarder et a demander son nom, et ce nom semblait si bien convenir a ce visage, qu’il n’etait pas rare qu’cn l’apprenant on s’ecrial : « C’est bien ainsi que je me le figurais. » Telle fut, en effet, l’excla- malion de Fleurange, lorsqu’en reponse a sa ques- tion , son cousin Felix Dornthal lui eut nomine Ilansfeit. — Karl Hansfell ! repeta-t-elle pour la seconde fois, c’est lui ! quoi ! c’est lui ! — Oui! ma belle cousine, lui-meme, repondit Felix d’un ton railleur ; en verite, je dois m’cs- timer heureux d’avoir enfin trouve un sujet de conversation qui put vous interesser, mais je ne croyais pas en avoir l’obligation au vieux Hansfelt ! — N’esl-il pas nalurel , cependant , que Ton voie avec inleret un homme celebre, et aussi jus'ement cidcbre que celui-la? dit-elle, en 1c- 5 vant encore une fois les yeux sur son cousin. Mais elle les baissa aussitbt, car le regard attache sur elle lui sembla lc plus deplaisant qu’elle eut rencontre; ce regard exprimait, a la 1‘ois, une insolente admiration et la plus complete absence de bienveillance. Elle voulut, toutefois, continuer la conversation et dit timidement : — On ne peut nier qu’il ne soil un poete dont le ncm est dans toutes les bouches et les ceuvres dans loules les memoires. — Quant a moi, repondit Felix Dornthal, je n’aime pas les rimeurs, celui-ci, en particulier, me deplait, et son prochain depart ne m’afflige nullement. — II va parlir? dit Fleurange. — Oui. II parait qu’on lui offre a la cour de *** une place, je ne sais trop laquelle, mais qui lui permettra de satisfaire amplement son gout pour les bouquins, et en meme temps, chose nullement a dedaigner, meme pour un poete, le mettra dans une tres-grande aisance ; il s’est laisse faire une douce violence, et, d’ici apcu, l’honneur de le pos- seder dans nos murs nous sera ravi, et ravi pour loujours a cc qu’il parait ; car lc bon prince qui nous l’enleve ticnt a ce qu’i! ne quilte plus sa resi- dence. LA VIEILLE MAISON. 83 Fleurange ne repliqua pas, scs yeux venaienl de tombersur sacousine Hilda, placeeassezpres pour pouvoir entendre la conversation, sans I’elre assez pour pouvoir y prendre part. Elle la vit se pencher subitement pour ramasser une fleur qui venait de tomber de sa main, et lorsqu’elle se releva, une vive rougeur colorait son visage; ceci etait naturel, vu le mouvement qu’elle venait de faire, mais ce qui l’etait moins, c’etait la paleur qui y suc- cedait peu a peu, et le Iremblement de sa main lorsqu’elle essaya de porter a ses levres un verre d’eau. » Fleurange l’observait avec une vague inquie- tude, lorsque son attention fut tout d’un coup dis- traite par une question que son oncle Ludwig, adressait a un jeune homme plac6 pres de Clara. Cette question amena une reponse qui ota, pour le moment, a Fleurange toule faculle de penser a autre chose. — Steinberg, venait de dire le professeur, re- gardez ma niece, et dites-moi si vous vous sou- venez de la ressemblance dont on nous a parle. Le jeune artiste leva les yeux et regarda Fleu- range avec une attention qui jusqu’alors avait ete exclusivement absorbee par sa jeune voisine. Tout d’un coup il s’ecria : « Oui, certes, je m en 84 FLEURANGE. souviens ! et je vois quc le comic Georges avail raison ! voila cn virile , (levant nous, Cordelia elle-meme ! » Tons les yeux se tournerent vers Fleurange, et ce fut a son lour de rougir. Mais pourquoi avail-elle aussi tressailli dc la lete aux pieds ? Quel etait le melange d’impres- sions, poignantes ct douces, qui s’etaient reveillees lout d’un coup a ce nom de Cordelia ?... II etait, sans doule, naturel qu’elle ne put entendre nom- mer avec indifference le dernier ouvrage de son pere, ce tableau auquel se raltachaient tant de pe- nibles souvenirs. D’aulre part, e’etait ce meme tableau qui avait remis son oncle sur ses traces, et appreciant aujourd’hui, mieux qu’auparavant, l’etendue de ce bonheur, il etait naturel peut-elre que le nom de son bienfaiteur inconnu, subite- ment prononce devant elle, lui inspirit cette vive et inexprimable emotion, mais 6tait-ce la tout? Quoi qu’il en soit, elle demeura le reste de la soiree troublee et absorbee par la meme pensee. Elle ne s’etait done pas trompee : c’elait bien l’e- tranger qu’elle avail vu dansl’atelier, qui etait pos- sesseur du tableau , puisque non-seulement il sa- vait qu’elle avait servi de modele a son pere, mais qu’il disail quc 1’image etait ressemblante, — ct il LA VIEIi.LE MAI SON. 85 s’appelait le comte Georges ! Le comte? c’elait done un homme d’un haul rang? Quel etait son autre nom? quel etait son pays? avait-il quitle cette ville ? Ces questions, Fleurange aurait voulu les faire, mais un invincible embarras les arrelait sur ses levres, et la soiree s’acheva sans qu’elle eut pu ra- mener la conversation sur ce sujet. Elle garda, de cette curiosite reveillee et imparfai lenient salis- faile, une sorte de malaise qu’elle se reprocha comme un tort et une ingratitude, lorsqueavant de s’endormir, ellese rappela tout cequi avait marque a jamais pour elle ce jour ou, pour la premiere fois, elle avait celebre au milieu dessiens, la grande et memorable fete de Noel. VI Deux mois s’etaient ecoules depuis son arrivee, et Fleurange avail presque oublie la parole que lui avait dite la femme du commis, ainsi que les fausses conclusions qu’elle en avait tiroes. Mais ce 85 ILEl'RANGE. souvenir lui revint un matin, oil, scion leur habi- tude, les habitants de la vieillc maison se trou- vaient tous reunis dans une bibliotheque atle- nante a la galerie et donnant sur le jardin. Cette piece servait de cabinet delude au professcur, et elle etait assez vaste pour permellre que, tout en s’y trouvant en grand nombre, chacun put s’y li- vrer a une occupation differente. Fleurange donnait une le» Il sen souvint en ce moment et il renouvela dans son coeur, la promesse solennelle d’etre a jamais fidele a lout ce que cette parole lui imposait. XIII Si, un mois auparavant, on eut predit aux heureux habitants de la vieille maison qu’ils n’a- vaient plus que quelques semaines a passer dans scs murs, celle prediction leur eut cause a tous une grande epouvante et chacun se serait demande comment une telle epreuve se pourrait supporter. Mais il y a dans la vie, meme la plus comblee de bonheur, lorsqu’clle est dans l’ordre parfait, c’est- a-dire lorsque les devoirs de cliaque jour y sont compris et fidelement accomplis, il y a, dis-je, dans une telle vie une preparation latente aux coups les plus rudcs de l’adversite, cl, si le jour de LA VIEILLE MAISON. 105 les subir se leve effcctivement, on cst surpris de trouver que ceux qui semblaicnt jouir plus que d’autres des biens qu’ils possedaient, savent, avcc plus de fermete et de serenile que tous, se resi- gner a les perdre. L’epreuve subsiste cependant. Elle accable de tout son poids, raais elle vient seule, et sans etre accompagnee de ces deux fleaux qui penetrent a sa suite, la ou le mal a precede le malheur : le trouble et le desordre. Ni l’un ni l’autre de ces maux n’entrerent en effet avec la ruine dans la maison de Ludwig Dorn- thal. Le desaslre exterieur etait complet, mais, a l’interieur, la paix et l’ordre furent maintenus. Toutes les decisions, meme les plus rigoureuscs, furent prises avec calme et executees sans hate, comme sans delai. Ils ne se dissimulaient point la grandeur du sacrifice qui leur etait impose ; ils n’affectaient pas une insensibilit6 qu’ils n’eprou- vaient point; mais, tout en ayant bien souvent les yeux remplis de larmes, ils se preparaient tran- quillement, et comme le fait dans un naufrage un bon et vaillant equipage force par la tempete d’abandonner son navire. C’est ainsi que furent prises toutes les disposi- tions necessaires pour l’abandon de leur chere 168 FLEURANGE. demeure, pour la veute presque complete des livres ct des tableaux reunis par le professeur a\ec tant de soin et d’orgueil, ainsi que pour cclle d’autres collections, source des seuics jouissances qu’il cut jamais goutees en dehors du cercle cheri de sa t'amille et de ses amis. Et il fallait aussi se separer de ceux-ci ! Lorsque Ludwig Dornthal avail annonce son intention de reprendre la carriere qu’il avait quittee depuis vingtans, les offres lui vinrent pourlant de tous les coles, et d’abord de la ville qu’il habitait. Mais les raisons de stride economic qui devaient desormais regler leur vie, auxquelles s’ajoutait une secrete repugnance a changer tout d’un coup de posi- tion, dans un lieu ou il en avait occupe une si prospere, le determinerent a quitter Francfort. Apres quelques hesitations, il se decida a accep- ter un modeste poste qui lui etait offert a l’uni- versite de Heidelberg. Il y trouvait Favantage de pouvoir acquerir a tres-bas prix une petite maison, presque rustique il est vrai, mais situee hors des porles de la ville, au bord du Neckar et entouree d’un jardin. 11 pou- vait, de la, se rendre facilement chaque matin a Funivcrsile, et la perspective de ce repos champe- tre a la fin de ses laborieuses journees les lui fai- LA VIEILLE MAISON. 1G7 sait envisager avcc moins de deplaisir. II fut done decide qu’il irait s’y etablir avec sa famille, le plus promptement possible. Tel etait le plan auquel il s’etait arrete et dont les details devaient etre peu a peu regies pen- dant les quelques semaines qu’ils devaient force- ment passer encore dans la vieille maison avant de la quitter sans retour. Clement s’etait charge de tous les preliminaires de la vente considerable qui allait avoir lieu ; il vou- lail en eviter le triste soin a son pere et accomplir seul cette penible et fatigante besogne, mais elle se trouva facilitee pour lui plus qu’il ne 1’avait prevu, car Fleurange ne lui permit pas de refuser le concours de son activite. Elle se mit done a l’ceu- vre avec lui, allant et venant en silence, les manches relevees ; ses adroites petites mains transportant les porcelaines avec surete, d’un lieu a un autre, pla§ant, numerotant, rangeant, epoussetant les livres, selon les instructions qu’elle recevait de son cousin, dont elle allegeait en effet singulierement la tache; puis, le soir venu, ils s’elablissaient dans la bibliothequedeja presque entitlement depouillee de ses richesses, et ils ecrivaient et recopiaient des listes ou bien ils inseraient dans de grands registres des notes relatives aux precieux vo- 103 FLEUIUNGE. lumcs, ou aux manuscrils qui allaieril disparaitrc. C’etait en resume une bcsogne qui cxigcait la vigucur et l’activile de la jeunesse en nifime temps que beaucoup de reflexion, d’assiduile et de travail. Dire que, tandis qu’ils accomplissaient ensemble celte double tachc, ils ne la trouvaicnl point par- fois fatigante, que leurs fronts ne se rembrunis- saient jamais, que leurs yeux ne fussent point par- fois humides, tandis que passaicnt par leurs mains tant d’objels qu'ils ne devaient plus revoir, ce se- rait inexact! mais il le serait beaucoup aussi de penser que Clement, malgre ce rude labeur, se trouva fort a plaindre pendant celte semaine ! II vint mdme un jour, dans l’avenir, ou se rappe- lant ceux-ci, il lui sembla que ces heures pendant lesquelles il voyait en face de lui ces beaux yeux baisses sur ce lourd registre, se relevant parfois pour l’interroger et pour lui jeter un regard d’ami- tie, il lui sembla , dis-je , que ces heures eva- nouies comptaient parmi les plus belles de sa vie 1 Enfin la besogne approchait de son terme : ils devaient l’acbevcr dans la journee, et ils travail- laicnt ensemble pour la derniere fois, lorsque Fleurange leva les yeux. — Clement, dit-clle, tout ceci va etre bienldt LA VIEILLE MAISON. 169 acheve. J’ai garde pour ce moment une confidence que j’ai a vous faire. Clement interrompit son travail tout court , et l’interrogea du regard. — Non ! non ! achevez ce que vous faites, vous m’ecouterez ensuite. La besogne de Clement fut vite terminee. Fleu- range de son cote ferma le grand livre place de- vant elle et reprit : — Vous souvenez-vous de notre conversation dans lejardin, il y a quinze jours? — Assurement oui. — Eh bien, apres vous avoir quitte ce soir-la, j’ai passe la nuit a reflechir et j’ai fini par ecrire une lettre, au meilleur et meme au seul ami que j’aie au monde, liorsde cette maison. — Au docteur Leblanc? dit Clement, instruit comme de raison de toutes les circonstances qui avaient precede l’arrivee de sa cousine. — Oui, au docteur Leblanc. Je lui ai dit toutce que je venais d’apprendre ; je lui ai expose la situa- tion dans laquelle allaient se trouver mon oncle et sa famille, et mon desir, mon ardent d6sir, non- seulement de ne point leur 6tre a charge, mais d’ac- complir vis-a-vis d’eux le devoir d’une fille. Leurs propres filles ont d’autres devoirs : elles sont ma- i. 10 170 FLEURAiNGE. rices. Pour moi je n’ai que celui-la, et il m’est si cher ! si clier ! repeta Fleurangc dc cellc voix ten- dre qui parfois faisait penetrcr jusqu’au fond du cceur ses plus simples paroles, que j’eslimerai ma vie heureuse et bien remplie, si je puis m’y consa- crer lout enliere!... Clement baissa la tete et rcprit sa plume comme pour corriger un des chiffres inscrits devant lui. II ne fallait pas qu’elle vit sur son visage Peffet de ce langage, non ! il nc le fallait pas. — Eh bien, dit-il, au bout d’un moment sans la regarder, et qu’a repondu le docteur Leblanc? — Tenez, Clement, lisez; voici la lettre que j’ai re§ue de lui, il y a deux jours. Clement prit la lettre, et, pendant qu’il la lisait, il se sentit tout d’un coup saisi d’une angoisse semblable a celle qu’il avait eprouvee pcu de jours auparavant, dans le jardin, apres la conversation, que venait de lui rappeler Fleu- range. Il lui fallut un effort violent pour se maitriser et pour ne pas decbircr en mille pieces le papier qu’il tenait a la main. Il y parvint ccpcndant heu- rcusement, car c’eul etc l’aclc le plus insense qu’U cut jamais commis. Rien, en cffct, dans la lettre du docteur Leblanc LA VIEILLE MAISOK. 171 ne justifiait cette vclleite furieuse. Elle etaifc ainsi congue : « Ma chere jeune amie, « Je ne saurais vous dire combien je suis a la fois afflige et edifie du trisle recit que vous me fai- tes : je savais de longue date quel homrae etait vo- tre oncle, mais je vois aujourd’hui que merae parmi les meilleurs, il y en a peu qui lui ressem blent, et jamais je ne me suis senti un plus vif desir d’aller lui serrer la main. Vous savez que j’ai toujours eu cet espoir et cette intention. Mais il est probable que je pourrai l’effectuer plutot que je ne le pensais; et ceci m’amene a la seconde partie de votre letlre. « Je congois votre desir : je voudrais le secon- der. D’ailleurs, je n’ai pas oublie queje vous ai promis de vous aider a gagner votre vie, si ja- mais cela etait necessaire. Pauvre enfant ! j’avais bien espere n’etre jamais appele a tenir cette pro- messe. Mais, puisque nousen sommes la, je crois devoir vous parler d’une lettre que j’ai regue hier et qui, coincidant avec la vdtre, m’a semble 6tre une indication providentielle. Cette lettre est d’une de mes clientes, une dame russe qui se nomme la princesse Catherine Lamianoff, et qui se trouve 172 FLEBRANCE. cn ce moment a Munich, ou elle me demande de venir la trouver. Je lui ai donne jadis des soins, avec succes, ct d'apres cc qu’elle me dit de son etat jc crois qu’en effet ma presence peut lui etre utile. J'ai resolu de m’ahsenter pendant quinze jours pour aller les passer pr6s d’clle. Je vous ver- rai done, car, etant en Allem3gne, j’irai tout ex- press a Francfort. Mais, auparavant, je veux vous dire ce qu’il peut y avoir d’interessant pour vous dans cette letlre. Laprincesse me demande instam- ment de lui trouver une jeune fdle, bien elevee, et ayant des manieres distingudes qui consente a de- venir sa demoiselle de compagnie. Elle s’ennuie, elle est malade, et vous trouveriez aupres d’elle, en m6me temps qu’une occupation lucrative, un grand acte de charite a accomplir. Mais nous causerons de tout cela avant huit jours. En atten- dant, comptez toujours, comme vous avez le droit de le faire, sur mon sincere et affectueux devoue- ment. Je ne vous dis rien de la part de ma soeur, qui vous ecrit par la mfime posteune longue lettre d’accord en tout avec celle-ci. « P. S. La princesse est veuve. Elle a ete deux fois mariee. Elle est tres-riclie, et elle olfre a la demoiselle de compagnie qu’elle me charge de lui trouver, cent cinquante louis par an. » LA VIEILLE MAISON, 173 Clement demeura quelques instants silencieux. — El vous songez a accepter une pareille pro- position, dit-il enfin avec une irritation tout a fait etrangere a sa maniere d’etre habiluelle. — Quelle folie ! — Non, ce ne serait pas une folie, repondit Fleurange avec douceur. Si, en causant avec le docteur Leblanc, je ne decouvre aucune raison de refuser cette situation, il m’est impossible de voir ou serait la folie de l’acccpter. — Gabrielle, vous le savez, dit Clement du meme ton, le r 61 e que vous voulez prendre m’est insuppor- table! Cerdle m’appartient, a moi seul, c’est a moi de travailler pour mes parents, pour mes freres et pour vous. Si vous aviez seulement un peu d’ami- tie pour moi, vous comprendriez que c’est la une grace que je vous demande et que vous n’avez pas le droit de me refuser. — Yoyons, Clement, dit Fleurange d’une voix calme, causons un peu raisonnablement. — Lors- que tout sera vendu etque vos parents seront etablis dans leur nouvelle petite propriete a Heidelberg, vous savez bien que les faibles appointements de votre pere et meme ce que vous pourrez y ajouter suffiront a peine pour les faire vivre a l’aise avec Frida. Vous, vous reslerez a Francfort ou, mal- to 171 FLEURANGE. gre votre age, vous avez le choix enlre plusicurs emplois. Mais Fritz?... Avez-vous oublie notrc calcul d’hier? Sercz-vous assez riche pour le placer dans ce bon gymnase oil vous voudrieztant qu’il put cnlrcr pour apprendrc adevcnir indepen- dant a son lour? Non, Clement, voussavez bien que vous ne le pouvez pas. Tandis que, — poursuivit- elle avec animation, — si cctte dame veut bien de moi , tout , liormis une minime partie de la somrne que jc recevrais, serait envoyee a mes chers freres. L’education de Fritz serait assuree, et ma bonne lante serait delivree de toute inquietude, non-seulement a mon sujet, mais au sien. Oh ! voyez-vous, Clement, je serais mille foisplus heu- reuse, loin de vous ainsi (dusse-je elre traitee comme une esclave par cettc princesse) que pres de vous, inutile, inactive, et ajoutant par ma pre- sence aux difficulles de tous, au lieu decontribuer a les diminuer. Clement, le coude sur la table, la tele sur sa main, ne repondait pas un mot. — Allons, allons, deridez-vous, mon bon Cle- ment, dit Fleurange d’un ton caressant en lui pre- nant doucement la main. — Nous nous revcrrons, comme les ecoliers, pendant les vacances. — Nous nous relrouvcrons de temps en temps la-bas LA VIEILLE MAISON. 175 au bord du Necker! Ce sera toujours notre chez nous !... notre seul foyer de famille ! et nous y re- viendrons tous, comme ici, aux grands jours de fetes !... Quepouvait repondre le pauvre Clement? qu’a- vait-il a objecter? ne fallait-il pas taire a jamais, tout ce que dans ses reves evanouis, il avait cru qu’il oserait dire un jour?... Netait-il pas con- damne maintenant , pour vivre , au rude travail quotidien ? sa vie n’avait-elle pas desormais un but unique, dont rien ne devait le distraire? Et, en eut- il ete autrement, n’etait-il pas a ses yeux un en- fant? n’etail-il pas denue de lout ce qui pouvait plaire? n’avait-il pas de tout temps prevu que le bonheur de ses reves s’6vanouirait au premier souffle de la realite?... II prit dans ses mains la petite main de sa cou- sine, et attachant sur elle son regard ordinaire, simple et cordial : — Yous avez raison, Gabrielle, dit-il, pardon- nez-moi; j’ai l’air ingrat, maisjenele suis pas. Que Dieu vous recompense ! Vous eifes un ange ! Et il ajoula si bas qu’elle ne l’enfendit pas : « Un ange dontje suis plus separe que de ceux duciel! » 176 FLEURANGE. XIV * A partir decejour, Clement nescmbla plus s’oc- cuper du projet de sa cousinc, ou du moins il n’cn parla jamais, et ce projet fut discute devant lui sans qu’il pril part a la conversation. Madame Dornlhal, capable elle-meme de tous les devouemenls , l’etait aussi de la generosite non moins reelle et peut-etre plus rare, de savoir les accepter. Elle comprenait bien le caractere de Fleurange, et elle ne voulut pas, en ce moment, lui ravir la joie la plus exquise que put gouter un cceur tel que le sien. — Chere enfant, lui dit-elle en la serrant dans scs bras, oui, j’accepte le secours que tu rn’offres et je te remercie. Oui, grace a toi, j’aurai une in- quietude de moins pour deux de mes enfants, et, si le docteur Leblanc me rassure pour ma Ga- brielle, je la laisserai suivre Pimpulsion gene- reuse de son cceur. Et madame Dornlhal garda pour elle ou commu- LA VIEILLE MAISON. 177 niqua seulcrncnt a son mari un autre motif de son consentement. — Elle sera ainsi pr£serv6e de quelques-unes des privations de notre vie nouvelle. Elle conti nuera de jouir du bien-elre que nous ne pouvons plus lui donner. Elle sera plus gaie et plus heu- reuse loin de nous que pres de nous en ce mo- ment, la pauvre enfant ! — Oui, repondit le profcsseur, c’eut ete en ve- rite dommage d’enfouir cette jeunesse dans une chaumiere : cela me coutait. J’ai taut de tois beni Dieu, depuis un mois, d’avoir assure le sort de nos cheres filles ! Et cependant, ajoutait le pauvre Ludwig en soupirant , ces jeunes visages etaient bien rejouissants a voir ! ! ! — Nous les reverrons, Ludwig; Hilda et Karl nous altendent; notre Clara passera driver pres de nous, puisqu’on vient de commander a Julian de grands travaux aux environs d’Heidelberg. 0 mon Ludwig! tant que Dieu nous laisse tous ces biens, abandonnons-lui, non-seulement sans mur- mure, mais sans regret , tous ceux qu’il nous a 6tes ! Ceux qui ne songent qu’a s’enrichir et qui font de cette pensee leur unique affaire, ceux-la ne sont pas plus que d’autres preserves de la ruine. 178 l'LEin.VxN jE. On pent merne presque dire que ce sont eux que le mallieur visile ainsi le plus souvcnt.Ne feraienl- i Is done pas bien de reflechir un peu d’avance aux conditions qui peuvent modifier singulierementlcs traits de cet hole severe et lui donner l’aspect que nous lui voyons prendre en ce moment sous le toit des Dornlhal? II est vrai que, pour cela, il faudrait evidemment commencer par songer a au- tre chose qu’a s’cnrichir. Le docleur Leblanc arriva, ainsi qu’il l’avait dit, environ dix jours apres sa letfre : sa premiere ren- contre avec les habitants de la vieille maison coin- cida avec les derniers jours qu’ils eussent a passer dans ses murs, et cette circonstance l’eut fait he- siter a venir, si le professeur ne l’y eut cordiale- rnent encourage. Depuis longtemps, its desiraient se connaitre, car, dans des spheres differentes, tous les deux avaient une grande renommee, et d’ail- leurs, la jeune fille qui leur avait du tour a tour tanl d’obligations leur servait de lien. Le docteur fut done accueilli par l’oncle de Fleurange tout autrcmenl qu’un inconnu : la tendance de leurs esprits, la nature de leurs eludes, et mfime les trails saillants de leur caractere etaient cependant tres-dissemblables ; mais tout, chcz l’un comme chez l’autre, reposait sur la meme base, el par des I.A VIEILLE M.VISON. 170 chemins divers ils parvenaient au raeme but. Ils decouvrirent done que, bien que la vie, pour tous les deux, fut parvenue presque a son declin sans avoir amene enlre eux le hasard d’une rencontre, ils etaient nes amis intimes. Que d’amis inconnus passent ainsi leur vie tout entiere sans se rencontrer, et sans se douter jamais de la sympathie qui les unit ! qui sait combien de liens de cetle sorte se decouvriront au ciel? qui sait encore si cette decouverte ne sera pas l’une des plus douces joies de l’autre vie, accordce plus largement peut-etre (comme loutes les jouissances dont l’avant-gout existe ici-bas) a ceux qui sur la terre en auront ele le plus completement prives ! La maison hospitaliere etait fermce : les rayons dela bibliotheque etaient vides, les panneaux etaient depouilles deleur riche et noble parure. Tout etait maintenanl humiliation et sacrifice la oil naguere tout etait satisfaction et jouissance, et cependant, il est probable que le docteur Leblanc n’eut point eprouve une sensation de respect et d’attendrisse- ment aussi vive s’il eut visile pour la premiere fois les Dornthal pendant les jours de leur prosperile. De leur cote, cet ami nouveau semblait avoir toujours occupe au milieu d’eux la place qu’il ve- nait d’y prendre ; et, en depit de la ti istesse du pro- 183 FLEURASGK. sent et de cellc dc l’avenir, Fleurange, a la vcillc de quitter tons ses amis, n’en jouissait pas moins de la satisfaction dc lcs voir un instant reunis et ne comptait pas, comme moins heureux que les au- tres, lcs derniers jours passes au milieu d’eux! Madame Dornthal n’avait rien recueilli de ses conversations avec le docleur Leblanc qui lui scm- blal de nature a detourner Fleurange de son projct. Elle apprit seulcmcnt que lc sejour de la princesse Catherine a Munich etait tout a fait temporaire; qu’clle ypassait a son retour des eaux, ou d’habi- tude elle venait tous les etes, et qu’elle reprenait ensuite le chemin de Florence, oil elle possedail un palais qui etait sa demeure d’hiver. Apres l’echange de quelques lettres, il fut decide que Fleurange accepterail les offres dela princesse et partirait pour Munich avec le docteur. Elle au- rait ainsi le double avardage de la protection de son vied ami pendant le voyage, et de sa presence aupres d’elle pendant les jours de son debut dans sa carriere nouvelle. Tandis que tout ceci se decidait, les jours s’ecou- laicnt tristes et rapidcs, et le dernier qu’ils eussent a passer dans la vieillc maison vint bientot. Le der- nier jour oil leurs yeux pouvaient encore contem- pler ces vieux murs temoins de tout le bonheurdu LA VltILLE MAISON. 181 passe; et cejardin, et celte vcrte pelouse, et ces plates-bandes fleuries, et ces grandes allees cou- verles d’ombre et remplies de souvenirs donf, au printemps prochain, ou au printemps d’aucunean- nee dans l’avenir, ils ne pourraient plus jamais revenir cherclier la trace. Clement, silencieux comme il 1’etait souvent, mais plus agite que de coutume, rassemblait a la hate le petit nombre de livres qui devaient faire partie, lelendemain, de son leger bagagc. Le gene- reux sacrifice de sa cousine lui permettait de placer sur-le-champ Fritz selon ses voeux ; mais il n’en serait que plus completement scul, et, bien que la presence d’un enfant eut ete pour le jeune homme une difficulte de plus, et fut plus tard devenue une entrave serieuse, Clement aimait son petit frere et s’etait forme une perspective consolante de la ne- cessite de le garder pres de lui. Maintenanl cette necessite n’existait plus. Clement, demeure libre, s’etait decide a faire pour lui-meme le clioix le plus rudeetle moins conformea ses gouts, maisle plus propre a seconder son desir de venir en aide a ses parents. Wilhelm Muller lui avail propose d’entrer dans une grande maison de commerce ou l’intelli- genl et integre commis de M. Heinrich Dornthal avait trouve lui-mSme une position analogue a celle 182 FLEC RANGE qu’il occupait naguerc chcz lc banquier. Clement avait acceple. Au debut, il ne devail rccevoir que de modiques appointements, mais ces appointements devaient s’accroilrc d’annec en annee. « Et plus tard, expliquait Wilhelm, vous pourrez avoir voire pari des benefices de la maison; vous etes jeune ; qui sait si un jour, quoi que vous en disiez, vous n’arriverez pas a redevenir riche, heureux ct prospere, tout autant que vous etiez destine a l’etre ? » Rien dans le coeur de Clement ne repondait a ces encourageantes previsions. Mais il n’en suivit pas moins le conseil de Muller, et il accepta de plus l’offre du bon commis de lui louer une petite chambre dans la maison qu’il habitait lui-meme. — Mon pauvre monsieur Clement, ce que je vous offre, e’est presque une mansarde, mais enfin, elle est sous notre toit et vous sentirez que vous avez des amis pres de vous : ma Berta est une bonne ct adroite femme de menage , vous la trouverez toujours prete a vous rendre service; et les petils sont de bons enfants aussi, quoiqu’un peu tapa- gcurs, qui vous distrairont quelqucfois de vos trislcs pensees. — C’est bien, e’est bicn, lui dit Clement, cetto offre me convient au mieux, et je vous remcrcio LA VIEILLE MAISON. 183 de tout rrion coeur, "Wilhelm. La chose fut ainsi reglee entre eux. Fleurange parut dans la bibliolheque, tandis que Clement emballait avec assiduite ses livres. Elle demeura quelques instants pres de lui, et, peu a peu, en reponse aux questions qu’elle lui adressait, il lui apprit tout ce quivient d’etre dit, sans oublier l’offre du bon commis de devenir son hote en meme temps que son collegue. — Oh! tant mieux , s’ecria Fleurange, ils sont excellents, ces Muller ; je la connais, cette aimable petite Berta. Yous pourrez lui parler de moi. Et le nom de Berta, ainsi prononce, ayant ra- mene le souvenir et le recit du voyage de Fleu- range, ils en vinrent nalurellement a parler de son arrivee la veille de Noel, de la messe de minuit, de la fete du lendemain et de tous les autres beaux jours qui avaient suivi celui-la... II y avaif, en ce moment, dans ces souvenirs, quelque chose de trop poignant et trop tendre. Fleurange se tut bienlot, detourna la tete, el fit quelques pas pour sortir, mais elle s’arrela sur le perron et demeura appuyee contre la fenetre du jardin, en cette saison, tout entouree de chevre- feuille. Clement s’etait rapproche d'elle : tous les 184 FLEURANGE. deux regardaient en silence les objels eclaircs des plus belles lucurs du soleil couchant. Rien ne manquait a la triste beaute de cetle soiree : ni la douceur de l’air, ni la purele du ciel, ni le parfum des fleurs, ni rien de ce qui pouvait revetir a leursyeux, d’un charme plus grand que de coulume, lout ce qu’ils allaient quitter sans retour. Et elle!... comment apparaissait-elle aux yeux de celui qui songeait qu’apres celte heure jamais peut-etre il ne la reverrait telle qu’elle etait la, pres de lui? Que pcnsail-il de l’effet de celte lumiere doree sur ce front pur, sur cette noire et soyeuse che- vclure? sur le pale azur de ces yeux parfois si riantset si tendres, maintenant si graves et si pen- sifs, mais ou rattendrissement etait domple par une volonte qui savait demeurer la rnaitresse?... Nous ne dirons point quelles etaient ses muettes pensees : ce melange de douceur et de force, qui porlait au comble l’attrait qu’inspirait Fleurange, il en etait doue lui-meme non moir.s qu’elle, et ce qu’il devait renfermer dans son coeur, il saurait bicn empecher sa bouchc de le proferer, ses yeux de le trahir jamais. Il demeura done pres d’elle, calme en appa- LA VIL1LLE MAISON. 185 rence, tandis que son coour etait la proie d’unc de ces douleurs qui, dans la jeunesse, changent l’as- pect de toute la nature et semblent rendre impos- sible de continuer a vivre. — Demain!... demain, je ne la verrai plus, sc repetait-il avccla sensation que Ton pourrait avoir en aiguisant le fer qui va vous trancher la vie ; et il perdait dans celfe pensee la faculte raeme de jouir des heures qui lui restaient. Fleurange, de son cote, pensait a la fatalile qui toujours l’eloignait de ceux qu’elle aimait. Elle se rappelail le jour ou la seule pensee qu’elle put jamais quitter ces lieux lui avait cause une si dou- loureuse etreinte au cceur. Et maintenant, cetle prophetique angoisse etait justified le reve ef- frayant etait devenu la realite!... Les tristes pen- sees se succedaient dans son esprit... Un instant de plus, et elle ne pourrait plus les dominer, toute sa fermete allaits’danouir dans un flotde larmes, lorsqu’un effort de sa volont6 triompha de celte emotion, ou du moins l’emp^cha de se manifesler. Elle releva la t6te, et, sortant de sa longue reve- rie, elle setourna vers son cousin : — Tenez, Clement, dit-elle doucement en tirant de sa poche un petit livre, j’ai la mon volume de Dante (celui dont nous nous sommes servis pour 180 ELEURANGE. nos lectures journalieres); gardez-le, mon ami, en souvenir de nos chores etudes, et n’oubliez pas de continuer a en lire un chant chaque jour. — Non, je ne l’oublierai jamais. Je vous re- mercie, Gabrielle. Ce don m’est precieux. Ce petit livre me sera tres-cher. II l’ouvrif. — Mais ajoutez ici, sur cette page blanche, mon nom ecrit de voire main. Voici mon crayon. Elle prit le qrayon et ecrivit : A Clement. — Un mol encore, dit Clement d’une voix sup- pliante, ecrivez aussi, de grace, un mot, une ligne, un vers, si vous le voulez, de notre cher poele. — Un vers? lequel? Voyons, dit-elle en feuille- tant le volume. — Tenez, celui-la, au deuxieme chant. 11 le lui indiqua. Elle l’ecrivit aussitot. Puis elle relut : A Clement, Uamico mio e non della Ventura *. — C’cst hien, dit Clement; merci. 1 Mon ami, qui n’est pas celui de la fortune. LA V1E1LLE MAISOS. Ib7 — Ce vers est Iriste. J’en aurais choisi un autre... — Celui-la est bien choisi pour le jour ou nous sommes. Yotre nom, maintenant. Au moment ou elle allait l’6crire, il l’arreta. — Yotre vrai nom, dit-il; ecrivez la, ce soir, eet autre nom qui est le voire. Ce nom qui vous va si bien. Fleur-ange !... Fleurange sourit et secoua la tete. — Oh! non, dit-elle. J’aurais pu, il est vrai, m’eviter la peine de le quitter, et si je vous avais tous connus d’avance, je n’v aurais pas songe, mais j’ai ete si heureuse depuis que je porle le nom de Gabrielle (et c’estvous, Clement, qui me l’avez donne le premier), si heureuse! que je n’aime plus cet autre nom de mes tristes jours, et si j’entendais aujourd’hui quelqu’un m’appeler Fleurange, il me semblerait que cela va me porter malheur. Clement ne repliqua pas, et, lorsqu’elle lui ren- dit le livre, il garda un moment sa main. — Gabrielle, encore un mot, qui sera peut-etre le dernier avant voire depart, ecoutez-moi : en quelque lieu que vous soyez, si jamais vous aviez besom d’un ami, d’un ami, enfendez-le bien, a qui rien, absoluinent rien ne coutat pour vous, i?S FLLUIUNGE. n’oubliez pas quo votrc pauvre frcre sc devoucrait ainsi, non-sculemcnt sans effort, mais avec un bonheur quo vous ne pouvez comprendre! En pronongant ces paroles, la voix de Clement etait emue et tremblante, et clles avaient en raerae temps un accent solenncl et grave, mais dies etaient tellement conformcs a ce que Fleu- range s’etail habifuee a altcndre de lui, qu’clle en fut louchee et n’en fut pas surprise. — Oui, Clement, repondit-ellc simplcment, en jetr.nt sur lui un regard altendri, je vous le pro- mels. Je sens que je n’ai pas au monde de meilleur ami que vous, etje crois que je n’en aurai jamais. Cette parole lui fut-elle douce ou amere? II n’en sut rien. La tristesse qui l’accablait semblait impossible a accroitre, comrne impossible a soula- ger. Et cependant! ... elle etait encore la, pres de lui, dans toute sa calme et sereine confiance. Elle n’avait pas dans le coeur un seul sentiment qu’il ne parlageat avec elle. Elle l’appelait son ami, et elle n’en avait d’aufre au monde qu’elle songeat a lui preferer! Ce moment, qu’il trouvait si rem- pli d’angoisse, etait encore beau, et il se reprocha, plus lard, de n’avoir pas mieux su enprofiter. Ce fut la leur dernier entretien dans la vieille maison. Cldment en garda pour souvenir le petit LA VIEILLE MATSON. 180 volume ou etait inscrit le nom de Gabrielle et une branche du chevrefeuille qui avait touche son front. Le reste dela soiree s’ecoula vite, et, le lende- main peu apres 1’aube, vint pour tous l’heure des adieux. Cette heure, pour les Dornlhal, de passer le seuil de leur chere demeure, sans espoir de le repasser jamais; pour Fleurange, de sc separer une fois de plus de tous ceux qu’elle aimait, et de faire dans la vie un pas nouveau, plus incer- tain millefois et plusobscur que le dernier; pour Clement, de rester seul et de supporter, comme saurait le luiapprendre son courage, l’isolement, le travail penible et ingrat, la privation de toutes les tendresses et de toutes les joies de son enfance, et, par surcroit, tout ce que la douleur et Pamour peuvent faire endurer ensemble a un cceur de vingt ans. 1/ EPREUVE Era gia l’ora che volge il disit Ai naviganti e intenerisce il core ; Lo di’ c’han detto a’ dolci amici addio l (Dante.) XV C’etait une belle nuit : brillante, sereine, eloilee ; une nuit que la lune, en se levant, allait bientot rendre claire comme le jour. Une fraiche brise, venantde la cote, gonflait la voile du navire qui venait de quitter Genes, et loin de lui imprimer un mouvement penible, elle ne faisait que rendre sa marche sur les dots plus assuree et plus rapide. Divers groupes de passagers etaient rassembles sur le pont, causant les uns tout bas, ainsi qu’il convient a l’heure mysterieuse du crepuscule, les 102 FLEURANGE. aulrcs a haulc voix tout comrne si on cut etc en plein midi. L’un d’eux jouait de la guitare; ainsi accom- pagnee, une voix, plus ou moins remarquable, chantait l’un dc ces airs, quo (tandis qu’ils sont a la mode) lout le monde sait, clianle, ou fredonne en Italic. El bien que celte musique flit en ellc- meme mediocre, elle ne semblait point l’elre en ce lieu et cn ce moment, parce qu’elle s’alliait bien avec 1’ ensemble des impressions de ceux qui na- viguaient sur cette mer azuree, sous ce ciel etin- celant, et en vue de ces cotes charmantes, dont le bateau s’eloigne fort peu pendant le court trajet de Genes a Livourne. C’est a quelque distance de tous ces groupes et n’appartenant a aucun d’eux que nous retrouvons Fleurange assise seule et a l’ecart. Elle etait venue occuper cette place depuis quelques instants et d’abord elle avait attire l’attention generate, car la grace de sa tournure n’etait point dissimulee par le manteau dont elle etait enveloppee, et le capu- chon qui lui couvrait a moitie la tete ne servait qu’a rendre plus pilloresqne le caractere toujours remarquable de ses trails regulicrs. Aussi, parmi ses compagnons de voyage, plusd’un se fut-il vo- lontiers rapproclie dc la place qu’cllc avait clioi- L’El'REUVE. 103 sie. Mais bien qu’elle fut seulc et n’eut l’air d’etre protegee par personne, il y avait dans la simple dignite de son attitude, dans son evidente indiffe- rence a l’effet qu’elle produisait, dans son absence meme de timidite, qui n’etait point de la hardiesse, mais qui elait de la resolution, il y avait dans tout cet ensemble ce je ne sais quoi, indefinissable, qui maintient a distance l’admiration la plus vive, et deconcerte l’insolence elle-m6me (ceci soit dit en passant a celles qui atiribuent au seul attrait qu’elles inspirent, l’oubli du respect qu’on leur doit) . Aussi , malgre quelques chuchotemenls, malgre plus d’un regard dirige vers le charmant visage sur lequel tomberent bientot d’aplomb les rayons de la lune, Fleurange demeura paisible- ment dans son coin, libre de se livrer a ses re- flexions, sans etre troublee par personne, et sans s’inquieter le moins du monde elle-meme de ceux qui l’entouraient. Ces reflexions elaient nombreuses et complexes. Un sort etrange semblait la poursuivre et briser sans cesse le fil de sa vie, rendant chaque fois ce brisement plus douloureux. Elle avait beaucoup pleure naguere en quittant Paris, et le docteur Leblanc et la chere mademoiselle Josephine. Mais quelles larmes plus ameres n’avait-elle pas ver- 191 FLEURANGE. sees, en quitlant avec lui la vieillc maison cl le cercle bien-aime oil elle avait connu ct goiite dans toute leur etendue les deuces joies de la fa- mille ! Apres s’tMre separee d’cux, la fermete de Fleu- range qui, jusquc-la, ne s'elait pas dementie, sem- bla tout d’un coup l’abandonner a ce point que le docteur Leblanc avait secretement resolu de la ra- mener avec lui a ses parents, si, apres le court se- jour qu’il allait faire avec elle a Munich, il ne la voyait pas plus resignee a son sort. Mais Fleu- range n’etait pas de caractere a se laisser vaincre ainsi et a ne pas retrouver bicntot en elle-mlhne la force necessaire pour demeurer fidele au parti qu’elle avait pris. En arrivant a Munich, sa re- solution fut affermie par ce qui en eut decourage bien d’autres. 11s trouverent, en effet, la princesse Catherine au lit, en proie a Tune des crises les plus violentes du mal dont elle souffrait, et ce fut corame garde-malade que Fleurange prit pour la premiere fois sa place aupres d’elle. Ce mal, au dire de tous les medecins, moffrait aucun danger; mais il n’en elait ni moins dou- loureux, ni plus facile a soulager. Pour la seconde fois le docteur Leblanc sembla y reussir et cet heu- reux effet de sa presence fut seconde par le vif et L’EMiEUYE. lf'5 soudain engouement dc sa malade pour la jcunc compagne qu’il lui amenait. Cet engouement, a dire le vrai, le docteur con- naissant la princesse y avait compte d’avance; mais il savait Fleurange parfailement en etat de justifier et de rendre durable la premiere im- pression que produirait sa vue, et il avait sincere- ment espere, en les rapprochant, faire chose utile et avantageuse pour sa pauvre riche malade, non moins que pour sa chere jeune protegee. Quoi qu’il en fut, rien ne pouvait mieux distraire Fleurange du lourd chagrin qui pesait sur son coeur que la necessity immediate de s’oublier elle- meme et de donner a une autre des soins actifs et assidus. C’etait sans doule un assez trisfe debut qu’une serie de jours et denuils passes sans repos au chevet d’une malade inconnue; mais dans la disposition ou elle se trouvait, c’etait ce qu’il y avait de mieux. Les qualites dont se compose le don de soigner les malades, elle les possedait a un degre, ignore jusqu’alors du docteur Le- blanc , et dont il demeura surpris : fermete , promptitude, douceur et tranquillite dans tous ses mouvements; vigueur et adresse, a propos, rien ne lui manquait ; et il en resulta qu’a reflet im- manquable de sa beaute et de sa grace vint se 196 FLEURAKGE. loindre la sympatliie vive ct rcconnaissanle quc tes maladcs ressentent pour ccux qui savenl les soulager. La priuccssc n’avait cesse de rcrncrcicr le docteur, el le doctcur, de son cote, fort satisfait de son inspiration, s’etait separe de Fleurange sans inquietude et en augurant le mieux possible de la position dans laquelle il la laissait. A peine en etat de voyager, la princesse Cathe- rine avait voulu quitter Munich et, voyageant a pc- tites journees, elle avait gagne Genes. Maintenant elle allait a Livourne ct de la a Florence, ou elle avait hale de se retrouver dans le palais qui etait son veritable domicile, sa sante Fayant obligee depuis longtemps a vivre hors de Russie ou du moins a n’y sejourner que pendant la courte pe- riode de l’annee qui y possede ou y usurpe le nom de belle saison. Depuis que Fleurange avait quilte ses amis, ce moment etait a peu pres le premier ou elle se fut trouvee absolument seule et libre de coordonner ses pensees en paix. Elle commen<;a done par se livrer sans conlrainte au cher souvenir des absents dont il lui semblait en ce moment s’eloigner avec une rapidite sensible et effrayante. C'elait bien l’heure chantce par le poete : Vheuve qui ramene la pensee lies navigateurs vers les doux amis aux- quels ils out dll adieu ; et celle de Fleurango s'ar- reta longtemps sur ce passe rapide et recent, deja rang6 au nombre des choses evanouies. Sur celtc heureuse famille, mainlenant dispersee, sur les jours si courts pendant lesquels il lui avait ete donne d’en faire parlie, enfin, sur son isolement actuel; car, malgre la bienveillance de la prin- cesse, elle se sentait tres-isolee. Par un bizarre renversement de roles , c’etait elle, l’orpheline sans protection, qui semblait etredevenue l’appui de sa proteclrice, et c’etait la grande dame, la riche princesse , la pauvre femme, gatee par la forlune, qui semblait chercher pres d’elle soulage- ment et consolation. Sans doute le bon coeur de Fleurange trouvait une satisfaction imprevue a donner ainsi des soins dont Ie succes etait la re- compense. Elle sentait meme croitre, en lesprodi- guant, son affection pour celle qui en etait Pobjef, mais c’etait plulot le sentiment que l’on eprouve pour un enfant ou pour un etre inferieur a soi, que celui qu’il eut ete naturel de senlir pour la personne dans la dependance de laquelle elle \i- vait, et a qui, en ce moment, elle devait respect et obeissance. Elle se sentait done seule, et cette solitude etait triste. Et cependant, en depit d’elle- meme, et (quoique cela puisse sembler contradic- 108 FLEURANGE. loire) en depit de sa mclancolie, une irresistible sensation de joie lui faisait baltre lc coeur. Qui nc l’a eprouve, eet effet du beau ciel de l'ltalie, pour qui l’a vu, l’a quilte etle revoil? qui n’a retrouve, avec le transport quo cause la vue d’un visage aime, les traits gracieux ou sublimes de sa glorieuse nature? Ef, lorsque l’oreille en a ete longtemps privee, qui n’a cntendu resonner avec emotion le doux accent de sa langue harmo- nieuse?... Toutes ccs impressions; plus qu’une autre, Fleurange dcvait les ressentir. Aussi, tandis que la brise lombait et que la lune monlait dans le cicl pur, jetant sur la mer, de plus en plus limpide, une trainee de lumiere qui ressemblait a un sentier de diamants conduisant a quelque re- gion enchantee, Fleurange, les yeux fixes sur ce brillant sillon, se sentit un ihstant transportee !... Toutes les tristesses du passe et du present s’ef- facerent ; et elle ne sentit plus qu’une joie in- finie de vivre, d’etre jeune, d’etre la, sous ce ciel, sur cette mer, pres de celte cote, dont les parfums arrivaient jusqu’a elle; et lorsqu’elle songcait que cette cote, c’etait l’ltalie! qu’elle y serait dans quelques heures, de confus pressen- timents de bonheur, de poetiques visions ajou- laient, par lours vagues promesses, a cette joie L’EI'REUYE. 109 secrete dont elle sc sentait coinme enivree!... R6ves! reves mal compris de la jeunesse! rare- ment realises lels qu’ils sont formes, et qui, plus tard, selon que 1’ame resiste ou succombe aux dangers de la vie, se transforment en aspirations divines et puissantes, ou en realites decevantes et fatales! A cetle meme heure, que faisait Clement, assis a la fenetre de sa mansarde et regardant, lui aussi, le ciel etoile?... Ah ! s’il eut pu suivre l’image qui remplissait son ame, il eut ete, sans doute, bien pres de celle qui voguait ainsi loin de lui, bercee par des reves confus. Sa reverie, a lui, etait trisle; mais elle n’avait rien de vague ni d’indetermine, et la male tendresse de son regard exprimait en ce moment la fermete et la resolution plut6t que l’attendrissement. L’avenirse dessinait clairement dans sa pensee. Oui! quoiqu’il n’eut que vingt ans, il se sentait capable de garder dans son coeur une image cherie sans la profaner jamais... Oui, elle demeurerait la comme dans un sanctuaire, et, apres Dieu, ce serait a elle que serait offer t le travail, l’etude, la poesie, la purete de sa vie! Tous les dons qu’il avait re^us seraient cultives. Le ta- lent depose entre ses mains rapporterait tout ce qu’en atlendait le Seigneur qui le lui avait confiA 200 FLEUUAKGE. Ce serait la la vie de son intelligence ct son repos apres le travail de la journee. Travail rude, mais sacre a ses yeux, et qu'il accomplirait avec une energique fidelity, car c’elait le bien-elre, l’aisance de ses parents, c’etait le repos de leur vicillesse. Et puis enfin!... qui pourrait dire si un jour!... Mais lorsque le soudain reveil d’une esperance interdite le faisait tout d’un coup tressaillir, il la reprimaif. Sa reflexion, sa raison, son dou- loureux et invincible pressentimcnt l’avaient des longtemps averti que celte esperance etait vaine. Aussi, « yarder 1’ amour en brisant Vespoir , » telle etait sa taclie et sa devise. Tache severe, difficile, impossible meme peut-elre. Mais, en ce mo- ment, c’etait la sa chimere a lui et son r(5ve. L’El'REUYE. 201 XVI « La princesse prie mademoiselle Gabrielle de descendre. » Ce message, qui vint interrompre sa reverie, fut apporte a Fleurange par l’un des serviteurs de la princesse, dont la suite se composait d’un valet de chambre allemand, d’un courrier ilalien et d’une femme de chambre russe. Cette femme de chambre, nommee Varinka, ap- partenait litteralement a la princesse, car elle elail son esclave. Mais Varinka, adroite et intelligente comme le sont les Russes de sa classe, bien traitee par sa mailresse, pour laquelle elle avait un fidele altachement, et vetue de sa defroque, n’atlachait a sa situation aucune sorte d’idee humiliante. On l’appelait en frangais mademoiselle Itarbe; en italien, la signora Barbara, et elle se rangeait elle- mfime et 6tait comptee, en effet, au nombre des plus elegantes suivantes. Fort exigeante pour tout ce qui clait au-dessous d’elle, et facilement jalouse 202 FLEDRANGE. de Ions ccux qu’clle rcgardait comme ses egaux, olle avait d’abord voulu mellre a ce rang la nou- vellc demoiselle de compagnie de la princessc; mais, sans memo le remarquer, Fleurange avait su prendre la place qui lui appartenait et forcer mademoiselle Barbe a garder vis-a-vis d’elle une altitude respeclucuse. Mademoiselle Barbe alors avait songe ala detester, mais apres quelques ob- servations atlentives, clle cut assez d’espril pour n’en rien faire. En effet, tandis que l’activite de Fleurange lui epargnait une partie de sa beso- gne sans lui en imposer aucune (car lajeunctillc ne reclamait jamais pour elle-meme le secours de personne), son influence s’exer§ait d’une maniere donl tout le monde profifait autant qu’elle. Lors- que la princesse sortait de ces crises ou le malaise physique annulait tout d’un coup ce bien-etre dont elle s’entourait avec tant de luxe, de soins et de recherche, elle n’avait plus qu’une pensee, celle de ses maux, de leur duree, de leur origine, de leur guerison probable ou improbable; et sous l’empire de cette preoccupation, son humeur de- venait fantasque, inegale, et clle efait impossible a salisfaire. Personne jusqu’a ce jour n’y avait reussi aussi bien que Fleurange; en sorte que mademoiselle Barbe s’elait dit : « Au fait, la fatigue Ltl’ilEUYE. 2Jj est pour elle, l’avantage de la bonne humeur de madame est pour nous tous ; « et ce simple raison- neinent l’avait decidee a vivre en paix avec la nouvelle venue, tout en tirant le meilleur parti possible du nalurel accommodant qu’elle avait re- marque en elle. Flcurange s’etait ainsi donne, dans cette ennemie desarmee a son insu, unealliec et presque une amie. Pour tout dire, le message de la princesse, qui etait venu mettre un terme a l’agreable reverie de la jeune fille, provenait tout simplement de mademoiselle Barbe, laquelle, ayant ete avertic par le courrier qu’il faisait sur le pont un temps admirable, avait eprouve le desir d’aller faire elle- memeune promenade au clair de lune, et avait, dans ce but, envoye ce meme courrier chercber Fleurange, comrne il a ete dit. Elle etait persuaclee que mademoiselle Gabrielle descendrait sur-lc- champ sans faire de difticultes ni de questions. C’etait la un de ses merites aux yeux de cette sa- gace suivante. « Elle ne se mele que de ce qui la regarde, cette jeune fille ; il faut avouer que c’est fort agreable. » Fleurange en effet, ainsi qu’elle Favait prevu, quitta sans resistance la place qu’elle s’elait choi- sic au grand air, et descendit dans la cabine dcs 204 FLEURANGE. dames, dont la princesse avail l’exclusive posses- sion. Ellc Irouva la malade endormie ; neanmoins clle pril li’anquillcment sa place aupres d’elle, sans s’informer de l’exactitude du message qu’elle ve- nait derecevoir et, jetanl le manleau dont ellc etait couvcrte : — Tenez, Barbe, dil-elle, prcncz cela si vous vou- lez, et allez respirer l air ; il fait si beau temps la- haut ! C’etait par cette gracieusc bonne liumeur qu’clle avail fait la conquele difficile et ignoree decelle qui devait etreson ennemie naturelle, et plusque tou- tes les qualites dont ellc etait douee, c’elait celle- la dont le charme agissait lc plus puissammenlsur la princesse et transformait en quelque chose de plus durable et de meilleur 1’un de ces vifs en- gouements,auxquels (comme la plupart des femmes de son pays) elle etait sujelte. La princesse Catherine etait etendue sur un ca- nape, la tete appuyee sur de nombreux coussins, les pieds cnveloppes d’un magnifique chale de ca- chemire. Malgre la maladie, malgre l'age, qui avaient allere le contour de son visage et celuidesa ladle, la beaute et la grace n’avaient point disparu sons laisser, dons loutesa personne, cette trace beau- coup moins passagere que la beaute elle-meme. L'El'REUVE. 205 Fleurange, regardant en ce moment son visage eclaire par lalampe suspendue au plafond, ne put s’empecher d’admirer la noblesse de ee front, le caractere et en meme temps la finesse encore re- marquable de ce profil. Tout a coup, tandis qu’elle la contemplait ainsi, avec plus d’atlention qu’elle ne l’avait jamais fait, il lui sembla que ces traits reveillaient dans sa memoire un indistinct souve- nir... mais avant qu’elle put saisir la pensee qui venait de lui traverser l’esprit, la princesse ouvrit les yeux. En voyant Fleurange pres d'elle, elle sourit et lui tendit sa belle main. — Vous voila, Gabrielle, dit-elle; tantmieux! — On m’avait dit que vous me demandiez. — Non, mais je suis bien aise que vous soyez la. Fleurange s’inclina, etbaisa la main qu’elle te- nait dans la sienne ; jamais elle n’avait encore eu un mouvement de si tendre expansion. La princesse en sembla touchee. Sans rien dire elle lui serra la main en retour. Puis elle se ren- dormit, tandis que Fleurange demeurait les yeux fixes sur elle. Elle resta longtemps a cette place ; puis enfin, elle alia se jeter, a son tour, sur un canape, a l’autre bout de la cabine, pour y pas- ser le petit nombrc d’heures qui devait s’ecoulef FLEURANGE, 2"C encore avant lour arrivee a Livourne an point du jour. A une epoquc qui precedait de beaucoup cclle des chemins defer, la route de Livourne a Florence, longue et poudreuse, n’etait pas toujours franchie en un jour,et nos voyageurs, en effet, s’arreterenl a Pise pour y passer la nuit. La princesse, blasee depuis longtemps sur l’inter6t des lieux qu’elle traversait, n’avait qu’une seule pensee, celle de se reposer, et une fois reposee, celle de se remettre en route. Mais pour Fleurange, il en eiait tout au- trement. Pise etait le lieu de sa naissance. C’etait a Pise que reposait la mere qu’elle n’avait jamais eonnue. C’etait la que plus tard son pere l’avait ramenee pendant les seuls jours heureux passes avec lui. Que de vicissitudes sa jeune vie avait deja subies depuis lors! que de peines et de joies eprouvees ! que de liens formes et brises, et quel interet avait deja pour elle le passe, a son age ou d’autres ne songent encore qu’a l’avenir ! Des l’aube, bien longtemps avant le revcil de la prin- cesse, Fleurange avait et6 s’agenouiller sur le tom- beau de sa mere. Elles’elaitensuite dirigee vers le Campo Santo cl en avait fait lentement le tour. De tous les lieux visiles avec son pere, c’ctait celui dont elle avait conserve l’impression la plus vive. L’EPREUYE. 205 Les peinlures du Campo Santo sont cependant comme un poeme, impossible a comprendre si Ton ignore la langue dans laquelle il est ecrit. Mais eette langue, son pere la lui avait apprise, et plus tard, ceux dont elle avait ete enfouree chez son oncle ne la lui avaient point laisse oublier : cela lui rappela que son cousin, sans avoir jamais visite ce lieu, en connaissait toutes les peintures aussi bien qu’elle-meme. Comme il eut bien su jouir de loute cette beaute de la nature et des arts, et de tout cet interet de l’histoire! pensa-t-elle. Comme il eut aime l’ltalie, ce pauvre Clement ! Elle aurait pu ajouter que, comme beaucoup d’Allemands, il l’aimait deja et la connaissait sans jamais l’avoir vue, « cette terre oil fleurissent les citronniers , » objet pour eux d’une passion pro- fonde et seculaire! passion fatale tant qu’ils vou- lurent la satisfaire par la violence, et posseder a tout prix cette terre trop aimee , mais destinee a devenir reciproque et feconde, lorsque I’union forcee et detestee serait brisee, et ferait place a une alliance volontaire et acceptee. Fleurange en quiltant le Campo Santo 6tail en- tree dans l’eglise, dans cette merveilleuse cathe- drale de Pise, qu’on ne peut comparer a aucune autre, car, s’il en est de phis belles, onen doute 208 FLEl'R AN GE. ou bicn on l’oublie lorsquc Ton s’y trouve. Flcu- range y entendit la mcsse, puis die domcura longtemps a genoux, priant, pensant a tous ceux qu’elle aimait, et regardant autour d’elle, tout cela sans se dislraire. Ceci parailra elrange a ceux qui veulent enchainer a une forme elroite et ri- gide l’clan de l’ame vers Dieu. II est certain ce- pendant, que, pour un coeur simple et bien pre- pare, la bonne volonle, l’amour plus vifde l’eter- nellc bonte, les resolutions si juslement nom- inees les fermes propos du bien, tous ces fruits enfin de la priere, naissent souvent de ce qui ne semble pas nalurellement destine a les produire. En effet, dans ces lieux ou la religion et les arts sedonnentla main, et oil l’inspiration qui a guide le peintre et l’architecte est la meme qui conduit le fidele au pied de l’autel, il arrive qu’un regard jete sur une fresque ou sur un tableau aide Fame, mieux qu’une predication, a prendre son elan, et a accomplir Facte meme pour lequel elle est prosternee devant Dieu. Ainsi done Fleurange, agenouillee par terre, te- nant entre ses mains son livre ferine, pensait, regardait et priait. Parmi les pensees flot- tantes dans son esprit, il en etait une qui, plus que les aulres, semblait d’accord avec ce qui L’El’IiEUVB. 203 frappait ses regards; c’elait celle du cloilre de Santa Maria, et de la premiere amie de son en- fance, dont les traits Iui apparaissaient en ce mo- ment comme ceux de 1’une des images sainles dont elle etait entouree. Elle se retrouvait sous le meme ciel, assez rapprochee d’elle pour pouvoir la re- voir peut-etre. A celte pensee, ses yeux se mouil- lerent de larmes, et ce souvenir d’enfance sembla bientot dominer tous les autres et rendre sa priere plus fervente et plus recueillie. Douce et sainte mere Madeleine!... peut-etre a cette meme heure parliez-vous a Dieu de l’enfant qui vous etait demeuree si chere; peut-etre, de loin , secondiez-vous sa priere, et rendiez-vous plus efficace par la votre ces paroles de chaque jour prononcees par Fleurange avant de quitter l’eglise : Notre Pere... ne nous laissez passuccom- ber a la tentation, mais delivrcz-nous du mal. 12 210 FLEUI’.ANGE. XVII Pour la premiere fois depuis sa maladie, la princesse sorlait enfin de sa langueur et repre- nait la faculte de parler d’autre chose que d’elle- mdme. Pendant les dernieres heures de leur voyage, Fleurange s’aper(;ut qu’elle savait causer, et que l’indifference qu’elle manifestait parfois pour ce qui semblait a sa compagne le plus digne d’inleret n’elait point de l’ignorance, mais une simple preference pour autre chose. Elle aimait, comme une autre, les monuments, les galeries, les belles eglises, les collections rares; seulement elle aimait mieux encore les boutiques oil Ton peut se procurer quelques parcelles des richesses qu’elle admirait, mais qu’elle aimait surtout a faire admirer cliez elle. Elle jouissait de l’eclat du ciel de l’ltalie et du bien-etre de son doux climat, que sa sante l’obligeait a venir chercher de si loin, mais si ces avantages n’eusscnt ele accompagnes de cclui d’habiter un palais somptueux et d’y LEPREUYE. 211 vivre entouree d’une societe nombreuse et ele- gante, elle eul regarde son expatriation comme un exil et l’eut trouve faiblement adouci par toutes les merveilles de la nature et des arts dont elle elait entouree. Enfin on arriva au terme du voyage. La prin- cesse Catherine mit pied a terre au has du magni- tique escalier de son palais, et le plaisir de se relrouver ehez elle fit disparaitre, comme par en- chantement, les dernieres traces de sa recente maladie. De nombreux serviteurs debarrasserent Fleu- range du soin de s’occuper du bagage flottant dont la princesse encombrait sa voiture, et elle monta rapidement, a la suite de sa prolectrice, les larges marches de marbre blanc qui conduisaient au premier etage. La, un vasle vestibule, orne de statues, servait d’entree a un apparternent dont la splendeur sur- prit les yeux dela jeunefille. Elle avaitsans doute, jadis, parcouru en Italie plus d’un palais dont elle retrouvait ici les proportions grandioses, les fres- ques, les plafonds richement peints et dores, mais jamais elle n’avait rien vu de comparable au luxe des ameublements et a la richesse qu’elle re- marqua dans chacune des pieces de la longue 212 FLEUR ANGE. enfilade que la princesse traversa pour parvenir jusqu’a un dernier salon, ou enfin elle s’arreta. Ce salon, plus pelil que les autres, donnait, ainsi que celui qui le precedait, sur une vaste terrasse couvcrte dont la \oute elait peinte a fresque ; mais qui, remplie de fleurs, dc planles rares, et en meme temps de sieges de toutes formes et de toutes dimensions, rcsscmblait a la fois a un jardin abrile du soleil et a une succursale de la piece ele- gante ou elles \cnaicnt d’entrer, et qui efait le salon particulier de la princesse. Une fable, couverte de fruits, de gateaux et de glaces, etait preparee au milieu de la chambre. La princesse se jeta sur une chaise longue. — Nous dinons tard, dit-elle, donnez-moi un biscuit et une glace, et mangez-en xous-meme ; mais, auparavant, otez votre chapeau; deposez votre sac; reposez-vous, enfin ; car il fait encore terriblcment chaud, dans ce plein midi. Fleurange lui obeit : elle la servit, et fit ensuite elle-meme tres-volontiers le leger repas, que la chaleur de la journee rendait en effet fort accep- table. Tandis qu’clle prenait sa glace, debout, la prin- cesse decachetait les billets et les letlrcs amonceles sur une petite table aupres d’elle. L’EPRECVE. 213 Elle lot d’abord ses billets. — Allons! il y a plus de monde ici que je ne m’y attendais en cette saison, tant mieux! Voyons mes cartes. Elle lut une serie de noms de tons les pays du monde, en les accompagnant de divers commcn- taires dont on aurait pu conclure que ce monde, qu’elle etait si satisfaite de revoir, se composait de gens qui lui etaient fous parfaitement indiffe- renls. Elle en vint ensuite aux letlres : — Ah !... enfin, s’ecria-t-elle en dechirant une large enveloppe. Voyons, voyons la dale... Allons, je respire!... grace au ciel, il y esl en- core! Elle lut environ une page de celte lettre ; tout d’un coup elle s’ecria : — Avant un mois ! quoi ! avant un mois! Puis elle acheva sa lecture en silence et de- meura ensuite longtemps sans parler, Pair pensif et soucieux. — Ah! Gabrielle, vous etes la encore? dit-elle en sortant de sa reverie, pardon. — Elle sonna.— Je Yais vous faire conduire dans votre chambre. Je vous conseille d’aller vous reposer. Je vais en faire autant. Nous nous verrons a sept heures. C’est l’heure de mon diner; je n’altends a peu pres FI.EURANGE. ‘ill pcrsonne aujourd’hui ct je dinerai en robe de chambre. Fleurange, ainsi congediee, suivit avec empres- semenl le valet do chambre qui avait paru au coup de sonnelte, ct il la conduisit a travers les salons, le vestibule, et par le grand escalier jusqu’au se- cond elage, oil se trouvail sa chambre. La il la quilta avec un salut respcctueux, apres lui avoir fait remarquer un corridor par lcquel elle pouvait communiquer avec sa mailresse sans traverser le grand apparlement. La chambre oil elle venait d’etre introduile etait belle el spacieuse. Elle semblait pourlant plutot ornee que meublee, car ses dimensions, ses pein- tures et ses dorures eussent permis a un ameuble- ment beaucoup plus considerable et plus riche d’y trouver sa place. Mais telle qu’elle etait, elle parut a la jeune tille d'un aspect agreable. La grande et haute fenetre situee dans nne profonde embra- sure, laissait penelrer des flots de lumiere, mais elle n’eiit point offert une autre vue que celle du ciel, si trois marches de pierres ne l’eussent ren- due facilement accessible. Du haut de ces marches, en effet, Poeil plongeait sur la cour inlerieure du palais. Cette cour avait l’aspect d’un cloitre, en- toure de graeieuses coljpnnes; une eau limpide LEPREUVE. 213 jaillissait d’une fontaine de marbre blanc placee au milieu d’un tapis de gazon et entourec de lau- riers roses : des oiseaux gazouillaient dans une grande voliere. II y avait dans tout I’ensemble de eette vue gracieuse et paisible, couronnee par la voute du ciel azur, quelque chose qui invitait sin- gulierement au repos et a la reverie, et Fleurange demeura, en effet, au sommet de ces marches, assise sur un petit banc de pierre, pratique dans eette meme embrasure, sans songer a en bouger, et laissant ses pensees errer, corame cela lui arri- vaitsouvent, dans de vagues espaces,jusqu’au mo- ment ou l’apparition d’un serviteur apportant sa malle vint l’avertir de redescendre de ces hau- teurs de toutes sortes, pour procdder a la tache fort prosa'ique de deballer et de ranger ses effets. Lorsqu’elle voulut se mettre a l’oeuvre, elle s’aper- e la quilla et reparut cn cffet au bout d une heure; ellc apportait une robe dc gaze bleue de ciel et des epingles d’argcnt. — Tencz , mademoiselle , voila votre toilette pour aujourd’hui ; habillez-vous bien vite, je vais vous aider. Laissez moi vous coiffer... la!... ces epingles brillantes font le meilleur effct dans vos cheveux noirs. Maintcnant votre robe, vite. La princesse est deja au salon, monsieur le comle aussi et beaucoup de monde, vous allez elre en retard... voyons done, a quoi pensez-vous, made- moiselle Gabrielle? vous voila assise maintenant, au lieu d’achever votre toilette? Fleurange, en effet, etait a la fois agitee et dis- traite; elle allait et venait dans sa chambre; s’asseyait et se levait, sans aucun egard pour les exhortations qui lui etaient adressees. Enfin elle se resigna a laisser Barbe l’habiller a son gre, et celle-ci, par amour de l’art, s’en acquitta si bien, que, lorsque la jeune fille ouvrit en tremblant la porte du salon, cherchant a se glisser inaperejue parmi les nombreux convives deja reunis, il y eut un leger murmure d’admiration. Ceci ajoula a son trouble le plus morlel embarras. Si on lui eut de- maride dc quelle couleur etait la robe qu’clle por- tait.il lui cut ete impossible de ledire; maisl’idee L’EPREUVE. 2 i3 )ui vint en ce moment que Barbe l’avait peut-elre coiffee et habillee tout autrement, et bcaucoup mieux que de coutume, et elle devint rouge en songeant a ce que la princesse pourrait penser de celte toilette inaccoulumee. Mais la princesse ne semblait point s’occuper d'elle; debout au milieu du salon, dans la plus riche parure, elle faisait les honneurs avec son aisance ordinaire. Tout d’un coup Fleurange entendit prononcer son nom. — Gabrielle ! La princesse l’appelait et lui faisait signe d’ap- procher : Fleurange s’avanga... mais un nuage voilait sa vue, car, de loin, elle avait aper§u le comte Georges a cote do sa mere. — Mon bracelet s’estouvert; rattachez-le-moi, Gabrielle, dit la princesse de son ton ordinaire, a la fois bienveillant et protecteur. Fleurange s’inclina et rattacha le bracelet. — Georges, dit alors la princesse, void Ga- brielle dont je vous ai souvent parle. Gabrielle, void mon fils. Georges la salua sans rien dire. Fleurange en fit aulant, mais une sensation penible lui fit mon- ter le sang au visage. FLEURANGE. 241 Pour la premiere fois de sa vie, il lui semldait elre tacitement complice d’un mensonge, ou loul au moins d’une deception, etquoique soulagee par la certitude que la princesse n’avait aucun soup- Qon de ce qui s’elait passe deux heurcs aupara- vant, un eclair de fierle mecontcnte traversait ses yeux lorsqu’elle les releva , en detournant la tete. Le comte Georges la regarda attenlivemcnt un instant, puis devint pensif ct cc fut avec effort qu’il pril part a la conversation pendant le temps du diner, donl il faisait les honneurs en face de sa mere. Dans la soiree, grace au marquis Adelardi, dont l’amitie lui etait chore et l’esprit sympathi- que, il s’anima et brilla a son tour presque aulant quesonbrillant interloculeur, maisil ne s’approcha pas de Fleurange et il ne sembla pas meme une seule fois jeter les yeux sur elle. L’EPREUVE. 245 XX La princesse Catherine, malgre son air indiffe- rent, n’etait pourtant pas assez inexperimentee pour imaginer qu’a l’age de son fils, et avec son caractere, la presence de Fleurange sous son toit fut absolument exempte de danger. En meme temps, tout ce qui eut change les habi- tudes actuelles de sa vie l’eut fort contrariee et ce qui la contrariait etait rarement admis par elle au nombre des clioses possibles. Neanmoins elle observa Georges avec soin pendant deux ou trois jours, etellese sentit bientot d’autant plus ras- suree que, d’ordinaire, il etait avec elle fort peu dissimule. Sans se laisser guider par sa mere, il ne cherchait point a lui cachcr ses pensees et, au risque de lui causer parfois de tres-grands de- plaisirs, il lui permeltait de lire jusqu’au fond de son coeur sans faire de grands efforts pour se soustraire a sa penetration. Or, en ce mo- ment, le resullat des observations de la prin- 240 Fl.EUP.ANGE. cesse, elait dc nature a la rassurer complele- ment. Georges parlait a Flcurange sans affectation, corame sans empresscment. II ne paraissail ja- mais la dislingucr autrement que par des actes de polifesse qu’il cut accompli de memc vis a-vis de toule autre. II ne chcrchait jamais a s’approcher d’elle et s’il la regardait, et parlait parfois de sa beaute comme tout le monde, c’etait avec plus de reserve et de froideur que d’autres. La princesse en lira la double conclusion que Georges elait absorbe par line autre pensee, et comme elle desi- rait qu’il en fut ainsi, elle se livra facilementa la satisfaction de n’en pas douter, et rentra dans Ie repos de sa vie indolente. Quant a Flcurange, l’effet de celte attitude du comte Georges fut singulier. Naturellement tran- che, droite et courageuse, elle avait une invincible repulsion pour toute espece de dissimulation, et, pendant quelques jours, par le seul fait de s’etre montre a elle sous deux aspects differents, il per- dit a ses yeux une partie de son dangereux pres- tige. Lequclde ccs deux aspects elait le veritable? jouait-il un role maintenant? ou bien s’etait-il joue d’elle lc jour de son arrivee? Ce simple doute mettait sa lierle d’accord avee sa raison et l’aidait L’EPREUVE. 247 a reprendre cet empire sur elle -meme qu’elle etait accoutumee a possedcr. Peu a peu, l’impression de ce premier jour de- vint moins vive, et elle parvint presque a effacer de son souvenir la scene que le comle Georges semblait avoir lui merae si completement oubliee. Qu’il en fut ainsi ou non, la princesse, nous l’a- vons dit, cessa de le suivre de ses regards inquiefs, et la jeune fille, debarrassee de la gene qu’elle avait d’abord eprouvee, se hasarda peu a peu a prendre sa part de la conversation generate, meme lorsqu’il etait present. Bientot elle se laissa aller au plaisir de jouir d’un esprit qui donnait un inle- ret nouveau pour elle a lous les sujets, et pour lequel aucun ne semblait etre indifferent ou in- connu. A cet egard, il ressemblait au marquis Adelardi; mais il etait moins froid, moins railleur quecelui-ci, et ne savait point, comme lui, quitter la region des sujets interessants, pour celle ou s’epanouissent les medisances de coterie, ou les bavardages de salon. Ils etaient cependant fort lies, et, sans se ressembler parfaitement , assez d’accord pour se plaire toujours ensemble, et ne jamais se lieurtcr. Un sujet en particulier les passionnait tous deux au meme degre. C'etait celui de la politi- FLEURANGE. 218 que. Partout ailleurs, probablemcnt ce sujct cut "randement cnnuye Flcurange; mais ici, il l’inte- ressait cn depil d’elle-meme. Le comic Georges sa- Aail donner un noble accent aux senlimcnts qu’il exprimaif, et sans comprendre toujours parfaite- ment ce dont il s’agissait, clle se scnlait enliain6e par la fiere independance de son langage, par son amour pour la liberie, par sa lendance a prendre partoul et toujours, le parti des faibles et des op- primes. Ce sont la, cn politique, de grands trails que les femmes saisissent sans peine, et leur sym- patbieest facilcment acquise a toules les causes et a toutes les opinions oil elles croient les retrouver. Aussi, tout en ecoutant, silencieuse et emue, Fleurange se senlait-elle, parfois, passionnement d’accord avec celui qui possedait une eloquence enlrainanle, dont il n’etait pas surprenanl que le charme fut pour elle aussi puissant que nouveau. Le marquis ne semblait pas moins occupe de l’bistoire contemporaine que son ami, et n’en par- lait pas moins volontiers que lui, si ce n’est lors- qu'il s’agissait de celle de son propre pays. En ce cas, il devenait silencieux, et il etait a peu pres impossible de poursuivre avec lui une conversa- tion sur ce terrain. Fleurange prenait fort rarement la parole. L’EPREUVE. 249 La conversalion d’ordinaire ne s’adressait point , a elle, et jamais, depuis le jour de l’arrivee du 'comte Georges, elle ne s’etait retrouvee seule avec lui. Un soir, le salon de la princesse etait, comme de coulume , rempli de monde, et Fleurange , placee devant une table, servait le the. C’elait la une de ses attributions journalieres. Chacun venait lui en demander une tasse, el quelques personnes seulement occupaient les sieges pla- ces autour de la table. De ce nombre etait le mar- quis Adelardi, qui, celle fois, avail entame avec le jeune artiste Livio et don Pomponio, une dis- sertation sur le sujet de Part ancien et moderne en Ilalie. En ce moment le comte Georges s’appro- cba; ilecouta quelque temps en silence, puis il se m6la a la conversation. Une chaise etait vacante pres de Fleurange, il s’y pla$a et pendant quelque temps, la discussion se poursuivit avcc vivacite. Fleurange ecoutait, le coude sur la table, les yeux baisses ; elle ne disait pas une parole, mais elle ne perdait pas une de celles qui se disaient pres d’elle. Bientot la conversation passa de l’llalie a l’Allemagne, et l’on parla de l’ecole de peinlure qui commengait a y produire de grandes oeuvres. Apres en avoir enumere quelques-unes en nom- 250 FLEURANGE. mant lours auteurs, le comte Georges prononga soudainement le nom de Julian Steinberg, et ajouta que F oeuvre la plus remarquable de ce jeune artiste se trouvait a Francfort « dans la galerie du professeur Ludwig Dorntlial. » Fleurange n’ignorait pas, sans doule, qu’il con- nut ses amis; mais jamais F occasion d’enparlerne s’etait encore offerte, et ces noms ainsi prononces subitement, devant elle, la firent tressaillir. Elle leva vivement la tete et cut peine a reprimer l’ex- clamation qui elait deja sur ses levres. Mais ce mouvcment ne fat aper§u que par celui qui y avait donne lieu. II laissa tomber la conver- sation. Quelques instants apres, les autres quilte- rent la table. Lui seul y demeura un instant : — Mademoiselle Gabrielle, lui dit-il, veuillez me dire, de grace, si je vous ai tout a l’heure in- volontairement contrariee ou blessee?... Ce serait bien contraire a mon intention... Fleurange Finterrompit vivement : — Oh! non! dit-elle, non assurement! Et ces mots furent immediatement suivis d’une explication que la jeune fille donna en ce moment avec autant d’expansion que de franchise. Le comte Georges apprit ainsi, pour la premiere fois, sa pa- rents avec les Dorntlial. Mais ce sujet une fois L’EPREliVE. 251 enlame, il amena bientot une nouvelle et plus im- portante revelation. Depuis le premier jour, pour plus d’une raison facile a comprendre, le tableau de Cordelia n’avait ele rappele ni par Fun ni par l’autre. Maintenanl, devenue plus confiante et entrainee d’ailleurs par le charme des souvenirs reveilles, Fleurange osa lui apprendre quelle in- fluence avait eu sur sa vie le hasard qui l’avail rendu possesseur du dernier tableau deson pere ; et, d’une voix emue, ello le remercia du bon- heur dont il avait ete pour die, la cause involon- laire... Elle s’arreta toutefois bien vile, et son cosur, comrae le premierjour, baltit d’une emotion m6- lee d’epouvante, car tandis qu’elle parlait, les yeux du comte Georges, fixes sur les siens, avaient re- pris l’expression que, depuis cejour, elle n’y avait jamais revue, et encore une fois comme alors, elle lui entendit prononcer son nom, avec cet accent qu’elle avait cherche a oublier. — Fleurange!... oh ! n’est-ce point etrange, ce que vous me dites ! Quoi ! cette Cordelia a trans- forme voire vie, comme la mienne! N’est-ce pas la, dites-le-moi, l’indice d’une deslinee a la- quelle il ne faut pas chercher a nous soustraire? Tels furent les mots qu’il articula a voix basse, 252 FLEUR ANGE. mais il s’arreta a son tour. La vive rougcur dc Flcu- range s’etait transformee en une paleur cffrayanle. Nousl’avonsdit, lcmot devoir rendait dans Fame de cette jeune title un son elrangement juste et puissant. Les paroles qu’elle venait d’entendre lui causaient plutot le saisissement d’une cloche d’a- larme, que l’emolion dangereuse qu’elles auraicnt pu faire naitrc. Elle demeura un instant on silence tandis que Georges la regardait immobile et inler- dit... Enfin elle parvint a calmer l’involontairc baltemenl de son cceur, et relevant ses beaux yeux calmes et graves, elle le regarda, avec autant de (lignite fiere, dans son mainlien, que si elleeutete une reine, et que le plus obscur de ses sujels eut oublie la distance qui les separait. — Monsieur le comte, lui dit-elle, j’cn appellea vous-meme : est-ce la le langage que vous devez tenir a une pauvre orpheline qui se trouve sous la protection et au service de votre mere? Le respect profond du regard qui se baissa de- vant le sien, fut pour Fleurange une reparation suffisante. Mais la tcndresse et la douleur melees a ce respect, rendirenl peut elre cette muette re- ponse, plus dangereuse pour celle a qui elle s’a- dressait, que les ardentes paroles qui l’avaientpre- cedee. Elle se leva sur-le-champ cependant, sans L’EPREUVE. 253 ajouter un mot, et elle quilta le salon, pour n’y plus reparaitre de la soiree. XXI Le comte Georges etait demeure a la place ou elle l’avail laisse, un temps plus long qu'il ne le croyait lui-meme, lorsqu’il se sentit toucher lege- rement l’epaule. C'etait Adelardi qui troublait ainsi sa reverie. — A quoi pensez-vous, Georges? lui dit-il. Vous ne seriez pas plus absorbe par la contemplation de cetle (asse de the vide, si elle etait l’un de ces va- ses magiques dont vous nous parliez l’autrejour, ou vos compatriotes dechiffrent de prophetiques hieroglypbes 1 . Le comle Georges leva la tete en souriant. — La comparaison n’est pas mauvaise, dit-il. 1 Cette allusion se rapporte a un badinage superstitieux au- quel on se livre en Russie, dans la nuit qui precede le jour de Pan : ii consiste a verser de la cire fondue dans un bassin rem- pli d’eau froide, en se servant des dessins qui se produisent ainsi dans beau pour tirer les horoscopes. i. 15 FLEUR \NGE. 254 car c’est precis- 6menl a l’avenir quo je pcnsais.Oui., je voudrais me faire dire ma bonne aventure, et si je croyais au charme dont vous parlcz, j’y aurais recours sur l’heure. II se leva en parlant ainsi, et promena son re- gard autour de la chambre. Le salon etait brillant et rempli de mondc. Sa mere, plus paree encore quo decoutume, semblait regarder avec satisfaction les groupcs nombreux de femmes elegantes, d’hommes de lout 5ge, de notability de lous pays, reunis aulour d’elle ce soir-la ; et rien ne justifiait l’air ennuye de celui qui aurait du l’aider a faire les honneurs de la soiree, encore bien moins les paroles sui- vantes : — Quelle insupportable cohue!... Si vous en avez assez comme moi, Adelardi, allons nous-en, et venez tranquillement chez moi fumer un ci- gare. — D’accord sur le dernier point. Quant a l’au- (re, c’est votre humeur d’horoscope qui vous fait envisager les choses sous cet aspect... Voyons!... poursuivit-il, lorsqu’ils furent etablis, l’un dans un fautcuilj’autre sur unedormeuse, dans la piece ou nous avons un jour suivi Fleurange; voyons, Georges, voulez-vous que, sans etre sorcier, j’es- L’EI’REUVE. 255 saye, moi, de vous predire cet avenir quc vous vou- lez connailre? Georges alluma son cigare, et apres avoir fume quelques instants en silence, il dit : — Vous n’etes pas sorcier, sans doule, Adelardi, mais vous ne seriez pas Italien, si vous n’aviez pas un certain talent de divination. Allons, j’y consens , f'aisons-en l’epreuve. Vous savez que de longue date, vous avez le droit de tout me dire. — Eh bien , je commence : mais auparavant, permettez-moide vousdemander l’explication de ce rideau qui, depuis votre retour, cache le tableau qui est la devant moi. — Vous souvenez-vous de ce que represente ce tableau? — Oui, parfaitement : il represente Cordelia aux piedsdu roi Lear endormi. — Et l’avez-vous jamais regarde altentive- ment? — Oui, Georges, tres-altentivement. En sorte que... tenez, je puis vous eviter la peine de repon- dre a la question que je viens de vous faire, je sais pourquoi vous le cachez maintenant. — Voyons. — Vousle cachez, par la crainte que chacun ne FLEUKA5GE. 256 soil aujourd'liui frappe de la ressemblance dc ce portrait a son modele. Georges ne repondit pas sur-le-champ. — Si vous avez devine juste, dit-il enfin, scrais- je oblige de vous le dire? — Oui, au jcu que nous jouons, il faut une franchise mutuelle , ou bien parlons d’aulre chose. — Non, Adelardi, poursuivons l’entrelien puis- qne nous l’avons commence. — Eh bien, je le poursuis, et dussiez-vous m’en vouloir, j’irai mainlenant jusqu’au bout. Jusqu’a ce jour, j’en conviens, vous avez fort bien dissi- mule la pensee qui vous domine pour le moment. Je crois etre le seul qui l’ait penetre, si ce n’est peut-etre aussi celle qui l’inspire — Mais e’est un point dont je ne suis pas certain. Le caractere de cette jeune fdle m’echappe. — C’en est un, en effet, que des hommes comme nous, Adelardi, n’ont pas souvent occasion d'etu- dier. — J’en conviens ; aussi, voila pourquoi votre mobile fantaisie est surprise et fixee. De plus, malgre les apparences auxquelles peut preter ce tableau, votre rencontre ici est fortuile, et vous ne vous allendiez pas le moins du monde a re- L’EPIIEUVE. 2o7 trouver Cordelia sous votre loit, aufrcmcnt qu’en peinture. — Ici, vous n’6tes plusdevin, puisque cc fait c’est moi qui vous l’ai appris. — Oui, mais je vous ai cru, ce qu’un autre moins exerce n’eut point fait peut-fitre. Or done, celte rencontre imprevue et surprenanle a donne a vo- tre fascination precedenfe l’aspcct d’une sorte de deslinee, de sort fatal... Georges, sans l’interrompre, rougit un peu, en se rappelanl les paroles qu'ilavait diles peu d'in- stants auparavant a Fleurange. — Fatal, poursuivil Adelardi, cela signifie irre- sistible ; irresistible, cela veut dire que, sans hesi- tation, sans scrupule, sans remords, vous allcz chercher a abuser de cel ascendant que vous ne savez que trop bien exercer ; cela vcul dire enfin... — Achevez, ditle comte Georges. — Tenez, Georges, les sermons me sieraient fort mal, et je ne me hasarderais pas a vous en adresser; mais, dussiez-vous trouver ceque jevais vous dire etrange dans ma bouche, je vous de- clare que tendre un piege a cette noble creature, ou seulement porter atteinte, par une parole, a celte aureole d’honnfitete et de purete dont elle est entouree, ce serait a mes yeux une infamie... 258 FLEURANGE. \ • — Et ccltc infamie, vous m’en croyez capable ; jc vousremercie, Adelardi. — Voyons, Georges, jurez-moi que vous n’y pen- sez pas. — A quoi ? — A elle. — A elle? Jc ne puis vous jurer cela. Mais je m’etonne que le respect que vous-meme (peu coulumier du fail) vous ressentez malgre vous, vous m’en crovicz absolument incapable. — Alors, a quoi pensez-vous, Georges? Georges ne repondit pas, et, au bout d’un instant de silence, le comle Adelardi reprit d’un ton plus grave : — Mon cher ami, ayant quarante ans, c’est- a-dire pres de quinze ans de plus que vous, je me crois permis de vous dire que si, entre une in- famie et une folie, la folie est preferable, il serait pourtant bon de reflechir que les meilleures sont Ies plus courtes, et que les pires de toutes sont les folies irreparables. — Nous oublions nos roles, Adelardi : je n’ai pas d’aveux ni de revelations a vous faire, vous n’avez pas de conseils a me donner. Vous avez entrepris, non pas de me dire ce que je dois faire, mais de me predire ce que je ferai. L’EPREUVE. 259 — Eh Lien, voici mon horoscope (dicte, j’en conviens, par ce que je desire autant que par ce que je prevois) : vous echapperez a la folie qui vous seduit, et vous maintiendrez la parole qui vous en- gage. Le front de Georges se rembrunit. — Parole que ma mere vous a sans doute charge de me rappeler. — Non, je vous parle en amiet (out a fait spon- tanemenf . Si je le faisais de la part de votre mere, je ne serais pas, du reste, embarrasse d’en con- venir. — II est certain quelle s’en charge assez sou- vcnl elle-meme. Cette promesse supposee est, dc- puis quelque temps, devcnue son idee fixe. — Supposee? — Oui, supposee, car c’est un sujet sur lequel je n’ai articule aucunc parole positive. — Aucune parole? Allons, Georges, soyez loyal, ou bien arretons-nous. — Non, causons. J’ai besoin, parfois, d’ouvrir le fond de mon coeur. Eh bien, il y a deux ans, oui, j’en conviens, lorsqueje rencontrai pour la premiere fois Vera de Liningen, je fus frappe de sa beaute, et plus encore, seduit par son esprit, el si je fusse alors demeure pres d’elle, peut-etre 2C0 ELEU RANGE, mo ful-il devcnu difficile de la quitlcr. En ce cas, sans doute, a l’heure qu’il esl, tnon sort scrait fixe. J’aurais subi le joug, et je serais non-seulc- mcnt marie, mais pcut-etre aurais-je l'avanlage d’etre un personnage de la cour, rev6lu dc quel- qu’une des dignites auxquelles pouvait fort bien pretcndre l’cpoux d’une demoiselle d’honncur en faveur. — Eb bien, mon cher ami, en considerant que celtc demoiselle d’bonneur est riche, noble ct l’une des plus jolies personnes de la cour; en outre, que vous en aviez alors la tele tour- nee et qu’cllc-meme ne faisait point myslcrc de la preference qu’elle vous accordait,je ne vois pas que ce fut la une extremite tres-redoutable. — Non, j’cn convicns ; si jamais je n’avais quitlc Petersbourg, peul-elre le bonhcur s’y fut-il Irouve pour moi dans ces conditions. Maintenant, esl-ce heureux ou mallieureux, mais a force d’avoir respire un autre air, je ne pourrais plus vivre dans celui-la. Mille sentiments, mille sympathies, mille opinions peu a peu devenues les miennes, me feraient aujourd’hui regarder la chaine d’or d’unc place de cour comme le pire des esclavages. Ccla scul cut suffi pour faire avorler sur mes levrcs les paroles que Vera attendait pcut-6trc, L’EPIiEUVE. 201 mais qu’elle sait bien que jamais je n’ai pronon- cees. Quant aux suppositions du monde, que m’importe? — Vous m’avouerez bien, ccpcndant, que ce n’est pas la l’unique motif de cette rupture. — Non, si rupture il y a. Ce motif, en effet, n’est pas ou n’est plus le seul. - Je m’en doutais bien, et je ne saurais vrai ment vous dire lequel de ces deux motifs je de- plore le plus. — En verite, Adelardi, dit Georges avec impa- tience, je pourrais trouvcr bien singulier toutes ces sollicitudes de votre part. Vous m’avez dit vous-meme, un jour, que la manicre dont se font la plupart des mariages en Italie vous avait de- cide a demeurer gargon, et vous voila aussi scan- dalise de la perspective de me voir cboisir, un peu en dehors de quelques convenances, une femme de mon choix, que pourrail l’6tre le marquis Trombelli lui-meme!... Adelardi sourit. — Ce n’est pas lout, et ce qui suit est encore plus fort : je ne suis pas satisfait et charme du regime politique sous lequel le ciel m’a fait naitre, et c’est vous, Adelardi, vous qui vous en etonnez et vous en inquietez!... Mais alors je vous 15 . 2G2 FLEURANGE. demanderai, a mon tour, pourquoi vous nc retour- nez pas vous-meme a Milan, pour y jouir, en fidelesujct, du regime patcrnel sous lequcl il vous esl permis de vivre? L’expression de spirituclle bonne liumcur qui caracterisait la pliysionomie du marquis cbangea lout d’un coup et devint grave et presque sombre. — Arretez-vous, Georges, dit-il d’une voix emue. — Pardonnez-inoi, Adelardi, mais c’esl qu’en verite il y a des sujcts sur lcsquels il m’est im- possible de concevoir que nous ne soyons pas d’accord. Adelardi demeura sans parlor quelques instants, puis, avec un certain effort, il reprit : — Ecoutcz-moi, Georges, j’ai pour vous l’amitie la plus sincere, et vous n’en douteriez pas si vous saviez ce qu’il m’en coute pour rester sur le ter- rain ou riotre entrelien nous a amenes; mais enfin pcut-etre ne vous sera-t-il pas inutile de m’eri- tendre : laissez-moi done vous dire deux mots sur un sujel que j’evite d’ordinaire, vous le savez, ayant, cn certain cas , assez d’empire sur moi-meme pour me taire, pas assez pour parler froidement. Lorsquc j’etais jeune, plus encore que vous ne l'fites aujourd’bui, j’ai ressenti jusqu’au vertige celle passion connucdc ceux-la seuls dont la patrie L’EPREUVE. 203 est asservie. Oui, — conlinua-t-il avcc une emotion tout a fait inusitee chcz lui, — la patrie heureuse, glorieuse, bonoree et puissante, est sans doute aussi I’objet d’un culte qu’aucun noble coeur ne lui refuse, mais pour senlir ce culte se transfor- mer en une passion douloureuse et insensee, il faut voir sa patrie brisee et humiliee, il faut qu’elle soit dans la poussiere et foulee aux pieds ; il faut que son nom soit efface de la memoire de tous ; il faut qu’on lui refuse jusqu’au droit de le porter, et jusqu’a celui de vivre ! — Eh! sans doute, Adelardi, s’ecria Georges, avec 1‘accent de la plus vi ve sympathie, je la congois, cetle douleurl... je ne la congois que trop bien. Mais l’ltalie n’est pas, en Europe, la seule nation opprimee, et le basard qui fait appartenir un homme a l’un des pays oppresseurs, ne l’oblige pas a en partager les exces, ne lui inlerdit pas, j’imagine, le droit d’en gemirV — A cela je repondrai tout a l’heure. Mainte- nant, Georges, laissez-moi achever, car ce dis- cours, nous nele reprendrons plus. Sous l’empire de celte passion, comme tant d’autres, helas! de mon age, de mon rang, de mon pays, je cedai a la folie des tentatives coupables, ou du moins je m’en donnai l'apparence, et comme plusieurs de 204 FLEUUANGE. ccux qui valent micux que moi, et un grand nom- bre qui ne me valent pas, je subis, lour a tour, vous le savez, prison, confiscations, exil. Ccs pei- nes, je ne lcs regrcltc pas, car lorsqu'on nc peut pas servir sa patrie, il y a une sorte de douceur a souffrir pour elle ; mais ce quc je rcgrette, c’est de lcs avoir meritees! — Meritees ? — Oui,a coup sur, car j’avais apparlenu unjour a l’une de ccs sectes qui nous devorent. Nalurelle- mcnt, commc d’autres, je m’etais trouve excusa- ble, l’allrait qui nous entraine scmblc si puissant! le but que nous poursuivons scmble si noble! Ehbien, Georges... Le marquis s’ arret a un instant, et il sembla avoir de la peine a poursuivre. — Eh bien, rcprit-il bientot avec energie, je vousle dis : il n’y a ni force, ni honneur, ni vertu, ni lovaute, ni probile, ni rien de ce qui rend, ici- bas, un homme digne de respect ou seulement d’cstime ; rien, vous dis-je, qui puisse resister a Lair empoisonnc que Ton respire dans ces regions maudites. J’ai ete puni tardivement, car la denon- ciation n’a eu son effet que lorsque je les avais quitlees; mais j’ai etc puni justement, car je les avais Iravcrseesi L’EPREUVE. 205 Georges emu et surpris ne songeait pas a l’in- lerrompre. — L’acte de ma vie dont je m’applaudis le plus, poursuivit Adelardi, Pacte pourlequcl il m’a fallu plus de courage que pour affronter mille fois la mortautremenf, cet acte a ete celui de meseparer avec eclat, avec mepris, avechorreur de lous ceux dont je m’etais trouve un instant rapproche ainsi ! II se promenait avec agitation tout en parlant. — Depuis lors, dit-il bientot, avec plus de ealme, j’ai couru plusieurs dangers dont je nc vous parlerai pas, et j’ai subi les diverses peines que vous savez. Mainlenant je vis ici, hors de ma ville nalale, separe de tousles miens, et persuade que le jour qui changera la destinee de 1 Ilalie ne sc levera pas pour ma generation, certain pour- tant que ce jour viendra, mais certain surtoul que ses ennemis les plus funestes, ce ne sont pas ses maitres, non pas meme ses maitres les plus durs; mais ce sont ces faux et perfides amis qu’elle nomme ses freres, ses heros et parfois ses mar- tyrs ! Le marquis vint reprendre sa place aupres de Georges, et lui serrant la main : — En voila assez sur mon compte, lui dit-il; revenons-en maintenant a vous, dont il serait ab- FI.EURAKGE. ‘200 surde, vous en convicndrcz, de comparer la situa- tion avec la mienne. — Jc le rcconnais. Et cependant, Adelardi, vous voudriez regenerer voire pays, el moi jc voudrais transformer lemicn. — Oui, mais malgre toutes les ombres qui, di- Ics-vous, obscurcissenl son regne, le souverain qui vous gouverne aujourd’hui demeurera , soyez-eri sur, dans l’hisloire, Tun des representanls les plus nobles et les plus sympathiques de cepouvoir suprfime, si lourd a porler. — Eb bien, e’est precisement la ce qui me de- courage : pour realiser mon reve, il faudrait au successeur d’Alexandre I cr loutes ses qualites et pas un de ses defauts ; vous avouerez quo ce n’est pas la ce que scmble nous promettre l’avenir ! — Ne recommencons pas a faire d’horoscopes sur ce nouveau sujet, mais eeoutez seulement un dernier conseil. Malgre vos reves, vos aspirations, vos opinions ou vos sympathies exallees, je suis persuade que rien ne vous entrainera jamais a prendre part dans votre pays a aucune entreprise coupable. Eh bien, Georges, croyez-en un conspi- raleur converti, fuyez le contacldc ceux qui, moins scrupuleux que vous sur leurs acles, tiennenl a peu pres le memc langage que vous, et croyez de L’EPUEUVE 20 ' plus que, lorsqu’on en vient a subir une condam- nation, il est infiniment desagreable de senlir qu’on l’a meritee par une folle imprudence el qu’on n’est victime de personne que de soi-meme. Leur long entretien les avait conduits bien loin de leur point de depart. II elait trop fard main- tenant pour les y ramener. Mais le marquis Ade- lardi se promit d’v revenir une autre fois et d’oble- nir de Georges une confiance complete. 11 compre- nait bien quel elait le danger present. II regardait le devoir de lutter contre ce danger comme un de ceux que lui imposait Pamitie. Mais, malgre toute sa fine perspicacite, il n’avait pas su discerner que celle qui le faisait naitre saurait mieux que per- sonne le conjurer. XXII Pendant que cet enlretien avait lieu, Fleurange etait assise a la place que nous connaissons, au sommet des marches de pierre de sa fenelre, re- gardant a la clarle de la lune la grande ombre des 208 FLEim.VN'GE. colonnes sc dcssincr sous Ie portiquc, ecoutanl Ic bruit de l’eau qui, scule, dc ce cote, It oublail le silence dc la nuit, el respirant la vague odeur de flcurs d’orangers dont Fair etait embaume. Plusieurs mois s’claicnt ecoules depuis lejour ou le reve secret, cache au fond de ses pensees, avait scmble un instant se transformer en realite (realite evanouie, toutefois, aussi promplement qu’enlrevue) ; mainlcnant, clie etait emue et trou- blee de nouveau, mais c’etail bicn aulrement et plus profondement que la premiere fois. Sous 1’ empire de celte emotion et de ce trouble, a quoi pensoit-elle?... et pourquoi ses yeux er- raient-ils si tristement aulour d’ellc, landis que la nuit etait si brillante et parfumee et que dans ses oreilles vibraient encore des paroles qui, en depit d'elle-meme, faisaient battre son coeur d’une triomphante joie ? A quoi pensait-elle? Veut-on le savoir? veut-on savoir en quel lieu l’un de ccs mouvements de l’imagination qu’on ne peut ni exp'iqucr ni mai- triser, transportait en ce moment sa memoire? Elait-ce aux Cascinesou, laveille encore, le comte Georges etait demeure si longlemps a chcval pres de la caleche de sa mere? etait-ce dans l’une de ces galcrics ou plus d une fois il lui avait fait re- L’LPKEUVE. 200 marquer dos merveilles cachccs aux obscrvateurs superficiels, mais si bien comprises de celle a qui elles etaient revelers? ou bien etait-ce dans ce mcme salon qu’elle venait de quitter, et se souve- nait-elle mainlenant de ce dernier regard dont elle avait detourne le sien?Non; le lieu present cn ce moment a son souvenir, e’etait le jardin de la vieille maison, l'lieure qu’clle se retra^ait, c’elait la dernicre qu’clle y cut passed La lueur elait brillante aussi ce soir-la ! 1’air elait doux, les fleurs repandaient leurs parfums! mais le mot adieu semblait inscrit partout et transformait en tristesse toute la beaule de la soiree. Adieu, sans espoir et sans revoir! que lui repetait en ce mo- ment, avec un plus douloureux accent, la splen- deur bien autre de celte nuit d’ltalie. Adieu!... adieu encore? oui, adieu ! II fallait s’arracher de ce lieu trop chcr, rompre ce cliarme trop perillcux, cela devenait clair et evident. Un instant, un instant seulement, clle permit a sa pensee de contempler le bonheur qu’il fallait fuir. Elle laissa son imagination le lui representer tel qu’il eutpu etresi ricn nele lui eut interdit, et alors avec une lucidite et une sincerile a laquelle ne se melait aucune exallalion , elle reconnul 270 FLEUI1AXGE. qu’elle l’eut aclicle au prix de tous les sacrifices, liormis ceux que sa conscience lui defendait de faire. Oui,vivre sans remords auprcs de Georges, devcnir sa femme et qne, par impossible, sa mere y conscnlit !... pour acheler celte destinee, elle sentit que rien ne lui semblerait redoutablc ct qu’elle accepteraii avcc transport la pauvrcle, les rudes travaux, la souffrancc, la mort elle- raeme ! En lisant ces mots, beaucoup de gens expcri- menles souriront et diront que ce sont la, sous l’empire de la passion, des sacrifices imaginaires que la jeunesse s’impose tres-volontiers, mais que fort heureusement la vie met leur sincerite bien rarement a l’epreuve. Nous l’admettons, et, sans nous arreter plus longlemps a considerer l’impro- bable avenir que Fleurange appelait ainsi de ses voeux, nous consfateronspourtant qu’en attendant ces epreuves imaginaires, elle se disposait bravc- ment a subir celle qui s’offrait alors a elle en realite. Or ces memes gens experimenles en conviendront, elle etait la plus difficile de loules. D’abord parce qu’elle etait reelle et non imaginaire, ensuitc parce qu’il a loujours etc plus facile de faire, par amour, de grands sacrifices, que de renoncer a l’amour lui-memc qui les rend si legcrs et parfois si chers. l’epheuve. 274 — Oui, il n’y avait plus a hesiter, il fallait de nou\eau briser le fil renoue de sa vie... Et quel brisement cette fois ! Il fallait s’eloigner, s’eloigner sans retour. Apres ce qui venait de se passer, il n’y avait plus pour clle d’illusion ou de securite possible. Elle trahissait, en de- meurant, tous les devoirs que lui imposaient so situation pres de la princesse et la reconnaissance qu’elle lui devail. Oui, il fallait partir, mais com- ment? sous quel pretexle? oil aller? Ilelas ! et ses freres, fallait-il renoncer a la douce joie de les secourir, joie donl la generosite de la princesse se plaisait a lui faciliter les moyens? Cette derniere pensee confirma pourtant toutes les autres : cer- tes pour tant de bicnfaits elle ne lui rendrait pas le chagrin et la douleur, non ! pas meme le deplai- sir et I’inquielude. A tout prix, il fallait partir, mais sans que la princesse devinat le motif de son depart, et cependant il etait necessaire d’obtenir son consenlement. C’etait la une grande difficult^, car elle prevoyait de sa part une vive resistance. — Que faire? que faire? repelait avec per- plevite la pauvre Fleurange. Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m’aiderez , car ce que je cherche , c’est le moyen de faire votre volonte; ce que je veux, c’est de le trouver. 272 1'LLURANCE. Tandis que la jcunc fille pcnsait, iullait ct priait ainsi, lcs heurcs s’ecoulaierit. Deja unc fois clle avait quitle sa fenetrc ; mais sontant qu’cllc nc pourrait pas dormir, elle s’etait contentce d’oter la robe qu’elle avait portee pendant la soiree el de metlre une robe de cbambre, puis sans s’aperce- voir que la nuit elait fort avancee, elle etait venue reprcndre la place qu’elle avait quitlee cl la reve- rie qu’elle avait interrompue. Tout d’un coup elle cntcndit dcs pas dans le cor- ridor qui conduisait a l’escalier derobe, elbientot on frappa vivement a sa porle. Elle ouvrit a l’inslant. C’elait Barbe : — Quoi ! dit-elle d’un air surpris, vous eles en- core debout a Theure qu’il est? — Oui, dit Fleurange, je n’avais pas sommeil, ct... Barbe l’interrompit : — Tant micux, dit-elle, car la princesse est ma- lade el vous demande sur-le-champ. Venez, venez vite, mademoiselle, car, vous le savez, j'ai si peur quand jela vois dans ces elats-la, que je perds la t6te. Fleurange elait au bout du corridor avant que Barbe cut achcve de parlcr, et, en un clin d’ceil, L'EPREUVE. 27 " elle fut au chevet de sa mailresse. C’etait evidem- ment le debut de l’une de ces grandes et doulou- reuses crises auxquelles elle etait sujelte. Elle n’en avail point eu de semblable depuis leur arrivee : a l’instant meme, toufes les instruc- tions et toutes les recommandalions du docteur Leblanc revinrent a la memoire de Fleurangc. Son altitude se transforma. Au lieu d’altendre et d’o- heir, ce fut elle qui tout a coup ordonna ; ce fut a elle que chacun obeit, et bientbt sa calme fermete apaisa en partie 1’espece d’epouvanle qui s’empa- rait, dans cetle maison, de tous les serviteurs, lorsque la maladie (et la maladie sous celte forme effrayante) envahissait ainsi le luxueux bien-etre dont ils etaient entoures. Georges lui-meme n’en etait pas exempt : le premier, il avait couru au chevet de sa mere, et maintenant il soutenait sa tSte renversee et cherchait a s’emparer de ses mains qu’agitait un mouvement convulsif; mais, peu habitue a ce spectacle, il tremblait malgre lui, et son courage habiluel ne lui servait ici absolu- ment a rien. Fleurange s’en aper§ut et lui fit signe de lui ceder sa place, ou plutot elle la prit sans qu’il put Fen empecher, et il resta immobile pres d’elle, landis qu’avec un merveilleux melange de force FLEURAKGE. 274 ct (Vadrcsse, die parvenait a mailriscr le rcdouta- blc paroxysme. — Parlcz-lui encore, dit Georges; lorsqu’elle entend votre voix ou que votre main se pose sur la siennc, elle se calme a l’instant. — Soyez (ranquillc, repondit Flcurange, et lais- sez-moi avec elle. Laissez-moi seule ici, je vous en prie. Sur celte injonction, Georges s’eloigna du lit, mais il ne quitla pas la chambre et demeura ap- puye contre le mur dans l’ombre, regardant, de loin, a la lueur d’une lampe vc-ilee, le visage allere de sa mere. Toutcs les traces encore visibles d’une beaute, que savait faire ressorlir [’art le plus raf- fine de la toilette, avaient soudainement disparu. En une heure, elle avait vieilli de dix ans. D'ef- frayantes contractions passaient sur son visage, et ses yeux errant autour d’elle avec egarement sem- blaient passer en revue, d’un air de reproche, tous les objets accumules pour son bien-6tre et si impuissants, en ce moment, a la soulager. Ce spectacle fit frissonner Georges. II comptait cependant non-seulement parmi les hommes d’une bravoure reconnue, mais parmi ceux dont on cite la temerile presque insensee. Mille fois, sans motif suffisant, il avait brave la mort et affronte des pe- JL’EPREUVE. ‘275 rils dont le seul motif elait i’attrait du peril lui- raeme. Ce genre de courage n’a rien de common, toutefois, avec celui qui fait regardcr d’un ceil calme , la souffrance et la mort , non pas sous l’aspect dont les revet l’exaltation meme qui nous precipite a leur rencontre, mais telles qu’elles s’offrent a nous sur tous les lils de douleur, et telles qu’elles nous attendenl ! Entrevues ainsi, Georges en avait horreur ; il se detournait d’elles avec la repulsion d’une na- ture delicate et noble, mais amollie par le plaisir et l’egoisme, et qui eut, en tout temps, eteplus ca- pable d’eclatants devouements que d’obscurs sa- crifices. Malgre sa tendresse veritable pour sa mere, il est done fort probable qu’il n’eut point supporte longtemps l’impression penible qu’il ressentait, si la lugubre lumiere qui transformait tout autour de lui ne lui eut permis de discerner les mouve- ments et les traits de celle qui le remplagait si effi- cacement aupres d’elle. Il demeura done ou il se trouvait, contemplant avec admiration l’attitude calme et simple de Fleurange. Elle avait deja con- gedie plusieurs femmes dont les services efaient superfius, et peu a peu, l’ordre et la tranquillite s’etaient retablis autour d’elle. Bavbe allaitet venait 270 FLEUIiANGE. encore, s’agitant beaucoup et faisant preuve de bonne volonle, mais deguisant mal nne tcrrcur qu’elle n’avait jamais pu vaincrc des qu’elle voyait sa maitresse en proie a un acces du m-al dont elle elait allcinle. A cet egard , Barbc n’avait jamais eprouve le moindre deplaisir de l’inter- ventior. de Fleurange, et ce fut maintenanl avec une secrete joie qu’elle regut de ccllc-ci l’ordre de se retirer. — II esl pres de quatre heures, dit Fleurange en regardant la magnifique horloge placee en face d’elle. Elle est un peu plus tranquiile : allcz vous reposer, Barbe. — Et vous, mademoiselle? — Moi, je reste ici ; je n’en bougerai pas avant sept heures; a celte heure-la, le medeein revien- dra. Apres sa visite, j’irai me reposer et vous vien- drez ici prendre ma place. Cet ordre, calme et precis, n’etait point de ceux que Barbe eut envie de se faire repeler deux fois. Elle se hata de placer un fauteuil pres de la jeune fille; elle mit a ses coles une table ou setrouvaient tous lcs medicaments dont elle pourrait avoir besoin et sortit , sans se douter qu’elle ne, lais- sait pas Fleurange tout a fail seule aupres de la malade. lepheuve. 277 Georges hesita. un moment : abandonner main- tenant Fleurange a cetle veillee solitaire, cela etait presque une lachete; demeurer ainsi pres d’elle, a son insu, presque une Irahison. II se decida done a quitter le coin obscur qu’il occupait, et il se rap- procha doucement du lit. Au bruit de ses pas, Fleurange tourna vivement la tele et tressaillit. Ce leger mouvement suftit pour reveiller la malade. C’etait pour elle recom- mencer a souffrir, et le spasme a peine calme re- commenga plus violent que jamais. Pendant quelques instants, la presence et l’aide de Georges ne furent point inutiles a la jeune fille, mais, tandis qu’elle conservait son sang froid, il perdait le sien et semblait hors d’etat de supporter la vue de cetle souffrance qu’il ne pouvait soulager. — Ma mere! ma pauvre mere! s’ecriait-il avec angoisse, regardez-moi ! regardez-moi! — Silence! dil toutbas Fleurange, et elle ajoula, presque a son oreille : Pas un mot, pas unseul... il faut du calme et un silence absolu. — Gabrielle! Gabrielle! murmura la malade avec agitation. Fleurange passa son bras sous la lete de sa mai- tresse et la soutint d’une main, tandis que de l’autre elle serrait ses mains glacees. i. 15 278 FLEURANGE. — 0 Gabriclle ! ne me quitlcz pas ! ne me quiltez jamais! poursuivit la princesse d’une voix meconnaissable. Fleurangc cacha son visage dans l’oreillcr sur lcquel elle ctait appuyee, tandis qu’une aulrevoix repetait tout bas, pres d’elle : — Oh! non, jamais ! An bout d’nn instant, elle releva la t: ■>2 duit a San-Miniato. La ils mircnt pied a terre. Tandis qu’ils gravissaient lenlemcnt ce eliernin un peu escarpe, Ficurange lira de sa poelie le pa- pier tombe la veille de son bouquet et le fit lire a Julian ; elle lui parla du soup^on qu'il avail fait naitre dans son esprit. — C’est etrange, dit celui-ci d’un air sou- eieux, tandis qu’il examinait avec attention les li- gnes qu'il venail de lire. Rien no serait plus peni- ble, a l’heure qu’il est, que la presence de Felix pres de nous, et pourtant, j’ai deja eu a cet egard une inquietude que cc papier renouvelle. — Vous aviez deja soupgonne son retour en Eu- rope ? — Oui, mais e’etait un indice fort legcr, et je ne vous en aurais pas parle sans ce nouvel incident. 11 y a quelqucs inois, a Cologne, ou je me trouvais pour faire une etude qui m’etait ne- cessaire, il me tomba sous les yeux, dans la bi- bliotheque ou je prenais des. notes, un travail qui atlira mon attention. It s’agissait d un point d’his- toire conteste , sur lequel on avait transcrit plu- sicurs passages extraits des manuscrils fort cu- rieux de cette bibliolheque; la page etait ouverte devanl moi, le travail avait cle recemment inter- rompu. Je lisais avec interel et attention, lorsque L’EMEUVE. 323 je fus completemcnt distrait da sujet dc cc travail par quelques mots griffonnes presque illisiblement sur le papier qui avail servi au copiste a essaycr sa plume. Sur ce papier, jevisrepet.es deux ou trois fois voire nom Gabrielle, puis lcsdeuxlettres F. D., ensuite ces mots :« Felix, heureux ; quelle ironic !... Felix ! » Je regardai de nouveau la copie avec plus d’attenlion. L’ecrilure n’etait point la sienne. Cette ecriture, du resle, etait un fac simile etu- die de celle du manuscrit dont ces passages etaient exlraits ; quant a la page volante, c’etail un grif- fonnage ou toute ecriture eut ele meconnaissable. Je tls quelques questions au bibliothecaire : il me repondit que ce travail etait fait pour un grand seigneur florentin qu’il ne eonnaissait pas , que le copiste etait un Italien et qu’il se nommait Fabiano Dini. — Et voila tout? dit Fleurange; n’avez-vous pu apprendre rien de plus positif? — Rien. Le lendemain, le travail commence avail disparu, et, pendant le reste de mon sejour a Bologne, le copiste ne reparut plus a la bibliothS- que. Je gardai le papier griffonne qui m’avai! intrigue, puisjen’y pensai plus. Laissez-moi ces lignes maintenant pour les comparer avec ce!- lcs-Ia. 524 FLEURANGE. — Est-ce vraimcnt lui ? ou tout cela n’est-il qu’un hasard? — Qui nous le dira ? Ce pourrait elrc lui, car vous savcz qu’cn ilalien il etait passe maitre ; mais ce pourrait elre aussi un de scs compagnons qui serait instruit de son hisloire. Tout ce que nous avons jamais pu dccouvrir a son sujct, c’cst qu’il etait parti pour l’Amerique avec de trisles compa- gnons de voyage : ilaliens, allemands, polonais, lous plus ou moins bannis de leur pays pour de bonnes raisons. Le riant visage de Clara s’etait assombri pen- dant cerecit, el Fleurange scntait un surcroit de rnelancolie lui scrrer le coeur. Ce vague reveil du plus sombre souvenir desa vie lui semblait ajouter un triste presage aux trisles realites de ce jour. Elle se tut cependant. Sa cousine devait pour le moment ignorer la cause ainsi que la duree veri- table du voyage qu’elle allait entreprendre le len- demain avec elle, et, de toutes fagons, il etait bon pour elle-meme de chercher a en distraire sa pen- see. Aussi, apres qu’ils furent entres dans l’eglise de San Miniato, elle cbercha pendant quelque temps a ne plus s’occuper que dcs fresques, des tableaux ct des mosa'iques qui s’y trouvent et a ecoulcr avcc attention les explications que Julian L’EPREUVE. leur donna de quelques-uns des symboles que l’on y voit repetes, sortes d’hieroglyphes chretiens, que savent seuls comprendre ceux qui, dans les arts, cherchent quelque chose au dela de la forme qui frappe leurs yeux. 11s passerent ainsi pres d’une heure sans s’aper- cevoir que le temps s’ecoulait et que l’eglise com- mengait a devenir sombre; ils se disposaient enfin a la quitter, lorsque, au moment d’en franchir le seuil, ils se trouverent tout a coup en face du comle Georges, qui y entrait accompagne d’Ade- lardi. — II savait, leur dit-il gaiement, que leur pro- menade devait se terminer par San Miniato, et il avait propose a son ami de venir avec lui les y re- joindre. « Nous n’etions indignes, ni l’un ni l’autre, d’entendre ce que Steinberg aurait a vous dire ici ; malheureusement, nous sommes en retard. » Tandis qu'il disait ces mots , Fleurange, emue el interdite, avait fait un involontaire mouvement pour rentrer dans l’ombre de l’eglise ; mais le jour baissait rapidement, et tous furent d’accord qu’il fallait sans retard regagner la voiture demeuree au bas de la montee. Elle sortit done avec les au- tres ; mais, bien qu’elle fut la derniere, Georges i. 19 520 FLEURAKGE. l’avait allcndue, ct, avant qu'clle cut eu le temps de Peviter, il lui avait offert son bras. Adclardi avait deja pris celui de Clara. Julian marchait pres d’eux,et ils commencerent a descendre ainsi, len- tement, cette cote charmante,en regardant la vue, Pune des plus belles de Florence, sur laquelle en ce moment le soleil jetait une douce et derniere lueur. Georges ralentit son pas do maniere a se lais- ser devancer par les aulres et il se trouva ainsi, en quelque sorte, seul avec Fleurange : ils de- meurerent silencieux. Quoique d’une nature fort differente,l’emotion de tous dcuxelait grande. Pour elle, tout ce que la pensee d un dernier adieu pouvait ajouter ala tendresse reprimee, mais profonde de son cceur, rendait cette heure douce et dechirante au dela de toutes celles de sa vie. Pour lui, au contraire, il se croyait affranchi de sa conlrainte precedente par l’espece duplication qu’il avait eue avec sa mere ; et eomme, d’ailleurs, il n’etait point assez inhabile a lire dans le coeur des femmes, et assez naif pour n’avoir point pene- tre ce qui se passait dans celui dont il lui sem- blait, en ce moment, entendre les batlements, il croyait pouvoir parlor plus ouvertement qu’il ne l’avait jamais fait. L’EPKEUVE. 327 — Fleurange! lui dit-il soudainement. Elle tressaillit, et voulut retirer la main qu’elle avail posee sur son bras : mais il la retint. — Non, non, laissez-moi votre main, et laissez- moi vous donner ce noin. Moi seul, ajouta-t-il dou- cement. Oh ! laissez-moi le garder pour moi; vous le voulez bien, n’est-ce pas ? II serra la main qu'il tenait encore et la baisa. A travers le doux accent de ces paroles, Fleu- range discerna bien celui d’une confiance trop peu deguisee. Mais, helas ! si elle eut ose en ce moment etre elle-meme, elle n’eut point songe a s’en offenser. Oui, qjle l’aimait, et il n’en doutait pas, cela etait evident. Qu’importe ! c’eut ete pour elle un grand soulagement de Favouer hardiment, ouvertement, et de le dire a tous comme a lui- merae. Sans doute, cetlesecuritede Georges se fai- sait un peu trop sentir, mais comme elle la lui eut vite pardonnee ! comme elle eut ete heureuse de lui dire qu’il ne se trompait pas, et que sa vie en- tiere le lui prouverait ; c’eut ete le vrai cri de son coeur, si, dans cette heure dangereuse, la lucidite de sa conscience se fut un seul instant obscurcie. Mais il n’en fut point ainsi. — • Monsieur le comte... dit-elle, apres un long silence. 528 I'LEURANGE — Georges ! oh ! ditcs Georges ! s’ecria-t-il avec passion. Que je vous cntcndc, ne ful-ce qu’une ibis, me noramer ainsi ! Pauvre Flcurange ! elle degagea sa main du bras de Georges, et fit quelques pas en clierchant a calmer lc trop violent ballement de son coeur. It la suivit, et elle reprit bientot avec une apparcnte tranquillile : — Je croyais ne plus jamais vous entendre me parler ainsi, et je l’esperais. — Vous l’csperiez ! Piles alors que je me suis trompe, que j’ai etc presomplueux et fou ; que c’est a tort que j’ai cru lire dans vos yeux autre chose que la plus parfaite indifference. Elle ne repondit pas. — Fleurange ! continua-t-il vivement, ce silence me blesse et me glace ; n’ai-je pasle droit d’atten- dre qu’au moins vous me repondiez? — Mais avez-vous celui de m’interroger? Ah! quo vous seriez plus noble et plus genereux, si vous saviez mieux vous souvenir de ce que vous eles et de ce que je suis. — Fleurange ! dit le comte Georges , avec un accent de sincerite el de gravile plus dan- gercux encore a entendre que celui de la pas- sion, vous eles ma femme, si vous y consentez, L’fiPREUVE. 520 si vous acceptcz celte main que je vous offrc. — Avec le consenfement de voire mere? dit Fleurange, bas ellentement; osez-vous me l’affir- mer? Georges, apres un 'moment d’hesilation, repon- dit : — Non, pas aujourd’hui : mais ce consentement, elle le donnera, je vous l’affirme. Fleurange a son lour hesila ; elle savait a n’en pas douter a quel degre cet espoir etait chimeri- que; mais c’etait la derniere fois qu’elle lui parlait. Le lendemain , la distance, l’absence, le temps , toutes les separations de la vie commen- ceraient enlre eux pour ne jamais finir. 11 n’y avait plus de danger a dire la verite, la verite, helas! si denuce d’importance mainlenant, et qui peut-elre seconderait le devoir qu’elle avait a ac- complir lout autant que la contradiction. — Eh bien! dit-elle alors simplement, oui, pourquoi le nierais-je?... Si tout changeait pour nous dans la vie, si par une circonslance im- possible a concevoir, voire mere me disait : Gabrielle, sois ma fille, fij consens avecjoie; oh! alors... ce queje repondrais, vous le savez sans que je vous le dise, et vous savez tout aussi bien que, jusqu’a ce jour, je ne vous ecouterai jamais. 350 FI.EURANGE — Mais cc jour, dit Georges avec vehemence, le temps l’amenera et l’amenera promplemcnt. — Le temps?... dit Fleurange, peul-6lre. Qui sait jamais ce quepeul amener le temps?... ctqui sait, ajoula-t-elle, si avec le temps l’obstacle ne viendrait pas de vous-meme? EUe avail essaye de dire ces derniers mots en riant, mais apres les avoir proferes, elle s’arreta tout court, et l’ombre des grands cypres qui bor- daient la route empecha Georges de voir les lar- mes qui inondaient son visage. Elle s’eloigna de lui et fit quelques pas rapides pour se rapprocher de Julian. Georges la suivit bientot, et lous trois rejoignirent les deux autres, et continuerent leur chemin quelque temps sans parler. Lejour tombait de plus en plus, et ils mar- chaient avec precaution en approchant de la fin de la descente. Ils y etaient presque parvenus, et ne se trou- vaientplus qu’a deux pas de la voiture demeuree en bas, lorsque deux individus oausant ensemble et marchant vite passerent devant euxsans les re- marquer. Mais ccux qui desccndaient sous l’ombre des cypres apergurent les traits des deux passants, et unc meme emotion fit tressaillir les deux L’EPREUVE. 531 cousines et Julian. Dans l’un des deux ils avaienl rcconnu Felix !... Adelardi, de son cote, semblait trouble et sur- pris. Georges seul, apres avoir, commeles autres, suivi des yeux ces deux personnages, se separa du groupe dont il faisait partie, se rapprocha des pas- sants et arreta l’un d’eux. Celui-ci a sa vue se de- couvrit respeclueusement. Georges luidit quelques mots a voix basse et les deux homines continue- rent ensuite leur route ; Georges revint a la place qu’il avail quiltee. — A qui done parliez-vous la... si la question n’est pas indiscrete? dit Adelardi. — Nullement, repondit Georges sans hesiter. G’est aFabianoDini, ce jeuneltaliendont jevousai parle,qui me sert ici d’agent, fort intelligent, comme vous savez, pour l’achat de mes curiosites, et qui m’aide aussi dans mes petites recherches bisto- riques et artistiques. II a ete absent, il n’est revenu que depuis deux jours; j’avais un mot a lui dire. — Il etait la en bien mauvaise compagnie, dit Adelardi en frongant le sourcil. Les deux cousines etaient deja mont6es en voi- ture. Julian, oblige de les suivre,n’en entendilpas davanlage. FLEURANGE. XXVIII Plus dc vingt-qualrc licurcs s’etaient ecoulecs. Fleurange etait deja loin, ct les incidents des jours precedents semblaient elre devenus pour elle les scenes diverses d’un reve trouble. La con- versation qu’elle avait enlendue sur la lerrasse entre Georges et sa mere, celle qu’elle avait cue elle-meme ensuite avec elle, sa rencontre avec Georges a San Miniato, le bouquet mysterieux de la veille de ce jour, la reapparition soudaine de Felix le lendemain... ces souvenirs lui revenaient tour a tour, mais tous effaces par celui du der- nier adieu qui les avait suivis. — Oui , elle avait dit adieu pour toujours, tandis qu’en souriant il lui disait : « Au revoir! » tandis que sa mere donnant gracieusement la main a sa jeune protegee continuait jusqu’au bout a jouer son role dans ce drame a deux personnages dont el!e et Fleurange seules avaient le secret. La jeune tillc de son cote avait soulenu le sien L'EPREUVE. 533 sans faiblessc, mais en baisant la main de la prin- cesse elle avait donn6 anx mots : « Adieu, prin- cesse! » un accent donlcelle-ci avail bien compris le sens. Aussi l’avait-elle embrassee au depart avec une involontaire tendresse, et m6me un at- tendrissement qui pouvait surprcndre, pour une si courle absence. Georges le remarqua, el il sc sentit plus rassure que jamais. Aussi, apres le depart de Gabrielle, ce qu’il eprouva, plus encore que la tristesse, ce fut le besoin de trouver une distraction assez puissante pour l’aider a suppor- ter l’insupportable ennui qu’allait lui causer son absence. Quant a elle, une fois seule avec Julian, dans le coupe du vetturino, qu’elle partageait avec lui, tandis que Clara, son enfant et unejeune Italienne qui la servait, en occupaient l’interieur, elle ne s’elait point livree aux pensees qui la suffoquaient. La conlrainte, la fatigue de se taire et de dissimu- ler, plus antipathique a sa nature qu’a celle de tout autre, elle n’en etait pas quitte encore. Elle de- vait prendre la route de Santa Maria a un petit village nomme Passignano, ou ilsne devaient arri- ver que le surlendemain matin, et elle ne comp- tait annoncer aux Steinberg son intention de pour- suivre sa route avec eux, que lorsqu’a leur retour 10. 351 FLEURANGE. de Perousc, ils s’arreteraicnt au monastere, avant de reparlir pour l’Allemagne. Elle ourait alors mieux muri ses projets d’avenir. Dc vogues idees flottaient dans son esprit, ainsi que des irresolu- tions a peine comprises d’elle-meme. Elle voulait que l’oeil penetrant de sa matcrnelle amic l’aidat a deineler l’etat confus de son esprit et de son dme. Jusque-la, elle avoit resolu de se taire. Sa conversation avec Julian roula done princi- palement sur leur rencontre inopinee avec leur malheureux cousin. — Apres y avoir murement rellechi, dit Stein- berg, il me semble impossible d’agir sans courir le risque denuire a cel infortune. — Le fait est, dit Fleurange, que son existence semble assez honorable en ce moment. — Oui, en effet, et e’est pour cette raison mesme qu’il est important pour lui, que son passe de- meure ignore. Quant au moment actuel, puisque le comte Georges a accepte ses services, cela signi- fie, je suppose, qu’il a obtenu sur son compte, de bons renseignements. Fleurange ne repondit pas. Elle n’osait pas dire qu’elle avait souvent entendu reprocher a Georges son indifference sur la position ou la reputation de quelques-uns de ceux qu’il employait pour ses L’EPREUYE. 535 collections ou pourles recherches dont il etait cu- rieux. « Que m’importe leur vie privee, disait-il par- fois, pour le genre de travail qu’il ont a faire pour moi ? Qu’ils soient intelligents et habiles, cela me suffit, et lorsqu’il s’agit de copier une inscription oudetranscrire lapaged’un manuscrit,je payerais plus volon tiers un habile coquin qu’un maladroit honnete homme. » Sans savoir pr6cisement pourquoi, ce rappro- chement enlre Felix et Georges lui inspirait une involontaire terreur. Elle ne savait comment exprimer ses craintes, mais elle aurait voulu met- tre ce dernier sur ses gardes. Chose impossible sans trahir le nom et la position veritable de Felix. En somme, ce souvenir funeste qui se rattachait a son cousin se transformait maintenant en penible pressentiment, et ajoulait une sombre leinte de plus a la tristesse qu’elle cherchait avec effort a dissimuler Apres un long silence elle reprit. — Le marquis Adelardi semblait connaitre le personnage dont Felix etait accompagne, le soir de notre rencontre. — Oui, et il avaitl’airde l’estimer fort peu. — Avez-vous pu l’interroger plus tard a ce su- jet? 556 FLEURANGE. — Jel’auraisvoulu, ct pendant la soiree clicz la princesse, j’ai cherche a l’y ramener. Mais il sem- blait me repondre avec repugnance. Moi, de mon cote, jc rinterrogeais avec precaution, en sortc que je n’ai pu en lirerque tort peude chose. Julian s’interrompitet reflechit un instant, puis il dit : — Le marquis Adelardi, a ceque j’ai oui dire a Bologne, a conspire jadis. — Conspire !... s’ecria Flcurange avec epou- \ante, conspire! ce bon et aimable marquis?... Que me dites-vous la, Julian?... Julian sourit. — Yoyons, Gabriellc, n’ayez pas Fair si effraye, je ne veux pas dire par la que ce soit un malfai • teur. Mais je pense que, dans la phase de sa vie durant laquelle il a ete mele aux agitations revo- lutionnaires d’ltalie, il aura connu plus d’un per- sonnage suspect, et que ce compagnon de Felix etait l’un de ceux-la. Pour le moment, Fleurange se tut et la conver- sation en resta la. Les derniers mots de Julian avaient ajoutc encore une crainte nouvelle, a toutes les impressions penibles qui, les unes definies, les autres vagucs, oppressaient deja son esprit et son occur ; elle avail pilie de Felix, mais clle en avait L’EPREUVE. 537 surloulpeur. L’ctrange billet qu’clle avait re$u ne lui semblait plus elre maintenant qu’une teme- raire bravade, dont le but elait de l’effrayer ou dc l’interesser, une irresistible tenlation de faire de l’effet, a laquelle il aurait cede, au risque d’etre decouvert. Le contact avec Georges de cet esprit hardi et inquiet, lui causait un malaise plus grand qu’auparavant ; il lui semblait que jamais tant de choses n’avaient pese a la fois sur son jeune cceur, et que dc loutes parts les nuoges s’amoncelaierit autour d’elle. Enfin ils arriverent a Passignano, et elle se se- para de ses compagnons de voyage pour monter dans le petit vehicule qui devait la conduire au monaslere. La brievete supposee de son absence lui avail permis de laisser entre les mains de Barbe tous les vetements et toutes les parures ajoules par la princesse a sa modeste garde-robe, et la petite valise qu’elle avait apportee a Florence composait tout son bagage. Cette valise fut vive- ment placee a cote du cocher, et la jeune fille monta elle-meme dans la petite caleche, qui se mit en marche aussitot. La route montait insensiblement, et l’on ne s’en apercevait qu’a la beaute croissante de la vue qui se deployait de plus en plus sous les yeux. oo3 FLEURANfiE. Au loin, le lac do Trasimene elinccla it au solcil, comme unc brillanfe nappe d’argent; pins pres, une pelile riviere, dont le nom rappelle encore apres vingt-dcux sicclcs la lulle memorable qui, ensanglanta ses eaux , scrpenfait dans la plaine qui en fut le theatre 1 . L’histoire dit, que, pen- dant cede journcc I'amcuse, absorbes par l’ar- deur du combat, ni les Romains ni lcurs adver- saires ne s’apergurent d’un tremblement de terre qui ebranlait le sol sous leurs pieds. La terre cut tremble de meme aujourd’hui que notre pau- vre Fleurange ne s’en fut peut-etre pas aper^ue davantage, tant elle aussi etait absorbce par la lulte, d’une autre sorle, engagee enlre sa volonle droite, et le violent penchant de son coeur. Dans la solitude complete ou elle se trouvaif, pour la premiere fois depuis si longtemps, il lui sembla qu’elle recouvrait la liberie de pen- ser, et qu’affranchie de la necessity de hitter conlre le mol attendrissement qui eut affaibli 1 Cette petite riviere se nomme le Sanguinetto. But a brook hath a’ en A name of blood from that day’s sanguine rain And Sanguinetto tells ye, where the Dead Made the earth red, and turned the unwilling waters red. (Byron.) L’EPREUVE. S30 son courage , il Ini etait permis de sc livrer enfin, sans contrainte, au plaisir de revivre sa vie depuis six mois. Elle rejefa cn ai'riere sa tele fatiguee, ferma les yeux, et permit a sa mo- moire de lui retracer tous ces clicrs et vains souvenirs. Elle revit ainsi celui qu’elle ne devait plus revoir ; elle entendit de nouveau chacune des paroles proferees par celte voix qu’elle n’enten- drait plus ; elle lui adressa elle-meme toutes cedes qu’elle avait si souvent reprirnees. Rove dange- reux et prolonge suivi d’un douloureux reveil, dont l’effet fut de troubler profondement la paix de son ame, conservee avec effort sans doute, mais maintenue non moins que sa fermete exte- rieure, pendant les jours d’epreuve que sa jeu- nesse venait de traverser. « Et e’est tini ! fini ! s’ecria-t-elle avec un cri presque desespere en cachant son visage dans ses deux mains, je ne le reverrai jamais !... » Tout d’un coup elle entendit une cloche, qui tintait doucement, et dont le son revcilla tout un monde d’impressions lointaines... Elle releva vivement la tfite, et regarda autour d’elle. Elle etait a l’ombre de grands acacias qui bor- daient un chemin tournant au dcla duquel se 3'i0 FLEUR ANGE, trouvaient do grands pins ct quclques maisons rustiqnes. En passant devant l’unc d’clles, die cntendit une voix s’ecrier : Evviva la signorina, et plus loin : La mailona vi accompagna! Peu a pres elle passa sous une arcade a demi ruinee qui semblait etre un vestige de l’antiquite... La cloche linlait loujours, mais plus distinctement, car elle appro- chait de l’eglise... — Eh quoi ! deja ! s'ecria-t-clle en joignant les mains, deja !... nous y sommes ! En arrivant au bout de l’allee, la voiture tourna a gauche, depassa l’eglise et deposa enfin la jeune fdle devant une petite porte donl l’enca- drement de pierre sculptee elait surmonte d’une statue du Christ, au pied de laquelle se lisaient distinctement, graves en relief, ces mots : Venue AD ME, OMNES QUI LABORATIS ET ONER ATI ESTIS, ET EGO REFIC1AM VOS. Fleurange avait saute hors de la voiture et s’etait empressee de sonner. La porte s’ouvril ; une douce parole de surprise et de bienvcnue l’accueillit. Elle y repondit par un sourire, mais poursuivit sans s’arreter, car a l’autrc exlremite du cloitre, elle avait aper§u de loin celle qu’elle venait chercher. C’elait l’hcure de midi ; les petits enfanls s’cn L’EI'PiEUVE. 5H allaient de l’ecole, la mere Madeleine les regar- dait sortir, leur adressant de bonnes paroles au passage, lorsque la nouvelle venue apparul lout d'un coup au milieu d’eux et mil le petit monde en desordre. La mere Madeleine s’etonna , re- garda un instant avee inquietude celle qui venait troubler ainsi sans permission l’ordre du lieu et de la journee. Elle regarda encore... hesita un moment..., puis enfin ses bras s’ouvrirent avec une exclamalion de joie. « Fior, angela mia ! chore brebis revenue au bercail ! » et l’enfant retrouvee, tombant dans les bras de sa mere, avait oublie, pour un instant, la fatigue, les dangers, les souf- frances du chemin, et toutes les epines dont ses pieds meurtris gardaient la trace. XXIX L’eglise elait sombre, fraiche, remplie du par- fum des fleurs nouvellement cueillies qui gar- nissaient l’autel, et de celui de l’encens qu’on y avait brule le matin. La jeune fille et la reli- 342 FLEURANGE. gicuse s'y agenouillerent pendant qnelqucs in- slants ; c’etaitpour toules lesdeux le preliminaire oblige de leur reunion. II fallait avant tout re- mercier Dicu, appelcr en tiers comme l’ami supreme celui qui a dit de lui-meme qiCil est Celui qui est, et dont on peut dire avee une dgale verite, qu'il est Celui qui aiaie ! Sur un signe de la mere Madeleine, Fleurange se leva cepcndant bicnlot, et la suivit dans la petite salle bicn connue, situee au rez-de-chaussee et qui portait le nom de parloir clu jar din. Comme lous les parloirs de couvent, celui-ci n’avait d’aulre ameublement qu’une table carr6e placee au milieu de la chambre , des chaises de paille rangees alentour, une bibliotheque surmontee d’un grand crucifix , et sur le mur oppose une statue de la sainte Vierge, au pied de laquelle elait place un vase rempli de fleurs. La seule difference enlre ce parloir et tous ceux qui lui ressemblcnt, e’etait la vue que l’on decouvrait d’un cote, par une grande fenetre cintree, de l’au- tre, par la porte ouverte du jardin. Le beau pay- sage que nous avons deja depcint, borne a l’hori- zon lointain par le gracieux et grandiose contour des monlagnes, avait ici pour premier plan des lleurs en abondance plus soignees que ne le sont L’EPREUYE. 543 toujours celles d’un jardin dc couvenl. A droite, on apercevait les arches du cloitre ; a gauche, l’om- bre epaisse d’un petit hois d’orangers enfleurs en celte saison, au dela duquel se trouvait un verger ou la vigne entrelacee aux arbres fruitiers ainsi que les legumes cultives soigneusement dans cette partie de l’enclos, etaientla ressourceprincipale de l’approvisionnement du couvent. Quelques colom- bes allaient et venaient du cloitre au jardin, et pendant les hcures de silence on n’entendait pas d’autre bruit dans la paisible enceinte que celui de leurs roucoulemenls. Mais pendant les recrea- tions, le cloitre ainsi que le jardin retentissaient de cris et de rires d’enfants, et le parloir de la mere Madeleine n’etait pas a toute heure aussi silencieux qu’a celle ou elle y introdaisit Fleu- range. A peine la porte se fut-elle refermee sur elle, que la religieuse prit entre ses deux mains la tele de la jeunefdle et regarda altentivement son visage corame si elle eut voulu lire jusqu’au fond deson time. La mere Madeleine avait a cette epoque environ cinquante ans ; dans sa jeunesse, elle avait efe d’unerare beaute, et son visage amaigri par Page etait encore d’une noblesse et d’une regularite que :ai FI.EURANGE. faisaient rcssot tir le bandeau blanc el la guimpe qui l’encadraient et par-dessus lesquels son grand voile noir tombait cn larges plis jusqu’a lerre. Ses ycux noirs, grands et doux, avaient surtout one expression extraordinaire, expression que Ton rencontre parfois de meme dans des yeux denues de toule autre beaute, mais qui appartient ex- clusivement iei-bas cependant a ceux ou se reflete cclte myslerieuse et ineffable joie dont Bossuet a dit « qu’elle esl incompatible, et que pour etre gou- tee il faul qu’elle soit goidee seule. » Tel etait le regard empreint de joie divine et de paix surhu- maine en ce moment fixe sur Flcurange. Les yeux limpides de la jeune fille ne chercherent point a se delourner, et, sans se baisser, demeurerent eux-memes attaches sur ceux de la mere Made- leine. Seulement son pale visage se colora, puis redevint plus pale qu’auparavant. — Pauvre enfant !... pauvre enfant !... dit enlin la mere Madeleine, apres un long et silencieux examen. Ilelas ! comme elle a souffert !... Mais, Dicu soit beni ! le mal ne l’a pas efdeuree 1 Elle fit de la main droite un petit signe de croix sur le front pur de Fleurange, puis elle y posa ses levres, et elle ajoula en souriant : — L’ange Gabriel, a qui jc l’avais confieeau de- L’EPKEUVE. 545 part, me la ramene comme un gardien fidele, qui a ete fidelement obei. Soit que Fleurange n’eut pas en ce moment son empire accoutume sur elle-memc, soit que, de- vanl la mere Madeleine, elle ne cherchat pas a se conlraindre, tandis que cclle-ci la regardait sans chercher a l’inlerroger, elle fondit lout a coup en larmes. — Oui, je comprends, dit la mere Madeleine. 11 a fallu sans doute faire de grands efforts, se vaincre, agir, et parler sans pleurer !... Ma pau- vre enfant y a reussi. Maintenant elle est fati- guee. Mais, poursuivit-elle plus doucement, c’est aux fatigues que le bon repos est promis, et c’est ici surfout, ici ou nous sommes, que ce repos attend ceux qui viennent le demander au seul qui le permet, parce que seul il peut le donner ! « Voyons, poursuivit la mere Madeleine d’une voix plus ferme, apres avoir encore laisse quel- que temps Fleurange pleurer en silence ; voyons, ma Gabrielle , le coeur en hautl... ce coeur qui souffre tant ! Essayons de le soulever un peu au- dessus de cette souffrance. Souffrance qui con- tient le germe d’une si grande joie! murmura- t-elle tout bas ; tandis que les jouissances de la 340 . FLEURANGE. terrc conticnnent le germe tie tant de souffrances ! . Venez, mon enfant, venez, suivez-moi. Ces derniers mots furent prononces avec unc douce autorite. Fleurange se leva et obeit sans resistance. La mere Madeleine la preceda,et,lui faisant tra- verser le jardin expose cn ce moment a l’ardeur du soleil, elle la conduisit dans le petit bois, ou l’ombre elait si touffue qu’on y relrouvait la frai- cheur ea pleinmidi. Une petite chapelle, a laquelle on parvenait par quelques marches, etait situee dans ce lieu paisible oil Ton rassemblait les enfants vers le coucher du soleil pour faire tous ensemble unepriere. Mais alors il elait desert. La mere Madeleine s’assit sur un banc place en face de la chapelle; Fleurange se mitpres d’elle. — Voyons, dites-moi maintenant tout ce que jc sais, et tout ce que j’ignore. Ces mots eurent a peine besoin d’etre articules : Fleurange n’etait pas venue dans l’intention de taire une seule pensee. Elle commenga done son recit, et, selon la demande de la mere Madeleine, elle le commenga au lendemain du jour ou elle avait quitte lemonastere. Elleraconta son premier voyage en Italic, avec loutes ses impressions nou- velles, le sejour a Paris avec toules ses souffran- L'EI'REUVE. 517 ces, la vie en Allemagne avec toutes ses joies ; puis la ruine de sa famille, puis le depart, puis enfiu Florence, Florence, avec ses emotions, ses joies, ses dangers, ses peines cuisantes, ses ten- tations redoutables. Pour la premiere fois de sa vie, elle prononga sans hesiter le nom du comte Georges, et elle ar- ticula sans reticence et sans detour tout ce que ce nom reveillait: tout 1 Depuis les reves insenses qui avaient precede leur premiere rencontre, jusqu’a l’entretien qui avait precede leur derniere separa- tion ; jusqu’a la reverie de ce meme jour , inter- rompue par le son de la cloche du monastere : tout fut raconte simplement, sincerement, sans effort instinctif pour echapper aux conseils qu’on semble demander, sans excuse menagee pour y parvenir, aveeverite, clarte, fermete, et d’une voix qui, a mesure qu’elle avangait dans son recit, revelait de plus en plus a l’oreille attentive qui l’ecoutait, la droiture non alter^e et la vigueur non affai- blie de celle qui parlait. Clarte pour voir; force pour accomplir. — Nous l’avons dit : la mere Madeleine avait ose croire que ces deux germes, deposes dans Fame et fecondes par la rosee divine, sans laquelle toute clarte s’obscurcit et toute force succombe, sufliraient a 548 FLEUPiAN'GE. cclle enfant, malgre sajeunesse, malgre sa bcaule, malgre tous les pieges d’un cocur icnclre ct d’nn esprit ardent, pour marclicr d’un pas ferme ct as- sure dans le chemin de la vie. Son esperanceelait realisee. Elle rendait grace a Dicu, mais elle regardait cependant le jeune visage de Fleurange avec une inexprimable compassion. La vie serait encore si longue pour elle ! et, des le debut, le combat avait ele si rude !... Son courage, il est vrai, s’y etait trempe, mais l’heure du repos elait loin ! Tanl d’oragespouvaient s’elcver encore ! tant de perils, la menacer! Du port assure qui abritait sa propre vie, elle considerait la mer de ce monde, sur laquelle voguait cette frele nacelle, priant dans son coeur celui qui commande a l’Ocean et a la tempele de l’arracber aux (lots mc- nagants, et de lui faire alteindre en surete la rive !... — Mon enfant, ditla mere Madeleine, apres l’a- voir ainsi ecoutee, je ne m’elais pas trompee. Oui , vous avez bien vu le chemin que Dieu vous tragait, et vous y avez courageusement marche... Je suis conlente de vous, ma Fleurange, je vous benis, et Dieu vous benira aussi ! En disant ccs simples paroles, elle posa douce- ment la main sur la tele de la jeune fillc. L’EPItEDVE, 549 Ces mots et ce gesle ajouterenl au soulagcment qui etait l’effet naturel d’un epanchement aussi complet, une sensation d’inexprimable bien-etre : il lui sembla que la paix descendait sur elle comme un vfitement divin, et l’enveloppait tout entiere. — 0 ma mere ! s’ecria-t elle vivement, ma mere ! ne puis-je rester ici pres de vous, et ne plus quitter jamais ni ce doux asile , ni vous- mfime? La mere Madeleine sourit : en ce moment, la cloche sonna qualre coups. — Nous reparlerons decela, dit-elle; mainte- nanl la cloche m’appelle. C’est moi qu’on demando, ii faut que je vous quitte ; nous nous retrouverons a l’heure de la recreation, apressouper. Yousn’a- vez pas oublie sans doulele chemin de votre cham- bre? Vous vous souvenez aussi, je pense, du re- glement, et vous savez comment se partage ici la journee?La cloche sonne aux memes henres qu’au- trefois, et rien ici n’est change. 20 550 FLEU RANGE. XXX II est difficile , pour ccux qui ne Font jamais eprouve, de se representer l’effet produit par une atmosphere telle que celle qui environnait en ce moment Fleurange, lorsqu’on yest soudainement transports du milieu des affaires et des plaisirs, des soucis ou des peines du monde et de la vie. Nous dirons toutefois, a ce propos, que si nous comprenons que le cours ordinaire de la vie ne soit pas inlerrompu ainsi par tout le monde, nous sommes souvent surpris de l’Stonnement et du dS- dain ironique, avee lesquels ceux qui n’en veulent pas faire l’essai parlent de ces retraites si frSquen- tes en d’autres siScles, et rentrSes quelque peu dans les habitudes du notre. La vie est-elle done a ceux- la si legere toujours, et si facile? la joie succede- t-elle si surement a la joie, dans le cours fortune deleurs jours, et ces jours ont-ils une durSe si assurSe, qu’il soit superflu pour cux d’en rSglcr le cours ou d’en prSvoir la fin? ou Lien, sont-ils L’EPREUVE. 351 mailres de leurs pensees a ce point, que nulle dis- traction ne les empfiche de les mainlenir toujours dans un parfait equilibre, en sorte que jamais le besoin d’une halte ne se fait sentir, ni pour refle- cbir, ni pour se reposer? Nous l’ignorons. Ce qui nous semble indubitable, c’est que, pour un grand nombre, cette halte est bienfaisante, comme le sont l’eau, l’ombre et le repos aux voyageurs alteres et fatigues. II est certain aussi qu’en ce jour, noire pauvre heroine comptait parmi ceux-ci. C’est pour- quoi en quillant la mere Madeleine.au lieu de mon- ter dans sa chambre, elle relourna a l’eglise, et la, pendant une beure entiere, elle savoura a son aise la douceur de l’allegement complet de son coeur, dans ce silence profond, dans cette securite divine, qui ne tient pas seulement a l’abri momentane et exterieur oil 1’on se trouve, mais au sentiment plus intime d’un abri interieur, reel et perma- nent, contre lequel rien ici-bas ne peut rien. Si l’on considere tout ce qui avait deja agite et trouble cette jeune fille ; si Ton se rappclle que la redoutable seduction de l’amour avail passe pres d’elle, sans la ternir sans doute, mais non sans produire son effet accoutume, qui est de des- enchanter de tout ce qui n’est pas lui, apprendra- t-on avec un grand et£nnement qu’en ce moment, 552 FLEURANGE. cn cc lieu, a ccllc Iicurc, l’idee lui viril d’arreter la ?a vie, et, sans allcr plus loin cherclier un bon- lieur impossible desormais , ou une dcslinee a tout jamais imparfaite, de se vouer a la plus haute de toutes, a celle dont Dieu seul, el ccux qu’il a le plus aimes ici-bas, les enfants et lcs pauvres, sont l’objet? Deja meme a Florence, pendant ses jours d’an- goisse, le cloilre de Santa Maria lui elait apparu commc un refuge, et plus d’unc fois l’idee de ne plus le quitter s’etait presentee a son esprit comme tout a l’licure encore, en ecoutant les paroles de la mere Madeleine. Mais en ce moment cette idee se formula avec une intensite nouvelle et s’em- para de son imagination avec une vivacite qu’elle n’avait jamais cue auparavant. Eile l’accueillit et s’y livra bientot avec une sorte de pieuse ivresse. Ellegouta d’avance l’amere jouissance du sacrifice, elle accepla avec un trans- port intcrieur la perspective du renoncement com- plct a toutes les joies de la vie ; et lorsqu’enfin elle acheva sa longue meditation et se decida a quitter l'eglise, il lui sembla qu’elle venait d’y avoir une inspiration surnaturellc. Elle aurait voulu pouvoir aller trouver sur-lc- cliamp la mere Madeleine. Mais elle savait qua L’EPREUVE. 553 cette heure elle ne pourrait lui parler. Les en- fants etaient revenus cn dasse, et plus lard, une heure entiere etait donnee, vei’slafin du jour, aux pauvres qui de pres et de loin venaient la consul- ar sur leurs affaires, ou lui confer leurs peines. Le matin, avait lieu la distribution des aliments, des remedes, et des secours de tout genre don- nes a leurs besoins naturels ; le soir etait consacre a l’exercice de la charite sous une autre forme, et ceux qui avaient recours a celle-la etaient sou- vent plus nombreux que les autres. Fleurange ne l’ignorait pas ; aussi elle se decida a dcmeurer tranquillement dans sa chambre, sans chercher a rejoindre la mere Madeleine avant sou- per. Seulement lorsqu’a la Fin de la classe, elle vit deux religieuses se diriger avec les enfanfs vers le bois d’orangers, elle descendit et se joignit a eux , pour aller y faire la priere qui terminait leur journee. La vigne en fleurs dans le verger joignait sa Fine et douce odeur a celle des orangers, et lors- que ce petit bois parfume retentit du chant des enfanls, on cut dit qu’avec leurs voix la na- ture tout entiere envoyait au ciel son encens. La priere Finie, la jeune Fille se m6Ia aux religieuses yot FLEUR AN GE. cl a leurs eleves, et ce ful comme un rclour de quelques instants aux jours paisibles dc son en- hance, puis vint l'heure silencicuse du refcctoire. Entin, le soupcr termine, Fieurange se disposa a alter retrouver la mere Madeleine. Elle savait qu’a ce moment elle ne la trouverait pas dans son parloir, mais sur la lerrasse qui du haut du cloi- tre donnait sur la campagne; c’etail la que pen- dant la belle saison elle aimait a demeurer jusqu’a la derniere heure du jour. Ce que Fieurange avail de si presse a lui dire, nous le savons deja. Fenser tout haut lui etait ha- biluel, et lui coutait peu avec la mere Madeleine. II ne s’agissait d’ailleurs que de reprendre la con- versation interrompue le matin, et d’y ajouterle recit de ce qu’elle avait pense, eprouve et croyait avoir resolu pendant le temps que, depuis lors,elle avait passe a l’eglise. La mere Madeleine, debout, les bras croises, l’ecoutait cette fois encore sans l’interrompre. En la voyant ainsi immobile a cette place, a cette heure du soir, les traits de son noble visage et les longs plis de son vehement se detachant sur le fond bleuatre des montagnes et sur l’azur pour- pre du ciel, on l’eut facilement prise pour l’une des visions apparues dans ccs conlrees, a ceux qui L’EPREUYE. 355 les ont fait rcvivre pour nous, et pour toutos les generations. L’illusioa n’eut point ete delruite par l’aspect de celle qui, assise, sur le petit mur d’appui de la terrasse, lui parlait les yeux leves, et dont l’expression et l’attitude eussent parfaite- ment convenu a l'une de ces jeunes saintes, pla- cees souvenl par ces peintres inspires, pres de l’i- mage divine et majestueuse de la Mere de Dieu. — Eh bien, ma cliere mere, que me repon- dez-vous? dit enfin Fleurange , lorsque , apres avoir longtemps attendu, elle vit que la mere Ma- deleine la regardait et secouait doucement la tele sans parler. — Avant de vous repondre, dit enfin la mere Madeleine, repondez vous-meme a une question que je vais vous faire : croyez-vous qu’il soit per- mis de se donner a Dieu dans la vie religieuse sans vocation? — Non, assurement. — Et savez-vous ce que c’esl qu’une vocation? dit-elle tres-lentement. Fleurange hesita. — Je croyais le savoir, dit-elle, mais vous me le demandez dune maniere qui me fait maintenant penser que je l’ignore. — Je vais vous Papprendre : une vocation, pour- 506 FLEURANGE. suivit la mere Madeleine, landis quo son regard s’eclairait d’une lumiere que Flcurange n’y avail jamais vue, — e’est aimer Dicu plus qu'onaimeici- bas la creature de cc monde la plus aimee; e’est n’avoir jamais pu donner a rien et a personne sur la terre un amour qui approebe dc cclui-la ; — e’est avoir senti l’impulsion de loutes nos faculles nous inclincr vers lui seul ; enfin, poursuivit-elle, tandis que ses yeux semblaicnt penetrer bien au dela du ciel visible sur lcquel ils etaient attaches ; e’est avoir compris, des cette vie, qu’il est tout, lout pour nous, dans le passe, le present, l’avenir, dans ce monde, et hors de ce monde, a jamais, et a l’exclusion de tout ce qui n’est pas lui!... Flcurange, accoutumee a la simplicity habi- tuelle de la mere Madeleine, la regardait avec sur- prise et elle se sentit interdite de cet accent, de ce regard nouveau , non moins que des paroles qu’elle venait d’entendre. Une vive rougeur se repandit sur son visage et jusque sur son front. — Ma chere mere, dit-elle enfin, en baissantles yeux, il n’est sans doute pas donne a lous de res- sentir un tel amour pour Dieu, surtout de l’aimer ainsi, lui seul, ici-bas. Mais, poursuivit-elle avec emotion, le sacrifice accepte etvoulu de toutes les affeclions et de toutes les joies de la terre, n’est- L’EPREUVE. 557 ce pas un holocausle digne aussi dc lui elre of- fert? Les yeux de la mere Madeleine reprirent la calme douceur de leur expression naturelle. — Oui, assurement, raa pauvre enfant, et cc n’est pas la ce que j’ai voulu metlre cn doute. Comment le pourrais-je? dans cette maison ou- verte a tous ceux qui ont souffert, et oil parmi nos sceurs (et ce ne sont pas les moins saintes), il s’en trouve plusieurs qui ont apporte ici des coeurs brises par les douleurs de la vie... Toutefois, ce n’est pas la cet appel irresistible de Dieu, qui se nomme une vraie vocation ; et ce que je veux vous dire , ma Gabrielle, c’est ceci : telle que je vous connais (et qui vous connait mieux quo moi?) vous etes une de celles que Dieu eut appe- leesainsi, s’il eut voulu que votre vie lui fut con- sacree dans un cloitre, mais ce n’est pas vous qui devez vous voucr a lui par decouragement, par des- enchantement du bonheur de ce monde. Le com- bat a cte rude, je le sais, et, a cause de cela, vous voudriez le cesser? Non, Gabrielle, il faut au con- traire reprendre des forces et le poursuivre. Les larmes vinrent aux yeux de Fleurange, et clle baissa tristement la t6te. — 0 ma pauvre enfant, rcprit la mere Made- 558 FLEURANGE. leine, il m’eut ete plus facile de vous dire : Rcstcz, ne nous quitlons plus 1 II m’eut ete plus doux de vous preserver ainsi de loutes les douleurs qui vous altendent encore! Mais croyez-moi, le jour viendra oil vous vous rejouircz que ces douleurs ne vous aicnt point ete epargnees, et ou vous re- connaitrez que celle qui vous parlc en ce moment vous connaissait mieux que vous ne vous connais- sez vous-meme. Les etoiles commen$aicnt a paraitre dans le sombre azur d’ou s’evanouissaicnt les dernieres teintes du soir. C’etait l’heure de VAve Maria. La cloche les en averlit bientot, et dies recitcrent ensemble la priere accculumee avant de redes- cendre dans le cloitre. XXXI Apres cet entrelien, Fleurange resolut de ne plus jamais revenir sur ce qui en avait fait le su- jel, et d’abandonner sans retour la pensee qu’elle avait un instant caressee avec tant d’ardeur. L'EPREUYE. 559 Cette soumission, qui etait l’un des effets de sa simplicity et de son energie, ne l’empechait pas de sentir qu’elle aurait un grand effort a faire pour recomraencer une fois de plus une vie nouvelle, et la vie lui eut semble nouvelle, mSme dans la vicille maison, car elle ne s’y fut plus retrouvee la meme. Un abime la separait des jours paisi- bles et doux qu’elle y avait passes. Mais la vieille maison n’efait plus qu’une vision disparue, et c'e- tait vers un lieu inconnu qu’elle allait diriger ses pas. Ceux qui l’y attendaientlui etaient cherssans doute, et parfois la pensee de les revoir lui faisait battre le coeur de joie. Mais le plus souvent cette pensee etait impuissanle pour lutter contre de trop vifs et trop recents souvenirs, et malgre tous ses efforts, le regret, un regret constant et poi- gnant, la rendait indifferente a tout, hormis a ce grand sacrifice qui en eut ele la consolation su- blime et auquel desormais il lui etait interdit de songer. Les jours, en s’ecoulant cependant, firent peu a peu penetrer dans son ame le bienfait de la re- trace, et bientot il lui sembla que le passe et l’ave- nir etaient comme suspendus. Les souvenirs et les previsions cesserent de la preoccuper, et de m6me que si elle se fut trouvee dans une barque egale- 500 FLEURANGE mcnt cloignee de deux rives, n'entendant plus au- cun des bruits de l’une ou de l’aulre, ellese laissa bercer comme sur l’Ocean en un jour serein par le present calme et silencieux, ne senlant plusque la paix infinie qui l’environnait de foutes parts, ne regardant plus au-dessus d’clle que leternel sou- rire du ciell... De tels jours ne peuvent durer, maisils ne passent point sans laisser de trace, ne fut-ce que celle d’un souvenir rempli non de re- grets, mais de prornesses, ne fut-ce que cclte sa- veur d’un instant dont l’exquise douceur s’evapore, mais dont la vertu forlifiante dcmeure et s’accroit dans Fame qui l’a goutee, ne fut-ce qu’une seule iois el un seul instant dans sa vie ! 11 fallail toutefois songer a son depart, etau pre- texte qu’elle avait a trouver pour le faire accepter a la princesse, sans que celle-ci eut Fair de l’avoir prepare. Pour cela elle attendait le retour des Steinberg, et bien qu’il lui en coulat de leur reveler le veritable motif de sa resolution, elle s’y etait preparee, plulot qu’a leur en donner aussi une raison imaginaire. Mais une circonstanceimprevue vint trislement lui epargner et cet acle de fran- chise el cclte dissimulation. Elle etait au couvenl depuis environ dix jours, lorsqu’uri matin on vint la prevenir que des voya- L’EPREUYE. 501 geurs etaient arrives depuis une heure a l’auberge du petit bourg de Santa Maria, et qu’en ce moment sa jeune cousine l’attendait au parloir du jardin. Revoir lecharmant visage de Clara etait foujours pour elle un plaisir. II s’y ajoutait aujourd’hui celui de presenter a la mere Madeleine une des fdles de ce Ludwig Dornlhal, dont [’apparition si opportune dans la vie de la pauvre orpheline etait regardee par la premiere amie de son enfance comme un signe frappant de l’intervention du glorieux Archange qu’elle lui avait donne pour protecteur. L’arriv6e de Clara Steinberg etait done marquee d’avance au couvent comme un jour de ftte. Mais ce jour de fete devait etre trouble, et Fleurange allait apprendre de sa cousine une triste nouvelle, apportee par les lettres qui altendaient celle-ci a Santa Maria. L’ami fidele et secourable de la jeune fille, l’ex- cellent docteur Leblanc, n’exislait plus ! II avait succombe aux suites d un accident survenu pen- dant une promenade qu’il faisait aux environs dc Heidelberg avec le professeur Dornlhal... Lorsque la mere Madeleine parut,elle trouva done les deux cousines en larmes, et son doux sourire de bienvenue se transforma en interrogations inquie- tes. II fallut quelques instants pour lui donner «- ' 21 502 FLEURANGE. [’explication qu’elle demandait, ct cc ne fut qne lorsque ses douccs paroles et la paix qui emanait de sa presence curcnt un peu calme le saisissc- ment dc Fleurange, qu’elle eut le courage d’ouvrir la lettre que lui adressait Clement, pour y chcr- chcr les details du cruel accident qui avail coute la vie a son vicil ami ; cet ami vers lequel sa pensisc s’etait si souvent dirigee pendant ses recentes per- plexites, et qui lui etait enleve a l’une des heures de sa vie oil son appui ct ses conseils lui eussent etc le plus nficessaircs ! « ... En revenant d’une course qu’ils avaient 6te faire ensemble au Stift-Neubiirg, lui disait Cle- ment, la voiture emporlee et brisee les a jeles vio- emmeot sur la ebaussee. Au premier moment, mon pere sembla etre le plus maltraite des deux. II etait cnticrement sans connaissance et ne revint a lui que quelques heures apres. Pour lui toute- fois nous sommes aujourd’hui presque hors d’in- quietude, tandis que son ami, dont la tete n’a pas cesse d’etre lucide, dcclarasur-le-champ lui-meme qu’il avail subi une grave lesion interieure dont il ne se rcmcltrait pas. II ordonna neanmoins lui- meme les remedes necessaires, mais, en meme temps, fit toulcs ses dispositions avec. une fermete admirable, ecrivit a sa soeur, appela un pretre; tout LiPREUVE. 3G3 cela tandis que nous ne pouvions croire au danger. Mais le troisieme jour ses previsions se verifierent, son etat s’aggrava. Sa pauvre soeur venait d’arri- ver avant-hier, lorsqu’il expira dans ses bras... » « Chore cousine, — poursuivait Clement, j’ai, en terminant , une priere a vous faire. Cette priere, je ne vous l’adresse pas en mon nom, mais au nom de ma mere : Revenez ! si vous le pouvez, Gabrielle; revenez tout de suite, sinon revenez bienlot. Le sacrifice que vous avez voulu vous im- poser n’est plus necessaiic et votre presence au milieu de nous est indispensable. Mon pauvre pere vous demande, et nous ne pouvons plus lui faire comprendre votre absence. Chere cousine, aucun desir de vous convaincre ne me ferait trouver excusable de vous tromper : je vous le repete donc,et vous pouvez me croire, le bien que votre generosite nous a fait est desormais super- flu. Vous pouvez, sans scrupule, revenir sous ce loit qui est le votre, a moins que (ce qu’a Dieu ne plaise) votre propre choix ne vous en fasse preferer un autre. La pauvre mademoiselle Jose- phine n’a qu’une pensee : celle de vous revoir. Elle dil que e’est l’unique consolation a laquelle elle aspire : Hilda est pres de nous, ai-je besoin de 3G4 FLEURANGE. vous dire qu’elle desire voire retour? Ai-jc bcsoin dc vous dire si vos freres l’implorent et l’atten- dcnt? » Fleurange n’avait plus desormais de prelexle a chercher. Elle n’avait plus rien a reveler ou a taire a personne, lout etait decide pour elle et sans elle par la force imperieuse et rigoureuse des evenemenls, el sa lcltre a la princesse Cathe- rine etait devenue tout d’un coup bien facile a ccrire.Elle fut ecrite avanl la fin de ce jour, et des le surlendemain, a l’heure ou le soleil commengait a dorer la cime des monlagncs, la mere Made- leine, pour la seconde fois , vit l’enfant qu’elle aimait passer le seuil abrite du couvent pour aller affronter les perils du dehors. Reviendrail- elle celte fois coinme la premiere ? reviendrait- elle, comme la colombe battue par la tempete et n’ayant pu se poser nulle part, chercher encore une fois le repos et la paix?... ou bien, etait-elle partie pour ne plus revenir et allait-elle mainte- nant trouver la terre riante et reverdie, et le che- min qu’elle avait a parcourir, aplani sous ses pas, devenu facile et fleuri?... Elle ne cherchait point a le deviner. Aussi bien, nous le savons, ces pre- visions pour la mere Madeleine n’etaient point fort iinportantcs : que le chemin fut toujours L’EPREUVE. 365 eclaire de la lumiere d’en haut et que le courage pour y marcher ne defaillit jamais, c’etait la tout. Du reste, l’eclat du soleil d’ici-bas a ses dangers, comme la tempete, et la clarte du ciel de l’&me peut s’obscurcir dans les beaux comme dans les mauvais jours. « Laissons done a Dieu le choix des accidents de noire vie, el, sans trop regarder ou nous marchons, ne songeons qu’a bien mar- cher... » « Et puis... la route est courte, quelque longue qu’elle soit, et nous conduit a la vraie vie, ou nous vivrons toujours ensemble, ma Gabrielle, ou tout ce que ce pauvre coeur a voulu, cherche, es- pere en vain ici bas, lui sera donne dans une me- sure complete, pressee, surabondante, ou, tout ce qu’il a souffert deviendra la proportion amoindrie de sa joie radieuse ! Dieu est fidele ! Attendons : Eh! qu’est-ce qu'atlendre ainsi, quand e’est lui qu'on attend, sur la foi de sa promesse 1 ? » Tels avaient ete les derniers discours de la mere Madeleine, et, lorsqu’elle eut beni l’enfant prosternee a ses pieds au depart et qu’elle eut vu se refermer sur elle la porle du couvent, elle monta sur la terrasse du cloitre pour la suivre 1 Madame Swetcliine. 306 FLEURANGE. encore dcs yeux le plus longtemps possible ; puis elle vint ensuite s’agenouiller dans l’dglise et prier pour elle en pleurant de tendresse. De len- dresse! oui, il n’en est pas ici-bas d’egale a celle de ces grands coeurs que l’amour de Dieu rem- plit et dilate ! Pour n’en pas douter, il suflit de songer aux execs de devouement dont ceux-la (et ceux-la seuls au monde) sont capables , par amour pour les plus inconnus de leurs freres. L’on cornprendra alors ce que sont pour ceux qu’ils aiment ces coeurs embras6s d’une damme ou tout ce qui est noble et digne de vivre s’ali- mente et s’epure, ou rien ne se refroidit et rien ne s’eteint que ce qui est fragile, frivole, impur et destine un jour a perir sans retour 1 XXXIII La princessc Catherine, en elegant neglige du matin, etait elablic dans son petit salon, seule avec le marquis Adelardi, lorsqu’on vint lui ap- porter une lcllre deposee sur un plateau d’argent. L’EPREUVE. 307 Elle jeta les yeux sur l’adresse. — Ah! de Gabrielle! s’ecrie-t-elle. Voila bicn la lettre que j’attendais precisement aujour- d’hui. Elle l’ouvrit et la parcourut vivement. — G’est bien, tres-bien, dit-elle. Rien de plus naturel. Elle a parfaitement trouve ce qu’il y avait de mieux a dire. C’est bien cela, il me se- rait impossible de lui refuser mon consentement sans barbarie. Georges lui-meme en convien- drait. Tenez, Adelardi, poursuivit-elle, en lui je- (ant la lettre, lisez. II faut avouer que cette Ga- brielle est loyale et qu’on peut se fier a sa parole, ct de plus elle a beaucoup d’esprit. Adelardi, pendant ce temps, lisait la lettre avec attention. — Tout ce que vous dites la, princesse, est parfaitement exact, dit-il; mais cette fois en- core vous etes servie par les circonstances. Cette lettre n’est point ecrite a plaisir, elle est vraie d’un bout a l’aulre. Cette jeune tille sait fort bicn se taire. Mais elle ne sait pas du tout mentir. Ce n’est point la la lettre qu'elle eut ecrite, si son contenu n’eut point ele la pure verite. — Vous croyez?... dit la princesse, peu m’im- porte au surplus, cela simplifie encore les choses. 308 FLEUIUNGE. Quoique en ce cas... Ah! mon Dieu, rendez-moi done cette lettre. Elle la reprit ct la lut toute entiere au lieu de se conlenter d’en parcourir le conlenu. — Ah I mon Dieu, repeta-t-elle. Mais alors, voila que j’ai perdu mon medecin, moi!... le seul qui ait jamais su me trailer ; ceci, par exemple, est un vrai malheur 1. Si au moins il avait eu le temps de repondre a ma derniere lettre, ou je lui dc- mandais de decider a quelles eaux je dois aller cette annee! A qui m’adresser maintenant?... Nous voici a la fin de mai, e’est le mois prochain qu’il faudrait aller aux eaux. Vraiment j’ai du guignon ! — Que voulez-vous, princesse dit le marquis d’un ton impercepliblement ironique. On n’a pas toujours bonne chance; vous venez d’aulre part, d’etre servie lellement a souhait!... — J’en conviens, et pour en revenir a Gabrielle, il faut reconnaitre, que vu les circonstances, je n’ai eu qu’a me louer d’elle. Mais nous l’avons echappe belle, Adelardi... j’ai peine encore a lui pardonner la peur que j’ai eue et l’inquietudc que j’ai encore. Quelles nouvelles me donnez- vous de Georges, depuis hier? de quelle humeur vais-je le trouver pour recevoir la nouvelle que L’fiPREUVE. 569 j’ai a lui apprendre? A quoi pensez-vous done, Adelardi? Yoyons, vous m’inquietez, vous avez l’air soucieux ; vous ne craignez pas qu’il fasse quelque folie, j’espere? — Quel genre de folie ? — Ah ! mais vous m’entendez, la seule qui soit a redouter dans ce moment. Ya-t-il nous faire une de ces scenes que nous connaissons? va-l-il nous echapper pour la suivre?... Ou bien... que vous dirai-je?... Va-t-il, pour se distraire, faire pis, et nous precipiter de Charybde en Scylla?... On ne sait jamais a quoi il faut s’attendre avec lui. — Eh bien, princesse, je vous l’avoue, je vou- drais titre stir que cette charmante fille en se sacrifiant elle-mtime, — car vous n’imaginez pas, je suppose, que Georges lui ftit indifferent?... — Cela ne me parait pas fort probable, dit la princesse, mais vous ne pretendez pas,j’imagine, que je prenne en consideration l’effet assez naturel que doit produire Georges, lorsqu’il se donne la peine de tourner la tete d’une fille de vingt ans et surtout d’une fille dans la posilion de Gabrielle. Adelardi ne repondit pas, el sa figure deja se- rieuse, se rembrunit encore. , — Encore une fois, qu’avez-vous done, Adelardi? 370 FLEURANGE. On dirait vraiment que vous etcs amourcux d’cllc vous-meme. — Aucunement, quoiqu’il me soit tres-facile do concevoir quelle puisse a son tour, et non moins facilement que Georges, faire tourner la tote a qui que ce soit. Neanmoins j’ai lutte de toutes mes forces contre lui, pour 1’arracher au charme dont, avant vous , j’avais vu et compris le danger. Mais j’en reviens a ce que je disais : je voudrais etre sur maintenant que nous ne regretterons jamais le temps ou Pinfluence de cetle noble fillo nous semblait si rcdoulable. — Que voulez-vous dire? — Tenez, princesse, je vous declare qu’aujour- d’hui je voudrais qu’elle fut ici et que l’attrait de sa presence le retint tous les soirs dans ce salon, d’ou, sans lui parler et en la regardant a peine, il ne pouvait pas s’arracher quand elle etait la. Vous voyez deja qu’il n’en est plus ainsi depuis son depart, et pourquoi?... Parce qu’une pas- sion tout aussi dangereuse pour lui que celle du jeu ou celle de l’amour s’est reveillee de- puis que les jours lui scmblent longs et les soirees ternes et vides. Pardon, princesse, vous savez s’il vous aime et s’il est mon ami ; mais nous savons aussi bien l’un quo l’autre qu’il ne L’EPREUYE. 571 peut supporter l’ennui, et nous ne pouvons nous efonner que l’absence de Gabrielle ait laisse dans sa vie un de ces vides dont Teffet est de produire le plus colossal, le plus intolerable ennui qu’il y ait au monde. Je l’eprouve, moi qui vous parle, et vous ne me nierez pas que sans l’interfit su- preme qui vous domine, vous eussiez vous-meme supporte de mauvaiso grace la soudaine dispari- tion de cette ravissante creature dont le seul aspect... — Allons!... allons, Adclardi, calmez-vous ou bien je vous dirai encore... — Non, princesse, je ne suis point amoureux d’elle, veuillez n’en pas douter, mais quant a Georges, j’en suis en ce moment a me demander s’il ne vaudrait pas mieux qu’il le fut et le de- meurat, quoi qu’il put en arriver, plutot que... — Eh bien, achevez done, vous me faites mou- rir de peur. — Plutot que d’etre repris de cette manie, de cette passion politique, dont l’attrait est pour lui fatal, vous le savez, et peut lui faire commettre les dernieres imprudences. La princesse devint pensive. — Oui, en verite, Adelardi, je le sais, je ne le sais que trop, mais depuis son retour, je l’avais 572 FLEURANGE. trouve lellcmcnt plus calme a cet cgard, quc je nc songeais pas a m’cn inquieter. — G’esl qu’il etait poss6de par unc autre pcn- see ; mais grace a une rencontre qui a malheu- reusemcnt coincide avcc le depart dc Gabrielle, et qui l’a interesse au moment meme ou it avait un imperieux besoin dc distraction, lc voila si fort preoccupe et entraine que, en verite, ce que je re- gretle en ce moment, c’eslque, au lieu d’une ab- sence indelinie, nous n’ayons pas a lui annoncer ce soir le relour immediat de celle qui, mieux que personne (et seulc au monde peut-etre) pourrait cn ce moment le mettre a Fabri de ce nouveau danger. — Grand merci , mon cher ami ! Voila par exemple un regret que je ne saurais parlager. — Je gage, du reste, dit Adelardi, que, sur de l’avenir comme, grace a votre admirable diplo- matic, il croil l’etre, nous aliens le trouver beau- coup plus resigne que nous le supposions a cette nouvelle. — J’y compte bien, dit la princesse en souriant, suitout puisqu’une autre fantaisie s’est empa- ree de son esprit, et, je vous l’avoue, je nepuis aujourd’hui me preoccuper tres-serieusement dc celle-ci. Un alia volta per carita!.,. Allons au L’EPREUYE. 573 plus presse, l’ennemi etait dons la place , et cel ennemi, c’etait l’amour! il abien fallu tout tenter pour le deloger. Maintenant c’est la politique qui veut s’enemparer?... ons’en occupera plus lard. Pour le moment la seule chose importante a mes yeux, c’est d’effacer autant que possible le souve- nir de cette belle Fleurange (car entre autres de- couvertes j’ai appris que c’etait la le vrai nom de Gabrielle). Comme alliee contre elle, j’accepte meme la politique, quitte a la traiter ensuite comme on le fait de ces adversaires, dont on accepte le concours pour un temps et un motif donnes, et sur lesquels on tombe des qu’on n’a plus besoin de leurs services. En ce moment, un domestique parutetdemanda les ordres de la princesse pour placer un tableau qu’on venait d’apporter. La princesse quitta la chambre un instant et rentra en riant. — Devinez-vous de quel tableau il s’agit? dit- elle. — D’une acquisition nouvelle probablement ; de quelque merveilleuse decouverte faite dans l’une de vos promenades, comme ce tableau de Cigoli que vous avez acquis par-dessus le marche l’autre jour, en achelant le cadre qui l’entourait? 574 FLEURANIjE. — Non, point du tout : c’est un tableau mo- dcrne, qui a pour sujet : Cordelia aux pieds de son pore, et pour modele... — Allons done, princesse, parlez-vous serieu- sement? et Georges vous a-t-il reellement donne ce tableau? — Donndf... dit la princesse en clignant des yeux et en jouant avec son long collier de perles, non; ce n’est du moins pas son intention. Mais pouvait-il refuser de me prtMer pendant l’absence de... Cordelia, ce tableau qui me faisait plaisir?... C’etait une fantaisie de convalescente privee tout d’un coup de sa garde-malade?... Avec un peu d’insistance pouvais-je echouer?... ayant fait preuve d’ailleurs de tant de condescendance pour lui et de tant d’indulgence pour elle !... — Ah ! princesse ! quelle diplomate consommee vous etes !... — Sericusement, dit la princesse, savez-vous que je n’avais pas remarque du tout cette res- semblance, n’ayant vu ce tableau qu’une fois, et avec distraction, a une epoque ou je ne connais- sais pas encore Gabrielle. Vous savez que le cabi- net de Georges estun sanctuaire ouje penetre fort rarement, et cette annee, d’ailleurs, ce tableau clait cache. L’EMEUYE. 375 — Qui done vous a donn6 la pensee d’aller le regarder? — Lui-meme, par la belle histoire qu’il esf venu me raconter, ici, l’autre soir. — Et ou l’avez-vous place maintenanl? — Dans mon cabinet de toilette, ou il ne met jamais les pieds, repondit la princesse en eclalanf de rire. Le marquis Adelardi, on le sait, avait deplore autant que la princesse, la nouvelle passion de Georges. Neanmoins, il se sentit en ce moment mecontent d’elle et de lui-mfime, et il la quilta bientot pour aller se metfre a la recherche de son ami. Il etait inquiet, car il le savait tente par une dangereuse curiosite et il aurait voulu ne pas le perdre de vue. Ils devaient se rejoindre a une espece de Casino, alors a la mode, pour y diner ensemble, et il esperait s’emparer de lui pour le reste de la soiree. Mais, en arrivant au lieu du rendez-vous, il n’y trouva plus celui qu’il venait chercher, Georges etait parti, et l’on remit a Adc- lardi un billet qu’il avait laisse pour lui et qui arracha a celui-ci une energique exclamation de contraricle. Ce billet etait ainsi con^u : « Unefois n’est pas coutume. J’ai accepte pour 57C FLEURANGE, « ce soir la proposilion de Lasko. Dini m’accom- « pagne, mais soyez Iranquille, je n’y vais pas « sous mon nom ct je ne serai connu de pcr- « sonne. » Lasko !... murmura le marquis en frappant du pied, c’est la son nom aujourd hui ?... Que le ciel le confondel... Que n’esl-il encore au fond du Spielberg, ou il se Irouvait a la seule place qui lui convient ! riN DU TOME PREMIER Typographic Lalnire, rue de Fleurus, 9, a Parij. FLEURANGE PARIS. — TYPOGRAPHIE LAHURE Rue de Fleurus, 9 M ME AUGUSTUS GRAVEN FLEURANGE TOME SECOND NEUVIEME EDITION PARIS librairie academique DIDIER ET C : % LIBRAIRES-EDITEURS 35, Q U A I DES AUGUSTINS, 35 1872 Tous droits r<$serv4s FLEURANGE AU BORD DU NECKEU Brama assai — poco spera — nulla chiede. Tasso. XXXIV « ltevenez, Gabrielle ! si vous le pouvez, revencz tout de suite ; en tout cas, revenez bientot. » En lisant ces simples paroles adressees par Cle- ment & sa cousine, il eut ete difficile de deviner avec quel battement de cceur elles avaient ete ecriles. Mais certes, la pensee n’enfut jamais venue a Fleurange elle-m^me, et moins que jamais au moment ou lui elait arrivee cette lettre a la fois si affligeanteet si secourable. Elle avait meme fait fort peu d’altenlion aux assurances contenues dans 2 FLEURANGE. la lellre de son cousin relativement a l’inulilito ac- tuelle de tout nouveau sacrifice aubicn-elre de sa fainille. Clement lui avail pourlanl dil l’exacte ve- rite. La situation du professeur Dornthal et de sa famille elait fort changee sans doute, mais loin cependant d’etre transformee au point ou ils s’y attendaient tous, ets’y etaient prepares, a l’epoque ou, un an auparavant, la ruine les avail frappes et disperses. Quitter une maison habitee depuis vingl-cinq ans, voir les objets qui en etaient l'ornement mis en vente, abandonner le lieu meme ou s’est ecoulec la meilleure partie de sa vie, tout cela exclut d’a- bord la possibility de prevoir autre chose quo pri- vations ettristesse sans melange. Madame Dornthal elle-meme, alors, n’envisageait pas autrement Pa- venir, et le courage avec lequel elle avait quitte sa ville natale etaitle meme qu’elle eut montrea son mari s’il avail ete condamne a subir un exil qu’elle aurait partage avec lui, en cherchant a le lui alle- ger le plus possible, mais sans reellement prevoir pour eux la moindre chance de joie dans ce chan- gement d’existence. La joie cependant etait venue, et il n’est pas rare qu’aux rovers suppor les sans murmure, soicnt ac- cordes ainsi des compensations imprevues. AU BORD DU NECKED. En premier lieu, la nouvelle demeure, quoique simple et meme ruslique, comparee a la premiere, n’etait ni triste ni incommode. Deux chambres spacieuses situees au rez-de-chauss6e permetlaient ala famille de s’y rassembler au grand complel, soitpour les repas, soil pour les reunions du soir dont, au relour des absents, ils esperaient retrou- ver lesjoies intimes. Un petit jardin entouraitcelte maisonnette et descendait en penle jusqu’a la riviere par une pelouse verte bordee a droite et a gauche de deux allees couvertcs. Ce lieu, nomme Rosenhain, justiflait son nom par l’abondance de fleurs et surtout de roses qui, de toutes parts, egayaient la vue et embaumaient Fair. Aussi, des le premier jour, ils avaient eprouve une impres- sion fort differente de celle qu’ils avaient appre- hendee. Clement avait d’ailleurs soustrait a la vente plusieurs gravures et deux outrois des ta- bleaux favoris de son pfsre, ainsi que quelques ob- jels familiers et precieux, et ils les retrouverent la comme de vieux amis, qui les avaient precedes, pour leur donner la bienvenue. En second lieu, il el ait advenu que les collec- tions rares du professeur et les objets d’art, reunis par lui avec un gout sur el une science profonde, possedaient une valeur fort superieure a celle qui FLEURANGB. avait etc prevue, en sorte que, a defaut de l’opu- lence disparue, une aisance plus que suffisanlc leur fut bienlot assuree. A ccla se joignait tout ce que promcttait l’avenir a Clement, dont la sin- guliere aptitude, une fois reconnue, se trouva rapidement en voie de juslifier les previsions de Wilhelm Muller. La fortune, a dire le vrai, n’est ni aussi aveugle ni aussi capricieuse qu’on le dit, et si elle accordc parfois ses favours a ceux qui en sont indignes, il en est loulefois qu’elle reserve exclusivement au travail perseverant, a l’integre loyaute, au calcul intelligent et habile, a 1’eco- nomie severe, a la rigoureuse exactitude. Ces verfus, et non le basard, president a la fondation des fortunes durables et honorees, et l’habilete la plus consommee ne les empeche pas, la ou ces vertus manquent, de se dissiper souvent en un jour. C’etail une de ces fortunes legitimes que Cle- ment elait digne de fonder et capable de relever. En lous cas, ses efforts suffisaient, et il eut voulu epargner a son pere la part de travail que celui-ci s’etait adjugee; maisil ne put Ten detourner, et bienlot il s’aper^ut qu’il ne le devait pas. Son pere lui avait Iransmis le cote poelique de sa nature, mais c’claitdesamere qu’il tenait la force et l’e- AU BORD DU NECKER. nergie dont le professeur, malgre les dons rares et exquis de son time et de son intelligence, etait completement depourvu. Un abaltement profond se melait a la resignation apparente avec laquelle il acceptait le malheur, et cet abaltement naissait de la conviction tardive et humiliante de l’avoir lui-meme amene par son imprevoyance, et d’etre ainsi responsable de la ruinede ses enfants. II fallait le dislraire de cetle idee fixe, et a cet egard, l’occupalion forcee que lui imposait la charge qu’il avait accepts, ainsi que la necessite de poursuivre ses etudes favorites, etaient trop utiles pour qu’on l’engageat a y renoncer. Peu a peu, cette nouvelle existence, sur laquelle ne pesait plus aucune anxiete materielle, devint a la fois active et sereine, et les heures ou la famille se reunissaiteussent presque repris le meme aspect qu’autrefois sans les nombreuses places vides au foyer. Mais apres l’arrivee d’llilda el de son mari et celle du docteur Leblanc, les soirees de Ro- senhain etaient redevenues animees et presque joyeuses. Ludwig relrouvait avec Hansfelt ses cheres causeries d’autrefois; Hilda rejouissait la \ue de son pere par sa beaute et son bonheur, les voix et les rires des enfants retentissaient de nouveau, et le violon de Clement faisait parfois 0 FLEUPiANGE. comine jadis enlcndrc des airs dc danse, mais le plus souvcnt, a la priere de son pere, c’etaient de plus graves melodies qu’il jouait maintenant, avec une expression si pathetique et avec une telle per- fection qu’Ililda surprise lui demanda, un jour, « comment dans sa vie si occupee, il avait trouve le temps de developpcr ainsi son talent? » Clement n’entendit pas d’abord sa soeur, tant il etait absorbe par quelques mesures de Beetho- ven qui prenaient sous son archet un accent de- chirant. Elle repeta sa question : — Je joue le soir a Francfort, repondit-il alors, je fais de la musique avec Muller et sa femme, cela me repose de mes detestables journees, et m’empeche de perdre ce que tu veux bien appeler mon talent. Tel etait l’aspect que Fleurange eut trouve a la nouvelle demeure des siens, un mois auparavant, el peut-elre, en ce cas, son involonlaire tristesse eut-elle ete plus apparente. Mais la paix recon- quise dans le paisible interieur venait d’etre de nouveau violemment troublee. Aussi ne put-on s’elonner des larmes qui se melerent a sa joie en revoyant ceux qu’elle aimait, puisqu’au milieu d’eux, elle retrouvait la soeur en deuil du docteur Leblanc, et qu’a son arrivee il fallut lui reveler AU BORD DU NECKER. 7 un nouveau malheur que la lettre de Clement lui avait a peine fait entrevoir. La vie du professeur Dornthal, en effet, n'etait plus en danger, mais Fleurange apprit que sa memoire demeurait estrangement affaiblie, et que la flamme de cette noble intelligence etait, sinon eteinte,au moins devenue vacillante et incertaine ! On esperait que cet etat serait passager ; le temps, le repos complet, l’absence de tout travail, amenc- raient bienldt, disait-on, son retablissement. Mais l’epreuve etait rude, et Clement voyait pour la premiere fois dcfaillir le courage de sa mere. Ce fut avecun bien triste sourire que madame Dorn- thal vit son mari reconnoitre Fleurange et l’em- brasser sans temoigner la moindre surprise de sa presence, ou se rendre compte du temps et de la distance qui les avaient separes. Hen fut dememe pour Clara ; mais lorsque celle-ci liti mit son en- fant dans les bras, un soudain effort reveilla pour un instant la memoire assoupie du malade. Les larmes lui vinrent aux yeux, il embrassa l’enfant en murmurant : « Que Dieu le benisse ! » il le ren- dit a sa mere, en la regardant avec une expression qui les remplit un instant d’espoir ; puis cet eclair s’evanouit et il retomba dans son etat precedent. Il resulta de toutes ces circonstances que 8 FLEUIIANGE.* lorsquc la famille se trouva le soir reunie dans 1c grand salon du rez-de-chaussee, lous les fronts etaient soucicux , les jeunes ct riants visages etaient graves et assombris, et une commune Iristesse pesaitsur le coeur de lous. II valait peut- elre mieux, du reste, qu’il en fut ainsi pour Fleurange qui, promptea s’oublier elle-meme, ne semblait plus ressentir et ne ressentait plus en effet que le chagrin de tous. Ah! combien celte tristesse qui ne paraissait etre que de la sympatbie, elait chore ce soir-la a celui qui la contemplait avec une ivresse silen- cieuse, assise entre ses soeurs, tandis que la lu- miere de la lampe allumee au plafond tombait sur sa tele charmante et que sa voix si chere et si longtemps absente relentissait, pour la premiere fois, en ce lieu, ou lout semblait etre transforme par sa presence ! La soiree, trisle pour tous, ne le fut pas pour Clement ; son inquietude meme pour son pere elait suspendue, l’espoir etait la, pour cela comme pour tout; — oui, pour tout. II ne voyait plus rien en noir, il etait comme enivre d’esperance. Avec quel regard doux et confiant elle lui avait serre la main! Avec quel accent elle lui avait dit : « Clement, mon ami, oh ! que je suis heureuse de AU BORb DU N'ECKER. 0 vous revoir ! » L’avenir etait-il done aussi sombre qu’il l’avait cru naguere? Quant a la fortune, il n’en etait deja plusrien, il etait desormais per- suade qu’il saurait la vaincre et la ramener. Il s’en etait cru incapable jadis, mais il s’etait trompe. S’etait-il trompe de m6me en croyant im- possible qu’il put plaire jamais?... A cette question il n’entendit d’autre reponse que le battement precipite de son coeur, et le bruit de l’eau rapide, pres de laquelle il etait venu s’asseoir ! Pendant ce temps, Fleurange et ses cousines etaient montees au premier etage. Bicnlot il les aper^ut toutes trois causant lout bas, dans la large galerie de bois qui regnait au dehors et sur la- quelle, a cet etage, donnaient les fenetres de la maison. Puis elles se relirerent , mais la lu- miere allumere pour la premiere fois ce soir-la demeura longtemps visible, et Clement ne quitta sa place qu’apres qu’il l’eut vue s’eleindre. i 10 KI-EUIUNGE. XXXV Cc fut lorsque Fleurange eut repris pea a peu les habitudes de cette vie de famille, qui avait ete jadis la realisation de tous ses reves, et ce fut seulcment alors, qu’elle comprit l’etendue et la profondeur du changement survenu en elle depuis le jour qui l’avait eloignee de ses amis, jusqu’a celui qui la ramenait au milieu d’eux. Elle n’etait plus la meme ; aucun effort de sa volonle ne pouvait le lui dissimuler : son ceeur, ses pensees , ses regrets , ses desirs, ses espe- rances, tout etait ailleurs. L’llalie, dans tout son eclat, n’etait pas plus differente du paisible paysage mainlenant sous ses yeux, que les sce- nes, dont elle avait ete le theatre enchanteur, ne differaient de celles qu’encadraient aujourd’hui, sous le ciel souvent brumeux de 1’Alleinagne, ce petit jardin fleuri au bout duquel serpentait la ri- viere, et ces ruincs et ces grands bois, dont les sombres masses bornaient la vue au dcla. A Flo- AU IJOP.t) DU NECKEU. ! I rence, la lutle, l’effort, Taction avaient stimule son courage, et la paix de Santa-Maria l’avail encore fortifiee. Mais la, nous Tavons dit, le passe et Pavenir etaient comme suspendus pour elle. Maintenant, la lutte etait finie, ainsi que la halte qui Pavait suivie. Et il fallait recoramencer a marcher, a agir, a vivre dans le present, et reprendre de bon cceur la vie telle qu’elle etait avec ses devoirs et ses combats nouveaux. Jamais Fleurange n’avait ressenti a se vaincre plus de difficulty et de repugnance. Apres la longue contrainte qu’elle avait subie, elle aurait voulu s’affranchir maintenant de tout effort, surlout de toute dissimulation; se lais- ser aller en paix a une melancolie profonde; de- meurer dans une rSveuse inaction pendant des heures entieres; pleurer quand son cceur etait gonfle de larmes ; et, sinon parlerde sa tristesse a tout le monde, au moins ne prendre la peine de la cacher a personne. C'eut ete la le penchant de sa nature, et elle eut grand’peine a n’y point ceder. Mais, en ce cas, il eut fallu reconnaitre que les forces recueillies dans sa retraite avaient ete bien vite dissipees, et que le contact de la mere Madeleine n’avait pas eu cette fois un effet bien durable : aussi, n’avons- 12 FLEURANGE. nous pas a enregistrer cc petit acle de lachete dans l’histoire de notre heroine. Qui l’eut vue, au contraire, levee des l’aube, pour epargner a sa tante tous les tracas du me- nage; qui l’eut suivie, d’abord danslachambre oil se conservaient et se dislribuaient les provisions, accompagnee de la petite Frida a qui elle en ap- prenait les mystercs, et ensuite a la cuisine, pour y assister de ses conseils, et meme parfois de son concours, la vieille et assezinhabile cuisiniere ; qui Feiitvue, memeparfois, s’enaller dun pasfermeau marche, son panier sous le bras, et jeter, en ren- trant, son manteau couvert de rosee, n’eut pas devine, a la fraicheur qu’elle rapporlait de ses courses matinales, a l’eclat que la jeunesse et la sante donnaient alors a son teint, que, plus d’une fois, la nuit s’etait passee sans sommeil, et qu’en entendant, au point du jour, sa messe quotidienne, elle avait souvent verse des larmes brulantes. D’autres soins, plus chers et mieux faits pour l’absorber, occupaient ensuite le reste du jour. Le don particulier qu’elle possedait pour soigner les maladcs et 1’ influence bienfaisante qu’elle exergait sur eux se revelaient de nouveau aupres de son oncle, et madame Dornlhal benissait son retour en s’apercevant d’un progres evident dans cetle lente AU BORD DU NECKER. 13 et douloureuse convalescence : progres qni per- mettait de croire maintenant au retour graduel el complet des facultes du professeur, sinon a la pos- sibility de les appliquer desormais a un travail assidu ou difficile. Ces soins etaient doux a la jeune fille, et le devoir nouveau qu’elle avait a accomplir pres de sa chere vieille amie, made- moiselle Josephine, ne l’etait pas moins. Josephine Leblanc n’avait jamais aime en ce monde que son frere. Elle avait vecu exclusivement pour lui, et elle n’avait jamais une seule fois songe qu’elle pourrait lui survivre. Aussi, un elre laisse seul vivant dans une maison visitee par la guerre ou l’incendie ne se sentirait pas plus su- bitement et plus etrangement seul que ne le fut cette pauvre vieille fille, apres le coup fatal qui lui avait ravi ce frere cheri, admire, venere, ce frere moins age qu’elle-mSrne et dans les bras du- quel elle s’etait crue si assuree de mourir. Elle demeura cependant calme et maitresse d’elle-meme. Mais le muet desespoir exprime sur ses traits, tandis qu’elle allait et venait dans la maison, sans imporluner personne de sa douleur, attendrissait lout le monde. Elle demandait seu- lement a rester la, afin de ne pas s’en retourner vivre seule, dans le lieu ou elle avait vecu avec 14 l'LEUKANGE. lui. Des lc premier jour, madamc Dornthal l’avait invitee a demeurer pres d’eux ; le retour de Fleu- range decida savieilleamie a prendre a cet egard un parti irrevocable, qui tut enmeme temps une consolation si grande, que Dieu, disait-ellc, la lui avait evidemment preparee de loin. La fortune du docteur etait considerable, et appartenait tout enliere a sa soeur ; tous ses autres parents ctaienl plus riches que lui ct vivaient en province. Rien ne rappelait mademoiselle Josephine a Paris. Elle resolut de se fixer pres de ses nouveaux amis et de celle qu’elle avait, depuis longtemps, adoptee dans son coeur. C’etait une formidable entreprise pour une personne qui , depuis quaranle ans, n’avait rien change a sa vie, qui avait toujours habile le mfime lieu, et qui ctait d une ignorance du monde non moins grande a soixante ans qu’elle ne l’avait ete a vingt. Mais tout devenait possible des qu’il se retrouvait une creature au monde pour qui elle pouvait vivre. Quant a Fleurange, il lui etait bon et utile de se devouer en retour, et, en acquittant cette nouvelle detle de reconnais- sance, son coeur trouvait des forces pour l’effort inlerieur qui etait devenu le travail journalier de sa vie. Du rcslc, malgre lc mariage de ses deux cou- AU CORD DU NECKER. 15 sines, tout 6tait en ce moment redevenu presque semblable au passe. Clara et Julian, etablis dans le voisinage, ou les travaux de ce dernier le rete- naierit pour un an, venaient chaque jour a Ro- senhain. Hansfelt ne songeait point a quitter son ami, et entre son mari et son pere dont la gue- rison lui semblait maintenant assuree, il ne man- quait plus rien au calme et rayonnant bonheur d’Hilda. Clement, seul, ne faisait plus, comme autrefois, partie du cercle habituel de la famille, et n’y ap- paraissait qu’une fois par semaine : le samedi soir, pour s’en retourner a Francfort le lundi matin, a l’aube du jour. L’ ennui n’accompagne pas d’ordinaire les tra- vaux pour lesquels on a une grande aptitude. Mais celle de Clement etait multiple, et de tout ce qu’il etait capable de faire, ce qu’il faisait, dans le bu- reau ou il avait rive sa vie, etait assurement ce pour quoi il avait le moins de gout et d'attrait, et rien ne l’y retenaitque la conviction de servir la, mieux qu’ailleurs, les interfils des siens. Travail- lant pour eux, il se croyait oblige de rendre son travail lucralif, et une fois envisage ainsi, rien ne devait plus lasser le courage d’endurance qui etait particulierement le sien : courage auquel le dfisir 16 FLEUliANGE. de surprcndre, ou d’allircr les regards, n’ajoutait jamais rien, mais que rien, dans aucune circon- stance, ne pouvait faire rcculer ou llechir, el qui savail braver l’ennui commc il savait braver le danger. Toutefois, cet ennui qu’il parvenait a vaincre, par l’intensite m6me du travail, devenait parfois accablant, et il eut eu de violents acces dc decouragement, sans le repos qu’il goutait le soir dans le modeste inlerieur dont il etait devenu le commensal et l’habitue de ebaque jour. Wilhelm Muller s’apercevait que les connais- sances variees de Clement ajoutaientulilement aux siennes, et son devouement pour lui etait mele d une admiration voisine de l’enthousiasme. Il procurait de son cole a Clement l’occasion et la jouissance de parler d’autre chose que de leurs affaires commerciales et, la musique aidant, les soirees s’ecoulaient doucement. Mais la bonne et simple Berta , avec cet instinct qui aide les femmes a metlre souvent le doigt sur une plaie que l’homme le plus penetrant ne decouvrirait jamais, avail trouve un plus sur moyen de le dis- traire. Les enfanls n’avaient point oublie le grand evenement de leur vie : le voyage et la belle de- moiselle rencontree en cliemin. Et ce reeit dont Clement semblait ne se lasser jamais, et auquel AU DODD DU NECKEIl. 17 Berta joignail ses commentaires avait etele debut d’une sorte de confiante inlimite, dont elle usait discretement, mais qui le soulageait plus qu’il ne s’en apercevait lui-meme. Bref, c’etait la le point lumineux de sa faligante vie ; et, plus que ja- mais, il allait en avoir besoin, lorsqu’au bout du conge obtenu a l’epoque du terrible accident de son pere, et prolonge de jour en jour depuis lors, il vit approcher le moment ou il faudrait aller re- prendre sa chaine, et cette fois la reprendre avec un effort qui ajoutait un degre d’heroisme de plus a la tache qu’il s’etait imposee. C’etait la veille de son depart ■ Fleurange et Hilda assises au jour tombant sur un petit banc place au bord de la riviere, causaient ensemble, et Clement, appuye centre un arbre, devant elles, regardait couler l’eau en silence , ecoutant avec attention, mais sans y prendre part, la conversation qui avait lieu entre sa cousine et sa soeur. Cette conversation roulait sur toutce qui s’etait passe pendant leur separation ; et bientot Hilda sc mit a questionner Fleurange sur son voyage, sur 1’Italie, sur la vie qu’elle avait menee a Florence, loin d’eux tous. Fleurange repondit, mais brieve- ment et avec cette sorte d’apprehension que Ton eprouve lorsque, dans un entretien, le discours se 18 FLEURANGE. rapproche d’un sujel dont on voudrait eviter de parlcr. Elle sentait d’avance qu’clle n’y reussirait pas, et elle cherchait, sans y parvenir, a vaincre son embarras, lorsqu’cn effet le nom du comic Georges fut prononce par sa cousine. Apres quel- ques questions auxquelles Fleurange repondit par monosyllabes, Hilda poursuivit : — Le comte Georges!... un ami de Karl, qui l’a rencontre, pretendait l’autre jour devan t moi qu’on ne pouvait le voir sans Taimer. Qu’en penses-lu, toi, maintenant que tu leconnais? La question elait nettement posee et, nous le savons, Fleurange ne savait pas mentir. Elle rougit et se tut : ellese tut si longtemps que Clement tourna vivement la tete et la regarda. Avait-elle pali maintenant ? ou bien la lumiere de la lune tombant sur elle a travers le feuillage allerait-il ses traits, et ce rayon argentedonnait-il ainsi a son regard une expression que jamais, jusqu’a ce jour, il ne luiavaitvue? 111a contemplait avec une attention melee d’an- goisse, lorsque enfin, d’une voix troublee et s’ef- forgant en vain de sourire, elle repondit : — Jc pense, Hilda, que l’ami de Karl avait rai- son. Ces mots, apres tout, elaient fort simples ; tou- AU BOND DU NECKER. 10 tefois les heures les plus sombres do, l’avenir, n’effacerent jamais du souvenir de Clement le lieu, l’heure etle moment ou ilsfurent prononces, le silence qui les avait precedes, l’accent et le re- gard qui les accompagna.... XXXVI Onparle souvent de l’aveuglement dc l’amour; on parlerait tout autant de sa clairvoyance, si une illusion volontaire n’aidait sans cesse le coeur a echapper aux revelations qu’il redoute. L’instinct mSme qui eclaire pousse a fermer les yeux, et lorsque la verite menace le bonheur ou l'orgueil, le nombre n’est pas grand de ceux qui savent, quoi qu’il arrive, la regarder hardiment et en face. Clement, toutefois, etaitdece petit nombre :rien dans sa nature n’etait propre a creer les illusions qui obscurcissent cette clairvoyance. Aussi la ve- rite luifut-elle revelee soudainement et sans merci, et sa jeune esperance, naissanl a peine, fut brisee d’un coup, pour ne plus revivre. 2D FLEURANGE. Ce moment silcncieux fut, dans sa vie, un mo- ment aussi tragique que si lout le sang de son coeur repandu a celle place l’cut laisse sans vie aux pieds de celle qui, asoninsu, venait delui donner ce coup mortel ! Depuis un an — depuis le jour oil il s’elait cru separe d’elle a jamais, non-seulcment par sa propre inferiorite, mais par la triste necessile desa posi- tion nouvelle — deux changements inattendus elaient survenus : le premier, dans sa vie exte- rieure, ou tout alors semblait aneanti, et oil au- jourd’hui il se sentait capable de toutreconslruire ; le second, dans l’opinion qu’il avail naguere de lui-meme. Etait-ce a dire qu’une soudaine fatuite se fut emparee du simple et modesle Clement ? Non point : mais il elait vrai que le grand revers de sa famille l’avait affranchi, en un jour, des dernieres timidites de l’enfance, et qu’une sorte de barriere semblait s’etre tout d’un coup abaissee devantlui. Jusque-la, sa propre valeur ne s’etait nullement revelee en dehors du cercle etroit de sa famille, et meme la, il elait aimesans fitrepleinementconnu. Maintcnant, la necessile l’avait mis en contact avec le monde et avec les hommes ; loutes ses facultes avaienl ete subitement forcees d’apparaitre etelles AU BOHD DU NECKER. 21 avaient grandi dans cet effort. Ses traits, sa physio- nomie, son altitude, ses manieres, lout avait eu sa part de cetle transformation, et la gaucherie taciturne, qui naguere le faisait passer inapergu, avait ete vaincue par la necessity de se faire con- nailre et bientot par la confiance que donne en soi- mome l’influence qu’on obtient sur les aulres. Cette influence, dont il s’elonnait lui-meme, ne tenait point a lacapacitesuperieure qui s’etait manifestee chez lui dans la carriere terne et prosaique qu’il avait embrassee ; maisil appliquait a celte carriere, comme a tout, des facultes plus bautes, et tout en portanl un ceil et une main de maitre dans les de- tails materiels dont il etait charge, il savait leur donner une ame par l’elevation, par la loyaule, par l’abnegation et par la generosite, noble fruit de l’ordre et fleur du travail. Il gardait, de plus, dans sa vie, une large part pour les etudes qu’il aimait, et dont il ne cessait point de s’occuper, ainsi que de millesujets Gran- gers a son occupation de cliaque jour, mais fort utiles au developpement de son esprit. De la nais- sait une eloquence simple et persuasive qui lui donnait de l’ascendant sur lous et le faisait recher- cher de preference en mille circonstances qui ne relevaient point immediatement de sa position 22 FLEURANGE. nouvelle.Une ou deuxfois, il avoit etc ainsi appele a parlcr dans des reunions publiques qui avaient pour but, soit lcs interets de la ville, soit des questions relatives aux arts et aux lettres, et il s’cn elait acquilte avec un succes qui l’avait fait remarquer, non-seulement de tous eeux a qui le nom de Dornthal etait deja familier, mais a un grand nombred’inconnus. Des relations nouvelles et nombreuses s’elaient offertcs a lui de toutes parts, et Clement cut facilement pu trouver a pas- ser ses soirees ailleurs que dans le modeste inle- rieur des Muller. Mais tel n’etait point son desir. Leur compagnie suffisait a sa disposition actuelle. La musique, donl il ne se fut point volontiers privd, faisait les delices de ses holes, et, ainsi que cela arrive frequemment en Allemagne, ils etaient en etatde jouer avec lui des duos et des trios quo plus d’un artiste n’eut point dedaigne d’ecouter. Mais a toute sa vie, ainsi partagee et remplie, presidait une seule et chore image sans cesse pre- sente. D’abord entrevue comme une vision celeste, lointaine et inaccessible, elle semblait depuis quel- que temps, et sous l’influence de tout ce que nous venons de dire, s’tHre peu a peu rapprochee de lui. Celle importance acquisc, a laquelle il atlachait AU BOP.D DU NECKED. r> si pea deprix pour lui-meme,il commen§a a cause d’elle a y tenir. Cette bienveillance, qui de toules parts semblait luisourire, il osa un jour se deman- der si elle ne lui permettrait pas d’attendre, et d’esperer tot ou tard quelque chose de plus, et si son poete favori avait tout a fait tort de promettre a celui qui aime d’etre aime en retour?.... De telles pensees ou de tels rSves, si Faeces dans le coeur leur est permis, fmissent facilement par le dominertout entier, et nous l’avons dit, celui de Clement etait ivre d’esperance, a l’epoque ou Fleu- range reparut au milieu d’eux ! Reves, pensees, esperances, qu’un seul mot d’elle venait de briser : un mot dont ses yeux, entrevus a la pale lumiere de la lune, avaient revele a Clement la signification certaineel fatale ! La douleur qui envahit son time lui fit mesurer toute l’etendue qu’avaient eue ses illusions, et il s’etonna de s’etre auparavant jamais trouve mal- heureux. Pendant les jours quisuivirent son retour a Francfort, un abattement qu’il n’avait jamais connu s’empara de lui, etil lui sembla etre desor- mais aussi incapable de tout effort qu’indifferent a tout sueces. Le travail de la journee lui devint in- supportable, et l’etude du soir impossible. Au lieu de paraitrechez les Muller a son heure accoutumee, 24 FLEURANGE. il sortait dc la ville a pied ou a chcval et errait pen- dant des heures entieres, commc pour lasscr sa douleur etepuiser ses forces. Maintenanl, il voyait clairementque, depuis deux ans, il n’avait vecu, pense et agi que pour elle ; il lui avait donne, avee son coeur, sa vie tout entiere, et a sa vie il avait donne pour but unique l’cspoir d’oblenir, un jour, en retour, ee coeur qui ne de- vait jamais lui appartenir, ce coeur qui s’etait donne a un autre! Et tandis qu’il repetait avee rage le nom du comte Georges, le souvenir qu’il en gardait venait aiguisersa souft'ance,en le lui mon- trant revfilu d’un attrait irresistible. Ses nobles traits, sa physionomie intelligente, son gout pour les arts, le charmcdeses manieres, de savoix, de son langage, tout cela se retragait impitoyablement a la memoire de son humble rival. Il le voyait, dans cette galerie de la vieille maisonqu’ilsavaient par- courue ensemble a une epoque ou lui-meme n’etait qu’un pauvre etudiant absolument denue de tout ce qui pouvait inspirer non-seulement l’attrait, mais la plus simple bienveillance. Son imagination ne lui fit pas grace de ce conlraste : « Pouvait-il s’etonner (il rougit meine du ridicule qu’il se don- nait par cette comparaison), pouvail-il s’etonner qu’un tel homme reussit a plaire mieux que lui? AU BORD DU NECKER. 25 Ef, quanta cel homme, pouvail-il, lui, s’etonner que, rapproche de Fleurange, vivant sous le meme loit qu’elle...? » A cette pensee, une douleur poi- gnante, une jalousie furieuse s’emparaient de lui et soulevaient dans son coeur une tempete que ni Ie devoir, ni l’honneur, ni 1’energie de sa volonle n’eussent reussi a calmer. II y a des heures ou la passion ne connait plus ici-bas aucune puissance egale a elle-meme, et ceux, qui ne savent pascher- cher leur force plus haut que la terre sont tou- jours vaincus. Mais ce frein divin, ce frein puissant, Clement avait su le subir, et sa force avait consiste a ne jamais s’y soustraire. Aussi ne devait-il pas su.ccomber dans ce rude combat, car il allait bien- tot lever les yeux, et chercher le secours dont il avait besoin pour redevenir maitre de lui-meme. XXXVII L’energie, l’oubli de soi, la faculte de se vain- cre, on a pu s’apercevoir que ces qualites etaient communes a Clement et a Fleurange. Il exislait en 2 II. FLECRANGE. 20 effet, enlre lcs deux caracteres, une ressemblance qui avait ete l’un des secrets, pour lui, de l’attrait transforme si vile en un sentiment plus vif ; pour elle, d’une contiance demeureela meme, en depit de la fransformaliond’une autre sorte qu’elle avait egalement subie. Maintenant, ils allaientse Irouvcr engages tous les deux dans une lutte semblable, lutte ou ils etaient a la fois rapproches par le meme genre de souffrance, et separes par un abime. Ab ! si Clement avait encore espere, comme ja- dis, que de celte sympatbie et de cette contiance naitrail un jour un sentiment plus tendre, avec quelle joie, quel doux orgueil, il eutjoui de cette conformilequi, entoule occasion, se revelait entre eux! Mais tout avait change d’aspect, il n’etaitplus question de bonheur pour lui-mSme ; il n’avait plus maintenant qu’a souffrir, et, a la lumiere de ce qui se passait dans son coeur, a penetrer dans celui qui s’etait a la fois ouvert devant lui et ferme pour lui sans retour! L’energie de Clement eut ele impuissante toute- fois a dissimuler a sa cousine l’etat de son ame, s’il se fut trouve pres d’elle. Mais, apres les jours de sombre angoisse dont nous venons de parler, apres s’etre livre sans contrainte a un desespoir AU DORD DU NECKER. 27 voisin de la demence, Clement finil enfin par re- trouver la clarte de son jugemcnt. Un matin, il se leva avanl le jour et il quitta la ville a pied. Il s’en alia tres-loin, si loin que celte promenade pouvait ctre nommce un pelerinage, car elle avait pour but une eglise : une petite eglise si modeste, qu’elle ne differait des habita- tions environnantes que par une croix de pierre, qui ne s’apercevait que lorsqu’on etait devant la porte au-dessus de laquelle elle se trouvait. Cette porte fut ouverte par celui que Clement venait ehercher, un jeune prdtre, pieux et simple, jadis son condisciple, inferieur a lui par l’intelligence, inais son guide et son maitre dans les regions ou l’ame seule parvient. Ce que Clement cherchait en ce moment, ce n’etait pas un epanchement, une confidence ; ce n’etait pas meme les consolations d’une chretienne et discrete sympathie. Ce dont il avait besoin, c’etait de recouvrer sa fermete par un male aveu de sa faiblesse; puis, de prendre Dieu a temoin, en presence d’un ami, qui serait cn meme temps un juge, d’une resolution qu’il voulait s’cngager a maintenir. Cette resolution, il 1’avaitdeja prise unjour, lorsque sa jeunesse tou- chait encore de bien pres a son enfance. Il voulait aujourd’hui y demeurer fidele avec un plus viiil 28 FLEURANGE. effort, car c’etait apres avoir cnlrevu ct perdu l’es- poir; — avec un devouement plus difficile, car celle qu’il aimait et aimerail seule ici-bas... elle en aimait un autre. Sa voix trembla en disant ces mots, mais il poursuivit : « Et jamais un mot, un regard, un acte quelconque, ne devait la troubler, et lui apprendre ce qu’elle avait inspire a celui qui saurait vivre pres d’elle, sans elle, pour elle! » C’etait enfin son ancienne devise : Garder Va- mour et briser Vespoir! qu’il venait reprendre so- lennellement, avec ce sentiment pieux et grave qui accompagne tout sacrifice de soi-meme. On dira que beaucoup d’exallation se melait a celte piete. J’en conviens. Mais c’etait de cette exaltation qui, fidele a la signification veritable de ce mot, eleve le coeur dont elle s’empare et qui, impuissanle, a coup sur, si elle se donne comme suffisanle, peut beaucoup neanmoins, lorsque le secours divin, appele et voulu, la seconde pour aider, pour augmenter, en un mot pour exalter la force humainel... Le soir de ce jour, Clement reprit Iranquillement sa place accoutumee au foyer des Miiller. Aux questions de Wilhelm il iepondit que, pendant son long sejour a Rosenlia'in, il avail neglige des affaires auxqucllcs il avait fallu mainlcnant don- AU DODD DU KECKED. 29 ner tout son temps. « Puis je l’avoue, ajouta-t-il, j’ai ele de mauvaisc humeur el j’ai trouve plus sage de vous epargner ma presence. » A Berla, qui 1’interrogeait de son cole d’une fagon moins vague, il dit avec plus de franchise, mais pas avec plus de details « qu’il avait eu un grand chagrin et qu’il lui demandait de ne jamais lui faire de ques- tions a ce sujet. » Tuis il prit son violon et se mit a jouer quelques mesuresdeBach. Berta se mil au piano, et landis qu’elle accom- pagnait ce morceau et plusieurs autres, son mari, qui battait la mesure pres d’elle, fit la remarque quela mauvaise humeur de leurjcune ami avait un effet singulierement favorable a son ta- lent. — Je vous jure, Dornthal, que jamais vousn’avez joue comme vous venez de le faire ce soir. — Peut-elre, dit Clement d’un air pensif. Oui, je crois que vous avez raison. 11 en etait ainsi pour lui, la musique elait la langue eloquente et voilee de son ame : tout ce qu’il savait si bien reprimer, ces paroles que, sous l’empire d’aucune tenlation, d’aucune emotion, ses levres n’eussent trahies, elles faisaient vibrer les cordes qui lremissaient sous son archet, et ses pensecs refoulees donnaient a l’inslrument muet 2 30 FLEUR ANGE. un accent impossible a rcndre, et que personae n’enlendait sans emotion el sans surprise. Lorsqu au boutde quinze jours, Clement reparul a Rosenhui'n, toute trace exterieure del’agitalion lu- multueuse a laquclle il s’elait livre avait disparu. 11 reprit aupres de Fleurange son altitude accoulu- mee. Personne ne devina, elle moins que tout autre, qu’entre le passe et le present, il existail pour lui la difference de la vie a la mort. Mais, sans qu’ellc le sut, la sympathie nouvelle etetrange qui existait entre eux livrait a son cousin le secret de toutes ses pensees et de tous ses efforts. Elle aussi, en apparence, etait redevenue la meme qu’autre- fois. Sa journee etait active et remplie; les soins qu’elle donnait a la petite Frida, et ceux qu’elle prodiguait a son oncle, le menage, le travail, la promenade, l’etude, tout cela remplissait si bien ses journees, qu’il etait bien rare que Ton put la surprendre inactive ou pensive: Hilda, sa cousine preferee, apres avoir ete un in- stant frappee, elle aussi, de rhesitationaveclaquelle elle avail repondu a ses questions sur le comte Georges, avait presque cesse d'attacher del’impor- tance a ce fait leger, en Fobservanl depuis ce jour dans le calme apparent de sa vie active. Un seul voyait clair el comprenait l’expression pas- AU DO HD DU KECKED. 31 sagere de douleur cl de fatigue qui, parfois, ci pour un instant, voilait son front, et troublait son regard. Un seul, Iorsque toute la famille etait reunie le soir, s’apercevait de son absence, et la suivait en pensee jusqu’au petit banc pres de la riviere, ou il devinait qu’elle etait allee pleurer un instant seule et sans contrainte. Tout ce qu’elle souffrait, il le souffrait lui-meme , et il vivait ainsi, uni a elle et separe d’elle chaque jour da- vantage. Les semaines s'ecoulaient cependant, ramenant de plus en plus dans l’interieur de la famille la (ranquillite et lajoie. Le professeur reprenait gra- duellement ses forces morales et physiques; le travail seul lui demeurait encore inlerdil, mais la lecture et la conversation elaient devenues pour lui des distractions permises et salutaires. Grace a la presence deHansfelt, ces conversations elaient parfois aussi interessanles que par le passe, et l’on aurait pu croire que Ludwig Dornthal avait recouvre la plenitude de ses faculles, si une de- faillance parlielle de sa memoire n’eut pas averli parfois ses amis que le mal n’elait pas vaincu. Ainsi, par exemple, il se croyait souvent encore dans la vieille maison, et cette illusion etait de- venue plus forte depuis que lous ses enfanls, sans 32 FLEUR ANOE. cn exceptor Gabriclle, se rctrouvaicnt autour de lui. Surd’aulres sujcts, au contraire, il n’oubliait rien. Hansfell retrouvait en lui la meme exacti- tude ct la meme lucidite qu’aulrefois , lorsqu’il s’agissait d’bistoirc et de science littcraire ou re- ligieuse. On eut dit que la partie la plus baute de son intelligence renaissait la premiere et se rani- mait de plus en plus au contact du noble esprit de son ami. Aussi, les soirees s’ecoulaient sans ennui, meme pour les plusjcunes de la famille,cn ecoulant leurs cntreliens. Ces soirees se terminaient le plus souvent par de la musique, que le professeur demandait et exigeait meme, comme une partie de son traite- mcnt. Clement alors prenait son violon, el il le prenait sans repugnance, car il s’elait aper§u que sa cousine l’ecoulait toujours avec attention. Il osait lui adresser ainsi un langage myslerieux qui n’elait compris que de lui seul, mais qui la faisait parfois tressaillir comme si elle eut entendu l’echo de sa propre souffrance. Un soir qu’il avait joue mieux que de coutume, elle dit avec emotion : — Ce morceau , dites-vous , s’appelle une ro- mance suns paroles ;mais, Clement, cctte musique a ete assuremcnt composee pour un chant, et All CORD DU KECKER. 53 les paroles qu’elle exprime, vous les connaissez, n’est-il pas vrai? — Non, repondit-il ; mais, comme vous, jecrois les entendre et il mesemblequ’elles existent quel- que part. Hansfelt, de son cote, avait ecoute la musique avec attention. — Oui, dit-il en souriant, elles existent dans le coeur de tous ceux qui aimenl, surtout de ceux qui aiment sans espoir. Tenez, je vais vous dire en langue vulgaire, non, en langue rimee, ce que signifie la composition que Clement vient de nous jouer. II prit un crayon et ecrivit a la hale quatre vers dontl’idee,apeupres renduepar un poete fran^ais, elait celle-ci : Du mal qu’une amour ignox'ee Nous fait souffrir Je porte Tame dechiree Jusqu’a mourir 1 ! Clement ne repliqua pas et changea brusque- ment de tlieme ; les enfants selevercnt etballircnt des mains en entendanl jouer lcur larentelle favo- rite, et leur gaiete devint bruyante. 1 Alfred de Musset. 34 FLEUHANGE. Fleurange quilta la chambre sans etre aper<;ue — die lc croyail, du moins ; — mais Hilda l’avait allenliveraent observee ce soir-la el die la suivit, decidec a oblenir un avcu eomplet de ce qui se passait dans soncccur. Elle entra doucemcnt apres die dans la chambrc de sa cousine. Fleurangc ne 1’allendail pas : elle s’elait jetee sur une chaise, la leleappuyeesur ses deux mains, dans une attitude qui exprimait a la fois l'abalte- ment et la douleur. Hilda s’approcha d’elleet la prit dans ses bras. Fleurange releva vivement ses yeux pleins de larmes. — Te souviens-tu, dil Hilda d’une voix douce et caressante, te souviens-tu, Gabrielle, de cejour oil, moi aussi, je pleurais dans la bibliotheque de notre chere vieille maison? Tu me demandas pourquoi, et je te repondis en t’ouvrant mon coeur. Tu ne l’as pas oublie, n’est-ce pas? Ne veux-tu pas aujourd’hui me repondre de meme? Fleurange secoua la tete sans parler. — II m’a loujours semble, poursuivitsa cousine, que le bonheur qui, depuis, a comble ma vie, dale de ma confiance en loi ce jour-la. Pourquoi ne veux-tu pas me traiter de meme et esperer comme moi? AU BOKD DU J'ECKER. 55 — Le bonheur etait sous ta main, repondit enfin Fleurange ; un chimerique obslacle t’empe- chait seul de le saisir. — Mais que d’obstacles semblent insurmon- tables et s’evanouissent pourlant avec le temps ou seulement avec une ferme volonte ! Pourquoi done le comte Georges... ?lui dit-ellelentementen baissant la voix. — Arrete-toi! Hilda, je t’en conjure! s’ecria Fleurange avec agitation. Sa cousine s'arreta, on effet, interdite. — Ecoute-moi bien, reprit bienlot Fleurange d’une voix plus calme, et, puisque lu le veux, par- ions de lui ; j’y consens : parlons-en une fois, pourn’en plus parler jamais. Dis-moi, poursuivit- elle avec un trisle sourire, peux-lu me rendre une grande dame ricbe et noble comine lui? ou bien peux-lu lui oter sa noblesse et le rendre pauvre comme moi? Dans l’une ou l’autre suppo- sition, dans la derniere surtout, s’ecria-t-elle avec une tendresse dans la voix et le regard qu’elle ne put reprimer, ah ! sans doute, rien, rien que sa volonte ne pourrait me separer de lui ! Mais il est evident, n’est-ce pas? que le soleil se levera de- main comme aujourd’hui pour nous tous, et nous ne sommes plus au temps des fees, ou d’extraor- 50 FLEl'RANGE. dinaires metamorphoses s’accomplissaicnt pour aplanir les difficulles et seconder les veeux des pauvres mortcls. Aide-moi done, Hilda , je t’en prie, aide-moi a oublier, a vivre et memea guerir, en ne me parlant plus jamais ni de moi-meme ni de lui !... Hilda la serra dans ses bras en silence et la tint longtemps embrassee — Je t’obeirai, ma Gabrielle, lui dit-elle enfin ; je te promcls de me taire desormais et d’attendre, pour te prononcer son nom, que tu me paries de lui la premiere. XXXVIII Lete etl’automne tout entier s’ecoulerent ainsi sans amener aucun incident nouveau, sauf quel- ques alternatives dans la lente convalescence du professcur, et pour Clement quelques instants de bonheur eclaires du reflet de ses esperances eteintes. Ccs instants etaient rares et suivis de AU BOIU) DU NECK EH. 37 4* Iristes reveils ; neanmoins, ils elaient doux et vi- vaienl longlemps dans sa memoire. Un jour y demeura grave ainsi ; un beau jour d’octobre ou sa soeur Hilda et sa cousine avaient consenti a se laisser conduire par lui en bateau jusqu’a un lieu situe plus haul que leur demeure, ou la riviere encadrait gracieuscment une pelite presqu’ile ombragee. Ils avaient passe la plusieurs heures, causant ensemble avec l’abandon d’une douce intimite, et lisant tour a tour les passages preferes des livrcs qu’ils avaient apporlesaveceux. En 6coutant la voix argentee de Fleurange, en rencontranlcnsuiteson regard emu et sympathique lorsqu’ason tour, et nonmoins bienqu’elle-m6me, il faisait la lecture; en se tronvant ainsi rapproche d’elle dans ce beau lieu solitaire, sans autre te- moin que celle dont la tendresse pour tous les deux semblait former entre eux un lien de plus, l’espoir avait encore une fois penelre dans son coeur, cornme un hole qui entre violemment dans une demeure qu’on lui tient fermee, mais, helas! pour en 6tre promptement expulse et laisser, solitaire cornme avant, la demeure envahie. Au retour, tandis qu’il ramait, les yeux fixes sur Fleurange, il vit, a mesure que le jour tombait, et quel’impression qu’elle venail d’eprouver — lieu- 38 FLEURANGE. reuse et douce, mais passagcre — s'evanouissait de sa pensee, Y autre souvenir revivre plus trisle, plus tendre quo jamais, et donner a ses yeux , lantot fixes sur l’eau rapide et sombre, tantol erranls sur le rivage, cette expression qu’il avait appris a si bien reconnoitre; expression qui penelrait son cceur de pitic et dc sympathic pour elle, mais qui en meme temps lc faisait fremir et palpiter d’an- goisse, comme si chaque fois le fer ou le feu eussent touche sa blessure et l’eusscnt fait sai- gner ! Deux mois plus tard, la fete de Noel ramena encore pour lui un de ces instants de fugitif bon- heur. La veille de ce jour (anniversaire jamais oublie de l’arrivee de Fleurange <3u milieu d’eux), l’heureuse famille lout entiere reunie crut se re- trouver aux plus beaux jours du passe. L’arbre de Noel fut aussi brillant qu’autrefois : mademoi- selle Josephine, aussi prompte a partager la joie de ses amis qu’attentive a leur eviter de partager sa peine, voulutcontribuer a l’embellir, et chacun trouva suspendu a ses branches un souvenir de sa main genereuse. Puis, on tressa, comme jadis, les guirlandes de houx. Les titles du professeur les porterent pour lc diner de famille. Fleurange cede fois suivil leur exemple sans se faire prier; 59 AT) BOW) DU NECKED. et plus lard la musique et la danse, la joie des autres qui devenait facilement la sienrie lui firent eprouver une sensation de gaiele inaccoutumee, a laquclle elle se laissa aller naturellement et sans resistance : gaiele de la jeunesse, qui, dans cer- laines heures, triomphe de tout et reprend quel- quefois avee exces la part qui lui a ele refusee avec trop de rigueur. Le rire de Fleurange reson- nait comme de la musique ; sa voix joyeuse se melait acelle des enfants etfaisait bondir de joie celui qui la contemplait avec une extase melee de surprise. Ces yeux brillanls, ce feint anime, tout cet eclat, que le bonheur ajoute a la beaute, avait depuis longtemps disparu de celle de Fleurange et Clement ne pouvait le voir renaitre ainsi, sans res- sentir un transport, comparable a l’ivresse, qui venait encore une fois lui faire tout oublier et tout esperer I mais il tut bienlot et tristement rappele a lui-meme. Madame Dornthal etait assise pres du fauteuil de son mari, d’ou elle ne s’eloignait presque plus. Son bon sourire reparaissait sur ses levres tandis qu’elle regardait ses enfants se mouvoir aufour d’elle, et elle se penchait de temps en temps vers Ludwig pour s’assurer avec joie qu’il prenait part a tout ce qui se passait, avec son plaisir ac- 40 FLEURANGE. coutume ct une complete presence d’esprit. Tout d’un coup elle crut voir qu’il palissait. Elle regarda Clement en faisant de la main un geste qu’il comprit. Le bruit fatiguait son pere : en un instant le plus profond silence se relablit et lous se rapprocherent du faulcuil du professeur. II semblait, en effet , soudainement fatigue ; ses yeux s’etaienl fermes et il avait appuye sa tele sur l’epaule de sa femme. Tous altendaient avec anxiete ses premieres paroles au sortir de ce subit acces de somnolence. II ouvrit, en effet, bientot. les yeux et promena autour de lui un regard vague el inquiet; puis, se tournant vers madame Dornthal, il lui dil d’une voix triste en passant la main sur son front : — Dis-moi done pourquoi Felix n’est pas ici. Je le savais, mais je l’ai oublie. Cette defaillance nouvelle de sa memoire, ce nom qui reveillait de si penibles souvenirs, pro- nonce d’une manierequi ne l’etait pasmoins, mit fin a toule la gaiete de la soiree, et quoique cet ac- cident, cause par un peu trop d’agitation et de fatigue, ne fut pas regarde comme fort grave, l'impression en fut sinistre, surtout pour Fleu- range, qui avail pour la ressenlir un double et re- cent molif. AU BORD DU NECKER. 41 Clement, mis au fait par Steinberg dc lour ren- contre avec Felix, la parlagea silencieusement , et cetle fois encore l’eclair de joie qui avait traverse son 'cceur, s’evanouit pour lui dans une nuit plus noire qu’auparavant. Mais ce qu’il ne pouvait prevoir, c’etait l’influence decisive qu’al- lait avoir sur son humble destinee un evenement grave et public qui, a cetle meme heure, se pas- sait bien loin de la, et dans une sphere complele- ment etrangere a la sienne. XXXIX La fete dc Noel elait passee depuis pres de quinze jours, lorsque, en arrivantchez les Muller un peu plus tot quedecoutume, Clement rencontra Wilhelm sur le seuil de sa porte. — Ah! dit-il, vous venez a propos : voici de la besogne. II esl arrive ce matin un courrier de Petersbourg porleur de grosses nouvelles : il va v avoir un terrible mouvement dans nos af- faires. 42 I’LEURANGE. — Voulez-vous parlor dc la mort dc 1‘empercur Alexandre? Oui. Je la sais depuis hier. Mais qu’y a-l-il encore? — Bien aulre chose, mafoi! Conslanlin esl mis de cote. C’est le grand-due Nicolas qui va succeder a son frere. — Tons en etes sur? — Oui. Maisce n’est pas lout : cette nouvelle-la circulait depuis hier ; mais celle que le courrier de ce matin a apportee cst plus grave. II parait qu’un complot a eclate. — Un complot! Ou cela? — A Petersbourg. Le courrier est parti le 24 decembre ; ce jour-la on se battait sur la grande place du palais, et Pempereur etaitau milieu de la melee. — Constantin? — Eh ! non ; son frere. — Le grand-due Nicolas? C’est lui qui est a la tele du complot? — Non, au contraire. Ce serait plutot Constantin ; mais ce n’est pas lui non plus... Au fait, on n’y comprend rien : tout cela est encore confus au dernier point. Quoi qu’il en soit, venez, s’il vous plait m’aider. Nous allons avoir des depeches a expedier de lous coles. On saura sans doutcce soir AU BORD DU NECKER. 43 d’aulres nouvelles, et je devine qu’a l’heure qu’il cstWallheim (Waltheim elaitlechef de la maison dont ils etaient les agents principaux) doit etre hors de lui. Les deux amis sortirent ensemble. Ils avaient a peine fait deux pas dans la rue, qu’ils rencon- trerent un groupe assez nombreux arrete devant la porle cochere d’une maison de belle apparence situee presque en face de cellede Muller. Cette maison elait la legation de Russie. A leur premiere question, ils apprirent qu’un courrier venait d’arriver, a clieval, couvert de poussiere et a moitie mort de fatigue. II avail quitte Peters- bourg le 26 ct avait fait la route en dix jours. — Sait-on quelque chose des nouvelles qu’il apporte? dit Muller, a l’individu qui venait de lui donner ce renseignement. — Rien, comme de raison. On ne saura d’ail- leurs ici, dit-il en designant la maison diploma- tique , que ce qu’il leur conviendra de nous fuire savoir. Muller et Clement poursuivirent leur route. — Le 26!... dit Muller. Ce serait pourtant bien inleressant de pouvoir deviner le contenu de ces depeches. — II doit arriver bienlot des nouvelles de la 4't FI.EURANGE. ineme date aux aulrcs legations, sons compter colics qui nous scront sans doute expedites au plus tot parnotre correspondent... Mais, j’y songe, un des attaches de la ligation de France est presque mon ami... si j’allais cliercher oupies de lui quelques renscignemcnls? Muller trouva l’idee exccllcnle, et, sans tarder davanlagc, Clement le quitla pour se rendre a la legation de France, tondis que Muller se dirigeait vers la maison Waltlicim, oil se trouvaient leuis bureaux et ou ils dcvaicnl se rejoindre plus tard. Le jeune attache on question sc nommait le vi- comte de Noisy. II avait assisle a une des seances publiques ou Clement avait parle avec succes el l’avait pris en gout ce jour-la. Depuis lors, ils faisaient de temps a autre, ensemble, des prome- nades a pied et a cheval, et le vicomte recherchait toutes les occasions de le rencontrer avccun em- pressement auquel Clement se reprochail patfois de ne pas repondre asscz chaudemcnt... II comp- tait done sur un bon accueil, et en effet des qu’il sefut nomme, on l’introduisit dansun petit salon, voisin de la chancellerie, ou M. de Noisy passait la plus grande partie de ses journees et ou il le trouva assis a une table couvcrte de papiers. Avant que Clement out le temps de dire un mot : AU BOND DU NECKER. 45 — Venez-vous m’apporler des nouvelles, s’ecria le jeune attache, sans quitter sa place, ou bien venez-vous m’en demander? — Quelle question? Yous savez bien que nos courriers de commerce n’ont pas facilement l’honneur de gagner de vilcsse les courriers de cabinet? — Cela leur arrive cependant parfois. — II n’en est point ainsi aujourd’hui, malhcu- rcusement. — Tant pis , car le n6tre n’est pas arrive encore. — Celui de la legation de Russie arrive a l’instant ; il a quilte Petersbourg le 26. — Oui, nous venons de l’apprendre. G'est une vitesse fabuleuse ; aussi je crains que le notre ne reussisse pas a faire le memo tour de force. Pour- tant ils ne s’endorment pas a l’ambassade de France a Petersbourg. En ce moment on sonna vivement. Un huissier ouvrit la porte et fit un signe au vicomte, qui s’elan^a. — Le courrier ! s’ecria-t-il. Bravo ! Vive l’am- bassadeur ! N etre que d’une heure en retard sur le courrier russe, e’est merveilleux ! Tenez, mon cher, voila des cigares ; mettez-vous dans ce fau- FEEURANGE, 40 tcuil ct al(cndcz-rnoi, jc revieridrai (out a l’hcure vousapporlcr dcsnouvelles. Clement s’etendil en effet dans le faufeuil, alluma un cigare, prit un journal et attendit sans impatience le jeune diplomate au coin d’un bon feu qui (sans prejudice du grand po 61 e place au fond de la chambre) ne semblait pas de trop dans cette saison rigoureuse. Cependant au bout d’une lieure, il commengait a trouver qu’il perdait son temps, lorsque le vicomte de Noisy . reparut les mains pleines de lettres qu’il jeta sur la table. — Ouf ! dit-il. Ce n’est pas le tout de lire et de dechiffrcr, il va falloir chiffrer maintenant, et je ne sais plus quand je pourrai quitter la chancel- lerie. — Pouvez-vous du moins, sans indiscretion, me dire un mot de vos depeches? — Oui : elles sont fort bonnes. Tout est fini. La lutle a eteenergique, mais courte. Le nouvel em- pereur a ete admirable-. Les regiments revoltes sont rentres dans l’obeissance, tous les chefs du complot sont pris. La seule chose grave, c’est que parmi eux il se trouve plusieurs personnages appartenant a la noblesse et qu’une quantite d’hornmes de la societe sont compromis. Ceci m'interesse plus qu'un autre, parce qu’avant de AU BORD DU NECKER. 47 venir ici, j’clais a l’ambassade de Petersbourg, et jc les connais lous. — Et nomme-t-on quelques-uns de ces chefs? dil Clement. — Sans doute : Troubetzko'i, Rilieff, Mouravieff, Wolkonsky et une foule d’autres. Mais parmi tous ces noms, il s’en trouve un que je suis eonfondu de renconlrer la. Qui jamais eut imagine que Walden irait se fourrer dans une bagarre pareille? Clement eut un soudain batlement de coeur. — Walden, dites-vous ? Quoi ! le comte Georges de Walden ? — Lui-memc. Le connaissez-vous, par fia- sard? — Oui, je le connais. — Eh bien, concevez-vous qu’un horn me intel- ligent et distingue comme il Test ait pu trem- per dans un pareil complot? Complot atroce, car il ne s’agissait de rien moins que d’assassiner l’em- pereur et de declarer ensuite une republique in- sensee a laquelle il parail que le nom de Constan- tin servait uniquement de pretexle. — Et le comte Georges est gravement compro- mis? demanda Clement. — On ne saurait l’elre davantage : il est classe parmi ceux qui n’onl d’autre alternative a altendre 48 FLEURANCE. que la Sibcrie ou la mort... Mais pardon, Dorn- thal, il faut que je vous quilte. Je gage que nous allons piocher toule la nuit. Tenez, dit-il en fouil- lant dans sa poche, void une lcttre que ce memo courrier vlent de m’apporler de Polersbourg. Vous y trouverez peut-Stre sur lout cela des details qui vous interesseront. Le jcune attache disparut par la porte de la chancellerie et Clement sortit de la chambre et de la maison, et se retrouvadans la rue avant d’etre rcmis de la slupeur dans laquelle l’avait jet6 la nouvelle qu’il venait d’apprendre. II sc dirigea machinalement vers le bureau ou l’attendait Mul- ler, lui renditcompte de ce qu’il venait d’appren- dre, a l’exception du fait en comparaison duquel tous les autres incidents de cet evenement politi- que elaient devenus pour lui insignifiants , puis il demeura quelque temps a son poste, faisant un effort surhumain pour maitriser ses pens^es et les ramener a la besogne qu’il avait a faire. Une fois terminie, il prit conge de Muller et regagna avant lui leur logis commun ou, sans s’arreter comme de coutume chez ses voisins, il monta dans sa chambre et s’y enferma. Il avait besoin d’etre seul et d’examiner a loisir ce qu’il y avait a faire en presence d un evenement si imprevu et si grave. AU BORD DU NECKER. 43 Gabrielle ! ... II ne pensait qu’a clle, a clle scale. Comment supporterait-elle un tel coup? et com- ment le Iui apprendre? II demeura longtemps plonge dans ses re- flexions, sans songer a la lettre qu’il avail dans sa poche. II s’en souvint enfin el, dans l’espoir d’y puiser quelque lumiere, il en commenga la lec- ture attentive. Apres quelques preambules, qu’il parcourut ra- pidement des yeux, il en vint a ce qui suit : «... Cette conspiration, qui a eclale comme la foudre ct semblait elre un effel spontane de Tin- decision qui a plane sur les premiers jours de ce regne (permeltant de douter lequel des deux freres etait le veritable empereur), elle date, au con- traire, de loin, a ce qu’il parait. On m’assure qu’elle a des ramifications elendues et profondes, et que ceux qui l’ont veritablement ourdie et me- nee ne se sont empares que comme pretexte des circonstances qui ont suiviici la mort d’ Alexandre. Leur plan, dit-on, etait forme et devait s’executer au printemps si la vie du defunt empereur se fut prolongee jusque-la. Mais ce qui semble egalement certain, e’est qu’un grand nombre deceux qui se trouvent aujourd’hui gravement compromis n’a- vaient qu’une idee fort imparfaite de ce dont il 50 FLEURAN'GE. s’agissail. De ce nombre, jc n’cn puis doutcr, cst noire pauvre ami, Georges de Walden. Vous savez quo de tous lemps il revait des re formes possibles ou impossibles. Le mallieur a voulu quo, dans Ic courant de celte annee, il ait rencontre en Italic un certain Lasko, lcquel est un homme fort intel- ligent et fort habile, mais un inlrigant capable de tout,mele depuisdix ans a tous lescomplols qui ont agite 1 Italic et l’AUemagne. Incarcere, puis rclache, Dicu sait comment, portant mille noms ; en un mot, un de ces etres malfaisants dont les chefs veritables des grandes ti’ames qui nous entou- rent font de dociles instruments. Georges s’etail trouvS rapproche de lui par hasard, et il se laissa un jour persuader par lui d’assister une fois et par simple curiosite, a une reunion ou, par un hasard beaucoup plus malheureux, se trouvait ce jour-la un de ces chefs dont je viens de parler. Celui-ci comprit vite le parii qu’il y aurait a tirer du nom, de la position, de l’enthousiasme de Georges et merae de son ignorance du fond des choses. Il le determina a se rendre dans un temps donne a Petersbourg, et a se lenir pret a secon- der un mouvement combine dans le but de faire une manifestation preparee avec le plus grand secret, mais assez nombreuse pour qu’elle ne pul AU B0RD DU NECKER SI pas dire etouffee. Ellc devait , disait-il , avoir pour effet la realisation de quelqucs-unes des chimeres de Georges. Je ticns ces details du marquis Adelardi , ce Milanais si aimable qui passa 1’hiver ici il y a trois ans, et qui, vous le savez, est intime ami de Georges. Le mar- quis, inquiet de son depart subit de Florence, in- quiet surtout, au bout de trois mois, de ne pas le voir revenir, elait venu le rejoindre. II n’y est arrive que trois jours avant ce fatal 24. 11 pa- rait certain que ce jour-la Georges se trouvait sur la place, au premier rang, parmi les insurges. Adelardi pretend qu’il s’y est rendu de bonne I'oi, convaincu par ceux qui voulaient l’y entrainer que la renonciation de Constantin elait une fable et qu’il fallait maintenir ses droits, dans l’interet de leurs projets, que ce prince etait pret, disait-on, a seconder. Quoi qu’il en soil, ce qui n’est que trop vrai, c’est que sur cette place, et tout pres de lui, se trouvait ce meme Lasko, qui a ete lue au moment ou il tirait a bout portant un coup de pistolet sur le grand-due Michel. Un temoin (un seul, car il faut du courage pour temoigner cn fa- veur d’un homme dans une pareille situation) a declare que e’etait Georges qui avait detourne l’arme meurtriere, et sauve ainsi la vie du grand- 52 FLEURANGE. due, avant que l’aide de camp de celui-ci cut frappe l’assassin. Mais les esprifs sont trop echauffes contre lui a la cour et a la ville pour qu’on ose faire valoir cette circonstance en sa faveur. Lui-memc refuse obslinement de s’enpre- valoir, et son attitude hautaine, depuis qu’il est arrele, n’arrange pas ses affaires. Ce qui les com- plique encore, e’est la presence chez lui, en qua- lity de secretaire, d un Italien, que ses relations avec Lasko rendent on ne peut plus suspect. Cet Italien, que l’on nomine Fabiano Dini, elait aussi sur la place le jour de l’emeute et y a meme ete grievement blesse. » Ici Clement s’arreta. Ces dernieres lignes avaient porte son emotion au comble. Toutes leurs vagues terreurs etaient done confirmees, et la destinee fa- tale de son cousin se poursuivait jusqu’au bout I Mallieureux, et portant malheur! Oui, e’etait bien la Felix : capable d’apercevoir sa honte, incapable d’en sortir; clierchant Faction et le danger, ayant pourtant besoin de ne pas quitter l’ombre ou il cachait sa vie, il devait etre la proie facile de ces agilateurs souterrains , qui alors , plus encore peut-elre qu’aujourd’bui , minaient sourdement l'Europc. 11 devait devenir bientot leur agent, utile par ses talents, commode par son me- AU BORD DU NLCKER. b3 pris du danger et de la mort, et arriver vile par cetfe voie au terme inevitable ou elle con- duit. Clement arpenta longtemps sa chambre sans parvenir a remettre de l'ordre dans ses pensces; enfm, apres de longues reflexions, il en vint a la conclusion que le proces de Georges trainerait sans doule en longueur, que, peut-etre, il aurait une solution moins tragique que ne semblait le faire craindre cetle lctlrc, qu’en tous cas il fal- lait, si on le pouvait , epargner a sa cousine toutes les angoisscs de cette incertitude. A Rosen- liai'n, la chose etait facile, car la lecture dcs jour- naux etait interdite au professcur et il n’en parais- sait aucun dans le salon ou se rcunissait la famille. Ilansfelt seul les recevait et en prenait connais- sance de son cole. Il se hata d’ecrire quelques li- gnes a sa soeur Hilda, en lui confiant tout ce qu'il venait d’apprendrc et lui recommandant, ainsi qu’a Hansfclt, de veiller a ce que Gabrielle ne fut informee de rien : « Dans buit jours, disait-il en tcrminant, je serai a Rosenhain et nous aviserons ensemble, chere sceur, a ce qu’il conviendra de faire plus tard. En attendant, je compte sur loi, tu es prudentc et tu l’aimes. » Le frere et la sceur ne s'etaient jamais parle jus- 54 FLEURANGE. qu’a cejour du sujet qu’il venait d’aborder, mais depuis longlemps ils s’elaient compris. Ils sc trouvcrent alors completement d’accord, et Fleu- range eut ignore longtemps encore ce qu’ils vou- laienl lui cachcr, sans une circonstance imprevue qui vint, quelques jours plus lard, renverser lc plan qui leur avail ete dicte par leur prudence et lcur tendresse. XL « Vous aurez loujours despauvres parmi vous! » c’est la une prediction divine, et Fexperience hu- maine y ajoute : c> Et vous en aurez partout, a moins que, indifferents ou coupables, vous n’en delourniez volontairement les yeux. » Mademoiselle Josephine, nous le savons bien, n’etait pas au nombre de ces aveugles ou de ces cndurcis, aussi se Irouva-t-elle bienlot avoir au- lant d’occupalions sur les bras a Heidelberg qu’a Paris, avec une difference toulefois, qui etait pour elle une mortification sensible, detail qu’elle ne AU BORD DU KECKER. pouvait ici communiqucr avec ses pauvres prote- ges autrement que par des gestes, rarement, de part et d’autre, assez expressifs pour etre facile- ment compris : ceci l’avait obligee a renoncer a ce qui avait toujours ete pour elle le cole prefere de la charite, c’est-a-dire aux bonnes paroles et par- fois aux longues causeries dont elle aimait a ac- compagner chez les pauvres ses visites et ses aumdnes. « Je ne leur demanderais que de comprendre un peu le frangais, disait-elle ; il me semble que ce serait si facile pour eux, tandis qu’il m’est tel- lement impossible de comprendre l’allemand ! » En un mot, ne pas savoir le frangais et savoir 1’allemand semblait a mademoiselle Josephine un mystere de la nature! Toulefois, comme les pau- vres habitants s’obstinaient a ne parler que leur langue, et qu il ne fallait pas leur en vouloir au po : nt de ne pas les secourir, mademoiselle Jose- phine avail ete tort heureuse d’accepter Fleurange pour messagere de ses charites aussi bien que pour interprcte. Tous les jours, a la meme heure, la jeune fdle arrivait chez elle tantot pour l’accom- pagner, tantot pour prendre ses ordres et pour aller faire, a sa place, sa tournee quolidienne. Elle frouvait d’ordinaire mademoiselle Joscjdiine 56 Fl.EUKANGE. dans sonlaboratoire, c’cst-a-dire dans unc chambrc siluee au rez-de-chaussee, dont lc principal ameu- blement elait une vastc armoire, receptacle de toules sorles d'objels destines a etre distributes a ses proteges presents ou futurs, car elle aimait les provisions, et il elait rare qu’une necessity dcs pauvres la trouvat depourvuc du moyen de la sou- lager immediatement. — Tcnez, Gabrielle, lui dit-elle, un matin ou Flcurange paraissait comme de coulume, son pa- nicr sous le bras, pour chercher le charitable ba- gage de la journee, regardez, tout est prepare. Et elle designait les objets places sur une table qui, avec la grande armoire et deux chaises, com- posait tout le mobilier de la chambre. La, en effet, se trouvaient ranges en bon ordre : d'un cote, deux paires de bas et un jupon de laine, de l’aulre, une terrine fermce contenant du bouillon, une petite quantite de sucre, entin une boulcille de vin, un sac de tabac et deux ou trois journaux. A tout cela etait ajoute une petite fiole dont le con- tenu ne pouvait etre devine sans explication. — Les bas et le jupon, dit mademoiselle Jose- phine, sont pour la mere de la petite fdle a qui vous avez porte des vStemcnts hier. La terrine et lc sucre sont pour la pauvre vicille que vous savez. AU BORD DU NECKER. 57 ainsi que cette petite fiole d’eau de melisse, fabri- quee par moi-meme, et qui n’en est pas plus mau- vaise pour cela. Enfin le vin et le tabac sont pour i’invalide, le vieux soldat mcnuisier, chez qui vous avez ete la semaine derniere. Sa fillea trouve moyen de me faire comprendre bier, que ce qui ferait le plus de plaisir a ce pauvre homme, ce serait de lui preter de temps a autre quelques ga- zettes; vous lui donnerez celles-la, que je me suis fail apporter ce matin a son intention. Ah!... a propos, voire cousin Clement m’a laisse deux ex- cellents cigares pour lui,... je les ai oublies; je vais aller les chercher. En attendant, mettez lout cela dans votre panier. Et la bonne mademoiselle Josephine quitta la chambre pour aller chercher les cigares. II fallait pour cela monter au premier etage, mais elle n’a- vait pas l’habitude de compter ses pas lorsqu’il s’agissait de faire un plaisir grand ou petit a au- trui. Seulement elle ne gravissait pas les esca- liers lout a fait aussi vile qu’autrefois, et, pour aller et revenir , il lui fallut bien pres d’un quart d’heure. Pendant ce temps Fleurange, debout devant la table, rangeait dans son panier les differents objets prepares pour elle, et elle allait en dernier lieu y FLEUP.ANGE. 58 placer les deux journaux lorsque ses yeux lom- berent sur quelques lignes do I’un d’cux qui la firent tressaillir. Ellc lc saisil, l’ouvrit et se mil a lire avcc une curiosile ardenle. Tout d’un coup elle poussa un faible cri, le journal s’echappa de ses mains tremblantes... un voile obscurcit sa vue... et lorsque sa vieille amic reparut, elle la trouva elendue a terre, pale, glacee et privee de connais- sance. Mademoiselle Josephine ne manquait heureuse- rnent ni de presence d’esprit, ni d’experience; elle se hata de s’agenouiller pres de la jeune fille eva- nouie, l'eleva sa tele et la soulint dans ses bras, puis elle tira de sa poche un flacon quelle lui lit respirer, et tout en lui prodiguant ces soins elle se creusail la tete pour deviner ce qui avait pu cau- ser un si etrange accident a une personne d’ordi- naire si calme et si robuste. Au meme instant, le journal tombe aux pieds de la jeune fille frappa ses regards. — Ah! se dit-elle, elle a lu ee grimoire : elle y a peut-etre trouve quelque mauvaise nouvelle ; mais quelle nouvelle, grand Dieu! a pu la mettre dans cet elat? Chere enfant! poursuivit-elle, en regardant avec tendresse le pale et beau visage qu’elle lenait appuye sur son epaule, elle disait AU CORD DU NECKER. 50 encore hier qu’elle ne s’etait jamais evanouie qu’une seule fois dans sa vie, le jour, a Paris, il y a deux ans, ou elle tomba de faiblcsse et de iaim devant nous. Pauvre mademoiselle Josephine! la compassion et le souvenir qu’elle reveillait ainsi lui causerent un double attendrissement, et ses yeux etaient en- core remplis de larmes lorsque ceux de Fleurange se rouvrirent et se fixerent sur elle avec une ex- pression de surprise suivie bientdl d'un retour imparfait de la mcmoire. Elle se souleva lentemenl; mais avant que ma- demoiselle Josephine eut pu l’aider a se lever, elle passa ses deux bras autour du cou de sa vieilie amie. — 0 chere mademoiselle ! murmura-l-elle, le saviez-vous?... le saviez-vous? It La pauvre Josephine ne s’elait jamais trouvee aussi embarrassee : dire qu’elle ignorait totalc- mentde quoi il s’agissait, c’etait inviter une confi- dence au plus liaut point inopportune en ce mo- ment ; dire le conlraire avait d’aulres ineonvc- nienls. Elle opta cependant pour cet innocent petit mensonge. — Oui... oui... ma pauvre petite; mais a quoi bon vous en parler en ce moment? Calmez-vous, CO FLEURANGE. nc ditcs rien mainlenant; nous parlcrons de ccla plus lard. Soycz tranquille, ajoula-l-elle a lout lia- sard, tout s’arrangcra, pourvu quo \ous prcniez ce quo jc vais vous donncr. Et, apres avoir aide Flcurangc a se lever et l’a- voir placee sur une chaise, elle courut cherchcr un verre d’eau, dans lcquel elle versa quelques goultes de l’eau de melisse, veritable panacee enlre ses mains, et elle le porta aux levres de la jeune fille. Fleurange but le verre tout entier, puis elle res- pira profondement : — Que m’est-il done arrive? dit-clle. — Rien. Yous avez eu une defaillance, voila tout. — C’est etrange, cela ne m’arrive jamais. Ellepassa la main sur son front. — 0 mon Dieu I je me souviens de tout mainte- nant, s’ecria-t-elle tout d’un coup; mais est-ce vrai? Ne pourrait-ce point etre un mensonge, une fable faile a plaisir? — Qui peut le dire? repondit vaguement made- moiselle Josephine. Peut-etre bien? on dit tant de choses. — Mais dites-moi mainlenant tout ce que vous savez. — Non, non, pas mainlenant, Gabrielle, pas AU BORD DU NECKER'. Cl maintcnant ; vous n’etes pas en etatcle m’erilcndre. Faites ce que je vous dis, tranquillisez-vous. Nous causerons plus tard. Fleurange se tut. Au bout d’un moment elle se leva : — Je vais bien, dit-elle, mes forces sont reve- nues. Elle rcleva ses longs cheveux tombes en des- ordre sur ses epaules, ramassa le journal et le mit dans sa poche, puis elle replaga sur sa lete le petit bonnet de velours garni de fourrure qu’elleportait habiluellement pour sorlir en hiver : — Chere Josephine, merci et pardonnez-moi. Me voila remise. Pour aujourd’hui, cependanl, je ne puis aller faire les visites sur lesquelles vous comptiez. — Non, je le crois bien, en veritc. — II faut que je rentre tout de suite. — Oui, assuremenl, je vais avec vous; il faut vous meltre au lit. Vous qui etes p&le d’ordinaire, vous avez en ce moment les joues de la couleur de ceci. Et elle designait un rideau de coton, du rouge le plus vif, suspendu a la fenetre. — Non, non, je ne suis pas malade, dit Fleu- range, les yeux animes; Pair me fera dubien, au 62 FLEURANGE. conlrairc. N’aycz pas pcur, vous voycz que cello faiblesse est tout a fait passee. Comme mademoiselle Josephine n’avait pas la moindre idee de la cause de celle indisposition soudaine, et qu’en apparence la jeune fdle sem- blait etre en effet rendue a son etat habiluel, elle ne s’opposa point a son desir de s’en aller scule et a pied; la distance n’etait pas longue, Fleurange la francliissait tous les jours sans escorle. Elle la laissa done parlir et la conduisit seulement jus- qu’a la porte de sa petite cour, oil elles se sepa- rerent en se disant : — A ce soir ! XL! II faisait un froid de cinq ou six degres : le petit bonnet quo portait Fleurange couvrait son front el laissait a decouvert les tresses de son epaisse cheve- lure, qu’cllerecouvraitdeson capuchonlorsqu’elle voulait se rnieux garanfir du froid. En cc moment elle ric prit pas cetle precaution : serrant seulement AU BORD DU KECKED 05 aulour de sa laille les plis epais de son manlean, elle se mit a marcher rapidement. L’air vif et glace rafraichissait son visage brulant et l’aidait a re- prendre ses forces, et, sauf l’animation inusilee de son teint et de ses yeux, il ne demeurait aucune trace de sa recente defaillance lorsqu’elle parvint au terme de sa course. A peine rentree, et sans s’arrfiter un instant, elle monta tout droit au premier etage, et, apres avoir frappe un leger coup a la porte, elle entra dans une chambre si- tueeentre la sienneet celle d’Hilda. Cette chambre servait de cabinet de travail a Karl Ilansfelt depuis son arriveea Rosenhai'n. Lorsque Fleurange parut, la jeune femme et son mari s’y trouvaient en- semble. En la voyant, tous les deux firent un mouve- ment de surprise, et ini errompirentleur conversa- tion avee un certain embarras. Ce mouvement n’echappa pas a Fleurange. — Je devine, dit-elle, avec emotion, mais sans hesiter, quel elait le sujet de votre conversa- tion, et c’est celui-la meme dont je veux vous parler. Sa cousine la rcgarda et fut incertaine de ce qu’elle devait repondre. — Hilda, dit Fleurange, nous sommes conve- 64 FLEURANGE. nues ensemble que tu ne me parlerais plus du comte Georges jusqu’au jour ou je le nommerais la premiere. Eh bien, je le nomme aujourd’hui, el je viens vous demander a tous les deux de me dire ce que vous savez sur lui. Tcnez, conlinua- t-elle, en jetant sur la table le journal qu’elle avait apporle, lisez cela, et diles-moi maintenanttout ce que j’ignore. Que lui repondre? El!e etait la devant eux, si calme, si ferme, si decidce, qu’aucune reticence ne scmblait plus elre desormais possible. llansfelt parcourut le journal : il vit que l’ar- ticle tombe sous les yeux de Fleurange ne conte- nait point de details, mais seulement une lisle des accuses, suivie de quelques commcntaires fort clairs sur le sort qui leur etait reserve. Sur cetlc liste figurait, parmi les premiers, le nom du comte Georges. — De quoi l’accuse-t-on ? quel est le crime dont il s’agit ? dit-elle, d’une voix breve. llansfelt hesitait encore. Mais sa femme con- naissait mieux que lui celle qui l’interrogeait ainsi : > — Karl, lui dit-elle, tu peux parler, et tu le dois. 11 ne faut plus maintenant ricn cachera Gabrielle. — El pourquoi l’avez-vous fait jusqu’a ce jour ? AU BORD DU DECKER. 65 dit Fleurange. Ah ! oui, je comprends (et une fai- ble rougeur colora son front) mon secret, que je croyais si bien garde, vous l’aviez tous penelre ! — Non, non, s’ecria Hilda ; moi seule — et tu sais que je ne puis rien taire a Karl — moi et Clement. — Clement aussi? dit Fleurange, avecun mou- vement de surprise et de confusion pendant lequel sa rougeur devint plus vive. Mais, au fait, qu’im- porte ? poursuivit-elle. Je ne cache plus rien a personne, et je ne veux plus rien ignorer non plus. Parlez, Karl ! Sachez-le done, et sachez-le bien, j'ai de la force, et il ne faut jamais me menager. La surprise seule a pu me saisir un instant. Maintenant , je suis preparee a tout. Je vous ecoute. Mais, malgre ces paroles, lorsqu’apres une nou- velle hesitation, Hansfelt se decida enfin a la sa- tisfaire, Iorsqu’il commenga le recit detaille des circonstances qui avaient place Georges dans le p£- ril supreme ou il se trouvait, les couleurs que le froid, l’emotion, la rapidite de la marche avaient donnees ^ la jeune fille, s’evanouirent complete- ment,ettandisqu’elle l’ecoutait, elle devint d’une paleur livide. — La Siberie ou la mort ! repeta-t-elle deux ou trois fois a voix basse, comme si elle avait eu au- 4 . CO FLEURANGE. tant de pcinc a comprendrc qu’a profcrcr ces ter- ribles paroles. — Quant a la plus terrible de ces deux sentences, il y a lieu d’espcrer qu’il y 6chappera, dil Ilans- felt. Fleurange frissonna. Lui! lui! Elait-ce bicn de lui qu’on parlail ainsi ? — Mais, dites-moi, Karl, n’y a-t-il qu’une seule allernalive ? ne pourrait-il pas etre condamne a la prison, a l’exil ? Ce sont la aussi de grandes ct terribles punitions ! Pourquoi ne me parler quo de deux sentences, l’une presque aussi horrible que l’autre ? Hansfelt secoua la tete : — Son nom, dit-il, son rang, les bienfaits dont la cour a comble sa famille, les faveurs qu’on lui a tant de fois offertes a lui-meme, tout, aux yeux desesjuges, aggravera son ciime. Sa \ie, je l’es- pere, sera epargnee, mais... — Mais... les mines, les fers, la redoulable et cruelle Siberie... vous croyez qu’il sera condamne a en subir toutes les rigueurs sans adoucissement? Ilansfelt se tut. Hilda serra dans les siennes les mains de Fleurange et posa tendrement ses levres sur son visage dr colore. AU BOPiD DU NECKER. 07 — C’est assez et c’est trop, dit Ilansfelt. Pour- quoi, Gabrielle, m’interroger ainsi ? Hilda, pour- quoi m’avoir dit de lui repondre ? — Parce que je veux tout savoir, dilFleurange, en relevant son front, qu’elle avait un inslant ap- puye sur Fepaule de sa cousine, et en reprenant toute la fermele de sa voix. Puis, apres un moment de silence, elle reprit : — Ainsi done, rien nepeut le sauver ? — Yous avez voulu la verite sans deguisemenl, Gabrielle, et je ne vous l’ai pas cachee. Selon toules les probability bumaines, rien ne peut soustraire le comte Georges au sort qui l’atlend, cela est hors de doute. Mais il arrive parfois en Russie qu’une volonte soudaine et capricieuse du souverain arrfite la main de la justice. Toutefois, ce seraitvous tromper, si jen’ajoutais pas que rien ne permet d’esperer qu’il puisse 6tre l’objet d’un acte de clemence de cette sorte. Tous, au contraire, s’accordent a dire que l’irritation contre lui est extreme et depasse celle qu’inspirent tous les autres conjures. Fleurange demeura longtemps pensive : — Merci, Karl, dit-elle enfm. Yous me direz maintenant toujours tout ce que vous apprendrez, p’esl-ce pas 1 FLEURAKGE. 08 Apres avoir regu de lui la promcsse qu’cllc de- mandait, ellc allait quitter la chambre. — Ah ! encore une question, dit-clle. 11 faut que ma lete soit bien troublee, pour ne vous avoir pas demandc encore si on sait comment sa mal- heureuse mere a appris cetle nouvelle, et comment elle la supporte. — Clement a enlendu dire qu’au moment meme oil elle l’avait regue a Florence, elle s’etait mise en route pour se rendre a Pelersbourg. — A Pelersbourg ! dans cetle saison ! elle mourra en route, la pauvre femme. — Je ne puis vous en dire rien de plus. Clement arrive ce soir ; il aura peut-elre recueilli quelque autre nouvelle. Mais le soir, a l’arrivee de Clement, Fleurange, vaincue par la fatigue et les emotions de la jour- nee, etait hors d’etat de quitter sa chambre. Sa tante, etablie pr6s d’elle, avait declare qu’elle ne verrait plus personne de la journee, et l’enlrevue qu’elle avait espere avoir avec Clement ce soir-la fut remise au lendemam. Clement, pendant ce temps, se prepara a la phase nouvelle de l’6preuve qui l’altendait, en se faisanl raconter en detail lout ce qui s’etail passe AU BORD DU NECKER. C9 Mademoiselle Josephine apprit alors a tons l’a cci- dent survenu a Fleurange chez elle, ct elle apprit elle-meme, en retour, avecun interet mele du plus profond etonnement quelle avait etc la cause reellc de cet evanouissement. De toutes les souffranecs de ce monde, celles que peut causer la passion lui etaient le plus completement inconnues. On lui eut soudainement annonce que sa chere Gabrielle etait atteinte de demence ou de consomption, qu’elle n’eut pas ete plus surprise et plus inquiete. Peut-6tre meme l'eut-elle ete moins, car, en ce cas, il ne se tut point mele a sa tristesse la terreur qu’inspire l’inconnu et la complete ignorance du remede qui accompagnait celle du mal, et joignait ici l’impuissance a l’inquietude. Elle, qui avait tant de remedes, pelils et grands, a proposer en toutecirconstance, ellcne pouvait absolument ricn imaginer qui convint a celle-ci. Comment ce personnage inconnu , dont elle n’avait jamais entendu le nom jusqu’a ce jour pouvail-il elre devenu tout d’un coup si important pour le bonheur de cette chere enfant, entouree de tant d’autres tendresses, et qui avait toujours semble si heureuseau milieu d’eux ? Cecietaitasesyeux un phenomene plus grand en- core que cclui de savoir l’allemand ; mais celui-ci. 70 FLEURANGE. die resolut de l’etudier, « car enfin , pcnsa- t-elle, un jour peut vcnir ou il se trouvera quelque chose a fairc pour elle, qui tombera sous ma com- prehension ct qui sera en mon pouvoir. Je veux taclier de ne pas 1’ignorer, afin de nc pas perdre l’occasion d’en profiter. » Cette xague esperance pour I’avenir consola ma- demoiselle Josephine de son incompetence presente et servit, pour le moment, de satisfaction au de- vouement desorienle de sa bonne ame. X L 1 1 Le lendemain matin, Fleurange ne se ressenlait plus de l’ebranlement physique du jour precedent et etait deboul a son heure accoutumee, c’est-a- dire au point du jour. Elle s’enveloppa, comme de coutume, dans son epais manteau, mit son petit bonnet fourre,et s’achemina vers l’eglise ou, chaque jour, dans cette saison, elle entendait la premiere mcsse. La, elle rejela son capuchon en arriere et s’age- AU BORD DU NECKER. 71 riouilla le plus pres possible de l’aulel. L’eglise elait si sombre que chacun y apporlait avcc soi une lanternc, un bout de cierge ou tout autre moycn' porlatif d’eclairage, afin de s’aider a lire, et ceslu- mieres diverses, augmenlont avec le nornbre des fideles, linirent par repandre dans l’eglise une lueur qui permettait a peu pres de distinguer les objets et les personnes qui s’y trouvaient. Fleurange n’avait point apporte de lumiere. Elle n’en avait pas besoin, car elle n’avait pas de livre, mais elle n'en etait pas moins profondement recueillie. Les mains jointes, la tele levee, les yeux fixes sur l’aulel, son profil pur el regulier vive- ment eclairepar le cierge do sa voisine, elle res- semblait, dans sa paleur et son immobilile, a une blanche statue de marbre couverte d’une sombre draperie. Elle priail avecferveur, mais sans agita- tion, sans larmes, sans merae mouvoir ses levres ; son ame etait tout entiere dans son regard, et son regard exprimait tout ensemble la foi qui implore et espere, la soumission qui accepte et le courage qui agit. C’etait une priere dont il fallait se rele- ver, ou exaucee, ou soumise et fortifiee. La messe achevee, toutes les lumieres s’etei- gnirent tour a tour, et la lueur du jour, trem- blante et incertaine, les remplaga et grandit bien- 72 FLEURANGE. lot asscz pour qu’en se levant apres lcs aulres, lorsque l’eglisc elait presque vide, Fleurange put reconnaitre Clement debout a quelques pas d’elle, II la suivit jusqu’a la porle de l’eglise, oil elle prit de sa main l’cau benite, puis ils sortirent en- semble. 11 faisail mainlenant grand jour; mais le ciel elait gris, une bise violente soulevait la neige tombee, et lorsqu’ils eurent quitte l’abri du grand mur de l’eglise, ils se trouverenl en face d’un ve- ritable tourbillon de vent et de neige qui fit clian- ccler Fleurange. Clement la soulint ; puis il garda son bras, et ils marcherent quelque temps sans se parler. Malgre lui, Clement redoutait cet enlretien, et il rassemblait toutes ses forces pour ecouter tran- quillement ce qu’elle allait lui dire. Mais enfin, comme elle gardait le silence, ce fut lui qui parla le premier : — Vous etiez malade hier au soir, Gabrielle. J’etais loin de m’attendre a vous trouver ce matin de si bonne heure a leglise, et par un temps si rude. — Malade? repondit Fleurange. Non, je n’etais pas malade, maisj’avais euun grand saisissement. Yous le savcz, Clement, n’esl-ce pas? AU 130RD DU NECKEU 73 — Oui, Gabrielle, je le sais. Ces simples paroles echangees, la barriere etait franchie. Le fanlome des pensees de Clement etait maintenant vivant et present entre eux ; mais les natures energiques preferent les plus dures rea- lites aux apprehensions vagues, et meme aux va- guesespoirs; et Clement sentit son courage croitre a mesure que s’enracinait dans son ame une ab- negation plus complete de lui-m6me. — Pourquoi, lui dit-il, apres un moment de si- lence, pourquoi, Gabrielle, ne m’avez-vous pas traite jusqu’a present avec la confiance que vous m’accordiez jadis? A cette question elle repondit sans h&iter : — Parce que je m’etais impose de ne plus ja- mais parler de lui... Je me l'etais impose, pour- suivit-elle, sans remarquer le leger tressaillement que son cousin n’avait pu reprimer, parce que je voulais l’oublier. II valait done mieux me taire, meme avec Hilda, meme avec vous, Clement. Mais maintenant, continua-t-elle, avec une sorte d’exal- tation ou la douleur et la joie se confondaient en- semble, maintenant je ne pense plus a cela. II me semble qu’une nouvelle vie commence pour lui et pour moi. Nous sommes pourlant deja separes comme par la mort ; mais la mort brise les bar- 74 FLEURANGE. rieres et reunit aussi. Que vous dirai-je, Clement? il me semble 6lre plus pres de lui aujourd’hui qu’hier, et, en depit de moi-meme (c’est une illu- sion, je le sais bien), l’idee me vicnt que, d’une maniere ou d’une autre, je pourrai le servir. En tout cas, je n’ai plus aucun motif pour cacher cc que je pense, et cette contrainte de moins est deja un grand soulagement. Clement l’ecouta sans l’inlerrompre. Une souf- france aigue l’atleignait a chaque mot, mais il s’y aguerrissait, a peu pres commc on le fait au bruit du feu et au choc des armes, jusqu’a ne plus traliir, meme par un battement de paupiere, la crainte de la mort ou l’atteinte d’une blessure. Quant a l’illusion dont elle venait de parler, c’etait le dernier reve de la tendresse et de la douleur. Il ne cliercha pas a la contredire. — Esperons, ma cousine, dit-il d’une voix calme. Tant de circonstances imprevues peuvent en effet surgir pendant la duree d’un proces tel que celui qui commence! Rien n’est encore des- espere. Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, lorsqu’ils approchaient dela maison, a dater de ce jour, pro- metlez-moi, Gabrielle, de me rendre voire con- fiance d’autrefois : confiance pour tout me dire, confiance pour tout altendre de moi ! Cette pro- AU BORD DU NECKER. 75 messe, vous me 1’aviez deja faile : l’avez-vous ou- bliee? — Non, Clement, et je la renouvelle. Vous etes le meilleur de mes amis, il y a longtemps que je vousl’ai dit ; jele penseaujourd’hui comme alors. Oui, elle le lui avait dit : il n’avait oublie ni quel jour ni en quel lieu, et son coeur battit a ce souvenir ! Quoiqu’il eut a peine depasse ses vingt ans et que la branche cueillie pres d’elle ce jour-la fut encore verte, il lui semblait qu’une longue vie s’etait ecoulee entre ce moment et celui ou, aujourd'hui, ils echangeaient a pen pres les memes paroles. Toutefois, lorsqu’a la fin de cet entretien, ils se separerent apres s’elre serre la main, il de- meura a Clement, de cette sombre matinee d’hi- ver, une moins douloureuse impression que celle quil’avait saisi ce beau soir d’ete au bord du Nec- ker, ou, a la pale lumiere de la lune, il avait regu, d’un accent de cette voix et d’un regard de ces yeux, une revelation soudaine et fatale. Aujourd’hui, elle ne lui avait rien appris qu’il ne sut deja. A defaut de bonheur, un vague avenir de devouement s’ouvrait devant lui. Cela lui suf- fisait pour trouver qu’il valait pour lui la peine de vivre. 70 FLEURANGE. Ce jour et les suivanls se passercnt sans aucun incident nouveau. La necessity de dissimuler au professeur la preoccupation de tous les obligeait a faire un effort qui n’elait inutile a personne, et moins qu’aux aulres a Fleurange, qui restait fi- ddle aux obligations quotidiennes de sa vie, et passait son temps accoulume aupres du fauleuil de son oncle, ou bien chez mademoiselle Jose- phine et chez ses pauvres proteges. Une anxiete flevreuse se trahissait toulefois dans tous les mou- vemenls de la jeune fille et dans l’expression troublee de ses yeux, lorsque chaque jour, a la meme heure, elle venait demander a Ilansfelt Is contenu deses journaux. Mais pendant plus d’une semaine ricn de nouveau ne vint soulager ou ag- graver son angoisse. Clement etait reparti pour Francfort et les jours se trainaient dans une lourde et muelte angoisse, lorsqu’un matin (un jour et a une heure ou ils ne l’atlendaient pas), il apparut tout a coup, appor- (ant une nouvelle imprevue : la princesse Cathe- rine etait a Francfort et serait le lendemain a lleidclberg! Fleurange tressaillit. La princesse Catherine!... Tous les souve- uii s attaches a ce nom se reveillercnt avec une AU BORD DU NECKEU. intensity telle, qu’elle demcura, au premier mo- ment, comme suffoquee ; la voix et la parole lui manquerent a la fois. — Elle vient ici ! dit-elle enfin, ici, a Heidel- berg ! pourquoi? qui peut l’amener? Comment le savez-vous? qui vous l’a dit? Dites-moi tout, ohl parlez vite, Clement ! Clement la conjura d’etre calme, et elle le dc- vint en effet peu a peu a mesure qu’il lui disait ce qu’il avait appris la veille, de la princesse Cathe- rine elle-meme. Oui, la princesse Catherine qui, informee a son arrivee, par M. Waldheim son ban- quier, de la presence a Francfort du jeune Dorn- thal, l’avait fait prier de passer chez elle. Clement s’etait rendu, non sans emotion, a cet appel de la mere du comte Georges, et il l’avait trouvee dans un effrayant etat de souffrance et de faiblesse. II avait eu neanmoins avec elle un long entretien dont le resume etait que, partie de Florence a l’arrivee de la fatale nouvelle, elle avait voyagfi nuit et jour jusqu’a Paris, ou elle etait tombee malade ; que de la, neanmoins, au bout de quatre jours, elle s’etait remise en route; mais qu’arrivee a Francfort, le medecin lui avait declare qu'elle etait absolument hors d’etat de poursuivre son voyage, surtout pour affronter la rigueur crois- 78 FLEURANGE. sanfe du climat a mesure qu’elle approcherait de Petersbourg. No pouvant aller plus loin, elle avail resolu dc venir au moins jusqu’a Heidelberg, oil elle esperait que les soins d’un jeune docleur de cette ville, depuis el deja alors fort celebre, la met- traient cn elat de reprendre au plus vite son triste voyage. — Je ferai cet effort, avait dit la princesse, car je veux vivre, je veux me rapprocher de lui, si cela est possible, je veux le revoir! J’espere beaucoup des soins du doctcur Ch... el de ceux de votre cousine Gabrielle ; je compte sur elle. Dites- le-lui. Dites-lui, avait-elle ajoute en pleurant, que je brule de la revoir et que je la supplie de venir me trouver des queje serai arriveea Heidelberg. — Et elle y sera demain? repeta Fleurange avec emotion. — Oui, a l’enfree de la nuit. Je vais prevenir le medecin et faire preparer pour elle le meilleur appartement de la ville. Mais sans qu’elle me l’ait dit. je suis certain, Gabrielle, qu’elle compte vous y trouver a son arrivee. Fleurange se conlenta de dire qu’elle y serait, mais son coeur batlait d’une joie qu’elle avait cru ne plus pouvoir eprouver. Revoir en ce moment la mere de Georges ! N’etait-ce pas se rapprocher AU BORD DU NECKER. 79 de lui? n’etait-ce pas la certitude d’entendre pro- noncer son nom, d’avoir de ses nouvelles directe- ment et promptement? n’etait-ce pas, en un mot, la realisation d’un voeu secret qu’elle n’avait pas ose formuler? Le lendemain, longtemps avant l’heure dite, elle etait dans l’apparlement prepare pour la princesse, y disposant les meubles de la maniere qu’elle sa- vait 6tre le plus conforme a son gout, s’efforgant de toutes les manieres d’empecher la tristesse ex- terieure des objets d’aggraver celle de la pauvre voyageuse qui, vers la fin de cette longue journ^e, arriva, en effet, epuisee de fatigue et tomba, en sanglotant, dans les bras de la jeune fdle. Le temps ou elle ne craignait d’autre danger pour son fils que celui de la presence de Gabrielle etait loin. L’impression presente dominait toujours, chez elle, tout le reste, et son malheur actuel etait bien fait, d’ailleurs, pour l’absorber tout entiere. Aussi , en revoyant sa jeune protegee , elle ne songea qu’au bien-etre d’avoir retrouve ses soins et sa presence, a I’heure ou le besoin s’en faisait le plus sentir, et tout, hormis son premier en- gouement pour elle, sembla s’etre efface de sa memoire. so FI.EURANGE. XLIII Une lumiere adoucie voilait les objels. Un feu brillanl pctillait dans une petite chemince placce comrae ornement dans une chambre, bien chauffec d’ailleurs par le poele allume exterieurement. La princesse etait, comme autrefois, etendue sur un canape a l’abri d’un grand paravent. Lc coude op- puye sur une petite table chargee d’objels qui la suivaient en tous lieux, les pieds couverts d’un grand chale, et pres d’elle Fleurange, assise sur un tabouret, dans une altitude qui lui avait etc familiere. Tout etait bien change, neanmoins, et il ne s’a- gissait plus maintenant de lui faire la lecture comme autrefois, ou de suivre le cours plus ou moins frivole de ses preoccupations habiluelles. Un seul sujet la possedait tout entiere, et ce su- jet, l’ardent interet de celle qui l'ecoutait s’en las- sait moins encore qu’elle-meme. Aussi, la pauvre mere y rcvcnait-elle sans cesse, tantot avec agila- AU BORD DU NECKER. 81 tion, tanlot avec l’abatlcment du desespoir, mais toujours avec une douleur intime et dechirante, a laquelle repondait une douleur egale a la sienne. C’etait la premiere fois que la princesse Cathe- rine etait vaincue par le malheur. Vaincue, mais non transformee, car, de meme qu’elle conservait instinctivement toutes ses habitudes elegantes, Femporlemenl de son caractere demeurait lememe et eclatait dans les recriminations auxquelles elle se livrait contre tous ceux qu’elle accusait de l’in- lortune de son fils, afin de pouvoir lui-meme le plaindre sans avoir a le blamer. Ce fut ainsi que Fleurange l’enlendit s’ecrier que « Fabiano Dini avait ete son mauvais genie ! » et elle frissonna en se rappelant son pressentiment trop vite et trop fatalement justifie. — Oui, dit la princesse, pendant Fun de leurs premiers entretiens, — c’est lui, c’est Fabiano Dini qui Fa mis en rapport avec cet homme mau- dit... avec ce Lasko! Et alors elle raconta a la jeune fille Farrivee a Florence de ce personnage dont la mort tragique lui semblait avoir trop peu ex pie le mal qu’il avait fait a son fils : quel empire il avait su prendre sur lui, avec quelle adresse el quelle promptitude il avait su demeler toutes les faiblesses de Georges et t'2 FLEURANGE. cn profiter ! EUc n’avait pas voulu y croire d’a- bord ; malgre les avertissements d’Adclardi, elle avait ete trop longtemps, trop follement incredule, mais, une fois ses craintes reveillees, que n’avait- olle pas souffert! que n’avait-elle pas tente!... helas! tente cn vain! — II elait toujours ainsi, ce malheureux ct chev enfant ! Aucune prudence, aucune crainte du dan- ger ne l’arretait jamais sur une pente ou l’entrai- nait son attrait. 0 les miserables! ils ont bien su exploiter cette imprudence, cetle generosite et ce courage ! Et maintenanl ! s’ecria-t-elle en se sou- lcvant sur son oreiller, tandis que sa chevelure, epaisse encore mais grisonnanle, tombait sur ses epaules dans un desordre inaccoutume, serait-il possible qu’on le confondit avec eux? Oh ! que je guerisse ! que je relrouve seulement la force de partir, d’arriver, de voir, ne fut-ce qu’une fois, la jeune imperatrice, et j’obtiendrai sa grace, je le sens! j’en suis certaine! Puis elle retomba epuisee et murmura les mots suivants, tandis qu’elle se tordait les mains : — Et Vera!... Yera! absente de Petersbourg en ce moment ! Elle y etait attendue, mais qui sait si elle n’arrivera pas trop tard? Qui sait surtout si elle ne sera pas sa pire ennemie, et s’il n’a pas AU BORD DU ISECKER. 83 empoisonne a plaisir la source d’ou, en ce mo- ment, pouvait lui venir le salut? Ces paroles qui lui eussent peut-6tre cause un trouble nouveau ne furent point entendues par celle a qui elles s’adressaient. Fleurange, en ce moment, s’etait doucement dloignee de l'oreiller sur lequel venait de tomber la lete fatiguee de la princesse, et preparait, au bout de la chambre, un calmant que la pauvre malade prenait machi- nalement de ses mains d’heure en heure, sans en avoir obtenu le soulagement d’un moment de repos. Cette agitation devoranle qui echappait a Faction de tous les remedes ne s’apaisait un peu qu’a l’ar- rivee des leltres frequentes du marquis Adelardi, lequel, demeure a Petersbourg, la tenait exacte- ment au courant de ce qui s’y passait et venait tantdt ranimer ses esperances, tantot confirmer ses craintes. Mais, jusqu’a ce jour, il n’avait encore reussi a apprendre rien de certain sur le sort qui etait reserve a son ami. Aussi, apres avoir lu ces lettres avec avidite, les jetait-elle souvent au feu avec desespoir. Tant d’agitations avaient fini par amener unc fievre ardente, et la princesse etait obligee de gar- der le lit depuis plusieurs jours, lorsqu’un matin, il arriva une nouvelle lettre de Petersbourg. Fleu- 84 FLEURANGE. range s’approcha doucement do la malade et s'» per^ut qu’clle etait profond6ment endormie. II ctait important dc ne pas troubler ce court instant de repos, et d’ailleurs, dcpuis quclques jours, le medecin avaitrecommande qu’aucune lettre ne lui fut remise sans avoir ele lue auparavant, afin que, dans le cas trop facile a prevoir oil Tune d’elles apporterait quelque sinistre nouvelle, elle ne tombat pas entre ses mains avant qu’elle y out ete preparee. Flcurange s’etait engagee a lire ces letlres la premidre, avec d’aulant moins de scrupule que, depuis plus d’une semaine, c’etait elle qui en faisait la lecture a la princesse trop abattue pour les lire elle-meme. En ce moment done, apres l’avoir laissee aux soins fideles de Barbe, elle rentra dans le salon, ferma soigneusement la porte, et brisa le cachet de la lettre qu’elle tenait entre les mains et qui, ainsi que les autres, etait adressee a la princesse par le marquis Adelardi. « Enfin, lui disait-il, je crois avoir acquis la certitude que vous pouvez etre rassuree sur la plus terrible des eventualites de l’avenir. L’ex- treme rigucur de laloi ne sera exercee que contrc les chefs rcconnus de la conspiration, au nombre de quatre ou cinq. Tous les autres (et Georges sera AU CORD DU NECKER. 85 de ceux-la) subiront une peine terrible, helas ! mais nous en sommcs reduifs a nous estimer heu- reux de ne plus avoir a en craindre une plus effroyable encore... Je dis nous, ma chere et mal- heureuse amie! car, quant a lui, je redoute, au conlraire 1’effet que produira sur lui cette sentence, et je suis persuade qu’il la regardera comme mille fois plus redoutable que l’autre. « Depuis ma derniere leltre, grace a l’inlerven- tion de l’un des ambassadeurs, j’ai obtenu la fa- vcur d’entrer dans la forteresse ou Georges est de- tenu, et d’avoir avec lui un enlretien sans temoin. Sa grace lui a ele offerte s’il consentail a nommer quelques-uns de ses complices. II s’y est refuse, ce qui ne vous surprendra pas. Mais les preuves nom- breuses de leurs criminels projets qu’on a fait passer sous ses yeux, dans le but de lui arracher des aveux, lui ont revele a lui-m6me la nature de l’enlreprise dans laquelle il a laisse follement com- prometlre son honneur et sa vie. L’effet de celle decouverte a ele de le jeter dans un morne abate- ment, et sa seule crainte mainlenant, c’est que la mort lui soil epargnde. « Je l’ai meritee par ma folie, Adelardi, m’a-t-il dit, et vous aviez raison de me predire que cette reflexion dans une extremite telle que celle ou je 86 PLEURA NGE, me trouve n’aurait rien de consolant. Toulclois je saurai subir mon sort sans faildcsse; vous me faites, je pense, l'honneur de n’en pas douter. Ce- pendant, je ne veux pas me faire plus courageux que je ne le suis, et si, au lieu de mourir, il me fallait trainer en Siberie la vie d’un condamne, je ne sais a quels exces me porlerait le desespoir. » II faudra done user d’autant de managements pour lui apprendre l’adoucisscment de sa peine, qu’a d’autres la rigueur de la leur. D’ici la, j’espere encore reussir a p6netrer jusqu’a lui. « En attendant, j’ai appris avec autant d’admi- ration que de surprise que plusieurs des con- damnes a la m6mc peine que lui, auront une con- solation imprevue et inouie. Leurs femmes, leurs admirables et herolques femmes, ont demande a partager leur sort, et au moment ou je vous ecris, plusieurs d’entre elles, que vous connais- sez, belles, jeunes, elegantes se preparent a suivre leurs epoux, par une sorte de noviciat des ri- gueurs de la Siberie. Ces malheureux sont de- grades de leur noblesse, prives de leurs biens, depouilles de lout au monde, mais on n’a pu leur ravir une tendresse dont rien n’epouvante la noble fidelite. Je vous l’avoue, je me sens bonteux et conlus, car, en ce moment, je le re- AU CORD DU KECKER 87 connais, jamais je n’avais compris ou meme soup- gonne ce que peut receler d’heroisme et de gene- ' rosite !e coeur des femmes!... » Celui de Fleurange palpitait au point de ne pou- voir poursuivre sa lecture. Les yeux baignes de larmes, elle lisait et relisait la page qu’elle venait d’achever, lorsqu’on vint la prevenir que la prin- cesse s’eveillait et demandait s’ll etait arrive une lettre pour elle. Depuis quelques jours, la terreur de la plus fatale nouvelle s’etait emparee de son imagination et lui avait donne parfois des acces de delire. Aussi lorsque la lettre que l’on vient de lire lui eut ete communiquee, elle ressentit une consolation soudaine et inesperee. La vie! la vie de Georges serait epargnee! le temps etait devant elle. Elle recommenga a tout esperer de l’avenir, et elle reprit une tranquillite comparative qu’elle n’ avait pas eprouvee depuis longtemps. Dans la soiree elle put se lever : elle causa, elle parla avec vivacite de ses projets, de ses espe- rances, de lout ce qu’elle ferait pour adoucir l’exil de son tils, de ce qu’elle tenterait m6me pour Pa- breger; mais, par extraordinaire, Fleurange l’e- coutait a peine et ne lui repondait pas. Versneuf hcurcs, on vint comme de coutumc la 88 FLEl'RANGE. chercher. C’clait lantot Julian, ct tanlot Clement, qui l’altcndait ainsi, en bas, pour lui faire faire le trajet d’une demi-heure qui separait Rosenhain de la maison dc la princesse,situee a l’extremite dela villc. Cc jour-la, elle etait si pensive, qu’elle ne re- marqua pas quel etait celui des deux qui l’accom- pagnait. Le ciel etait etoile, mais il faisait tres- froid et, sous son petit bonnet de velours, ses cheveux flottaient a l’air de la nuit. — Relevcz votre capuchon, Gabrielle; il n’a pas fait encore aussi froid de 1 hiver. C’etait la voix de Clement. Elle soi tit brusquement de sa reverie. — C’est vous, Clement! pardon, je ne savais plus si je marchais sous votre escorte ou sous celle de Julian. Et comme il mettait doucement la main sur son capuchon pour le relever : — Non, non! dit-elle vivemenl, laissez-moi res- pirer fair! Quoiqu’il y ait a peine deux ans que, pour la premiere fois de raa vie, j’ai vu de la neige, je n’ai pas peur du froid, et je pourrais, s’il le fallait, supporter une temperature bien autrement rude que cellc-ci. Tenez! ct elle decouvrit compl§- temcnl sa tele ct fit ainsi quelquc pasen exposant AU BORD DU NECKF.R. 80 son visage ct son front a Fair glacial de la nuit. — Vous savez bien, poursuivit-elle, avec une anima- tion qui contrastait singulieremenl avec le silence qui l’avait precede, vous savez que, pendant la campagne de Russie, ceux qui etaient le moins sensibles au froid, c’etaient les soldats napolitains. Eh bien, je suis comme eux, j’ai apporte d’ltalie une provision de soleil que bien d'aulres frimas que ceux-ci n’epuiseraient pas. Toutefois, sur les nouvelles instances de Cle- ment, elle remit son bonnet en riant, et ils conti- nuerent rapidement leur marche, laissant a peine la trace de leur pas sur la neige epaisse et dur- cie. Sa gaiete, ce soir la, etait dtrange ! Clement la remarqua sans la comprendre. Mais cette voix joyeuse et cesourire charmant, au lieu de le re- jouir comme de coutume, lui causerent en ce mo- ment un inexprimable malaise, et le rendirent plus triste que jamais 1 FLEURAKGE. iO XLIV Ainsi que cela arrive fort souvent aux personnes d’un naturel violent et impressionnable, il elait rai'e que la princesse Catherine vit longtemps les memes objets sous le meme aspect, et bien qu’une douloureuse fixite cut ete imposee a ses pensees par les circonstances tragiques qui, tout d’un coup l’environnaient el jetaient un voile sombre et san- glant sur une vie jusque-la si riante, elle trouvait moyen de donner a son malheur mille nuances diverscs, et il n’etait pas toujours facile de la suivre dans les detours capricieux de sa douleur. Ce qui l’avait consolee un jour l’irrilait le lendemain, ce qu’elle avait affirme le matin, elle le niait le soir, avec vehemence. Parfois elle exprimait ses craintes expres pour qu’on les combattit ; dans d’autres in- stants, elle fondait en larmes a la moindre contra- diction, et il n’elait plus permis de chercher a la rassurcr sans etre accuse de cruaute et d’indiffe- rcncc a son malheur. AU BORD DU NECKER. 01 Par l’effet de l’une de ces fluctuations, le lende- main du jour ou la lettre du marquis Adelardi lui avait semble si consolante, Fleurange a l’heure de sa visite accoutumee, la trouva livree au plus sombre abattement. Tout avait change d’aspect, ou peut-etre serait- il plus juste de dire que tout avait repris a ses yeux l’aspect terrible de la verile. En effet, etait-ce assez que la mort fut epargnee a ce fils adore, et la vision qui s’offrait maintenant a son esprit n’6- tait-elle point pour elle une torture presque aussi eruelle ? Lui ! Georges, son fils ! ce type acheve, a ses yeux, de beaute, d’elegance et de noblesse, revetu de l’affreux vetement des condamnes !.... et dans cette foule miserable, s’acheminant seul, vers ces regions desolees, ou l’attendaient les plus rudes et les plus humiliants travaux, sans meme la consolation d’une voix amie pour l’encourager, d’une main pour serrer la sienne, d’un coeur pour l’aimer et pour le lui dire ! — Oh ! s’ecriait-elle ! avec cet accent qui ne ressemble a aucun autre, comme la douleur d’une mere ne ressemble a aucune autre douleur, oh ! quelque faible, malade et epuisee que je sois, que ne m’est-il permis de le suivre ! Yoyez-vous, Ga- brielle, il me semble en ce moment que, si cela 02 FI.EUItANGE. m'ctail accorde, je trouverais des forces, jc trou- vcrais da courage, et je parlirais, j’arriverais, je m’attacherais a sa miserable vie, je partagerais loule la rigueur de celte exislence affreuse, et, a force de tcndresse, je la lui rendrais suppor- table ! Plus cette energie desinleressee etait rare chez la princesse, plus ce cri, d’une sincerity indubi- table, elait saisissant. Pale, muette, immobile de- vant elle, Fleurange l’ecoutait avcc une emotion qui semblait arrfiter les paroles que ses levres tremblantes auraient voulu arliculer. La pauvre princesse sanglotait et semblait epuisee par sa propre vehemence , lorsque Fleu- range s’agenouillant soudainement , tout pres d’elle, lui dit a voix basse : — Yous souvenez-vous, princesse, de la pro- messe que vous avez un jour exigee de voire fds ? La princesse releva la tele avec une surprise melee d’une nuance de ressentiment. — Qu’esl-ce a dire? Est-ce un reproche que vous voulez me faire en ce moment ? L’heure en est bien choisie, et ceci de votre part me surprend, Gabriclle ! — Un reproche ! s’ecria Fleurange. Non, je ne pcnsais pas acela, c’6taitunedemande, unepriere, AU CORD DU KECKER. scmlilc que c’ost une aulrc chose. D’ou vienl la difference? — Je ne sais, dit le marquis d’un air reveur, mais il y en a une, cela est certain. Ni l’un ni l’autre ne possedaient la veritable clef de l'cnigme, ni l’un ni l'auli e ne songeaient en ce moment a la cherclicr. Mais Adelardi, charme devoir sedetendre un peu l’elat violent dans le- quel il avail trouve son ami, coulinua l’enlretien sur le terrain ou Georges l'avait amcne; il y voyait d’ailleurs un moyen d’effleurer de loin le sujel qu’il ne voulait pas encore abordcr dircclemcnt. — Oui, reprit-il, bravourc cl courage, ce n’csl pas la meme chose, et ce qui le prouve, c ost que les femmes les plus timides savent, dons 1’occ.a* sion, elre courogeuses aulantet souvenl plus que nous. — Oui, cela est vrai, j’en conviens. — Et, tenez, continua Adelardi en le regardant avec attention, ce courage, plus d un de vos com- pagnons d’inforlune en fait aujourd’hui lepreuve d’une maniere signalee. — Comment cela? — Ne savez vous pas que leurs femmes, sans hesitation et sans peur, ont demande cl obtenu la favour de parlager lour sort? Quclqucs-uncs les u 210 FLELUASCE. accompagncnt pendant leur triste route, d’aulres les suivront. — Et leurs maris acceplent ce sacrifice? — Ceux qui inspirent ccs grands devouements savent en general les comprendre et les accepter. Oui, l’un d’eux, m6me, hier, parlant a un ami admis pres de lui coniine jc le suis pres de vous, lui disait : « J’accepte tout mainlenant, et je su- birai ma peine sans me plaindre : je ne serai pas separe d’elle ! La seule douleur intolerable de la vie me sera epargnee, je ne murmure plus et je rends grace a l’empereur ! » II faut ajouter qu’il vient d’epouser cette femme et qu’il l’adore. — La seule douleur, repela lentement Georges, la seule!... Franchement, voila ce qu’il m’est im- possible de comprendre! Aimer une femme au point de sentir que sa presence adoucit un sort tel que le notre, et que ne plus la voir est un mal- heur qui surpasse celui qui nous attend! non, je ne comprends pas cela, je l’avoue. — Et cependant, dit Adelardi avec quelque vi- vacite... Mais il s’arrcla et n'acheva pas sa pensee : on peut eprouvcr ou admirer la tendresse heroique, on ne la suggcre pas. — Et ccpcndarit, poursuivil Georges cn sou- L’lMMOLATION. 211 riant, que de fois vous m’avez vuamoureux, n’est- ce pas?... voila ce que vous alliez dire. Oui, j’en conviens, quoique peut-etre je ne l’aie ete since- rement qu’une fois, une seule fois, et encore ! Que voulez-vous que je vous dise, Adelardi? L’amour, meme celui-la, etait une ftHe dans ma vie... c’etait un eclat de plus, une jouissance de plus, un charme de plus. Cette beaute ! cette naive et rare intelli- gence ! cette verlu meme qui ajoutait un attrait inconnu a la tendresse passionnee que trahissaient parfois, en depit d’elle-meme, ses beaux yeux purs et sinceres ! oh ! oui, cette fois-la, j’etais amoureux, et j’eusse facilement commis une folie que je suis heureux aujourd’hui d’avoir evilee ! Pauvre Fleu- range ! si je l’eusse epousee, quel sort je lui reser- vais... et a moi I — A elle! oui, je le congois ; le sort que lui proraettait votre tendresse, a l’heure oil vous la lui temoigniez sans scrupule etait fort different; mais si elle, elle, charmante, devouee, coura- geuse... si elle etait la pres de vous, n’imagi- nez-vous pas qu’elle put maintenant adoucir le votre? — Le mien?... Mon sort? mon affreux sort actuel ? Cxcorges lit cette question avcc son lire amcr, •212 FLEURASGE. cl reprcnant le memo ton qu’au debut dc lour cn- trelien : — Non, non, je nc suis pas dc ccs homines auxquels l’amoursuffit a lui toutseul, et dcpouille de tout ce qui en fait an dehors la parure et le prix. En un mot, pensez de moi ce qne vous voudrez, Adelardi, mais je ne rcssemble en rien a ce com- pagr.on d’inforlune qne vous venez de me citer. Aucunc tendresse humaine ne me ferail supporter la vie que je mene iei; jugez de ce quo ce sera ailleurs! 11 se leva et se remit a marcher avec agitation, tandis qu’Adelardi se laisait, en proie a un me- lange de pensees troublees et penibles. Dienlot Georges reprit avec une sorte d’emportement : — Tenez, Adelardi, ne me parlez que d’une scule chose, ne me donnez qu’une seule espe- rance : la mortl... La mort! je ne veux qu’elle ! Et portant la main avec un geste desespere a la cravale noire allachee negligemmenl autour de son cou : — En dernier ressort, ce sera ma ressource, dit-il d’une voix rauque, si d’ici a huit jours je ne parviens pas a trouver, pour echapper de lours mains, un moycn plus digne d’un genlilhomme. Son ami gardait un triste et mornc silence. Que I. IMMOLATION. 213 dire? que repondre en effot a l'lieure ou loul man- que sur la terre, lorsquc le ciel est forme? Adc- lardi eut en ce moment la pleine conscience, le vif ressouvenir de ce qui lui manquait. II appar- lenait a un pays ou les premieres impressions sont toujours chretiennes, et il est rare que la plus longue duree d’indifference et d’oubli les efface completement de fame ou des l’enfance clles ont ete profondement empreintes. — Mon cher ami, dit-il avec une gravite mclan- colique qui ne lui elait point habituelle, pourvous etre bon a quelque chose en ce moment, il fau- drait, je le sens, 6tre autre que je ne suis. Oui, Georges, contre la sombre tcnlation qui vous do- mine, contre le desespoir que souleve en vous la perspective du sort affreux qui vous menace, il n’y a qu’un seul moyen, un seul, un unique re- mede, et je me sens indigne de vous le suggerer. Sa voix se troubla et il continua avec emotion : — Georges! il faudrait croire, et il faudrait prier ! Georges fat un instant surpris et emu, et apres un assez long silence, que ni l’un ni l’aulre ne cherchait a rompre, il dit d’une voix plus douce : — Eh bicn, Adelardi, qu’il me soil du moins permis, en prianl, d’implorer une grace qui n’a 214 FLGIT.ASGE. pas ete refusee a un liornmc plus coupable encore que je ne le suis : Fabiano se meurt. — Oui, je savais que sa blessure ne pouvait guerir. — II n’en serait pas mort cependant si vite peut-etre, sans le typhus qui raviolemment atta- que avant-hier. J’esperais quelque chose pour moi- meme de cette contagion, lorsque, par crainte sans doutede voir diminuer ainsi notre lugubrc chaine, on l’a enleve d’ici cette riuit et on l’a envoye mou- rir a Fhopital, je ne sais ou. En ce moment la clef se fit entendre, l’hcure ctait ecoulee, il fallut se separer : ce fut avec un effort a peine adouci par la pensee que ce n’elait pas encore un adieu et que ces tristes rencontres se repeteraient plus d’une fois avant la derniere. Au moment ou le marquis allait quitter la pri- son, le gardien qui lui en ouvraitla derniere porle lui dit a voix basse : — Je ne crois rien faire de contraire a mon de- voir en vous chargeant de cette lettre, monsieur. Le prisonnier mourant qu’on a emporte cette nuit me Fa donnee un jour en me priant de la faire parvenir a son adresse, apres son depart pour la- bas. Levoila parti maintenant pour ailleurs, et je voudrais accomplir la volonte de cepauvre diable. L’IJiMOLATION. 215 — Donnez, dit Adelardi cn la prcnanl, jo me charge de l’envoyer. Lorsqu’il fut dehors, il regarda la lettre qu’on venait de lui confier, et sa surprise fut grande en dccouvranl qu’elle etait adressee a mademoi- selle Gabrielle d'Yves, chez M. le professeur Dorn- thal , a Heidelberg. LVI En quitlant la forteresse, le marquis remonla dans son traineau, mais il ne donna pas d’ordre a son cocher, etant encore incertain sur le lieu oil il voulait se faire conduire. Fleurange, a l’heure qu’il etait, devait etre revenue du palais. Irait-il tout droit la trouver, ainsi qu’ils en etaient conve- nus la veille, pour apprendre d’elle l’issue de son audience et en merae temps pour lui remettre celte lettre dont il etait le depositaire? C'etait ce qu’il y avait de plus simple, et lorsqu’il se de- manda pourquoi il hesitait, il lui semhla que c’etait parce qu’il remportait de son enlrevue avcc Georges une sorlc de meconlcnlcmenl ou du inoins d’inquietude, donl il craignail de laisser aperee- voir la trace. Dans la singuliere mission qu’il avail a remplir, il commengait a sentir que la lendresse et le courage nc pesaient pas d’un poids egal dcs deux co:es, el il se scrait bientdt demande avee inquietude s'il etait bien certain que la reconnais- sance fut plus tard a la hauteur du devouemenf, s’il n’eiit ete rassure a eet egard par plusieurs re- flexions. 11 n’etait pas, en effet, tres-surprenant peut-etre, que Georges fil bon marche d’un bonheur qu’il devait regarder comme impossible. Mais si cello qu’il etait si loin d’altcndre apparaissait tout d’un coup dans sa prison, se plaindrait-il aims que la mariee fut trop belle? Le marquis ne le pensait point. Mieux que personne, il savait quel charme Fleurange avait exerce naguere ; aucune femme, jamais, n’avait eu sur le cceur mobile de Georges un tel empire, et il etait certain qu’il lui suffirait de la revoir un seul instant pour en subir de nou- veau l’attrait puissant. A cet egard, sa parfaite connaissance du caraclere de son ami l’empechait d’avoir un doute ; il en vintdoncii cette conclusion que, bien qu’il se fut senti tout a l’heurebless§de la froidcur de son langage lorsqu’il lui parlait de L’TMMOUTIO.N. 21 Flcurange, des qu’elle parailrail, celle froideur s’evanouirait comrae de la neige au soleil, et qu’il ne pouvait craindre qu’elle s’en apergut et n’en souffril jamais. C’elait la, pour lui, le point le plus important. L’interet que lui inspirait Fleurange etait un des sentiments les plus purs et les meilleurs qu’il eut jamais eprouves de sa vie. Sans s’en douter, et sans le vouloir, elle exer^ait sur lui une bien- faisante influence. Mille impressions lointaines, effacees et presque elouffces par le monde, se re- veillaient dans l’almosphere pure qui environnait cette jeune fille, et il les accueillait avec un senti- ment dont il etait lui-meme surpris. Aussi, depuis qu’il l’avait revue, prenait-il au serieux, dans l’in- teret de son bonheur plus quedeceluide Georges, lerole quasi paternel que la princesse Catherine lui avait confie vis-a-vis de tousles deux. Les considerations que nous avons enumerees l’ayant toulefois completement rassure sur les dis- positions, sinon presenles, au moins prochaines, de Georges, il reprit son premier projel et se fit conduire a la maison du grand quai. Il avait deja mis pied a terre, et dcmande a etre inlroduit au- pres de mademoiselle d’Yves, lorsqu’ilaperQul Cle- ment qui traversait le vestibule. L’idee lui vint 13 II. FLr.DRANCE. -21S alors qu’il ferait mieux de s’adresser d’abord a lui. Clement etait sombre etpreoccupe. 11 venait de -voir sa cousine revenir du palais dans tout l’eclat que sa parure et la joie du succes ajoulaicnt a sa beautc. Mais le marquis n’eut pas le temps de re- marquer cn ce moment la physionomie du jeune homme, ni l’effort avec lequel il repondit aux pre- mieres questions qu’il lui adressaitdes qu’ils f'urent seulsdansun salon du rez-de-chaussee, ou ilentra avec lui. — J’ai a vous parler d’un incident imprevu, Dornllial. Mais d’abord voire cousine est-elle reve- nue du palais ? — Oui. — Savez-vous si clle a ete satisfaite de son au- dience ? — Oui, l’imperatrice a promis pour demain une reponse telle que Gabrielle la desire. — Je n’en doutais pas, I’imperatriceesttoujours de bonne volonte pour accorder une grace, et lors meme qu’il en serail autrement, il etait impossible que la vuedecelle qui presentait cette requete n’en assurat pas le succes. Clement ne repondit rien a cette x’emarque. — Vous disicz, monsieur le marquis, qu’un in- cident imprevu... 1/ IMMOLATION. 219 — Oui, m’y voici. Je vous dirai d’abord ce que vous ignorez peut-etre: c’est que ce miserable Fa- biano Dini, qui a si cruellement compromis Georges et qui etait detenu avec lui... Clement surpris , l’interrompit d’une voix emue : — Ce malheureux est tout a fait expirant, monsieur le marquis. On l’a enleve celte nuit de la forleresse, et... — Parbleu, je lesais, puisque c’est precisement cela que j’allais vous dire. Mais, comment le savez- vous, vous-meme? — Je m’en suis informe. — Vous le connaissiez done, ce Fabiano ? — Oui, un peu, et je lenais a savoir ce qu'il etait devenu. — Et le savez-vous maintenant ? — Oui, je sais dans quel hopital ilse trouve, etje sais aussi que, grace a la contagion, qui est dena- ture a eloigner de lui tout le monde et lui rend la fuite impossible, il n’est plus garde que par des infirmiers. J’espere parvenir a le voir aujour- d’hui. — Vous le connaissiez ? repela le marquis apres un moment de reflexion : alors cela rend fort sim- ple ce qui me semblail inexplicable. Votre cou- 2 '29 FLEURANGE. sine Gabrielle, en ce cas, le connait peut-elrc aussi ? — Oui, elle le connait... comme moi. — Alors tout s’explique, et puisqu’il en est ainsi, tenez, Dornlhal, dit le marquis en lui met- tant enlre les mains la lcttre dont il etait porleur, chargez-vous de lui remetlre ceci. Ala vue de l’ecriture de son cousin, Clement ne put dissimuler son emotion, et voyant en ce mo- ment l’ceil penetrant et interrogateur du marquis tixe surlui, il lui scmbla inutile de chercher a lui cacherla verite. Sans hesiter alors, et en tres-peu de mots, il lui raconta toutes les circonslances de la \ie de celui qui expiait en ce moment ses fautes par les dernieres souffrances d’une mort mise- rable. — Je ne crains pas, monsieur le marquis, de vous confier idle secret de cette triste existence. Vous le garderez, j’en suis sur, et vous n’oublierez jamais, n’est-ce pas? — ajouta-t-il d’une voix emue, — que c’est Fabiano Bud et non point Felix Dornlhal qui echappe ainsi par la mort a une peine infamanie. Le marquis lui scrra la main. — Comptcz sur mon silence, Dornlhal. Au bout d un moment, il continua : L’lM .VIOLATION. 221 — Cet infortune a montre un grand courage pendant son proces, un mepris complet du danger pour lui-meme ; il ne m’a semble preoccupe quo du desir de sauver celui dont il a cause la perte. Que Dieu lui fasse grace! — Oui, en verite, que Dieu lui fasse grace ! re- peta gravement le jeune homme. Adelardi lui tendit de nouveau la main, et allait quitter la chambre , lorsque Clement l’ar- reta : — Monsieur le marquis, me permettez-vous maintenant de vous faire line question?.. — Assurement. — Eh bien, puis-je vous demandcr si le comte Georges est informe de l’arrivce de Gabrielle ? — Non pas encore. — Mais il Test sans doute de sa resolution ? — Non, nion ami, il l’ignore aussi jusqu’a pre- sent. Je ne doutais pas, sans doute, du succis de la demarche tentee aujourd'hui par Gabrielle pres de l’imperatrice ; mais, neanmoins, pour causer une telle surprise a Georges, je voulais etre abso- Iument certain qu’il n’y avait pas pour lui de mecomptes a craindre. — Oh ! oui, je vous comprends. Perdre une pareille esperance apres l’avoir congue, e’eut etc, FLEU RANGE. 222 cn effet, plus affreux que la mort! dit Clement avec une vivacite qui frappa son interlocuteur. Mais Clement continua bientot d’un ton plus calme : — Encore une question, monsieur le marquis, une question absurde, j’en conviens, mais que je ne puis m’empeichcr de vous adresser cn ce mo- ment. Vous le savez , ma position aupres de Gabrielle est celle d’un frere. Pouvez-vous m’assu- rer que celui qu’elle aime, celui a qui elle va ainsi s’immoler tout entiere, pouvez-vous, sur l’hon- neur, m’assurer qu’il est digne d’elle? qu’il l’ai- me? qu’il l’aime autant qu’un homme a jamais aime une femme ? Je ne saurais en douter assure- ment, mais enlin, pour tant de souffrances il me faut son bonheur... lime le faut ! repeta-t-il pres- que avec emportement, et a la question que je viensde vous faire, je vous demande une reponse sincere. Le marquis hesita un moment. La vehemence de Clement lui donnait apenser, et sous l’impression desa recenle entrevue avec Georges, il ne sut d’a- bord que repondre. Livrerait-il son ami? Trompe- rait-il celui dont le noble et loyal regard etait en ce moment attache sur lui ? Il demeura quclques instants incerlain, puis, enfin, il sedecida a etre L’lM ISOLATION. 223 sincere et a repondre aussi franchement qu’il elait interroge. — Yous me demandez la verite, Dorntlial. Eh bien, en ce moment, il m’est impossible de vous aftirmer que l’amour de Georges soit ce que vous venez de dire. Selon mon sentiment, Gabrielle, a l’heure ounous parlons, n’est pour lui qu’unbeau rSve du passe. Mais soyez bien tranquille, mon cher ami, des que ce reve deviendra unerealile, des qu’elle sera la, devant lui, pres de lui, a lui, oh ! alors, n’en doutez pas, le feu presque eteint se reveillera brulant et vif comme naguere, et rien ne revelera a celte charmante creature qu’un nuage d’oubli ait jamais voile son image. Que vou* lez-vous, Clement? en fait de tendresse et de con- stance, les femmes nous depassent de beaucoup, et elles n’en sont pas plus malheureuses pour cela. Adieu, mon cher ami, a demain. Clement ne repondit qu’en acceptant la main que le marquis lui tendait encore une fois avant de sortir. 11 l’avait ecoute, pale et fremissant, mais, des qu’il futseul, il s’ecria en cherchant avec effort a etoufferun sanglot qui soulevait sapoitrine: Ah ! monDieu... mon Dieu ! — Est-ce la aimer! LVII Fleurange, au grand regret de mademoiselle Josephine, s’elait debarrassee de la parure qui avait scmble realiscr pour la \ieille fdle tout 1c r6ve de la premiere nuit. Elle venait de reparaitre, velue de la simple robe montante de drap fonce qui etait son costume ordinaire, lorsquc Clement, qui lui avait ditqu’il ne reviendrait que lard dans la soiree, rentra tout a coup dans le salon oil il 1’a- vail quittee une demi-heure auparavant. Son dessein avait etc de consacrer le reste du jour au trisle devoir qu’il s’etait impose vis-a-vis de son cousin, et il avait trouve inutile d'en parlcr a Gabrielle, lui ayant tenu cache jusque-la ce qu’il avait decouvert relativemcnta Felix; mais la lettre qui venait de lui etre remise changeait la situalion et il lui scmblait maintenant indispensable qu’clle cn prit connaissance sur-le-champ. 11 lui expliqua done, sans long preambule, la siluation actuclle de leur malheureux cousin. II L’lMMOLATION. 223 lui apprit la demarche qu’il allait tenter pour le voir ; enfin, il lui raconta ce que venait de lui ap- prendre le marquis Adelardi, et il lui remit la letlre dont il etait porteur. Ce ne fut pas sans une vive emotion que Fleu- range cn brisa le cachet et lut tout haut et rapide- ment ce qui suit : « Ma cousine Gabrielle, « Je suis condamne aux mines a perpeluite, mais comme, en meme temps, je suis dangereusement blesse, je suppose que depuis bien longtemps je n’existerai plus lorsque cette lettre vous parvien- dra, si elle vous parvient jamais. Je regrette le mal que j’ai fait a tous, et notamment a mon der- nier bienfaileur, et je le regrette surtout a cause de vous, car vous en soufl'rirez peut-etre. J’aurais du y songer plus tot, mais, un soir, a Florence, je vous vis inopinement passer en caleche. J’altendis a la porle de l’hotel oil vous etiez descendue, puis je cedais a l’irresistiblc tentation de vous faire penser a moi, en vous jetant quelques lignes dans un bouquet. Peu de jours apres, mon patron, qui etait a mille lieues de supposer que le module fut de ma connaissance, me fit voir imprudemment 13. FLEE RANGE, 120 sa belle Cordelia. Je le confesse, a daler de ce jour, une vive envie me saisit dc l’arraclier a celle confemplation qui m’irritait, et Lasko arrive a point nomme. Mais je ne croyais pas que cela irait si loin. Au surplus, Gabrielle, croyez-moi, mon amour que vous avcz repousse (et vous avez bien fait, j’en conviens) etait pcut-elre encore plus digne de vous que le sien ; car, je le sens, si je vous avais renconlree plus tot, et si vous aviez pu m ’aimer, il m’eut rendu meilleur, tandis quelui ! .. . Mais il n’est plus temps de vous parler ni de lui ni de moil... tout est fini. C’est a vous, a vous seule, ma cousine, que je veux encore adresser ces der- nieres paroles ; vous les repeterez pour moi a tous ceux a qui je les dois, et dites par vous, elles seronl enlendues : Pardon et adieu. « F. D. » Flcurange essuya ses yeux remplis de larmcs. Cetle leltre l’avait emue de plus d une maniere, et, Clement, on le devine, ne l’avait pas ecoutee avee indifference. Mais, en cet instant, une seule pensee dominait toutes les aulres. Aussi, apres un court moment de silence, il dit : Cette lettrea ete ecrite lorsqu il croyait mou- rir de sa blessure. Depuis, la maladic a hale sa fin L’lilSni-ATION. 227 et peul-6tre, a l’heure ou nous parlons, ii n’existe plus. Ce soir, en lout cas, vous saurez si jc l’ai trouve mort ou vivant... Fleurange l’arrSla : — Clement, ecoutez-moi auparavant. Si, comme eela n’est point impossib'e, Felix est encore vivant, je voudrais le revoir et vous suivre pres de lui. — Vous !... non, cela ne se peut, cetfe contagion est redoutable. Get hopital! vous ne sauriez y ve- nir. C’est un lieu destine aux malfuiteurs ou aux derniers miserables. Je ne puis vous exposer a tous ces dangers, je ne le veux pas. — Mais, dit Fleurange, si par hasard cette pre- ference, cette sorle de sympathie qu’il m’a toujours temoignee a sa maniere me donnait aujourd’hui la puissance de consoler l’heure derniere de cette- miserable vie? Qui sail? si ma voix faisait parvc- nir a son oreille une parole qui put calmer le de- sespoir de son agonie? Clement ! Clement! oseriez- vous me dire que je ne devrais pas le tenter? Osc- riez-vous sincerement m’en detourner, parce quo, pour cela, il y a un danger a courir? — Gabriclle! dit Clement avec une sorte d’irri- tation, vous eles toujours la meme ! Ne comprc- nez vous pas que vous eles impiloyablc pourccux. qui vous aiment? 228 FI.IURAXGE. — Voyons ! songez-y un instant, poursuivit-ellc avcc insislance, et repondez, Clement! Un moment de silencieuse angoisse suivit res mots. Puis, d une voix troublee, Clement dit: — Yenez vite, ne perdez pas de temps. H sc pcut, en effet, que vous ayez une influence quc n’aurait aucune aulre; hatez-vous, je vous at- tends. Avant que ces paroles fussent achevees, Flcu- range etait hors de la chambre. En moins de temps qu’il n’en avait fallu pour les dire, elle etait la, enveloppee de son manleau, la tete couverte de son bonnet de velours, le visage cache par un voile, prfite a partir. 11s descendirent ensemble, sans sc parler davanlage. be traineau de Clement alten- dait a la porte. Elle s’y plaga, lui pres d’elle, et ils partirent avec la rapidite presque effrayantc qui appartient a ce genre d’equipage. line faisait plus jour, car il etait au dela de quatre heures ; mais la clarte brillante de la nuit, augmentee par le blanc reflet de la neige, eclairait suffisamment leur route et permetlait aux chevaux de franchirla distance aussi vitequ’en plein jour. Le lieu vers lequel ils se dirigeaient etait silue sur la rive opposee de la Neva et bcaucoup plus bas que la part ic dc celle qu’ils quitfaienf, oil se trou- L’lMMOLATlON. 220 vait la maison de la princesse Catherine. Ils tra- versercnt done le fleuve en diagonale, suivant une route tracee par les branches de sapin qui, de loin en loin, cn marquaient le sillon. Ils setrouverent ainsi transposes, en unclin d’ceil, des splendeurs de la ville au milieu de ce qui semblait etre un vaste et blanc desert. A mesure qu’ils descendaient le fleuve, les palais, les coupoles nombreuses et dorees des eglises, les constructions immenses et reguliferes, dont l’ombre rendait l’effet encore plus irnposant, disparaissaient dans le lointain; et lors- qu’ils s’arreterent enfin a l’extremite la plus eloi- gnee d’un faubourg silue sur la rive droite du fleuve, ils ne se trouverent plus environnes que demasures de bois,parmi Iesquelles on apercevait ga et la quelques balimenls un peu plus vastes, mais tous de la plus pauvre apparence, el dont au- cun n’avait plus d’un etage. Clement fit descendre sa cousine, tandis qu’il cherchait des yeux celui qui les attendait et qui devait leur servir de guide. Un homme s’approcha. — M. Clement Dornthal? dit-il a voix basse. — C’est moi. — Vous n’^tes pas seul? — Que vous imporlc? FI.EUPiANGE. 2">0 — Je n’ai pas d’ordre, et une femme... c’esl defendu. — Je suppose pourtant qu’il en entre plus d’une dans ce lieu? — Oh! oui; mais il faut une permission... ou bien... — Tenez, lui dit Clement tout has, la mienne suffit pour deux. Le guide sembla trouver la reponsesatisfaisanlc ; il empocha l or que Clement venait de mettre dans sa main et ne repliqua plus. Ils marcherent rapidement, a sa suite, vers cc- lui des batiments mentionnes tout a l’heure qui elait le plus eclaire. En approchant, ils apergurent que cette lueur procedait d’un grand feu allume au dehors et aulour duquel un assez bon nombre d’individus se chauffaienf, les uns accroupis, les autres debout, quelques-uns endormis dans un rayon assez rapprochedu feu pour que le sommeil n’y fut pas mortel, — tous eclaires d’une fagon bizarre par la flamme, qui pcrmcUait d'apercevoir leurs visages barbus, la forme anguleuse de leurs bonnets fourres, leurs caftans depeau de mouton, el ga ctla quelques vendeurs d’eau-de-vie qui leur procuraient, pour lutter conlre le froid, un moyen plus cfticace encore que le feu du brasicr. L’lMMOUTIOU. 231 Clement et sa compagne pass6rent rapidement devant ce groupe, non toutefois sans elre assaillis par quelques paroles inquietantes, et sans que Clement eut jete a quelques pas d’eux, au moyen d’un vigoureux coup de poing, un curieux avine qui voulait essayer de lever le voile de Fleurange ; mais cette legon avait suffi, et ils arriverent sans etre aulrement inquietes, jusqu’a la porte du ba~ timent decore du nom d’hopital, qui n’etait qu’une longue et vaste galerie en bois. Ils entrerent. En passant ainsi subitement de la clarte du grand feu et de la vivacite d’un froid extreme, dans F obscure et chaude enceinte de l’ambulance, leurs premieres sensations furent qu’ils se trouvaient a la fois dans les tenebres et dans une temperature etouffante. Fleurange se hata de relever son voile; elle 61a meme son bon- net et detacha son manleau, car elle ne pouvait respirer et se senlait presque defaillir par l’effet de cette transition soudaine. Mais elle se remit presque a l’inslant. Clement, effraye d’abord, vit bienlot qu’elle etait en etat de poursuivre leur lu- gubre exploration. En effet, une fois que leurs yeux furent accoutumes a la lumiere incerlaine qui les environnait, il leur devint possible d’apcr- cevoir la longue rangee de grabats sur lesquels gi- 232 FLEU11ANGE. saient, dans toutes lcs affrcuscs variolas de la souffrancc, pres de deux cents creatures liumaines, dont les gemissements confondus s’elevaient de tous cotes, comme un seul cri douloureux ct si- nislre fait pour glacer d’effroi et de pitie le cceur le plus ferme et le plus agucrri. Celui deFleurange battaitbien fort, tandis qu’ils avan^aient lenlement a travers l’espace obstrue. Clement se dcmandait avec remords comment il avait pu consentir a l’amener en un tel lieu, lorsque, lout d’un coup, pres d’eux, une plainle suivie de quelques mots qui semblaient prononces en delire arrelerent toute auirepensee et les retin - rent immobiles a la place ou ils etaient. Ils ecou- terent encore... Lequel deces inforfunes venait de proferer ces paroles? Ils regarderent autour d’eux autantque l’imparfaitelumiere leleur permettait: mais, parmi tous ces malades si rapproches les uns des autres, ils n’en apercevaient pas un dont les traits eussent le moindre rapport avec ceux du malheurcux dont ils croyaient avoir reconnu la voix. — De grace ! murmura la jeune fille d’une voix suppliante,en s’adressant aun infirmier, a qui elle venait d’cnfcndre dire quelques mots en allemand ct qui passail rudement pres d’elle une petite lan- L1MM0LATI0N. 233 ternc a la main, — un seul instant pretez-moi cette lumiere. L’infirmier s’arrela en entendant parler sa lan- gue et il regarda la jeune fille avec surprise ; puis, comme si l’aspect de celle qui lui faisait cette priere Feut attendri, il lui livra la lanterne en di- sant : — Je vous la laisse le temps qu’il me faut pour aller au bout de la salle. Je la reprendrai en reve- nant. Clement la prit de ses mains, et la lumiere eclaira un instant vivement le \isage et le front decouvert de Fleurange. Au meme moment uncri, un mouvement presque convulsif, et le nom de Gabrielle prononce par la voix qu’ils ayaient en- tendue, leur revela sur lequel de ces miserables lits il fallait chercher celui qu’ils avaient retrouve. Ils s’approcherent tous deux le coeur emu : a l’aide de la lumiere, ils contemplerent alors lcs traits du mourant. Etait-ce bien lui?... etait-ce la Felix? Sa voix et ses paroles ne permettaient pas d’en douter, et cependant rien, dans ce visage de- figure par Fagonie et lacere par une horrible bles- sure, ne rappelait celui qu’ils avaient vu pour la derniere fois dans toute la force de la sanle et dans lout Torgueil de la jcunesse. 234 FLEURANGE, Apres le cri qu’il avail pousse, il elait relombe commesans vie, et Clement s’inclina en trcmblant pour ecoutcr s’il respirait encore. Le batlement de son coeur, faible et irregulier, n’elait point arrele. — Felix, dit-il, m’entends-tu?... me rccon- nais-tu? Felix ouvrit les yeux, — Quel reve change! murmura-t-il. On dirait qu’ils sont tous la. Tout a l’hcure cette vision!... et maintenant cette voix ! 0 mon Uieu ! je voudrais ne plus me reveiller. Fleurange avait pris la main du motiranl et s’etait penchee vers lui pour ecouter ses paroles. La lumiere eclairait ainsi distinctement ses traits. Cette fois les yeux du mourant s’attacherent avec une fixite effrayante sur ceux de la jeune fille. — C’est impossible!... dit-il. Mais quelle est done Fillusion qui me fait voir et entendre ce qui ne peut etre? — Felix, dit Fleurange avec un accent d une douceur penetranle, ce n’est point une illusion : nous sommes la. Dieu nous a amenes jusqu’a vous pour que vous ne mouriez pas ici seul, sans ami, sans priere, sans demander et sans obtenir le par- don et la paix. l/IMMOLATION 2A5 Un rayon de grande lucidite traversa on ce mo- ment les yeux, jusque-la fixes ou egares, du blesse; il sembla avoir compris, mais il ne repon- dit pas. Clement etFleurange craignaicnt de romprc cc silence solennel. Bientot le regard de Felix passa de l’un a l’autre, et, prenant la main de la jeune fille et celle de son cousin, il les pressa ensemble sur son coeur en disant : — Ob ! mon Dieu! quel miracle! Puis il ajouta d’unevoix faible : — Ouel bonheur que ce soit lui, et non pas l’autre ! Tous les deux comprirent sa meprise, mais tous les deux n’en furentpas egalement troubles; car tandis que la jeune fille, rougissant legerement, retirait sa main avec un leger sourire, le front de Clement se couvrait d’une paleur presque egale a celle du mourant. Toutefois une plus grave pen- see les absorbait tous deux en ce moment. Apres un court intervalle de silence, Fleurange adressa de nouveau quelques mots a Felix; mais il ne lui repondit plus, et bientot sa tete defaillanle, qu’elle cherchaita soulever, tomba sur son epaule. Il de- meura quelques instants 6vanoui ; lorsqu’il rou- vrit les yeux et qu'il la vit pres de lui : FI.EURANGE. 2:0 — Oil! Dicu soil loue! dil-il. Cclte vision csl encore prescnle ! — Oui, jc suis la, Felix, dit Flcurangc d’nnc voix fervenle ; je suis la pour prier avec vous. Ecoutez-moi bien, conlinua-t-elle en parlant dou- cemenl el tres-distinctement; dites avec moi que vous vous repcntez de loutes les fautes de voire vie. — De loules les fautes de ma vie!... repela lc mourant. — Et que, si la force vous etail rendue, vous voudriez cn faire l’aveu efficace et complet, l’aveu accompagne d’un parfait repentir ! M’entendez- vous? La main qu’elle lenait serra la sienne. Une larme glissa le long de la joue de Felix ; une voix qui n'elait plus qu’un souffle pronon^a les mots : - Oui, un parfait repentir... Une nouvelle syncope sembla presager la fin. — 0 mon Dieu ! dit Fleurange, en levant avec ferveur les yeux au cicl, si les paroles de l’abso- lulion sainte pouvaient maintenant tomber sur sa t&le! En ce moment l’infirmier revint prendre brus- quement la lanterne des mains de Clement : — Pardon, dit-il, j’en ai besoin pour quelqu’un qui vient visiter un de mes malades. L’lMMOLATm 2C, 7 En effet, a travers l’etroit espace qui separait les deux rangees de lils, se faisait jour non sans peine un personnage imposant et majeslueux, dont la longue barbe, les cheveux ilotlants, la large simarre de soie, et la croix d’or, indiquaient assez maiiifestemenl le caractere : c’etait en effet un prelre grcc. II ne venait point cependant dans ce triste lieu pour exercer son ministere, mais l’un des malheureux atteints de la conlagion etait l’ob- jet de sa charile et il venait le visiter. II passait done sans regarder autour de lui, et meme en detournant les yeux le plus possible du lugubre spectacle qui l’environnait, lorsque la main de Clement se posa sur son bras et l’arreta au moment ou il passait devant le lit de Felix. — Que me voulez-vous, jeune homme? dit-il avec surprise. — Je vous en conjure, dit Clement, approchez- vous de ce mourant; il expire dans le veritable regret de ses fautes, dans la pleine volonte de les confesser s'il en avail la force : daignez lui donner l’absolulion sacramentelle. Malgre le lieu, l’heure, la solennite supreme du moment, la jeune catholique tressaillil en enten- dant ces mots; ses grands yeux s’ouvrirent avec l’expression de la plus vive surprise, et adressc- 2J3 FLEURANGE. rent a Clement une silencieuse el inquiete interro- gation. II la comprit et tandis que l’infirmicr tra- duisait scs paroles a celui qui les avail entendues sans les comprendre, il lui repondit : — Nous sommes ici, Gabrielle, devant un pre- tre revelu de toute la puissance des ordres sacres. En presence de la mort, nous pouvons nous en souvenir, et ne plus nous souvenir que de cela. II s’agenouilla. Fleurange en fit autant. Le mou- rantjoignit les mains et, tandis que le mot par- don effleurait une derniere fois ses levres, le prelre grec, d’un geste majestueux, leva la main droite, et prononca sur sa fete les paroles misericordieu- ses et divines de l’absolution sainte! L VI II Fleurange elait rentree depuis plusieurs heu- rcs; l’anxiete, l’horreur, la tristesse et l’attendris- semenl qui s’etaient succede pour elle, pendant la scene emouvante que nous venous de decrire, fai- saient place mainlenant a un sentiment ou domi- L'lMMOLATION. 2:0 nait surtout line intime et douce reconnaissance. Ah ! nul ne saurait la comprendre sans l’expe- rience que peut seule donner la foi, celte joie mys- terieuse qui penetre dans une ame lorsque le salut d’une autre ame lui semble assure, lorsque d’unc maniere tangible, pour ainsi dire, l’abime de mi- sericorde qui nous environne toujours s’entr’ou- vre et nous permet de sonder sa profondeur; lors- qu’en retour d’une larme, nous croyons voir le ciel s’ouvrir; lorsqu'en reponse au pardon de- mands, il nous est donne de comprendre la signi- fication ineffable de ces deux aulres mots, doux comme la misericorde, grands comme l’infini : le pardon obtenu. Fleurange se senlait done, sinon heureuse — les impressions de ce jour avaient ete trop solen- nelles pour n’avoir pas laisse un voile de tristesse sur son ame — au moins calme et sereine; la vue de ce lit de mort avait mis en fuite quelques-unes des visions auxquelles, si souvent maintenant, elle s’abandonnait sans scrupules, visions ou la passion mfilait a la joie de son devouement pro- chain les perspectives d un avenir meilleur, oil le bonheur avec Georges lui apparaissail consacre et agrandi par la souffrance qu’ils auraient d’abord partagee ensemble : theme cheri, mille fois ca- 240 FLEUIiANGE. resse par son imagination, par son coeur, par son arae elle-meme, qui croyait a la puissance du sa- crilice et en faisait instinctivcment la base de ses esperances. Tout, meine cela, en ce moment se laisait. On cut dit qu’une harmonic plus grave, plus pure, plus religieuse, se faisait entendre, et que celte autre harmonic melangee, oil la terre el le ciel elaient presque confondus, s’evanouissait dans le lointain. Jusque-la I’idee de s’immoler avec el pour un aulre lui avait semble grande; mais dans celte heure silencieuse qui succedait a un jour si agile, l'idee de quelque chose de plus grand naissait en elle, comme malgre elle : e’etait celle du sacrifice offert a l’insu mime de ceux pour qui on s’immole! Le sacrifice ideal, en effet, le sacrifice modele, n’a-l-il point ete de cette nature? N’a-t-il point ete accompli pour ceux qui l'ignoraienl? Et cette igno- rance meme n’a-t-elle pas ete transformer en excuse par l’eternelle bonte, pour desarmer l’eter- nelle justice? Ces idees confuses, Fleurange necherchait point a les formuler ainsi, mais elle les laissait flutter autour de son ame sans leur en ouvrir ou leur en former l’entree. Elle elait dans 1’une de ces dispo- sitions oil, a l’insu de soi-meme, parfois, il se L’lMMOLATlON. 2il forme dans les profondeurs de l’etre une disposi- tion latente d’ou peuvent jaillir lout d un coup des efforts et des sacrifices qui semldaient encore impossibles a l’heure qui precede celle ou I’on doit les accomplir. Fleurange etait seule au coin d’une grande che- minee de marbre blanc ou etait allume un bon feu. Cette cheminee lui avail fait preferer, a lous les autres salons chauffes invisiblement, celui-ci, le plus petit dela maison, et ou elle se tenait ha- bituellcment. Clement, apres l’avoir ramenee, etait relourne au triste lieu qu’ils avaient visile ensemble, afin d’obtenir pour la depouille de leur infortune cou- sin une sepulture, non point honoree, mais du moins separee. Mademoiselle Josephine, a son heure accoulu- mee, avait regagne la belle chambre qu’elle occu- pait mainlenant avec moins de surprise que le pre- mier jour, et etait deja, depuis une heure, dans le grand lit ou elle avait appris a gouter le raeme repos que sous les rideaux d’indienne qui, d’ordi- naire, abritaient son sommeil. II etait pres de onze heures, et Fleurange allait a son tour se resoudre a quitter la place ou elle etait, lorsque le bruit d’une voiture se fit enfen- ir. 14 ■m FLEURANGE. dre. La cloche retentit ct quelques minutes aprcs on lui mit entre Ies mains une carte de visite. Elle lul : « La comtesse Vera de Liningen. » Et, plus bas, ces mots au crayon : « Mademoiselle Fleurange d'Yves veut-elle bien merecevoirun instant? » — Vera!... la comtesse Veral... Fleurange repeta deux fois ce nom. Depuis Flo- rence, c’etait la premiere fois qu’il lui revenait a la memoire : elle se souvint de l’avoir entendu, une fois dans sa vie, pendant l’entretien dela prin- eesse Catherine avec le marquis, la premiere fois qu’elle avait vu celui-ci; depuis lors, Vera n’avait plus jamais ete nominee devant elle. L’avant- veille, Adelardi avail instinctivement evit6 ce nom en lui parlant, comme en parlant a Vera il avait evite celui de Gabrielle; et ce jour-la, au palais, personne ne l’avait prononce. La surprise de Fleurange fut done inexprima- ble; elle demeurait les yeux fixes sur la carte, lorsque le valet de chambre qui en avait ete le por- teur se permit delui rappeler que la comtesse Vera elait en bas dans sa voiture et attendait une reponse. — Faites-la monler assurement, dit-elle alors avec precipitation. L’lMMOLATION. 213 Puis elle attendit, avec un melange de curiosite et d’embarras, celle qui allait venir. Sans trop savoir pourquoi, son coeur battait a lui faire per- dre haleine; mais, lorsque la porle s’ouvrit et qu’elle vit paraitre la belle demoiselle d’honneur, elle eprouva un premier moment de grand soula- gement. — Eh! quoi, c’est vous, mademoiselle, s’ecria- t-elle avec joie. Pardonnez-moi de ne l’avoir pas de- vine tout de suite ; mais j’ignorais ce matin le nom de celle qui m’avait si bien accueillie. L’idee qui mainlenant traversail l’esprit deFleu- range, c’etait que, plus t6t encore qu’elle ne l’espe- rait, l’imperatrice lui envoyait, par sa demoiselle d’honneur, la reponse favorable qu’elle lui avait promise; mais la paleur et le silence de celle qui venait d’entrer lafrapperent, et les paroles qu’elle allait ajouter expirerent sur ses levres. — Vous ignoriez ce matin mon nom, dit enfin Vera; mais ne l’aviez-vous jamais entendu pronon- cer avant ce jour? Eleurange rougit. — Jamais serait inexact, repondit-elle... Et elle s’arrfita. — N’importe, poursuivit Vera, je ne tiens a sa- voir ni quand, ni comment vous l’avez entendu. Je FLEURANGE. 2i4 devine assez qu’on vous a fort pcu parle de moi; mais permeltez-moi, mademoiselle, de vous dc- rnander a mon tour si, vous-meme, vous n’avcz pas un autre nom que celui sous lcquel j’ai cu 1’honneur de vous presenter a SaMajeste? — Je me nomme Fleurange, repondit la jeunc fille simplement; mais ce n’est pas le nom que je porte habituellement. — Et cet autre nom?... dcmanda Vera d’une voix tremblante. Fleurange ful etonnee de la maniere dont cette question lui etait adressee ; mais elle le fut bien davantage encore de l’effet que produisit sa re- ponse etdu changement effrayant qui eutlieu dans la physionomie de celle qui lui parlait. — Gabrielle! repeta-t-elle; je l’avais done de- vine!... Un silence embarrassant suivit cette exclama- tion : Fleurange ne savait que dire et attendait l’ex- plication d’une scene qui devenait de plus en plus etrange. Toutcfois, tandis que ce silence se prolongeait et qu’elle regardait Vera avec une surprise croissante, une soudaine apprehension la saisit et une lueur passagerc el lointaine de la verite traversa son esprit. 1 IMMOLATION. 21-5 Rien n’etait plus vogue pour elle que le souve- nir de ce nom murmure devant elle une seule fois ; mais cetle fois-la c’elail dans un entrctien donl Georges etait l’objet, ct elle se souvint qu’elle avail eru comprendre qu’il s’agissait d’unc union desiree par la princesse pour son fils. Elait-ce a regret que Vera apportait mainfcnant a une autre la permission de le suivre? Telle fut la question que s’adressa Fleurange. Alors s’approchant de Vera, die lui dit avec dou- ceur :• — Si vous etes chargee pour moi d’un message, comment puis-je assez vous remercier, mademoi- selle, d’avoir pris la peine de me l’apporter vous- memc ! Mais Vera retira vivement sa main, s’eloigna de quelques pas. Puis, comme si elle eut ete en proie a une emotion qu’elle ne pouvait parvenir a vain- cre, elle lomba sur un fauteuil place pres de la table; et, pendant quelques instants, elle y de- meura pale, haletante, Pair sombre et farouche, cssuyant de temps a autre d’un gesle brusque des larmes qui, malgre tous ses efforls, s’echap- paient de ses yeux. Fleurange, immobile de surprise, la regardait avcc un melange d’inlcret et d’effroi ; mais bien- 14. FLEUItAXGE, 2 SG lot la decision Tranche de son caracfere l’empor- tant sur sa timidite, clle alia droit au fait : — Comtcsse Vera, lui dit-elle, si je n’ai pas de- vin6 le motif qui vous amene ici, diles-moi la ve- rite. II se passe entre nous, cn ce moment, quel- que chose quejc ne comprends pas. Soycz sincere, je le. serai aussi. Ne dcmeurons pas ainsi 1’une vis- a-vis de Pautre. Surtout ne me regardez pas comme si j’etais, non-seulcment une elrangerc, mais une ennemie. A ce mot, Vera leva la tele. — Ennemics, repcla - t-elle! Eh bien oni, en ce moment nous le sommes. Que voulait-elle dire? Fleurange croisa les bras, et la regarda avec allention en cherchant a devi- ner Penigme de ses paroles ; Penigme encore plus obscure de sa physionomie, qui exprimait tour a tour les sentiments les plus contraires ; Penigme de ses yeux qui, tant6t la regardaient avec haine, tantot avec la douceur et presque l’humilite d’une supplication. Enfin, Vera sembla se decider a poursuivre : — Oui, vous avez raison, dit-elle, il faut meltre fin a Pattente ou vous etes, et vous expliquer mon etrange conduite; mais il me faut pour cela du courage, et pour venir ici comme me voici, pour L’lMMOLATION. 2 iT m’adresser a vous, comme je vais le faire, il faut encore..., ilfautque, sans savoir pourquoi... — Eh bien ! dit Fleurange avec un demi-sou- rire, achevez! Quefaut-il encore? — II faut, repondit Vera d'une voix basse et emue, il faut qu’un secret instinct m’avertisse que vous etes bonne et genereuse. Cette fin, apres ce debut, n’eclaircissait point la situation et la rendait au contraire plus obscure. — C’est assez de preambules, dit Fleurange avec un certain accent de fermete. Parlez claire- ment maintenant, comtesse Vera; dites-inoi tout sans restriction : vous pouvez me croire, lorsque je vous conjure de ne rien craindre. Vos paroles dus- sent-elles me faire un mal que je ne puis en ce mo- ment ni prevoir ni comprendre, parlez, je l’exige, n’hesitez plus. — Eh bien, tenez! dit Vera, en jelant tout d’uri coup sur la table un papier qu’elle avait lenu ca- che jusque-la. Fleurange le prit, le regarda, et rougit d'abord ; puiselle palit. * — Ma supplique ! dit-elle, vous me la rappor- tez? Elle a done ete refusee. — Non ! elle n’a pas ete envoyee. — Cela signifie quo l’imperatrice, apres m’avoir 218 FLEIT.ANGE, lemoigne (ant de bonte, a change d'avis et a refuse de s’en charger? — Non. Elle m’a ordonne, au contraire, d’cn- \oyer votre supplique et d'yjoindrc sa rccomman- dation. — Eli hien? — J’ai desobci a ses ordres. — J’altends l’explication, que vous allez me donner sans doule. Parlcz maintcnanl sans vous interrompre, j’ecoute. — Eh bien, d’abord, repondez-moi. Saviez-vous que Georges de Walden etait l’epoux qui m’elait promis et a qui mon pere me destinait des l’en- fance? — Qui vous elait promis?... des I’cnfance? Non, je nesavais pas cela. N’importe, poursuivez. — N’importe, en effet, ce n’esl pas de cela dont il s’agit, quoique j’aie du vous le rappeler. II ne s’agit pas non plus de son malheur, ni de son ef- froyable sentence, ni de cetle affreuse Siberie ou vous pretendez le suivre, et partager un sort dont vous nc sauriez ni adoucir, ni peut-6lre supporter la rigueur. Ce dont il s’agit, e’est de le preserver de cclte dcstinee, e’est de le sauver, e’est de lui fairc recouvrer la vie, l’honneur, la liberie, tout ce qu’il a perdu, cn un mot. Ses biens, sa fortune, L’lMMOLATION. 2i9 son nom, son rang, tout peut lui 6trc rendu! C’est la ce que je viens vous dire, ct vous demander de seconder. — Tout peut lui etre rendu! repeta Fleurange d’une voix alleree. Par quel moyen? par quelle puissance? — Celle de l’empereur invoquee et de sa cle- mence obtenue par mes prieres; mais a deux con- ditions, dont l’une esl imposee a Georges et l’autre depend de moi. A ces deux conditions, il s’en joint une troisieme, et celle-la depend de vous, de vous seule ! Les grands yeux de Fleurange se fixerent sur Vera avec une expression d’etonnement profond, m61e d’angoisse. — Achevez, je vous en conjure ! dit-elle. Aclic- vez, si vous ne rSvez pas, en me tenant ce lan- gage, ou moi en l’ecoutanf, — si nous ne sommes pas folles l’une ou l’autre. Vera joignit les mains, et s’ecria vivement avec passion : — Oh! je vous en conjure ! ayez pitie de lui ! Elles’arrfita suffoquee par l’emotion. Fleurange la regarda encore, avec la meme expression, et, sans parler, fit signe de continuer. El!c semblait concentrer son attention pour par- 2o0 FLEURANGE. venir a comprendre les paroles qui lui ctaienl adressees. — Je vous 6coute, dit-elle enfin, je vous 6coute atlentivement et Iranquillement : parlez-moi de mcme. Vera reprit d’une voix plus calme. — Eh liicn ! ce matin, au moment ou je venais de lire voire supplique et de comprendre, pour la premiere fois, quel elait l’exile que vous deman- diez a suivre... dans ce moment-la, precisement, l’empereur est arrive au palais et m’a fait appeler. — L’empereur! dil Fleurange avec surprise. — Oui. Et savez-vous ce qu’il voulait me dire? Vous nele devinez point, et je le congois, car vous ne savez pas avec quelle ardeur j’avais sollicite la grike de Georges, avec quel zcle j’avais recueilli, dans ce but, toutes les circonstances les plus pro- pres a desarmer son souverain. Eh bien! ce que l'empereur voulait m’apprendre, c’est que cette grace, il daignait me l’accorder .. a moi, Fleu- range! comprenez-vous? mais a deux conditions. — Sa grace ! s’ecria Fleurange. Continuez, j e- coute... — La premiere, qu’il passerait quatre annecs dans ses terres de Livonie, sans en Longer... Vera s’arrfita. L’lMMOLATION. 251 — J’enlends, et ensuile? dit Fleurange en levant les yeux. — Ensuile, dit Vera lentcment, mais non sans trouble, que la volonte de mon pere et du sien s’accomplirait avant son depart. Fleurange frissonna. Un froid glacial lui gagnait le cceur, et la I6te lui tournait commesi elle avait le vertige. Elle demeura loulefois parfailement immobile. — Sa grace est a ce prix? dit-elle a voix basse. — Oui. L’empereur prend interet a moi depuis mon enfance, il aimait mon pere, et il lui a plu de rattacher cet acte de clemence a l’accomplissement de sa volonte. Il y eut un long silence. Yera elle-mcme (rcm- blait, en regardant les levres pales et les joucs decolorees de Fleurange, dont les yeux etaient tixesdevant elle, dans l’espace. — Et lui?... dit-elle enfin, il accepfera sa grace a ce prix... sans hesiter, n’est-ce pas? — Sans hesiter ? repeta Vera en rougissant d’une emotion nouvelle, voila ce que je ne puis dire ; c’est ce doute qui m’humilie et m’epouvante, car l’empereur regarderait la moindre hesitation comme une ingratitude nouvelle , et peut-ctre annullcrait sa grace. FLEURANGE. 2S2 — Mais pourquoi besilerail-il? dit Fleurange, d une voix qu’on entcndail a peine. — Fleurange! dit Vera, avec l’accent passionne qu’elle avail eu deux ou trois fois pendant cet en- tretien, dechirons-nous muluellement le cceur s’il le faut, mais allons maintenant jusqu’au bout. Vous a-t-il ete permis de voir Georges, depuis que vous etes ici? — Non. — Mais il vous attend, il sait que vous etes arri- vce, et quel devouemcnt vous a amende pres dc lui? — Non, il l’ignore encore, et ne doit l’apprendre que demain. Un eclair de joie brilla dans les yeux noirs dc Vera. — Alors, il depend de vous qu’il n’hesite pas, ct qu’il soit sauve!... Oui, Fleurange ! qu’il ignore voire arrivee, qu'il ne vous revoie pas... Qu’il ne vous revoie jamais! conlinua-t-elle enla regardant avec un effroi jaloux qu’elle ne put dissimuler, et la vie redevient pour lui, belle, brillante, heureuse — cc qu’elle etait, ce qu’elle devait etre (oujours — et le souvenir de ces dcrniers mois s’effacera corrime un songe ! . .. « Comme un songe! » Fleurange repeta machi- L’lMMOLATlON. 253 nalement ces deux mois, en passant la main sur son front. — Je vous ai tout dit maintenant, ditVcra, je vous ai fait un mal que je comprends mieux qu’une autre. Mais, poursuivit-elle, avecun accent qui re- tentit jusqu’au fond de l’ame de celle qui l’ecou- tait, je voulais sauver Georges! jevoulaisqu’ilme fut rendu! et j’ai cru — je ne sais pourquoi, car cela semblait insense, et je suis defiante d’ordi- naire, — oui, j’ai cru que j’obtiendrais de vous de m’aider contre vous-m6me ! Fleurange, les mains jointes et posees sur ses genoux, les yeux fixes devant elle, semblait depuis quelques instants ne plus lien entendre. Elle ecoutait cependant, elle ecoutait cette voix claire et distincte qui rendait dans son ame un son si juste, un son qu’elle avait toujours si bien su re- connaitre, et auquel jamais elle n’avait desobei. Si Georges etait fibre, s’il recouvrait son nom, son rang, sa position passee,nese retrouverait-elle pas elle-meme dans celle qu’elle occupait naguere? n’usurperait-elle pas, en ce cas, par trahison, le consentementobtenu de samere? et cela, au de- triment de celle qui etait la devant elle, la femme choisie pour lui, depuis son enfance? Ne serait-ce pas une autre trahison envers lui, que de s’offrir ii. 15 254 FLEUHASGE. maintenant it ses yeux comine un danger, comine nn obslacle, qui pourrait peut-etrc, au moment oil il recouvrerait la lilierle, la lui faire perdre de nouveau, avec cette faveur d’un moment qui la lui avail rendue? Elle posa sa main glaceesur la main de Vera, et eile leva vers elle son doux cl ferine regard. — C’cst assez, lui dit-elle d’une voix calme, vous avez bien fait. Oui, j’ai compris, soyez tranquille. Vera, etonnee de ce regard et de cet accent, la regardait avec surprise. — Agissez sans crainle, poursuivitFleurange du meme accent. Agissez comrae si j’etais bien loin, comme si je n’etais jamais venue. Et, prenant la supplique, qui elait restee sur la table, elle la dechira, et la jeta au feu ! Le papier flamba quelques instants, puis s’eteignit. Elle en regarda les cendres s’envoler. Vera, par un mouvement irresistible porta a ses levres la main qu’elle tenait encore dans les siennes, puis elle demeura muette et interdite. Elle elait venue decidee a l’emporter sur sa rivale, a la convaincre, a lulter enlin contre elle par tous les moyens, si elle echouait dans cette premiere tentative; mais sa victoire prenait tout d’un coup vnt caractere qu’ellc n’avait pas prevu. I/IMMOLATION. 255 A coup sur, elle avait ete facile, et pourlant Yera comprenait qu’elle avait ete sanglante. Elle res- sentait en ce moment plus de malaise que de joie, et son attitude n’exprimait pas plus le triomphe, que celle de Fleurange n’exprimait la defaite. Tandis que Tune demeurait la tele et les yeux baisses, 1’autre s’eiait levee. Une rougeur passagere colorait son visage, l’effort du sacrifice animait ses traits, et leur donnait un eclat inaccoutume. — Je pense, dit-elle, que vous navez plus ricn a me dire. — Non,... car ce que je voudrais dire, je ne le puis, et ne 1’ose. Yera se leva, et fit quelques pas vers la porle, mais un souvenir lui revint. Elle se rapprocha de Fleurange. — Pardonnez mon oubli, dit-elle, voici votre bracelet que vous avez perdu ce matin, et que j’e- tais chargee de vous rendre. A la vue du talisman, Fleurange tressaillit, ses couleursfactices s’evanouirent ; elle redevint mor- tellement pale, et tandis qu’elle le regardait en si- lence, quelques larmes, les seules qu’elle eut ver- sees pendant cet entretien, coulerent le long de ses joues. Mais cene fut qu’un instant. Avant que Yera put deviner ce qu’elle voulait faire, Fleurange 236 FEEUIiANGE. avail attache au bras de sa rivale le bracelet que celle-ci venait de lui rendre. — Cc talisman efait nn present de la princesse Catherine a la fiancee de son fils; il devait, disait- elle, lui porter bonheur. Ce n’est plus a moi qu’il appartient, je vous le rends : il est a vous. Fleurange lui tendit la main. — Nous ne nous reverrons plus, continua-t-elle, ne gardons pas l’une de l’auti e un amer souvenir. Vera prit sa main, sans la regarder. Jamais elle ne s’etait sentie a ce point touchee et humiliee, et sa reconnaissance elle-memeelait pour son orgueil une souffrance. La voix douce et grave de Fleu- range etait pourtant, en ce moment, irresistible et parlait a son coeur en depit d’elle-meme. Elle hesitait entre ces deux sentiments, lorsque Fleu- range reprit : — Vous avez raison, ce n’est pas a moi, en ce moment, a vous altendre, car vous n’avez plus rien, je crois, a me pardonner, et moi je vous par- donne tout. Et landis que Vera demeurait encore immobile, la tete inclinee, Fleurange se penclia vers elle et I’embrassa. L’lMMOI.ATION. 2V7 L 1 X Le marquis Adelardi disait parfois qu’il avait vu survenir danssa vie (ant de choses extraordinaires et imprevues, qu’il lui arrivait bien rarement d’etre surpris de quelque evencment que ce put elre. Le jour qui commengait devait cependant lui causer cette sensation d’une fagon tres-vive et deux fois repetee dans l’espace de quelques heures. II s’etait leve, scion sa coulume, assez tard et dejeunait au coin de son feu, lorsqmun billet lui fut remis dont le premier effet fut d’amener la fin prematuree de ce repas a peine commence. Apies avoir lu il tomba dans de profondes reflexions; bientdt il se leva et arpenta la chambre avec agita- tion. Enfin il se rapprocha de la fenfitre et relut pour la seconde fois les lignes suivantes : « Mon excellent ami, « J’ai change d’avis. Je vous prie instammenl, lorsque vous verrez le comic Georges, de ne pas 25S FI.EURAXGE. prononcer mon nom devant lui, et surtout dc prendre les plus grandes precautions pour qu’il ignore toujours le projet que j’avais forme ct le voyage que j’ai accompli. Cela sera facile, car ici personne ne me connait, ct demain, avant la fin du jour, j’aurai quitte Petcrsbourg. Toutvous sera explique : mais, pour le moment, je vous ecris ce qu’il est le plus necessaire et le plus presse que vous sachiez sans retard. » II avait beau lire et relire, telles elaient les pa- roles, signees Fleurange, qu’il tenait enlre les mains. Pour celte fois, le marquis etait completement deroute. Rien, absolument ricn ne lui venait a l’esprit qui put motiver ce brusque cbangement, lorsque le succes de la requete presentee a 1’impe- ratrice la veille etait assure, et lorsqu’il avait un souvenir anssi vif que recent de sa conversation avec Fleurange, pendant laquelle, n’ayant plus rien a dissimuler, elle lui avail laisse voir naive- menl loute la profondeur et la sincerite de ses sen- timents pour Georges. Sa fermele et son courage, il les connaissait de longue date, et l’idee de la voir reculer devant l’epreuve au dernier moment ne s’offrit pas memo a sa pensee. II y avait done la I, IMMOLATION. 2j9 un impenetrable mystere et il attendait avec im- patience l’heure ou il pourrait aller en demandcr P explication promise. Mais auparavant il fallait ctre fidele a son rer.dez-vous avec Georges. Pauvre Georges! il Ini faisait maintenant une compassion nouvelle ; apres s’etre demande la veille s’il etait digne de la consolation qu’il allait lui apporter, il lui semblait maintenant qu’il ne saurait plus vivre sans die, et qu’une nouvelle et plus effroyable sentence venait de frapper son ami! 11 allait done s’acheminer verslaforteresse pour accomplir plus tristement que jamais pres de lui le penible devoir de son impuissante amitie, lorsqu’une autre lettre lui fut apportee. Cette fois, la seule vue de cette seconde missive suffit pour le fairetressaillir, etil examina avecun elonnement extreme l’adresse etmeme l’enveloppe sur laquelle cette adresse etait ecrite, le cachet dont elle etait scellee, le leger partum qui s’en exhalait, tout etait pour lui un snjel de surprise ; et, par exception, il n’etait pas ici deraisonnable, commeil Test souvent, de s’appesantir sur tons ces signes exterieurs avant d’en chercher Pexplication en ouvrantlaletlre. Le lccteur en jugera, lorsqu’il saura que le marquis Adclardi reconnaissaiPsur cette adresse l’ecriture de son ami. Or, depuis que 200 FLEURlNGE. Georges elait prisonnier, iln’avaiteu ni la permis- sion ni le moyen d’ecrire; en second lieu, ce pa- pier, ces armes empreintes sur le cache!, ce par- fum, toutes ces choses appartenaient a une autre epoque, et aucune de ces elegances du passe ne lui avait assurement ele concedee en prison. Le seul aspect exterieur de celte lcllre avait done quelque chose d’incxplicable, et, lorsque enfinil l’ouvrit pour y chercher le mot de l’enigme, voici cequ’il y trouva : « Ami li es-chcr, « Au seul aper^u de ccftc lettre, avez-vous deja devine son contenu? Dans le cas contraire, appre- nez queje suis libre, ou du moins que je le serai domain! Mais en attendant, j’ai deja quitle l’af- freuse chambre ou vous m’avez laissehier, et me voici, grace aux soins du gouverneur de la forle- resse, elabli dans son propre appartement et en- toure deja de tous les charmanls accessoires de la vie civilisee, dontje me croyais separe a jamais, — accessoires qui sont pour moi l’aube du beau jour qui va se lever. Oui ! Adelardi, libre! par la grace de l’empereur, auquel jejure, avecempres- sement, de ne plus jamais eonspirer de ma vie ; libre! a deux conditions: l’une, de m’en allcr L’UIMOLATIO.N. 261 vivre chcz moi, en Livonie, pendant quafrc ans ; l’autre devincz-la ; elle n’cst pas plus rigou- reuse que la premiere : c’est d’en rcvenir a mcs premieres amours pour cclle a qui je dois ma grace : en un mot, de finir par mon commence- ment et de devenir l’epoux de Vera de Liningen ! Qu’en diles vous? N’est-ce pas la un denoumcnt quipourraitfigurer dans un roman? Vous me l’a- viez preditun jour, vous en souvenez-vous? Vous renoncerez a la folie qui vous tenteet vous tiendrez la parole qui vous engage. J’etais loin de le croire alors, et, meme maintenant, il est pcut-etre I on que celte jolie sirene soit a sept cents lieucs de moi, car je ne sais ce que je ferais, si jeme retrou- vais sous la fascination dece regard qui me faisail perdre la tele, tandis qu’en ce moment je suis lout au bonheur qui m’attend. Vera m’aime toujours ; elle est belle aussi, a sa maniere, et surtout elle possede un charme qui efface pour moi tous les auttes : elle a les beaux yeux de la liberte que je lui dois. Aussi ne suis-je point tente de lui refuser celte main qu'elle veul bien accepter, ni meme ce coeur un pcu blase, mais quo remplit aujourd’hui une dose de reconnaissance assez forte pour res- sembler beaucoup a l’amour qu'elle a le droit d’aUendi e. 202 FLEURANGE. « Au revoir, Adelardi ! Venez quand vous voudrez, je ne suis plus prisonnier, quoique jo me sois en- gage a ne sorlir d’iei que pour merendrea la cha- pellede l’imperatrice, oum’allendra eelle qui doit ensuite partir avec moi pour l’exil mitige auquel nous sommes condamncs. » II serait difficile de rendre l’etat etrange dans lequel la lecture de celte leltrc — suivant l’autrc de si pres — jeta cclui auquel ellesetaient toules les deux adressees. II lui eut ete impossible de dire s’il etait content ou triste, indigneou attendri, soulage ouaccablepar tout ce qu’il venait d’appren- dre a la fois; et quoiqu’il fut encore imparfaite- ment eclaire sur quelques-unes des circonslanccs qu’il desirait connaitre, il comprenait pourlant maintenant que, d’une fagon ou d’une autre, Fleu- range avaitete informeeavant lui dela grace accor- dee a Georges et des conditions dont elle etait accornpagnee. II resultait de la une explication fort simple de son billet, mais qui parut eri rneme temps au marquis lellement genereuse, touchante ct rneme sublime, que son interet tout entier se tourna avec une sorlede passion vers la charmante ot noble title, dont la lettreplacee devant lui, a cot6 de celle de Georges, semblait faire ressortir par L'OIMOUTION. 203 le plus grand contraste imaginable, la froidect egoiste legerete de celui- ci. En tout cas, il n’avait plus en ce moment a s’occuper de lui, a qui tout semblait sourire, mais de celle qui, sans qu’il s’en doutat, s’immolait pour lui , aujourd’hui coinme hier, avec un devouement mille fois plus desinteresse el plus genereux encore qu’aupara- vant. En ce moment sa porte s’ouvrit et il fit une excla- mation de joie et de bienvenue en entendant an- noncer Clement. C’elait precisemenl a lui qu’il songeait et a qui il voulait parler sans retard. Des qu’il le vit, il s’apergut toutefois qu’il ne savait rien. Clement, en effet, renlre la veille au soir fort tard et sorli avant le jour, n’avait point revu Fleurange depuis qu’il l’avait quiltee au retour del’hopital. Il revenait maintenant des funerailles obscures et loiniaines de son inforlune cousin, pour demander au marquis d’user de son influence afin de lui obtenir la permission de placer sur celte trisle tombe une simple croix de pierre. Mais il ne put entamer le sujet qui l’amenait, carle marquis etait presse d’aborder celui donl il ctait lui-meme rempli, et avec une vivacile qui l’empecha d’abord d’apercevoir l’etfet qu’il pro- duisait sur celui qui l’ccoulait, il lui appril que 264 FEEUIUNGE. la grace de Georges elait accordee, el a quclles conditions. Clement demeura immobile, et pen- dant quelques instant l’exces de sa surprise l’em- p6cha de repondre. Cette nouvelle changeait si brusquement pour lui l’aspect de toules choses, que son esprit se refusait a la comprendre. II re- gardait done le marquis avec une expression tene- ment singuliere, que celui-ci en fut frappe, et il enlrevit clairement en ce moment qu’il avait tou- che avec imprudence une fibre plus profonde et plus vitale qu’il ne le supposait. — Pardonnez-moi, Dornthal ; je vous ai saisi beaucoup plus que je ne le voulais et que je ne m’y allendais. — Oui, dit Clement d’une voix alleree, j'en conviens. Mais sait-elle deja ce que vous venez de m’apprendre ? Pour toute reponse, le marquis lui mil dans la main le billet de Fleurange. II le lut, on le devine, avec une emotion plus vive encore que celle qu’il venait d’eprouver, mais il sut mieux la maitriser. — Pauvre Gabrielle ! e’est la evidemment un premier elgenereux mouvementdigne d’elle.Mais, dit-il avec un accent tout autre et ou tremblaitune indignation qu’il avait peine a reprimer — je ne L’MMOLATION. 265 puis comprendre encore que ce... que le comte Georges consenle sans hesiter a la condition proposee ; car, en definitive, jamais je ne croirai quecelte condition puissc lui etre rigoureusement impose'e par l’empereur, encore moins qu’ellesoit acceplee par celle qui en est l’objet, s’il sait faire valoir comme il le doit les sentiments qui, de son cote, je le suppose au moins, l’empScheronl d'y souscrire. Le marquis hesita un instant, puis il lui dit : — Tcncz, Clement, l’heure presse, il vaut mieux que vous sachiez toute la verite sans re- tard. Et il lui donna la lettre deGeorges. En la lisant, le mepris et la colere eclaterent si vivement sur le visage de Clement, que le marquis demeura etourdi de l’eclat dont flamboya un in- stant son regard indigne. Il froissa la lettre et la jeta sur la table. — C’etait bien la, en et’fet, dit-il, ce que j’aurais du altendre de rhomme dont vous me parliez bier ! 0 pauvre Gabrielle ! continua-t-il d’une voix trem- blante d’emolion et de lendresse, c’esl done ainsi qu’ont ete prodigues et perdus les chers tresors de ton coeur ! Il s’appuya sur la table ct cacha sa tele dans scs FLtUKANuE. “2C0 deux mains. Pendant quelqucs instanls il y eut nn silence que ni l’un ni Paulre ne chercherent a rompre. Enfin demerit revinl a lui : — Monsieur le marquis, dit-il, encore une fois, pardonnez-moi ; je ne sais en verite ce que vous penserez de moi apres m’avoir vu tel que je viens de me montrer a vous. Au restc, peu importe, il ne s’agit pas de moi, mais d'elle. Il y a un point que je vous recommande el sur lequel je n’ai pas besoin d’insister: il faut qu’elle ignore le contenu de cette lettre ; il faut que jamais elle ne sache — jamais, enlendez-vous? — de quelle sorte elait cet amour qu’elle croyait digne du sicn. Le marquis le regarda avec elonnement. — El e’est vous, Dornlhal, dit-il, qui vousoccu- pez ainsi avec tant de soin de menager vis-a-vis de voire cousine le souvenir du comte Georges ? Celle absence totale de vulgaire triomphe el de preoccupation egoiste ajoutait une surprise nolable de plus a celles de la matinee. Clement ne remarqua ni l’accent d’Adelardi, ni Pexpression bienvcillanle et affectucuse du regard qui accompagnait les paroles qu’il venait de dire. — Je voux qu’cllcsouffrc lemoins possible, dil-il L’lMMOLATION. 207 brievement; c’esl la mon unique affaire et ma seule pensee. II se leva pour sortir. Le marquis lui serra la main avec une effusion qu’il temoignait rarement, etlorsque Clement l’eut quitle, il demeura longtemps pensif. Peul-etre songeait-il en ce moment quo la ren- contre et l’etude d’un noble coeur valaient mieux ou du moins tout autant que la plu- part de celles qu’il avail rechcrcliees et culli- vees jusqu’a ce jour avec lant d’empressement. LX A son retour, Clement apprit que sa cousine l'a- vait deja demande plusieurs fois. 11 monta sur-le- champ dans la piece ou elle se tenait. Son emotion, en la revoyant, quoique moins imprevue que tou- tescelles qu’il venait d’eprouver, fut plus profonde qu’il ne s’y atlendait, car il ne s’etait pas prepare auchangementproduiten elle paries heures quive- naient de s’ecouler. Elle etait cependanl aussi calme et aussi r6$olue que la veille au soir, mais 2C8 1'LEURANGE. elle avait traverse pendant cet intervalle cc quo l’on pcut nommcr l’agonicdu sacrifice, cettc Insure d’ineffablc souffrancc qui n’est pas celle ou l’im- molation desoi-meme est acceptee, ni meme celle ou elle est consommec, maiscetle heure interme- diaire ou la repugnance lutte encore violemment contre la volonte. Et e’est bicn,*en effet, a cettc place, dans l’ordre de scs souffrances, que celle- lii a ete enduree par noire Maitre atous, lorsqu’il s’esl fait noire semblable. Fleurange avait pris quclques instants de repos, une heure a peine, avant le jour. Le reste de la nuit elle 1’avait passee lout entiere a lulter ainsi avec sa souffrance. Les sanglots qui gonflaient son eoeur, reprimes avec effort pendant son entretien avec Vera, elle les avait laisse eclater sans con- trainte lorsqu’elle s’etait relrouvee seule dans la nuit, et elle s’etait livree au vain soulagement de savourer a loisir l’amcrtume du sacrifice, en im- posant silence a toute consolation, et en laissant presque les vagues du desespoir monter jusqu’a elle, et, sinon l’atteindre, au moins la menacer. La ebambre qu’elle occupait, plus vaste encore et plus somplueuse que celle de mademoiselle Jo- sephine (puisque c’elait celle de la princesse Ca- therine cllc-meme), n’elait eclairee que par une L’lMMOLATION. 20') lampe qui brulait devant les images saintes en- chassees dans l’or et l’argent, et placees dans un angle, selon l’usage russe. Fleurange s’elail jetee sur un canape et la, pen- dant Iongtemps, la I6te cachee dans les coussins, ses longs cheveux cpars, ses mains couvrant son visage inonde de larmes, elle avait exhale sa dou- leur sans faire aucun effort pour la moderer. Une fois dans sa vie deja, elle s'etait livree a ce genre de douloureux Iransport. C’etait — avec hien moins de raison sans doute — deux ans au- paravant, durant les premieres heures qui avaient suivi son depart de Paris, lorsqu’il lui avait sem- ble qu’elle etait seule au monde et que loutes les joies de la vie etaient a jamais finies pour elle. Celle fois-la, ceux qui n’ont pas oublie le debut de cctte histoire se souviennent peut-etre que la vue d’uneetoile, apparaissantsoudainementa ses yeux, dans le cieleclairci, lui avait apporte un message de paix. Dieu sait ainsi, quand il lui plait, donner une voix a tout dans la nature, et parler a ses creatures par les oeuvres de ses mains, ou meme des leurs. Une impression du m6me genre amcna en ce moment un premier apaisement de la lempete qui bouleversait son ame tout enliere. 270 FLEURANGE. En relevant tout d’un coup la tete, apres 6lre demeuree longtemps dans l’attitude que nous vc- nons de decrire, ses yeux se porterent naturcllc- ment vers Tangle eclaire de la chambre oil la lampe allumee devant les images faisait elinceler la plus riche d’entre elles. Dans ces images grec- ques, on le sail, les tetes peinles sur la toile se detachent seules de T or et des pieireries qui les entourent. Celle qui altirait en ce moment le re- gard de Fleurange, cetait Timage du Christ, c’etait ce visage sacre, dont le type est connu de tous ceux qui ont vu des representations de Tart byzan- tin. Ce visage long et grave, ces yeux doux, calmes et profonds dont Teffet saisissant et mysterieux est mille fois superieur a tout ce que peut pro- duirela simple reproduction de la beaute humaine. Cette impression, qu’un pieux amour de T art suffit pour faire comprendre, etait accompagnee pour Fleurange d’un vif souvenir d’enfance. Elle avail souvent prie devant une image de cet aspect dans Teglise de Santa Maria al Prato. Elle attacha main- tenant ses yeux sur les yeux divins, fixes sur elle, et peu a pcu, il lui sembla que ce doux et puis- sant regard penetrait jusqu’au fond de son ame et y portait une consolation soudaine, merveilleuse et inexpvimable. Elle demeura comme saisie, et L’lMMOLATION. 21 quiltant peu a peu l’atlitude qu’clle avait ganlec jusque-la, elle resfa quelque temps assise, Ics mains jointes. Bientot, les yeux toujours fixes sur l’image sainte, elle lomba a genoux, et inclinant la tete, elle demeura longtemps plongee dans un recueillement profond. Sa douleur immoderee semblait s’apaiser et changer de caractere. Ses larmes, sans cesser de couler, cesserenl d’etre ameres, et leur objet se transforma, car, dans la douceur de ce regard majeslueux, elle avait su lire un reproche, et elle avait su le comprendre !... — OmonSauveur et mon Dieu! pardon! s’ecria- t-elle avec ferveur, en courbant son front jusqu’a ce qu’il louchat la lerre. Pardon!... Oui, malgre la purete, malgre la piete, malgre la droiture de son ame, cette pa- role, Fleurange aussi avait a la dire, et a compren- dre qu’elle renfermait pour elle l’apaisement el la paix. Elle l’entrevil pour la premiere fois en ce mo- ment. Une lueur, jamais apergue, commenga a se lever dans son ame, comme la faible blancheur de l’aurore qui precede le jour, et sa douleur lui ap- parut comme la punition d’un oubli, ses larmes, comme une expiation. Ces pensees etaient encore confuses, mais leur 272 FLEURANGE. influence elait deja bienfaisanle ; et bienlot die scnlitnailrcveritablcment enelle-mfime cel te force cl ce courage dont, pendant son entretien avec Vera, elle n'avait eu que l’apparence exterieure. Elle avait toujours ele capable d’agir en depit de la souffrance. Maintenant, elle commenga a la comprendre el a la vouloir. La nuit elait fort avancee, mais elle ne sentait pas le besoin du repos, ct, avant de le chercher, elle voulut donner a son esprit et a son coeur, plus fatigues mille fois que son corps, celui dont ils avaient besoin. Sous l influence de tous les inci- dents et de toutes les emotions diverses de celte journee, elle ecrivit a la mere Madeleine une let- tre qui en etait le recit fidele. Sa joie du matin, son sacrifice du soir, son des- espoir a peine apaise de la nuit, rien ne fut cache ou supprime, pas me me une nouvelle et ardcnle aspiration vers ce cloilre d’ou elle croyait ne plus pouvoir etre repoussee desormais, et qui lui sem- blait en ce moment l’uniqne refuge de son coeur brise. II y a un certain art a lire dans le coeur des au- tres, mais il y en a un non moins grand a savoir faire lire dans le sien, ct celui-la, Fleurange le possedait au supreme degre, vis-a-vis de cede L’ill MOLATION. 273 grande ame, qui, de loin comme de pres, veillait pres de la sienne. Cet epanchement la soulagea. Elle dormit en- suite quelques heures, el, a son reveil, la lettre que le marquis Adelardi venait de lire et de com- muniquer a Clement fut ecrite et envoyee sans faiblir. Mais line telle nuit avait laisse sa trace. Lcs yeux rougis de Fleurange, ses traits alleres, scs levres pales et tremblantes, l’expression doulou- reuse de ses yeux, furent pour Clement les indi- ces d’une souffrancc qui etait pour lui-m^me un intolerable supplice. II eut voulu la lui epargner aux depens de sa vie, et il etait permis de dire qu’ill’avait prouv£. Mais maintenant que rien ne lui imposait plus le difficile devoir d’appeler pour elle de tous ses voeux le bonheur qu’elle attendait de la tendresse d’un autre, le cri impetueux de son proprecccur se faisait entendre avec une puis- sance presque irresistible, el jamais Clement ne se monlra plus maitre de lui que dans cette mati- nee, ou il lui fallut arrfiter 1’impulsion qui l’eut mille fois jete aux pieds de sa cousine, et ou il parvint a dominer le desir passionne de lui dire qu’elle aimait et pleurait un ingrat, et qu’elle etait elle-mcme plus ingrate encore que lui ! FI-El'IlANGB. 27 i Au lieu do ccla, ils se serrerent la main en si- lence. Fleurange vit qu’il elail instruit de tout el fut soulagee de n’avoir ricn a lui apprendre. En peu de mots, ils eurent regie ce qui concernait leur depart, el Clement lui promit que, dans vingt- quatre lieures, ils pourraient se mettre en route. Sur ces enlrefaites, mademoiselle Josephine pa- rut, et Clement, trop preoccupe pour user de cir- conlocutions, lui annonga tout simplement, sans autre explication, le changement survenu dans les intentions de sa cousine. Mais, lorsqu’au comble de la joie, Josephine s’ecriait : « Elle repart avcc nous!... 0 mon Dieu! quel honheur!... » Clement fronga le sourcil et lui serra la main d’une facjon si expressive, que la pauvre demoiselle s’arrela tout court, et, selon sa coutume, renferma son exaltation dans un mutisme complet, en se disant qu’un jour viendrait peut-etre ou elle compren- drait toutes ces inexplicables choses, et entre au- tres pourquoi, lorsqu’elle pleurait du depart de Gabrielle, il avait fallu lui dissimuler son chagrin, el pourquoi, maintenant qu’elle restait, il ne lui etait pas permis de temoigner sa joie. — Tout cela est fort bizarre... j’ai loujours Fair de (rapper a faux. Et cepcndant, Clement, permel- tez-moi de vous le dire, jesoupQonne que, quant a L’lilMOL.VnO.N. 2:5 ce M. le comte Georges, c’etait moi, et moi seule qui avais raison. Cette derniere reflexion ne lui echappa, comme de juste, que plus tard, a l’heure des epanchements parliculiers qu’elle se procurait loujouis de temps a autre avec Clement, et nous devons ajouter que le sourire qui 1’accueillit la dedommagea du fron- cement de soured que nous venons de noter. La soiree s’ecoula presque en silence. Le mar- quis Adelardi la passa avec eux, et le maintien calme et simple de Fleurange, tandis que l’ef- frayante alteration de ses traits ne permettait pas de se meprendre sur l’etendue de sa souflrance, redoublerent l’enthousiasme qu’elle lui inspirait et qui devenait peu a peu une amitie solide et des- tinee a laisser dans sa vie une trace durable et bienfaisante. Avant de se separer, Clement et sa cousine echan- gerent quelques paroles sur les tristes funerailles de Felix. Aucun acte religieux n’avait pu les ac- compagner, mais le marquis Adelardi venait de promettre qu’il obtiendrait la derniere faveur sol- licitee par Clement et qu’une croix de pierre mar- querait la place ou il reposait ; le lendemain ma- tin une messe serait celebreepour lui dans l’eglise catliolique. 27G FLEUUANGE. — Nous assisterons a celle mcsse ensemble, dit Fleurange. — Oui, Gabrielle, j’y comptais. Le lendemain, en effet, Fleurange et son cousin etaient proslernes do bonne lieure au pied de l’au- lel de la grande eglise catholique, siluee sur la Per- spective de Ncwsky. Apres tout cequi avail trouble et bouleverse l ame de la jeune fille depuis la veille, ce fut un moment de triste et consolant repos. Ce long voyage, apres tout, malgre l’amere de- ception, malgre la douleur, malgre le sacrifice qui Faltendait a son terme, elle ne l’avait pas accom- pli en vain ! Celui dont elle avait console l’heure derniere, celui pour qui ils priaient en ce moment avait emporle la trace benie de sa presence dans les regions dont le repentir ouvre l’entree! Le re- pentir! salut de Fame qui le ressent, benediction de Fame qui le seconde, joie mysterieuse des an- ges qui l’inspirent et l’accueillent comme l’une des allegresses de leur beatitude elernelle ! Ils sorlaient de l’eglise et ils descendaient len- tement la longue avenue bordee d’arbres, nommee la Perspective de Newsky, lorsque leur marche fut arretee par une foule assez nombreuse qui station- nail en face de la grille du palais Anilschkoff, de- vant lequcl ils allaicnt passer. L'I'l ilOLVTIO.N. 277 Fleurange, livree a ses pensees, marchait sans regarder aulour d’elle, et Clement, de son cote, etait fort distrait, lorsqu’une emotion semblable a celle d’une secousse electrique les fit tout d’un coup tressaillir tous les deux : — Les maries vont passer, disait une voix. — Les maries?... les condainnes, vous voulez dire, repondit une autre en riant, car vous savez qu’ils partent ensemble pour l’exil. IIs n’en entendirent pas davantage. L’effort su- bit de Clement pour eloigner Fleurange fut im- puissant; elle lui resisla, etquitlant son bras, sans qu’il put l’en empecher, elle fit quelques pas ra- pides qui la placerent en avant, pres de l’un des arbres conlre lequel elle s’appuya, et elle regarda devant elle pale et muette. Elle vit la grille s’ou- vrir... elle vit la voiture parailre et bientot passer devant elle... elle le vit enfin, lui! Oui, elle vit les nobles traits du comte Georges, sa bouche sou- riante, son regard radieux. Elle vit un instant briller les yeux noirs et la chevelure doree de la mariee. Puis elle eutla sensation qu’il faisait nuit et que tout disparaissait de sa pensee, comme de sa vue ! II. n EPILOGUE . . . . Non, ma 1'ior Angela, je vous dis en- core une fois non, comrae lorsque yous m’avez fait cette meme demande a Santa Maria, ce beau soir du mois de mai, tandis que du haut du cloitre nous regardions coucher le soleil. Qu’y a-l-il de change? et pourquoi Dieu vous appellerait-il main- tenant dans cette solitude, s’il ne vous y appelait pas alors?... Parce que yous souffrez da vantage?... Mais, pauvre enfant, vous souffriez deja alors. « La vie, disiez-vous, vous semblait vide et lerne, insuffisante et imparfaite. » Et, par le fait, vous n’aviez pas tort : c’est bien la son veritable aspect lorsqu’on la regarde en la comparant a la vraie patrie qui nous attend. Contemplee ainsi, rien ne pent, en effet, y repandre le moindre attrait; mais aucunc tristesse ne se mele a ce genre de degout : 2S0 FLEURAXGE. on n’esl pas Irisle lorsqu’un objcl semblc mediocre et miserable uniqucmcnt parce qu’on le compare a un autre objct merveilleux et divin dont la pos- session est assuree. C’est la, je vous l’ai deja dit, le degout de la terre d’ou nait l’appel joyeux et irresistible au cloitre; mais, jc vous l’ai dit aussi, cetle voix divine, lorsqu’elle retenlitdans l’ame, y retenlit seule, a l’exclusion de toutes les voix du monde. Une damme s’allume qui absorbe etanean- tit toutes les autres, meme celles dont l’eclat ter- restre est doux et pur. Cet appel divin ne vous a point el6 adresse : le bonheur reve sur terre vous echappe, voila tout, et, pour la scconde fois, ce mecompte vous inspire la mcme pensee ; mais, comrne alors, je crois que si Dieu se fut reserve votre vie, il n’eut pas permis qu’un coeur tel que celui de ma Fleurangc fut un seul jour parlage! « Cette fois, il est vrai, tout est fini sans retour, et vous 6tes separee d’une maniere irrevocable de celui auquel ce coeur s’etait donne, et, laissez-moi vous le dire maintcnant, donne sans raison!... Vous tressaillez, ma pauvre enfant ! vous me trou- vez cruelle, et tout le faux eclat qui vous avait fascinee eclaire de nouveau en ce moment l’image encore presente et encore chore a voire pensee. Je j oursuis, neanmoins. El'I OGl'E. 2SI « II est un amour de la terre qui, s’il allonge la route pouraller a Dieu, n’en detourne point ce- pendant, et qui meme par les vertus qu’il exige, par les sacrifices qu’il impose, par les souffrances dont il est accompagne, seconde souvcnt les plus lobles mouvements de l ame. « Ne l’avez-vous pas apergu aujourd’hui, Fleu- range? la base d’un tel amour mariquait au voire. Je l’eus bien vite reconnu, lorsqu’a Santa Maria, j’eus ecoute votre recit jusqu’au bout et penetre jusqu’au dernier repli de votre coeur. Je compris alors pourquoi Dieu elevait devant vousun obstacle et vous imposait un sacrifice, et votre souffrancc me parul l’expiation d’une idolatrie que vous ne discerniez pas telle qu’elle etail. « Si je vous avais vue incerlaine ou hcsitante sur la route a suivre, si je vous avais trouvee mol- lement desireuse de vous epargner et d’echapper au sacrifice impose, je vous aurais, a cctte epoque, tenu peut-etreun langage plus severe; mais vous agissiez avec fermele et droiture, je remis a une epoque ou, avec le temps, la paixvous serait ren- due, le soin de vous 1’aire connaitre le mal secret et profond de votre coeur. En attendant, ce que vous souffriez alors me semblail une punition suf- fisanle. 10. 282 FLEU RANGE. « Mais il nc devait pas en etrc ainsi : la tentation devait renaitre, et sous une forme a laquelle il etait impossible que ma pauvre enfant put rcsisler ; elle ceda a l’impulsion genereuse et passionnee de son coeur et elle trouva, dansl’cxces meme de son devouement, une satisfaction pour sa conscience dont elle sentait confusement le besoin ; mais il en fallait davanfage, il fallait souffrir encore, souffrir plus qu’auparavant ; il fallait enfin que l’idole fut brisee et que ce brisement lui parut etre celui de son coeur lui-meme ! . . . k II n’en est rien, Fleurange : a travers la dis- tance, je voudrais que ma \cix vous parvint, et je voudrais que cette voix fut douee d’une puissance divine , lorsqu’elle vous dit : c< Relevez-voiis et « marchez . » Oui, reprenez votre marche dans la vie que Dieu vous a faite ; levez d’abord les yeux vers lui et benissez-le courageusement de vous avoir arrachee au piege d’une (endresse dont il n’etait pas le lien et dont le vide se fut revele a vous tot ou tard. Puis, regardez autour de vous, voyez qui vous pouvez consoler et secourir; voyez aussi qui vous pouvez aimer; voyez surlout qui vous aime, et faites taire dans voire coeur la pen- see, coupable a l’egal d’un blaspheme, que vous in’exprimez par ccs mots : « Ma vie est depouillee EPILOGUE. 283 de tout ce qui pent me donner ledesir de vivre !... » « Vousla relirez un jour, ma Fleurange, celte amere et ingrate parole, et, je vous l’atteste, vous la trouverez mensongere. Si Dieu ne vous a pas creee pour l’aimer, a l’exclusion m6me de ces af- fections permises qu’un rayon de son amour illu- mine, vous l’etiez bien moins encore pour trouver le repos dans un amour prive de cette lumiere, amour dont un dechirement soudain et une souf- france aigue vous ont empechee d’eprouver la na- ture perissable, et vous ont epargne la douleur d’une irreparable deception ! « Encore une fois, Fleurange, a genoux ! et rendez grace; puis debout, et agisscz. Point d’af- faissement sur vous-meme, point de souvenir com- plaisant de vos desirs trompes, de vos peinessoul- fertes. Courage ! votre coeur a ete faible et fascine, mais jamais encore votre volonte n’a cesse d’etre forte, et quelque rude que fut le chemin du devoir, il vous a suffi de le regarder, pour y marcher sans defaillanee. Courage! vousdis-je, vous vivrez, — et vous ferez mieux que vivre, — vous guerirez et vous vous souviendrez de cette heure qui vous pa- rait si sombre, commc de celle qui aura precede le jour veritable qui doit eclairer votre vie. « Au premier moment, celte letlre ajoutera a 28 1 FLEUIiANGE. voire tristesse et vous vous trouvercz privee de tout, meme de la consolation que vous atlcndiez de moi; mais ne cedez pas a la (enlalion de bruler ces pages, lorsque vous les aurez lues. Gardez-lcs pour les relire, ct, soyez-en cerlaine tot ou tard le jour viendra ou une douce promesse de bonlieui repondra au fond de votre coeur a celte lecture. Vous comprcndrez alors quels soul pour vous les voeux de votre mere Madeleine, car ce jour-la, ma Flcurange, ils seront exauces!... » Celte reponse a la letlre ecrite par Fleurange pendant la nuil agitee qui avail suivi son entrevue avee la comtesse Vera, nous nela niettons pas sous les yeux du lecleur a l’epoque ou, au retour de son triste voyage, elle lui parvint a Rosenhain ; mais deux ans apres ce jour, un soir d ote, ou, as- sise pres de la riviere, sur le banc du jardin, la jeune fille relisait ces pages pour la seconde fois. L’aspecl de celle que nous retrouvons a celte place elait quelque peu alter e. Une cruclle maladie, suite des emotions et des fatigues endurees deux ans auparavant, avait mis sa vie en danger, et a sa longue convalescence avait succede un mal plus lent, plus profond, plus difficile a guerir, conlre lequel tous les remedes, memecclui d’une volonte EPILOGUE. 2:5 energi'jucment resohie a les seconder, 6taient longlemps demeures impuissanls. Pendant cette pliase de faiblesse, jusquc-la ine- prouvee, la vie etait devenue pour Fleurange nou- velle et difficile. En effet, pendant longtemps, il avail fallu renoncer a combattre par l’aclivite des devoirs remplis la double langueur de la maladie et de la trislesse, supporter l’inaction sanslarendre pour elle-meme et les aulres un lourment de plus ; en un mot, faire sur elle-meme un conslant et si- lencieux travail : elle l’accomplit toutefois en ac- eeptant avec une reconnaissante douceur les soins de tous ceux qui l’entouraient, et, sans roidir contre eux son coeur froisse, mais, au contraire, en s’efforgant de les convaincre queleur tendressc lui suffisail et que, revenue pres d’eux, il ne lui manquail plus rien. Pcu a peu cette parole fut di'e sans elfort. Comme le soleil qui, au printemps lait fondre la neige, puis rechauffe la lerre, puis la couvre de fleurs, elle sentit de meme que, sous l’intluence de cette bienfaisante tendresse, tout recommencerait a vivre dans son coeur et dans sa pensee. N’ctait-il pas doux, en effet, fandis qu’elle etait elendue pendant de longues heures sur sa chaise longue, dans un demi-sommeil, d’entendre autour d’elle, comme un gazouillcment d’oiseaux. 280 FLI'.UI'.ANGE. la voix caressanle de Frida, melee a cello des pe- tits enfants de ses deux cousines, qu’elle aimait tant a tcnir dans ses bras et a caresser lorsqu’ils l’avaient revcillee? n’elail-il pas consolant d’ap- puyer sa tele sur un cceur presque maternel? n’etait-il pas salutaire de causer avec son oncle Ludwig, lorsqu’apres avoir fait rouler sa chaise pres de la jeune maladc, il lui parlait de tant de choses dignes de fixer son attention, sans la de- tourner jamais dela plus haute de toutes? Et Frida? et Clara? et Julian et Ilansfelt? tous n’apporlaient- ils pas leur part d amilie sure et fidele, etchacun, pour ainsi dire, une fleur qui ojoutait son par- fum a Fair qu'elle respirait? n’etait-ce rien, enfin, en ouvrant les yeux, de renconlrer lc bon regard de sa vieille amie, qui, apres avoir cru la voir mourir, ne pouvait se lasser de la regarder vivre? Et que dirons-nous maintenant de cclui que nous n’avons pas encore nomme, de celui dont, la sollicitude pour clle n’ctait point en apparence plus grande que celle de ses parents et de ses soeurs, et qui, toutefois, pendant cette longue con- valescence, avait fini par prendre pres d’elle une place qu’aucun d’eux ne songeait plus a lui dispu- tcr? Le caractere de Clement cut etc mal depeint si, apres la catastrophe imprevuc qui lui avait EPI.OGL'E. 287 rendu la liberte de ses esperances, on le suppose prompt a les admettre et surlout a les exprimer. Neanmoins, depuis que l’empire violemment et constamment exerce sur lui-meme cessait de lui setnbler un devoir absolu, depuis que la peur de se trahir ne l’obligeait plus a une contraiute qui, lorsqu’il etait pres de sa cousine, s’etendait a tous les sujets et finissait souvent par dissimuler en parlie a celle ci la supei’iorite de son esprit et la rare beaute de son intelligence; un ebangement, qu’il n’apercevait pas lui-meme, s’etait opere en lui et donnait maintenant a sa pliysionomie, a l’ac- eent de sa voix, a loute sa personne, un caractere lout autre qu’auparavant, aux yeux de celle a la- quelle il apparaissait ainsi pour la premiere fois. Elle le remarquait avec surprise, et, lorsqu’il in- terrompait leurs lectures par des pensees qui jaillissaient spontanement de son coeur emu ou de son intelligence libre dans son essor, et abor- dait maintenant une foule de sujets qu’il s’etait interdits jusque-la, elle devenait pensive et com- parait, malgre elle, cette eloquence de l’ame dont la source etait si profonde et l’elan parfois si eleve, avec cette autre eloquence qui l'avait eblouie na- guere, et dont l’esprit, l’esprit seul cultive avec soin faisait tout le charme. Cliaque jour elle at- 238 KLEURANGE, tendait avcc plus d’impalicncc l’heure de ccs lcc- lurcs ou de ces enlretiens ; clle avait bien appre- cie deja 1c devouement, la bonte d’ume incom- parable de son cousin, sa loyaute, son energie, son courage ; toules ces qualites, elle leur avait rendu justice, et cependant il lui sembla d’un coup qu’elle ne l’avait jamais connu ; elle se demanda meme un jour si jusque-la elle l’avait jamais regarde, tant l’expression de ce visage, ou rayonnait ce qu’il y a de plus divin ici-bas, la double noblesse de Fame et de l’intelligence, tant ce regard et ce sourire compensaient l’imperfec- tion de traits remarquee jadis chez Clement, mais que les annees avaient d’ailleurs grandement mo- difiee a son avantage. Elle reconnut done bientot que, tout en ayant eu beaucoup d’amitie pour son cousin, elle avait cependant etd injuste envers lui, et ne l’avait ja- mais apprecie a sa juste valeur. Mais quel fut le jour, l’heure, le moment qui lui fit decouvrir qu’elle avait ete envers lui non- seulement injuste, mais ingrate, ingrate jusqu’a la cruaute? C’est ce que nous ne saurions dire, e’est ce qu’elle ignorait peut-etre elle-meme. Fut-ce le jour ou, apres avoir lu d’une voix trcmblante un passage qui expriinail ce qu’il n’o- EPILOGUE, 289 sait dire, il leva soudainement les yeux et la re- garda comme il ne l’avait jamais encore fait? Fut-ce cet autre jour ou, passant sur son violon d’une melodie a une autre, il joua cette romance sans paroles qu’Hansfelt avait nommee V Amour ignore, et s’arreta tout d’un coup, hors d’etat de poursuivre? Ou bien encore lorsque, vers la tin du second printemps ecoule depuis leur retour, elle fut tout a fait retablie, et qu’il la vit pour la premiere fois dehors, debout pres du grand buisson de roses, les mains remplies de tleurs? fut-ce lorsqu’il s’a- genouilia pour enramasser une tombee pres d’elle, et qu’il demeura ainsi jusqu’a ce qu’elle lui tendit la main et lui dit, en rougissant, de se relever? Il n’importe. Ce jour vint, et il avait precede de peu celui ou nous l’avons trouvee assise sur le banc au bord de la riviere, relisant attentivement la lettre que la mere Madeleine lui avait adressee deux ans auparavant. La jeune fille, nous l’avons dit, n’etait plus tout a fait telle que nous l’avons souvent depeinte. Sa longue maladie avait laiss6 quelques traces, mais de ces traces qui dans la jeunesse sont presque un charme de plus, en attendant le retour de l’6clat complet de la sante. La taille de Fleurange, plus 290 FLEURANGE. souple et plus mince , son teint , d’une blan- chcur plus transparente, ses longs clieveux, cou- pes pendant sa maladie , renaissant maintenant sur son front el encadrant son jeune visage de boucles epaisses et soyeuses : tout, en ce mo- ment, lui donnait quelque chose de la grace de l’enfance, et en la voyant aujourd’hui pres de son cousin, dont la haute taille et l'expression male et energique avaient toujours ajoute, en apparence, quelques annees a son age veritable, on n’eut ja- mais pu deviner qu’elle n’elait pas la plus jeune des deux. Elle lisait done, immobile et attentive, et de temps en temps son visage se colorait et exprimait ses emotions diverses. Mais lorsque, a pres avoir lu les mots jadis ecrits par- elle-meime : « Ma vie est depouUlee de tout ce quipeut donner le desir de vtvre , » elle en vint a ceux-ci : « Vous la relirez un jour , Fleurange, cette amere et ingrate parole, et, je vous Vatteste, vous la trouverez mensongere, » elle s’arreta tout court, et, levant au ciel des yeux pleins de larmes : — Oui, ma mere, dit-elle, vous aviez raison! Elle couvrit son visage de ses deux mains, et demeura longtemps absorbee et comme envahie par un Hot de pensees. EPILOGUE. 291 Dans les profondeurs de sa memoire, de vagues souvenirs sillonnaient le passe comme des eclairs, et lui faisaient revoir, dans un reve confus, quel- ques scenes oubliees. Cette violente explosion de douleur, ces sanglots qu’il n’avait pu reprimer, lorsqu’il avail appris qu’elle voulait suivre Georges ; plus tard, ces pa- roles murmurees, sur la glace, dans ce moment qu’il croyait le dernier de sa vie, a peine enten- dues et vite oubliees alors, elles surgissaient au- jourd’hui, semblables a ces ecritures invisibles que l’approche du feu fait apparaitre. Ce senti- ment qu’elle ne discernait que depuis quelques jours, Clement l’aurait-il done eprouve plus tot, l’aurait-il eprouve toujours?... Et, s’il en etait ainsi, oh ! alors, quelle avait ete sa tendresse, quelle avait ete sa Constance, et quelles avaient ete les souffrances endurees pour elle ! Helas ! qu’avait- elle inflige elle-meme a ce noble et fidele ami ! — Oh! s’ecria-t elle tout haut, qui a jamais ete plus aveugle, plus ingrate, plus cruelle que moi ! Elle se tut en tressaillant et leva la tete ; car elle croyait avoir reconnu le bruit des pas de son cou- sin. C’etait bien lui en effet ; il venait la chercher sur son banc favori ; et maintenant il etait la, de- bout devant elle, a la meme place ou, trois ans au- 292 FLEURANGE. paravant, il l’avait regardee, lcjourou,a soninsu, elle l’avait (ant fait souffrir. Celaient le m6me lieu et la m6me saison ; c’etait aussi la m6me heure : le jour tombait, ct mainlenant, comme alors, la June, deja levee, jetait un rayon argente sur le charmant visage qu’interrogeait le meme regard. Mais, celte fois, l’interrogation fut com- prise, et la reponse silencieusedeses beaux yeux, aussi expresses que la parole, fit penelrer dans le coeur qui l’entendit une de ces joies humaines re- serves ici-bas a ceux-la seuls qui sont capables d’un amour pur, constant, unique; d’un amour digne d’etre nomine apres celui de Dieu. Nous pourrions terminer maintenant ce recit et deposer la plume, sans chercher a decrire la joie de la famille lorsque, la nuit tombee, on vit repa- railre les deux seuls absents de la veillee, et que cliacun devina, en les regardant, quel etait l’entre- tien qui, ce soir-la, s’etait prolonge si longtemps au bord de la riviere. Toutefois, vers la fin de cette heureuse soiree, mademoiselle Josephine amena, sans le vouloir, une communication qu’il nous semblc utile de ne point omcllre. — Voycz, voycz, s’ecria-t-cllc, dans l’exaltalion Epilogue. 293 d’un bonheur, mele d un secret orgueil de sa pe- netration, corame j’avais raison de penser que le comte Georges... ! Elles’arreta d’un air interdit, so souvenant tout d’un coup des precautions du passe, et craignant encore d’etre imprudente en les negligeant. Mais Fleurange, sans hesiter, s’ecria : — Achevez, ma chere Josephine, achevez sans crainte,etprononcezhardiment un nom quejen’ai plus ni peur ni desir d’entendre. Et tandis que, enl’entendant, le souvenir de ses forturespassees traversait la memoire de Clement, pour lui faire sentir plus ardemment son bonheur present, elle lui demanda d’une voix calme : — Est-il toujours en exil, ou bien lui a-t-on fait grace ? Clement repondit avec un sourire : — Non, on ne lui a point fait grace.; il suhit en- core toute l’elendue de sa peine. Apres un moment de silence, il ajouta : — Ce matin meme, j’ai re§u une lettre d’Ade- lardi qui me parle de lui... Youlez-vous la lire ? Sur un signe affirmalif de celle a qui il adres- sait cette question, il tira son portefeuille de sa poche pour y chercherla lettre. Lorsqu’il l’ouvrit, il en tomba une petite branche de myrte. 17 . 294 FLEURANGE. Fleurange la reconnut aussitdt. — Eh quoi, vous la possedez encore? dit-elle en rougissant. Clement ne repondit pas. II regardait la pe- tite branche avec attendrissement ; elle faisait partie de ce tresor si cherement conserve, et pendant longtemps la seule joie de son amour cache ! — Jamais, oh ! non, jamais ! murmura-t-il. Ce fut la ma reponse ce soir-la, Gabrielle, lorsque vous me promeltiezune belle fiancee. Vous en sou- venez-vous ? — Oui, car j’avais dit comme vous une heure avant, et cette coincidence me frappa. — Qu’en faut-il conclure dans ce jour ou vous 6tes la, devant moi, vous la fiancee de mes rfives impossibles ? — Que nos pressentiments nous trompent sou- vent... et nos sentiments aussi, Clement, ajouta- t-elle, en attachant sur lui des yeux voiles de lar- mes qui semblaientimplorer un pardon. Nous ne dirons point quelle fut la reponse de Clement. Nous dirons seulement qu’elle fit com- pletement oublier a l’un et a l’aulrela leltre d’A- delardi. Cette leltre, cependant, nous la meltrons sous les yeux du lccleur, moins indifferent peut- Epilogue. 295 efre a son conlenu que ne l’efait en ce moment celui a qui elle etait adressee. Elle etait datee de Florence. Le marquis, dont les visites a Rosenhain elaient devenues annuelles, annon^ait sa prochaine arrivee, puis il conti- nuait : « La pauvre princesse Catherine, dont vous me demandez des nouvelles, a repris tous ses maux, tant de fois gueris, et ils sont aggraves maintenant par le mecontentement et l’ennui plus encore que par l’age. Personne ne reussit a lui donner des soins tels que ceux dont elle se souvient, et chaque nouvelle epreuve renouvelle des regrets qui nesont nullement compenses d’autre part par la realisa- tion de ses desirs. J’ai bien souvent remarque, du reste, qu’il n’y a rien de tel en ce monde que les desirs realises, pour faire 6vanouir jusqu’au sou- venir de 1’ardeur avec laquelle on les a poursuivis, et meme du transport avec lequel on les a vu s’ac- complir. 11 est vrai que ses relations actuelles avec son fils n’ont rien de bien satisfaisant, et qu’elles se ressentent de l’humeur mecontente de tous les deux. L’exil impose a Georges semblerait cependant enviable a bien des gens, car le lieu qu’il habile possede tousles agrements possibles, sauf celui de pouvoir le quitter. Mais ce terrible correctif gale le 290 FLEURANGE. rcsfe, et il ne soil jouir de ricn, parce que lout, dit-il, lui cst impose. Aussi, je le crains, l’avenir qu’il sc prepare et qu’il reserve a sa femme est fort menagant. « La comlcsse Vera est une belle et noble per- sonne, susceptible jusqu’a un certain point de d6- vouement, mais orgucilleuse, emportee et jalouse au plus haut degre. En epousant Georges dans la situation ou il se trouvait, elle croyait, par ce grand sacrifice, s’assurer ce coeurvolage et se I’at- taclier fidelemenl et a jamais par la reconnaissance. Elle s’est trop vite apergue qu’il n’en etait rien, et que la liberte comparative qu’il avait recouvree se Iransformait promptement a ses yeux en dur es- clavage. Il en est resulte entre eux des scenes qui ont deja plus d’unefois trouble une existence dont il ne leur est pas permis de rompre la monotonie. Dans l’une d’elles, le croiriez-vous? Vera, egaree par l’irritation etla jalousie, a tralii elle-m6me le secret si bien garde jusque-la, en s’6criant avec emportement qu elle regrettait de ne lui avoir pas laisre subir le sort qu une autre etait si disposee d, partager avec lui. Revenue a elle-meme, elle cut lieu de regretter son imprudence, car Georges cxigea une revelation complete; et, ramen6 ainsi subilement vers un souvenir revetu a ses yeux, EPILOGUE. 207 aujourd’hui, du double charme du passe et de l’im- possible, il se livra a son tour, sans aucun mena- gemenl, aux plus araers reproches ; et je ne sais s’il n’eutpas la cruaute de luidire « qu’ileut pre- fere mille fois le sort auquel elle l’avait sous- trait a celui qui etait aujourd’hui le sien aupres d’elle!... » Nous savons ce qu’il faut penser de ce mirage de son imagination ; mais, d’apres tout ceci, vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’ils aspirent tous deux avec une egale ardeur a la li- berty, qui ne leur sera pas rendueavantdeuxans, et qui sera, selon toutes les apparences, aussi dangereuse pour l’un que pour l’aulre. La prin- cesse le voit et le prevoit, depuis une visite en Li- vonie oil je l’ai accompagnee l’ete dernier. Pendant ce sejour, Georges ne lui a pas non plus epargn§ des reproches qui lui ont ete d’autant plus sensi- bles que sa mere en est depuis longtemps a sedire que, au bout du compte, elle a sacrifie son bonheur ct l’agrement de sa propre vie par une opposition dont le resultat a ete d’eloigner d’elle, du meme coup, et son fils et la seule compagne qui ait ja- mais reussi a la satisfaire. Et comme, lorsqu’elle est mecontente, il lui faut toujours s’en prendre a quelqu’un qui ne soit pas elle-meme, savez vous a qui elle reprochait l’aulre jour dcvant moi tous 298 FLEURANGE. scs mecomplcsaclucls? A Gabriclle!... qui, disait- ellc, n’avait pas su, il y a trois ans, user, comme elle l’aurait du, de son empire et le conserver! ! « Depuis qu’elle s’cst aper^ue que je ne parta- geais nullement ce regret — qui ne sera pas partage non plus par vous, je le suppose, ni, j’aimc a le penser, par celle qui l’in spire — elle m’en veut a mon tour, et declare avec melancolie que tous les amis sont insensibles et tous les enf'ants in- grats!... » La reponse de Clement a cetle leltre liata l’arri- vee du marquis. II avait vu renaitre et grandir les esperances de son jeune ami, et pour rien au monde il n’eut voulu 6tre absent de Rosenhain le jour deleur realisation. Wilhelm et Berta, la dis- crete confidente qui avait su consoler la souffrance de Clement, sans l’obliger ala reveler, furent avec le marquis les seuls amis admis ce jour-la au mi- lieu de l’heureuse famille. La noce fut riante au- tant que l’avait ete celle de Clara. Les maries ce- pendant semblaient plus graves et plus recueillis, car une grande epreuve avait precede ce jour, et donnait a leur bonheur ce quelque chose d’acheve qui manque souvent ici-bas aux teles les plus ioyeuses. Eux aussi. a leur tour, ils allaient partir pour Epilogue. 299 l’llalie, et l’on devine que, parmi les lieux qu’ils devaient visiter ensemble, le premier vers lequel se dirigeait leur pensee elait celui ou les attendait la bienvenue et la benediction de la mere Made- leine. Au retour, c’etail la maison, transformer et em- bellie, de mademoiselle Josephine, qui devait de- venir leur demeure, a la seule condition, imposSe par leur vieille amie, qu’elle habilerait sous leur toit jusqu’a la fin de ses jours. Leur destinee fut-elle heureuse? Nous croyons pouvoir l’affirmer. Fut-elle exempte de peines, de soufl'rances et de sacrifices ? Nous pouvons le nier avec encore plus de certitude. Elle fut digne d’en- vie neanmoins, car ils possederent ce qu’il y a de meilleur parmi les bonheurs de la terre, sans ou- blier jamais « que la viene pent jamais etre tout A fait heureuse, pane qu'elle nest pas le ciel, ni tout a fait malheureuse, parce qu’elle en est le chemin 1 . » 4 Eugenie de la Ferronnays. FIN DU TOME SECOND Typographic Lahure, rue de Fleurus, 9, a Pi. r ia