THE UNIVERSITY OF ILLINOIS LIBRARY 840.3 AA15r EOSAKCt fe UEr/Ultt£MI f t LES RESSUSCITES CALMANN LEVY, EDITEUR OUVRAGES DE CHARLES MONSELET Format grand in-18 LES AMOURS DU TEMPS PASSE 1 toI. LES ANNEES DE GAIETE (2® edition) 1 — l’argent maudit (3e Edition) 1 — LES FEMMES QUI FONT DES SCENES 1 — LA FIN DE l'oRGIE 1 — LA FRANC-MAgONNERIE DES FEMMES 1 — FRANgOIS SOLEIL 1 — M. DE CUPIDON 1 — M. LE DUG s’aMUSE 1 — LES MYSTERES DU BOULEVARD DES INVALIDES. . ... 1 — LES ORIGINAUX DU SIECLE DERNIER 1 — PROMENADES d’uN HOMME DE LETTRES 1 — LES RESSUSCITES 1 — SCENES DE LA VIE CRUELLE 1 — LES SOULIERS DE STERNE 1 — LMILE COLIN — IMPRIMKRIE DE LAGN^ LES r PAR CHARLES MONSELET M. DB JOUT CH ATE AUBRI AND - MAD AMB RBCAMIER GUIZOT-JULES JANIN FREDERIC SOULIE-HENRY M U R G E R - G E R A R D DE NERVAL LASS A I LLY - J E AN JOURNET EDOUARD OURLIaG PARIS CALMANN LEVY, EDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 3 , RUE AUBER, 3 1890 Droits de reproduction et de traduction reserves. https://archive.org/details/resurrectionOOevan 3 N I b o /v\ w* g^O.3 LES RESSUSCITES v> M. DE JOUY Gi-git M. de Jouy. ^ J’ai toujours eu un grand respect pour les |grognards litteraires ; — et, si Ton veut bien ^m’entendre, je dirai aussi que la poesie du premier Empire a ete souvent calomni^e, Gt que ce n est pas tout a fait cette pau*° vre femnie en douillette cendree qu^on a essaye de nous faire voir. J'en suis fache pour ceux qui ne connaissent que les poe- sies ossianiques de Baour-Lormian et les ro- mans de Pigault-Lebrun , — cet liomme de lettres de I’Empire qui ecrivait sur une scha- 1 348755 LES RESSUSCITES braqye. Mais je sais d’autres noms et d’autres livres, glorieux et respectables, ceux de Cha- teaubriand , par exemple, de Nodier et de madame de Stael, qui m’ont to uj ours fait penser qu’une semblable epoque, — upe epo- que de vingtans, — ne merilait pas la raille- rie et le dedain avec lesquels la plupart de nos critiques out I’habitude de la saluer. II eu est bien peu de ceux-li qui n’aient k se reprocher un bon mot sur M. Jouy, — une epigramme sur M. Jay, — une plaisau- terie sur M. Arnault. On ferait un volume ' d’un tel recueil , et ce recueil pourrait ^tre ! intitule sans inconvenient la Cravate blanche i| litteraire. \ Caissons dire. Celui de qui je veux parler j aujourd’hui valait bien les trois quarts de nos I ^crivains d’^ present, je vous I’atteste. Ses ' vaudevilles etaient tout aussi spirituels que ' les ndtres, ses tragedies tout aussi froides, ses 1 livrets tout aussi ridicules. Seulement c’etait i un autre ridicule, une autre froideur et un ' autre esprit. La pensee et le style ont leurs ' modes, comme on salt, et ces modes ont leur Longchamps. La phrase se taille comme un ' habit, tantdt courte et tantdt longue, hier en M. DE JOUY 3 veste et demaia en redingote. La litteraturo d’alors portaitun carrick, celle d’aujourd’hui porte un paletot. Ne nous moquons pas du carrick de M. de Jouy. Le carrick est un bon et honnete vMe- ment, tres- ample et tres-chaud. Et personne mieux que M. de Jouy ne savait porter le car- rick. C’etait un homme charmant en societe, un oracle de goiit, un modele de galanterie, I’bomme de son style en un mot. Sa plume avait des precautions inimaginables. Je dis precau- tions et non delicatesses, parce que la delica- tessem^me etait dangereuse dans ce temps de censure irritee, ce qui rendaitle metier d’ecri- vain fort difficile. Au regime des suspects po- litiques avait succedd le rdgime des suspects litteraires. On arrdtait, pour un hemistiche, les tragedies de Lemercier et les comedies d’Etienne. M. de Jouy fut k peu pres le seul homme k succes de I’Empire. 11 est vrai que I’empereur ne I’a jamais regarde comme un ideologue. Je compare M. de Jouy ^ Marmontel, — - le Zemire et Azor de la litterature. Donnez un habit paillete a M. de Jouy, et vous aurez Marmontel. Jetez un carrick sur 4 LES RESSUSCITfiS les epaules de Mai-montel, et vous verrez M. de Jouy. C’est absolument la m^me fagon de dire, de voir, de sentir. G’est le m^me bonheur dans le m4me talent. Je vais plus loin, ce sont les memes ouvrages. — Comme Marmontel, M. de Jouy a fait des tragedies, des operas et des romans. C’est la m^me plume qui a ecrit le Zirphile de I’un et la Guirlande de I’autre ; c’est la meme pensee qui a dicte Fernand Cortez et les Incas. Mar- montel a fait les Contes moraux, M. de Jouy a fait YErinite de la Chaussee-d’ Antin. Tous les deux enfin ont mis au monde un Be'lisaire. — Trouvez-moi I’exemple d’une plus frappante analogie. II y a comme cela un homme qui se perp4- tue travers tous les siecles, — un beau mas- que, je te connais, quirevient tous les cinquante ans avec un habit neuf, — un m^me acade- micien qui occupe sans cesse le m^me fau- teuil, — un auteur qui n’est 4ternellement occupe qu’^ se dedoubler et a se tirer a plu- sieurs exemplaires. Au xvii® siecle, ce person- nage s’appelait Quinault, auxviii® Marmontel, auxix® M. de Jouy. Ghacun d’eux n’a jamais ete que I’edition revue et corrigee de son pr4- M. DE JOUY 5 decesseur.Ouvrezle volume: iln’y a de change quela reliure; hier en veau, aujourd’hui enma- roquin. Barbin et Panckoucke remplac^s par Didot. Quant au texte, c’esttoujours lemSme, avec cette difference seulement que I’anneau royal d’Adraste est devenu Taspic de Cleopdtre, — qai lui-mSme est devenu la perruque de Sylla. Ce fut une perruque qui fit la reputation de M. de Jouy. — Mais qui n’a pas eu sa perru- que, au temps ou nous sommes ? La perruque de Liszt, n’est-ce pas un peu son sabre d’hon- neur? La perruque de George Sand, n’est-ce pas un peu son pantalon? Gherchez bien au fond de toutesnos celebrit^s. Vous y trouve- rez une perruque. Seulement, la perruque de M. de Jouy etait une perruque veritable. G’etait la perruque de Talma; — k peine deux ou trois meches qui, tombant plates et noires sur le front ducome- dien, lui donnaient une vague ressemblance avec I’empereur. Rien qu’avec cette perruque, M. de Jouy et Talma ont epouvante tout Paris. 11 est vrai que c’dtait la premiere fois qu’on osait rappeler cette grande figure. A cette 6 LES RESSUSCITfiS epoque, I’empereur etait encore chose neuve et soudaine. M. de Jouy eut la gloire d’Mre le premier ^ deshabiller cette ombre auguste, et son exemple ne tarda pas k 4tre suivi de toutes parts. M. de Jouy a surtout ete un homme, — et un talent — de circonstance. II fut tour a tour ]e seul et\e premier, deux grands merites. Le seul prudent sous I’Empire, le premier hardi sous laRestauration. II a cultive tour a tour I’a-propos innocent dans le tableau des Sabines et Tippo-Saeb, et I’a-propos s^ditieux dans Be'li- saire et Sylla. Et quand il n’y eut plus hommes ni choses a exploiter, il en vint a se mettre lui-mSme en exploitation, lui et son succes. De meme qu’avec une bouteille d’eau de Co- logne il y a des gens qui ont I’art de faire quinze bouteilles d’eau de Cologne, de meme M. de Jouy trouva le secret de faire quinze Ermites avec son premier Erniite : « Ermite, bon ermite , » comme dit la chanson. — Cette litterature en cagoule dura assez long- temps, puis on finit par s’en lasser et par la trouver fade. On s’attendait vainement a voir fretiller la queue du diable sous la robe du capucin ; la robe ne laissait rien M. DE JOUY 7 passer. Saint Antoine n’eut pas de tentation. Je me suis toujours etonn6 que la vie de M. de Jouy n’aitpas reagi davantage sur ses ecrits. — C’etaitbien la peine d’avoir quitte la France a treize ans, d’avoir traverse les mers, d’avoir vu les Indes, Chandernagor ; d’avoir ete lieutenant, capitaine ; puis d’cHre revenu, d’avoir eu sa tete a prix, de s’etre mis en voyage une seconde fois, de s’^tre pro- mene au bord du lac de Geneve, en Belgique, en Hollande, en Italie, — et cela, pour en rap- porter YErmite de la Chatissee-d’ Antin, tout sim- plement. II est vrai que tant d’autres ecrivent sur rinde, la Suisse, la Belgique, la Hollande et ritalie, qui n’ont jamais mis le pied hors du Palais-Royal. II fut le premier feuilletonnisle de genre dece temps-la. II retroussa ses manchettes, comme faisait le comte de Buffon, et se prit a nous ra- conter en petits tableaux anodins les moeurs et la societe auxquelles il avait I’honneur d’appar- tenir. Pour cela, il s’y prit le plus galam- ment et le plus discretement possible, frap* pant toujours a la porte avant d’entrer, et criant a la jolie femme par le trou de la ser- rure : — « Madame, ayez I’obligeance de vous s LES RESSUSCITfiS v6tif, je viens vous peindre en deshabille. » Ce fut ainsi qu’il pendtra dans I’etude du no- taire et dans le boudoir de I’actrice, dans le cabinet du magistrat et dans I’atelier de la grisette, partout, en un mot, oil il y a une patte de lievre k gratter ou un bouton 4 tour- ner longuement. Puis, une fois entre, il plaga son chevalet dans le jour le plus favorable, choisit ses couleurs les plus flatteuses, pria son modele de prendre la pose qui lui seyait le mieux, — et fit alors ce m.usde officiel que nous savons, et dont les premiers portraits eurent un si grand retentissement. Mais partout ou il n’y eut pas moyen de se faire annoncer, ou de frapper, — c’est-a-dire U oil la porte demeure toujours ouverte, — M. de Jouy recula dedaigneusement, en se disant que son ton et son bel esprit n’avaient rien a faire en tel lieu. 11 prefera laisser sa galerie incomplete, plut6t que de la compldter avec de grossieres peintures de guinguettes et de cabarets. En descendant les marches qui vont ^ ces caveaux, peut-^tre se fut-il expose arencontrer quelqu’un decesivrognes, comme Hoffmann I’Allemand, par exemple, — et qu’eussent dit, je vous le demande, ses ele- M. DB JOUY 9 gantes en turban k plume et ses muscadins en chapeau de paille de riz? Je repete pourtant que cela n’emp^che pas M. de Jouy d’etre un homme de beaucoup d’esprit. II a eu I’esprit du succes. II venait apres Retif de la Bretonne, ce charbonnier de moeurs, el il a sutfisarament expie les Contem- poraines et les Niiits de Paris. 11 a eu de 1’414- gance, de la finesse , de I’observation , du tact, alors que c’^tait chose presque nou- velle. Brossez et faites retoucher un peu ses toiles, et il yous restera d’agrdables cadres d’antichambre , dont il ne faut pas trop faire fi. M. de Jouy etait nd academicien. — Il fal- lait avoir fait bien peu de chose pour ne pa.s meriter un fauteuil a cette dpoque. Le pas m4me academicien de Piron n’etait plus possible, et les immortels n’etaient point encore tour- mentes par cet essaim de moustiques eclos dans les ruches nouvelles du journalisme. Ils marchaient fierement dans leur force et dans leur liberte, comme VOthello de leur camarade Ducis. Ils etaient eux-mdmes leurs critiques etleurs courtisans. Jamais I’Academie ne fut enyironnee de tant de majeste sereine. Ja- 1 . 10 LES RESSUSCITES mais cette bonne personne, comme I’appelait Voltaire, ne parla tant d’elle - m^me que lorsqu’il n’y eut plus personne pour en parler. On lui donna le fauteuil de Parny, — celui- la qui se roulait sur un lit de roses, et rimait chaque matin les baisers de la veille ; un poete trop impie cependant pour 6tre bien amou- reux, et un drdle d’academicien, a vrai dire : un marquis en habit de berger, qui avait crayonne douze chants de blasphemes en se jouant, — la Guerre des Dieux, — que vous vous rappelez peut-6tre pour I’avoir lue avec un souriant effroi. C’etait le seul fauteuil vacant , et M. de Jouy n’eut garde de le refuser. Je m’apergois quejelaisse de c6t4 les dates. Pour peu que vous y teniez cependant, je vous apprendrai que M. de Jouy a vecu soi- xante-dix-sept ans, et qu’il est ne dans la vall(^e de Bievre. Douce vallee de Bievre! — II n’a jamais perdu de vue ses frais ombrages, ses gazons verts et ses troupeaux blancs. M^me dans rinde, en France au plus fort de la Terreur, en Suisse, en Belgique, en P^alie, M. de Jouy M. DE JOUY 11 est toujours reste rhomme de la valine de Bievre. Le heau du Consulat et de I’Empire, \’ermite\ le caitseur, le franc-parleur n’a jamais pu depouiller entierement le villageois de Seine-et-Oise, — naif villageois, avec du bon sens etde I’esprit itou, le coq de son village et aussi des grandes villes I • II se perdit pourtant par la politique. C’est la le mal. — II avail fait des vaudevilles pleins de sel et de calembours, des operas toutbrillants de feuxde Bengale, des romans palpitants d’actualite, des tragedies jouees par Talma. II se dit que la politique n’etait qu’une autre espece d’opera et de tragedie, et que le premier-Paris se traitait absolument comme le couplet de facture. Faroe qu’il avait coiffe un comedien d’une perruque de sa fagon et que ' le public s’etait mis .a trembler devant cette perruque, M. de Jouy voulut confectionner des toupets en grand et en coiffer non plus les com4diens du Th4Mre- Frangais, mais les comediens des Tuileries, cette fois. II entra done dans le Courrier franfais comme il serait entre dans le vestibule de I’Academie royale de Musique. L’ermite jeta le froc aux 12 LES RESSUSCITES orties, ou plutot il se fit ermite politique pour sa derniere metamorphose. II regarda I’afiiche dece jour-1^, et, comme on donnait le spec- tacle de Fopposition lib4rale (premiere repre- sentation), il se dirigea, non plus vers lasalle, mais dans les coulisses, oh il demanda un casque et une ep4e de comparse, en chantant de toute la force de ses poumons ce que Du- prez devait chanter plus tard : Amis, secondez ma vaillance t Un jour, il rencontra Benjamin Constant qui lui rit au nez. — M. de Jouy faillit se cher, et lui demanda serieusement si ce nou- veau costume ne lui allait pas aussi bien qu’^ tout autre. Et, ^ ce sujet, il le pria d’4couter un instant ce petit morceau d’^loquence sur les affaires interieures, et puis cet autre aussi sur nos relations avec le cabinet de Londres. Et quand M. de Jouy eut fini, il n’attendit pas que Benjamin Constant lui efit repondu pour lui dire son avis, il s’en alia tout droit faire imprimer ses deux articles. — Ces poetes sont tous ainsi. Il leur faut absolument la politique pour baisser de rideau. M. de Jouy fut un des derniers voltairiens, — un voltairien paisible et inoffensif toute- M. DB JOUY 13 fois, le Voltaire da Temple du GoM et de la trag^die de Tancrede, un Voltaire fort pre- sentable, comme vous voyez, et qui n’a jamais eu maille a partir avec les lettres de cachet, — ce qui ne remp^cha pas d’etre un enrag4 de modere, lui aussi, en ce sens que nul n’est reste plus tenace dans son principe, plus ar- dent dans sa conviction, plus ferme dans son chemin. Je parle du Jouy litteraire. — Le Jouy politique, c’est autre chose. Une croix de Saint-Louis qu’on lui refusa le detournabrus- quement de sa route. Le Jouy litt4raire avait eu toutes les croix de Saint-Louis qu’il avait desirees. Avec lui s’en sont allees les dernieres traces de cette 4cole de I’esprit sans poesie, et de la poesie sans enthousiasme. — Le beau hussard de I’Empire, qui avait 4te I’elegant marquis du xviii® siecle, tombe sur le champ de bataille, la poitrine froide sous son 4chelle de galons. Et Ton s’apergoit en ce moment qu’il n’est point mort d’un boulet ou d’un coup de sabre, ainsi qu’on le pensait, mais tout vulgairement comme le premier phthisi- que venu. II n’a pas ete tue, il s’est eteint. 11 s’est eteint au champ d’honneur, etsamort H LES RESSUSCITfiS a eu tout le prestige d’une mort militaire. Telle est I’histoire du grand duel de 1830. — L’ecole de Voltaire tomba dans la fosse avant d’y 6tre poussee. Jusqu’au dernier mo- ment, elle eut encore I’art de dissimuler son agonie, de poser du fard sur ses rides et de faire de sonrMe une tirade solennelle. Le jour de sa mort, elle mit sa cravate la plus blan- che, son bas de sole le plus fin, son habit le plus academique, et elle se rendit sur le ter- rain, appuyee simplement au bras d’un vieux valet de chambre. La elle regardal’heure qu’il etait k sa montre, et, sentant qu’il lui restait encore quelques minutes de bravade, elle les employa a tirer lentement ses gants et a se boutonner jusqu’au menton d’un air hero'ique. Puis, elle se mit en garde, et, apres avoir croisd le fer, elle s’affaissa tout a coup en portant la main k son coeur et s’ecriant : — « Touche!.. » Mensonge I — L’ecole de Voltaire est morte de sa belle mort, et sans avoir eu besoin de personne pour Ty aider. Elle est morte de vieillesse et pas autrement ; parce qu’elle avait vecu sa vie pleine et entiere, et qu’il etait temps de mourir. M. DE JOUY 15 Ses derniers disciples, — en tSte M. de Jouy, — r'assisterent pieusement jusqu’a la fin. Ils reculerent autantque possible I’instant fatal, et escarmoucherent autour d’elle avec une presence d’esprit et un semblant de secn- rit6 vraiment remarquables. A peine si Ton compte une defection dans cet autre Water- loo, — celle de M. Soumet, un Bourmontlit- teraire. On ei\t dit qu’ils avaient encore cent ans a vivre, tant leur riposte etait allegre et leur coup de feu decisif. L’opinion publique en fut ebranl^e plus d’une fois et n’en assista que plus curieusement k ce dernier acte de tragi-comedie. M. de Jouy s’est beaucoup moque de nous dans ces derniers temps-la. — II a eu quelque- fois raison. II preferait toujours son carrick 4 nos surcots moyen age, a nos manteaux es- pagnols, a nos robes dantesques, a nos ailes mystiques de seraphin, — voire m^me k la feuille de vigne de la Morgue, ou il nous a si souvent reproche d’aller querir nos heros. II a vaillamment combattu I’essor du roman- tisme, il s’est oppose de toutes ses forces k I’invasion des barbares ; puis, enfin, quand le torrent revolutionnaire s’est epandu par 16 LES RESSUSCITfeS toutes les digues d^bordees,' il s’est sauve de Paris, comme le soldat des Thermopyles, et il ne s’est arr^t6 qu’a Saint-Germain, on il est mort dans ses oeuvres completes, — vingt- quatre volumes in*octavo. Gi-git M. de Jouy. CHATEAUBRIAND 1 Depuis longtemps, nous desirions parler de M. de Chateaubriand, un de ces grands coeurs qui rehaussent les lettres et font que le plus humble d’entre les ecrivains en marche plus fermement dans I’orgueil de sa profession. Pendant ces dix-huit ans de monarchie cons- titutionnelle, la litterature a ete tellement compromise par une nu4e d’etourdis ; on en a tellement fait une chose de bavardage et de n4goce; on s’est tellement moque, en le vo- lant, du lecteur du xix® siecle, que nous avions besoin de remercier celui des lit- 1. Cette etude a ete publiee dans le journal la Presse, en guise d’introduction aux Memoires d'Outre-Tombe. 18 LES RESSL’SCITISS terateurs qui est constamment reste le plus digne, sans cesser d’etre le plus renomme. II etait I’honn^te liomme, il etait le grand homme. Son nom remplissait la litterature et rinondait d’une lumiere d’or. Un jour de re- publique il s’en est alle, doux et triste, la main dans la main de ceux qui I’ont aime. On a porte son corps en Bretagne, selon son der- nier voeu, et tout a et4 dit. — Passez mainte- nant devant cette maison silencieuse de la rue du Bac qui porte le n° 1 12 ; on vous mon- trera la chambre de Chateaubriand, la table de Chateaubriand, le lit oh il est mort. Aujourd’hui, si nous allons essayer de rap- peler quelques traits de cette figure vaste et melancolique, si nous redescendons pas a pas dans son oeuvre, c’est done moins pour rem- plir un devoir de critique que pour adresser un dernier hommage a celui qui fut pendant si longtemps la plus brillante expression de la France litteraire, — le dernier gentilhomme peut-etre, le plus grand chretien a coup shr. Chateaubriand appartient k cette famille de penseurs- colosses, devant lesquels on s’ar- rete deux fois avant d’entreprendre d’en faire le tour. L’ensemble de leurs travaux inspire CHATEAUBRIAND un respect qu’ordonneraient au besoin leur caractere et I’estime radieuse qu’on leur a vouee. C’est depuis le Consulat que dure la gloire de I’auteur du Genie du Christianisme ; et, en France, si les succes d’une heure ont rai'e- ment raison, les succes d’un demi-siecle n’ont jamais tort. Qui a ete grand homme pendant cinquante ans est assure de I’Mre toujours. Ce qui nous frappe le plus dans Foeuvre de Chateaubriand, c’est Chateaubriand. L’his- toire d’une pensee est parfois aussi remplie d’enseignements que cette pensde elle-mSme. L’ auteur est le premier de ses livres, ou du moins celui qui donne la clef de tous les au- tres. Or, qu’on nous dise une plus belle his- toire que celle de ce poete, de ce militaire, de ce voyageur, de ce ministre, de cet ambassa- deur, de ce pair de France. Pas unrivage qu’il n’ait conuu, pas une renommee qu’il n’ait sa- vouree, pas une misere qu’il n’ait soufferte. Nous ne nous cachons pas la lemerite et Fimportance des. lignes que nous aliens tra- cer. Par la place qu’il occupe dans le siecle, Chateaubriand meritait peut-4tre qu’une plume mieux connue ecrivit sa gloire et son genie. Nous n’appartenons pas a la generation 20 LBS RESSUSCITfiS qui Fa vu vivre : nous apparteiions i celle qui Fa vu mourir; mais nous appartiendrons surtout a celle qui le verra se survivre. Oil done serait le mal quand on demanderait quelquefois a la jeunesse son opinion sur les hommes et les ehoses du temps ? II est bon de s'inquieterde ce que pensent du present ceux qui serontl’avenir. Un matin de juillet dernier, deux voitures noires gagnaient tristement les c6tes de Bre- tagne. Dans Fune d’elles, il y avait le corps du grand auteur. Dans Fautre, il y avait un cure, un executeur testamentaire, et Fran- Qois, le valet de chambre. Ges deux voitures arriverent ainsi k une petite ville voisine d’Avranches, Pendant qu’elles stationnaient sur la route en attendant des chevaux, une dame d’un certain age, tenant un modeste bouquet enveloppe dans du papier, s’appro- cha avec crainte. File deposa son present sur la banquette interieure en disant a voix basse : — C’est pour M. de Chateaubriand ; e’est tout ce que j’ai pu me procurer^ Nous faisons comme la vieille dame. Voici notre bouquet. CHATEAUBRIAND 81 I Chateaubriand entra dans la vie par la grande porte des for^ts. Enfant de cette som- bre Bretagne qui ne produit que des hommes- ch^nes on des conscrits nostalgiques, il en garda toujours le double caractere de force et de m^lancolie. Les fees aux harpes d’or, qui veillent dans ces antiques feuillages, descen- dirent sur son berceau pour lui nouer au front la verveine sacree. On I’eleva dans un cha- teau noir d’oh il entendait chanter la mer, — la mer, sa premiere et sa derniere passion 1 Mais sa jeunesse fut triste comme un poeme d’Ossian. Ne jetez pas vos enfants dans les hois. La nature toute seule est un maitre dan- gereux, qui fera d’eux des sauvages si elle n’en fait des poetes, des monstres si elle n’en fait des genies. Il vaut mieux d’abord se 02 . I,ES RESSUSCITfeS heurter contre la societe que de se blesser aux troncs des arbres. Le mal qiu vient des hom- mes se guerit plus facilement que celui qui vient de Dieu. Alors, comme le Tambour Legrand, de Henri Heine, Chateaubriand avait des larmes qu’ilne pouvait pas pleurcr. Au Chateau de Combourg, on ne connaissait ni les tendresses de la fa- mille, ni les sourires du foyer; jamais il ne sentit deux bras jetes autour de son cou. Sa mere le poussait al’eglise, son pere ne le pous- sait a rien. Hesitant et delaisse, il se conten- tait de rimer de mauvais vers, lorsque, du fond de sa jeunesse, farouche comme celle de Rousseau, s’eleva ce mysterieux amour qui nous valut plus tard un chef-d’oeuvre de dou- leur. Ah ! le premier amour des poetes, c’est la qu’il faut chercher le secret de leur vie 1 Ener- gie on faiblesse, leur douceur ouleur cruaute, leur abaissement ou leur gloire, penser que tout cela tient en germe dans un coin du coeur de la premiere femme rencontree I G’est Manon qui nous dit les desordres et les folles larmes de I’abbe Prevost ; c’est Pimpette dont les baisers feront les eclats de rire de V oltaire ; CHATEAUBRIAND 23 Frederique delaiss6e explique le Faust de Goe- the,— et le pale sourire de Lucile ajoute uae page ^ Rene. Cette histoire quineressemble a rien.pleine d’audace tenebreuse, cette grande tragedie en cinq on six feuillets, oh des filets de sang se sont mi^l4s sans doute a I’encre qui les a ecrits, ce petit roman fataliste contient Cha- teaubriand tout entier. A d’autres les amours fails de sourires et d’aventures, le sonnet soupire aux pieds dela femme en robe de bal, dans un boudoir odorant. En Bretagne, du c6te de la mer, sous les arbres remplis d’une plainte eternelle, cela se passe autrement. L’ amour estfait d’une plus funeste essence. II est rare qu’on en guerisse; Chateaubriand n’en a pas gueri. Pauvre gentilhomme breton ! enfant des solitudes mauvaises ! Un jour, en te rappe- lant ta jeunesse desolee, tu deyais ecrire cet involontaire aveu: « Nous sommes persuades que les grands ecriyains ont mis leur histoire dans leurs ouyrages. On ne peint Men que son propre cosur, en I’attribuant a un autre; et la meilleure partie du genie se compose de sou- yenirs. » 24 LES RESSUSCITfiS Elle s’appelait Lucile. Ce nom, il ne I’a jamais dit, il nel’a jamais trace. C’etait moins une jeune fille qu’une ombre de jeune fille, glissant k peine sur terre et prete a se dissou- dre en ondoyante vapeur, comme ces figures que les peintres montrent vaguement dans le lointain des forets enchantees. Pour je ne sais quel motif, explique par la science medicale, un collier d’acier comprimait les ondulations de son cou flexible et long comme celui d’un cygne. Cette etrange enfant etait consumee par une sensibilite nerveuse ddveloppee a I’exces ; et Ton eflt dit, a la voir fr^le, gra- cieuse et blanche, une de ces vierges, nees d’une larme , qui se trouvent an fond de quelques poemes mystiques. Tous deux,, le frere et la soeur, se promenaient souvent dans les landes, ou bien, assis sur la chaus- see de I’etang, ils laissaient venir a eux la nuit etoilee, avec ses rumeurs confuses et ses chauds parfums qui gagnent imper- ceptiblement le coeur et finissent par le submerger. Pourquoi voulait-il se tuer? — “Un jour, le fusil sous le bras, il descendit plus lentement que de coutume le perron du chateau il se CHATEAUBRIAND 25 dirigea vers le bois ; parvenu a Fexlrdmite du grand mail, il se retourna pour regarder par- dessus les arbres une petite tourelle ; — il disparut... Et lui aussi, Rene, avait r^ve le suicide ; mais, entre la tombe et lui, une voix s’etait 41evee : « Ingrat, tu veux mourir, et ta soeur existe ! Tu soupQonnes soncoeur! Ne t’expli- que point, ne t’excuse point, je sais tout; j’ai tout compris, comme si j’avais ete avectoi. Est-ce moi que Ton trompe, moi qui ai vu naitre tes premiers sentiments ? Voila ton malheureux caractere, tes ddgotits, tes injus- tices I Jure, tandis que je te presse sur mon cceur, jure que c’est la derniere fois que tu te livreras k tes folies ; fais le serment de ne jamais attenter a tes jours ! » Chateaubriand tint le serment de Rene. Quelques heures apres, calme en apparence, il rentrait au manoir de Gombourg. Ce qui s’etait passd dans son 4me, Dieu seul le sait. Tousles hommes forts comptent un jour sem- blable a I’entree de leur vie, un jour oh ils se demandent s’il est necessaire d’aller plus loin et s’il ne vaudrait pas mieux briser sa pensee que de se laisser briser par elle ; si la mort 26 LES RESSUSCITES V innocente n’est pas preferable k la vie cou- pable, et lequel est le moins desesperant du jeune suicide de Cbatterton ou du vieux suicide de Jean-Jacques? Ceux qui sortent de cette epreuve, ce sent les ambitieux et les Chretiens. PrSt k se noyer, celui-14 regarde I’eau avec un sourire et rebrousse chemin: c’est Napoleon. Gelui-ci detourne le canon de son fusil, avec une larme ; c’est Chateau- briand. J’ai dit qu’on voulait faire de lui un pr^tre. Au college ou il fut envoye a cette intention, on lui donna la chambre et la couchette de Parny. Dans cette chambre et sur cet oreiller, tiede de rimes libertines, Chateaubriand essaya vainement de devenir pr^tre. 11 ne trouvapas un froc a sa taille. Malgre lui, il se vit oblige de « rapetisser sa vie pour la mettre au niveau de la societe, » et, comme dans ce temps-1^ il fallait absolument 6tre quelque chose en attendant de devenir quelqu’un, il endossa le premier uniforme venu qui lui tomba sous la main. Aussi bien, j’aime mieux voir Chateau- briand entrer dans son siecle avec une epee qu’avec une soutane. Partie d’un soldat et CHATEAUBRIAND 27 d’un gentilhomme, la restauration religieuse qu’il doit fonder un jour en sera plus impor- tante et mieux assise. Ily a du sang de croise dans ses veines ; c’est Tancrede revenu pour replanter une seconde fois lacroix sur le tom- beau de Dieu le Fils. Qu’on se figure un jeune homme de petite taille, fort maigre, aux epaules un peu elevees, ainsi que dans toutes les grandes races militaires, selon une de ses expressions. Sa tournure est inquiete, presque timide. II penclie habituel- lement la tSte ; mais c’est une t^te sculptee avec largeur comme la plupart des tfites bre- tonnes, epais cheveux, epais sourcils, regard habite par la pensee. Si c’est particulierement au front, blason vivant, que se reconnaissent les gentilshommes de I’intelligence, le cheva- lier de Chateaubriand porte sur le sien sa noblesse inscrite en lignes splendides. P4!e comme Bonaparte, de cette paleur qui n’a rien a d^mMer avec !a maladie, il y a sous I’accent profond de ses traits une teinte de melancolie hautaine qui ne le quittera plus. Le nez est long, insensiblement courbe et pince vers son extremite infdrieure. La bou- che est petite, avec des levres minces qu’on 88 LES RESSUSCITfiS sent aussi avares de paroles que le reste de la physionomie semble riche de pensees, En resume, c’estune t^te d’un beau style, pleine de noblesse et d ’observation. Ce grand air d’aristocratie qui predomine et doit plus tard se refleter dans ses oeuvres ne peut evidem- ment appartenir qu’a un ecrivain de la famille galonnee des Montesquieu et des Buifon. 11 avait alors vingt ans. Quand il entra dans Paris, le fameux xviii® siecle, gorg4 de folies et de crimes, allait rendre le peu qu’il avait d’ame. Chateaubriand assista aux derniers debasements dumonstre surle sable dore de la cour. On allait chaudement en besogne de vice. Sentant que la mort la tirait par la jambe, la noblesse se depSchait aboire lajoie et le luxe a double tasse. Chaque jour amenait son extravagance nouvelle. Notre jeune et her Breton passa brutale- ment a travers les toiles galantes des arai- gnees del’Opera, sansy laisser ailes nipattes. Tout le monde se rangea devant son amour ignore ; et par-dessus les haies de Trianon il patregarder, sans danger pour sou coeur, les CHATEAUBRIAND £9 fetes nocturnes de la reine autrichienne. On I’invita unefois ^monter dans les carrosses de Sa Majesty, pour suivre la chasse. Peut-4tre fut-ce ce jour-U qu’il vit Louis XVI laisser tomber en riant un pave surle ventre d’un de ses gardes endormis. Toute la societe de ce temps, qui avait encore la t^te sur les dpaules, defila devant ses yeux: les heros, les sc61erats, leslaquais, les Lourreaux, tons les guillotines de Tavenir. II dina avec Mirabeau, et trinqua avec Mira- rabeau.Eten revanche Mirabeau, le regardant en face, lui mit sa large main surl’epaule. Le petit lieutenant faillit en ^tre disloqu4: « Je crus sentir la griffe de Satan, » dit-il. Mirabeau cl table, bruyant, verveux, dechirant ses den- telles, valait presque Mirabeau a la tribune. II buvait comme Bassompierre, il riait comme Boree. Chateaubriand ne le quittait pas du regard, et dej a sans doute se gravaient dans sa memoire les lignes vigoureuses avec les- quelles il devait tracer le portrait de ce grand homme et de ce grand coquin, comme disait M. de Conde : « MMe par les desordres etles hasards de sa vie aux plus grands evenements et a I’exis- 30 LES RESSUSCITfeS tence des repris de justice, des ravi^seurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de I’aristo- cratie, depute de la democratie, avait du Gracchus et du Don Juan, du Catilina et du Guzman d’Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Retz, du rou6 de la Regence et du sauvage de la Revolution ; il avait de plus du Mirabeau... Sa laideur, appliquee sur le fond de beaute particuliere k sa race, pro- duisait une sorte de puissante figure du Juge- ment dernier de Michel-Ange. Les sillons creuses par la petite verole sur son visage avaient plut6t Pair d’escarres laissees par la flamme. La nature semblait avoir moule sa tete pour I’empire ou pour le gibet, taille ses bras pour etreindre une nation ou pour en- lever une femme. Quand il secouait sa cri- niere en regardant le pehple, il I’arretait ; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plebe courait furieuse. Au mi- lieu de i’effroyable desordre d’une seance, je I’ai vu la tribune , sombre , laid et immobile : il rappelait le Chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de la confusion. » Ce portrait est une des belles choses de CHATEAUBRIAND 31 Chateaubriand. II donne une magnifique idee de sa maniere et de son style h Mais ce qu’il avait desir de voir, c’etaient priiicipalement les cercles du beau langage, les salons a la mode, I’Academie et ses succur- sales. N’avait-il pas dans une des basques de son uniforme deux a trois milliers de rimes, oiseaux brillants qui n’aspiraient rien tant qu’aux delices de la voliere ? 1. Dans son livre de Philosophie et litterafure , M. Victor Hugo a, lui aussi, esquisse cette grande figure de MiralDeau. II est peut-etre curieux de comparer le choc de ces deux pen- sees sur le meme homme, I’etincelle de ce fer rouge sous ces deux marteaux. Voici le texte de M. Victor Hugo : « Tout en lui (Mirabeau) etait puissant. Son geste brusque et saccade etait plein d’empire. A la tribune, il avait un co- lossal mouvement d’epaules, comme Felephant qui porte sa tour armee en guerre. Lui il portait sa pensee. Sa voix, lors rneme qu’il ne jetait qu’un mot de son banc, avait un accent formidable et revolutionnaire qu’on demelait dans FAssem- blee comme le rugissement du lion dans la menagerie. Sa chevelure, quand il secouait la tete, avait quelque chose d’une criniere. Son sourcil remuait tout, comme celui de Ju- piter, cuncta supercilio moveniis. Ses mains quelquefois sem- blaient petrir le marbre de la tribune. Tout son visage, toute son attitude, toute sa personne etait bouffie d’un orgueil pie- thorique qui avait sa grandeur. Sa tete avait une laideur grandiose et fulgurante dont Feffet par moments etait elec- trique et terrible. Le genie de la revolution s’etait forge une egide avec toutes les doctrines amalgamees de Voltaire, d’Hel- vetius, de Diderot, de Bayle, de Montesquieu, de Hobbes, de Locke et de Rousseau, et avait mis la tete de Mirabeau au milieu. » 32 LES RESSUSCITfis Compactement ranges, entre les acteurs et les spectateurs, comme des musiciens dans un theatre, les litterateurs continuaient a jouer rinforzando I’ouverture de la Revolution fran- ^aise, commencee depuis cinquante ans en- viron, La toile allait se lever. A la place du chef d’orchestre il y avait Beaumarchais, riieritier direct de Voltaire et qui, pour la societe d’alors, valut umpeste, comme Chateau- briand valut plus tard une armee pour la Res- tauration. Chateaubriand ne vit pas appareiument le c6te grave de tout cela. Ce n’dtaitqu’un jeune homme. Au moment oh le siecle craquait et chancelait comme le Pantheon de Soufflot, il se faufilait entre deux paravents, sur la pointe du pied, dans la compagnie des infi- niment petits de la litterature. « On parla de mot chez Lebrun et chez Flins des Oliviers. » A la fin, pourtant, il commenga par com- prendre combien dtait puerile cette preoccu- pation de tousles instants. 11 y renonga, Ainsi- dit Rene ' : « J'avais voulu me jeter dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m’en- tendait pas ; ce n’etait ni un langage eleve ni un sentiment profond qu’on demandait de CHATEAUBRIAND S3 moi. Traite partout d’esprit romanesque, hon- teiix du rdle que je joiiais, degoute de plus en plus des choses et des liommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignore. Je trouvai du plaisir dans cette vie obscure et independante. In- connu, je me mMais a la foule, vaste desert d’liommes ! » Mais, sur ces entrefaites, la Revolution marcliait. Elle vint droit a lui. II en eut peur, et il recula. Son heure d’action n’4tait pas sonnee. Trop dedaigneux peut-^tre, il regarda se trainer dans les ruisseaux de Paris les vain- queurs de la Bastille, et detourna la tete de I’oeuvre de fer qui s’apprfitait. La noblesse tout entiere emigrait k Goblentz, Chateau- briand emigra au Nouveau-Monde. Avant de connaitre les hommes, il voulut oonnaltre Fhomme. Toutefois, il nepartitpas sans direaurevoir. La Harpe, qui etait le concierge de la litt^ra- ture du xviii® siecle, lui pr^senta le 3Ier- cure pour qu’il y inscrivit son nom, ’comme c’etait I’usage. Chateaubriand y mit je ne sais quels vers sur I’Amour de la canipagne, une sorte d’idylle — au nez de laquelle il a du 34 LES RESSUSCITES bien rire plus tard, et ou Ton remarque ce distique : Au sejourdes grandeurs mon nom mourra sans gloire, Mais il vivra longtemps sous les toits de roseaux. C’etaitle contraire qu’il fallait dire. M. de Chateaubriand a ete meilieur prophete sur la fin de ses jours. II • « Voici le plaqueminier ; sous le plaquemi- nier il y a un gazon ; sous ce gazon repose une femme. Moi, qui pleure sous le plaquemi- nier, je m’appelle Celuta; je suis fille de la femme qui repose sous le gazon ; elle etaitma mere. « Ma mere me dit en mourant : Travaille, sois fidele k ton 6poux quand tu I’auras trouve. S’il est heureux, sois humble et timide ; n’ap- proche de lui que quand il te dira : Viens, mes levres veulent parler aux tiennes. CHATEAUBRIAND 35 « S’il est infortune, sois prodigue de tes ca- resses; que ton ame environne la sienne, que ta chair soit insensible aux vents et aux dou- leurs. Moi, qui m’appelle Celuta, je pleure maintenant sous le plaqueminier ; je suis la fille de la femme qui repose sous le gazon. » Ainsi chante une jeune fille couronnee de fleurs de magnolia et vetue d’une robe blan- che d’4corce de mtirier. Assise au milieu des Indiens, sur I’herbe semee de verveine em- pourpree et de ruelles d’or, Rene I’ecoute et la regarde d’un air attendri. Le voiU bien loin du pays breton. Cette soif de solitude qui le tourmente comme tous les gdnies austeres, il pent I’assouvir maintenant. Entre Dieu et lui la civilisation ne tend plus ses voiles. Son coeur soufFre toujours, mais sa pensee grandit et se degage. Laissez faire : peu a peu le soleil du desert dissipera sur son front I’ombre des bois de Combourg. II est probable que, sans le voyage en Amd- rique, Chateaubriand n’eut jamais ete qu’un timide eleve de LaHarpe et de Ginguene, — un poete de salon tenu perpetuellement en bride par les guirlandes artificielles de la co- terie academique. Tout au plus se fut-il 41eve 36 LES RESSUSCITfeS un jour alabieninnocente reputation d’Esme- nard ou de I’auteur du Printemps d’un Proscrit. Au contraire, Chateaubriand, jete en plein Nouveau-Monde, chair blanche au milieu des chairs peintes, Chateaubriand egare sous la lune de feu, mangeant des tripes de roche et respirant Todeur d’ambre qu’exhalent les cro- codiles dansles glaieuls; le jeune officier du regiment de Navarre chassant le castor avec le sachem des Onondagas, apres avoir couru le cerf avec Louis XVI ; le rimeur de VAlnin- nach des Muses enfin, chez les Iroquois, devait se transformer invinciblement, et, parti avec I’idylle snrV Amour de la canipagne, revenir avec le Ge'nie du Christianisme. Le voyage en Am^rique fut toute une reve- lation pour lui. Ses convictions classiques, en- taillees ci la racine, ne devaient jamais bien se remettre ; et le Cours de Litte'rature com- menQa a s’evanouiri,ses regards dans lapous- si^re humide du Niagara. Qu’on s’imagine, en effet, lAtonnement d’un litterateur du XVIII® siecle k Taspect de cette nature g4ante, vivace, inconnue, gracieusement ter- rible ; et quel puissant soufflet Lieu ne don- nait-il pas devant lui au jardinier Le N6tre ! • CHATEAUBRIAND^ 37 Tombe au milieu des herons bleus, des fla- mants roses, des piverts rouges, Chateau- briand dut sourire en songeant ^ ce vieil oi- seau frangais — Philomels — sur lequel nous vivons uniquement depuis here mythologique Le souvenir encore plein des heros de Racine et de Voltaire, n’ayant vu de sauvages que dans la tragedie di’Alzire, est-ce qu’ilne recula pas a la vue du premier Seminole qui se dressa devantlui, la perle pendante aunez, les oreil- les en decoupures, et portant un hibou em- paille sur la t^te Le mal est peut-6tre qu’il n’y demeura pas assez longtemps pour I’an^antissement com- plet de sa rhetorique. Deux ans de plus, et Chateaubriand eiit tout k faitnoye ses vieilles formulesdans I’Ohio. Son passage trop rapide a travers la campagne ardente a produit un style mixte, ou le sauvage et le gentilhomme apparaissent a inLervalles egaux. Pourquoi partit-il si brusquement? quel souci lui fit deserter I’ajoupa et renoncer aux splendeurs des nuits americaines ?Onl’ignore, et lui-m§me sans doute I'ignorait aussi. 11 y avait alors dans Fair un tourbillon brulant qui dispersait aux quatre coins du monde la 3 38 LES RESSUSCITfiS plupart des hommes de ce siecle : Tabb4 Maury a Rome, Louis-Philippe k Elseneur, M. de Jouy ^ la cour de Tippoo-Saeb et Cha- teaubriand partout. Peut-^tre entendit-il, comme Ren^, une voix qui lui disait : « Que faites-vous seul au fond des for^ts, ou vous consumez vos jours, negligeant vos devoirs? Des saints, direz-vous, se sont ensevelis dans les deserts 1 Ils y etaient avec leurs larmes et employaient^ 4teindre leurs passions le temps que vous perdezpeut-^tre aallumerlesvdtres. Quiconque a regu des forces doit les consa- crer au service de ses semblables. » Chateau- briand ecouta cette voix et repassa les mers. II a dit plus tard que son but 4tait de _re- joindre I’arm^e de Conde. Cela est possible, Mais k peine en France, — alors que la Revo- lution fait de Paris un vaste centre de fermen- tation sociale, alors que les clubs discutent, que le peuple tonne, que Mirabeau expire ; pendant que la Monarchie se sauve par une porte derob^e et que la R^publique la ra- mene par I’oreille ; lorsque Sanson se pavane le matin sur son tr6ne de Greve et va le soir, les mains lavees, au theatre du Vaudeville ; k I’heure oh tout fr^mit, oil tout palit, ou tout CHATEAUBRIAND 39 se glace, — Chateaubriand, lui, s’en va tran- quillement trouver une jeune fille qu’il a deux ou trois fois entrevue ; il lui parle, elle lui sourit; il lui offre de I’epouser et il Fepouse. Rene se marie. Une fois marie, — alors il emigra. C’est de ce moment que date sa veritable misere et son noviciat d’homme. Jusqu’a pre- sent, ce n’a guere 4te qu’un poetique, ele- gant et douloureux reveur; aujourd’hui le voila qui saute a pieds joints dans la vie prosaique et affamde, qui souffre du corps, qui est jete dans un fosse comme un chien, qui n’a pas le sou, qui est mis a la porte par les filles d’auberge, couvert de plaies, souille de fange, contagid et la cuisse entortillee de paille, ainsi que les gueux des plus implaca- bles eaux-fortes. — Mourant, il se traine sur les mains; on le pose dans un fourgon, la moitie du corps pendant en dehors ; on I’embarque a fond de cale et on |le rejette de nouveau k terre. Quelqu’un passant par hasard, — un bon Samaritain de Guernesey, — lui tourne le visage vers le soleil et I’adosse centre un mur. Puis il s’6loigne. Mais le g^nie a la vie dure. Quelques mois 40 I,KS RESSUSCITfilS plus tard, M. de Chateaubriand 4tait ^ Lon- dres. Retire dans un faubourg, au fond d’une maison vieille, devant une table branlante, il commengait VEssai sur les Revolutions, et tra- duisait de I’anglais, aux gages d’un libraire. Pendant huit ans, il mangea du grenier, pour parlerle langage des artistes. Son habit etait rap6 ; il ne sortait que le soir. Dans ses mar- ches melancoliques, on le voyait traverser le village de Harrow, ^I’^poque oil une t^te d’en- fant vive et bouclee, — celle de lord Byron, — se montrait souvent aux fen^tres de I’d- cole. J’aime cette misere de Chateaubriand et jus- qu’i ce pauvre habit nocturne que j’eusse voulu lui voir conserver toujours, comme fit le vizir des Contes, jadis gardeur de trou- peaux. M. lui avait dit un jour : — « Il n’y a qu’une infortune rdelle, celle de man- quer de pain. » Et souvent I’auteur de Rend eut I’occasion de se trouver reellement mal- heureux. Il parle en maint endroit du droguiste et dumarchandde poignards qui demeuraient il sa porte. Mais ce ne sont que des deboires passagers, apres lesquels, resignd et r^vant, nous le retrouvons par les rues de Londres, CHATEAUBRIAND 41 allant au hasard, les yeux dans les etoiles, ou bien occupe Devant quelque palais, regorgeant de ricliesses, A regarder entrer et sortir les duchesses. « Quant k la haute societe anglaise, chetif exile, je n’en apercevais que les dehors. Lors des receptions a la cour ou chez la princesse de Galles, passaient des ladies assises de cote dans des chaises a porteurs ; leurs grands pa- niers sortaient par la porte de la chaise, comme des devants d’autel; elles ressem- blaient elles-memes, sur ces autels de leurs ceintures, a des madones ou a des pagodes. Ces belles dames etaient les filles dont le due de Guines et le due de Lauzun avaient adore les meres : et ces filles etaient, en 1822, les meres et les grand’meres des petites-filles qui dansaient chez moi eii robes courtes au son du galoubet de Collinet. » L’Essai terraine, il le vendit 4 un brave edi- teur de Gerrard-Street. C’est un ouvrage sans tSte ni queue, triste, fou, anglais enfin, oil le style vagabonde en compagnie de la pensee. On y trouve des pages eclatantes et des absur- dites enormes, un parallele entre Alexandre 42 LES RESSUSCITfiS et Pichegru, — des fragments d’un poeme Sanscrit, — la negation de I’authenticite du Nouveau Testament ; et, par Votre bien affectionne. » Charles-Jean. » GUIZOT 125 Une autre lettre non moins curieuse est celle qu’il regut de Beranger, lettre infiniment spirituelle, mais en meme temps singuli^re- ment narquoise. La yoici : « Passy, 13 fevrier 1834. » Monsieur le ministre, » Excusez la liberty que je prends de vous recommander la veuve et les enfants d’Emile Debraux. Vous demandez sans doute ce qu’e- tait Emile Debraux. Je puis vous le dire, car j’ai fait son eloge en vers et en prose. C’etait un chansonnier. Vous 6tes trop poli pour me demander a present ce que c’est qubm chan- sonnier, et je n’en suis pas fache, car je se- rais embarrasse de vous repondre. » Ce que je puis vous dire, c’est que De- braux fut unbonFrangais, qu’il chanta centre I’ancien gouvernement jusqu’4 extinction de voix, et qu’il mourut six mois apres la revo- lution de Juillet, laissant sa famille dans une profonde misere. II fut une puissance dans les classes inferieures ; et soyez sdr, monsieur, que com me il n’etait pas tout a fait aussi diffi- 1?6 LES RESSUSCITfiS cile que moi en fait de rime et de ce qui s’en- suit, iln’edtpas manqu6de chanter le g6uver- nement nouveau, car sa seule boussole etait le drapeau tricolore... » ... Si j’etais assez heureux, monsieur, pour vous interesser au sort de ces infortunes, je m’applaudirais de la liberte que j’ai prise de me faire leurinterprete aupres de vous. Ge qui a dti m’y encourager, ce sontles marques de bienveillance que vous avez bien voulu m’accorder quelquefois. » Je saisis cette occasion de vous en renou- veler mes remerciments, et vous I’prie d’a- greer, etc., etc. » B^banger. » On aura remarqu4 Tetrange pointe d’irrd- vdrence qui perce vers la fin du deuxieme pa- ragraphe. A quoi done pensait le bonhomme en I’ecrivant ? II me reste a examiner les oeuvres publiees par M. Guizot depuis sa reception a I’Acade- mie frangaise. C’est dans cette meme annee 1836 que M. Guizot acheta la terre du Val-Richer. De- puis longtemps il avait le d4sir d’acqu^rir en GUIZOT 127 Normandie une maison champetre ou il put yenir se d4Iasser de son labeur politique. II ne la youlait pas loin de ses electeurs. Le Val- Richer, situe h trois lieues de Lisieux, realisa son ideal. G’etait une ancienne abbaye, s’eten- dantsur une colline agreable et fertile, — bien de moines, c’est tout dire. L’apparence dela- br^e des bMiments etait rachetee par des points de vue tres-pittoresques. « Le lieu me plut, — raconte M. Guizot dans ses Memoires; — la maison, situ4e a mi-c6te, dominait une val- lee etroite, solitaire, silencieuse; point de vil- lage, pas un toit enyue; des pres tres-verts; des bois touffus, sem4s de grands arbres ; un cours d’eau serpentant dans la vallee; une source vive et abondante a c6te de la maison meme; un paysage pittoresque sans ^tre rare, a la fois agreste et riant. Je' me promts d’ar- ranger commodement la maison, d’abattre des murs, de faire des plantations, des pelouses, des talus, des allees, des percees, des massifs, d’obtenir que Tadministration ouvrit des che- mins dont le pays avait besoin au moins au- tant que moi, et j’achetai le Val-Richer. » M. Guizot, comme on voit, devient un peu poete pour celebrer son enclos. I2S LES RESSUSCITfiS Aujourd’hui, le Val-Richer est inseparable du nom de M. Guizot, comnie la Vallee-aux* Loups est inseparable du nom de Chateau- briand, comme Saint-Point est inseparable du nom de Lamartine*. La nebuleuse de M. Guizot commenga a se former quelque temps apres son entree a I’Aca- demie frangaise. Sorti un instant des affaires publiques, il y rentra, pour y jouer jusqu’en 1848 un r61e continuel, difficile et diversement apprecie. J’ai dit comment il etait arrivd au pouvoir, je ne dirai pas comment il en descen- dit. Ces faits sont trop connus. La revolution de fevrier ne le rendit pas sur- 1. Je m’arrete et m’amuse souvent aux petits pamphlets. Il est rare qu’ils ne me fournissent pas quelque trait, quelque indication. Voici un portrait de M. Guizot, a la date de 1844, rencontre dans un livre parfaitement ignore : Les Petits Mys~ teres de VAcademie frangaise, revelations d'un curieux, par Arthur de Drosnay (Paris, Saint-Jorre, lihraire) : « C’est un homme deja d’un certain age, a la figure pleine de dignite, a la tournure la plus convenahle. Ses cheveux gris donnent a sa physionomie un air digne et imposant. Sa mise, toujours soignee, n’a rien d’exagere; tout en lui enfin annonce imperieusement I’homme de bonne compagnie. C’est, du reste, le seul ministre convenahle que nous ayons mainte- nant; tous, sous ce rapport de I’exterieur, sont vraiment malheureusement doues, a commencer par MM. Cunin, Mar- tin, Roussin, Cousin, Villemain, et toute la hande en Tout le monde connait le beau portrait de M. Guizot par M. Paul Delaroche, popularise par la gravure. * GUIZOT 129 le-champ aux lettres. II y eut, pendant quel- que temps encore, lutte, revolte, dechire- ments, espoirs nouveaux, suivisde deceptions nouvelles. M6me lorsqu’il lui fut cruellement prouve par ses bons amis les electeurs nor- mands que son prestige etait fini, il ne voulut pas renoncer au r61e de coiaseiller, 11 publia des brochures et des articles de revue, comme a I'epoque de son arrivee a Paris : Nos Mecomp- tos et nos Esperances; Monck; Cromwell sera t-il roi? etc,,etc. Jenediraipas queces divers ecrits laisserent le public indifferent, on ne me croi- rait pas, mais ils n’eurent cependant ni le suc- ces ni surtoutl’influence auxquelsleur auteur pouvait s’attendre. On trouva, k tort ou a rai- son, que le r61e de Cassandre ne lui allait pas. II laissa passer quelques ann^es, et, enl858, il se decida iecrire ses M4moires. Les Memoires 1 ce baisser de rideau de pres- que toutes les existences fameuses I cette ren- trde dans la coulisse de presque tous les ac- teurs cdlebres 1 ce dernier bruit et cette derniere lueur ! la fin de Napoldon et de Cha- teaubriand ! M. Guizot ecrivit ses Memoires, et il tint k honneur de les faire paraitre de son vivant. 130 LES RESSUSCITfiS « Je publie mes Memoires pendant que je suis encore la pour en repondre, — dit-il dans son avant-propos. — Voulant parler de mon temps et de ma propre vie, j’aime mieux le faire du bord que du fond de la tombe. Pour moi-m^me, j’y trouve plus de dignite, et pour les autres j’en apporterai, dans mes jugements et dans mes paroles, plus de scrupule. Si des plaintes s’elevent, ce que je ne me flatte guere d’eviter, on ne dira pas du moins-que je n’ai pas voulu les entendre, et que je me suis sous- trait au fardeau de mes oeuvres. » D’autres raisons encore me decident. La plupart des Memoires sont publies ou trop tot ou trop tar d. Trop t6t, ils sont discrets ou in- signifiants; on dit ce qu’il conviendrait en- core de taire, ou bien on tait ce qui serait curieux et utile k dire. Trop tard, les Memoi- res ont perdu beaucoup de leur opportunite et deleur inter^t; les contemporains ne sont plus la pour mettre k profit les v6rites qui s’y re- velent et pour prendre a leurs recits un plai- sir presque personnel. Ils n’ont plus qu’une valeur morale ou litteraire, et n’excitent plus qu’une curiosite oisive. » Oisif tant qu’on voudra, mais je suis de GUIZOT 131 ceux qui savent se contenter, au besoin, de cette valeur morale ou litteraire. Gommencee en 1858, la publication des Memoires pour servir a riiistoire de mon temps ne fut termine qu’en 1867. L’ouvrage entiercom- prend huit volumes. On y chercberait en vain des renseignements biographiques ; M. Guizot ne donne sur sa vie privee que les details qui sent 4troitement lies & sa vie publique. — Pas- sez, r^veurs et curieuxi il n’y a rien pour vous ici. — M. Guizot ne se meten scene qu’a vingt ans, c’est-a-dire a I’age d’bomme, etdes lors il appartient corps et 5,me a la politique. Son recit part de la Restauration pour s’arr5ter au seuil de la Revolution de 1848, lais- sant de c6te tout ce qui n’est pas le tr6ne ou la tribune, les ministeres ou les journaux; on pent le considerer comme le resume le plus complet, le plus scrupuleux, du gouverne- rnent de Louis-Philippe, — comme un guide indispensable a travers ces ministeres d’octo- bre, de mars, dejuin, etc., oii les lecteurs de I’avenir courent grand risque de s’egarer. A ce point de vue, les Memoires pour servir a riiistoire de mon temps serviront en effet, etbeau- coup. Ils seront souvent consultes, et m^me 132 LES RESSUSCITfiS lus. Le ton apolog4tique qui y domine n’est fait pour etonner personne. Je ne sais plus qui est-ce qui avait propose de changer le titre en celui-ci : Memoires de quelqu'un qui a toujours eu rhison. II y a un peu de vrai dans cette plaisan- terie, mais pas autant qu’on serait dispos4 a le croire. M. Guizot a proteste lui-m§me, dans le passage suivant, centre sa pretendue in- faillibilite : « Dans le laisser-aller de la conversation, M. de Metternich prenait d toutes cJioses, ^ la philosophie, aux sciences, aux arts, un int4- t^t curieux. II avait, et il se complaisait a de- velopper sur toutes choses, des gouts, des idees, des systemes ; mais, des qu’il entrait dans Taction politique, c’etait le praticien le moins hasardeux, le plus attache aux faits etablis, le plus etranger k toute vue nouvelle et morale- ment ambitieuse. De cette aptitude itout com- prendre, combinee avec cette prudence quand il fallait agir, et des longs succes que lui avait vain ce double merite, dtait result6e pour le prince de Metternich une confiance etrange- ment, je dirais naivement orgueilleuse dans ses vues et dans son jugement. En 1848, pen- dant notre retraite commune a Londres, I’er- GUIZOT 133 ■mir, me dit-il un jour avecun demi-sourire qui semblait excuser d’avance ses paroles, I’erreur n'a jamais approche de man esprit. — J’ai et4 plus heureux que vous, mon prince, lui dis-je; je me suis plus d’une fois apergu que je m’etais tromp4. » Le plus heureux que vous est d’une rare fi" nesse‘. Comme tons les faiseurs de Memoires, il se preoccupe des generations prochaines, et de ce qu’elles penseront de lui ; aussi n’epargne- t-il rien, selonune expression populaire, pour « macLer la besogne » k la posterity, en vue d’un jugement definitif. Avec une bonhomie peut-etre sincere, il annonce qu’il va donner la clef de sa politique et livrer le secret de son systeme gouvernemental. « Je voudrais, dit-il, transmettre k ceux qui viendront apres moi, et qui auront aussi leurs epreuves, un 1/ Je surprends encore M. Guizot en flagrant delit d’anec- dote : « En 1830, au milieu de la perturbation qu’avait causee la revolution de Juillet, je vins un jour, comme ministre de I’interieur, demander au Conseil oti le baron Louis siegeait aussi comme ministre des finances, de fortes allocations. Quelques-uns de nos collegues faisaient des objections a cause des embarras du Tresor. — Gouvernez hien , me dit le baron Louis; vGus ne depenserez jamaU autant d' argent que je pourrai vous en donner . » 8 134 LES RESSUSCITfiS, peu de la lumiere qui s’est faite pour moi, k travers les miennes. J’ai defendu tour h tour la liberte contre le poiivoir absolu et I’ordre contre t esprit revolutionmire, deuxgrandes causes qui, k bien dire, n’en font qu’une, car c’est leur separation qui les perd tour ^ tour Tune et I’autre. » Les Me'moires de M. Guizot forefront I’atten- tion publique, et les premiers volumes s'en- leverent rapidement. Ils eurent le privilege de raviver d’anciennes rancunes : mais en g4n4- ral Fimpression fut favorable. M. Cuvillier- Fleury, dont Fadmiration pour Fancien ministre de Louis-Pliilippe va j usqu’a Feblouis- sement, leur consacra un grand nombre d’ar- ticles dans les Debats. « Beau livre I admirable ouvrage I » s'ecrie-t-il a chaque ligne. Et puis encore : « En le lisant, on se sent relevd de cette sorte de decouragement douloureux od la defaite momentanee de leurs convictions plonge les plus fermes esprits. On y respire la ser4nit4, la sante morale. Si nous voulions nous servir d’une de ces comparaisons trop fami- lieres ^ la critique moderne, nous dirions quece livre si 41ev6 et si calme, avec tant de solides ^races d’une exp^rie nee rompue k la pratique GUIZOT 135 de la vie liumaine, tant de hauteur et de di- versite, tant de vif inter^t et d’altiere ele- gance, donne l’id4e de ces hautes montagnes aux courbes majestueuses et k I’aspect impo- sant, avec le bruit d’un grandfleuve quiroule ses eaux fecondes tout au loin dans la plus riche vall4e... » Pendant qu’il y 4tait, M. Cuvillier-Fleury aurait pu comparer les Memoires aux forets et auxmers. Mais ou a-t-il vu que de telles com- paraisons 4taient familieres a la critique mo- derne? Je ne saurais 4viter plus longtemps de pre- senter quelques observations sur le style de M. Guizot. Les 4chantillons que j’en ai semes au cours de cet article suffisent pour le faire connaitre. Ge style dit clairement ce qu’il veut dire; c’estle premier des merites, assurement, mais ce n’est pas le seul. II manque , bien des choses au style de M. Guizot ; il manque I’emotion, le charme, la rapidite. Et cepen- dant M. Guizot ecritrapidement, trop rapide- ment quelquefois, cequi explique des phrases du genre de celle-ci : « Bien des hommes commettent des actions beaucoup plus mau- vaises qu’ils ne le sent eux-menies. » 136 LES RESSUSCITfiS Detous ses ecrits, les Me'moires sontle plus important, et, par consequent, celui sur lequelje me plais 4 m’arrSter; il me satisfait souvent, mais jamais compl^tement. L’hori- zon y est limite, Fair y est mesure. Tout se passe dans des cabinets, et ^ propos de cabi- nets. Un peu de ciel entrant tout a coup par la fen^tre ferait bien Dependant, mais la politi- que ne veut pas de fen^tres ouvertes. M. Guizot trouve le moyen de raconter le gouvernement de Louis-Pliilippe, sans dire un mot du peuple, de la soci4t4, des moeurs, des habitudes, de tout ce que recherchent les autres historiens. C’est le tribmphe de I’d- corche. Ses portraits ne sont pas tons 4galement r6ussis, mais il y en a d’excellents, celui d’Armand Carrel, entre autres. Lamartine lui impose : il reconnait en lui une attitude aussi noble que la sienne, avec la grace en plus ; il s’avoue seduit par un langage dore, une expansion, une abondance harmonieuse qu’il a di\ souvent envier. Il ne s’arrSte pas autant qu’il le faudrait devant d’ autres sup4- riorit4s contemporaines. On sent qu’il a hate de retourner a M. Mole, a M. Thiers,.^ M. Bro- GUIZOT 137 glie, k M. Duchatel, ses collogues de tous les jours. Use sent al’aise avec eux, il est dans son element. Voila pourquoi, malgr4 des traits de pre- mier ordre, les Memoires pour servir a, riiistoire de nion temps demeureront un ouvrage in- complet. Entre temps (Shakspeare aurait dit : Acti- vity, ton nom est Guizot !), I’auteur des Memoires publiait la Correspondance de Was- hington ; et, conquis plus que jamais ^ la veine religieuse, developpee sans doute par une solitude forcee, il donnait successivement a ses editeurs : I’Eglise et la socie'te chre'lienne en 1861 ; Meditations sur r essence de la religion chre- tienne ; Me'ditations sur I'e'tat actuel de la religion chretienne. Excellents ouvrages, mais d4nues absolument de ce qui fait le succes et surtout la popularity des ouvrages de ce genre, c’est- a-dire du zele brdlant, de Tonction, de I’exa!- tation communicative 1. En qnete d’un morceau brillant pour son Tresor liltc- raire, recueil dans le genre de Noel et de La Place, la Societe des gens de lettres n’a su decouvrir qii’une page sur la Science et la Foiy qui resume la mani^re, — serieuse juspu’a la tris- tesse, — de M. Guizot, avec une monotoiiie qii’on n’est pas en droit d’attendre de lui : 8. 138 LES RESSUSCIT^S III En tout temps, atoutesles epoques de sa vie, M. Guizot a cru i I’influence de I’Acad^mie frangaise, mais il y crut bien davantage lors- qu’il nefutplus qu’acad^micien. II rejeta toute son ardeur sur le Palais-Mazarin, qui devint pour lui comme un autre monastere de Saint- « Toute science se sent born^e et incomplete; tout homme qui etudie, quel que soit I’objet de son etude, quelque avance et quelque assure qu’il soit lui-meme dans sa connaissance, sait qu’il n’a pas touche le terme de la carriere, et que, pour lui ou pour un autre, de nouveaux efforts ameneront de nou- veaux progres. La foi, au contraire, est & ses propres yeux une croyance complete et achevee ; s’il lui semblait que quel- que chose lui reste encore k acquerir, elle ne serait pas ; elle n’a rien de progressif, exclut toute idee que rien lui manque, et se juge en pleine possession de la verite qui- en est rohjet. De la une prodigieuse inegalite de [puissance entre ces deux genres de conviction : la foi, affranchie de tout travail intel- lectuel, de toute etude, puisqu’elle est complete en tant que connaissance, tourne vers Taction toutes les forces de Thomme; d^s qu’il en est penetre, une seule tache lui reste a accomplir, celle de faire regner, de realiser au dehors Tidee GUIZOT 139 Just oil il trompa les ennuis d’une abdication forcee. On pretend m^me qu’il s’amusa a y retarder les pendules. Dans tons les cas, les elections de la litterature lui rappellerent les elections de la politique, II se mit k la tSte de la fraction la plus nombreuse de I’Academie ; ce fut chez lui qu’on alia prendre le mot d’ordre. Selon les circonstances, il fit de I’opposition ou de la concession aux gouver- nements. Il a ouvert la porte k M. Dufaure et a M. le comte de Carn4 ; il a laiss4 passer M, Camille Doucet et M. de Ghampagny. A qui a sa foi. L’histoire cles religions, et de toutes les reli- gions, prouve a cliaque pas cette energie expansive et prati- que des croyances qui ont revetu les caract^res de la foi. Elle se deploie meme dans des occasions oti elle ne semble nulle- ment provoquee ni soutenue par Timportance morale ou la grandeur visible des result^ts.., « C’est a lui-meme que I’homme doit sa science : elle est son ouvrage, le fruit de son travail, la preuve et le prix de son merite. Peut-etre, au sein meme de I’orgueil que ‘lui inspire souvent une telle conquete, un secret sentiment vient-il I’avertir qu’en reclamant, en exercant I’autorite au nom de la science, c’est a la raison, a Fintelligence d’un homme qu’il pretend soumettre les liommes : titre faible et douteux a un grand pouvoir, et qui, au moment de Taction, pent bien, meme a leur insu, repandre dans Tame des plus superbes quelque timidite. Rien de pareil ne se rencontre dans la foi. Quoique profondement individuelle, des qu’elle est entree, n’importe par quelle voie, dansle coeur de Thomme, elle en bannit toute idee d’une conquete qui lui soit propre , d’une decouverte dont il se puisse attribuer la HO LES RESSUSCITfiS vrai dire, il ne se pr^occupait que m^diocre- ment des candidats purement litteraires. Gela se comprend de la part d’un homme qui ne tire pas sa principale superiorite de la littera- ture, — mais cela n’en est pas moins regret- table. M. Guizot a ete plusieurs fois directeur de I’Academie frangaise ; comme tel, il a '"regu tour tour le comte de Montalembert, M. Biot, le pere Lacordaire et Prevost-Pa- radol. Le debut de son discours k Lacordaire est restd particulierement celebre : ml gloire : ce n’est plus de lui-mtoe qu’il s’occiipe; tout entier a la verite a laquelle il croit, aucun sentiment personnel ne se mele plus pour lui a sa connaissance, si ce Vest le senti- ment du bonheur qu’elle lui procure et de la mission qu’elle lui impose. Le savant est le conquerant, I’inventeur de sa science; le croyant est I’agent, le serviteur de sa foi... « Qu’on regarde combien different Torgueil qui nait de la science et celui qui accompagne la foi : Tun est dedaigneux, plein de personnalite ; I’autre est imperieux et plein d’aveu- glement; le savant s’isole de ceux qui ne comprennent pas ce qu’il sait; le croyant poursuit de son indignation ou de sa pitie ceux qui ne se rangent pas a ce qu’il croit; le premier veut qu’on le distingue, le second que tous s’unissent k lui sous la loi du maitre qu’il sert, elc., etc. » Cela pourrait aller ainsi jusqu’a demain. J’ai tenu a donner ce fragment parce qu’il caracterise tout a fait M. Guizot, ecrivain religieux. La encore I’attrait manque completement. 11 faut ecrire au bas le mot terrible : Ennuyeux. GUIZOT HI « Que serait-il arrive, monsieur, si nous nous etions rencontres, vous et moi, il y a six cents ans, et si nous avions ete, I’unet Fautre, appeles k influer sur nos mutuelles des- tinees?... II y a six cents ans, monsieur, si mes pareils de ce temps vous avaient ren- contre, ils vous auraient assailli avec colere comme un odieux pers^cuteur ; et les v6tres, ardents k enflammerles vainqueurs centre les lieretiques, se seraient ecries : « Frappez, frappez toujours ; Dieu saura bien reconnaitre les siens ! » Nous 'sommes ici, vous et moi, monsieur, les temoignages vivants et les heureux temoins du sublime progres qui s’est accompli parmi nous dans Fintelligence et le respect de la justice , de la cons- cience, du droit, des lois divines, si long- temps meconnues... Personne aujourd’hui ne frappe plus et n’est plus frappe au nom de Dieu. » Ce discours fit beaucoup d’honneur k M, Guizot aupres des esprits eleves, mais il effaroucha quelques chefs du parti protestant. Il y eut r4ponses et querelles. La harangue au malheureux Prevost-Pa- radol ne rencontra pas les m^mes 4cueils ; 142 LES RESSUSCITfiS toutefois, M. Guizot ne s’y montra pas bon prophete. Void en quels termes il apostropha I’Eliadn de I’Universite, le Benjamin des Debats : « Vous des jeune, et I’avenir est devant vous ; qui sait quelle destin4e il vous re- serve, et quel emploi il fera de vous pour le service de la France ? Vous des d’une g4n4- ration en qui la France espere. La France est la patrie de I’esperance ; elle s’egare quelquefois k la poursuite de ses grands ddirs de progres et de liberte, et elle ne s’arr^te pas toujours au but, m^me quand elle y touche ; mais elle n’y renonce jamais ; meme fatiguee et decouragee en apparence, elle garde toujours dans son coeur ses ge- nereux instincts, decidee a toujours compter sur ses fils, quels qu’aient pu dre les me- comptes et les revers de leurs peres. Vous etes, monsieur, de ceux k qui il appartient d’ aider au succes de notre dpoque dans sa difficile tache, la pratique eificace du gou- vernement libre. Vous aurez autant, vous n’aurez pas plus de respect et de ddoue- ment que vos devanciers pour la verity, le droit, la liberte, I’ordre legal, le bien public. GUIZOT 143 Je voiis souhaite de moms rudes combats et plus de honlieur, » Est-ce le mot 'de Tamertume ? est-ce le mot de la resignation ? Guizot est mort h pres de quatre-vingt-dix ans. JULES JANIN Tout ce qu’il y a au monde de gai, de vif, de riant, de brillant, d’alerte, dejeune, d’in- conscient, de spirituel, s’eveille a ce nom. Le facile talent et I’heureuse existence I Voyez Jules Janin arriver a Paris vers les dernieres anneesde laRestauration, confiant, hardi, les cheveux joliment boucles. II s’annonce tout d’abord, comme Figaro, par un bruissement de guitare et par un fremissement de tons les grelots cousus c\ sa veste. Sur-le-champ il pose un genou en terre et se met a ecrire sur I'autre. Le voil^ parti, il ne s’arretera plus. Et toujours il a 4crit sur son genou, fre- donnant, insouciant, aussi k I’aise dans les journaux que Figaro sur la place publique. 146 LES RESSUSCITftS Dirai-je tout le chemin qu’il a fait, c’est-^- dire tous les arpents de papier qu’il a couverts de ses indechiffrables pattes de mouche, avant d’arriver k I’Academie frangaise? Cela me conduirait bien loin et cela m’egarerait par- fois. A peine d6barrass4 de la poussiere des colleges, il avait pris un pied dans la critique th4atrale ; il en prit bientdt quatre. Ce n’est pas qu’il s’interessat plus que de raison ^ I’art dramatique ; au fond, comme toujours, il s’en est m^diocrement soucie. Le principal pour lui, k I’heure oil il arrivait, — c’est-a-dire au milieu de la m^lee romantique, — c’etait de publier un livre. Ce livre, le nouveau debar- que de Saint-Etienne ne manqua pas de le faire, et il lefitaussibizarre, aussi monstrueux, aussi charmant, aussi paradoxal, que I’epoque le demandait. L’annee 1829, qui vit naltre Notre-Dame de Paris et les poesies de Joseph Delorme, vit paral- tre XAne mort et la femme guillotinee, une fan- taisie rendre Sterne jaloux dans sa tombe. Je laisse k penser I’effet que produisit dans le public un titre pareil. Pen de temps apres, M. Janin publia Barnave, un ouvrage plus sin- gul'er encore, moitie roman, moitie histoire. JULES JANIN 147 auquel plusieurs collaborations anonymes donnerent la saveur d’un pamplet. La preface en est toute dirigee centre la branche d’Or- leans. Je possede la premiere edition, devenue ra- rissime, de ce Barnave ; j’y releve, en t^te des chapitres, un grand nombre d’dpigraphes (c’etait la mode alors) qui me sent une source pr4cieuse d’indications pour fixer les sympa- thies et les amities d’ alors de Jules Janin. « Approchez, il n’y a que des fauteuils ici. — F. PYAT. » Tu es faux comme la poign^e de main d’un ministre de I’intdrieur. ->• nestor roque- PLAN. » Gombien as-tu vu de Corneilles ? — BRUCKER. » De la barbe, les capucins en ont ; .les boucs en ont aussi. — h. de latouche. » Prenez ceci, je suis en fonds. — augdste BARBIER. » Nous allions au feu, la poitrine nue, en chemise, et chantant Pair national: la Joyeme Margot. — armand carrel. » Dites-moisi je m’amuse, mon precepteur. — LfiON BERTRAND. 148 LES RESSUSCIT^:S » Les heures ne seront plus que dequatre- vingt-dix minutes a I’horloge de I’lnstitut. — V. BOHAIN. » Ton roman commence Men tard. — ' ixiENNE BEQ0ET. » Gilpain partit au grand galop ; adieu son chapeau etsa perruque ! line se doutaitguere en partant qu’il courrait si grand train. — GOZLAN. » II esttrop tard. — Eugene sue. » Et bien d’autres encore, plus ou moins ex- traordinaires, sign^es Roger de Beauvoir, Alphonse Royer, Eugene Chapus, etc., etc. On voit que Jules Janin fraternisait, sauf quelques rares exceptions, avec toute lajeune generation litteraire. Ce Barnave n’est, apro- prementparler, qu’un acces defievre chaude; on s’en effraya presque autrefois ; on en sou- rirait aujourd’hui. On y lit cette profession de foi qui porte bien la marque de M. Janin : « Si la critique vient me dire ; Ceci s’est passe ■le 31 decembre 1789 et non pas le I®’’ janvier 1790 ; celui-ci vivait alors, celui-M etait mort; je me rangerai du c6te de la critique, mais je soutiendrai que ce n’est pas ma faute, que I’una eu tort d’etre vivant, I’autre d’etre mort, JULES JANIN 149 ne fut-ce que par mon histoire, et que, pour les punir I’un et I’autre, je ne changerai pas a mon histoire un seul mot. » Ces deux ouvrages, qui avaient la valeur de deux coups de pistolet tires par la fen^tre (il y avait de quoi se boucher les oreilles a cette epoque, tant ces sortes d’explosions etaient frequentes !) , jeterent le nom de Jules Janin a la foule. Comment se fait-il que les freres Bertin, du Journal des Debats, le choisirent alors pour remplacer dans le feuilleton dramatique Hotfmann et Duvicquet, les plus corrects d’entre les ecrivains classiques? G’est ce que je ne me charge pas d’expliquer. A peine ins- talle au rez-de-chauss4e de cette importante feuille, Jules Janin y fit un vacarme de tous les diables; il y importa le style de Diderot, du Diderot du Neveu de Rameau et de Jacques le fataliste, du Diderot debraille, gesticulant dans sa robe de chambre et jetant sa pantoufle au nez du lecteur. On s’etonna d’abord, puis on s habituaa cette note enjouee, qu’il a compa- ree lui-mSme k celle du fifre, k ce turlututu de tous les huit jours. Cette modeste signature de J. J. acquit bientdtl’importance d’un Mane', 150 LES RESSUSCITftS Thccel, Pham. On etait alors dans les premiers temps dn journalisme ; un monsieur qui par- lait d’un acteur etait un 4tre redoute. Jules Janin acquit et merita bientdt ie surnom de prince des critiques. Les gens de mon kge (lequel n'a rien cepen- dant de fabuleux, 6 lectrices !) se souviennent d’un Janin rayonnant, flamboyant, lapoitrine tapissee d’un immense gilet blanc, — ce fa- meux gilet blanc du « critique influent » dont il est question dans les Scenes de la vie de boheme d’Henry Murger. La caricature et les petits journaux mirent le sceau a sa reputation en s’eraparant de sa vie privee ; k les en croire, il ne pouvait travailler que coiffe d’un bonnet de coton, — et Grandville a rendu legendaire ce bonnet de coton dans une planche lithogra- phique coloriee. Il faut I’excuser s’il lui est arrive d’ abuser de son pouvoir (a de certaines hauteurs, le vertige vous gagne facilement), s’il a, tour a tour,invent4 etrenvers4 Rachel, s’il apatronnd Ve'cole du bon sens et pousse Lucrece a travers les Burgraves, s’il a malmene Alexandre Dumas, George Sand, Balzac. Tout cela est connu et ressasse; tout cela se perd dans un ensemble JULES JANIN 151 considerable de travaux qui desarme par son charme incessant, par son entrain con- tinue!. Le Journal des Debats ne I’accaparait pas tel- lement qu’il ne pdt deverser le trop-plein de sa verve (Moliere aurait dit: le superflu) dans les recueils environnants, dans la Remie de Paris, dans le Mtise'e des Families, dans le Jour- nal des Enfants, dans V Artiste, dans les ency- clopedies, dans les dictionnaires, dans mille autres lieux encore. 11 ne savait se refuser ^ aucune commande ni a aucune demande, k au- cune preface, k aucun prospectus. II ob6issait a son temperament d’improvisation. Comme Mercier, il aurait pu s’intituler le premier articlier de France. Sa profession de foi, il a eprouve le besoin de I’^crire, a cette epoque, sous le titre de Manifeste de la Utte'rature facile, et c’est une page exquise, un enchantement, une joie, pour parler son propre style. Ce manifeste r4pondait k un article, d’ail- leurs tres-bien fait, de M. Nisard, sur les in- temperances de la litterature facile. — Ah I il fallut voir I’ardeur, la petulance, I’imperti- nence adorable avec lesquelles Jules Janinse hMa de riposter I J’ai les pieces sous les yeux. LES RESSUSCITfiS 152 « C'est un honneur que j’accepte avec toutes ses consequences, ecrivait-il, je ramasse votre gantelet de fer ; venez ramasser le frfile gant jaune serin que j’emprunte, tout expres pour vous le jeter, ^la plusjolie femme de France I » Quel aimable temps que celui-la I Les^elles passions litteraires I Le noble emportement ! Et, comme j usqu’^ : Je vous hais I tout se disait tendrement, spirituellement I — M. Jules Ja- nin- n’y allait pas cependant de main morte lorsqu’il criait c\ son contradicteur : « Va-t’en, paria, ya-t’en ecrire des traductions a yingt- cinq francs la feuille pour M. Panckoucke ! Tu n’es plus des nbtres ; tu n’es plus le facile bohemien' qui improyisait, mollement couch6 au soldi, sous I’ombre du hdre; tu es un sayant, un annotateur, un homme a palmes yertes, en un mot tout ce qu’on n’est plus. Malheureux et infortune, tu seras de Vlnstitutl » G’etait la grande injure alors : Tu seras de Vlnstitutl Alfred de Musset ecriyait, de son c6t4, lefameux yers: Nu comme le discours d’lm academicien. Ils en etaient tous la, ou k peu pres, et JULES JANIN 153 Th4ophile Gautier aussi. Plus tard, comme les autres, Jules Janin devait revenir de ses preventions sur I’lnstitut et sur les palmes vertes. 11 se presenta une premiere fois en 1865, et fut refuse; il en prit gaiement son parti etpublia sou Discoiirs de reception... a la porte de V Academe frangaise. Ce n’etait pas, comme on pouvait le supposer, une charge k fond de train centre I’institution du ’cardinal de Richelieu. On y remarquait des restric- tions avisees qui permettaient et faisaient m^me pressentir un retour cette porte mal close. Void en quels termes M. Jules Janin s’ex- primait; « Qui que nous soyons, petits ou grands, inconnus ou celebres, parlous avec respect de I’Acaderaie I Elle assistait, coura- geuse, aux plus cruelles temp^tes ; elle a subi les plus terribles orages; encore aujourd’hui, apres tant de gouvernements einportes dans I’abime, elle est restee un refuge, un abri. C’est la plus ancienne de toutes les institutions abolies, et cependant la voila vivante encore. Elle a tout subi, tout supporte ; elle a fait des choix indignes... elle arecrute deshommes qui I’ont trahie, outragee et reniee... Soudain la 154 LES RESSUSCITfeS voil^ qui se releve et qui resplendit d’une clarte inattendue. Aux evenements vrairaent glorieux, elle ajoute un peu de gloire ; aux vaincus elle pr^te une aureole : elle donne k toutle monde, ellen’6te a personne; etmSme ceux qu’elle accable injustement de ses ri- gueurs, elle ne les laisse pas tels qu’ils etaient avant qu’ils eussent supporte sesrefus... Ua refus de I’Acad^mie est une distinction qui se compte, et c’est deji un certain honneur d’en avoir ete econduit. » Tout cela est fort bien, mais a une autre epoque, M. Jules Janin n’aurait sans doute pas accepte la chose aussi patiemment ; lAge amene la prudence et moditie les points de vue. A vrai dire, le refus de I’Academie n’etait qu’un ajournenaent. II arrive toujours une heure on il lui faut compter avec les gens d'esprit ; cette heure est plus ou moins tar- dive, selon que la polemique a tenu plus ou moins de place dans leur vie, comme chez M. Jules Janin. — Songez done aux amours- propres, aux vanites, aux int6rMs qu’il avait du froisser, depuis plus de quarante ans qu’il s'escrimait de cette plume qu’il appelait un « outil leger, » en empruntant une image JULES JANIN 155 au sculpteur Falconet 1 Si leger qu'ait 4te cet outil entre les mains de Jules Janin, la pointe d’acier s’en est souvent fait sentir a ses con- temporains. De la les retards, les difficultes, les hesitations de I’Academie frangaise. Dirai-je qu’il a fallu attendre certains d4c^s et pactiser avec certaines rancunes ? On doit le supposer. Enfin, trois ans apres, on lui donna le fau- teuil de Sainte-Beuve, qui avait 4te aussi le fauteuil de Fenelon ; mais (admirez la fata- lite 1) il n’eut pas la douceur de pouvoir s’y asseoir tout de suite ; la revolution et la guerre se disputaient notre malheureuse France ; le role de I’Acad^mie etait inter- rompu. M. Jules Janin dut attendre deux ans encore, jusqu’au mois de novembre 1871.11 avait alors soixante-sept ans, des cheveux blancs et la goutte. Voila les conditions dans lesquelles le triomphe vint le chercher. J’assistais a sa seance de reception ; je peux dire comment les choses s’y passerent. M. Camille Doucet presidait. Le public n’etait ni plus ni moins brillant qu'a I’ordinaire; depuisplusieurs annees, les receptions acade- miques avaient beaucoup perdu de leur ^clat. 156 LES RESSUSCITfiS On. 4tait venu ^ I’lnstitut bourgeoisement, les femmes en mantelet, les hommes ert paletot. Plus de cravates blanches, plus de gants blancs. 0 decadence ! 6 fin de toutesles traditions I Jadis, dans cette enceinte, que d’e- paules nues ! que de riches costumes ofiiciels sous celte coupole ! que d’uniformes varies ! C’est 1^ que j’ai pu voir, dans ma jeunesse, les dernieres Muses du regne de Louis-Philippe, coiffees des derniers turbans et des derniers oiseaux de paradis, le cou ceint d’un long boa. Aujourd’hui il n’y a plus de Muses, il n’y a plus que de braves dames, habillees comme tout le monde et faisant partie de la Society des gens de lettres. Apres que les tambours eurent battu aux champs, M. Jules Janin fut introduit par ses deux parrains, soutenu par eux, car la goutte- ne I’avait pas quitte. Cette ronde figure, eclairee par deux petits yeux fins, et enca- dree encore par quelques meches volti- geantes, produisit une impression singuliere sur le public. Toute une ^poque reapparais- sait, fatiguee, mais complete. On se tut pour Tecouter. Alexandre Dumas filsle guettait des yeux. Le due d’Aumale attendait sa parole. JULES JANIN 157 Jules Janin semblait heureux de son bel habit vert, et sa main s’appuyait avee com- plaisance sur sa belle ep6e^poign4e d’ argent. — Une ep4e ! un habit vert I Tout ce qu’un homme de lettres ose h peine r^ver dans ses r^ves les plus extravagants ! Plus qu’un commissaire de police I plus qu’un president de soci^te agricole I Et cependant, au bout de quelques ’mi- nutes, le front de M. Jules Janin se rembru- nissait. M. Janin se disait sans doute, en depit de la sympathie 4vidente dont il se sentait I’objet, que les temps 4taient bien changes, et que ces honneurs lui arrivaient bien tard, apres tons ses freres d’armes, tons ses collegaes, tons ses emules, tons ses con- temporains, la plupart disparus, emportes ou eteints, apres Villemain, Vitet, Alfred de Vigny, Lamartine, Musset, Prosper Merimee et les autres. II se disait cela en ecoutant d’un air surpris, et comme un 4cho lointain, son propre discours lu par M. Cuvillier-Fleury, et qui semblait un discours de M. Cuvillier- Fleury lui-mdme. Ge discours peut compter parmi les bons euilletons de Jules Janin, mais ce n’est qu’un 158 LES RESSUSCITfiS feuilleton, Sainte-Beuve y est caresse plut6t qu’ analyse. On y sent la main d’un successeur plut6t que le scalpel d’un confrere. Et puis I’auteur des Gaietes champetres est-il bienfait pour goClter et apprecier I’auteur de VHis~ toire de Port-Royal ? Quant a la r4ponse de M. Camille Doucet, tenez-la pour un morceau charmant de tons points, et qui aurait ete applaudi m^me an theatre. L’heure de l’Acad6mie avait semble sonner I’heure de la retraite pour M. Jules Janin. De loin en loin, on put le lire encore dans les Debats , mais on ne le vit plus dans les theatres. L’^ge saisit aux jambes ce vigoureux athlete. Embrassons d’un rapide regard la carriere parcourue et les livres semes en route, comme autant de pommes d’or. Le nombre en estprodi- gieux ; dirai-je que les plus petits sont les meil- leurs ? cela aurait I’air d’un mauvais compli- ment ; et cependant, je suis tente de rappeler, parmi ces derniers, Deburau (une plaquette de- venue introuvable), les Catacombes, Beranger et son temps, Voyage en Italie, Y Amour des livres, les Contes fantasliques et les Contes nouveaux, etc. JULES JANIN 159 Autant il excelle dans le chef-d’ceuvre en quelques pages, ou il fait touttenir, autant il parait se derober dans les compositions de longue haleine. Il manque des qualites les plus essentielles du romancier. Il s’essouffle vite ; son style, qu’on a souvent essaye de caracteriser, va de I’homelie a la tarentelle. Rien de plus facile a pasticher; Balzac est celui qui y a le mieux reussi. Si vous voulez en Stre convaincu, lisez, dans Un grand homme de province d Paris, ce surprenant compte rendu de I’Alcade dans I’embarras : « On entre, on sort, on parle, on se pro- mene, on cherche quelque chose et Ton ne trouve rien ; tout est en rumeur. L’alcade a perdu sa fille et retrouve son bonnet ; mais le bonnet ne lui va pas, ce doit Mre celui d’un voleur. Oil est le voleur ? On cherche de plus belle; I’alcade Unit par trouver un homme sans sa fille et sa fille sans un homme, ce qui est satisfaisant pour le magistral et non pour I’alcade. Le calme renait, I’alcade veut inter- roger I’homme ; ce vieil alcade s’assied dans un grand fauteuil d’ alcade, en arrangeant ses manches d’ alcade. L’Espagne est le seul pays oil il y ait des alcades attaches a de grandes 160 LES RESSUSCIT13S manches, o{i se voient autour du cou des al cades ces fraises qui sontla moitie de leurs fonctions. Et quel admirable alcade ! quelle betise importaute 1 quelle diguite stupide ! quelle besitation judiciaire 1 Comme homme cet alcade sait bien que tout peut devenir al- ternativement faux et vrail etc., etc. » Tout le morceau est enleve sur ce ton; k coup sur, c’est du Janin. Ce qui est au-dessus de tout pastiche, c’est saravissante traduction d’Horace, paraphrase plutdt que traduction, mais paraphrase mi- raculeusement impregnee du sentiment du poete latin et de son epoque. II est surles hauteur's de Passy, dans la rue de la Pompe, une habitation coquette en forme de chalet, environnee de beaux et grands arbres. C’est la que Jules Janin a ter- mine son existence an milieu de ses parents et de ses amis. FREDERIC SOULIfi « Paris est le tonneau des Danaides : on lui jette les illusions de sajeunesse, les projets de son age mdr, les regrets de ses cheveux blancs ; il enfouit tout et ne rend rien. 0 jeunes gens que le hasard n’a pas encore amends dans sa ddvorante atmosphere, ne venez pas a Paris si I’ambition d’une sainte gloire Yous devore ! Quand yous aurez de- mandd au peuple une oreille attentiYe pour celui qui parle bien et honndtement, yous le Yerrez suspendu aux recits grossiers d’un tri- Yial dcriYain, aux recits effrayants d'une ga- zette criminelle ; yous Yerrez le public crier k Yotre muse : Va-t’en, ou amuse-moi; il me faut des astringents et des moxas pour rani- 162 LES RESSUSCITfiS mer mes sensations eteintes ; as-tu des in- cestes furibonds ou des adulteres monstrueux, d’effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles a me raconter? Alors parle, je t’4couterai une heure, le temps du- rant lequel je sentirai ta plume acre et enve- nimee courir sur ma sensibility calleuse ou gangrenee ; sinon tais-toi, va mourir dans la misere et I’obscurity. — La misere et Fobscu- rite, entendez-vous, jeunes gens ? La misere, ce vice puni par le mepris ; I’obscurite, ce supplice si bien nomme. La misere et Fobscu- rite, vous n’en voudrez pas 1 Et alors que fe- rez-vous, jeunes gens? Vous prendrez une plume, une feuille de papier, et vous ecrirez en tSte : Me'moires du Diable, et vous direz au siecle : Ah ! vous voulez de cruelles choses pour vous r^jouir ; soit, monseigneur, voici un coin de votre histoire. » La vie de Frederic Souliy est toute dans ces lignes, — pryface amere d’un livre de rage et de larmes. En a-t-il fait passer assez • de douleurs inouies, d’aventures ytranges, de drames yplorys, sous cette arche triomphale yievye k Satan dans un jour de dysespoir 1 Ge n’ytait FRfeDfiRIC SOULlfi 163 plus avec une plume, c’4tait avec un charbon rouge qu’il ecrivait. Son diable n’ avail aucune des traditions de Lewis ou de Maturin ; il etait v6tu de noir et de blano comme un val- seur, mais il etait reel comme un procureur du roi. Cela le rendait encore plus efl’rayant k voir et k lire, — Frederic Soulie, qui I’avait appele k lui pour fuir la misere et Fobscurite, une nuit que ses larmes tombaient silencieu- sement sur ses vers inconnus et sur ses his- toires d’ am our incomprises, dut hesiter avant de se cramponner 4 la queue du manteau qui allait I’enlever de terre. Il renonqait pour longtemps, pour toujours peut-^tre, aux douces causeries avec la muse de sa jeunesse et de son coeur ; il partait pour un voyage lointain et liardi, k travers les routes tor- tueusesdu monde, les alc6ves, les boudoirs, les comptoirs, les estaminets et la cour d’ assises. Il pouvait ne pas revenir de ce voyage. Il n’en est pas revenu, en effet. A dater de cette heure, sa litterature est devenue une litterature a coups de pistolet, un couteau incessamment plonge et remue dans la gorge de I’humanite, une perpetuelle cause celebre. A peine si de temps en temps 164 LES RESSUSCITfiS il lui a ete donn6 de se ressouvenir, comme dans le Lion amoureux^ qu’il y avait et 14 des amours chastes disperses sur laterre, des bouquets seches 4 des corsages de seize ans, des rendez-vous sous les tilleuls enivrants des avenues. Le diable I’emportait dans une course sans frein, haletante, pleine de ricane- ments. Et tons les deux s’en allaient terribles, implacables, tuerdeshommes, deshonorerdes femmes, dechirer des voiles et des parures, pour le seul plaisir de philosopher tranquille- ment, un instant apres, au fond d’un ravin, ou sur un sopha taohe de sang. — Pauvre Frederic Soulid ! no poete, mort poete, sans avoir eu son heure supreme de poesie I C’etait une plume vaillante, un esprit ener- gique, un talent incontestable. Son nom reste attache a plus de cent volumes; roman, drame, histoire, opera, critique mdme, il a tout aborde, il a touche atous les rivages de la litterature. Sans avoir la loupe microscopique de Balzac, la touche passionnde de George Sand , la verve gasconne d’ Alexandre Du- mas, il a glorieusement conquis une place a leur c6te. Geux-ci avaient I’esprit, la grace, la fantaisie, I’amour, la passion; lui a eu la PRfiDfiRIC SOULI 6 165 force, qui lui a souvent tenu lieu de tout. Aussi, quels muscles dans ses drames ! C’est I’homme des coleres par excellence, des haines vigoureuses, des violences ! — Et jusqu’a : Je vous aime I tout s’y dit brutalement. Cette bru- talite a fait deux ou trois chefs-d’oeuvre : Clo- tilde, les Memoires du Diable et la Closerie des Ge- ndts. II d^buta vers 1830, comme tout le monde, avec des drames 4 la Shakspeare et deux ou trois romans dans le godt de sir Walter Scott. On lui siffla ses drames, comme on sifflait tons les drames en ce temps-la. « C’est, en ve- rite, un pitoyable metier que celui d’auteur dramatique, s’ecrie-t-ildansunepreface. . . vous avezegorge mon drame sansle connaitre ! . . . » Pourtant, il ne se rebuta pas, parce qu’il avait la force. Le Theatre-Frangais lui futplus heu- reux que I’Odeon. II fit des comedies avec M. Bossange, avec M. Arnauld, avec M. Ba- don ; il fit un opera-comique avec Monpou, le pittoresque musicien qui I’a precede au tom- beau-, — et d’ opera en comedie, de comedie en drame, de drame en roman, il commenga peu a peu k s’appeler Frederic Soulie. Alors, il se remit k travailler tout seuL Clo- 166 LES RESSUSCITfiS tilde avait donne la mesure de ce talent fou- gueux et volontaire ; Diane de Chivry en rev^la les aspects attendris. II entra en maitre dans le roman-feuilleton, botte, eperonn^, crava- che, et il langa a fond de train dans les jour- naux ses histoires altieres et sauvages. Pen- dant dix ans il s’est attache k peindre la society sous les couleurs les plus sombres ; pendant dix ans il a dispute pied k pied le premier rang oil il s’est plac6 du second coup ; pendant dix ans il a tenu en 6cheo les succes d’Eugene Sue; il a balance la f^condite de I’auteur des Meusquetaires; il a fait t^te 'aux nouveaux venus pousses de toutes parts et dresses en une nuit autour des reputations anciennes. Rien n’a reussi a I’abattre, nul ne I’a fait palir. Seulement, quand la critique a ete lasse de le mordre par les cdles attaqua- bles de ses livres et de ses pieces, il s’est re- tourne et il s’est fait critique k son tour ; critique de th4Mre et de roman ; rien que pour quelques semaines, — histoire de rire, — et mal en a pris e, ses detracteurs. G’e- tait la griffe du leopard jouant a la main chaude. Nous ne rappellerons pas tous les romans FRfiDfiRIC SOULlfi 167 de Frederic Souli6, dont il est reserve a I'a- venir de faire le triage. Plusieurs ne sent que de chaleureuses improvisations. Nous nous contenterons d’en citer trois ou quatre, tels que le Maitre d'Scole, brulante esquisse r4volu- tionnaire ; les Drames inconnus, qui contiennent une id4e immense, et la Comtesse de Monrion, — bonne chose. C’est plut6t par I’idee que par la forme, et c’est surtout par Taction, par le sentiment, par la vehemence en un mot, que la plupart des oeuvres de Fr4deric Souli4 resteront vi- vantes dans Thistoire litteraire du xix® siecle. Nous le repetons, parce que la est le c6t4 dis- tinctif de son talent. Chez lui, la forme, k proprement parler, ne tient le plus souvent qu’une place secondaire. 11 marche, non point pour faire admirer la gr^ce de sa tournure ou la richesse de son habit, mais pour arriver tout bonnement au but qu’il se propose. Ce n’est point urT auteur petit-maitre, chausse d’escarpins ^ talons rouges, qui precede par entrechats et par cabrioles, faisant la roue et secouant la poudre de ses cheveux ; c’est un voyageur en souliers ferres, avec un baton ferr4, emport4 sur un chemin ferre. S’il ren- 168 LES RESSUSClTfiS centre en route une bonne fortune de style, il la saisit par la fen^tre du wagon, mais il ne la guettera point; ou si, dans I’intervalle d’une station, il s’arrMe k piper des mots en I’air, ce sera alors quelque grosse excentricit^, comme « une voix ^peronnee de sourires moqueurs ; » mais ces curiosit4s sont rares cliez lui, et il faut vraiment qu’il n’ait rien de mieux a faire pour s’amuser ^ guillocher des phrases. Au theMre, son sucoes est peut-^tre moins net, moins franc, moins decide. Longtemps il a cherche sa route k travers la tragedie, la comedie et le drame ; souvent on dirait qu’il se sent k I’etroit sur les planches : il est sac-- cade, contraint : ilose trop etn’ose pas assez. Le Proscrit et Gaetan, quoique renfermant des scenes d’une beautd reelle, sont peut*6tre in- dignes de I’homme qui a ecrit Clotilde. Dans ses derniers temps il avait install^ son drame en plein boulevard. Son drame s’appela des lors VOmrier, les Etudiants, la Closerie, et devint le drame du peuple. 11 dit adieu aux grandes dames de la comedie, comme il avait dejA dit adieu aux grandes dames du roman ; il prit ses heros et ses heroines dans la rue, dans la FRilDfiRIC SOULlfi 169 mansarde, un peu partout ; il ne s’inquieta pas s’ils etaient bien ou mal vetus, bien ou mal nourris. II copia ses ouvriers comme Mu- rillo copiait ses mendiants, avec la m^me fierte dans le realisme. — Sa derniere oeuvre indiquait un acheminement h. la veritable poesie, simple et forte, k la poesie du coeur. Frederic Soulie est mort a quarante-sept ans. 10 HENRY MERGER Henry Murger estmortle 28 janvier 1861, a dix lieures moins un quart du soir, dans la nouvelle maison Dubois, au faubourg Saint- Denis. II est mort d’une mort horrible, bar- bare, injuste. Une de ces affections charbon- neuses qui ne pardonnent pas, on qui ne retardentleurs effets que de compliciteavecles plus monstrueuses souffrances, a devore en quelques jours ce corps qu’animaient une ame exquise et un esprit eleve. Henry Murger n’a- vait pas trente-neuf ans. On a voulu ratta- cher sa mort aux privations premieres de sa jeunesse, en faire la consequence d’une exis- tence trop disputee pour n’avoir pas 4te at- teinte jusque dans ses sources profondes ; 172 LES EESSUSCITfeS mais les m^decins ne nous ont pas tenu ce langage. Ils n’ont yu dans le coup de foudre qui I’a renvers6 qu’un accident en dehors de toutes les previsions, qu’une calamite inde- pendante des calamites du passe. Ceux qui cherchent absolument une logique au trepas, n’avaient sans doute pas rencontr^ Henry Murger [dans ses dernieres annees : sa car- riere rendue desormais facile , son sejour constant a la campagne, ses affections grou- pees autour de lui, tout avait contribue a effacer les traces d’un noviciat litteraire qui compta parmi les plus penibles ; I’aurore d’une seconde jeunesse s’annongait m4me en lui par une l^gere pointe d’embonpoint. Fait chevalier de la Legion d’honneur, ac- cueilli dans les salons oh Ton fMe encore I’esprit, hautement estime de tous les leltres, vivement gohte du public, I’auteur du Dernier Rendez-vous etait sur la route de I’Academie, lorsqu’une erreur brutale de la inaladie I’a jete tout a coup sur le lit de la Maison mu- nicipale de santd ! La biographie d’Henry- Murger comporte peu de developpements. Je lui ai entendu dire que sa famille etait originaire de Savoie. HENRY MERGER 173 II est n4 & Paris ; il y fit des etudes assez h4- tives, mais d’oii la latinitd ne fut pas exclue. On le plaga dans une etude, comme Scribe, comme Henry Monnier, comme Balzac; il y ' resta assez de temps pour prendre en borreur le papier timbre. Une place de secretaire cbez un grand seigneur russe lui fut offerte : il I’ac- cepta. Hantant le quartier Latin, qui etait alors un Paris dans Paris, ils’yliaavecunebandede jeunes gens qui, depuis , se sont tous cre4 d’importantes positions : — avec M. Auguste Vitu, aujourd'hui I’un des principaux jour- nalistes politiques ; avec M. Ghampfleury, le romancier si discute et si populaire ; avec M. Fauchery, I’ex-correspondant-voyageur du Moniteur; avec MM. Theodore de Banville, d’Hericault , Charles Baudelaire , Barbara , Gustave Courbet, Bonvin, Armand Barthet, et taut d’autres. La publication periodique des Scenes de la Boheme, dans le journal le Corsaire, le mit en lumiere pour la premiere fois. On ne publie pas impunement a Paris une vingtaine de nouvelles pleines de sentiment, d’originalite et d’esprit. Un editeur a ses debuts, M. Michel iLevy, s’empressa de les reunir en volume ; un 174 LES RESSUSCITfiS vaudevilliste, dont 'quelques succes avaient consacre le nom, M. Barriere, offrit de les grouper en une piece en cinq actes. On se rappelle la reussite sympathique de la Vie de Boheme. Du jour au lendemain, Henry Murger se vit I’objet des sollicitations des directeurs de theatre et des directeurs de journaux; — il opta en favour de ces derniers ; ce fut un tort au point de vue de ses int4rSts mat^riels. M. Buloz, le proprietaire de la Revue des Deux Mondes, prenant ses redacteurs partout oil il les trouvait, dans les chancelleries comme dans les coulisses, prit Henry Murger au theatre des Varietes, et il lui fit monter ce petit escalier de la rue Saint-Benoit, qu’ont monte la plupart des illustrations de notre epoque. Je ne sais si cette rencontre fut un bien pour Murger ; je crois cependant que la Revue des Deux Mondes a etoutfe en lui la J note joyeuse au profit de la note melanco- lique , et rien au monde ne m’einp^chera de regretter le developpement de la pre- miere, qui me semblait la plus riche et la plus vari6e. Lie par un trait6 presque exclusif a ce re- cueil, le premier par les traditions, et oh HENRY MERGER chaque nouveau venu est involontairement ainene k laisser quelques pans de sa person- nalite, Murger y publia, pendant une periode de sept ou huit ann^es, ces romans dont les titres rappellent aux lecteurs tant d’heures delicieuses ; Claude et Marianne (devenue en librairie le Pays latin), les Buveurs d’eau, Adeline Protat, les Vacances de Camille, le Dernier Rendez- vous. Cette derniere oeuvre, qui n’a peut-4tre pas plus de cent pages, est une des choses les plus reussies et les plusfermement ecrites qui soient sorties de sa plume. — II est k remar- quer, a ce propos, que la Revue des Deux Mondes, que tant d’abonnes prosternes dans la pous- siere s’accoutument a regarder comme I’arche sainte du rigorisme et du cant, doit particu- lierement son lustre et son succes k ces ecri- vains, qualifies poliment d’excentriques par le monde, et qui se sont appeles tour k tour ; Alfred de Musset, Gustave Planche, .Gerard de Nerval, Henry Murger. C est peut-etre 1^ un fait significatif. Ces quatre talents, ces quatre personnalit^s, ces quatre destinies, ayant vecu et succomb^ dans le m^me milieu, ont un air de parente qu’on ne meconnaitra pas. Tous les quatre, ob4is- 176 LES RESSUSCITfiS sant a des temperaments exceptionnels, as- sujettis ^ des n^cessites intimes, et cepen- dant avides d’independance, avaientpeut-^tre droit 4 une place k part dans notre society, place que leur m^ritaient k la fois leur cons- cience dans le travail, leur discretion dans la pauvrete, leur noblesse dans la souffrance. — A un talent exceptionnel ne faut-il pas un salaire exceptionnel? — Je voudrais m’expli- quer davantage, et je n’ose. Pourtant, il est utile que le public apprenne ce que content les oeuvres durables. Henry Murger avait le travail tres-ditiicile ; il ne produisait guere que la valeur d’un roman par an. Le produitde ce roman, tamise par le journal et par la librairie, rendait un millier d’ecus tout au plus. Si Ton ajoute une rente d’une moyenne de trois cents francs pour les droits en province de la Vie de Boheme et du Bonhomme Jadis, quelques regains inattendus, les bonnes fortunes du petit journalisme, on arrivera aux appointements d’unAeneur de livres ; mais on ne les depassera pas. Inegale- ment repartis, c’est-a-dire a des intervalles trop frequents ou trop eloign^s, ces quatre mille francs pouvaient-ils apporter une regu> HENRY MURGER 1T7 larit4 bien grande dans une existence d4j^ acquise a la poesie et aux entraincments du coeur? — Les besoins d’un ecrivainjne sent pas ceux du premier Yenu : il ne lui faut pas seulement du pain et un logement ; le loisir, les voyages, les roses, les reunions lui sont indispensables. — ■ Tout compte vu, on devrait interdire Texercice de la litterature a ceux qui, comme Henry Murger, n’ont ni famille ni moyens d’ existence. Ce serait plus vite fait, et il n’y aurait surleur tombe ni lamentations ni maledictions. Le gouvernement de I’Empereur avait en- treyu ce probleme : une pension avait ete re- cemment accordee a Henry Murger. Il n’en a touche que le premier trimestre. Je suis ramene malgre moi cette mort, dont les episodes sont sans exemple dans nos rangs litteraires. Tout h coup Murger sentit, au milieu de la nuit, comme un coup de fouet dans la jambe gauche ; il crut k un rhumatisme , a une attaque de goutte ; le docteur Piogey, appele, constata une arte- rite , qui devait rapidement determiner la mortification du merabre. Les consultations se pr^cipiterent, a Tinsu du patient, dont Tin- 178 LES RESSUSCITfiS quietude n’4tait que vague encore. Mais I’effroi s’etaitrepandu dans Paris, etles amis de Tecrivain accouraient a son domicile. Le mal empirait chaquejour; I’heure arrivaod I’impor- tance et la multiplicite des soins necessiterent le transport dans une maison de sante. C’4tait un samedi matin. — En rentrant, navre, je pris etfeuilletaile volume des Scenes de laBoheme; je tombaisurle chapitre de la mort de Mimi. Helas ! ce n’etait plus de la mort de Mimi qu’il s’agissait alors, mais bien de celle de Rodol- phe ! Je relus ce passage si touchant et si vrai, en substituant malgr4 moi le nom de I’amant a I’amante, le nom du poete a celui de Tou- •vriere. Et I’impression n’en dtait pas moins dechirante. Jugez plutdt: « — Mon amie, le medecin a raison; — vous ne pourriez pas me soigner ici. Al’hospice on me gu4rira peut-6tre ; il faut m’y conduire. — Ah I vois-tu, j’ai tant envie de vivre k pre- sent, que je consentirais a finir mes jours une main dans le feu, et I’autre dans la tienne. — D’ailleurs, tu viendras me voir, — II ne fau- dra pas te faire de chagrin ; je serai bien soi- gne. On donne du poulet k rh6pital, et on fait HKNRY MURGER 179 du feu. — J’ai beaucoup d’esperance mainte- nant. J’ai d4j^ ete malade comme ga, dans le temps, quand je ne te connaissais pas; on ni’a sauye. Pourtant, je n’etais pas heureux dans ce temps-la, j’aurais bien du mourir. — Maintenant que nous pouvons 6tre heureux, on me sauvera encore, car je me defendrai jo- liment centre la maladie. Je boirai toutes les mauvaises choses qu’on me donnera, — et si la mort me prend, ce sera de force. » Elle I’a pris de force, en effet. Des son entr4e i la maison Dubois, les me- decins le condamnerent d’un hochement de tfite unanime. Le mal faisait, de minute en minute, d’epouvantables progres. Le diman- che et le lundi, ce fut un veritable pelerinage k la maison du faubourg Saint-Denis. Peu de personnages, mSme entre les plus marquants, ont vu k leur chevet autant de fronts doulou- reusement penches, autant de regards debor- dantde larmes. llfallait pourtant se contenir, et e’etait le plus difficile, car Murger interro- geait chacun d’une prunelle dilatee et curieuse; il avait I’esperance de guerir, et cette espe- aance il I’a gardee jusqu’a la fin. — Des repr4- 180 LES RESSUSCITfiS sentants du ministere d’Etat, du ministere de I’instruction publique, de la Society des gens de lettres, se succedaient a chaque instant ; le corridor de sa chambre dtait encombr^ de tousles amis desajeunesse, — et aussi d’amis plusrecents qui, dans cette triste circonstance, out bien m^ritd des lettres et de I’liumanltd par im devouement qui n’a recule devant au- cune abnegation, devant aucune fatigue. Cer- tes, un liomme qui s’en va ainsi entourd peut etre proclame un bon coeur etun esprit d’elite; depuis Beranger, on n’avait pas vu un pared essor vers un agonisant. Dieu a brisd trop t6t la plume entre ses mains. Jamais plume, ce- pendant, ne fut au service d’une conviction plus honnete, plus attendrie. II n’a blesse dans sa vie ni un liomme ni un principe. II a cons- tamment refuse de toucher a I’arme dange- reuse de la critique. II tombe dans sa puretd et dans sa liberte. Void une lettre inedite d’Henry Murger, ecrite peu de mois avant samort: HENRY MERGER 181 « A Monsieur A. G., rue Montyon, 19, a Paris. » Mon cher Monsieur, » Je n’ai jamais eu I’intention de vous dire que vous n’aviez pas de cceur, car j’aurais cru alors vous faire une veritable offense. Dans la conversation que vous me rappelez, j’ai voulu seulement vous exprimer le regret quej’eprou- vais de vous voir employer le remarquable instrument lyrique que vous poss^dez k la glorification exclusive dela matiere etal’apo- theose trop frequemment repetee de la Venus bete, selon I’heureuse expression de Leon Gozlan. Cette divinite est deja suffisamment idolatree par la jeunesse moderne, et elle n’a pas besoin de I’liommage des poetes, ou de ceux qui veulent le devenir, pour attirer des adorateurs. Avec une familiarite autorisee par la sympathie que vous m’avez inspiree, je vous ai dit que vous aviez besoin de vivre. Je vous le dis encore, et je pense que vos amis, s’ils le sont veritablement, vous le diront 182 LES RESSUSCITfiS comme moi. Je n’ai ni I’iatention ni la preten- tion de vous r^diger un programme litteraire, mais je vous ferai remarquer que I’ecole a la- quelle vous appartenez compte parmi ses membres des gens d'un grand talent, et que leurs oeuvres les meilleures datent del’dpoque oil ils ont commence a comprendre que toute I’humanite n’etait pas contenue dans le torse de la Vdnus de Milo ou dans un entrechat de Colombine. Groyez-le bien, mon oher mon- sieur, il y a autre chose ; positivement il y a autre chose. » Vous me dites, a ce que je comprends, que vous avez essay4 de vivre, et qu’il est resulte de votre tentative une petite comedie a propos de laquelle vous voulez avoir mon opinion. Le ton legeravec lequel vous parlez de votre experience sembleindiquer que cette premiere experience d’existence ne vous a pas i6t4 bien penible. Tant mieux'pour I’homme fet tant pis pour le poete. Mais peut-etre avez- vous confondu fairs la vie avec vivre, deux cho. ses bien differentes, cher monsieur, puisqu’il y en a une que Ton fait soi-mSme, tandis que c’est I’autre qui vous fait. » Je serai a votre disposition vendredi ou i83 HENRY MERGER dimanche, de quatre a six lieures du soir, 11 , rue Veron, a Montmartre. » Mille sympathies. 9 » Henry Merger. » P.-S. — Neprodiguez pas mon adresse. » Que de charme et que de raison dans ees simples lignes ! A mesure qu’il s’approchait de la mort, le pauvre auteur des Vacances de Camille s'approchait de la verite. Je ne crois pas que cette lettre ait ete en- voyee au destinataire. Elle ne porte pas de timbre de poste, Apres I’avoir ecrite, Murger I’aura oubliee sur un coin de sa table, ou bien il se sera dit : Aquoi bon? % GERARD DE NERVAL I Je suis heureux que ce livre me fournisse I’occasion de rassembler quelques notes sur un liomme dont j’aimais le coeur autant que le talent, et a c6te de qui j’ai vecu pendant une huitaine d’annees, rapproches que nous 4tions par une certaine conformite d’huineur et quelquefois aussi par les memes etudes. Jusqu’a present, mu par un sentiment de dou- loureuse discretion , j’avais fait taire mes souvenirs ; aujourd’liui il m’est permis de les evoquer, de les grouper. Les cendres sont refroidies, la psychologie reclame ses droits. 136 LES RESSUSCITfeS C’est en 1846, dansles bureaux de V Artiste, que je connus Gerard de Nerval. II y avail, quelques mois seulementque je venai.? d’arrG ver a Paris. Ce nom elegant, ces oeuvres deli- cates, cette lolie mSme dont un feuilleton de Janin m'avait apporte I’echo jusqu’aufond de la province, tout cela nPannongait quelque jeune cavalier mysterieux et pale. II me fallut rabattre un peu de mon ideal, ou du moinsle modifier. Gerard de Nerval, modeste jusqu’4 I’humilite, v6tu d’une redingote longue et a petits boutons, la vue basse, les cheveux rares, me rappelait assez les professeurs des colleges departementaux. Plus lard seule- ment je me rendis compte de ce melange de finesse et debonteqni etaitle caractere domi- nant de sa physionornie, et qui etait aussi le caractere de son talent. Jeune homme, il avail ete charrnant, me dit-on ; ses cheveux blonds bouclaient. Avec ce respect traditionnel des debutants pour les celebrites et m^me pour les demi- celebrites, j'etudiai pendant quelque temps Gerard de Nerval sans oser lui adresser la parole. Enfin un jour, sa timidite enhardis- sant la mienne, — il n’y avail que nous deux GfiRARD DE NERVAL iS7 dans le salon du journal, — j’eus I’audace de rinviter a diner. Nous allames au restaurant. Je ne me lassai pas de I’entendre; il aimait k causer, mais a ses heures et k ses aises ; un peu prolixe, amoureux des details infinitesi-? inaux, il avait dans la voix une lenteur et un chant auxquels on se laissait agreablement accoutumer. Apres le diner, — qui avait et4 tres-ordi-^ naire, — Gerard me prit sous le bras, et je commengai avec lui, dans Paris, une de ces promenades qu’il aifectionnait tant. Il me fit faire une lieue pour aller boire de la biere sous une tonnelle de la barriere du Tr6ne, m’ affirmant que ce n'etait que la qu’on en buvait de bonne. Elle etait servie dans des cruchons particuliers et apportee par deux demoiselles dont les cheveux abondants et roux faisaient I’admiration de Gerard de Nerval. Admira^. tion toute paisible et extatique. — En reve- nant, il voulut que nous abregeassions le chemin par une station au Petit Pot de la Porte Saint-Martin, ou Ton prend des raisins de Malaga confits dans le sucre et I’alcool. Il mettait un amour-propre enfantin et une ardeur tres-grande a la recherche de ces spe- LES RKSSUSCIT^S ISS cialit4s parisiennes; il savaitoul’on debite la meilleure eau-de-vie de Dantzick, od Ton vend au verre la blaiiquette de Limoux. Get epiciei’ qui est a c6te de la Comedie-Franqaise, au coiu de la rue Montpensier, tient toujours chaud un excellent punch au the. On ne peut savourer de delicieux chocolat qu’au carreau des halles, a deux heures du matin, dans un cafe oh dorment des maraichers et des paysannes encapuchonnees. — Ainsi me disait Gerard de Nerval. Ce n’etait cependant pas un buveur, surtout dans I’acception brutale du mot. Il’entrait beaucoup plus de litterature que d’autre chose dans cet amour du cabaret et des moeurs de la rue. C’4tait I’influence d’Hoff- mann, le ressouvenir des Porcherons, la lec- ture deRetif de laBretonne. Comme tous les promoteurs dela Renaissance de 1830, Gerard de Nerval voyait avec les yeux des peintres; il aimait les interieurs populaires pour leurs couleurs etranges et leur energiqueharmonie. C’4tait Jean Steen. En ce temps-U, Gerard de Nerval travaillait beaucoup. Il revenait d’Orient, il ecrivait sou voyage; il rendait corapte des premieres CiftRARD DE NERVAL 189 representations dans I’Artisle, et parfois il remplaQait Theophile Gautier a la Presse. Je me souviens d’un tres-joli et tres-savant feuilleton, signe de lui, sur les Indiens 0-jib- be-was, et dans lequel il d^veloppait le sys- teme de Joseph de Maistre, qui veut que les sauvages ne soient nullement des hommes primitifs, mais an contraire les representants d’une civilisation degradee etabolie. C’etaient de telles questions qui seduisaient Gerard de Nerval. Je puis alfinner qu’il etait alors parfaite- ment sain d’esprit, heureux de vivre et d’exercer sa profession, qu’il aimait par- dessus tout. C’est a cette epoque, M. de Re- musat etant au miuistere, qu’il fut question de lui pour la croix d’lionneur. Gerard n’y avait jamais pense, il fut embarrasse et de- manda a reflechir;il se dit que le rubau allait I’entrainer dans des frais de costume, I’obliger arestreindre ses peregrinations nocturnes. Je crois aussi qu’il se regardait un peu comme republicain. L’affaire en resta la. La Revolution de 1848 ne le surprit pas, mais elle le trouva sans argent. Au mois de juillet, Alphonse Karr fonda le Journal] il y 11 . 190 LES RESSUSCITES appela Gerard de Nerval, qui fut invest! des fonctions de secretaire de la redaction. Le /oMHia/ se vendait un sou; il ne dura guere. — Gerard se retourna vers le theatre; il signa dll pseudonyme de Bosquillon une parade representee a FOd4on, la Nuit blanche. C’etait un tableau de la cour de I’empereur Soulouque; on y voyait paraitre un Basile tout blanc. Longtemps retard4e par des obstacles de plusieurs natures, et defendue apres quelques representations, la Nuit blanche n’etait qu’un fragment d’une grande revue embrassant les cinq parties du monde, et commandee par le directeur de I’Odeon a Gerard de Nerval, Mery et Paul Bocage. La piece avait 6t4 faite, refaite, abandonnee. Bref, on n’en avait sauve que I’acte de la cour d’Haiti, — ou, par parenthese, Lambert Tbiboust, alors comedien, jouait un bout de r61e avec infiniment de verve. Gerard de Nerval demeurait au coin de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, dans une mai- son habitee par les demoiselles Brohan. Il avait le spectacle de la place du Musee, occupee, comme on se le rappelle, par des brocanteurs et des marchands d’oiseaux. GfiRARD DE NERVAL 191 Gombien Gerard devait se plaire dans un pared lieu ! Tous les matins il descendait sur la place et y passait des heures entieres; il s’etait pris surtout d’un veritable attaehement pourun remarquablekakatoes, plein de gran- desse et d’eclat, attache par une chaine de cuivre a son juchoir. Au milieu dugroupe de militaires et d’enfants qui ne cessaient de I’environner, ce kakatoes gardait la gravite d’un magistral irr4prochable ; mais faisait-on mine de I’agacer, il se herissait, poussait un cri aigre, battait des ailes, et roulait sa lan- gue epaisse dans son bee entr’ouvert. Il n’etait accessible que pour Gerard de Nerval qui, rempli de famous aimables et d’ attentions de- licates, ne manquait jamais de venir chaque matin partager avec lui une demidivre de cerises qu’il apportait dans son mouchoir. Quand les cerises etaient mangees, le kaka- toes, pour manifester sa reconnaissance, se suspendait par le bee i I’un des batons et se balancait longtemps dans cette posture acro- batique, ou bien il mordillait le doigt de Gerard, ou il posait la patte sur son collet d’habit. Heureux kakatoes! heureux Gerard! Cette felicite innocente eut cependant une 192 I.ES R ESSUSCITI^IS fin, corame toutes les f^lioites. Un matin, Ge- rard de Nerval, arrivant avec ses cerises, ne trouvaplusle kakatoes ; il apprit qu’un etran- ger I’avait achete tres-cher. Cette nouvelle le petrifia ; il s’etait habitue a considerer I’oi- seau comme son bien, comme sa propriete; il ne pouvait concevoir qu’on Ten edt separe. — Que ne I’achetiez-vous? lui dit le mar- chand. — Ah 1 repondit Gerard, cela n’aurait plus ete la m^me chose I Fouillant une fois dans mon humble biblio- theque, Gerard poussa un cri de joie. Il ve- nait de s’emparer d’un livre intitule ; Les Ateniures da docleur Faust et sa descents aux En- fers, traduction de I’aUemand, avec figures. Il y avait plus de trente ans que Gerard de Nerval cherchait ce livre ; c’etait pour lui un souvenir et un desir d’enfance. La premiere fois qu’il I’avait vu, c’etait sur les rayons en plein air d’un etalagiste du boulevard Beau- marchais ; les figures I’avaient attire par leur btrangete : I’une d’elles repr4sentait un Le- viathan enorme, les cheveux chassis par le vent, les yeux et la bouche vomissant des flammes, liabille du reste comme un hour- GfeRARD DK NKRVAL 193 geois, c’est-a-dire en justaucorps et en culotte courte, cliausse de gros souliers. Ge Leviathan tenait du bout des doigts, entre I’index et le pouce, la depouille huraaine de Faust, ploye en deux, mort. — Gerard de Nerval, alors eco- lier, avait marchande le livre ; mais le bouqui- niste, petit vieillard aussi etrange que son li- vre, avait demande un prix exorbitant, quinze ou vingt francs, je crois. Gerard s’etonna et soupira, comprenant qu’il devait y renoncer. Mais la fatalite le ramenait presque tous les jours devant ce Faust inconnu ; il en avait lu quelques pages, il voulait lire tout. Le bou- quiniste inquiet mitle livre dans une vitrine qui fermait a clef. Alors Gerard se determina a amasser sur ses economies la somme indis- pensable; mais lorsqu’au bout de quinze jours il reprit le chemin du boulevard Beaumar- chais, I’etalage et I’^talagiste avaient disparu. Il repassa le lendemain, meme absence. Il s’informa de la demeure du vieux libraire, on I’envoya a la rotonde du Temple ; la, apres avoir visite plusieurs galetas, il finit par ap- prendre que le bouquiniste etait mort subite- ment ; les livres avaient etd envoyes a Thdtel Bullion et vendus par lots. 194 LES RESSUSCITlilS Depuis lors, Gerard de Nerval n’avait ja- mais completement oublie les Aventures du doc- tear Faust et le Leviathan en pourpoint alle- mand ; parmi les nombreux Faust qui ont precede et suivi le type definitif de Goethe, celui-1^ lui tenait particulierement au cceur. G’etait un Faust marie, pere de famille, voya- geur. C’etait aussi un Faust politique. Nous en reparlerons tout i I’heure. En retro uvant ce livre ehez moi, Gerard assouvissait un de ces premiers desirs, un de ces desirs d’ado- lescent, les plus imperieux de tons ; on com- prend sajoie. II me demanda la permission de I’emporter; je fis mieux,je le lui donnai, et c’est avec les Aventures du docteur Faust et sa descente aux Enfers qu’il 4crivit pen de temps apres son drame de I’lmagier de Harlem. Dans rimagier de Harlem ou la De'couverte de rimprimerie, drame legendaire en cinq actes et en dix tableaux, Gerard de Nerval a substitue Laurent Coster au docteur Faust. Ce point de depart excepte, la fable est la m^me que dans le bouquin du boulevard Beaumarchais. Le diable conduit successivement Laurent Coster i la cour de I’archiduc Frederic III, en France chez Louis XI, en Italie chez les Borgia. Les GfiRARD DE NERVAL 195 lamentations de sa femme et de ses enfants suivent Coster dans ses peregrinations, comme elles suivent Faust dans les siennes. Gerard de Nerval, dont la metempsycose et I’illumi- nisme se partageaient continuellement I’ima- gination, n’avait ajoule qu’un personnage, incomprehensible, il est vrai : c’etait Aspa- sie, la courtisane Aspasie, qui s’incarnait k son tour dans la dame de Beaujeu, dans Im- peria, et enfin dans une Muse. Ge drame, d'une contexture bizarre, bMi sur cette idee : le diable s’emparant de Timprimerie et en fai- sant une de ses armes, ecrit tantdt en vers et tantot en prose , appelant a son aide les pompes de la danse et du chant, ce drame, qui n’eut d’ailleurs qu’un succes d’etonnement, accu- sait trois collaborations bieri tranchees : celle de M. Mery, celle de M. Bernard Lopez et celle du directeur du theatre qui le fit repre- senter, M. Marc Fournier. liW I,ES RESSUSCITfiS H Le Funst dont Gerard de Nerval s’est ins- pire est connu en Allemagne sous la designa- tion de Faust de Klinger ; il fut publie vers 1792, et obtint un succes de plusieurs edi- tions. iMalgre I’epoque favorable aux licences ecrites, Maximilien Klinger crut devoir gar- der I’anonyine; comme tous les Allemands spirituels, il etait tombe i bras raccourci sur I’Alleinagne, principalement sur les souve- rains et le clerge. Son livre est moiiis un ro- man qu’un pamphlet corrosif, un tableau de I’Europe a vol de demon. One premiere tra- duction franqaise en parut six aris apres, h Amsterdam, avec six gravures et un portrait de Faust en medaillonsur le titre. Les traduc- teurs (MM. de Saur et Saint-Genies) garderent d’abord I’anonyme, comme I’auteur; leur ver- sion, reproduite plusieurs fois a Paris et a gSRAHD DE nerval 197 Reims, semble etre un mot a mot ; elle est precieuse a cet egard. Les Avenlures du docteur Faust et sa descente aux enfers forment deux volumes in- 12, et com- prennent cinq livres, divisds eux-memes en petits chapitres. Nous allons essayer d’en don- ner une analyse, qui mettra en evidence les points de rapprochement avec les situations principales de I'lmagier de Harlem. Dans le premier livre, le docteur Faust se rend de Mayence a Francfort avec le dessein de vendre au conseil de cette ville une Bible latine im- prim^e par lui. II en demande deux cents du- cats. Par malheur, on a achete quelques se- maines auparavant cinq fouSres de vieux vin du Rhin, et sa requite reste sans effet. G’est vainement qu’il s’adresse aux echevins, au maire, aux senateurs et a I’orgueilleux con- seiller du^ corps de metier de saint Crepin. Faust, le coeur gonfle d’amertume, revient chez lui et se decide a tracer le cercle terrible qui va le separer a jamais de Dieu. Au mo- ment oil il etend le bras, une figure confuse lui apparait et lui crie ; « Faust I Faust 1 » Faust. — Qui es-tu, pour venir m’in- 198 LES RESSUSCITfiS terrompre dans mon audacieux ouvrage ? » La Figure. — Je suis le genie de I’huma- nit4, et je veux te sauver, s’il est possible en- core. » Faust. — Que peux-tu me donner pour apaiser la soif de la science et mon penchant invincible pour la jouissance et la liberte? » La Figure. — L’humilite, la resignation dans les souffrances, la moderation, le noble sentiment de toi-meme, une mort douce, et la lumiere apres cette vie. » Faust. — Disparais, fantdme ! Je te recon- nais aux ruses avec lesquelles tu trompes les miserables. Va faire tes momeries devant le mendiant, I’esclave, le moine ; adresse-toi h ceux qui ont enchaine leurs dnies, d ceux qui ont renonce a eux-m^mes pour echapper aux griffes du desespoir. Mes forces veulent de I’espace : que celui qui me les a donn4es re» ponde d’elles ! » Ayant dit, Faust se precipite au milieu du cercle et prononce !a formule magique. La porte s’ouvre, livrant passage a un personnage majestueux : c’est Leviathan, un des princes G^:RARD DE NERVAL 199 de I’enfer. Faust s’irrite de cette forme : « Suis-je done condamne ^ trouver Thomme partout? » murmure-t-il. Ensuite il ordonne a Leviathan de lui d4voiler le principe de toutes les ohoses, de mettre a nu devant lui les res- sorts du monde physique et du monde moral, enfin de lui faire connaitre I’essence du Tres- Haut. « Insatiable I dit le demon; sache done que depuis que nous sommes extermines, nous avons perdu I’idee de ces secrets celestes, et mfime oublie la langue dans laquelle ils s’ex- priment. » Bref, supplie ou menace, Levia- than ne consent qu’^ promener le docteur Faust a travers I’univers. Son pouvoir est borne 1^. « Je prends un grand homme par la main, et je suis fier d’etre son serviteur, » dit- il. Ce respect du diable pour le genie est un des traits caracteristiques et louables de I’ou- vrage. En guise d’intermede, on assiste a un ban- quet donne dans I’enfer par Satan pour cele- brer la decouverte de I’imprimerie. II s’agit d’un repas d’^mes fraichement arrivees le ma- tin : ames de conqu4rants, de philosophes, de vizirs. Les marmitons les font cuire ou rotir en les arrosant avec des coulis combustibles. i(jO LES RESSUSCITES , Les vias deviennent I’objet de soins tout par- ticuliers; certaines bouteilles sont remplies avec les pleurs des collateraux, des medecins et des veuves ; les flacons d’entremets contien- nent les larmes precieuses des jeunes filles auxquelles la misere est venue passer autour du corps la ceinture doree. Pour Satan et ses intimes, il y a, dans des coupes a part, un plus noble et surtout un plus rare breuvage : ce sont des larmes de rois et de ministres. Apres avoir dress4 les tables, les cabaretiers du noir sejour se rendent au marais des dam- n4s, en chassent les ames brdlantes, etles font voler au plafond de la salle pour eclairer le banquet. Tous les diables saisis d’all^gresse eleven! leurs verres en repetant a plusieurs reprises : « — Vive Faust! Vive I’empoison- neur des fils de la poussiere I » L’horrible et I’ingeuieux se indent dans ce chapitre, qui se termino par un ballet allego- rique tout a fait dans le gofit allemand. On voit le Crime danser avec TOrgueil, pendant que rimagination joue de la flute; puis c’est un inenuet dont la Flatterie dessine les figures; I’Imposture donne du cor de chasse. Survient la Discorde qui se jette entre les GERARD DB NERVAL . 201 groupes. « La Theologie, s’apercevant que tous embrassaient avec ardeur la voluptueuse Poesie, brdla par derriere, avec sa torcbe en- tlammee, I’idolatree d^esse de la rime. Celle- ci poussa des hurlements effroyables; le Char- latanisme s’avan§a pour panser la blessure; mais I’Histoire eut pitie d’elle, et lui appliqua sur la partie l^see une feuille encore liumide d’un roman sentimental. La Politique finitpar les atteler tous a son char et les emraena en triomphe. » Les livres deuxieme et troisieme sont con- saores aux recits des excursions de Faust et du prince Leviathan par toute FAllemagne : ils tentent les ev^ques, les ermites, les reli- gieuses; ils corrompentles juges etles bourg- mestres. Et la corruption a toujours raison ; et la tentation ne rencontre que des ames sans resistance. Faust detourne la tete avec tris- lesse. — « Ramene-moi a Mayencel » dit-il au diable. Dans sa nouvelle fortune, Faust avait oublie sa famille; il la retrouve affamee et en h^illons; ses enfants tatent ses pocbes avec avidite pour y chercher du pain; son vieux pere s’approclie, les genoux tremblants; sa femme sanglote en I’entourant de ses bras 202 LES RESSUSCITES amaigris. Faust, emu, tire un. sac pleiu d’or, et le jette sur la table. A cette vue, la joie re- nait sur les physionomies; seul, le vieillard hoche la t^te et soupire : « Le vieux Faust. — Mon fils, reste dans ton pays et nourris-toi honnfitement, dit FE- criture. » Faust. — Et meurs de faim, sans que personne ait pitie de toi, dit FExperience. » Faust repart. II veut visiter la France, alors gouvernee par Louis XI; des son arrivee, il assiste a la double mort du due de Berry et de sa maitresse, occasionnee par une peche empoisonnee , envoi du roi tres-chretien. A Paris, il se heurte a F4chafaud de Nemours; dans le chMeau de Plessis,il n’^cliappe qu’avec peine au lacet de Tristan; les prisonniers de la galerie des cages de fer le poursuivent de leurs prieres et de leurs cris. — « Eh quoil s’ecrie Faust avec stupeur, e’est par un sque- lette vetu de pourpre que les nerveux habi- tants des Gaules se laissent ^gorger ! Qui com- prend quelque chose a cela? Tout ce que je vois, tout ce que je sens en moi et hors de moi n’est qu’un tissu de contradictionsi Des idees GERARD DE NERVAL • 203 affreuses errent dans mon cerveau, et souvent il me semble que le monde moral n’est r4gi que par une espece de tyran, pareil a ce mab heureux! » Le diable sourit, et tons deux vont en An- gleterre. Ils apergoivent sur les degres du trdne une sorte de monstre, bossu, tordu, san- glant, hautain ; ils reconnaissent en lui le protecteur du royaume, le due de Glocester, qui sera bientdt Richard III; ils penetrent a la Tour et sont temoins de I’assassinat du jeune roi legitime et de son frere, qu’on enterre sous une dalle de cachot. Jamais Faust n’avait vu commettre de tels crimes avec autant de sang-froid ; il n’en vent pas voir davantage. Sur le point de s’embarquer, Leviathan lui dit avec une adorable insouciance : — « Au reste, en enter, on ne fait pas grand cas de ces tristes insulaires, qui suceraient la moelle de tous les cadavres pestiferes du globe, s’ils croyaient trouver de For dans leurs os. Ce peuple, qui meprise les autres nations, se joue de tout ce que tu nommes sentiment, ne con- clut aucun traitd que dans I’intention de le rompre des qu’il y a un terrain k gagner. Si les habitants de la terre ferme savaient se 204 • LES RESSUSCITfiS passer de sucre et de cafe, les enfants de la vaine Albion redeviendraient ce qu’ils dtaient lorsque Jules C4sar, Ganut, roi de Danemark, et Guillaume de Normandie s’amuserent suc- cessivement a y faire une descente. » Le vent les pousse enEspagne. Un auto-da- fe a rassemble sur une grande place des cava- liers en habits magnifiques et des femmes eclatantes debeaute et de sourires. L^, Faust entend le fameux inquisiteur Torquemada se vanter aupres d’Isabelle et de Ferdinand de ce que le tribunal a jusqu’^present fait le pro- ces a quatre-vingt mille personnes, et immole dans les flammes six mille heretiques. Faust commence a croire que toutes ces horreurs appartiennent essentiellement ii la nature de riiomme, qui, en sa qualite d’ animal, doit oil dechirer ses semblables ou 6tre dechire par eux. II enveloppe sa figure dans son manteau, qu’il baigne de larmes. D’autres scenes non moins atroces I’atten- dent cependant en Italie. A Milan, c’est le meurtre du due Galeas Sforce, dans la cathe- drale ; a Florence, c’est I’assassinat du neveu du grand Come, ordonne par I’archeveque Salyiati. Enfiu Faust et Leviathan mettent le GERARD DE NERVAL 205 pied dans Rome. Le cadre s’agrandit. Un livre entier depeint la ville eternelle, courbee sous I’elfroyable et somptueuse domination d’A- lexandre VI. Apres avoir satisfait k la coutume du baise- ment de la mule papale, ~ Leviathan s’exe- cute sans trop faire la grimace, — ils sont regus dans les petits appartements du Vatican, oil une representation de la Mandragore, de Machiavel, a 4t6 organisee. Ils lient connais- sance avec Lucrece Borgia, qu’accornpagnent ses deux freres Francois et Cesar. Des fStes se succedent, alternant avec des meurtres ; dans une partie de chasse a Ostie, le pape, afin d’augmenter les revenus du saint-siege, trouve ingenieux de taxer les peches et d’echanger les dispenses centre des florins d’or. Faust devient I’amant de Lucrece. Toute cette serie de peintures de fantaisie et d’histoire respire une incroyable chaleur, et est soutenue par une progression de vices qui fait quelque- fois trembler le livre aux mains du lecteur. Plus que dans les autres Faust, on sent qu’un souffle vraiment diabolique a passe par la Le livre cinquieme commence. Ils ont fui S06 LES RESSUSCITfiS Rome. « Muet, sombre et r^veur, Faust etait a cheval a c6t6 du diable. Celui-ci le laissait avec plaisir livre a ses reflexions, et riait par I’esperance flatteuse de respirer bientdt avec lui les douces vapeurs de I’enfer. Ils aper- gurent Worms dans laplaine; lorsqu’ils n’en furentplus eloignes que de quelques jets de pierre, ils virent une potence a laquelle etait attache un jeune homme grand et bien fait. Faust leva les yeux. Un vent frais qui soufflait a travers les blonds cheveux dupendu, et qui poussait son corps en avant et en arriere, permit ^ Faust de remarquer une taille ele- gante. Ce coup d’oeil lui fit verser des larmes, et il s’dcria d’une voix tremblante : Pauvre jeune homme ! quoil dans la flour de ton 4ge, deja ici, a ce fatal poteau ! » Lfi Diable. — Faust, c’est ton ouvrage. » Faust. — Mon ouvrage ? » Le Diable . — Considere altentivement ce jeune homme, c’est ton fils aine. » Faust regarda en Fair, reconnut son fils et tomba de cheval. » Rien de plus. C'est sec et affreux comme la Ct6RARD DE nerval 207 realite. L’or que Faust a jete dans sa famille a deprave son fils, tue son vieux pere ; sa femme, couverte de lambeaux, va s’asseoir tons les jours devant la porte du couvent des Franciscains, attendant les restes du souper de ces moines. Faust, revenu k lui, appelle la mort. « Eh bien ! s’ecrie-t-il, que mon sang fume devant Fautel du Formidable ! qu’il se rejouisse de mes sanglots, je I’ai atteint. De- chire la chair qui enveloppe mon ame incer- taine et douteuse ! Romps le charme, je ne t’echapperaipas; etquandm§mejele pourrais, jenele voudrais pas, car lestourmentsde I’en- fer ne doivent 6tre rien en comparaison de ce que j’eprouve maintenant ! — Ton courage, Faust, me fait plaisir, r4pond Leviathan; j'aime mieux entendre ce que tu dis que les hurle- lements et les sifflements sur lesquels je comptais. » Mais le diable de Klinger estun ergoteur, et il ne veut pas abandonner a si bon compte sa victime: forc4 d’admirer son courage, il lui conteste sa logique ; il veut que Faust ait mal vu, mal juge, et c’est la une these au moins etrange dans une pareille bouche : « Insense! dit-il a Faust, tu te vantes d’ avoir etudie •>0S LES RESSUSCITfiS riiomme et de le connaltre ! As-tu compare les besoins et les defauts resultant de sa nature avec ceux qu’il doit a la civilisation et a une volonte qui n’est plus la sienne ? Tu n’as frequenle que les palais etles cours. Peux-tu dire que tu connais Fhomme, puisque tu ne I’as cherche que dans la lie du crime et de la volupte? Tu as passd avec dedain devant la cabane de Thomme modeste... » Encore un peu, et ce diable deviendrait tout a fait un diable de Vecole du bon sens, si Faust ne Tin- terrompait brusquement en ces termes ; « Egorge-inoi, et ne m^assassine pas par ton bavardage, qui tue mon coeur sans convaincre mon esprit. Vois, mes yeux sont fixes et secs. Diable, ecris dans ces nuages obscurs, avec les bouillons de mon sang, la belle theodicee que tu viens de me pr^ctier I » Le denoument est prevu. Toutefois Levia- than permet k Faust de detacher son fils de la potence et de Tenterrer dans un champ voisin, recemment ouvert par la cliarrue. Ge devoir accompli, Faust revient vers lui en disant : — « Ma tristesse et mon malheur sont a leur comble ; brise le vase qui ne pent plus les contenir. » GfiRARD DB NERVAL 200 Alors s’execute cette scene qui a fourni le sujet de la gravure que nous avons decrite. Leviathan saisifc Faust avec un rire moqueur, depouille son anie de son corps comme on d4pouille une anguille de sa peau, dechire ses membres et les disperse dans la plaine. Puis il emporte I’^me en enter. Dans tout cela, on le voit, il est peu ques- tion de I’imprimerie, ou il n’en est question que secondairement. La satire passe k c6t(§. Mais en sorame I’ouvrage est curieux : il accuse de I’ampleur et de I’ardeur ; il ne marcliande pas avec I’horrible ; c’est bien le roman d’un Allemand mordu par la Revo- lution. Gerard de Nerval a laisse de c6te I’episode du voyage en Angleterre. Il a suppose avec raison que Glocester etait use sur la scene; en revanche, il a cherch^ A,d4velopper le drame du menage de Faust, et il a agrandi I’impor- tance philosophique de ladecouverte de I’im- primerie. Cette derniere preoccupation n’a eu et ne pouvait avoir qu’une action medio- cre sur le public. Neanmoins il est reste un assez puissant reflet du roman sur le drame ; et nul n’etait plus propre que Gerard de 12 . Nerval^a distribuer cette lutnifere Strange sur les diverses parties d’uae ceuvre the^- Irale. . Ill G6rard m’engageait quelquefois k collabo- rer avec lai pour le theMre. II s’occupait de- puis tres-long temps d’uu drame sur Nicolas Flamel, qu’il me raconta pendant une soiree. Une autre fois, il m’apporta un petit cahier tout ecrit de sa main, intitule : la Foret Noire. « Lisez-le, me dit-il, vous me direz demain si nous pouYons en faire quelque chose. » Le lendemain, Gerard de Nerval ne vint pas. II etait parti pour La Haye, pour Senlis ou pour Saint-Germain. Nous oubliames tons les deux le petit cahier. Je I’ai retrouve dans ces der- niers temps, et je le transcris ici. On y retrou- vera ce type de Brisacier qu’il affectionnait particulierement, et qu’il a reproduit dans plusieurs de ses ouvrages. GfiRARD DE NERVAL 211 LA FORET XOIRE Donnee historiquc L’action se passe en 1702, a I’epoque ou Louis XIV luttait centre I’empereur d’Alle- magne dans le Palatinat. L’electeur de Ba’ viere et celui de Cologne etaient alors les al- lies de la France, et Villars commandait les armees reunies. On venait de prendre Neu- bourg, et Villars occupaitla ville sous les murs de laquelle on devait le lendemain livrer une bataille definitive. Les troupes de Louis XIV et des electeurs s’etaient etablies dans les principaux edifices, sur les places, et des de- tachements gardaient les portes avec ordre de ne laisser sortir personne de suspect, car on avait espere s’emparer de plusieurs protes- tants refugies apres les guerres des cami- sards, auxquels le margrave de Bade avait donn4 asile, et qu’on soupqonnait d’aider les ennemis de leurs talents et de leurs richesses. L’incendie des chateaux du Palatinat avait 212 LES RESStJSCIT^S eu principalement le motif de d4truire les principaux lieux d’asile qu’ils avaient trou- ves. Les ordres de Louis XIV etaient impi- toyables sur ce point. PREMIER ACTE Pres de Tune des portes de Neubourg est une taverne avec un jardin et des tonnelles oil I’on vient boire. Les soldats de I’armee victorieuse se mSlent au peuple de la ville dans cette sorte de redonte. On danse, on boit, et un piquet de dragons, tout en gardant le poste, regarde avec curiosite ce peuple etran- ger insoucieux des maux de la guerre. Un jeune capitaine, nomme Brisacier, cause avec un brigadier de musique, nomme Chavagnac ; ce dernier voudrait se mMer a la valse, mais le capitaine lui parle de la consigne et de son age qui devrait lui commander la gravite. Brisacier est en effet le plus jeune, mais ne de parents inconnus, eleve dansle regiment, la protection de Villars, qui ne s’est pas sou- cie de son origine, mais de son talent, I’a fait parvenir a son grade. Chavagnac s’attendrit en causant du passe et comprime avec peine afiRARD DE NERVAL »13 ua secret qu’il doit caclier ^ Brisacier qu’il a vu tout petit et qui, quoique son superieur, est reste son camarade. Le caractere gai et bruyant de Ghavagnac le fait echapper vite a de tristes souvenirs. Cependant une troupe de Bohemiens se presente et veut franchir la porte avant que la ville soit fermee. Ils se sent trouv^s pris dans la ville pendant le si^ge et leur humeur vagabonde les appelle ailleurs; ils disent que de pauvres baladins comme eux ne peuvent s’exposer aux chances nouvelles de la bataille qui doit se livrer. Au moment ou Brisacier va donner I’ordre de les laisser sortir : « Sont-ce bien des Bohemiens? dit le lieutenant charg4 de garder la porte sous les ordres de Brisa- cier. — II y a un moyen de s’en convaincre, dit gaiementle trompette Ghavagnac, c’est de leur faire montrer leurs talents. » Le chef des Bohemiens s’intitule comte d’E- gypte, et se donne comme predisant I’avenir et maitre des destinies ; sa barbe blanche et sa tenue solennelle donnent quelque appa- rence ases paroles. Une petite vieille qui Tac- compagne et qui se dit sibylle, montre des cartes ou tarots et s’offre a tirer le grand 214 LES RESSUSCITfiS jeu. Quant k unejeune fille quil’accompagne, celle-1^ ne sait que danser et chanter pour attirer la foule autour de ses compagnons. Sur I’insistance des officiers, elle se devoile et chante aux sons du tambour de basque une chanson gaie qui dispose en sa faveur les as- sistants. A peine s’est-elle devoilee, que Brisacier se recrie dans un etonnement profond : il a re- connu en elle les traits d’une peinture vue sans doute dans sa plus tendre enfance, et communique sa surprise 4 Ghavagnac, qui des lors partage son emotion. Brisacier s’approche d’elle et lui parle, lui deraande le lieu de sa naissance et mille de- tails que la vieille se hate d’interrompre ; elle cherche 4 donner le change. Sous ses traits basanes, on s’aperQoit qu’elle est jeune et qu’elle exerce sur la chanteuse une sorte de protection mysterieuse. Brisacier ne conQoit pourtant aucun soupqon, et commande aux soldats de laisser sortir les Bohemiens ; mais le lieutenant, malveillant et jaloux en lui- m6ne du capitaine (qui, quoique enfant trouve, lui est superieur en grade, i lui, des- cendant d’une ancienne famille), a fait preve- GSRARD re nerval 2i5 nir le colonel qui envoie I’ordre de retenir ces gens suspects. Alors levieillard, sans abandonner sonrdle de Bohemien, tente de soulever la population et en ayant I’air de predire, arrive pen k peu ^ faire appel aux idees religieuses des assis- tants, anabaptistes pour la plupart. II parle du bonheur que Dieu promet a ceux qui sou- tiendront cette cause, et ses chants sont le tableau des joies mystiques du paradis ou les croyants rejoindront leur famille et retrou- veront ceux qui leur sont chers. Ce passage frappe vivement I’imagination de Brisacier qui pleure sa position d’orphelin et cherche a suivre les fugitifs. Au moment oh le lieute- nant et lui se disputent sur ce sujet, le colo^ nel arrive, averti qu’on meconnait ses ordres, met aux arrets le capitaine Brisacier et or- donne que Ton entraine a la mort ces mal- heureux qui ont tente de soulever le peuple. Brisacier sort desespere et se separe avec la plus profonde douleur de la jeune fille qui va perir. Seulement a la chute du rideau Ton voit paraitre le general en chef Villars etl’on peut prevoir un autre denodment. 216 LES RESSUSC ITfiS . DEUXIEME ACTE Get acte se passe dans la serve d’uii chateau du Rhin, situe dans la For4t Noire, a peu de distance de Neubourg. Ge chateau passe dans le pays pour etre hante des esprits, et Ondine, la reine des eaux, y attire, ^ ce qu’on croit, les jeunes gens s^duits par les paroles des Bo- hemiennes. L'exposition en aura 4te faite dans le premier acte. Le trompette Chavagnac en- tre tenant dans ses bras son capitaine eva- noui. II expose qu’apres sa condamnation aux arr^s, Brisacier, craignant de ne pouvoir assister k la bataille, ayait tente de s’4chap- per de la prison. Aide par lui, il a saut4 d’une fen^tre haute, mais sa tete ayant porte sur le sol, il est reste prive de ses sens. En cher- chant du secours, Ghavagnac a traine son ami jusqu’a une ouverture par laquelle il est entre dans le chMeau, et maintenant il appelle, avec une crainte que I’aspect 4trange des lieux justifie. Des noirs arrivent et transportent le capitaine sur un banc de gazon. Le trompette leur recommande de prendre soin de lui et GEIRARD DE NERVAL ?17 cherche a se retirer, mais il ne peut retrouver son chemin, tout est ferm4. Sa crainte des es- prits revient et il les invoque avec une con- fiance comique. Bientdt une troupe de jeunes filles magnifiquement v^tues se repand sur la scene et elles entourent le capitaine en lui prodiguant des secours. Brisacier revient a la vie et se croit dans un autre monde : les paroles du vieux Bohe- mien de la veille lui reviennent dans I’esprit, et il s’imagine qu’etant mort apres avoir de- fendu ces infortunes le ciel I’a transporte dans le monde magique qu’ils avaient an- nonce et oii doit briller I’image de celle qu’il aime. Il la demande et elle parait, mais non plus comme une obscure Bohemienne, sous des habits de grande dame et dans le costume du tableau qu’il a vu autrefois. 11 doute si c’est I’autre vie ou un r4ve qui lui presente de telles apparitions; mais le souvenir des Bohemiens entraines au supplice lui faitpenser surtout que comme lui ils se re- trouvent dans un monde meilleur. En effet, la vieille sibylle du premier acte parait en costume de reine et comme maitresse du cha- teau. Chavagnac reconnait en elle la f^e On- 13 2i8 LES RESSUSOITES dine des ballades, tandis que Brisacier in- voque sa puissance pourlui rendre celle qu’il aime, qui vient de disparaitre encore comme I’ideal de sa vie. Au moment ou la sibylle semble s’atten- drir, le vieillard parait sous des habits d’une forme ancienne et semble en proie a la fureur de ce qu’un profane a penetre dans le cha- teau. La sibylle le prend a part et lui explique ce qu’elle suppose, pendant que Chavagnac et Brisacier se communiquaient leurs impres- sions, qui chez I’un ont un caractere d’illusion combattue par le courage, tandis que chez I’autre la peur et la credulite augmentent les elements de conviction surnaturelle qui doivent frapper Brisacier. Cependant le vieillard a deja congu une idee qui le frappe vivement ; la sibylle y ajoute sespropres observations, mais le doute fait encore que Ton hesite a prononcer sur le sort des deux militaires. Car les habi- tants du chMeau ne sent autre chose que des protestants refugies et la sibylle pretendue est la margrave Sibylle, souveraine du pays de Bade qui, surprise dans Neubourg avec ses proteges, avait pris un d^guisement GERARD DE NERVAL 219 pour echapper aux troupes de Louis XIV. La margrave Sibylle, femme capricieuse et spirituelle, s’amuse de I'erreur de Brisacier et lui fait raconter sa vie et son origine. Elle ap- prend qu’il y a dans les souvenirs d’enfance du jeune homme une impression vive de quel- que scmie terrible k laquelle il a echappe, et c’est en instruisant de cela le vieillard, ancien comte d’Alby, qu’elle lui donne matiere k re- flechir lui-m6me. 11 se souvient alors d’un neveu 4chapp6 au massacre du chateau de son pere, dans les Cevennes, et veut savoir si c’est reellement Brisacier. Pendant qu'il prepare tout dans cette idee, la margrave cherche k agir sur I’imagination du jeune homme en lui disant qu’il est en ce moment sous le pouvoir des esprits, et que, soit illusion, soit rSve, c’est le moment solen- nel de sa vie ou il doit se decider entre deux partis. Il pleure ses parents perdus, il r4ve d’impressions oubliees ; la volonte celeste va les lui rendre, et alors il se prononcera. En effet, un portique en style de la renais- sance qui fermait le fond du theatre ouvre ses portes et Ton apergoit une table entouree de convives en costumes du siecle precedent. 2i0 LES RESSUSCITES Une jeune fille est a la droite du seigneur protestant, qui lui-m^me parait plus jeune ; c’est toujours la Bohemienne, mais c’est en m4me temps la personne dont I’image est res- tee dans Timagination du capitaine. Pendant que ces personnages prennent part au banquet de famille, le son d’une trompette retentit au dehors. A ce moment, Chavagnac • porte la main a son clairon et s’ecrie comme pris d’un souvenir terrible : « Les huguenots a mort ! a mort I » Un clairon vMu comme lui entre dans la salle en repetant ces mots ; des soldats costumes en dragons de Louis XIV se precipitent sur les protestants, et les portes du pavilion se referment au moment du tu- multe que doit amener cette situation. Brisacier, cependant, a revu dans cet ins- tant toute une scene dont le souvenir vague n’avait jamais etd explique pour lui; quant a Chavagnac, en proie k la plus profonde ter- reur, ildemande pardon aux esprits vengeurs qu’il croit irrites contre lui, et raconte que c’est en effet lui-m^me qui a sonne I’attaque du chateau protestant. Seulement il a sauve du milieu des morts et des blesses un jeune enfant qui n’est autre que Brisacier, et I’ayant GfiRARD DE NERVAL fait elever dans la foi catholique et adopter par ie regiment, il ne lui a jamais parle de sa naissance et a detourne ses idees des pre- mieres impressions de sa vie. La margrave reparait, et pour effacer ces sombres souvenirs, elle ramene autour de Brisacier les jeunes filles qui lui presentent la coupe de I’oubli ; la seule image qui reparait est celle de la fille aimde; elle lui chante et le bonheur etla perspective de se rendre digne d’elleen protegeant les malheureux proscrits. Gependant le sommeil s’empare des deux mi- litaires, et Ton comprend que c’est dans cet dtat, du a une liqueur prepar^e, qu’ils seront transportes hors du chateau. TROISIEME ACTE La scene se passe dans le camp fran^ais au bord du Rhin. La bataille a lieu dans le loin- tain, dans la plaine de Friedlingue, et les paysans effrayes viennent demander protec- tion aux troupes de reserve qui gardent le camp. La compagnie de Brisacier se d4sespere de ne pas prendre part au combat. En ce mo- ment, Brisacier et Chavagnac, p41es de la 222 LES RESSUSCITfiS nuit qu’ils ont passee, reparaissent et cher- chent a echapper aux interrogations. Le capi- taine vent regagner la salle des arrets, mais on vient annoncer que la bataille est perdue et que I’aile gauche des imperiaux se prepare a attaquer le camp. Le peuple effraye s’a- dresse au capitaine, qui voyant revenir des soldats d^bandes prend sur lui la resolution d’appeler sa troupe aux armes. Pendant que les paysans suivent avec an- xiety les chances du combat, les chefs victo- rieux reviennent du c6t4 oppose, et li se passe la scene historique dans laquelle les soldats nommerent Villars marechal de France sur le champ de bataille. Gependant une inquietude interrompt ce triomphe ; on apprend k Villars qu’un parti de troupes de- band^es ont ete ramenees au combat par une compagnie de reserve, qui elle-m^me a 6te k la fin repoussee par le gros des ennemis en retraite. On envoie du monde pour les dega- ger, et bientdt Ton ramene Brisacier con- fondu. Parmi les ennemis qu’il a trouves en face de lui, il a reconnu le vieillard myste- rieux, et n’osant le frapper il s’est precipit4 parmi les ennemis en appelant la mort. Con- CtBEARD DE nerval duit devant le general en chef apres avoir ete degage, il demande d’Mre jug6 selon la ri- gueur militaire, et les chefs ne peuvent pro- noncer autre chose que la mort ; au moment oil le conseil se reunit pour prononcer cet arrSt, on amene des prisonniers faits dans la sortie qui a 4t4 cause de ce d4sordre et qui, on le comprend, a ete tent^e par les habitants du chateau. Le capitaine Brisacier, qui, en proie a des idees mystiques, ne voulait plus que mourir pour retburner au sbjour feerique en- trevu la nuit prbcbdente, reconnait avec dbses- poir les habitants du chateau qui ne sont plus que des proscrits ; le lieutenant, jaloux de son grade qui lui a nui encore dans cette affaire, raille Chavagnac qui, pour essayer de sauver son ami, avait racontb les circonstanees fan- tastiques de la nuit. Cette ironie porte en m^me temps au coeur de Brisacier ; toutefois les prisonniers viennent pres de lui, et une ex- plication donnee par la margrave acheve de dissiper ses doutes. En m^me temps la mar- gravelui apprendque I’electeur roi des Rornains, son parent, traite en ce moment mSme avec Villars, et que, grace k des concessions faites a la France, la delivrance des prisonniers est 224 LES RESSUSCITfiS assur^e. Ne se doutant pas en outre de la po- sition dans laquelle s’est mise Brisacier, elle appelle Diane et reunit les amants comme d4- sormais fiances, a lieu une scene oii Brisa- cier m^le tristement en lui-mSme la perspec- tive de sa mort a I’heureuse destinee qui lui arrive en apparence. Le voila reconnu membre d’une illustre fa- mine, on lui promet celle qu'il aime ; tout s'e- claircit autour de lui; ces 6tres fantastiques, entrevus comme dans un rSve, sont vivants et lui va mourir 1 Au moment ou, n’osant les de- tromper, il accepte ce que la margrave lui pro- met, la decision du conseil de guerre est an- noncee et consterne les assistants. La margrave quitte la scene, avertie de I’ar- rivee de I’electeur roi des Remains. Elle court a lui pour Timplorer, et Ton apprend bientdt qu’il est en conference avec Villars. Mais ce qui rend la gr^ce impossible au moment oii elle semble decidee, c’est qu’un sergent cou- pable d’une faute analogue a ete deja passe par les arines. Cette peripetie, ^ laquelle.on peut ajoLiter le murmure des soldats qui croient qu’on va faire un passe- droit a cause de I’origine noble du capitaine desor- GfiRARD DE NERVAI, S35 mais reconnue , ameae une resolution par suite de laquelle un peloton est commande pour I’execution par les armes de Brisacier. Le trompette Chavagnac parle en secret aux sol- dats choisis pour cet acte, lesquels sont de vieux soldats qui, comme lui, ont concouru a sauver autrefois Brisacier enfant. La nuit commence a tomber et les troupes repassent le Rhinen abandonnant la rive, par suite du traite fait avec l'41ecteur ; on entend bientdt le bruit de I’execution de Brisacier, et les proscrits se desolent sur la scene de cctte condamnation qui s’execute derriere les arbres voisins. Mais un instant apres, la troupe res - tee en dernier lieu s’embarque, et Brisacier, qui n’asubi qu’un simulacre d’execution des- tine k tromper I’armee, se jette dans les bras de ses parents avec lesquels il vivra desormais en epousant Diane d’Alby. 13. \ LASSAILLY I 11 etait un peu plus de minuit. Le poete Lassail ly venait de se coucher. Lassailly n’ etait alors connu que par sa mai- greur extraordinaire, quelques strophes fa- rouches, et un livre intitule : Les Roueries de Trialph, notre contemporain mant son suicide. Lassailly venait de se coucher, bien que Ton flit enpleine dpoque de romantisme et que les nuits appartinssent de droit aux orgies e'cheve- lees, ou tout au moins aux veillees fi4vreuses. 11 s’ etait couche en ricanant, en se traitantlui- m^me de bourgeois, et en recitant ironique- LRS Rp;SSUSClTfiS ment devant son miroir des fragments de la Ucnriade, Puis, apres ces affreux blasphemes, il avait souffle sur la tete de mort dans I’interieur de laquelle il avait coutume de placer sa bougie, — etil s’etait endormi en invoquant le cau-. chemar. A ce moment, la maison fut ebranlee par plusieurs coups de marteau. Une voiture ve- nait de s’arr^ter devant la porte ; un homme en descendit, qui se fit indiquer la chambre de Lassailly, voisine des 4toiles, et qui ymonta malgre I’heure indue. Deux laquais en livree le precedaient, por- teurs d’etincelants flambeaux. Auxlueursfeeriques qui se repandirent par le trou dela serrure, et aux bruits de voix qui remplissaientl’escalier, Lassailly se reveilla en sursaut et cherclia convulsivement sous I’o- reiller son poignard malais, tordu en flamme. — Ouvrez, lui cria-t-on. — Qui est la? — M. de Balzac. A ce nom, qui etait alors aussi glorieux qu’aujourd’hui, Lassailly s’empressa de rev^tir le pantalon de molleton, mi-partie rouge et LASSAILLY 2iy vert, qui lui donnait I’aspect du plus osseux figurant des th4Mres du boulevard. Apres quoi, il alia ouvrir. C'etait bien M. de Balzac, en effet, avec son chapeau aux bords retrousses, sa grosse canne enrichie de turquoises et ornee d’enormes glands. II etait jeune; ses cheveux etaient d'un beau noir: ses yeux, sa bouche avaient cette ardente et heureuse vivacite qui mon- traient son genie entier. Un peu d’embon- point ne lui nuisait pas. En ce temps-la, — temps bien eloigne de nous deja! — M. de Balzac etait non-seule- ment le premier, mats eneore le plus fecond de nos romanciers. II avait besoin d’uncollaborateur pour rem- plir divers engagements pris trop precipitam- mentavec ses dditeurs, etil avait jetd sesvues sur Lassailly, dont le talent etait incontesta- ble, quoique singulier et surtout peu pratique. M. de Balzac expliqua en peu de mots a Lassailly ses intentions, et, sans lui laisser le temps de rdpondre, il I’entraina jusqu’^ sa voiture. Les deux laquais soufflerent sur les flambeaux et les mirent dans leurs poches. Le cocher fouetta vers les Jardies. LES RESSUSClTi)S ?30 Les Jardies sont, comme on le sait, situ^es a Ville-d’Avray, sur un petit versant. II ne faut pas croire ^ toutes les farces que Ton a emises sur leur construction. G'est une mai- son charmante, que le propri6taire actuel, sans presque rien y changer, a divisee en petits appartements qu’il loue pour la saison fleurie. Pendant le trajet, M. de Balzac avait deve- loppe a Lassailly ses plans, ses comedies, ses editions a remanier, ses projets de revue, ses r^ves d’ administration pour la Society des gens de lettres, ses trait6s avec les journaux, ses proces, ses grands voyages, sa doctrine politique , ses inventions industrielles , ses id^es sur I’ameublement, sur le costume, sur la demarche, sur I'hygiene, sur les sciences occultes, sur le sentiment religieux, sur les tribunaux et sur les banques de toutes les nations. Quand on arriva aux Jardies , Lassailly avait la t^te grosse comme une mosqu6e. II n’osait soufller mot, cependant. M. de Balzac I’attela a une besogne de Ti- tan et le soumit a un de ces^incroyables regi- mes dont il a ete souvent parle : cafe toutes LASSAILLY SSI les heures, epinards, oignons en puree, som- meils interrompus. L’etonnement soutint Lassailly pendant les premiers jours et pendant les premieres nuits. Toutefois, ses pommettes rougissaient, et ses yeux commengaient a sortir de leur orbite ! M. de Balzac, au contraire, etait joyeux et k raise comme une salamandre dans un bon feu. II se promenait de long en large dans sa Comedie humaine, causant avec tons les person- nages et les precipitant a la traverse de nou- velles intrigues, dotantRastignac de plusieurs millions, procurant un amant a madame de Maufrigneuse, r^vant une evasion pour Vau- trin, couronnant de fleurs le grand poete Ga- nalis , se vengeant du critique Blondel ou tuant le pauvre et joli petit diable d’Angou- l^me, Lucien de Rubempre. Au milieu de tous ces gens avec lesquels il etait loin d’etre aussi familier, Lassailly sen- tit qu’il allait devenir fou. Aussi, le cinquieme jour, demanda-t-il un conge k M. de Balzac; mais M. de Balzac le remit a huitaine. Lassailly patienta encore ; le cafe lui ron- S3 2 LES RESSUSCITliS geait les entrailles; il n'y voyait d6ja plus. Enfin, la semaine s’ecoula. Mais la besogne n’etait pas terminee : il manquait un demi- volume. M. de Balzac s’emporta, fit la sourde oreille et alia fermer a double tour la porte de la maison. Puis, on apporta du cafe, — et les deux plumes recommencerent a grincer sur le papier... La nuit suivante,par un beau clair delune, un hoinme p^e et decharne comme un spec- tre, les v4tements en desordre, sans chapeau, escaladait le mur du jardin, avec tous les si- gnes du plus vif effroi et de la plus grande pr(^caution. C’etait Lassailly qui s’enfuyait des Jardies. II Charles Lassailly n’dtait pas pr4cisement fou, — mais le peu qu’il a fait imprimer est einpreint d’une couleur etrange. Sa phrase a LASSAILLY 233 des faces inusitees, des eclats soudains, des tenebres et des lueurs. Son livre des Roueries de Trialph est ce que j'ai lu de plus echevele dans ce genre, et I’ef- fet en fut tel qu’il a pese sur toute sa vie. La Bevue des Deux Mondes, od il a ecrit ensuite plus d’une page charm ante et contenue, ne lui permit jamais de signer son nom, — a cause de cet antecedent. Balzac, qui a eu pour secretaires, quelque- fois m^me pour ebaucheurs ou grossoyeurs de besogne, les cinq ou six plus intelligents des 6crivains de ce temps-ld ; Edouard Our- liac, Theophile Gauthier, Laurent Jan, de Gra- mont, — et, dit-on aussi, Jules Sandeau; — Balzac, qui poss^dait au deU de toute expres- sion le flair, avait flaird Lassailly. « C’etait, a raconte M. Amedee Achard, lorsque se pre- parait le tableau gigantesque de la Comedie humaine. M. de Balzac veillait sept nuits par semaine : a cette manufacture de romans il avait adjoint une fabrique de drames. Ce pauvre Lassailly, de melancolique m4moire, celui-la m4me que ses amis appelaient Trialph , lui servait de secretaire... » Lassailly a 6crit un peu partout, mais sur- 23-1 LES RESSUSCITES tout dans les recueils les plus inconnus. I avait un talent rdel pour les vers, une fac- ture g^nee, mais un ton 4pre ; — j’ai lu dans un magazine oublie, intitule : les ^Itoiles, un de ses plus longs morceaux, le Proletaire, qui est ecrit avec du feu sombre. Comme tous les poe- tes amers, il evoque beaucoup Gilbert, et c’est avec de funebres pressentiments qp’il rap- pelle sa mort deplorable b Moi cependant je m’etonne de trouver dans r^me des democrates (Lassailly 6tait republi- 1. Qu’il me soit permis de revenir sur un fait, que j’ai deja eu I’occasion de constater. Notre xix® si^cle veut absolu- ment que Gilbert soit mort de misere, parce que Gilbert est mort a I’Hotel-Dieu. J’en suis fache pour le xix« siecle, mais il doit chercher ailleurs ses sujets d’apitoiement, qui du reste ne lui manqueront pas. Gilbert, lorsqu’il mourut, etait tout d fait dans Vaisance; il avait surmonte les obstacles du debut: il avait perce la foule ; souvent on le rencontrait vetu d’un magnifique habit brode d’or. Sa folie est due, non pas a une accumulation de deceptions litteraires, comme on I’a pre- tendu, mais a une cause purement accidentelle, a une chute de cheval qui occasionna une fievre chaude, pendant laquelle, — tout le monde sait cela, — Gilbert avala une clef. Dans ces circonstances, on le transporta a I’Hotel-Dieu, c’est ce qu’on avait de mieux a faire. Sans doute, la pauvrete fait tres-bien au bout d’un vers mais la verite fait encore mieux. Plaignons Gilbert de sa mort prematuree, mais n’en tirons pas de consequence. Mer- cier, qui etait un de ses amis et qui a recueilli son dernier soupir, a donne sur I’etat de sa fortune les renseignements les plus rassurants. LASSAILLY 5 35 Cain) une telle tendresse pour ce Gilbert qui a tant guerroye centre les philosopher et les hommes de progres, ce Gilbert qui mangeait a la table de I’archeveque de Paris, ce Gil- bert qui, s’il vivait encore, serait infaillible- ment traite die reactionmire, deje'suite, de poiite de sacristie. 0 inconsequence des . enfants de Voltaire! Quand ce ne fut plus M. de Balzac, ce fut M. Villemain qui employa notre vagabond Lassailly. Chez M. Villemain, Lassailly oc- cupa ses heures de loisir a composer des drames invraisemblables et un poeme qui n’a pas paru. Sa pauvre tete allait de droite a gauche, battant ainsi la poesie, I’liistoire, la politique, le theatre, — et ne trouvant qu’un mur par- tout. A force de s’y cogner, elle se rompit. La fin de Lassailly-Trialph ressemble assez a la fin d’fidouard Ourliac, cet autre secretaire de Balzac. — Le maitre aussi a rejoint ses secre- taires I — Lassailly disparut soudainement du monde, et nul ne sut oil il s’etait refugie. On s’inquieta de lui les premiers jours, on hocha la t^te, et quelques-uns proposerent de lereclamer par la voie des journaux ; au bout S33 LES RESSUSCITiJS d’une quinzaine on n’y pensaplus. Pendant ce temps, seul, dans une maison situee k I’om- bre de I’eglise Saint-Etienne-du-Mont,' Las- sailly, agenouill4 et se meurtrissant la poi- trine, expiait les Roueries de Trialph. La religion I’avait gagne tout entier, on plut6t la religion I’avait reconquis, — car il avait ete autrefois un pieux enfant, soumis a sa mere et ^ Dieu. M6me histoire pour Ourliac. Partis tous les deux dumSme point, tons les deux devaient y revenir, a quelques annees de distance seulement. Mais entre le depart et le retour, quelle parabole excessive n’ont-ilspas decrite I’un et I’autrel Quel voyage extrava- gant dans les terres australes de la litt4rature, travers la revolution de Juillet, le Figaro, les premieres representations du drame moderne, Renduel et Ladvocat, les delires byroniens, le saint-simonisme, les gravures fonc^es de Tony Johannot, M. Viennet vaincu, rh^misticlie brise ou la mort! Ourliac etait le plus sage, rendons-lui cette justice ; il etait le plus moqueur aussi ; Tauteur de Gil- Bias avait dd le tenir sur les fonts baptis- maux. Lassailly ne proc^dait de personne, c’est pourquoi il procedait un peu de tout le LASSAILLY 237 moude; il jouait bon jeu bon argent, comme on dit; il 6tait tout coeur, tout inspiration! — II est mort le premier. Void comment M. Jules Janin, qui eut vent du d^ces, a parle de ce pauvre gargon dans le feuilleton des DeTjats : « Nous avons vu mourir un des ndtres cette semaine, ce jeune Lassailly dont la triste des- tinee pleine d’enseignements ne servira d’en- seignement a personne. 11 etait venu, lui aussi, du fond de sa province, la tete remplie de chefs-d’oeuvre et son portefeuille vide, En cinq ou six ans de cette vie litteraire qui tue les corps, les ames et I’esprit, le pauvre jeune homme avait rempli son portefeuille; mais ce portefeuille rempli, sa tfite etait vide. « ... Avant d’dre declare et reconnu ma- lade, il 4crivait a lui seul un journal, tout un journal, une feuille impitoyable, dans laquelle il traitait sans pitie quiconque tenait une plume en ce siecle. Il les appelait — des gens epuises, — des genies avortes, — des roman- ciars aux abois, — des novateurs uses jusqu’a la corde, — des copistes, des plagiaires, — des bandits qui ecrivaient pour vivre. Il etait sans piti4, il etait furieux, a ce point qu’il 238 LES RKSSUSCITES fallait necessairement que ses victimes fus- sent enfermees aux Petites-Maisons, ou que lui-m^me il y fdt enferrn^. Ge fut lui « ... Dans les desordres de sa pensee, il avail des naivetes charmantes. C’est lui qui m’ecrivait : — Vous avez parle mec tant de ten- dresse de noire ami C’est me injustice, il n’est pas si fou que moi I » Il n’en a guere 4te ecrit plus long, je crois sur la vie et la ruort de Lassailly. Cette figure incertaine, cet esprit dissemine, contrariant, trop irresolument fantasque ; cette plume fati- guee avant d’ avoir trace son premier mot, ce poete toujours en guerre aveclui-m^me, n’etait pas d’ailleurs d’un si grand poids dans la ba- lance litteraire. Heureux est-il encore d’ avoir pu arracher a I’indifference de la critique ces quelques lignes d’epitaphe I 1. Revue critique^ journal mensuel. S’adresser pour tout ce t[ui concerne la redaction, a M. Lassailly, rue Caumartin, 41. On s’abonne a la Tente, galerie Montpensier, 6. Janvier 1840 (Imprimerie Belin et C®, rue Sainte-Anne, 55). — A I’appui de ce que dit M. Janin, voici quatre vers d’une Ode d VAristo- cratie contenue dans le premier numero de ce journal : O calomnie aux ongles longs! O menteur Journalisme, eloquence sans ame, Her oisme bMard, inglorieuse lame D’assassins qui n'ont pas de nomsi LASSAILLY 239 Si pourtant Ton me demande d’ou me vient cette sympathie pour ces inconnus, ces ou- blies, ces dedaignes, etpourquoije m’attache 4 reconstruire leur oeuvre d’egarement, tandis qu’il y a autour de moi taut d’ecrivains cor- rects et s4rieux, taut de professeurs traduisant Perse et Juvenal, tant de gens d’etude, uni- versitaires et autres, qui s’accommoderaient si parfaitement d’un peu de publicite; — je repondrai, d’abord, que je n'aime donner qu’aux infiniment pauvres, ensuite que la compassion litteraire porte en elle-meme son pourquoi, et qu’il sutiit d’ avoir un peu de talent et beaucoup de malheur pour m’attirer; toutes raisons excellentes . Mais les vrais biblio- philes ne me feront jamais de questions sem- blables : rassurons-moi. Et puis, il me semble que I’histoire des gens presque inconnus doit avoir pour beaucoup de lecteurs I’attrait du roman; — tout I’invrai- semblable dans le vrai, songez-y ! Un nom sans autorite comme Pierre ou Jean, a peine quel- que chose de plus que les heros imaginaires, quelques lignes imprimees dans un coin, juste de quoi justifier d’une existence reelle, trois ou quatre personnes qui disent : Je I’ai cornu I 240 LES RESSUSCITfiS voilatout. Dureste, de la passion, des evenO' raents, de la douleur, des larmes tantqu’on en veut, de la raillerie parisienne, rognures des petits journaux sanglants, de la verve, du coup de fouet; — et enfin, au bout de tout cela, la verite, la grande verite, qui se porte caution de votre attendrissement! Les choses qui sont arriv4es a Lassailly ne sont-elles pas aussi interessantes que les choses qui ne sont pas arrivees aux person- nages d’ Alexandre Dumas? Sa folie ne vaut- elle pas les folies inventdes? Ses amours — ces mysterieuses amours de Lassailly pour une grande dame averee — ne peuvent-elles 4tre comparees aux amours d’imagination? Meu- rent-ils autrement, les Arthur d’in-octavo? Une des choses qui me font aller vers I’auto- biographie, de si bas qu’elle parte, c’est la de- fiance de ma sensibility, qui ne veut pas, autant que possible, se laisser interesser a faux ou ^ vide. Les Roueries de Trialph sont evidemment une autobiographie dyguisee. Comme ce livre est rare, — je ne sais pas poun^uoi, — et qu’il offre en outre mille curiosites de sentiment et de style, on souffrira que j’enfasseledepouille- LASSAILLY 241 mentanalytique. Seloa moi, la critique retros- pective est la meilleure et la plus efficace; j’es- sayerai un jour de I’appliquer a quelques-unes des oeuvres soi-disant considerables publiees depuis vingt ans. Gomme tous les livres de 1833, les Roueries de Trialph debutent par une preface, une lon- gue preface, qui vous monte a la tete comme la vapeur d’une tonne de biere au moment de la fermentation, Cette preface ne dit rien, comme beaucoup de prefaces ; mais au moins elle sait qu’elle ne dit rien, ce qui constitue le premier des merites n^gatifs, « Apres tout, ce sont nies memoires que je signe. J’ai nom Trialph. Point de gen^alogie. Je sais seule- ment que Trialph vient de Trieilph. Cette expression, dans la langue danoise, signifie : GACHIS. » La preface mentirait a sa date, si elle n’a- malgamait dans un eblouissant eclectisme Napol4on, Richter, la Morgue, Rabelais, Sha- kespeare, Robespierre, le prefet de police et Malherbe. Dans sa preface, Trialph cause par- ticulierement de la R4publique, qu’il voudrait savoir possible; mais, helasi mui'mure-t-il, on ne rencontre plus personne de bonne volonte : 14 242 LES RBSSUSCITES « En France, quel citoyen echelonnera hum- blement sa capacite a me cirer mes bottes de poete crotte? » Ainsi raisonne Trialph. Eii litt4rature, il parait n’Mre d’aucune ecole, on ne trouve pas un seul nom contemporain sous sa plume. « Ce que j'ecrirai ici, je I’ignore. Je veux seulement esquisser quelques verites sur le citoyen Coeur humain. » Le malheur est que les verites de Trialph sont trop souvent sau- poudr4es d’immoralite. J’aurais voulu le con- naitre au temps ou, selon son expression, il avait des illusions comme un eunuque de la graisse* Aujourd’hui, ce n’est plus qu’unrica- neur, et de lapire espece encore : un ricaneur qui vent Mre plaint! Sa preface est une paro- die serieuse des prefaces les-plus cel^bres ; il penche la tMe d’un air douloureux et se de- mande ou va le monde, — a propos des amours de Nanine et d’Ernest, qu’il va raconter tout k I’heure. Au milieu de ces digressions usees, de ces moqueries sans motif, de ces coleres inutiles, de ces dedains litteraires , de ces saccades prevues, au milieu de toutes ces choses ina- chevees et recommencees dont se compose I. ASSAirj.T 243 cette preface, il y a cependant un 41an de coeur que je ne puis suspecter, et qui tranche sur Failure divagante du morceau : « J’ai un aveu qui me pese. « Je suis malheureux... « Oh I ma pauvre mere ! « Ma mere ! Tu m’as donne la vie, tu as veille pendant des nuits longues et froides aupres de moi, qui reposais dans un berceau; tu m’as enlace de soins et de tendresse, tu as pleure beaucoup sur mon avenir ; tu m’avais avert!.. . Je t’ai cohte la santd, le bonheur, ma mere, helasi et je maudis mon existence!... « Oui, je la maudis I » Les Roueries de Trialph commencent par un bal, en plein faubourg Saint-Germain. On voit passer le heros en habit boutonne. II est moins sombre que d’habitude; il a forme le projet, ce soir-la, de se gargariser de qiielques drdleries de sentiment. Amer Trialph I En consequence, apres quelques minutes d’examen sous un candelabre, il entre en ado- ration d’une jeune fille et d’une femme mdre, — toutes les deux k la fois. La declaration d’amour a la jeune fille LES RESSUSCITiS 2ii assez 4tonnante. 11 lui dit: — Mademoiselle, je vous aime autant que la Republique. « La jeune fille deinnt rose d' emotion. » Trialph fait une pirouette, et se dirige en- suite vers la femme mdre, laquelle est une comtesse de haute vertu, avec des yeux bleus, un teint pMe sous le bismuth et le vermilion, et une taille d Ventonnoir. II lui demande un rendez-vous pour le len- demain. Ces deux exploits accomplis, — Trialph s’en va se coucher. Au fond, ce Trialph est un mauvais dr61e, toujours gringant des dents, mal frise, desai- mant tout, passant de longues heures en t^te a t^te avec un pistolet charg4, lisant lui aussi ses prieres dans lord Byron, m^chonnant un eternel blaspheme sous sa levre crispee, et gohtant une joie sauvage a s’accouder sur le parapet du pont Notre-Dame, en regardant d’un oeil fascine les nappes verddtres de la Seine. Un Jeune-France, enfin. Ces Jeune-France sont si loin de nous, que cela vaut la peine d’en parler. Comme tons les Jeune-France, Trialph a sur sa chiffonniere, aupres de son lit, une t^te LASSAILLY 245 de mort non lavee ^ la chaux, toute jaune encore de rouille humaine. Dans le cfeux de Toeil droit il a place la montre d’un cure de campagne (le parrain de Mardoche, probable- ment^, et dans le creux de I’oeil gauche un charmant petit thermometre. — La char- pente osseuse du nez lui sert ^ suspendre ses bagues d’or et le camee d'un bracelet qu’il « a vole un jour k une fougueuse Ita- lienne, qui s est mise depuis a chanter, la miserable creature, pieds nus, sur les boule- vards. » Triaiph, a son reveil, met des gants glac4s et se rend chez la femme mdre a qui il a de- mande un rendez-vous, madame la comtesse de Liadieres. Il fait sa cour a la fa^on des Jeune-France, c est-^-dire il ricane, il pMit, il dechire sa poi- trine avec ses ongles, il pose sa main sur la rampe du balcon en murmurant ; — Mon Dieul que le ciel est pur; mon DieuI que cet air est suave 1... Mais lui, son front est brd- lant, son sang bout dans sa tempe a lui ouvrir le crane; il essaye de parler de choses indif- ferentes, du bois de Boulogne, du paillasse Deburau, de I’ath^isme, desPolonais, de tout 14 . 246 LE!S RESSUSCITifeS ce qui est a la mode; enfin il se jette aux ge- noux de la comtesse et la tutoie : — Femme! que tu es belle ainsi! La comtesse ne fait pas jeter cet animal k la porte. Au contraire; elle le trouve int^res- sant, nouveau. Cela enhardit Trialph, qui se lance dans toutes sortes de sarcasmes centre 1’ amour, centre la patrie, centre la gloire, centre les belles-lettres, centre la lune, cen- tre la legislation actuelle, centre les jolies femmes, et qui termine par un Mat de rire con- vulsif, — cet eclat de rire convulsif sur lequel ont v4cu tant de romans et tant de drames. — Vous m’eflfrayez, dit la comtesse de Lia- dieres; pourquoirire ainsi? — Je ris, madame, de ne pas me voir pendu oubrdle vif. Un matin que je rencontrerai la signora Societe dans les rues de Paris,, jeveux en passant lui jeter au nez cette prediction qu’elle mourral’annee prochaine, s’il ecl6t par hasard en France trente faquins de bouffons comme moil Gela est bien sage dans labouche de Trialph. Mais Trialph ne demeure pas longtemps " dans sa franchise. Quand il lui est bien prouve que la comtesse Taime, le voila qui devient LASSAILLY sr/ brutal et grossier envers cette femme char- mante; le voil^ qui I’appelle coquette, de- loyale, qui lui parle de M. Liadieres et qui se d4chaine contre I’adult^re. II marche h grands pas dans le boudoir, il est ecumant, il est fre- netique ; enter et puissances du ciel I Massacre et railleries! Il casse le cordon de la sonnette, il ereinte le tapis a coups de talon de botte, il frappe a poing ferme sur le piano. La com- tesse, epouvantee, se roule dans un coin comme un serpent en spirale. Immobile et muet, Trialph la glace d’un sourire diabo- lique. « Je devais 6tre horriblement beau I » ajoute-t>il. Vraiment, j’eprouve quelque honte ^ vous raconter ces d4sordres. Telle etait pourtant une sc^ne d’amour en ces temps-1^, tels etaient les amoureux du livre et de la scene. Trialph n’est guere plus exagere qu’ Antony ; il ne sait pas ce qu’il veut, il ne veut plus ce qu’il a de- mandd, il menace, il implore, il sanglotte, il a la fievre. Ils avaient tous la fievre, alors. Cette /'Mm d’amour, repandue en litterature par Indiana, par les drames fauves, par les poesies noires, a ete assez heureusement ca- 245 LES RBSSUSCITfiS ract6risee dans un vaudeville joue par Arnal Quel plaisir de tordre Nos bras amoureux, Et puis de nous mordre En liurlant tous deux ! Vous voyez que Trialph est tout k fait dans la tradition, lorsque herisse, funeste et se gor- giasant k I’aise dans son delire satanique, il foule aux pieds cette femme du monde, cette comtesse, absolument comme si c’etait ma- dame Dorval. Silence! Voici le mari qui entre, M. de Lia- dieres. « M . de Liadieres alia se poser debout devant la cheminee. 11 contempla d’un air froid et se- rieux la comtesse, qui n’osait s’approcher de lui. Elle 6tait echevelee. Le vieillard soupira. Jamais la majestueuse s4renite de son front chauve ne m’avait inspire autant de respect; ilme paraissait voirune ondeede lumiere des- cendre sur le visage de cethomme comme un rayon pur de soleil sur la neige eblouissante des Alpes. Oh! il etait beau, ce vieillard t Qu’il e'tait beau! » Reconnaissez le vieillard de Portia, d’Alfred de Musset, ce m^me vieux k tiroir, — devast4 LASSAILLY tii9 et noble, — qui defraie toute la litterature d’apres Juillet. Trialph et le vieillard se sont compris dans un seul regard : ils se battront k la pointe du jour. En attendant, Trialph va diner avec des republicains qui conspirent. II sable le champagne. II fume des feuilles seches d’opium. Les republicains emettent divers precedes pour se defaire du roi Louis-Philippe. — Je m’offre, s’ecrie I’un d’eux, k le piquer avec une aiguille aiguisee d’acide prussique, en lui donnant une poignee de main, comnie il en prodigue aux vils seides qui se foulent au devant de son cheval... — Quand agiras-tu? — Je voudrais bien ne plus soulfrir du pied : jamais je ne parviendrais 4 m’4chapper... Interroge ^ son tour, Trialph convient qu’il n’est qu’un detestable farceur dont ils n’ont pas besoin. Fi du Trialph 1 Trialph laisse-la cette mauvaise compagnie. II entre au TheMre-Fran§ais. II se promene dans le foyer, ou sont reunis 250 LES RESSUSCITfiS les aristarques de la presse : « colporteurs de cancans, jansenistes litteraires; puis, tout le servum pecus romantique des moutons qui be- lent, parce que le belier marche en avant; ai- glons de basse-cour, rapsodes ben^ts, auto- mates extatiques qui dansent toute une soiree comme les poupees de I’immortel Seraphin! » Ah 9 a I dira-t-on, Trialph n’est done pas ro" mantique? Certainement non ! Trialph professe des opinions energique- ment classiques, — ^ la fa^on d’Eugene Dela- croix, — il adore Athalie et Phedre. Trialph classique, e’est bien plus dr61e ! Ainsi charme-t-il ses loisirs, en attendant I’heure de son duelavec M. de Liadieres. A ce duel, M, de Liadieres juge convenable d’amener, en guise de t^moin, sa femme, la comtesse, — ce qui deroute entierement Trialph. — La religion des usages, pense-t-il, se re- fuse ^ ce que j’assassine le mari de ma mai- tresse devant elle. Je n’ai enciore rien vu de cela dans aucune de nos pieces, dans aucun de nos romans. Je ne veux pas devancer le drame de la scene dans le drame de ma vie. La litte- LASSAILLY 251 rature cree des moeurs auxsocietes qui veulent sembler vivre. La bonne decence prescrit le reste aux honnetes gens qui ont du goM. II essaie de soumettre k M. de Liadieres cette observation pleine de delicatesse. Mais le beau vieillard le traite de miserable et lui croise ses deux poings sous le menton. C’est un ancien militaire, comme tous les vieillards de la litterature. On arrive dans un endroit ecart4, pres de la barriere Saint- Jacques. La femme pieure. Les deux hommes sautent sur les 4pees. Le cocher fume sa pipe, en caressant tran- quillement ses b^tes. Tirade sur le beau temps qu’il fait. La femme se meurtrit les bras. Les deux hommes fondent Tun sur I’autre. Le cocher detourne les yeux. Tirade sur le duel : « Le duel prouve ce qu’il veut prouver, je le soutiens. On a beau mou- ler des phrases, tout ce qui n’est pas le duel ment a ceux qui doivent se battre. Le rneil- leur raisonnement contre les ampoules du style et les sophismes de la sensibilite, c’est que notre estomac digere la chair des ani- t'52 LES RESSUSCITES maux et noire conscience les consequences d’un duel honorable. » La femme s’evanouit... Trialph vient de faire voler en eclats I’epee de M. de Liadieres, il ne veut pas du sang de ce vieillard ! Ce jour-la, par un hasard etrange, on guil- lotine un boucher sur la place de la barriere Saint-Jacques ; — la scene de guillotine est indispensable dans les romans de 1833; — toutes les fen^tres sont louees : al’une d’elles, Trialph apergoit Nanine, cette jeune fille du premier chapitre a qui il a adresse une decla- tion republicaine. La societe est fort belle et respire des violettes en attendant le con- damne. Gomme Trialph est connu pour un peu poete, on le prie de reciter des vers, du gracieux, de Yaerien. Trialph recite une ballade intitulee le Sylphe, — la creme de sa litt^rature, dit-il, la merin- gue de ses oeuvres fugitives. Pendant ce temps-U, Nanine a pose sur le pied de Trialph son joli soulier sating. G’en est fait, Trialph aimera Nanine. Il I’aime deja. •— Au large! s’ecrie-t-il, j’aimel j’ainiel L ASSAILLY 553 Moi, j’aime d’ amour! C’est Nanine que j’aime, et j e I’aime plus que j e ne voudrais I’aimer , j e le vois. Mais qu’importe! Je ne suis pas habitu6 a jeter mes passions au dehors, comme on fait d’un creancier qui mettrait la main sur votre habit, en disant : Vous n’avez pas le droit de porter cet habit 1 Puis tout aussitdt — car Tame de Trialph est comme la patte d’oie d’une for^t oii se croisent divers sentiers — il lui vient des in- quietudes, des troubles que, par parenthese, il exprime en tres-poetique langage : « A pre- voir de loin, peut-Stre ai-je peur avec raison que cette vierge blonde s'abandonne parfois ^ des instincts de coquetterie. Quand, pour me plaindre alors, je m’approcherai d’elle, au milieu de la foule des indifferents, Nanine, je le crois, voudra bien avoir la complaisance de ne pas s’41oigner. Je serai pile, je trem- blerai. D’une bouche timide qui permettra a peine aux sons de ma voix de se faire en- tendre, je lui dirai : Vous me trompez! Elle repondra vite : Non! Et sans que rien I’ait troublee, ensuite elle s’envolera vers d’autres hommages, moins s4rieux, moins exigeants. Puis, en se souvenant par hasard de mes in- is 254 LES RESSUSCITES quietudes : C’est un fou qui m’aime trop ! se rep4tera-t-elle pendant la danse oil j’epierai les regards furtifs de ses beaux yeux noirs, presque toujours pleins de bonheur... « Neanmoins, cowsews a raimerl » ajoute Trialph, en concluant. Helasl cher Trialph, tu comptes sans ton ami'Ernest ! Ernest est un jeune homme qui a la main heureusement gantee et qui s’est acquis je ne sais quelle greice k jeter son lorgnon au-de- va^nt de toutes les loges d’Op^ra. Au moment oil la belle societe se porte aux fen^tres pour voir arriver la charrette, Er- nest s’approche de Trialph et lui jette discre- tement dans le tuyau de I’oreille la nouvelle de son prochain manage — avec mademoi- selle Nanine de Massy. — II me faut un meurtre ! murmure Trialph. Enfin ! Je trouve, moi, que ce meurtre s’est bieri fait attendre. Le premier meurtre de Trialph, — c’est tout uniment un suicide. iib LASSAILLY Trialph; qui n’y met pas de pretention, se fait un verre d’eau sucree avec plusieurs petits paquets de morphine; et il I’avale, pendant que le couteau de la guillotine tran- che la t4te du bpucher de la barriere Saint- Jacques. Fait! comme disent les enfants, au jeu de cache- cache. Quand il s’est empoisonne, Trialph veut as- sister a un bal : — Oui, s’ecrie-t-il, puisque la lutte m’a epuisd avant le terme, ma place de mort est 1&, aux splendeurs factices de la lumiere des bougies, parmi les femmes et les fleurs artificielles, parmi les egoistes, les re- pus, les contents, les orgueilleux, les ingrats, parmi les privilegies, les accapareurs de pla- ces, les brevetes, les pensionn4s, les distribu- teurs de m^dailles et de couronnes, parmi ceux qui volent au jeu de cartes et ceux qui ne se fatiguent pas de la valse adul- tere I La take adulterel voila leur grand mot, leur grande pudeur. 0 moralite des Jeune-France ! Aubal, — Trialph danse comme un perdu, il boit du punch, il copie sa ballade du Sylphe 256 LES RESSUSCITES sur Talbum d'une vieille dame, il se livre a la valse adultere, il fait mille gambades, — et, en fin de compte, il reconnait qu’il s’est mal empoisonne. Deception! An desespoir d’avoir manque son coup, Trialph se rend dans le bureau d’un journal, et, moyennant quelques centimes, il faitin- serer les lignes suivantes ; « Un particulier, decide au suicide, desire exploiter avantageusement samort, pour payer la corbeille de noces d’une femme, qu’un de ses amis arrache h son amour. Il offre done le sacrifice de sa vie a la merci d’un projet quel- conque, moyennant une somme dont il sera convenu entre les parties interessees. — S’a- dresser, pour les renseignements, k M. A. B., poste restante, a Paris. » Cette annonoe a pour resultat d’amener une lettre anonyme qui enjoint a Trialph de se trouver, masque, au bal de I’Opera. La, Trialph se voit accoste par M. le comte de Liadieres, qui lui offre une somme assez rondelette s’il veut assassiner la comtesse. Stupeur de Trialph ! Apres quelques instants de reflexion, il LASSAILLY 257 accepte la somme et va la jouer a Frascati. Frascati 1 le jeu ! les impures en decollete de dentelles! le r^teau infernal! les doigt mai- gres qui s’allongent en tremblant pour froisser les billets de banquel les visages pales et froids sous la sueur! Encore un theme que Trialph se garde bien de laisser echapper, et sur lequel il brode les plus voyantes meta- phores. Trialph rencontre Ernest a Frascati. — Ernest, veux-tu que je te joue ta femme Nanine? — Farceur! — Huit mille francs? — Immoral! — Seize mille? Diable ! Ernest se laisse tenter : il joue etil perd. — Maintenant, ta maitresse ? continue Trialph. — Soit. Ernest perd encore; il perd toujours. Neanmoins, comme c’est un beau joueur, il conduit melancoliquement Trialph sous le balcon de sa maitresse; il lui montre I’echelle LES RESSUSCITES ?5S de corde preparee, lafen^tre mysterieusement entr’ouverte, et, 6touffant un soupir, il lui dit : Va 1 — Bah ! exclame Trialph ; mais c’est chez la comtesse de Liadieres? / — Sans doute. — Madame de Liadieres serait ta raaitresse? — Depuis six mois. — Anathemel Trialph bondit sur Ernest, et le jette, san- glant, sur le pave. Apres quoi, il escalade le balcon. « Le comte parut. » Il etait t^te nue, et croisait ses deux bras sur sa poitrine. — » Avez-vous fini? — » Oui, rdpondis-je en m entrant la com- tesse 6tendue sur le parquet. » Le vieillard prit un flambeau et se h;Ua d’incendier les rideaux et les toiles de la cham- bre adultere. » Deux heures apres, une berline roule vers rOcean. Elle emporte Trialph au suicide . LASS A ILLY 259 II a tue Ernest, il a tue madame de Lia- dieres, il a tue Nanine — en lui chatouil- lant la plante des pieds ; il va se tuer a son tour. Sur la plage, Trialph coudoie un comedien a qui il remet ses m^moires ou plutdt ce qu’il appelle ses Roueries : « Nous nous compliment^mes longtemps sur le port en face de I’eau. » Il m’a quitt4 enfin, Yegoiste I » A la mer, k la mer, le Trialph ! » FIN. VoiU ce livre tout entier, — une des expres- sions les plus fideles de I’orgie romanciere. J’ai dissequ4 celui-1^, afin d’etre dispense de disse- quer les autres, — car il y en a d’autres. Il y a le Champavert, de Petrus Borel ; il y a les pre- mieres fr4n6sies de Jules Lacroix. Il y en a de pires encore, aupres desquels les productions clandestines du Directoire ne sontque des ber- quinades. — Rappelons souvent cela, afln d’m- noeenter les nouveaux venus de la litt^rature, dontles quelques ecarts ont pu Stre incrimines par des ermites de la critique, dont la robe de 260 LES RESSUSCITfiS bure ne cachait pas assez la queue fr4tillante des diables de 1833. Lassailly valait mieux que son livre, ce qui ne veut pas dire que son livre ne vaille abso- lument rien. Vous y aurez remarqu^, comme moi, des formules attrayantes et nouvelles, d’heureuses tem4rites, un certain esprit qui, loin de courir les rues, marche sur la crete des toits. Ce qu’on ne trouve pas dans les Roueries de Trialph, ce sont des roueries, — et je m’expli- que ditficilement un pareil titre, a moins que le roman lui-mSme ne soit d’un bout ^ I’autre une mystification, ce qui pourrait bien §tre, mais ce que j’hesite a croire : — Lassailly n’4- tait pas si gouailleur . Abr^geons. II y a la beauts du diable, qui est simple- ment la jeunesse et la fraicheur. Ne peut-on pas dire aussi qu’il y a la litt^rature du diable? La litterature du diable, — c’est le delire, c’est Temportement, c’est I’abandon, c’est I’incoh^rence, c’est tout ce qu’il ne faut pas, G’est tout ce qui plait, sans avoir raison de plairo. LASSAII. LY S61 Lassailly appartenait, par ses premieres feuilles noircies, i cette litterature maudite et chiffonnee, qui semble avoir fait un pacte avec la Mort 1. Voioi les titres de quelques nouvelles publiees par Las- sailly dans le feuilleton du Sikle : Le Dernier des Petrarque, Les Gouttes de digitate. Gregorio Banchi. Un Seer Hair e du XVI IP sikle., ou le Griffon de Ja vicomtesse de Solanges. La Trahison d'une fleur, Chercher dans la collection du Monde illnstre un article de M. Hippolyte Lucas sur Lassailly. Alfred de Musset avait compose ces vers sur fair du Menuet d'Exaudel : Lassailly A failli Faire un livre. II n’a tenu qu’a Renduel Que cet homme immortel Pdt vivre ! etc., etc. Jo JEAN JOTJRNET ]^]crit dans I’ete de 1849, Nous avons ete voir a Bicetre, — ou Ton vient de le renfermer depuis deux semaines, — un pauvre brave homme, connu dans le monde des litterateurs et des peintres sous le nom de Yapdtre Jean Journet. On I’a affuble du costume des fous, nous ne savons trop pour- quoi, bien qu’il ait tente de nous I’expliquer lui-m^me avec une grande douceur et un parfait serieux. II parait qu’un soir de repre- sentation, a la Gomedie-FranQaise, il s’est avise de rdpandre dans la salle, du haut du paradis, quelques-unes de ses pieces de vers, git son crime, c’est-^-dire sa folie. — Nous ?61 J.ES RESSUjSCITfiS nous rappelons cette aventure. — Ce soir-la, comme nous allions entrer dans le theatre de la rue Richelieu, nous aperghmes Jean Jour- net, qui ^tait adosse, meditatif et sombre, centre un des piliers du peristyle, II ne s’e- claircit pas k notre aspect. II nous entretint de la misere et de la vanite des temps actuels, il nous raconta comment tout allait de mal en pis et pourquoi on I’empSchait de purler dans les clubs; c’etait la surtout son grave et doulou- reux grief. Ne pouvoir parler ni en prose ni en vers, lui I’apdtre et le poete I Aussi deses- perait-il ingenument des clubs et de leur in- fluence, Son discours, qui fut assez bref et empreint d’une visible preoccupation, se tor- mina par ces paroles memorables : « — Allez a VOS plaisirs ! » On jouait la Camaraderie de M. Scribe. Une fois a, rnes plaisirs, comme il disait, je me mis peu ^ peu a I’oublier. Au bout d’un quart d’heure, j’etais tout entier a la grace spirituelle et bonne de mademoiselle Denain, au jeu mignard de mademoiselle Anais. La premiere avait une robe ensoie blanche, unie, qui Ijii allait bien de partout et oil elle etait emprisonn^e comme I’eau dans une carafe. JEAN JOURNET 265 Ces deux dames faisaient esprit de tout, de leurs yeux, de leur bouche, de leurs mains blancbettes et longuettes. — Le quatrieme acte allait son train, lorsque tout a coup, v’lan ! une pluie de papiers inonde les specta- teurs du parterre, de Forchestre et des gale- ries. On leve la tete ; c’etait Jean Journet qui distribuait la manne divine; et comme il voyait que chacun s’empressait pour y at- teindre ; — Patience, disait-il ; il.y en aura pour tout le monde ! Et il recommengait ^jeter de droite et de gauche ses odes, ses hymnes, ses chansons, ses elegies, ses cantates, qui dansaient, se balangaient et tournoyaient en rasant le lus- tre, comme des papillons blancs autour d’une bougie, Pourtant, au milieu de son operation, voila que Jean se sent atteint d'un remords ; il s’arr6te, il se tourne vers la scene, il de- mande pardon humblement 4 mademoiselle Denain et a mademoiselle Anais, il les prie k mains jointes de Fexcuser. Mais sa mission, dit-il, est imperieuse, il faut qu’il la rem- plisse ; et, pour cela, il demande la parole pour cinq minutes. — Cinq minutes ! c’etait bien 26fi LES RESSUSCITfiS peu de chose. Neanmoins, le public, qui avait eu le temps de s’apercevoir qu’il avait affaire k un ap6tre et aun predicant, refusa les cinq minutes demandees. — Ramenez-moi a la Camaraderie! dit le public, du ton que dut prendre ce poete d’au- trefois lorsqu’il rdpondit : Ramenez-moi aux carrieres ! Puis arriva la garde, qui emmena Jean Journet. Quelques jours apres, il etait k BicStre. Si notre m^moire est en dtat, voici la deuxieme fois que I’on fait accomplir un si fu- neste voyage a cette honn^te personne, qui n’a que le tort de pousser au bien par des moyens excentriques et d’etre un croyant exalte au milieu de nos tiedes croyants. II croit k quelque chose, lui, a une chose extra- vagante, poetique, d^criee, sublime, au Phalansteret Mais enfin il croit a quelque chose. — Or, Faust, qui croit au diable, je Festime mieux que don Juan, qui ne croit k rien. — Nous disions done que Jean Journet avait dej^ ete mis en 1841 aBicMre, et que e’est suffi- sant, k tout prendre. Selon nous, il n’y avait pas lieu a recommencer, et le desastre ne se- JEAN JOURNET 267 rait pas considerable quand on laisserait de temps en temps ce malicieux ap6tre interve- nir an milieu d’une tragedie, comme un terre- neuve dans un jeu de siam. — Tenez, on jouait dimanche Abufar; eh hien! franche- ment, nous avons regrettd Journet. On veut le guerir, nous le voyons bien. Et quand il sera gu^ri, c’est-a-dire quand on lui aura 6td sa poesie, eteint son regard, glace son ame, alors seulement ce sera un homme pareil aux autres hommes. Ce jour-l&, Jean Journet aura le droit de dire : Je suis raison- nable ! II pourra, comme tous les gens qui sont raisonnables, aller manger un melon k Romainville avec ses voisins, qui ne d4dai- gneront plus sa compagnie. II ira voir des pie- ces de theatre et trouvera que ce Lemssor est impayabie. Le monde pourra chanceler sur sa base; Jean Journet, devenu raisonnable, dira : Qu’est-ce que celame fait? II marierasa charmante petite fille k un avocat ou a un pa- petier, quelqu’un de raisonnable aussi. Et Jean Journet sera bien heureux, il n’aura plus.de r^ves de triomphe, il n’ira plus chan- ter dans les banquets, il fera des cornets avec ses vieux refrains ; il dira, au dessert, des S6S I.R'.S RESSUSCITfiS plaisanteries centre les pr^tres ; Jean Journel aura froid au coeur, froid ^ la tfite, froid par- tout, mais il sera raisonnable I — Ah! ne gue- rissez jamais Jean Journet! Pendant les batailles de juin, je I’ai vu qui pr^chait I’harmonie et I’union, par un soupi- rail de I’Abbaye, oii on I’avait incarc6r4 par megarde. II rappelait a s’y meprendre le juge des Plaideurs. Mais ne rions pas ; e’etait une belle parole que celle de Jean Journet, c’4tait surtout une parole respectable. Sa physiono- mie s’eclairait comme un del a mesure qu’il discourait, sa voix etait sonore, son geste de- racinait I’incredulite chez les plus endurcis. Par exemple, il ne faisait pas bon se mettre en travers de ses utopies. Jean’Journetvoulait qu’autour de lui tout le monde fdt de son avis, ou du moins edt Pair d’en dre. — Con- duit un jour chez Theophile Gautier, il faillit le battre, parce que I’auteur de Fortunio s’e- tait pris avec lui de savante et obstinee dis- cussion. — Ses emporteraents rappelaient ceux des prophetes. Comme cet acteur dont le nom m’echappe, il aurait ete capable de soulever des statues dans le paroxysme de sa foi. S’il n’avait pas la prudence des serpents. JEAN JOURNET 809 cet ap6tre, en revanche, possedait la force des lions ! Quand nous etions reunis, le soir, trois ou quatre autour d’un pot de biere, il n’etait pas rare de voir entrer brusquement Jean Jour- net, avec son austere caban, son fin et noir regard, sa demarche solennelle. 11 serrait la main a tout le monde. — Bonsoir, apotre, di- sions-nous avec un sourire qui n’avait rien de moqueur ni cependant rien de convaincu. Quelquefois, il y avait deux mois, trois mois que nous ne I’avions vu. Alors, tout en bour- rant sa pipe avec un sointerrestre, il nous ra- contait son dernier voyage. Tant6t c’etait de Lyon qu’il arrivait, tantdt de Montpellier, de plus loin encore ; il avait fait la route i pied, comme toujours, car c’etait la un ap6tre dans la sincere acception du terme. Partout, sur son passage, il avait sem6 la parole du mai- tre, — le maltre Fourier d’abord, et puis le maitre Jean Journet ensuite. — Il avait de- clame ses plus belles strophes aux paysans, et une fois declamees, il les leur avait vendues, et une fois vendues, il leur en avait donne d’autres. Les paysans ecoutaient des deux oreilles et prenaient des deux mains, tant cet 570 RESSUSC ITftS . Jiomme, en proie ^ ses innocentes extases, avait un beau visage et un beau langage ! II se trouvait k Bruxelles, une fois. A Bruxelles, Jean Journet se met en tSte de penetrer dans le pare royal et d’ avoir un en- tretien avec Sa Majesty Leopold. II veut voir en face un front couronne et lui parler des miseres sociales. 11 entre. — Quivive? lui crie-t- on. — Ap6tre, r^pondit-il. Et il passe. Mais, parvenu dans Fantichambre, il est arr^te par des secretaires qui le questionnent et se met- tent i le turlupiner. C’estun fou, dit-on; et ce mot circulant de bouche en bouche, on renvoie Jean Journet, on le chasse. Le triste et fier poete, qui avait fait un voyage inu- tile, passa la nuit devant les grilles du jardin; au reveil, il avait compose une de ses meil- leures pieces de vers, le Fou, la plus navrante que nous connaissions de lui : Au pied de ce palais oti son destin I’appelle, Voyez, tout pres du pare, loin de la sentinelle, Voyez ce mendiant... Lorsque Faube parait, quand le soleil se couche, De mots mysterieux que Dieu met dans sa bouclie, Il poursuit le passant. Voil4 ou nous en sommes arrives. De cette qualite si rare et si admirable, — Fenthou- JEAN JOURNET S71 siasmel — nous avons fait une folie. Folie, Fair inspire, la voix sonore, le geste puissant ! Un homme qui tressaille sous sa croyance, marchantvers un but fixe, la tMe haute,'' Toeil ouvert, — autrefois c’^tait un original , au- jourd’hui c’est un fou. On le met k Bic^tre. A BicMre, I’intelligence bruyante, I’honnStete active, la poesie en action ! Cela fait trembler quand on y reflechit. Disons vite que ce second s4jour de Jean Journet ^ Bicdtre n’a 4te que de trois semai- nes. Aujourd’hui YApdtre n'est plus; il est mort en 1863, un peu plus calme, un peu plus triste. II existe un excellent portrait de Jean Jour- net, par Courbet (salon de 1851), et une fort curieuse notice de M. Champfleury, dans son livre des Excentriques. EDOUARD OURLIAC A la tete des romanciers de deuxieme ordre qui abondent dans notre dpoque, il faudra placer Edouard Ourliac. Cette opinion nous est suscitee par la lecture que nous venons de faire de son oeuvre, dparse dans les revues, dans les livres ornes d’estampes et dans les journaux quotidiens. Edouard Ourliac, bien qu’il n’ait vecu que trente-cinq ans, a consi- derablement ecrit; et rien dans I’ensemble de ses travaux ne trahit ce que nous appelons aujourd’hui les concessions au metier. Le me- tier, nous devons le proclamer a la louange de quelques hommes, n’a d’ailleurs point 4t4 pra- tique dans la premiere periode du mouvement romantique : il est presque uniquement le 27-1 LES RESSUSCITfiS produit du roman- feuilleton. Sans appartenir precisement a la legion des ecrivains qui ont violemment gu4ri la litt4rature de ses pales couleurs, Edouard Ourliac a dd cependant a la frequentation de plusieurs d’entre eux le souci de la conscience et de la dignite dans le tra- vail. 11 n a jamais porte de deli k ses propres forces, et, dans I’exercicedes lettres, iln’apas vu autre chose que la satisfaction de ses ins- tincts les plus chers. ba place qu’Edouard Ourliac occupa au mi- lieu de ses contemporains fut, sinon une des plus dclatantes, du moins une des plus distin- gu4es et, graduellement, une des plus solides, Sur la fin de sa courte existence, il avait fini par obtenir ce respect et cette autorite littd- raires qui n’arrivent habituellement qu’apr^s de longues annees et k la suite d’ceuvres im- portantes. Le serieux, lepensede sesdernieres compositions faisaient concevoir des espe- rances qu’il n'edt certainement pas trompees, SI Dieu ne lui avait mesure le temps d’une fagon si parcimonieuse. Mais Edouard Ourliac n’est pas de ceux a qui la justice doive arriverpar la compassion. Son nom se passerait aisement de I’aureole liDOUARD OURMAC 275 funebre; nos lecteurs en conviendront, apres que nous leur aurons fait traverser la galerie de ses ouvrages. Auparavant, nous demandons la permission de placer quelques details biograpMques, qui expliqueront les differentes phases de son ta- lent. M^me si nous appuyons Sur ce c6t4 de notre etude, si nous ddveloppons avec une complaisance trop sympathique les espiegle- ries, les efforts, les tristesses, et finalement les tortures de cette existence diversement eprouvee, il ne faudra y voir que le desir de presenter, k propos d’un seul homrne, un c6t4 du grand tableau de la vie litteraire pendant une periode de ce siecle. fidouard Ourliac naquit le 31 juillet 1813, dans une ville duMidi, a Carcassonne, croyons- nous. Ses parents, demi-artisans, demi-bour- geois, firent des sacrifices pour son education, et I’envoyerent d’abord chez les Lazaristes de Montdidier, Ce commencement d’education religieuse demeura toujours rimpressioii do- minante de son enfance; et quoique plus tard il ait accepts toutes les railleries philosophiques 276 LES RESSUSCITES et trempe dans presque toutes les folies du monde, c’est en grande partie ^ la puissance de cette impression qu’on doit attribuer son retour il’autorit^ ecclesiastique. II resta chez lesLazaristes jusqu’a sa premiere communion, epoque a laquelle son pere et sa mere vinrent habiter Paris. La, onl’envoya au college Louis- le-Grand, rue Saint-Jacques, ou il se fit remar- par son aptitude pour les lettres. Nous tenons de ses condisciples de merveilleux recits sur sa facility a composer, principalement des vers frangais. Ce n’est cependant pas comme poete qu’il devait compter, mais enfin il est reconnu depuis longtemps que toutes les natures litte- raires se laissent prendre plus ou moins des I’aurore a cette musique peinte ; pourelles, en effet, c’est ce qu’il y a de plus seduisant et de plus facile; de plus seduisant, puisque les grandes renommees se rattachent k ce mot magique de poesie; de plus facile, parce qu’on y trouve plus qu’ailleurs des sentiments notes, des enthousiasmes prevus, une grammaire bienveillante et offrant des lisieres aux bras d4biles. Au jeune age, la grande prose, la belle prose, comme disait Buffon, effraye avec ses exigences de faits et de pensees, on ne I'aborde EDOUARD OURLIAC 277 qu’en tremblant et avec embarras ; ou bien on elude la difficulte, on fait ce que Ton appelle de la prose poetique, c’est-^-dire quelque chose d’indecis, de pueril, et qui rappelle le Joseph de Bitaube. Le poete Ourliac ne resta pas longtemps au college; il entra dans Tadministration des hos- pices. J’ignore si ce fut un bon employ^, mais j’en doute, cause des relations litt4raires qu’il nouaimmediatement. Son premier protecteur fut M. Touchard-Lafosse, un homme qu’on a vite oublie, un compilateur, unromancier qui cherchait des mines, un entrepreneur de Me- moires; sous son inspiration directe, il ecrivit deux romans, qu’il orna de titres frenetiques, cofnme c’etait alors la mode dans I’ecole de M. Touchard-Lafosse, de M. le baron de La- mothe-Langon etde M. Horace deSaint-Aubin, Le premier de ces romans etait I’ ArchevSque et la Protestante, le second Jeanne la Noire; ils furent publics 4 un an de distance, en 1832 et en 1833. Nous venons de les relire sans trop d’ ennui; il est certain que cela ne vaut pas grand’ chose, mais il y a des promesses, une gaiete un peu grosse qui derive de Scarron et un penchant dejA tres-accuse pour les scenes 16 •278 LES RESSUSCITfis d’h6tellerie. Dans Jeanne la Noire surtout, Our- liac avoue nettement ses preferences ; elles ne portent ni sur Shakespeare ni sur Dante, non plus que sur lord Byron, par qui cependant les esprits etaient fort remues; ses auteurs prefer^s, et il en parle le front haut, c’est Le Sage, c’est Walter Scott, c’est madame Gottin elle-meme, « qui, dit-il, avec une seule pas- sion du coeur, developpee et admirablement d4crite, a fait des chefs-d'oeuvre. » II devoile naivement ses sympathies pour les episodes de la Nonne sanglante dans le Maine de Lewis, du Curieux impertinent dans Cervantes, de la Lodoiska de Louvet de Couvray, et surtout, — surtout! — les admirables histoires de don RaphaSl et de Scipion dans Gil Bias. Nous retrou- verons frequemment cette admiration pour Le Sage. Mais ce qu’il y a de plus caracteris- tique dans cette sorte de declaration de prin- Cipes, par laquelle il termine le troisieme volume de Jeanne la Noire, c’est I’hommage qu’il rend 4 Boileau, ^ ce m^me Boileau que I’ecole nouvelle avait transforms en bouc emissaire : « Nous sommes heureux, dit-il, de pouvoir conclure par une classique citation du judi- cieux Boileau, qu'il ne faut point trop hair fiDOUARD OURLIAC 279 parce qu’il a denigre le Tasse et Moliere : c’est en romans surtout que Le secret est d’abord de plaire et de toucher ; Inventez des ressorts qui puissent m’attacher. » Edouard Ourliac indiquait franchement ainsi son point de depart. Je sais bien que I’execu- tion ne repondit pas d’abord a la promesse; mais n’importe, il y a un acte de bonne vo- lonte dont il taut lui tenir compte, en consi- derant qu’il n’avait pas vingt ans lorsqu’il 4crivait ces deux ouvrages, aujourd’hui com- pletement oubli4s, et dont il etait le premier a rougir plus tard Sa jeunesse fut gaie, ou du moins elle revA- ♦ tit toutes les apparences de la gaiete. On cite de lui vingt traits. C’est Edouard Ourliac qui, apres les trois journ4es de juillet 1 830, avait imagine de se rendre sous les fe- nfires du palais des Tuileries, un drapeau 1. L Archeveqne et la Protestante et Jeanne la Noire parurent chez Lachapelle, un editeur etrange, qui payait ses roman- ciers (quand il les payait) par les plus extravagants moyens, . avec des sacs de sable ou des charrettes de paves , par exemple. Lorsqu’on I’avait bien presse, il finissait par vous indiquer un acheteur, lequel ne manquait jamais d’habiter ’impossibles b anlieues. S80 LES RESSUSCITfiS tricolore k la main, et suivi d’une bande de gamins recrutes sur son passage ; la, il appe- lait k grands cris le roi Louis-Philippe, et lorsque Louis-Philippe paraissait au balcon, Ourliac le priait de chanter la Marseillaise. Le roi, que de recentes ovations populaires avaient rendu I’esclave de ses moindres su- jets, accedait avec un gracieux sourire a Fin- vitation du jeune porte-drapeau ; et, la main sur son coeur, les yeux au ciel, dans une pose que la peinture ofiioielle a immortalis4e, il rep6tait le chant de son adolescence, dont Ourliac et les siens entonnaient le refrain en choeur. Gela d^genera tellement en scie, que le monarque-citoyen finit par s’en apercevoir ; au risque de s’ali4ner le coeur de ses sujets, il consigna k la porte du palais Edouard Our- liac et sa cohorte. En ce temps-14, un petit journal florissait k Fombre du souvenir de Beaumarchais ; c’etait le Figaro, qui a pass6 aux mains d’un grand nombre d’hommes d’esprit, et qui, en politi- que, a successivement brill6 de toutes les cou- leurs de Farc-en-ciel. Ourliac trouva place dans ce petit journal : il y connut Balzac, qui se faisait alors la main; Alphonse Karr, qui filDOUARD OURLIAC 281 appelait a I’aide de son talent toutes les origi- nalit4s pratiques; Paul de Kock, Alexandre Dumas, Scribe, — melange, confusion, bruit, renommee. Au Figaro^ on se delassait un peu de la contrainte romantique ; on n’etait plus cosmopolite, on etait Frangais ; Dante et Sha- kespeare etaient oublies un moment; on riait, et ce rire semblait etre renouvele des Actes des Apdtres, monument de I’esprit de la Revolu- tion. Non pas que je conseille a personne de relire la collection du Figaro (d’abord on ne la trouverait pas aisement) ; ce rire a ete use, cet esprit a ete ddpasse ; en pareil cas, il vaut mieux se souvenir que relire. Edouard Ourliac fit merveille dans ce recueil ; il se ddbarrassa de ce que les legons de M. Touchard-Lafosse avaient de trop vulgaire; il fut ltd pour la premiere fois, c’est-a-dire que sa verve de la rue passa entiere dans le journal *. Ge travail de chaque jour acheva de le rompre tout ^ fait au metier litteraire. A ce point de vue, I’ap- prentissage par le petit journal, tant decrie, a des cbtes rdellement profitables. 1. M. Alphonse Karr s’est plusieurs fois souvenu des traits et des mots d’Edouard Ourliac. On lit frequeniinent dans les Guepes : « E. 0. dhail... » LES RESSUSCITfiS 2S2 « La premiere fois que j’ai rencontre Ourliac, — a ecrit M. Arsene Houssaye, — c’etait durantle car- naval de 1835, au bal de TOpera-Gomique. On faisait cercle pour le voir danser. II avait imagine de repre- senter en dansant Napoleon a toutes les periodes supremes de sa vie : aux Pyramides, a Waterloo, a Sainte-Helene. II menait en laisse une femme qui res- semblait a un melancolique pastel de Landberg, une de ces femmes qui vivent le plus honnetement possible ende^adumariage et hors du celibat. Nous fumes du meme souper; je m'aper^us que sous le danseur il y avait un poete... II avait ecrit deux romans de pacotille. G’etait son desespoir. II ne savait comment racheter ses premiers peclies litteraires.Ilvivait avecsonpere et sa mere, rueSaint-Roch. Ilhabitait une petite cham- bre bleue, si j’ai bonne memoire, tapissee dequelques pastiches de Watteau et de Boucher; sabibliotheque renfermait presque autant de pipes que dhn-octavo. On ne I’y voyait que le soir ou le dimanche, car il etait attele a un petit^emploi de douze cents francs aux Enfants-Trouves. Il avait beaucoup de camarades eipeu d'amis, G’etait dans notre poetique boheme de I’impasse du Doyenne que nous vivions en familiarite avecce charmant esprit. Ourliac venait tous les ma- tins nous voir dans ce royaume de la fantaisie. G’etait son chemin pour aller aux Enfants-Trouves.., Nous n’avions pas d’argent, mais nous vivions en grands seigneurs ; nous donnions la comedie ; ces dames de rOpera soupaient chez nous, vaille que vaille, et dai- gnaient danser pour nous a la fortune de leurs sou- liers. Edouard Ourliac surtout donnait la comedie. G’etait le Molierede la bande.Il etait auteur et acteur avec la meme verve et la meme gaiete. A une de nos fiDOUARD OURLTAC 283 f6tes ces dames le noyerent , a plusieurs reprises, dans une avalanche de bouquets. » La v4rit4 est qu’avec la vive tournure de son esprit et de son corps il excellait surtout dans la representation des arlequins. Ce n’e- tait pas que de plus serieuses tentatives ne se Assent jour k travers ces folies : on ale sou- venir d’une tragddie en un acte et en vers, compos4e par Edouard Ourliac pour le thea- tre intime de la rue du Doyenne; cette trage- die, restde inedite, avait devance et devine le Ruy Bias de Victor Hugo, car elle mettait en scene la passion d’un domestique pour une grande dame. Malgre les bals et les femmes menees en laisse, Edouard Ourliac n’a pas laisse la me- moire d’un don Juan litteraire. Ses amours un peu vagabondes peuvent se resumer en cinq ou six aventures, dont quelques-unes avec des actrices des petits th44tres. Est-ce chez une de ces actrices qu’il aura rencontre le type seduisant de Suzanne ? J’avoue que j’en doute ; je prefere supposer que I’une d’elles a pos4 devant lui, comme posent devant I’artiste ces creatures banales transformees a leur insu en Mignon ou en Sapho. Le modele est indispen- 284 LES RESSUSCITfiS sable a I’ecrivain comme au peintre; tantot c’est la femme qu’on desire, tantdt la femme qu’on regrette ; d’autres fois c’est un vice mysterieux et caresse que Ton extrait du fond de son coeur pour en doter publiquement le h4ros de son livre. Moliere, l’abb4 Provost, Beaumarchais n’ont pas fait autrement. Et Balzac done ! vous le meniez dans votre fa- mille, parmi vos freres, vos soeurs, votre pere, votre mere, vos oncles et vos tantes; Balzac n’avait Fair de rien, il riait, causait et faisait la partie au coin du feu ; seulement, au bout de trois jours, il vous racontaitl’histoire de votre famille entiere, sans vous faire gr^ce d’un cousin. Il avait pris ses notes; en d’autres termes, tons ces gens-1^ avaient ete autantde modeies pour lui. Je ne sais comment Edouard Ourliac se trouva amene k ecrire dans le Journal des En- fants. Toutefois est-il qu’il en devint bient6t un des collaborateurs les plus assidus et les plus aimes. Une ou deux parades qu’il avait Sorites sans y prendre garde eurent un succes inesper^ ; on lui en demanda d'autres ; et une veritable vogue s’attacha des lors a ces petites compositions sceniques. IfiDOUARD OURLIAC 2«5 L’une d’elles, la Premiere Tragedie de Goethe, contient un prologue en vers debite par le seigneur Croquignole : Permettez-moi, Messieurs, en mouchant mes chandelles, De causer un instant de ce qu’on joue ici; Ce ne sont, il est vrai, que farces, bagatelles, Mais si Ton est content, je le suis fort aussi. Ma foi! vive la joie et les parades folles Oti le heros survient, la perruque a I’envers, Un bras gris, Tautre bleu, le chapeau de travers, Et debate, s’il veut, par quelques cabrioles. Ma catastrophe, a moi, c’est un coup de baton ; Mon poignard, Arlequin le porte a sa ceinture; Nos sabres sont de bois, nos noirceurs en peinture, Et si le denoument nous touche d’aventure, C’est qu’on doit immoler un pate de carton. Voil^ son programme tout entier. On aime k d^couvrir ce coin de naivete inattendu chez un auteur deja aguerri aux malices du Figaro, cet amour des enfants chez un journaliste ac- coutume a tirer profit des passions des horn- mes. Mais qu’on ne s’abuse pas cependant : le theatre d’Edouard Ourliac precede moins de Berquin que de Gherardi; la tradition qu’il suit est celle des Janot, des Grippe-Soleil, des Funambules, du treteau. II ne danse pas, il gambade; il ne mange pas, il s’empiffre; il ne rit pas, il tombe en epilepsie. Mais comme apres tout il ne cherche pas a dissimuler son 986 LES RESSUSCIT^:S pastiche, qu'au contraire il Tetale franche- ment, on le lit sans prevention, et on se laisse volontiers prendre an rire quhl vent exciter. Parmi les pieces de ce spectacle dans une chaise, VHdpital des foiis est base sur une idee fort plaisante. La scene se passe dans la cour d'un etablissement d’alien^s ; un 'poete pen- sionnaire du lieu entre avec quatre de ses ca^ marades : c Le poete. — Ma foi, messieurs, vous me voyez fort embarrasse. J’ai compose pour ce soir un grand ouvrage de theatre (car vous savez que c'est mon metier), etje n’en connais pas encore le sujet. Mon drame, s’il vous plait, doit etre precisement ce qui va se passer aujourd'hui ici-meme; belle piece , je vous jure, et ou Ton verra s'agiter toutes les passions qui gouvernent la destinee humaine. Nous y jouerons tous notre role. On nous recommande de peindre les hommes ; mais que diable ! nous sommes des hommes. Au lieu d'une copie de la nature, nous donnons Tori- ginal. Qa, I’heure approche, le IheMre est tout pret. On entrera par cette porte, on sortira par cette autre. Je vous prie aussi de considerer comme nos decors sont bien peints, que ces arbres sont de vrais arbres, et que cette cour est une cour veritable. Je suis fort curieux de connaitre mon oeuvre, et si le heros est laid, et si Theroine chante bien, si cela est serieux, si cela est comique. 11 serait temps de commencer. Mais je ne vois point arriver d’acteurs. » EDOUARD OURLIAC 287 Le poete se depite pendant quelque temps ; enfin, il apergoit un homme qui escalade le mur de Thospice et saute dans la cour. « Le po£te. — N’en doutez plus, la scene s'ouvre. G’est le heros du poeme. Aliens, la musique I ferme^ tenez bon, soufflez fort. Pasgariel. — Ouf 1 peste soit des gens qui m’ont valu ce saut 1 Je cours apres mon maitre comme il court apres la raison, et je perdrai mes jambes comme il a perdu son esprit. Je vais mdnformer a ces gens que voila, — Au poete : Monsieur, je cherche ici mon maitre. LepoEte. — Jele sais, vous entrez par la gauche du the^re; c'est fort bien, je Pavais pense ainsi. Mais que m'allez-vous dire a cette heure ? Qui vous attriste ou vous egaye? Etes-vous le messager fu- nebre de la fatalite ou le heraut bouffon d'une trame burlesque ? Venez-vous nouer une action tragique ou n’etes-vous qu’un valet de comedie ? Allez-vous rire ou pleurer, donner des coups depoignard ou recevoir des coups de baton? Pasgariel. — Mon ami, vous tenez vous-meme sur la nuqueun assez joli coup de marteau, et je donnais dans une here bourde. Je ne suis point un valet de comedie, entendez-vous, et si je vous donne a pleu- rer, je vous jure en tout cas que vous me faites rire. Le poete. — Parlez plus gravement, et exposez- moi votre conte. Pasgariel. — Je ne demande pas mieux, soyez done raisonnable. Le pofiTE. — Soyez vous-meme plus reserve; le ton doux, la voix claire, le geste mesure, allez. 288 LES RESSUSCITEJ.S Pasgariel. — Eh biea ! oui, soit, je veux hien. Le poete. — Vous entrez par la? Pasgariel. — Sans doute, j’entre par la, et je vais vous dire pourquoi. Mon maitre a perdu ces jours- ci sa raison au jeu. J’entends qu’il a perdu sa rai- son, parce qu’il a perdu son argent, L’esprit lui a lourne. Le poete. — G’est grand dommage, et vous m’in- teressez au dernier point. Gontinuez. Pasgariel. — On a conduit mon maitre dans cette maison.Sa famille est desolee. J'apporte ici une lettre de son oncle, pour qu’on ait k le hien soigner. Or, je voulais le voir par la meme occasion, car JeTaime tendrement ; on a eu la barbaric de s'y opposer ; les guichetiers m'ont barre le passage. Heureusement, je suis garcon avise autant que fidMe, j'ai du coeur et de Pesprit : je vous ai plante une grande echelle au pied de ce mur, et me voici en deux sauts. Le poete. — A merveille I L’histoire parait vrai- semblable et s’expose naturellement. Tout me fait supposer un denohment heureux. Pasgariel. — Indiquez-moi d’abordohje trouve- rai mon maitre, si vous le connaissez. G/est un grand brqn, bien fait, Toeil bleu, le nez de travers et une verrue sur la joue. Le poete. — Soignez votre style surtout. Ne vous intimidez pas. Bonjour. (II sort.) » Cela, comme nous Tavons dit il y a quel- ques lignes plus haut, n’est pas en effet dans la maniere du Bordelais Berquin, mais cela n'en yautpas moins sousle rapport litteraire. EIDOUARD OURLIAC 289 A la m^me epoque , nous assure-t-on, Our- liac, que le d6mon des vers n’avait pas encore abandonne, inserait des fragments po^tiques dans les recueils de madame Janet, la provi- dence des poetes d’alors (les poetes d’^i pre- sent n’ont plus de providence). On veut aussi qu’il ait passe dans le feuilleton du Constitu- tionnel, mais pour s’y nioquer des proprietai- res et deslecteurs. De ce moment, et par suite de cette multiplicite de travaux, il commenga a compter dans les rangs litteraires ; aussi croyons-nous devoir placer li une esquisse de sa personne. G’etait un petit homme ; il avait le teint un peu bilieux; le sang-froid et le petillement se succedaient sans transition sur sa physiono- mie, incontestablement marquee du sceau de I’intelligence A le voir, k I’ecouter surtout, on aurait dit un neveu de Voltaire. C’etait bien 14 le journaliste endiable, Thomme du coup de griffe ; c’etait bien 14 I'esprit parisien dans sa personnification la plus tem^raire. 1. Nous ne coniiaissons pas de portrait d’^Idouard Ourliac. Seulement, dans une serie de trois planches intitulee: Grande course au clocher acadcmiQue, Orandvilie I'a represente derriere Bahac. 17 m LES RESSUSCrrfis tant6t habillant I’insolence d’un v^tement de gravite, tantdt faisant trainer a la raison tou- tes les fanfreluches et toutes les casseroles de la Courtille. M. Arsene Houssaye a dit vrai : Ourliac avait beaucoup de camarades et pen d’amis. La faute en etait k son caractere trop exclusivement et surtout trop brillamment tourne vers la goguenardise. II etait le feu, I’entrain d’un repas d’bommes de lettres; il en etait aussi I’inquietude. II tirait ses petards dans les jambes de tout le monde, ou bien, comme Musson le mystificateur, il choisissait une victime, et des qu’il I’avait choisie, il nela l^chait plus. Il etait acerbe, quoique tui’bu- lent, et certains de ses bons mots produisaient une sensation de froid, comparable k celle d’un acier entamant I’epiderme. L’etude des parades lui avait donne un godt reel pour la cruaute dans le comique ; il ne parlait qu’avec delices des coups de bMon pleuvant dru sur I’echine, des cdtes fracassees, des medecines ameres, de la noyade et de la pendaison; il se plaisait a faire frissonner son auditoire aveo des details chirurgioaux. Pour tout dire enfin, son esprit n’aimait qu’a travailler sur le vif. Aussi toutes ses plaisanteries n’avaient-elles 6D0UARD OURLIAC 29i pas le m6me succes; quelques-unes ressem- blaient trop a ces bourrades que se donnent les paysans dans ies fetes de village, on a ces espiegleries funebres qui consistent a se rev^- tir d’un long drap blanc et k venir agiter des chaines dans la chambre d’un ami qui dort. Lui-meme en est convenu de bonne foi : Je Tavoue, un soufflet qui se trompe de face, Au fort de son courroux Cassaiidre qu’on fait choir, Un coup de pied qu’on donne ou recoit avec grace, Un grand plat de bouillie en un manteau bien noir; Gille, en fouillant au pot, qui se brule a la braise Et qui leche en hurlant ses doigts enfarines; Quand celui-ci s’assied, I’autre tirant la chaise, Et les portes toujours se fermant sur les nez, Sont divertissements qui me font pamer d’aise Tout cela contribuait a le faire redouter de ses collegues, spirituels autant que lui peut- Mre, mais moins doues de spontaneite. Quoi qu’il en soit, de la au mectiant homme qu’on a voulu faire d’Edouard Ourliac, il y a loin, tres-loin. Son coeur etait sain et bon. S’il n’a pas contracts d’amities dans les lettres, il a rencontre dans la vie privee et partage de douces affections. Dans un croquis tres-litterairement trace, 1. Prologue dll Seigneur Croquignole. 292 LBS RESSUSCITES MM. Edmond et Jules de Goncourt ont admis peut-^tre avec une facility trop trompte cer- tains renseignements sur les habitudes tres- privees d’Ourliac; ils lui ont presque fait un crime du peu d’ argent dont il pouvait dispo- ser dans les parties de plaisir b On peut repon- dre, ^ la decharge de ce pauvre garqon, qu’il ne possedait aucune espece de patrimoine, et que la litterature telle qu’il la pratiquait pou- vait suihre tout au plus aux exigences pre- mieres de la vie. Qu’il ait congu quelque honte de sa pauvrete et qu’il I’ait exhalee en- 1. « Quand rompant sa chaine de famille, et parti tout uii jour de la maisou paternelle, Ourliac courait les cabarets autour de Paris avec une bande d’amis, des artistes et des ecrivains de son age, il lacbait toute bride a sa verve. 11 improvisait des chansons burlesques : Le pere de la demoiselle, Un monsieur fort bien, En culotte de peau, Qui voulait tout savoir! » A ces petites fetes sous la treille de banlieue, quand il s’agissait d’en payer I’ecot, Ourliac n’avait jamais que qua- rante sous dans sa poche ; c’etait le nec plus ultra de son appoint. » Autre part, MM. de Goncourt disent encore ; « Au milieu des rires qui accueillaient ses saillies, il restait grave et bleme, presque humilie d'une galerie, comme un Deburau sur une chaise curule; et, chose etonnante, de ce Pierrot dont il avait si bien la face, il avait aussi les mignons vices; il eut tr^s-bien passe par les sept compartiments d’un dessin allemand des sept peches capitaux, etc., etc. » fiDOUARD OURLIAC 293 suite dans des romans, tels que ColHnet et Suzanne, cela est tout naturel. Mais nous ne nous avancerons pas davantage sur ce terrain. Pour donner i la fois une idde precise de son caractere et des tendances de sa littdra- ture, a I’epoque de sa collaboration au Figaro, nous allons prendre une composition publide, en 1837, dans les livraisons de ce journal : la Jeunesse du temps, ou le Temps de la jeunesse , pa- rade hourgeoise. Elle est peu connue, et elle est r^jouissante. — M. Vidalot est un marchand de Saint-Quentin, un honnfite drapier. II at- tend son fils Joseph, qui doit revenir ce jour mSme de Paris, apres quatre anndes pass4es dans I’etude du droit. Un inconnu de mau- vaise mine se pr4sente en ddclinant le nom de Jos^phin Widarlof. II embrasse la bonne, il embrasse la cousine Canelia ; c’est lui, c’est I’enfant prodigue. « Ah ! s’ecrie-t-il, comme il est doux de revoir sa vieille maison, le clos, le verger oii Ton a joue tout enfant, les volets verts, la vigne grimpante, la mare aux canards, le dindon qui glousse, et vous mon venerable pere, et vous! 0 jardin paternel ! Tiens, il faudra que je fasse des vers la-dessus; j’en ai de fa- meux dans ma made, vous verrez ?a. 294 LES RESSUSCIT^JS Le pere. — Ge snpl la des occnpations secondaires, mon fils, nous en parlerons a leur tour. JosfiPHiM. — O papa, qu’avez-voiis dit? Tart, des occupations secondaires! tonte la vie d’un homme ! Tart, cetle doublure de Dieu ! ce culte, cette religion! Ecoutez ceci : Le premier chateau-fort qu’on rencontre quand on Debouche par le plus joli bois du canton, Est celui du seigneur de Couci, le beau sire... Comment trouvez-vous ce debut? Le pere, — Ga coule, ga coule bien. Tu as de la facllite. Mais parle-moi d’abord de tes etudes. Jos£:phin. — Inutile. Je n’ai pas de diplome. Tnjus» tice criante! Je n’ai pasete re^u. II est vrai que je ne me suis pas presente. A ces paroles, la desolation du pere com- mence. Josepliin ne fait qu'en rire. II caresse sa barbe, il demande du feu pour allumer son cigare, il secoue ses maiichettes et pirouette avec des fagons debraillees. « Palsambleu! ma jolie cousine, il est f^cheux que vous ne soyez pas une femme du bel-air avec le man- telet, les mules et les mouches, et mon pere un vieux roue avec la bourse et Tepee; je me serais cru, au milieu de ces meubles du temps, en partie fine, dans une petite maison du faubourg Saint-Jacques. Le pere. — Mon ills, tu m’assassines 1 Et tes ins- criptions payees chaque mois, et tes livres, et tapen- ^JDOUARD OURLIAC S9a sion de douze cents francs, le revenu d’une famille ! JosEPHiN. — Et mes poesies I moii roman ! Groyez- vous qu’il n'en coute rien pour vendre ses livres au libraire? Le pere. — Et Targent de votre parrain ? JosEPHiN. — Je m'en suis fait une redingote. Le pere. — Et mes etrennes ? JosEPHiN. — J'en ai soulage Tindigence... ou jeme trouvais. Le pere. — Seigneur du ciel I il me manquait cela sur mes vieux jours. Gest fini, je n’ai plus de fils ; car je rougiraisd’appeler ainsi un mauvais sujet, qui faisaitmon orgueil et ma consolation. G’est ainsi que vous reconnaissez les sacrifices que j’ai fails pour vous; je me privais des aliments les plus grossiers, et Monsieur dissipait mon avoir avec ces femmes le- geres, I’opprobre de leur sexe ! Vous avez frequente ces repaires ou Ton commence par eire dupe et ou Ton firiit par etre fripon. Le chemin du vice est ra- pide ; de la a .I’echafaud il n’y a qu*un pas. Grand Dieu 1 unVidalot sur Techafaud 1 Retirez-vous de ma presence, montez dans votre chambre jusqu’a nou- vel ordre ; je vous chasse I JosEPHix, iendant la main. — Vous me donnerez ma pension ? Le pere. — Vous levez la main sur moi 1 Frappez, frappez le sein de votre pere I frappez les entrailles qui vous ont porte, les mamelles qui vous ont allaite 1 JosEPHiN. — Papa, calmeZ'VOus, songez qu*il y a des dames. Le PERE. — Gela m'est bien egal, je ne me connais plus. All ! vous m’injuriezi Batlre son pere, vil passe- temps! indigne d’un bon fils! » I,ES HESSUSCITliS fSCi Ici la parodie est complete ; elle d4rive de Robert Macaire, cette piece monstrueuse qui a exerc6 autant d’iafluence sur les moeurs du dix-neuvieme siecle que le Mariage de Figaro sur celles du dix-huitieme. La raillerie 4tourdie du jeune Ourliac ne s’arr^te devant aucune sot- tise, pas m4me devant la sottise paternelle. II se moque des cheveux blancs, quand ces che- veux sontceuxde Jocrisse. Tout principe,toute moralite s’envole devant sa t6m4raire epi- gramme. II amuse, c’est vrai, mais a des con- ditions inacceptables; et plus tard, Edouard Ourliac devait 4trele premier k regretter tant de verve employee si mal a propos. La gouail- lerie litt4raire reprendle dessus. — « Demain, jevous ferai embarquerl s’ecrie lepere ». « JosfiPHiN. — Embarquer ! 5a va. Gouleur mari- time. Oh ! les heures de quart, par les belles nuifs du tropiquel rhorizon bleu, le bercement des huniers, les moeurs tranchees, I’agile corvette qui file dix nceuds, les pays nouveaux, les brunes filles de Ma- dras, de I’or, du grog et du tafia ! Le peek. — Tu ne t’embarqueras pas ; je te ferai mettre a la tour de Saint-Quentin. JosfiPHiN. — La tour ! Gouleur moyen age. Tete- Dieu ! messeigneurs les hauls barons n’ont pas tel fief dans leur apanage ; quatre donjons avec machi- coulis et barbacanes, haute et basse justice dans le EDOUAKD OURLIAC ?i>7 canton, cent bonnes lances et trois cents gens de pied ! Vous 6tes insense, maitre, si vous croyez que cela me contrarie I Hola ! Pasque-Dieul varlets et manants, mon haubert, ma cuirasse et ma bonne lame de Tolede ! Le pere. — Tu resterasici, et des demain tu tien- dras la boutique. JosfePHiN. — Oh I poul’ cela , impossible , papa ! Gouleur garde national, couleur epicier, couleur Iri- colore. Impossible ! » Aucune nuance, pas m6me la nuance poli- tique, ne manque a ce petit tableau, ou re- passent tous les livres orgiaques d’alors, la Salamandre, le bibliophile .Jacob, les romans intimes de Drouineau et la r4publique du National, Edouard Ourliac s’attaque a toutes les actualites, a la colonne Vendbme, aux bri- quets phosphoriques, aux mythes, a la pa- ling^nesie, au parapluie, k tout ce qui est relief ou trait caracteristique. II y a mSme un personnage mur, Balloche, qui est imite de M. Prudhomme. De tous ces elements, il re- sulte quelque chose de fort drolatique, cer- tes. Le mot delate sous les pieds, la phrase cherche I’impossible dans le joyeux; le rire s’y deploie , exagere et grimagant , comme sur les masques antiques oil la houche de- chire la joue. Mais, j’ai quelque regret h lo 17 . 29S LES RESSUSCITfeS dire, C8 n’est pas du coinique, dans le sens, large et liumain de ce mot; ce n’est pas m^me de la caricature, quoique cela y ressemble d’abord. C’est quelque chose a c6te, un sous- genre qui apprete bien des supplices aux linguistes de I’avenir, une nouvelle langue d’argot specialement empruntee aux moeurs artistiques, et comme qui diraitdes balayures des ateliers de peinture et des cabinets lit- teraires. L’expression, recrutee dans le vaga- bondage des entretiens les plus intimes, s’y montre sous un deshabille dissolu, comme ces courtisanes qui hasardent tout dans leur demi-costume. C’esl la folie organisee en rhetorique et rencontrant, a travers ses ecarts, d’incroyables bonnes fortunes de pensee et de forme. Un mot cree sous le dix-neuvieme siecle, mais trop souvent detourne de sa vraie signification, — la blague, — pourrait servir a qualifier certains aspects de cet idiome, si difficile a baptiser; L’auleur de la Jeunesse du Temps a, un des premiers, popularisd I’ecole de la blague a une epoque oil la bourgeoisie reb?lle estimait qu’elle avail deja bien assez i faire avec le romantisine sur les bras. En meme temps qu'Ourliac, on remarquait dans fiDOUARD OURLIAC 299 ce sillon moqueur I’auteur des Jeune-France^ Theophile Gautier, et ces deux vaudevillistes qui out souvent approche de la com4die : MM. Duvert et Lauzanne. Le petit journal fit lereste;et aujourd’hui, quoique cette dcole bcltarde ne nous semble reunir aucune condi- dition de vitalite, partant de durde, ne Ten voiU pas moins installee et mSme fortifiee dans ses retranchernents. Elle oompte deja des succes; on pent considerer comme deux de ses types les plus distinctifs, et comme deux exemples de ce qu’elle a fourni de detestable et de superieur, la creation de Jerdme Paturol et la serie des Scenes de la BoMme, Tout ce que nous pourrions 4crire pour et centre la Wa- gue se trouve contenu dans ces deux ouvra- ges, si differents et si pareils; nous n’irons pas cherctier nos arguments ailleurs. Chez M. Reybaud, c’est la bourgeoisie qui se venge de la litterature; chez M, Murger, c’est la lit- t4rature qui se venge de la litterature elle- m^me. Le but est commun dans Tun et I’au- tre livre, les moyens sent semblables aussi; mais combien leur mise en oeuvre differe, et quelle enorme distance s4pare ce Paturot si lourd, si vulgaire, des Scenes de la Bob4me, si 300 LES RESSUSCITES vives, si folles et si brillantes dans leur im- morality ! Revenons au proverbe d’ETdouard Ourliac, pour en dire la conclusion. Ghasse par son pere, Josephin lui ecrit une lettre : « Je ne puis vivre eloigne de vous, mon pere; il ne me reste plus un liard. D’ailleurs, j*ai tout vu, tout use, tout approfondi. Je suis las de la terre oii Ton se crotte, des hommes a qui Ton doit de Targent, des libraires qui n’en donnent pas, des maitresses qui en demandent, des diners a dix-huit sous, des bottes perches et des portiers. Vous m’avez donne la vie, pere voluptueux et cruel, je vous la rends pour n'a- voir rien a vous. Je prends done la liberte de m’as- phyxier sous la tonnelle de votre jardin. Rejouissez- vous : a trois heures tres-precises votre polisson de fils aura cesse de vivre. » On va au jardin, ou on le trouve k demi renverse dans une posture vaporeuse. — Quelle tyte volcanique 1 s'ecrie le pere ; et il court apres un docteur, laissant Josephin en tyte-a-tete avec Canelia, sa cousine. « Canelia. — Pauvre cousin! Tiens, il est gentil comme cela; on dirait qu’il dort. Si je lui faisais res- pirer des sels? {Elle va chercher un flacon.) Josephin, apart, — Qu’il est doux de voir ainsi pla- ner au-dessusde soi un ange a la voix de femme, une blanche vision ! Au fait, cette enfant-la n'est pas s EDOUARD OURLIAC 301 laide qu’elle en a Tair ; dans mon ardeur de fair Tau- teur de mes jours, je ne Tavais pas remarquee. Et puis, je lui ai fait un certain effet, — je le crois bien I — un beau front pale, — de longs cheveux epars, — jeune poele mourant ! Ganelia, revenant. — Tenez, beau cousin, respirez. JosEPHiN, feignant Vegarement. — Euli! ehl ah!... la muse passe avec une etoile au front; elle pose ses pieds nus sur des nuages d’or... Ganelia! Ganelia. — II m’appelle? Oh! pauvre jeune homme ! JosEPHiN. — Ganelia! c’est toi quej’ai revee, c’est toi qui passes dans ma sombre nuit... Ganelia. — II pense a moi. Josephinl JosEPHiN. — Laisse tes beaux chevaux pleuvoir sur mon front ; laisse tomber un baiser sur ma levre, comme une rosee sur la fleur fletrie. Ganelia. — On ne pent rien refuser a un malade. Souffrez-vous encore, mon cousin I Josephin, — Au contraire, belle cousine; encore un baiser et j’irai a ravir. Ganelia. — Si mon oncle nous voyait... Finis- sez ! » Josephin ne flnit pas, et Toncle les voit ; il ne sait trop, cet oncle, shl doit se facher ou rire, mais sa bonte Temporte. De son c6te, Josephin prononce en ces termes son abdica- tion poetique : . < Josi^PHiN. — Je renonce a Satan, a ses pompes et a mes oeuvres. Je n'ai pas dine, je n'ai pas un sou, 302 LES iRESSUSCITfes j’ainie ma cousine, et je me fais drapier, marguillier, allumeur de reverberes, s’il vous plait. 0 figure sym- bolique de I’industrie, que tu es enchanteresse I 6 si- rene fallacieuse, qui nages dans lo vert-de-gris des gros sous, que tes charmes sont puissants sur un poete a jeun ! Le pfiRE. — Mes chers enfants, je vous unis ; allons nous livrer a la joie. JosEphin prend un bonnet de coton des mains de son pere et s’en couvre la tHe. — 0 sacre flambeau du genre, etouffe-toi sous I’eteignoir ! » Cette fin a ete imit4e tres-visiblement dans Je'rdme Paturot. Le mSme journal ayant publie Cesar Di- rotteau, un des chefs-d’oeuvre de Balzac, Edouard Ourliac eut riionneur d’ecrire pour ce roman une preface qui ne ressemble a au- cune preface connue. C’est de cet episode sans doute qu’il faut dater la liaison de ces deux hommes, qui ont plusieurs points de contact dans le talent, Lorsquq Balzac fut saisi tout a coup d’une fautaisie de collaboration, prin- cipalement en vue du theatre, il songea d’a- bord a Edouard Ourliac. Le deuxieme acte de Vautrin passe pour etre presque en entier de ce dernier Les occasions de se produire ne lui man- fiDOUARD OURMAC 303 querent plus ; il mit son nom dans la serie des Frangais peints par etix-m^mes, dans la nouvelle Caricature, dans la Presse, oil il imprima la Confession de Nazarille, oeuvre assez faible, selon moi, et qui cependant souleva les susceptibi- lit6s morales des abonnes. C’est qu’Ourliac etait alorsplus que jamais engage danslavoie da scepticisme. Un puissant effort sur lui- meme Ten tira subitement; un premier cri de douleur s’echappa de cette jeune poitrine : il fit le volume intitule Suzanne. On a dit — et c’est I’eloge desesp6re que tous les beaux romans arrachent k la critique — qu’il avait mis sa propre histoire dans Suzanne. Nous croyons plutot que c’est une maniere perfide de lui attribuer les traits souvent odieux dont il s’est servi pour peindre le per- sonnage de LaReynie. Il faut avouer qu’il eut ete ou bien maladroit ou bien cynique en ha- sardant de lui un tel portrait; son esprit de mortification, qui se developpa par la suite, n’allait pas encore jusque la. Accordons qu’il est singulierement entre pour quelques ins- tants dans la peau de son hc'ros, si nous pouvons nous servir de celte expression recente, mais n’allons pas plus loin; ce serait meconnaitre 30-t I. K S R lO S S U S C r T 10 s de la fagon la plus outrageuse les privileges de la composition litteraire. Quand on dit que l’abb6 Prevost s’est peint dans Desgrieux, George Sand dans Indiana, et Edouard Ourliac dans La Reynie, on se trompe; ne dites pas qu’ils se sont peints , dites . qu’ils se sent rSv6s. Suzanne donna la vraie mesure de son au- teur, dont elle devoila tout k coup une des facultes les plus inattendues : celle des larmes. Madame de Girardin, a propos des parades du Journal des Enfants, avait signale ce talent plein d’hilarite. Balzac, dans sa Revue pari- sienne (n° du 25 aodt 1840), annonga Suzanne et la Confession de Nazarille en ces termes : « Je m’occuperai de M. Ourliac dans ma prochain e lettre, parce que je connais de lui des frag- ments pleins de comique et recommandables par une certaine puissance de dialogue. » Le numero suivant de la Revue contient, en effet, le compte rendu de Suzanne; comme tout ce qui emane de la critique trop rare de Balzac, ce morceau est un modele d’appreciation phi- losophique et grammaticale; il y indique les points de ressemblance entre Suzanne et Ceci n'est pas un conte, de Diderot, tout en rendant ^IDOUARD OURLTAC justice a Tint^ret poignant qui domine dans Suzanne. « M. Ourliac, dit-il, a Tentente des delicatesses de la femme. Oa sera content d’avoir lu un volume oii Ton rencontre des scenes comme celles oii Suzanne ruinee, sans asile et sans pain, trouve de Targent pour apporter des fleurs, dans deux pots de porce- laine, a la Reynie qui les casse ; comme celle ou la Reynie, par un de ces eclairs de vigueur si frequents chez les meridionaux, vient souper chez la cantatrice sans invitation, insulte les convives, compromet Su- zanne, si chaste, si pure, et si belle jusque-la, et finit par devoir a cette lueur d’energie qui simule Tamour, la recompense refusee a I’amour vrai de M. d’Hau- bertchamp. Ges deux scenes, entre autres, annoncent un vrai talent. Elies ne sont pas dans Diderot. » Plus loin, M. de Balzac analyse le style d'Edouard Ourliac : « A part quelques emmelements dans le fil des idees, sa phrase est nette, vive, precise. M. Ourliac peut devenir un ecrivain ; mais il n’a pas encore etu- die le travail que demande la langue frangaise, et dont les secrets sont surtout dans Tadmirable prose de Charles Nodier. llentasseimparfait sur imparfait pendant trois ou quatre pages, ce qui fatigue et Foeil et I’oreilleet I’entendement ; quand il a trop de I’im- parfait il se sert du verbe au preterit. Il ne sait pas encore varier la forme de la phrase, il ignore les ci» selures patientes que veulent les phrases incidentes et la maniere de les grouper. Entre la force qui 30fi LES RESSUSCITfiS marche, a I’instar de Bossuet et de Corneillej par la seule puissance du verbe et du substantif, et le style ample, fleiiri, qui donnede la valeur aux adjectifs, il y a I’ecueil de la monotonie des temps du verbe. Get ecueil, M. Ourliac ne I’amSmepas soupfonne. Nean- moins, il y a en lui les rudiments d’un style particu- lier, sans ampleur, mais suffisant. » On voit que Balzac n’epargne pas la verity k I’auteur de Suzanne. G’est que Balzac I’estimait et le traitait, non pas en pere, non pas en ami, mais en confrere, c’est-a-dire presque d’egal k egal. Subissant I’effet de ces encouragements, Ourliac ne devait plus s’arr^ter dans sa trans- formation. Aux reminiscences religieuses qui devenaient de plus en plus fr^quentes en lui, se joignirent — on ne sait par quelle succes- sion d’idees — des aspirations legitimistes, qui se traduisirent par une etude de la Vendee et de sa chouannerie. Les buissons, qu’il inter- rogea avec une pieuse patience, lui raconterent des drames heroiques, de plaintives anecdotes. Mademoiselle de la Charnatje, ins^ree dans la Revue des Deux Mondes, est I’expression la plus complete de cette phase; et, vraisemblable- ment, s’il nous edt donne beaucoup de nou- velles comparables a celle-ci pour I’emotion et SlDOUARD OURLIAC so- la v4rite, ce n’est pas au second rang, mais bien au premier, que nous aurions aujourd’hui k placer Edouard Ourliac. Mademoiselle de la Charnatje donne a regretter que, trop peu con- fiant en ses forces, il n’ait pas accorde plus de developpements a ses recits; alors, nous au- rions eu mjeux qu’un romancier de chevalet. N’a-t-il pas voulu ou n’a t-il pas pu? Son am- bition 4tait-elle uniquement de se creer une place isolee dans un genre ou il avait I’espoir de devenir maitre? S’il en fut ainsi, on ne lui refusera pas d'avoir atteint en partie son but; car de son vivant il fut le plus habile ecrivain de nouvelles, a c6te de Gozlan, et c’est pour- quoi sans doute il ne crut pas devoir 6tre ingrat envers une specialite alaquelle il devait sa fortune litteraire, Cette pdriode, la plus decisive pour son ta- lent, et employee en outre aux reflexions les plus salutaires, aux retours les plus graves (il s’etait mis a la lecture de MM. de Bonald et de Maistre), peut 6tre regardeecommela plus heureuse de sa vie. Il gagnait son pain avec sa plume, il se sentait dans une excellente voie morale, il 4tait jeune. Bien qu’il n’edt pas trente ans, il se sentait ddja fatigu4 de la vie 30S LKS RESSUSCITES au jour le jour. On le conduisit dans la maison d’un chef de bureau au ministere de la guerre ; il pint; on le savait spirituel, on le maria. Ces choses se passaient en avril 1842. Edouard Ourliac vit s’accroitre son talent dans les deux ann6es qui suivirent son ma ■ riage. Tout en c4dant encore, par intervalles, aux sollicitations des directeurs de journaux qui lui demandaient, comme i M. Galland, quelques-uns de ces contes 14gers qu’il contait sibien, il accorda une part plus large k la veine de sensibilite qu’il s’etait ouverte. Brigitte et les Garmches, deux oeuvres etendues et dontnous parlerons plus tard, sont de cette 4poque. On doit attribuer ^ cette recrudescence de travail le rapide developpement d’une ma- ladie des bronches qui se manifesta chez Edouard Ourliac. Cette maladie inspira de graves inqui4tudes a ses amis. Le mal d’Edouard Ourliac empirait de jour en jour. Il chercha un refuge dans la pratique de la religion catholique; ce fut un nouveau sujet d’etonnement; illaissa s’etonner, et tous- sant, crachant, amaigri, pali, il prit le chemiii qui monte a la rue des Postes, chez les Peres Jesuites. La on le consola comme on put. Sur EDOUARD OURUAC 309 ces entrefaites, V Uniters lui fit des propositions de collaboration qu’il accepta. On le vit alors publiquement et courageusement brdler ce qu’il avait adore, et relever I’dtendard des doctrines du dix-septieme siecle. II ne faudrait pas croire cependant qu’une fois acquis au catholicisme militant, il abdiquat ce que nous appellerons les c6tds agressifs de son talent. Au contraire, il retira de cette volte-face une verve nouvelle, qu’il mit au service d’une guerre a outrance contre son ancien parti. Nous devons a la v4rite de declarer qu’il ne put s’y defendre d’une pointe de fanatisme; ses premieres adorations pour Boileau repa- rurent, plus exclusives que jamais. D’un autre c6te, il epousait ses nouvelles amities avec trop de similitude dans la fagon d’ecrire; il prenait la brutalite pour la vigueur. Heu- reusement pour lui, il ne continua pas la revue litt4raire et dramatique qu’il avait com- mencee dans VUnivers; il revint k ses nou- velles, qu’il inclina dorenavant dans le sens de sa conversion, sans rien leur faire perdre pour cela de leur essence incorrigiblement comique. Ce fut pour le coup qu’il « retourna I’ironie de Candide contre la philosophie de 3i0 LES RESSUSCITfeS Voltaire, » mot de Balzac, qui definit Ourliac. Poar mieux travailler, un matin, il fit un petit paquet et s'en alia habiter une maison- nette dans la Touraine. IladatedeUplusieurs lettres charmantes; quelques-unes d^entre elles traliissent d'involontaires retours vers la vie mondaine : « Je suis entoure de belles choses a qiiatre ou cinq lieues de distance. J’ai visite avant-hier le chateau d’Azay, sur Tlndre. La vallee d’Azay est celle du Lys dans la vallee. Les habitants sent furieux contre I’auteur qui a trouve ieurs femmes laides. C/est une belle chose que Paris, mais je n’en persiste pas moins a cfoire que nous ferions bien, sur le retour, de nous en venir par ici planter nos choux avec quatre ou cinq amis senses. La nourriture sauie, le bon vin, le repos, les jardins, le loisir ont bien leur merite. J a- jouterai cju'il y a ici certains vins qui valent le chain-’ pagne, > Cette lettre etait adressee a un ami mondain . En voici une autre de la meme epoque a un ami religieux; Tesprit en est le meme, il n'y a que le ton de change — et le vin de supprime. cc 0 mon cher amil que nous pourrions vivre dou- cement quelque jour en pareil eudroit et ensemble. 11 ne me manque qu’uii ami comme vous. C'est la pen- see de Dieu qui console ut detache de touL et nulle part elle ne peut etre plus presente. J’ai trouve quel- ^:douard ourliac 3ii q ues livres, de ceux que vous rCaimez giiere ; mais Us me servent. Je suis ramene aux pieds du bon Dieu par Jean* Jacques et le Vicaire Savoyard,., » Nous nous imaginons qu'a cet endroit Tami religieux a du legerement froncer le sourcil. Ourliac continue : « J’ai vu urie petite annonce des Contes, Sachez s| ielibraire est content ; mandez-moi aussi le peu que vous pourrez voir dans les journaux. J’attends sur- tout votre article... Je m’excuse de paraitre si apre a cette litterature. G’est mon gagri#-pain, et que sais- je encore toutes les bonnes raisons que pourrait me souffler la vanite de mon metier miserable et tant aime 1 II faut la mettre un peu en dehors, de peur qu’elle ne nous devore en dedans. Laissez-jnoi done etre un peu ridicule. Je ne le suis aux yeux de per- sonae autant qu’aux miens propres. Je ne me lasse point d’admirer ceci : on ecrit une misere qui n’est rien, qui ne vaut rien, on n'est pas content, on le dit, onle pense, mais Ton s’en inquiete, et Ton veut qu’elle soil approuvee, comme sile public etait oblige d'etre plus sot que vous. J’ai beau gratter la plaie, je doute qu'on la guerisse... » C'est bien dit, e’est simple, e’est touchant. II parlait de ses Contes du Bocage, qui venaient alors de paraitre. Ge livre forga en quelque sorte le succes par les sentiments eleves qui j dominent. II le fit suivre de JSoiivelles diverses ; mais ce recueil qui, par sa forme enjouee, s^a- 312 LES RESSUSCITilS dressait plus directement k la foule, n’y arriva cependant point. Personne n’en parla dans la presse ; il prit son parti de cette petite ven- geance et s’arrangea pour que son existence litteraire n’en soulfrit pas trop. Malgre ses douleurs de toute espece, malgre la mort de sa mere, sa meilleure amie et la confidente de tous ses chagrins, — bon coeur de femme du peuple, esprit clairvoyant et droit, — il re- doubla d’activite et fournit de toutes mains aux journaux. Il fut hero'ique ^ce moment-la, et Ton a pu dire de lui avec justesse : « Il tra- vaillait avec ardeur, plus encore pour se dis- traire que pour subvenir aux necessites assez lourdes de sa vie ; plus encore pour se plaindre que pour se distraire; plus encore pour pro- duire et pour ob^ir a I’impetueux instinct de sa vocation, que pour se plaindre. » Les m^decins ne savaient trop oul’envoyer. De Tours il alia au Mans; toute ville lui conve- nait, pourvu que ce ne fht pas Paris. Au fait, Tauteur de Nazarille devait aller au Mans, la ville de Ragotin, de la Rancune, de mademoi- selle de I’Etoile, de tous ces types, amis et pa- rents des siens. Mais qu’il etait loin du Roman comique k I’lieure oh nous parlous ! fiDOUARD OURLIAC 315 t Me voila etabli, couune un vieux de province, dans un grand fauleuil, derrlere un carreau tran- quille. Je bois trois pintes de laii par jour; j’habite une rue ou il n’est passe depuis ce matin qu’un homme en paletot bleu, qui sernblait s’etre trompe de route. Je demeure chez unprofesseur de I’Universite, M. P., qui professe la quatrieme au college; mais nous nous sommes montre nos chapelels, et, le soir, j’en- tendais les petits enfants qui recitaient en cadence : Mn, mn, mn. Ora pro nobis ; mn, mn, mn, Ora pro nobis, etc.; je me suis endormi la-dessus. » Toute cette lettre est des plus singulieres, elle peint a la fois I’etat de son 4me et I’etat de son esprit; il y parle d’epreuves a ren- voyer & M. Hetzel et a la Revue de Paris; il a din6 avec I’ev^que, un aimable et admirable homme, dit-il, qui I’a constamment appele d’Ourillac ou d’Houriaque. Puis, le vieux ca- ractere reprend le dessus, et void les farces qui arrivent : il annonce qu’on va eclairer la campagne aux bougies, speciality du Mans. Et finalement : « En somme , je ne vais pas mieux; je ne souffre point, ma poitrine est bonne, nulle oppression; mais je tousse, je crache, je suis faible; rien n’y fait. » Une autre fois (on comprendra que nous le laissions raconter lui-mSme ses aiinees d’a- 18 314 LES RESSUSCIT^JS dieu) il ecrivait a M. Louis Veuillot, toujours de la yille du Mans : « Je voudrais pouvoir vous dire que je vais mieux, je Youdrais le croire, je le dis souvent ; mais je vou- drais que ce mieux Unit, car il m’assomme; mes cra- chement et mes enrouements ne me laclient pas. Dix paroles detraquent mon appareil... Savez-vous que je suis tout voisin des Visitandines ? Ges bonnes soeurs m’ont accable de prevenances et de confitures. Elies ont un strop pectoral infaillible qu’on finira par me faire prendre, (juoique je ne croie a aucun sirop, a aucune eau, a aucuiie tisane, mais seulement au bon regime et ala grace de Dieu... Que vous dirai-je en- core de ce benoit pays? que j*y P^*ends la mesure d’une retraite, sinon d’une biere. » De ville en ville, il se traina de la sorte jus- qu’en Italie; il passa Thiver de 1846 a Pise, mais il etait condamne, il le savait, et il s’en revint. Dans les rues de Paris, on vit alors passer Tombre d’Edouard Ourliac : un corps fievreux, une voix eteinte. Quoique marie, il ne vivait plus qu'avec son pere, un vieillard de soixante-dix ans; pour le faire vivre, il accepta une petite place dans les bureaux de la marine, car il commengait a manquer de force pour le metier litteraire. Il s’etait li- mite k deux feuilletons par mois. Miseri- ftDOUARD OURLIAC »15 corde 1 nous avons k peine le courage de continuer. Dans ce bureau de la marine, fidouard Ourliac restait quelquefois des heures entieres sans pouvoir lever le bras. II employa sa derniere 4nergie k reconci- lier son pere avec Dieu; grdce a ses exhor- tations, le vieillard, quelques jours avant sa mort, fit sa premiere communion. Alors , degage de tous devoirs envers les autres hommes, Ourliac alia demander un refuge ^ la maison des freres de Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet, ou il expira saintement le 31 juillet 1848. Chacune des phases de la vie d’Edouard Ourliac a son reflet dans sa litterature. En cela, il possede un merite de sincerity qui fait sa force principals. Nous ne reviendrons paS sur ses diverses aptitudes : nous les avons indiquees, sinon appreciees, a leur moment et dans leurs manifestations les plus impor- tantes ; nous preferons aller tout de suite et tout droit vers le point oh parait se determi- ner sa superiorite reelle. Ce point, c’est I’d- tude de la vie intime en province. L4, ce 310 I,ES RESSUSCrrfeS qu’oa a pu quelquefois reprocher d’6troit k son esprit s’ajuste et demeure harmonieuse- ment encadr6. II a le caquet du faubourg, la connaissance des petites choses bourgeoises, la malice du clerc, et mieux qu’ailleurs cette espece de comique qui s'attache a des per- sonnes veritablement k plaindre, ou qui res- sort d’evenements f^cheux. Dans cette serie, les Garnaches tiennent, a notre avis, la place d’honneur; le h^ros est ce m^me Nazarille, dans lequel Edouard Ourliac nous semble s’Stre personnifie bien plus visiblement que dans La Reynie. II y a 1^ des figures allon- gees, d’antiques maisons, de grandes armoi- res, des parties de campagne, des serenades, qui sont d^crites d’une souveraine fagon. Bri- gitte, avec plus de sensibilite et de vraie mo- rale, appartient au m§me systeme; mais le relief est moins puissant et le debut a de la lenteur, Dans le volume des Nouvelles diverses, nous signalerons I’lngdnieux ThibauU , chef- d’oeuvre de cinquante pages. On nous accuserait d’injustice si nous al- lions oublier, entre tant de productions, la Physiologic de I’ecolier, le plus petit de ses li- vres et le plus grand de ses succ^s peut-^tre, ISDOUARD OURI,IAC ;il7 du moins le plus' unanime^ Nous sommes convaincu qu’un libraire ne perdrait ni sa peine ni son argent a le reimprimer. Nous croyons 4galement qu’il y aurait les elements d’un succes en rassemblant les Episodes de l’odyss4e de Nazarille, 6parpill4e dans la Re- vue de Paris et dans I’ Artiste. Ce Nazarille ne marche jamais sans un acolyte fort amusant aussi, lui, nommd Pelloquin. C’est encore un des traits caracteristiques d’Edouard Ourliac que cette preoccupation du grotesque dans les noms; de li les personnages de Lafrim- bolle, de Paillenloeil, de Groquoie, de Parpi- gnolle, de Lafleche, de Montgazon, de Le- dr61e, etc., etc. Une des aventures de Nazarille a pour titre le Souverain de Kazakaba] elle fut, lors de son apparition, I’objet de criti- ques assez dures, car elle agitait ^ la fois 1, C’etait la mode des physiologies, en 1841. Nous relevons sur le Journal de Vimprimerie et de la librairie, a cette date, les physiologies : — du Rat d’eglise, du Predestine, du Franc- Macon, du Chicard, du Pretre, du Seducteur, du Macaire des Macaires, du Bas-Bleu, du Troupier, du Depute, du Debar- deur, de la Femme la plus malheureuse du monde, du Poete, du Chasseur, du Bourgeois, du Provincial, du Celibataire, de la Grisette, etc.; — du Gant, du Parapluie, de T Argent, du Soleil, du Parterre, du Jour de Tan. du Recensement', des Champs Elysees, etc. — O folie ! 318 LES RESSUSCIT^IS des questions philosophiques, politiques et religieuses. On y voit Nazarille debarquant sur une terre sauvage, et proclame roi par les naturels sous le nom de Las-Sou-Po« Chou. Des paralleles entre Fetat de nature et Textreme civilisation decoulent de ce theme, joyeusement aborde. Les reclamations furent telles que, dans la derniere livraison du Sou- verain de Kazakaha, Edouard Ourliac se crut oblige d’ouvrir une parenthese au milieu de son recit : « Je vous entends, baudets soucieux. — Quoi! c’est lui qui ecritcela? peccaire! II a tant d’esprit d’ordi- naire. Gombien c’est regrettable, j’en suis tout con- triste; hi ban ! hi haul Encore un coup, merci ! Maisquoi ! mesfreres, quanddes milliers de faquins inondent la France de leurs inepties; quand les co- chers ivres ne daignent plus charbonner les murs puisqu’ils ont sous la main le papier des gazettes; qnand nous voyons en plein soleil les tresors de ge- nie, d’esprit et d’invention que I’affreux despotisme tenait jadis sous clef; quand la sottise hurnaine a rompu SOS ecluses et deborde majestueusement sur le monde, je nepourrai point, moi chetif, vider en un coin mon petit pot noirl Votre egout, dites-moi, en sentira-t-il plus mauvais ? etc., etc. » Quoi quhl en soit, nous sommes force de convenir que le Souveraiii de Kazakaba iFest pas fiDOUARD OURLIAC 319 une des oeuvres d’Ourliac qui nous plaisent le plus ; le pastiche y deborde a toutes les pages : pastiches de Cervantes, pastiche de Swift et de Foe ; la gouaillerie y est pouss4e jusqu’a une gaminerie souvent intolerable. Le Collier de sequins est une de ses bonnes histoires; il y a encore un peu de La Reynie dans son personnage de Loisel, jeune homme fantasque et pauvre, issu d’une honnete fa- mille du Roussillon, spirituel, mais facile ^ entrainer, sans exactitude, reveur, et ne s’ob- stinant qu’a des riens. Loisel fait le diable a quatre pour offrir a celle qu’il aime un collier de sequins, tel qu’elle en a vu un sur les epaules d’une demoiselle du monde; et, k bout de moyens, il finit par le voler. Nous sommes plus severe que M. de Bal- zac, lorsqu’il affirme que la prose d’Ourliac est suffisante. Nous la trouvons, nous, ne- gligee a I’exces, ne tenant aucun compte des repetitions de mots; et cela nous etonne d’au- tant plus, qu’il ne laissait passer aucune ac- casion d’afticher ses sympathies pour les lit- terateurs du dix septieme siecle, pour Racine, pour La Bruyero, pour Fenelon. Ge n’etait pas cependant do la sorte qu’ecrivaient ces JjES RESSUSCITi;s maitres du style frangais : la correction, le scrupule et le perp^tuel souci de I’eloquence, voili ce qui frappe d’abord dans leurs ou- vrages; d’ou vient que cela n’a pas frapp4 fidouard Ourliac? Nous savons bien que, par son affectation de siraplicite, il a voulu rea- gir centre les adorateurs exclusifs de la forme; mais, k son tour, il a et4 excessif, comme la plupart des reactionnaires, et il a franchi I’espace qui separe la simplicity de Tinsouciance absolue. Quelquefois il est r4el- lement trop bonhomme dans son style ; passe encore quand il place un recit dans la bou- che d’une personne du peuple; mais quand c’est lui-m^me qui raconte, il perd beaucoup de cette autorite que doit toujours garder un narrateur. Telle est pourtant la force du fait et du sentiment, que ses nouvelles, bien que depourvues de cette fleur de litterature qui est depuis plusieurs siecles notre genre de sup^riorite, se lisent avec un interet sou- tenu. Sous ce rapport, il serait possible de le con- sid^rer comme le precurseur de Tecole de la ryalite, qui cherche a s’imposer depuis quel- que temps. A I’instar des ycrivains realistes, EDOUARD OURLIAC 321 Ourliac r4duit la description aux proportions les plus strictes et les plus na'ives; il sup- prime presque le portrait ou il renchdsse au milieu d'un incident, et ce lui est affaire d'une ligne ou deux. Ce n’est que dans le pastiche que son style acquiert de la prestesse et de la lumiere; prenons pour modele le debut diAurore et Point-du-Joury legende de corps-de-‘garde : « Le regiment du roi etait alors en garnison k Nancy, en Lorraine, la plus jolie ville de France, ali- gneecomme un bataillon sous les armes, de bon se- jour et agreable au soldat, sinon que le vin y est un peu cher. Et, de m6me que les grenadiers de ce regiment I’emportaient sur toute Tarmee, le plus fler, le plus beau, le plus glorieux de ces grenadiers etait Desoeillets, dit VAurore, grand garden du Lan- guedoc, tenant bien du cru, hardi comme un page, brave comme un sabre, menteur comme un arra- cheur de dents, bel esprit, dansant bien, jouant du fifre, prevot d’armes, tirant Tespadon, la pointe, la contre-pointe, faisant des contes a tenir un corps-de- garde eveille toute la nuit, et en etat de chanter chansons, marches, romances et complaintes d'ici a demain, sans chanter la meme. » Nous ne croyons pas quhl soit possible de tirer un enseignement quelconque de Lexis- tence et de Loeuvre d'Edouard Ourliac. Oii le 32S LES RESSUS(MTfiS malheur passe, si preeooe et si brutal, Tana- lyse perd la moitie de ses droits. On ne com- mence guere a savoir vivre et savoir pen>« ser qu’a I’age oil il est mort. La morale et la critique seraient done mal venues k s’armer de rigueurs elevees vis-ii-vis de lui. Quelle logique demander a une carri^re sitdt bri- s4e? Fallait-il voir dans les amertumes et dans les souffrances de ses derniers jours Texpiation d’une jeunesse qui avait 4veill4 autour d’elle tant d’eclats de rire? nous ne le croyons pas. Fallait-il rattacher au char- mant et delicat faisceau de ses nouvelles un corps de doctrines antiphilosophiques, et eri- ger en systeme ce qui ne fut chez lui que boutade passagere? ce n'en etait guere la peine. Son aimable frivolite sur ce terrain nous a souvent rendu la t&che facile , et nous a permis d’eviter ces hautes et graves questions pour lesquelles nous ne nous sen- tons nous-m§me ni assez mdr ni assez pre- pare. Le seul but que nous nous sommes pro- pose en commengant, et que nous nous esti- timerions lieureux d’ avoir atteint , e’est de ramener un instant 1’ attention du public fiDOUARD OURLIAC 323 vers les oeuvres d'un jeune homme k qui sa trop courte existence n’a permis d’ avoir que du talent, du bon sens, de la passion et de I'esprit. i*v. .:0, \^;-i TABLE Pages M. DE JOUY ' 1 CHATEAUBRIAND H MADAME REGAMIER ♦ 89 GUIZOT 113 JULES JANIN 145 FREDERIC SOULIE 161 HENRY MURGER 171 GERARD DE NERVAL 185 LASSAILLY 227 JEAN JOURNET 263 feDOUARD OURLIAC 273 Imprimerie P, Bardin, a Saint-Germaiu OVER -.'YSTEM <5 TInwebsitv of 'LUNOB-U^ 3 0665961 ^