"'■»• ^£^v ^'% ^ * -T* ^'h u> V. I Digitized by tine Internet Arciiive in 2010 witii funding from University of Illinois Urbana-Champaign http://www.archive.org/details/levaisseaufantom01marr IE VAISSEAU FANTOIIE. LE VAISSEAli FAMOIIE le Capttaiue illarrgat, TRADUIT DE L ANGLAIS A.-J.-B. DEFAUCONPRET, TKADCCTllB DES OEL'VRES D£ SIR WAITER SCOTT , COOFEE, til Tome I. MELINE, CANS ET COMPAGNIE. I.IBRAIRIF, l«rBI>EBIE ET FO^nERIK. 1839 ?:^B M34^ Vers le milieu du dix-septieme siecle , dans un des faubourgs de la petite ville de Terneuse, situee sur la rive droite de I'Escaut, et presque en face de Tiledc Walcheren, se trouvait un grouped'hum- bles chaumieres, en avant desquelles il y en avail une qui n'etait ni plus grande ni plus elevee que les aulres, mais qui s'en faisait distinguer par sa proprete. Elle elail batie d'apres le goiit dominant a cctle epoque. La facade avail ele peinte, quelques annees auparavanl, en orange fonce , les croisees et les volels en vert. A environ trois pieds de terre, Lc VAissEii; ?A:«TOur.. t. i. 1 183584 2 IE VAISSEAU FANTOME. la surlace du mur elait couvcrte de tuiles bleues et blanches, placees alUriialiveincDt. Cdlc maison clait au milieu d'un pelil jardin d'environ deux verges de terre, horde par uiie haie de troenc, et entoure d'un fosse plein d'cau, assez large pour qu'on ne put le sauler aiscnu'ul. Sur la partie de ce fosse qui faisait face a la maison , etait un pont elroit, garni d'une rampe en fer. Mais les couleurs, jadis brillanles, dont les murailles avaient etc de- corees, elaient alors ternies; des symptomes de de- gradations se niontraient dans plusieurs parties du batiment , notamment aux jambages des portes, aux appuis des croisees , et a tout ce qui etait en bois; plusieurs tuiles bleues et blanches s'etaient delachees, et n'avaicntpas ilc remises en place; en unniot, il etait evident qu'aulant on avait pris soin autrefois d'embellir ce petit edifice, autantoa Tavait neglige depuis plusieurs annees. I/intcrieur de cctlc habitation, tant au rez-de- chaussee qu'a I'ctage superieur, se divisaiten qua- trc chambres, deux grandes sur Ic devanl, et deux pelites sur le derriere. Crlles que nous appelons grandes, ne pouvaicnt avoir droit a ccttc epilhete que par comparaison aux autres, car elles n'avaient guere plus de douze pieds carres. Les chambres a coucher elaient, suivant la coutume, au premier elagc. Au rez-de-chaussec les deux petilcs cham- bres servaicnt de blanchisserie vl de garde- ineuble. Une des deux grandes etait la cuisine. On y voyait LE VAISSEAU FAMOME. O iin grand buffVt siirmoiile d'un dressoir, sur lequel elaient ranges tons les ustensiles de cuisine, d'e- tain et de cuivre, qui brillaient comme s'ils eussent ele d'or ou d'argent. Une forte table en bois blanc, deux chaises de bois. et un petit sofa qu'on y avail descendud'une des chambres a coucher, formaient lout le reste du mobilier. Le plancher etait si pro- pre et si blanc, qu'on aurail pu y placer lout ce qu'on aurail voulu sans crainte de le salir. La se- conde avail autrefois servi de salle a nnanger, mais on ne pouvail dire ce qui s'y trouvait , car depuis pres de dix-sept ans la porle en avail ele hermcti- (juement fermee, el personne , aucun menrie des habitants de celte chaumiere, n'y elait enlre depuis ce lemps. A rinslant ou nous faisons I'inspeclion de celte demeure, il se trouvait deux personnes dans la cuisine. L'une elail une femme qui pouvail avoir de trente-cinq a trente-six ans , mais donl le corps elail use par le chagrin et les souffrances. 11 elait evident qu'elle avail du etre Ires-belle autrefois. Elle avail encore les traits rcguliers, un front noble, de grands yeux noirs ; mais sa peau blanche et presque Iransparente ne couvrail que des os ; des rides premalurees s'claienl creusees sur son front, el ses yeux brillaient quelquefois de cet eclal qu'on remarque dans ceux des individus frappes d'alie- nation d'espril. Elle semblail renfermer dans son sein une cause de detresse profonde et irremedia- 4 LE VAISSEAD FANTOME. hie, loujours presenle a son esprit. Son coeur etait charge d'un poids dorit la mort seule pouvail la delivrer. Elle portait Ja coifTe de veuve, usilee a celte epoquc; el quoique ses vetemenls fussent de la plus grande proprete, ils etaient fanes et uses, et Ton voyait qu'elle les avail portes bien longtemps. Elle elait a demi couchee sur le petit sofa dont nous venons de parler , el qui avail sans doute ete des- cendu pour qu'elle piit s'y asseoir plus commode- ment dans I'elat on elle se trouv^il. Sur la table de bois blanc placee au milieu de la chambre, etait assis un jcune homme a cheveux blonds , a joues fleuries et vermeilles , paraissarit avoir de dix-neuf a viogt ans. Ses beaux traits an- noncaient la hardiesse; ses membres bien propor- lionnes, la vigueur; ses yeux vifs, le courage et la delerminaliori. Quiconque Taurait vu en ce moment, agitant les jambeset sifflant un air, lui aurait ne- cessairement suppose un caractere entreprenant et intrepide. — rs'allez pas sur mer, Philippe! — promeltez- moi cela , mon cher fils ! dit la femme en joignant les mains. — Kl pourquoi , ma mere? A quoi bon rester ici pour niourir de faim? il faut que je fasse quelque chose, et que je ga^e de i'argent pour vous el pour moi. Ai-je autre chose a faire? Mon oncle Van Brennen m'offre de me prendre sur son navirc et de me donrier de bons gages, line fois a bord , je LE VAISSEAC FA:VTOnE. O n'aurai besoin de rien, el mes gages suffiront a vos besoins. — Ecoulez-moi. Philippe ; je mourrai si vous me quitlez. N'eles-vous pas tout ce qui me reste au monde? Si vous m'airaez, et je sais que vous m'ai- mez, Philippe, ne me quittez done pas; raais sur- lout n'allez pas sur mcr. je vous en conjure. Philippe ne repondit rien. II se remit a siffler , pendant que sa mere pleurait , et il dit apres quel- ques secondes : — Est-ce'parce que mon pere a peri sur mer, que vous me faites cctte demande avec tanl d'instances, ma mere? — Non, non! — Pliit au ciel... — Piut au ciel quoi , ma mere ? — Rien, — rien! — mon Dieu, soyez miseri- cordieux ! Et , se laissant glisser a bas du sofa , elle se mil a genoux en sy appuyant, et passa plusieurs minutes en fervente priere. Quand elle se releva pour s'asseoir , son visage avail un aspect plus se- rein. — Ecoutez-moi, ma mere, lui dit alors Philippe, qui, pendant lout ce temps, avail garde le silence, et etait resle plonge dans ses reflexions; vous me demandez de ne pas aller en mer, et de resler ici a mourirde faini avec vous ; — cela est un peu dur. A present j'ai queique chose a vous dire. — Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu ouverle la porte de la chambre qui est a cote de cclle-ri; et jamais 1. O LE VAISSEAU FA>ITOME. vous n'avez voiilii me dire pourquoi elle est lou- jours ferriiL'C. CepcnfJanl vous in'avcz (lit une fois, dans un moment ou nous etions sans pain , et ou nous ne pouvions esp( rer le prompt relour de mon oncle... — Je vous ai dit... Que vous ai-je dit, Philippe? isile aussi. s'ecria Philippe avec emporlemenl. — Mais parlons sur-lc-champ ; pendant que nous som- roes a discuter, ma mere peul mourir. 8 LE VAISSEAL' FAMOME. — Mais je ne puis y allcr sur-le-champ , myn- heer Philippe; je me souviens qu'il faut que j'aille voir la fille du bourgmeslre dc Terneuse. — Ecoutez-moi, mynheer Pools, s'ecria Philippe, pourprede colere, je vous laisse le maitre de choisir. Voulez-vous me suivre paisiblement, ou faul-il que je vous emmene de force? — Vous ne plaisanlcrez pas avee moi. Mynheer Pools commenca a etre inquiet, car le caractere determine de Philippe etait bien Gonnu. — Je viendrai aussit6t qu'il me sera possible . mynheer Philippe. — Vous viendrez a Pinslant ! s'ecria Philippe , le saisissant au collet et Pentrainant hors de sa mai- son. — Au meurtre ! au meurtre! cria Pools, qui . etant de tres-petile laille , n'avait pu se soulenir sur ses jambes, tandis que Philippe le trainait. Philippe s'arreta , car il vit que Pools avail le cou lellement serre qu'il perdail la respiration. — Eh bien, voulez-vous marcher? Je vous pre- viens que je vous emmenerai mort ou vif. — Eh bien , mynheer Philippe , eh bien , je vais vous suivre. — Mais je vous ferai mellrc en prison cclte nuit, mynheer Philippe; comptez-y bien; el quant a votr<; mere, je ne... non, je ne la guerirai pas. — Kcoulcz-moi bien, mvnhoer Pools: aussi siir LE VAISSEXC FA?«TOME. 9 qu'il y a un Dieu dans le ciel , je vous elrangleni , si vous ne me suivez pas a I'instant; et quand vous sercz a la maison , si vous ne faites pas tout ce qui sera en votrepouvoir pour lui sauver la vie , je vous assommerai. — Vous devez savoir que je liens tou- jours ma parole, airisi done suivez-moi sans mar- chander davantage. — Vous serez paye, et bien paye , quand je devrais vendre Thabit que j'ai sur le dos. Cette dcrniere phrase fit peut-etre plus d'impres- sion sur Tcsprit du petit docteur que toutes les me- naces de Philippe. 11 occupait une maison isolee, el, jusqu'a une portee de fusil de celle de Philippe, il n'avait aucun secours a attendre. Mynheer Pools se determina done a le suivre, d'abord parce que Phi- lippe lui avail promis de le payer , et ensuile parce qu'il ne pouvait mieux faire. Ce point etanl regie. Pools fit toule la hate pos- sible pour gagner la maison de Philippe. En y arri- vanl, ils trouverent la malheureuse femnie entre les bras de deux voisines qui lui baignaient les tempes avec du vinaigre. Elle avail recouvre connaissance, mais elle ne pouvait parler. Pools la fit metlre au lit, lui fit prendre quelques acides , et retourna chez lui avec Philippe pour envoyer a la raalade les remedes convenables. — Failes prendre sur-le-champ cette potion a voire mere, myidieer Philippe, dit Pools en lui re- metlanl une fiole. Je vais allcr voir la fille du bourg- 10 l.E VVISSEAU FA1VT031E. nieslre , et dans deux heures jc ferai une seconde visile a voire mere. — N'y manquez pas ! dil Philippe d'un ton niena- canl. — Non , non , mynheer Philippe; vous m'avez promis de me payer, elje sais que vous lenez tou- jours voire parole. Dans deux heures , je serai pres de voire mere ; mais lialcz-vous de lui faire prendre sa polion. Philippe relourna chez sa mere en courant ; il lui admiiiislra la polion , el au boul d'une demi-heure elle fut en clat de prononccr quelqucs mols a voix basse, et Themorragie avail enlierement cesse. Quand le petil docleur arriva, il inlerrogea la ma- lade, lui lata le pouls, el descendil ensuite dans la cuisine avee Philippe. — Mynheer Philippe , lui dit-il, par Allah, j'ai fait loutce que j'ai pu. II faut a present laisser agir la nature; mais j'ai peu d'espoir que voire mere se leve jamais de son lit. Elle pent vivre un jour, — peut-etre deux, mais pas davantage. — Ce n'estpas ma faule, mynheer Philippe. — Non. (.'est la volonle du ciel, repondit le jeune hoinrne en soupirant. — Et vous me payerez, mynheer Vanderdecken? — Oui! s'ecria Philippe d'une voix de tonnerre. — Reviendrai-je demain, myrjhccr Philippe? vous savez qu'il vous en coulera un guilder de plus; eta quoi bon perdre, vous voire argent, et nioi mon temps? LE VAISSEAl FA? 22 LE VAISSEAU FAISTOME. rendroit ou die sc trouve est um mystere que je iie puis decouvrir. — Ta mere n'existe plus, dis-lu , mon fils? Et elle est morle sans reccvoir les sccours de notre sainte Eglise ! Pourquoi ne m'as-lu pas envoye cher- cher? — Elle est morte subitement, mon bon perc, sans que je m'y altcndisse, dans mes bras, il n'y a guere que deux heures. Je regrette que vous ne fussiez pas pres d'elle, mais je ne crains rien pour son ame. Le prelre ouvrit les rideaux du lit, jeta de I'eau bcnite sur Ic corps de la delunte, et passa quelques minutes a faire des prieres a voix basse. — Mais pourquoi te vois-je ainsi occupe? dit-il ensuite en se tournant vers Philippe. La morl d'une mere doit faire couler les larmes d'un fils, et lui in- spirer des prieres pour le repos de son ame. Cepen- dant les yeux sont sees, et tu es occupe d'une re- cherche frivole. — Ccia n'est pas bien, Philippe. — Quelle est done cctte clef que tu cherches ainsi? — Mon pere, je n'ai pas le temps de pleurer, ni de me lamenter. — J'ai bien des choses a faire, — j'ai a penser a beaucoup d'autres. — Vous savez si j'ai- inais ma mere ! — Mais cette clef, Philippe ? — C'est celle d'une chambre qui n'a pas ete ou- vorte dcpuis dix-sept ans, — qu'il (aut que j'ouvre, — que j'ouvrirai, — oui,quand meme... LE VAISSEAi: FAISTOME. 25 — Quand meme quoi, mon fils? — J'allais dire ce dont je me serais repenti, mon pere. Le fait est qu'il faut que j'enlre dans celte chambre. — Je savais depuis longtemps que la porle de cetle chambre etait toujours fermee, et que ta mere lie voulait pas en dire la raison. Je la lui ai deman- dee, car je voyais qu'elie avait un poids cnorme sur i'esprit, etje desirais chercher a I'alleger; mais elle n'a jamais voulu repondre a mes questions, et comme je voyais qu'elles lui claient pcnibles, j'ai ccsse de lui en faire. — T'a-t-elleconfie ce secret avant de mourir, mon fils? — Oui, mon pere. — Et ne crois-tu pas devoir m'en faire part? N'as-tu besoin ni de conseils ni d'assistance ? — Je vous le confierais bien volonliers, mon pere , car je sais que ce n'est pas la curiosite qui vous porte a me faire cette demande , et j'aurais grand besoin de vos avis; mais je ne sais pas en- core si je dois regarder ce que m'a dit ma mere corame une realite , ou comme une illusion creee parson imagination. Si je reconnais qu'elie ne m'a dit que la verite, je partagerai volontiers ce I'ardeau avec vous , et vous n'aurez pas a m'en remercier. Mais en ce moment je ne le puis ni ne le dois. II faul d'abord que j'enlre dans cette chambre mysle- rieuse. — Mais ne crains-tu rien? 24 LE VAISSEAU FANTOME. — Noil, mon pcre. J'ai un devoir a acconiplir, — un devoir terrible, j'en conviens... Mais ne m'en dcmandez pas davaiilage. car jc sens qu'en voulant sorider ma blessure, vous pourricz me laire perdre la raison. — Je ne te presserai pas davantage, Philippe. Un lemps viendra peul-etre ou je pourrai I'elrc ulile. Adieu , mon fils. — Mais inlerromps un travail pour lequel le moment n'est pas convenable. Je vais en- voyer ici les voisines pour rendre les derniers de- voirs a ta mere , dont j'espere que Tame est a pre- sent presde Dieu.Il regarda Philippe en se retirant, elvit que ses pensees elaientoccupees d'aulre chose. II semblait plonge dans un etatde stupefaction men- tale, et le bon prelre secoua la tetc en se dclournant. 11 a raison, pensa Philippe quand il se trouva seul ; et, replacant les liroirs dans la petite armoire, il en ferma les portes. II monla cnsuite dans sa chambre, se jela sur un lit tout habille, et s'en- dormit dun sommeil semblable a celui que peut gotiter rhomme qui s'endort en sachant qu'il ne s'eveillera que pour mooter sur Techalaud. Pendant ce temps, les voisines elaient arrivees, et elles avaient tout prepare pour renlerrement de la veuve. Vers midi, n)}nheer Poots arriva. II avail appris la mort de la veuve, mais ayanl une heure a sa disposition, il avaitpense qu'il lerail bien d'avoir 1 air de Tignorer, atln de se lairc payer une visile de plus. 11 entra d'abord dans la chambre de la de- 1,E VAlSSE\r FANTOME. 25 funte, et passa ensuite dans celle dc Philippe, qu'il eveilla on Ic tirant par Tepaule. — Eh bicn , mynheer Vanderdecken, lui dit-il , tout est fini. Je vous avais bien dit qu'il etait inutile queje revinsseaujourd'hui, niais vous Tavezvouiu. Souvenez-vous que c'est une visile de plus que vous me devez, ce qui fait au total trois guilders et demi en y comprenant la potion, — pourvu que vous me rendiez la fiole. — Vous aurez vos trois guilders et demi et votre fiole, monsieur Foots. — Sans doute, sans doute; je saisque vousavez dessein de me payer , quand vous le pourrez; mais il peut se passer biendu temps avant que vous trou- viez a vendre celte maison. Or, jc n'aime pas a pres- ser ceux qui me doivent de I'argent, et je vais vous proposer un moyen de vous acquitler facilement envers moi. — J'ai vu au cou de votre mere une babiole qui n'a aucune valeur que pour un bon ca- Iholique. Pour vous aider dans votre embarras, je consens a la prendre pour ce que vous me devez, et nous serons quittes. Philippe Tecoula traiiquillement ; il savait que Pools parlait du reiiquaire (jue sa mere portait au cou, — sur lequel son pere avail fait son fatal ser- ment. — 11 ne I'aurait pas donne pour des millions de guilders. — Je ne puis accepter voire offre , monsieur Pools, repondit Philippe, je vous paycrai ce qui vous T. I. 3 26 LE VAISSEAL FANTOME. esl dii; niaintenant , je vous prie tie vous retirer. Or, mynheer Pools savait fort bien que Tor qui enchassait la rclique valait bcaucoup plus que ce <|ui lui elait du; il savail aussi qu'une pareille reli- que ctait rcgardce comme tres-prccieuse, et qu'il en trouvcrait une somnic considerable. II Tavait vue au cou de la rnorle en entrant dans sa chainbre; cettc vue I'avait lenle, il I'avait prise et I'avait ca- chee dans son sein. 11 lui repondit done : — Je vous fais une oflfre tres-avantageuse, myn- heer Philippe , el vous feriez bien de Taccepler. A quoi vous servira une pareille babiole? — Je vous (lis que vous ne I'aurez pas ! s'ecria Philippe avec colere. — Eh bien, mynheer Vanderdecken, laissez-la en ma possession jusqu'a ce que je sois paye; c'est jus- tice ; quand vous m'apporlerez trois guilders el demi el la Gole, je vous la rendrai. — Non , non , cent fois non ! s'ecria Philippe in- digne; et saisissanl le petit docteur par le collet, il le mit a la porte de sa chanibre en ajoulant : Partez promplemenl, ou sinon... Le docleur descendit I'escalier si rapidemenl qu'il toinba et se donna une legere enlorse. II se releva a la hate, sorlit de la maison, et s'en alia en boilant. II aurait presque voulu ne pas avoir louche au re- liquaire; mais sa retraile avail ele Irop soudaine pour qu'il pill le remetlre ou il I'avait pris, quand meme il en aurait eu envie. LE VAISSEAl FAMOME. 27 Celle conversation fixa naturelleinenl les idecs de Philippe sur ce reliqiiaire, auquel il attachait une grande importance , ct il entra dans la chambre de sa mere pour s'en meltre en possession. 11 ouvritles rideaux du lit. avanca une main pour denouer le ruban de soie noire : — le reliquaire n'y elait plus. — Disparu ! s'ecria-t-il. — Ce ne sont pas les voi- sines, — non , — elles en sont incapables. — Ce ne peut etre que ce miserable Foots. Mais il me le ren- dra! — il faudra bien qu"il me le rende , ou je le tcerai ! A ces mots, il descendit I'escalier, se precipila hors de la maison, et courut a toules jambes vers la rnaison du docteur. Les voisins qui le virent passer comme le vent devant eux, crurent qu'il avait perdu la raison , et secoucrent la tete. Foots avait une avance considerable, quoique son entorse I'empechat de marcher bien vite. Craignant les suites qui pou- vaient en resulter pour lui, si Philippe decouvrait son larcin , il tournait souvenl la tele pour voir s'il n'etail pas poursuivi ; et enfin. quand il n'etait plus qu'a peu de distance de chez lui , il apercut de loin Philippe qui accourait vers lui. Sa premiere idee fut de s'arreter et de rendre gorge; mais craignant la violence de Vanderdecken, il se flatta de pouvoir lui echapper, gagner sa maison , la barricader, et garder le reliquaire, ou du moins capituler sans danger. Oublianl la douleur que lui faisait soufTrir son en- i>.S LE VAISSEAl FA^TOME. torse, mynheer Pools se mil a courir a son lour aussi vile que ses jarnbes grcles el courtes pouvaienl It" pcrmellre; mais il avail beau courir, Philippe gagnait a diaque pas tlu lerrain sur lui, el quand il vit le petil docleur prendre la fuile, iiful convaincu que ses soupcons etaienl bien fondes. A quelques pieds de sa maison. Pools entendil derricre lui le Itruil des pas, ou plutdt de la course de Philippe; il voulut redoubler de vilesse , fil un faux pas, et tomba devant le seuil de sa porte. Le jeune homme arrivail au meme instanl. le corps penche en avanl, el un bras elendu pour saisir celui qu'il poursui- vait; il Irebucha conlre le corps de Pools. 3Iais sa course rapide avail acquis Irop d'impeluosile pour qu'il put s'arreter a volonte ; il fit encore quelques pas, en cherchant a regagner son equilibre , el Unit par lombera son lour. Cetlechule sauva le docleur. En une seconde, il fut sur ses jambes, enlra dans sa maison , el Philippe ne put y arrivcr que pour en entendre barricader la porte. Determine a se remel- Ire en possession de son Iresor, il examina loute la maison pour voir par ou il pourrail en forcer Ten- tree ; mais Pools, habitant un endroit isole, avail pris tons les raoyens possibles pour y etre en siirele, Des volets sol ides couvraienl les fenetres du rez-de- chaussee; celles du premier elage elaienl trop ele- vees pour qu'on put y arriver sans echelle, et elles elaienl garnies interieurement de volets qui pou- vaienl se fermer en un instant; enfin, une for le IE VAISSE.VC FAriTOMB. 29 porleen bois de chene etait defendue par une bonne serrure, des verrous, des barres de fer et une chaine. Nous devons faire remarquer ici que , quoique mynheer Pools cut une excellente clientele , par suite de ses talents bien connus, sa reputation comme avare n'elait pas moins solidenient claljlie. Jamais il n'elait permisa personnc dentrerchez lui.et dans le fait personne n'en etait tente. II etait aussi isole de ses semblables que son logement I'etait des au- tres dcmeures des hommes. et on ne ie voyait que dans les lieux habites par la maladie tl la mort. Lorsqu'il etait entre dans cette maison , une vieille femme decrepite se presentait a la porte quand on y frappait, raais elle etait morte il y avait un an, et depuis ce temps Pools ouvrait loujours lui-meme quand il etait chez lui ; et s'il etait absent, c'etait en vain qu'on frappait. On croyait done qu'il y demeu- rail seul. etant Irop avare pour payer une servante. Philippe le croyait aussi, et des qu'il eut repris ha- leine, il chercha quelque moyen pour recouvrer son reliquaire, et se venger en meme temps ; la porte etait trop forte pour qu'il piit I'enfoncer. A force de reflechir, sa colere se calma , et au lieu d'a- voir recours a la violence, il resolut de parlemen- ter. — Mynheer I'oots, s'ecria-t-il a haute voix. je sais que vous pouvcz m'enlendre. Rendez-moi ce que vous m'avez pris, et je vous pardonne. Mais si vous 3 30 LE VAISSEAf FANTOME. vous y refusez, je jure que je ne quillerai ce lieu qu'apres vous avoir arrache la vie. Pools rcntendit parfailemenl ; mais il elait re- venu de sa frayeur, il se croyait en silrctti, et il nc put se resoudre a faire restitution. II ne repondit done rien, esperant que la patience de Philippe s'epuise- rait, el qu'au moyen de quelque arrangen>cnt , conime le sacrifice de quelques guilders, qu'un homme aussi pauvre que Philippe serait trop heu- reux d'accepter, il pourrait garder un reliquaire qu'il esperait pouvoir vcndre Ires cher. Philippe, ne recevint aucune reponse, vomit des invcclives contre le docteur, et en revint a I'idee de recourir aux voies de fait. Apercevant une pile de fagots a quelques pas de la maison, il rcsolut d'y rneltrc le (eu, et de se venger du moins, sMl ne pon- vait recouvrer son bien. Ayant entasse contre la porle une grande quantite de ces fagots, il y mil le feu a Taide du briquet que tout Hollandais porle toujours dans sa poche. Des colonnes de fumee s'ele- verent sur-le-champ, la flammc ne tarda point a pa- railre et le feu prit au bois de la porle. — Miserable voleur, qui ne respectes pas meme les morls . s'ccria Philippe , tu vas eprouver ma vengeance. Si tu rcsles dans la maison, tu y seras brale: et si tu en sors, tu periras de ma main. — M'entendez-vous , mynheer Pools ? m'enlendez- vous? A peine avail-il prononce ces mots, que la fenelre LE VAISSEAl FAMOME. 3t du premier elage, la plus eloignee de la porle, s'ou- vrit tout a coup, et tandis qu'il jetait de nouveaux I'agots sur le feu. il vit paraitre a la croisee une creature angelique dc seize a dix-sept ans, qui pa- raissait calme et rcsolue au milieu du danger qui la menacait. Ses longs cheveux noirs tresses etaient releves et ranges avec grace sur sa tete. Elle avait de grands yeux noirs, mais pleins de douceur, des sourcils bien arques de meme couleur, le front eleve, le visage ovale, la bouche petite, les levres de ru- bis; en un mot. tous ses trails formaient un ensem- ble qui donnait une idee des efforts les plus heu- reux des meilleurs peintres pour representer une jeune el belle sainte ; et tandis que des volutes de fumee et de flammes s'elevaient vers le ciel presque a cole d'elle, son air tranquilie faisait penser a la Constance et a la resignation d'un martyr. — Pourquoi cet acte de violence, jeune homnie? lui demanda- t-elle; que vous ont fait les babitaiils de telle maison? Philippe la regarda quelques minutes avec une surprise melee dadmiralion qui ne lui permit pas de lui repondre. Sa premiere perisee fut qu'en vou- lanlexercer sa vengeance, il risquait de sacrifier un objet si airaable. Saisissant un long baton, il ne songea plus qu'a eteindre I'incendie qu'il avait al- lume, ce qui ctait une entreprise plus difficile, car en voulant eloigner de la porle les fagots qui brii- laient,.il ne faisait que donner plus d'aclivile aux o2 LE VAISSEAU FAIVTOME- flamines. Le feu s'etait d('j;\ conimiiniquii a un jam- bage (le la porle , dont I'epaisscur faisait qu'elle resistait encore aux flamines . ot Philippe reussit bient6t a ecartcr Ics fagots, quoique sans pouvoir les eleindre. Tandis qu'il etail occupe de ce travail, la jeune personne le regardait en silence. — Ne craignez rien, jeune dame, lui dit-il enfin, il n'y a plus de danger. Que Dieu me pardonne d'avoir risque unc vie aussi precieuse que la vOtre ; je ne voulais exercer ma vengeance que conlre myn- heer Pools. — Et quel motif aviez-vous pour cxercer conlre lui une vengeance si terrible? — Quel motif, jeune dame? — il est venu chez rnoi pour donner des sicours a ma mere malade, — tile etail morte , — ct sa main sacrilege lui a retire du cou, — a vole — un reliquaire auquel j'atta^^he plus de prix qu'a tous les tresors du monde. — Voler les morls! — impossible! — Vous Tac- cusez a tort. — Le fait est certain , jeune dame ; et ce reli- quaire... pardon, mais il faut qu'il me soil rendu. — Vous ne savcz pas combien il m'est precieux. — Atlendez un instant. Elle disparut, et pendant quelques minutes Phi- lippe resla livre a scs reflexions. Une creature si charrnante dans la maison de mynheer Pools ! Qui l)oiivait-elle etre? La voix melodieuse de la jeune fille le lira de sa reverie. Elle se remonira a la croi- LE VAISSEAC FANTOME. 5-j see tenant en main le reliquaire attaclie a un ruban noir. — Voici ce que vous reclamez, jeune honime. Je regretle que nion pere ait commis une action qui justiGe presque Tacle de violence que vous venez (Je commettre. — Votre pere ! Est-il possible qu'il soit voire pere? s'ecria Philippe, oubliant le reliquaire qu'elle avail jete a scs pieds. — Altendez! ajouta-l-ii en voyant qu'elle faisait un rnouvement pour se retirer (ie la croisee , laissez-moi le temps de vous deman- der pardon de ma conduite folle et inconsideree. Je vous jure sur ce saint reliquaire, continua-t-il en le lamassant et en y appliquant ses levres, que si j'a- vais su qu'il exislat dans cette maison une autre personne que lui , je ne me serais jamais permis d'agir comme je viens de ie faire, et je me trouve bien heureux qu'il n'en soil pas resulte de plus grand malheur. Mais il y a encore du danger, jeune dame; ces fagots ne sont pas eleints, le vent peul en pousser la flamme contre la porte, et le jambage briile encore. Ouvrez-moi la porte, je lirerai de I'eau du puits , et j'arreterai les progres du rnal que j'ai cause. Ne craignez rien pour voire pere ; quand il aurait voulu me faire cent fois plus de mal, sa tille serait sa protection. — Ne vous fiez pas a lui , cria mynheer Pools dans I'interieur. — On peul se Ger a lui , repondit la jeune Glle ; 54 LE VAISSEAL' FANTOME. et nous avons bcsoin de ses services. Que pourrions- nous faire, vous et moi , dans uii tel embarras? Ouvrez la porte et ne craignez ricn. — II va vous ouvrir, monsieur, dit-cllea Philippe, et je compte cntierement sur voire promesse. — Je n'y ai jamais manque, repondit Philippe; mais qu'il se presse, car les flammes menacenl la porle. Mynheer Pools ouvrit la porte d'une main trem- bianle, et remonta I'escalier a la hate. Philippe traversa ie vestibule , entra dans la cour, et eut a tirer- du puits bien des seaux d'eau avant d'avoir enticremcnt eleint les flammes. Pendant qu'il y tra- vaillait, il ne vit ni le pere ni la fiUe. Quand il ne resla plus une elincelle, il sorlit de la maison , en ferma la porle, et leva les yeux vers la croisee ou il avail deja vu la jeune fille ; elle y etait encore, il la salua , et I'assura qu'il n'y avail plus aucun danger. — Je vous remercie, monsieur, lui dit-elle ; votre conduite a etc un peu inconsidcree, mais vous I'avez noblement reparee. — Assurez voire pere , lui dit-il , que je ne con- serve aucune animosite conlre lui. Dans quelques jours je viendrai lui payer ce que jc lui dois. La croisee se ferma. Philippe resla quelques mi- nutes les ycux fixes sur la fenelre; mais ne voyant plus la jeune fille. il rcpril le chemin de sa maison, agile de sentiments bien diffurents des idees qui roccupaicnl quand il en etait sorli. in La vue de la charmante fille de mynheer Foots avail fait une forte impression sur Philippe Vander- decken, etil avait alors un nouveau motif d'agita- lion et d'anxiete. II arriva chez lui, monta dans sa chambre , et se jeta sur le lit ou il elait couche quand mynheer Foots I'avait eveille. D'abord , il se rappela la scene que nous venons de decrire, et son imagination lui presenta de nouveau celle jeune personne qui lui avait paru si belle, ses yeux, Tex- pression de ses traits, sa voix douce et melodieuse, et les paroles qu'elle avait prononcces. Mais cctle 3C LE VAlSSEAl) FANTOME. image agreable Jul bieiilOl (orcee a disparallre par le souvenir que ie corps de sa mere eiait dans la chambre voisi«ie de la siciine, et le secret de son pere dans celle en dessous. Lcs (unerailles devaient avoir lieu le lendemain iiialin, et Philippe, qui, depuis qu'il avait vu la fille de mynheer Foots , semblait nioins presse de faire Texamen qu'il projetait, resolutde n'ouvrir la chambre mysterieuse qu'apres I'enterrement de sa mere. Apres avoir pris cette determination, il s'en- dormit, et il etait tellement fatigue de corps et d'esprit, qu'il ne s'eveilla le lendemain que lorsque le pretre lui fit dire qu'on n'attendait que lui pour se rendre a I'eglise. En une heure de temps, la ce- reraonie funebre fut terminee , ceux qui y avaient assiste se disperserent , et Philippe , pour ne pas 6lre interrompu, lerma la porte aux verrous, et se trouva heureux d'etre seul. II existe en nous un sentiment intime qui sema- nifesle quand nous nous relrouvons dans Thabita- tion ou la mort vicntde passer, mais qui ne con- serve plus aucune trace de son passage. C'est une sorte de soulagcnient et de satisfaclion de nous trouver delivres de ce qui nous rappelait notre condition mortellc, et la preuve muette de la futi- lite de tous nos desirs. Nous savons que nous de- vons mourir un jour, mais nous desirons toujours Toublier. Nous Ic rappeier sans cesse , ce scrait im- posfr trop de contrainte a nos souhails et a nos IE VAISSEAr FAMOHE. -37 esperances; et quoiqu'on nous disc que nousdevons toujours avoir I'avenir present a nos pensees, nous trouvons que nous ne jouirions pas de la vie, s'il ne nous etait permis dc I'oublier quelquefois; car qui formerait un plan qu'il lui est rarcment donna d'executer, s'il pensait a la mort a ciiaque instant du jour? Nous nous flaltons que nous pouvons vi- vre plus longlemps que d'autres, et nous oubiions que le contraire est aussi probable. Et si ce senti- ment n'eiit ete grave profondement dans le cocur de rhomme, combien peu de progres il aurait fails meme depuis le deluge ! Philippe entra dans la chambre oii le corps de sa mere etait encore une heure auparavant, s'appro- cha de I'armoire, et la tirant en avant, il en eut bientot demonte le panneau de derriere. II decou- vrit alors un liroir secret, et I'ayant ouvert, ii y trouva une grosse clef rouiliee, sous laquelle etait un ecrit dont I'encre avail change de couleur. II re- connul I'ccriture de sa mere, et lut ce qui suit : » — Que je n'en sache pas davanlage! pensa Phi- lippe. Mais il faul que j'en sache davantage. Par- don , ma mere , si je ne me range pas a voire avis ; mais quand on est resolu comme je le suis , refle- chir c'est perdre du temps. II pressa de ses levres la signature de sa mere, p!ia le papier , le mil dans sa poche , prit la clef et descendil I'escalier. II elait alors environ midi. Le soleil briilait , et le iirniamcnl clail sans nuages. LK VAISSEAL FA.MOME. oU Philippe mil la clef II pril les clefs qui etaient sur la table, et ouvrit d'abord ce buffet, et ensuite la caisse de fer. dans laquelle 11 trouva vingt petits sacs de toile jaune , de meme grosseur cl de ineme poids. II en ou?rit un : 11 etait plein de pieces d'or, et y ayant compte cinq cents guilders, 11 vit qu'il en avait dlx mllle en sa possession. — Ma pauvre mere! pensa-t-il, avec un pareli tresor a ta dispo- sition, on vain songe a-t-ll done pu te determiner a te condamner a toutes les privations de la pau- vrete! — Ayant prls dans le sac qu'll veiiait d'ou- vrir quelques guilders pour ses besoins presents, 11 referma la caisse, et examlna les buffets, qui contenaient des porcelalnes de la Chine, et une quanlite considerable de valsselle et de vases d'ar- gentde toute espece. La possession d*un pareli tresor, et la conviction qu'il n'y avait eu aucune apparition surnaturelle, retablirent le calme dans I'esprlt de Philippe. II s'as- sit sur le petit canape, et tomba dans une reverie dont le principal objet etait I'aimable fille de myn- heer Pools. II batit force chateaux en Espagne,ettous avaient pour fondation son marlage avec elle. II passa deux hcures dans cctte agreable occupation . apres quo! ses pensees se reporlerent encore sur sa mere. 4A LE VAISSEAU FAMOME. — Chere et bonne mere ! s'ecria-t-il en se levant, lu elais ici, faliguee d'avoir vcille sur ton enfant, pensant a mon perc absent ct aux dangers qu'il courait, I'esprit livre a la crainte ct a rinquieludc, et tu t'es endormie Timagination disposee au reve affreux qui a detruit tout ton bonheur. — II faut que cela soit, carje vols sur Ic plancherla broderic qui t'a echappe des mains a Tinslant ou le sommeil :j'esl empare de tes sens, et dont Taiguiile est passce dans un point qui n'est pas fini. — II se baissa pour ramasser la bande de mousscline, et se releva avee une precipitation qui rcnvcrsa la table. — Dieu du cicl ! s'ccria-t-il en joignant les mains, le cceur perce d'une nouvelle angoisse ; Dieu du ciel ! — la voici ! VOICI LA LETTRE Le fait n'etait que trop vrai : la mousseline bro- dee couvrait la letlre fatale de Vanderdecken. Si Philippe I'avait vue sur la table en entrant dans cette chambre, il aurait cle moins emu, parce qu'il s'y attendait; mais la dccouvrir quaiid il s'etait persuade que I'histoire mcrveilleuse qui lui avail etc racontee n'etait qu'une illusion de Timagination de sa pauvre mere; quand il elait convaincu que nulle apparition surnalurcllc n'avait eu lieu ; quand il venait de se livrcr a des visions de bonheur et de tranquillile, c'ctait un choc si imprevu, qu'il en resta quelques instants frappe de stupefaction, dans une attitude de surprise et de lerreur. II vit s'ecrou- ler scs projets de felicilc future, et I'avenir nc se LE VAISSEAC FAMOME. 45 peignit plus a ses yeux que sous les couleurs les plus sombres. Enfin, il ramassa la lettre avec un mouvement de desespoir. — Non, s'ecria-t-il, je ne puis, je n'ose la lire ici. C'est sous la voiite du ciel, — du ciel offense, que je dois apprendre les revelations qu'elle contient. II prit son chapeau, sorlit de la maison, en ferma la portc, et mit la clef dans sa poche. IV Si le lectcur peut se figurer Ics sensations d'un homme qui, apres avoir ete condamne a mort ct s'elre resigne a son deslin, apprend, contre toiil(3 attente, qu'un sursis a ele prononce a son execution, et a qui, dans le moment ou son coeur s'est ouvei t a I'espcrance, on vient annoncer que le sursis est revoque, ct qu'il va subir sa sentence, il pourra se (aire une idee de ce qui se passait dans I'esprit dc ]*hilippe quand il sortitdesa maison. II marcha longtemps, tenant la lettre pressee dans sa main, et ses dents serrees les unes contre I.E VAISSEAL FAMOME. 4/ Ic'S autrcs. Peu a peu son agitalion sc calriia . el la rapidilc de sa marche I'ayarit fatigue, il s'assit sur Ic bord d'un fosse. 11 y resta quclque temps, ics yeux toujours fixes sur ie papier qu'il te.iait en main. II retourna la lettre par un deces mouvemenls d'instinct auxquels la volonte n'a aucune part, et il vit qu'elle etait cachetee en noir ; il poussa un pro- fond soupir.— Je nesaurais la lire a present, pensa- l-il ; et se levant, il se remit en marche. II marcha jusqu'au moment ou le soleil n'etait plus qucde quelques degres au-dessus de Thorizon ; il s'arreta pour le regarder. — On pourrait croiro que c'est I'cpil de la Divinile, pensa-t-il; pourquoi done, Dieu de misericorde, m'as-tu choisi parmi tanl de millions de mes semblables pour rempiir une tache si terrible? li chercha autour de lui quelque endroit retire ou il piit lire le message qui lui etait envoye du monde des esprits, sans eire apercu par des yeux profanes. II vit a peu de distance un taillis sur la lisiere d'un petit bois, et y etant enlre il s'y assit de raanicre a ce qu'aucun passant ne piit I'aperce- voir. II jeta encore un regard sur Tastre du jour qui descendait rapidement, el, peu a peu, il devinl plus calnjc. — C'est ton ordre, 6 mon Dieu ! s'ecria-t-il, c'est mon deslin! l/un et I'autre doivcnt s'accomplir. Sa main fut agitee d'un Iremblenit-nl ii»volonlairr en touchant au cachet, — en songeant que celle 48 LE VAISSE\r FAMOMK. Ictlre contenait Ic secret d'un homiiie dont le juge- menl avail etc prononce. Mais cct homme elait son pere, — un pere dont il avail appris a cherir la memoire, — un pere qui n'avait d'espoir qu'en celle lellre, — un pere qui avail besoin de secours. — Lache que je suis d'avoir perdu tant de temps! s'ecria-t-il ; on dirail que la clarle du jour se pro- Jonge pour me fournir le moyen de lire cette lettre. II rompit le cachet, qui portait les letlres initiates des noms de son pere, el lut ce qui suit : «c A Catherine. — Un de ces esprits compalis- « sanls dont les yeux versenl des larmes sur les u crimes des morlels, a recu la permission de m'in- u former des moyens qui peuvent seuls faire revo- « quer ma sentence terrible. »( Si je pouvais recevoir sur le pont de mon na- «c vire la saintc relique sur laquelle j'ai fait le fatal u sermenl, la baiser en toute humilite el verser une u larme de contrition veritable sur le bois sacre, je « pourrais alors reposer en paix. a 3Iais comment cela pourra-l-il jamais s'accom- « plir? Qui voudra entreprendre une tache sem- «t blable? — Catherine! nous avons un fils... u Mais, non, non, qu'il n'enlende jamais parler de «t son malheureux pere! — Priez pour moi. — a Adieu pour loujours ! IC I. Vawderdecken. » — Le fait est done vrai, — horriblenient vrai ! LE VAISSEXU FAMOME. 4'.) s'ecria Philippe; mon perc est vivant, ct il subit sa sentence! II parle de nioi comme d'un liberateiir, — ct de qui parlerait-il? Ne suis-jc pas son fils? N'est-il pas de mon devoir de le secourir? — Oui, mon pere, ajoula-t-il en se jetant a genoux, vous n'aurez pas ecril ces lignes en vain ; — que je les relise encore une Cois. II leva la main vers ses yeux, car il croyait tenir encore la lettre ; mais il ne I'avait plus. — Peut-etre Tav.tit-il laissee toniber; il la chercha sur I'herbe et ne la trouva point. — II ne faisait pas un souflle de vent. — Etait-ce done une vision? Avait-il reelle- menl lu une lettre ecrile par son pere?Il ne pouvait en douter ; il se la rappelait mot pour mot, comment done avait-elle disparij?ll ne vit qu'un seul moyen de Texpliquer : — c'etait a lui, — a lui seul — que ce message elait destine. — ficoute moi, 6 mon pere, s'ecria-t-il, s'il t'est permis de m'enlendre ! Ecoute le fils qui jure, sur cette sainte relique, de [aire revoquer ta sen- tence terrible, ou de perir en Tessayanl. II consacre sa vie a ce devoir, et ce n'est qu'apres Tavoir ac- compli qu'il mourra en paix. Que le ciel, qui a en- rcgistre le sermunt temeraire du pere, enregislre aussi celui fait en ce moment par le Gls sur cetle meme croix, et s'il lui arrive de le violer, puis?e sa punilion e(re encore plus terrible que celle de son pere ! Pliilippe se jeta la face contre terre, les levres .•lO LE VAISSEAl FANTOME, altachces sur le symbole sacre de noire foi. II resla longtcmps dans cetle posture, plongc alternative - nicnt dans la pricre el la meditation. Le crepusculc avail fail place a la nuit, el I'obscurile elail pro- londe. II fut tire de eel etat d'abslraclion en enlendant los voix de plusieurs hommes qui s'etaient assis dans le laillis, a quelques pas de lui, mais qu'il ne voyail pas plus qu'il ne pouvait en etre vu. Leur conversation I'inquietail fort peu, et it allait sc lever sans bruit pour retourner chez lui, quarid son allcnlion s'eveilla en enlendant prononcer le noin de mynheer Pools. II ecouta, et il decouvril que les inlerlocuteurs etaienl quatre soldats liccn- cies, devenus bandits, et qu'ils avaient dessein d'at- laquer cette nuit meme la niaison du petit docteur, qu'ils savaient avoir en sa possession une somme d'argent considerable. — Ce que j'ai propose est ce qu'il y a de mieux a faire, dit I'und'eux', il n'a que sa fille avec lui. — Que je prefere a lout son argent, dit un autre. Ainsi done, avant de nous mellre en marche, qu'il soil bien enlendu qu'elle cntrera dans ma part du butin. — Si vous voulez la payer, dit un Iroisieme, a la bonne heure. — J'y consens : — combien cvaluez-vous la car- casse d'une jeune fillc? — (Mnq cents guilders, repondil Ic qualrieme. LE VAISSEAU FANTOME. 51 — Soil; — mais a condition que si ma part du l)!itin ne monle pas si haul, je Taurai pour ma part, n'lmporte quelle soit ia somme. — C'est juste; mais je suis bien trompe si nous ne Irouvons pas plus de deux mille guilders dans ie colTre fort du vieil avare. — Eh bien ! parlez done, vous deux! conseatez-vous qu'elle soit pour Bae- lens ? — Oui, — oui, repondireut les deux autrcs. — En ce cas, je vous seconderai de occur et de corps, dit Baetens. Cette fille me piaisait ; j'ai ete jusqu'a ia demander en mariage; mais, Ie croirez- vous? moi enseigne, raoi officier, j'ai ete refuse par son vieux coquin de pere. Mais je vais m'en venger» — Pas de quartier pour lui. — Non, non. — Parlirons-nous a present, ou attendrons-nous plus lard? — Dans une heure, la lune se levera et Ton pourrait nous voir. — Qui nous verrait dans cet endroit isole? II vaut mieux attendre que la lune soit levee, nous y vcrrons plus clair pour compter les guilders. — Combien faul-il de temps pour y aller? une demi- lieure, je crois; eh bien, partons dans une demi- heure. — Soit ; en attendant, je vais mettre une nou- velle pierre a ma carabine, et la charger. — La balle que j'y mellrai fcra sauter Ie crane au vieil avare ! 52 LE VAISSEAC FANTOME. — J'aime mieux que ce soil vous que moi qui lui donniez son complc, dit un autre; car il rn'a sauve la vie a Middelbourg, quaiid loul le iiioude croyait quej'allais mourir. Philippe u'alteiidit pas le rcste dela conversation. Jl se leva sans bruit, et s'eloigna avec precaution en faisant un detour pour les cviter. C'etaient des soldals licencies, donl un grand nombre etaienl de- venus brigands et in.'estaient le pays, ce que Phi- lippe n'ignorail pas. II ne pcnsail alorsqu'a sauver le vicux docteur ct sa fiile du danger qui Jes inena- cait, et il oublia momenlanement son pere, sa mere et lout ce qu'il avail appris dans cette journee. Quoi qu'il eiit marche au hasard en sortant de cliez lui, il savait fori bien oil il elait, el il connaissait le che- rnin qu'il devait suivre pour aller chez mynheer Pools. II y courut a la hale, et en moins de vingt minutes il y arriva hors d'haleine. 11 trappa a la porte ; — point de reponse. — II Irappa une seconde et une troisieme fois, et le nieme silence continua a regner. II supposa que mynheer Pools avail ele appele pres d'un malad«; niaissa die devailelreaulogis, el il lappela a haute voix : — Jeune fdle, s'ecria-t-il, si voire pere est sorli, comme je le presume, ecoutez ce que j'ai a vous dire : je suis Philippe Vanderdecken; je viens d'en- lendre quatre scelerats former le complot d'assassi- ner voire pere et de le voler ; dans une demi-hcure LE VAISSEAU F\.NTO«E. 55 ils serontici; je suis accouru pour vous en dormer avis, et vous defendre autant que je le pourrai. Je vous jure par le reliquaire que vous m'avez remls ce matin que ce que je vous dis est vrai. II attendit quelqucs instants sans recevoir aucune reponse. — Jeune fille, continu-i-t-il, repondez-moi, si vous faites cas de ce qui doit vous etre plusprecieux que lout Tor de voire pere ne Test a ses yeux. Ou- vrez du moins la fenelre et ecoutez ce que j'ai a vous dire. Vous ne courez aucun risque a cela ; et quand meme il ne ferait pas si noir, je vous ai dcja vue. A ces mots la fenetre de Tetage superieur s'ou- ^rit, et la charmante fille de mynheer Pools s"y avanca, presque invisible au milieu de I'obscurite. — Que voulez-vousici a une pareille heure, mon- sieur? luidit-elle; qu'avez-vous a me dire?Je n'ai entendu que tres-imparfaitement ce que vous di- siez tout a Theure. Philippe lui fit le detail de tout ce qu'il avail en- tendu. — Reflechissez a ce que je viens de vous dire, ajouta-t-il ensuite; vous avez ete vendue a un de ces reprouves, qui, je crois, se nomme Baetens. Je sais que vous faites peu de cas de Tor; mais songez a votre honneur ! Ouvrez-moi done la porte, per- mettez-moi de vous defendre; je vous jure par lame de ma mere que je ne vous ai dit que la ve- nlc. 54 LE VAISSEAL' FANTOME. — Baetcns, dites-vous? — Oui, on I'a nomme ainsi ; il a dil que vous lui aviez plu. — J'ai ce nom dans nna memoire. — Reelle- ment, je ne sais ni que dire ni que f'aire; — nion pere est sorti pour un accouchement, — il peut no revenir que dans quelques heurcs ; — mais conn- nient puis-je vous rccevoir ici, — pendant la nuil, — en son absence, — quand je suis seule? — je ne le dois pas. — Et pourtanl je vous crois, je ne puis vous supposer capable d'avoir invente cettehisloire. — Sur toules mes esperances de bonheur futur, je vous proteste que je ne vous ai pas dit un seul inoi qui ne soil vrai. — Perinettez-moi done d'en- trer. — Songez qu'il y va de voire vie et de voire honneur. — Quand je vous laisserais entrer, que pourriez- vous laire conlre qualre hommes? le nombre vous accablerait, et ce serait sacrifier inulilement une vie de plus. — Non, si vous avez des armes, et je suppose que voire pere n'habite pas cette maison isolee sans en avoir. Je ne les crains pas. — Vous savez que je suis resolu. — Oui sans doute, je le sais. — Et maintenant vous venez pour sauver ceux que vous avez attaques ce matin ! — Je vous en remercie, — je vous en remercie beaucoup, — mais je n'ose vous ouvrir l;« porle. LE VAISSEAL FAI^TOME. 55 — En ce cas, je reslerai ici, — sans armcs — pcu en etat de resister a qiialre brigaiuJs bien ar- nios. — Oui, je resterai a voire porle pour vous prouver ma veracile et le desir que j'avais dc vous defendre. — Et c'est moi qui serai cause de votre morl ! — je n'y puis consentir. — Jeune homme, jurez-moi par tout ce qu'il y a de plus saint et de plus pur que vous ne me trompez pas. — Je vous le jure par vous-meme. jeune fille, et c'est ce qu'il y a de plus sacre pour moi. La fenetre se ferma. Philippe vit paraitre dc la lumiere dans la chambre; et une minute apres, I'aimable filie de mynheer Foots ouvrit la porte de la maison. Elle tenait un chandelier de la main gau- che, sa droite pendait a son cole, et tenail un pislo- let qu'elle cherchait a cacher. Philippe vit ce signe de mefiance, mais il feignil de ne pas s'en aperce- voir, car il desirait la rassurer. — Jeune tille, lui dit-ii sans entrer, si vous avez encore des doules, si vous croyez avoir eu lort de m'ouvrir la porte, il est encore temps de la ler- mer; mais je vous conjure, par egard pour vous- meme, de n'en rien faire. Les brigands arriveront des que la lune se levera. Je vous defendrai au pe- ril de ma vie, si vous nous fiez a moi. — Qui vou- drait faire la moindre injure a un etre tel que vous? Dans le fait, elle offrait un aspect bien digne d'admiralion, dans eel in LE VAISSEATJ FAIVTOME. choses a faire. li faut que nous allions faire au bourgmestre la declaration de tout ce qui s'est j)asse ; el jusqu'a ce que cette formalite soit rem- plie , il ne faut pas qu'on touche a ces corps. Votre pere ira-t-il la faire, ou voulez-vous que j'y aille? — 11 me parait plus convenable que ce soit mon pere, puisqu'il est locataire de celte maison. Mais il ne faut pas vous en aller sans prendre quelques rafraichissements. Je vais parler a mon pere ; il a deja dcjeune. Amine rentra dans la maison , et ne tarda pas a revenir avec son pere qui avail consenti a aller chez le bourgmestre. II salua Pliilippe d'un air amical , frissonna en voyant les deux corps morts etendus devant sa porte, fit un detour pour les eviter , et partit pour aller faire sa deposition au bourgmestre qui demeurait dans la ville voisine. Amine fit monter Philippe dans la chambre de son pere , et il lui servit du cafe, chose rare a cette epoque. Mais c'etait un objet de luxe auquel le pe- tit docteur elait habitue depuis longtemps , et dont il ne pouvait se passer. Philippe, qui n'avait rien pris depuis pres de \ingt-quatre heurcs , ne fut pas fache de faire un bon dejeuner. Amine, qui avail pris le sien avec son pere, s'assil devant lui et garda le silence, pendant qu'il faisait honneur a ce qui lui etait offert. — Amine, dit enfin Philippe, j'ai eu tout le LE VAiSSEAL FAMOME. 71 temps de reQechir la nuit derniere , pendant que j'etais de garde devant voire porte. — Puis-je vous parler librement ? — Pourquoi non ? jesuis sure que vous ne me di- rez rien que je ne puisse entendre. — Vous me rendez justice, Amine. — J'ai pense a vous et a votre pere : — vous ne pouvez rester dans cette maison. — Je sens qu'elle est Irop isolee pour notre su- rete; mais le loyer n'en est pas cher, et , — vous connaissez mon pere , — il tient a son argent. — Ceux qui tiennent a leur argent doivent Ic meltre en siirete. — Ecoulez-nioi , Amine , je pos- sede une petite maison, entouree de plusieurs au- tres, cequi forme une protection mutueiie. Je suis sur le point de la quitter , — peut-etre pour tou- jours ; — car je vais m'embarquer sur le premier batiment qui mettra a la voile pour les Indes. — Pour les Indes ! et pourquoi ? — Ne nous avez- vous pas dit , la nuit derniere , que vous avez des milliers de guilders? -- Je vous Tai dit , et c'est la verite. -— Mais il n'en faut pas moins que je parte , Amine ; c'est uri devoir pour moi. — Ne m'en demandez pas davan- tage, mais ecoutez ce que j'ai a vous proposer. 11 faut que votre pere aille habiter ma maison. II me rendra service en y consentant , et il faut que vous le dccidiez a le faire ; il en prendra soin en mon absence , ainsi que de mon argent ; car jc n'en ai 72 LE VAISSEAC FA.MOME. pas besoin a present, elje ne puis remporler avec inoi. — Mon pere n'est pas iin homme a qui I'on (loive confier son argent, dil Amine en baissant les yeux. — Pourquoi votre pere amasse-t-il de I'argenl? 11 ne pent I'emporler avec lui quand il mourra. Son argent sera alors a vous ; le mien n'est-il done pas en siirele? — Mettez-le done sous ma garde, et il ne courra ancun danger. — Mais qu'avez-vous besoin de ris- quer votre vie sur la mer quand vous possedez une ample fortune? — Ne me faites pas cette question. Amine. — r'est mon devoir comme fds ; et je ne puis vous en dire davantage , du moins quant a present. — Puisque vous parlez ainsi , je respecte votre secret et je ne vous demande rien de plus. — Ce n'etait pas la curiosite . c'etait un sentiment plus louable qui me portait a vous faire celte question. — Et quel etait ce sentiment, Amine? — Je saurais a peine le dire, — un sentiment forme du melange de plusieurs autres, je crois, — compose de reconnaissance , d'estime , de res- pect , de confiance et d'amitie. — Ccla ne suflit-il pas? — C'est plus que je n'csperais apres une si courte connaissance. Amine; j'eprouve aussi pour vous lous ces senliniewts, el encore davantage. Je me IE VATSSEAU FANTOME. 73 flalte done que vous consenlirez a m'obiiger tri persuadant a voire pere de quiller cetle maison des aujourd'hui , et de venir demeurer dans la mienne. — Et quand comptez-vous parlir? — Le plus tot possible. Si voire pere veut bien me recevoir en pension pour le peu de Icmps que j'ai encore a raster en ce pays, je lui payerai lelle somme qu'il voudra, — c'esl-a-dire pourvu que vous y consenliez , Amine. — Et pourquoi non? Notre maison n'est pas sure, vous nous offrez un abri ; il y aurait de Tingratitude a vous chasser de chez vous. — Tachez done de lui persuader d'y venir , Amine. Diles-lui que je ne veux recevoir aucun lover, el que je regarderai son sejour chez moi comme une faveur. Je partirais avcc chagrin, si je ne vous savais en surete. Me le promettez-vous? — Je ferai tons mes efforts pour I'y decider; je puis meme dire que je reussirai, car je connais mon influence sur lui. Voici ma main pour vous le prou- ver. Cela vous conlenle-t-il? Philippe pril la petile main qui lui etail offerte et la baisa. II regarda Amine pour voir si elle n'e- lail pasoffensee : ses grands yeux noirs etaient fixes sur lui presque avec la meme expression que lors- qu'elle lui avail permis d'enlrer dans la maison , la nuit precedente, mais eile ne donna aucun signe de inc'conlcnlemenl. lis gardercnt le silence quclques LE VAISSEAU FANTUME. T. I. 7 74 LE VAISSEAU FANTOME. minutes, et ce ful Amine qui le rompit la premiere. — Je crois avoir entendu dire a mon pcrc que voire mere elait tres-pauvre, qu'elle avail I'esprit un peu derange, et qu'il y avail dans sa maison une chambre qui n'avait pas ete ouverle depuis bien des annees. — Elle I'a ele hier. — Et c'est la que vous avez trouve voire argenl? Voire mere ne eonnaissait-elle pas I'existence dc ce tresor ? — Elle la connaissait, et elle m'en a informe quelques instants avant de mourir. — II fallait qu'elle eut de bien fortes raisons pour ne pas ouvrir cetle chambre. — Elle en avail. — Quelles elaicnt-elles ? — Je ne puis... du moins je ne devrais pas vous le dire : — c'elail la crainle d'y voir une appari- tion. — Quelle apparition ? — Celle de mon pere. Elle m'a dit qu'il lui etait apparu dans cetle chambre. 1 eeoyzEr ous? — Je n'en ai aucun doute. — Mais a present il n'y a plus aucune apparition a craindre. — Je suis tranquille. — Mais toutcela a-t-il quel- que rapport a la resolution que vous avez prise de faire un si long voyage? — C'est ce qui m'y a decide. — Mais, je vous en LE VAISSEAC r\T«TOME. i3 supplie. Amine, ne me faites plus aucutie question. II me serait penible do refuser d'y repondre, et j'y serais oblige. — Vous desiriez tellement de recouvrer ce reli- qnaire, que je ne puis m'empecher de croire qu'il a quelque rapport a ce mystere. — V^ous ne vous trompez pas. Amine; mais e'en est assez, je ne vous repondrai plus. — Vous etes tellement occupe d'autres pensees, monsieur Yanderdecken, que vous oubliez que vous devriez me savoir quelque gre de prendre tant d'interet a vous. — Non, Amine, je ne I'oublie pas, etje vous en remercie; mais ce secret ne m'appartient pas, — il me le semble du moins. Dieu sail que je voudrais ne I'avoir jamais coniiu. 11 a delruit toules mes es- perances de bonheur. — Mais ou avez-vous appris a elre si brave, Amine? demanda Philippe, desi- rant changer la conversation. — Dans le pays oii je suis nee; non dans celte conlree froide et humide. — Voalez-vous me confier Phistoire de voire vie, Amine? Je gardcrai le secret, si vous le desirez. — Et vous m"avez prouvc que vous savez le ("aire, dit Amine en souriant. Je ne puis vous donner de grands details sur men hisloire, mais ce que je vous en dirai vous suffira. — Mon pere , dans sa jeu- nessc, elait a bord d'un bailment de commerce qui hit pris par les Mores, et il fut vendu comme «s- 70 LE VAISSEAC FA^YTOIIE. cl.ive a un hnkim, c'est-a-dire ;i un medecin. Son mafire, lui Irouvanl de rinlclligence, lui apprit sa profession et le prit pour son aide. En quelques annees, il devint aussi savant que le More; mais, etant esclave, il ne pouvail Iravailler pour son propre compte, ce qui le faisait soupirer bieii souvont ; car, lout jcunc qu'il clait, il aimait deja I'argenl. Enfin, il se delermina ase faire mahometan, ct par ce moyen il obtint sa liberie. II acquit bienl6t de la repntalion ; il gucrit d'une maladie dangercuse le chef d'une tribu arabe, qui lui donna sa fille en mariage, ct cllc fut ma mere. II s'etablit au Caire, etamassa beaucoup d'argent. Mais n'ayant pu sau- ver de la mort le fds unique d'un bey, ce fut un motif de perseculion contre lui. Le pere le fit chercher pour lui faire trancher la lete ; cependant il reussil a s'echapper en abandonnant son cher argent. Ma mere et moi nous Taccompagnames, et nous nuus rclugiames parmi les Bedouins. Nous y passames quelques annees, et ce fut la que je m'ac- coutumai a des marches rapides, au maniement des arnies, et a la vue des combats et du pillage. Mais il gagnait peu d'argent avec les Bedouins, et I'argent elnil son idole. Ayant appris que le bey etait mort, il retourna au Caire, et il s'y enrichit de nouveaua tel poinl, que sa fortune excita la cupi- dite du nouveau bey ; il fut encore oblige de prendre la fuite. II s'embarqua sur un petit baliment avec ce qu'il putemporlcr de son argent, et debarqua en IE VAISSEAC FATTTOME. 7T Espagne. Ma mere y inourut prcsquc en arrlvant , et il resolut de passer en Anglelerrc. Mais il n'a jamais pu garder bien longtemps I'argent qu'il cherche a amysscr : a peine etait il en ce pays, qu'on lui vo!a presque tout ce qu'il possedait. II y a trois ans que nous y sommes, nous en avons passe un a Middelbourg, apres quoi nous sommes venus nous etabiir ici , et mon pere a deja amasse une somme assez considerable. — Telle est Thistoire abregee de ma vie, Philippe. — Et voire pere est- il encore mahometan? — Je n'en sais rien, — je crois qu'il n'esl d'au- cune religion ; du moins il ne m'en a appris aucune. 11 n'a d'autre dieu que Tor. — Et quel est le T6lre. Amine? — Le mien ? c'est le Dieu qui a cree ce beau monde, — qui le conserve, — qui commande a toute la nature; — nommez-le commeil vousplaira. C'est tout ce que je sais, Philippe ; je voudrais bien en savoir davantage, raais il y a un si grand nombre de religions! et chacun dit que celle qu'il professe est la bonne; mais il y a surement plusieurs che- mins qui conduisent egalemcnt au ciel. — Vous etes Chretien, Philippe ; croyez-vous que voire religion soit la veritable? — La seule qui le soit, Amine. -- J'en ai eu res- cemment des preuves si lerribles ' — Si je pouvais les reveler ! — Si vous avez de si fortes preuves que vous 78^ LE VAISSEAC FAMOME. profcssez la vraie foi , vous devricz me les faire eonnaflre. Avcz-vous conlracte une obligation so- Icnnelle de ne jamais les reveler ? — Non , et cependarit je ne sais quelle voix se- crete m'impose le silence. — Mais j'entends parler; • c'esl surement voire pere qui revient avec les ofli- ciers de justice ; il faul que j'aille les rejoindre. Philippe descendit, et Amine le suivit des yeux jusqu'au bas de Tescalier. — Cela est-il possible? pensa-t-elle, — si promp- tement ! — Oui , oui , je le sens, j'aimerais mieux partager ses chagrins secrets, ses dangers, merae mourir avec lui , que de vivre dans I'affluence et la prosperitc avec un autre. — Mon pere ira ce soir s'etablir dans sa maison, et je vais tout preparer d'avance. Le bourgmeslre recut les depositions de mynheer Pools et de Philippe. II fit examiner les corps des brigands, et Ton en reconnut deux pour appartenir a des maraudeurs bien connus. 11 donna ordre pour qu'on les cmporlat, et se retira. Mynheer Pools et Philippe allerent alors rejoindre Amine. II est inu- tile de rapi)orter la conversation qui eut lieu entre eux ; il sufiit de dire que mynheer Pools ceda aux arguments qui furent employes pour le decider a changer de logement; mais celui qui eut le plus d'inOuence sur sa dclcrmiiiatioM , fut qu'il n'aurait pas de lover a payer. On se procura une charrelte pour transporter le mobilier, et cc transport eut LE T.USSEAU FANTOME. 79 lieu dans rapres-midi ; mais ce ne fut qu'a Tap- proche de la nuit que le coffre fort fut place dans la charrette, et le petit docleur i'escorta avec sa fille et Philippe. On peut aisement supposer que la nuit etait fort avancee quand lous leurs arrangements lurent termines. VI — Voici done la chambre qui a ele si longlemps fermec! (lit Amine en y entrant le lendemain matin longlemps avant que Philippe fut eveille , car les veilies et les fatigues de la nuitprecedenlelui avaienl procure un sommeil long ct profond. Elle jela un coup d'oeil autour d'elle et en examina Tameuble- mentx. Ses yeux se porlercnt d'abord sur les deux cages. — Pauvres pelites creatures !dit-elle. Etc'est ici que son pere apparut a sa mere ! — Cela cst-il possible ? — Et pourquoi non ? Si Philippe mourail, je serais charmee que son esprit m'apparut. — Que LE VAISSEAU FATITOME. 81 (lis-je! Icvres imprudenles, voulez-vous trahir mon secret? — La tabic renversee , — une hoite a ouvrage sur le plancher, ct tout ce qui s'y Irouvait, epars (Je c6lc ct d'autre : — c'est I'ouvrage de la peur, — de la pcur d'une femme, — une souris a pu occa- sionner lout cela. — Et pourtant ily aquelquechose de solennel dans la seulc idee que cette table soil restee ainsi renversee pendant tant d'annees, — que pendant tant d'annees pas un etre vivant n'ait passe le seuil de cette porte. Yoila qui n'cst pas nalurel et qui exerce (!e rinflucnce sur I'imagination. — Mais il faut que je remette de I'ordrc dans cette chambre, car elle seraoccupee a present. Amine, qui ctait habituee a faire chez son pere tout I'ouvrage intcrieur de la maison . se niit en be- sogne sur-le-cbamp. Ellc prit un balai , fit tomber toutes les loiles d'araignee qui lapissaient la cham- bre, la balaya , nettoya les cadres et les verres des e^tampes, mit chaque raeuble a sa place, ct emporta bors de Tappartcmenl les deux cages, la boite a ou- vrage et le morceau de mousseline brodee ; car ellc savaitque les plus fortes impressions s'affaiblissent quand on ecarte des ycux les objets qui peuvent les rappeliT, et elle voulait tachcr de retablir le calme dans I'esprit de Philippe, ayant resolu , avec toule I'ardeur du sang de sa race, de s'emparer du coeur de celui auquel elle avail deja donne le sien. Ayant lrou\e sur la table les clefs des deux buffets, elle les ouvril, en nettoya les vilres, et elle frottait les objets 82 LE VAISSEAL FANTOME. d'argenteriequis'y trouvaierit,quaiid son pereentrci (l-ins rapparlemenl. — Merci du ciel ! s'ecria-t-il ; loul ccia cst-il d'argent? — II a done dit la verite, il faut qu'il ait des milliers de guilders ; mais oil sont-ils? — Ne vous en inquielez pas, mon pere ; les v6tres sont en surcte, et vous avez a en remcrcier Philippe Vanderdecken. — Sansdoute, sans doute. — Mais il paraltqu'il va vivre avec nous. — Mange-l-il beaucoup? coni- bien me payera-l-il? II doit bien payer, puisqu'il a lant d'argent. Les levres d'Amine ne purent retenir un sourire de mepris, mais elle ne reporidit rieii. — Je voudraissavoir oil il garde son argent. — Et il va se metlre en mer des qu'il pourra trouver un navire ! — Qui aura soin de son argent pendant son absence? — Je m'en chargerai, mon pere. — Oh! — oui, — (orl bien, — nous nous en char- gerons. — Le batiment peut faire naufragc. — Non pas nous, mon pere; c'esl moi qui en serai chargee. C'cst assez pour vous de prendre soin de votre argent. Amine remit toutes les pieces d'argenlerie dans les buffets, en I'erma les portes, mit les clefs dans sa poche, et sortit pour aller preparer le dejeuner. Philippe descendit enfiii , et, en passant devant cetle chambre dont la porte ctait restec ouvcrtc y LE VAISSE\l FAMOME. 83 jl vit mynheer Pools debout devaiit le buffet , et semblant devorer des yeux les objets precieux qui y etaient enfermes. II fut aussi surpris que charme du cbangemeiil qui s'etail opere dans celte chambre, el il devina qui en elait I'auteur. Amine arriva , apportant le dejeuner, et leurs yeux se parlercnt plus eloquemment que leurs levres n'auraient pu le faire. Philippe sc mil a dejeuner, et son front parut moins soucieux. — Eh bien, mynheer Philippe , dit Pools, vous allez done nous quiller pour aller sur mer? — II est agreable de voir des pays elrangers ; cela vaul beau- coup mieux que de rester chez soi.— Quand partez- vous? — Je pars ce soir pour Amsterdam, afin de cher- cher on navire pour les Indes ; mais j'espere revenir avant de mettre a la voile. — Ah! vous reviendrez! — Sans doule; il faut que vous fassiez I'invenlaire de voire mobilier, et que vous compliez voire argent. Nous en aurons grand soin. — 31ais oii est voire argent? — J'en informerai voire fille avant de partir. — ^'ous pouvez m'attendre dans quinze jours au plus lard. — Mon pere, dit Amine, vous avez promis d'aller voir la fille du bourgmestre; il est temps d'y aller. — J'irai, j'irai, — lout a I'heure, — rien ne presse. Mynheer Philippe doit avoir bien des choses a me dire avaril son depart. 84 LE VAISSEA.C FANTOME. Philippe lie put s'empeclier de sourire en se rap- pelaiil cc qui sY'tait passe cnlre Iiii el le pelil tloc- teur quand il elait alle le chcrcher pour (Jonncr des sccours a sa mere, et ce souvenir lui inspira des idees melancoliques. Amine, qui voyait ce qui se passait dans Tesprit de son pereeldanscelui de Philippe, apporta a myn- heer Pools son chapeau ; et, le prenaiit doucement par le bras, elle le conduisit jusqu'a la porle de la maison. Le docleur ctait habilue acedera toutes les volontes de sa (ille, et il lut oblige de s'en alter, quoique evidemment contre son inclination. — Vous nous quittez silOt, Philippe? dit Amine en renlrant. — Oui, Amine, il le faut. Mais j'espLTe bien vous revoir avant de quitter ce pays. Dans lous Ls cas, je vais vous donner mes instructions. — Donnez- moi les clefs. Philippe ouvrit le butFct place le plus loin de la fenelre, et le coffre qui se trouvait dans le bas. — Voici mon argent. Amine; vous voyezque j'ai pu dire avec verile que j'avais de milliers de guil- ders. A present, lis me sont inutiles, car il faut que j'appreiine la profession de marin. Mais si je reviens, j'en emploierai une parlie a acheter un navire. — Et si vous ne reveniez pas? demanda Amine dun ton grave. — En ce cas, cet argent est a vous, ainsi que celle maison ct lout ce qui s'y Irouvc. LE VAISSEAr FANTOME. 85 — ^'avez-vous done pas de parents, Philippe? — Je n'en ai qu'un , — un oncle , qui est riche , qui n'a pas d'enCaiils, et qui ne nous a que bien peu aides dans notre delressc. Je ne lui dois que bien peu de chose, et il n'a bcsoin de rien. II n'y a dans le monde qu'un seul elre qui a fait naiire de rinterel dans mon ca3ur, et c'esl vous , Amine. — Je desire que vous me regardiez comme un frere , et je vous aimerai toujours comme ma soeur. Amine ne fit aucune reponse. Philippe prit, dans Ic sac qu'il avail deja ouvert, quelque argent pour les depenses de son voyage , et lermant ensuite le buffit et la caisse, il en remit les clefs a Amine. II ouvrait la bouche pour lui parler , quand on frappa legerement a la porte , et il vit entrer le pere Sejsen. — Que Dieu vous protege, mon fils, — et vous aussi , ma (ille , quoique je ne vous aie jamais vue. Je presume que vous etes la fille de mynheer Pools ? Amine le salua en faisanlune inclination de lele. — Je vols que cette chambre est ouverte a pre- sent, Philippe, et j'ai appris lout ce qui s'est passe. — Maisj'ai a te parler, Philippe, et il faut que je prie cette jeune fille de nous laisser seuls quelques instanls. Amine sorlit sur-le-champ , et le pere Seysen, s'asseyant sur le canape, fit signe a Philippe de T. I. 8 80 I.E VAISSEAU FANTOME. s'asseoir a c6lc de lui. La conversation qu'ils eurcnt ensuile ful Irop longuc pour que nous puissions la rapporler. Le pretrc fit d'abord a Philippe difTcren- tes questions relatives au secret de celui-ci; raais il ne put en oblenir les informations qu'il desirait, et Philippe ne voulul lui dire que ce qu'il avait dit a Amine. II lui apprilaussi son intention de faire un voyage dans les Indes , et lui dit que , s'il n'en re- venait point , il avait legue tout ce qui lui apparte- nait a la fille du docleur. Le bon pere lui demanda s'il savait quelle religion professait mynheer Poots; car le bruit courait qu'il n'en avait aucune, et on ne le voyait jamais a I'eglise. Philippe lui repondit avec sa franchise ordinaire, ajoulaqu'Aminc desi- rait recevoir des instructions religieuses, et le pria de lui en donner. Le pere Seysen y consentit vo- lonliers , el en ce moment leur conversation , qui avait dure pres de deux hcures , fut interrompue par le retour du petit docleur ; mais des qu'il aper- cut le digne pretre , il tournasur ses talons etsorlit de la chambre. Philippe appela Amine, et luiayant demande, comme une faveur, de recevoir les visi- les du pere Seysen , le digne vieillard leur donna sa benediction a lous deux , el se retira. — Vous ne lui avcz pas donne d'argent , j'es- pcre , mynheer Philippe ? dit Poots , qui rentra des que le pere Seysen ful surli. — Non , et je suis fachc de ne pas y avoir pensc. — Tant micux! — La plus petite piece d'argent LE VAissEAC fa:vtome. 87 vaul mieux que lout ce qu'il peut vous dire — Mais il nc faut pasqu'il vienne ici. — Et pourquoi n'y viendrait-il pas si Philippe le desire, mon pefc? — Cette maison est a lui. — Oh ! si mynheer Philippe le desire, cela change I'affaire ; mais vous sayez qu'il va parlir. — Ce n'est pas une raison pour qu'il n'y vienne plus, mon pere ; il viendra me voir. — Vous voir, ma fille ! quelle affaire peut-il avoir avee vous? — Mais a la bonne heure , qu'il vienne. Quaiid il verra que je ne lui donne pas uii seul stiver, il cessera bienlot ses visites. Philippe ne trouva pas roccasion d'avoir une autre conversation avcc Amine, el dans le fait il n'avait rien de plus a lui dire. Une heure apres , il lui fit ses adieux en presence de mynheer Poots , qui ne voulut pas les quitter un seul instant, espe- ranl toujours que Philippe dirait quelque chose relalivement a Targcnt qu'il laiss.iit chez lui ; mais cet espoir fut trompe. Philippe arriva en deux jours a Amsterdam, y fit les enquctes necessaires, et apprit qu'aucun ba- liment ne mettrait a la voile pour les Indes orien- tales avant quelqucs mois. II y avait dejalongtemps que la compagnie hollandaise des Indes orientales s'etait formee, et elle avait mis fin a tout commerce particulier. Les vaisseaux de la compagnie ne par- taient qu'a lepoque qu'on regardait comme la plus tavorable pour doubler le cap des Tempctes , nom 88 LE TAISSEAU FAITTOME. que les premiers aventuriers avaicnl donne au cap qui porta e.'isuite celui de Ronne-Espcrance. Un des navires qui devaient faire parlie de ia flolte, le Ter Schilling , vaisseau a trois ponls , etait dans le port, complelemcnt degree. Philippe alia trouver le capitaine, el lui dit qu'il desirail partir sur son bord pour apprendre la profession dc niarin. Comma il ne dcmandait aucune paye, et qu'il offrait au conlraire de payer une prime d'appreiitissage, le capitaine consentit volontiers a sa demande, et lui promit sa table , et une cabine semblable a celle du second lieute- nant. II I'assura qu'il ne manquerait pas de le faire r'lvertir quand il serait pret a mcttre a la voile; et Philippe, ne pouvant rien faire de plus, quant a present, pour I'accomplissement de son voeu , re- lourna cliez lui , et se trouva de nouveau pres (TAmine. Nous laisserons deux niois s'ecoulcr. Pendant ce lemps , mynheer Poots, qui remplissait avec zele les devoirs laborieux , mais lucratifs, de sa pro- fession , etait rarement chez lui , si ce n'est aux heures des repas , et nos deux jeunes gens se Irou- vaient presque toujours (etc a tele. I.eur amour mu- tuel augmentail chaque jour. C'etait plus que de I'a- mour; c'etait un devouement ardent et complet. Rien ne pouvait etrc plus atlrayant, plus seduisant, que la magnanime el lendre Amine. Elle ne son- geait pas a faire un secret de son attachement; il LE VAISSEAIJ FANTOME. S'J* sc inoiilrail dans lous ses discours, dans tous scs regards, dans tous ses gestes. Quelquefois le front de Philippe se chargeail d'urj sombre nuage, quand il songeait a la perspective incertaine qu'il avail sous les yeux; mais un sourire d'Aniine suffisait pour y rappeler la serenite. Si Philippe lui prenait lamain,s'ily imprimait unbaiser, s'illuipassait un bras autour de la taille , elle n'affeclait pas les airs d'une prude. Elle elait trop franche et trop con- lianle [)our dissimuler ; elle sentail que son bonheur dt'pendait de Tamour de Philippe, et elle ne cher- chait pas a Ic lui cacher. Deux niois s'elaieiit passes ainsi, quand le pere Seysen, qui venait souvent donner des instructions religieuses a Amine, arriva un jour tandis que Philippe lui pressait une main dans la sienne, et avait un bras passe autour de sa taille. — Mes enfanls. dit-il , je vous ai surveillcs de- puis quelque temps. — Cela n'est pas bien, — cela est dangereux. —Si, comme j'aime a le croire, vous avez le mariage en vue, Philippe, il taut que je joigne vos mains. Philippe tressaillit. — Me serais-je trompe, mon fils? demanda le prelre d'un ton severe. — Non, mon bon pere; mais n'insistez pas pour que je vous reponde en ce moment. II faul que jc parle a Amine. Quand vous rcviendrez denjain, lout sera decide. 90 LE VAISSEA€ FAMOME. Le pretre se rclira, cl Amine sc Irouva scule a\ ec Philippe. Ses joues se couvrirent d'uri coloris plus vif, et son coeur battit plus rapidement; car elle senlit que I'inslant qui devait decider de son bonbeur elait arrive. — Le bon pere a raison, Amine : cela ne peut durer. Que ne puis-je toujours rester pres de vous! Que men sort est cruel ! Vous savez que j'aime jus- qu'a la (race que vos pas laissent sur la terre;et pourtanl je n'ose vous demander de m'epouser. — Ce serait un acte d'egoisme ; — ce serait vous de- mander d'epouser le malbeur. — Non, Philippe, ce ne serait pas eponser le malheur. — Mais jc vais vous parler franchcmeql. .le ne sais comment les hommes aiment, mais je sais comment je puis aimer. — Si vous me quittiez a present , ce serait un acte , non-seulement d'e- goisme, mais de cruautc; car j'en mourrais, Phi- lippe; oui , j'en mourrais. — Vous dites qu'il faut que vous partiez; que voire deslin, votre fatal se- cret , vous en font un devoir. Soit ! — Mais ne puis- je done parlir avec vous? — Partir avec nioi , Amine ! Pour aller, oil? — a la mort peut-etre* — Oui , a la mort ! — Qu'est-ce que' la mort? la lin de tons les maux. — Je ne crains pas la mort; je ne crains que de vous perdre, Philippe. D'ailleurs voire vie n'esl-elle pas enlre les mains de celui qui a lout crce ? Vous m'avez donnc a entendre que IE TAissEAi fa:vtome. 9V vous avez etc choisi pour accomplir una lache. Pourquoi done seriez-vous si sur de niourir? Vous devez du moins vivre jusquVi ce que cetle laclie soil accomplie. Je voudrais savoir voire secret, Phi- lippe. I/esprit d'une femme pourrait peut-elre vous servir; et quand il ne vous servirail pas, n'y a-t-il pas de la consolation a partager la peine, comme le plaisir, avec un elre qu'on aime veritablement? — Amine, ma chere Amine; c'est mon amour, mon amour ardent, qui rne fait hesiter. Quel serait mon bonheur, si nous pouvions etre unis en cet instant meme! — Je sais a peine que dire ou que faire. — Je ne pourrais vous cacher mon secret, si vous etiez ma femme; et je ne voudrais meme pas vous epouser sans vous I'avoir appris. — Eh bien , Amine, vous allez le savoir ; — vous allez apprendre a quel dcslin je suis condamne; et vous deciderez vous meme ensuite. — Mais souvenez-vous que mon voeu est enregistre dans le ciel . el quil ne faut pas m'engager a le violer. Si, apres m'avoir entendu, vous consenlez a epouser un homme aux yeux du- quel lavenir s'offresous des couleurs si soinbres... — Voire secret, Philippe, voire secret ! s'ecria Amine avec impatience. Philippe lui conla alors dans le plus grand detail lout ceque nos lecleurs savent deja. Amine Tecouta en silence, et I'expression de ses trails ne changea pas un instant pendant tout ce recit, qu'il termina en parlant du voeu qu'il avail fait. 9? LE VAISSEAU FA:VT()ME. — C'csl uneelrangc histoire, Philippe, dit Amine. A present, ecoulez-inoi. — Mais d'iibord, rnontrez- moi ce roliquaire. je veux le regardcr. — Est-il pos- sible qu'il y ait tant de verlu dans ce pelit bijou? Pardonnez-moi, Philippe, mais ceLle hisloirc d'Eblis nie laisse des doutes. — Songcz que je ne suis pas encore bien ferme dans la nouvelle foi que le bon pere el vous, vous m'avez enseignee. Jenedirai pas qu'il est impossible que cela soil vrai , mais il peut m'elre permis d'iiesiler a le croire. — A present, Philippe, je vais supposer que tout ce qui est con- lenudaiis votre recit soil une verile constanle. En ce cas , independammenl de votre serment, vous ne fcriezque voire devoir en agissant comme vous vous le proposez. Et croyez-vous qu'Amine voulut vous en detouriier? Non, Philippe, non. Cherchez voire pere, s'il a besoin de voire secours; et sauvez-le, si vous le pouvez. — Mais vous imaginez-vous qu'une tache si difficile , si importante, puisse s'ac- complir des la premiere tentative? Oh , non ! Si le ciel vous a choisi pour la remplir, il vous protcgera au milieu de lous ks dangers; il vous perinettra de venir revoir bien des lois une femme qui vous pro- diguera des consolations et des preuvcs de lendresse; el si elle vous survit quand il plaira a Dieu de vous apptler a lui, votre souvenir el son amour vous sur- vivront aussi dans son coeur. — Philippe, vous m'a- vez permis de decider : — je suis a vous, mon cher Philippe." LE VAlSSEAl FAMOME. 0' Aminelui feridit les bras, et Philippe la serra cori- tre son coeur. Dans la soiree, il demanda a mynheer Pools la main de sa fiUe; et quand il eul ouvert sa caisse en sa presence, el qu'il lui eut fail voir ses sacs de guilders, le petil docleur la lui accorda avec lieaucoup de joie. l.e pere Seysen vinl le lendeniain malin , et fut irtforme de toul ce qui s'elait passe. — Trois jours apres, le carillon joyeux de loutes les cloches de I'e- glise de Terneuse annoricerent le mariage d'Amine Pools et de Philippe Vanderdecken. VII Ce ne fut que vers lafinde I'autofnne que Philippe fut cveillc de son reve d'araour et de bonheur. — car, helas ! les plus douces jouissances de cetle vie ne sont qu'un reve. Le capitaine du vaisseau sur lequci il devait partir le fit averlir qu'il allait metlre a la voile. OuelquectrangC que cela puisse paraitre, depuis le jour de son mariage avec Amine, Philippe ne s'occupaitplus a mcdiler sur sa destinee future. Si I'idec s'en presentait un instant a son esprit, il Ten baniiissait sur-le-chanip , el croyait qu'il serait suflisant d'acconnplir son voeu quand le nnoment se- LE VAISSEAU FANTOME. 95 rail arrive. Cependant, les heures s'ecoulaient, les jours succedaient aux jours , les semaines aux se- maines, et les mois aux rnois, avee cette rapiditequi est la suite d'une vie heureuse et Iranquille. Philippe oubliait tout dans les bras d'Amine, et elle avait soin de ne pas prononcer un seul mot sur un sujet qui pouvait rappeler un nouveau nuage sur le front de son mari. Le vieux Foots passait ses instants de loisir devanl les deux buffets, et ne se lassait jamais d'admirer la vaissclle d'argent, qui brillait alors de lout son ancien eclat. Un matin , vers la fin d'octobre. Amine entendit quclquun frapper a la porte avee la main, sans em- ployer le marteau. Elle I'ouvrit elle-merae, et vit un ctrangerqui lui ditpresque a voix basse qu'il vou- drait parler a mynheer Vanderdecken. C'etait un petit homme maigre , portant le cos- tume des marins hollandais de ce temps, et ayant sur la tele un bonnet de peau de blaireau. Tout son \isage etait d'un blanc mat sans aucun melange de coulcur; ses levres etaient pales, ses cJieveux te- naient le milieu entre le roux et le blanc ; il avait fort peu de barbe , et il aurait ele difficile de dire quel elait son age. Ce pouvait elre un jeune homme qu'une mauvaise sanle avait conduit a une decre- pitude prenjalurcc, ou un vieillard joignant une bonne consLilution a un corps decliarne. Sa pau- piere droile elait fcrmee, et il etait evident qu'elle ne couvrait plus Ic globe de Tccilj mais son ocil 9r» LE VAISSEAIT FANTOME. gauche clait a lleur de teto. crune dimension pen or- dinaire, el pas un cil uci\ hordail Ics paupieres. Cct ceil etait si remarquablc , que lorsqu'on regardait eel homme, on voyait son oeil, et Ton ne voyail plus autre chose. Ce n'etait pas un homine n'ayantqu'un ceil , c'elait un oeil auquel un hommu etait attache. Le corps n'etait que la lour qui soulenail le phare, el il n'excitait pas plus d'allenlion que I'edifice, au haul duquel est le (anal, n'allire celle du navigateur. Cependant,cethommc, quoiquede pelile taille, etail bien fait; ses mains ne ressemblaient pas a celles d'un malelol ordinaire; ses traits, quoique durs, etaient reguliers ; il avail un air de superiorile meme quand i! parlait avec humilile, el Ton remar- qu.iit dans sa physionoinie quelque chose qu'on ne saurait decrire, qui faisait qu'on ne pouvail le voir sanseprouver unesortede terrcur respectucuse. Les yeux noirs d'Amine se fixerenl un instant sur lui , et ce fut avec un frisson involonlaire qu'eile le pria d'entrer. Philippe fut tres-surpris en voyanl eel elranger, qui , sans lui dire un seul mot, s'assit a c6te de lui sur le canape. Le seul fait qu'il prenait la place qu'Amine venait de quitter , fut un mauvais augurc pour son esprit. Tout ce qui lui etait arrive se re- Iraca sur-le-chainp dans sa memoire, el il fut con- vaincu que le moment etait vcnu ou une vie de fa- tigues et de dangers allait succeder a des jours de paix el de bonheur. Ce qui le frappa parliculiere- LE VAISSEA13 FA.^TOME. 97 menl , ce fut une sensation de froid qu'il cprouva quand ce petit homme s'assit a son c6te. 11 palit, mais il garda le silence. L'elrangcr fixa son oeil suc- cessivement sur Amine et sur tout ce qui se trou- vait dans rappartemeiil. Enlin, il adressa la parole a Philippe, enlremelant ses discours d'un leger rire qui ressemblait plulot a un ricanement. — Hi , hi , hi ! — Philippe Vanderdecken , voiis lie me connaissez pas? — Non, repondit Philippe avec humeur. La voix du borgne avail quelque chose de parti- culier. Cetait une sorte de cri etouffe, dont le son retentissait encore a I'oreille longtemps apres qu'il avait cessc de parltr. — Je suis Schriftcn. un des pilotes du Ter Schil- ling , et je viens , — hi, hi, hi ! — \ous arracher a Tamour, au luxe, dit I'elranger en regardant succes- siveinent Amine el les deux buffets ; et a ceci aussi, ajoula-t-il en se levant el en frappant du pied , a la lerrelerme, — hi, hi, hi! — pour aller Irouver peut-etre un tombeau dans TOcean. — C'est une idee agreable, hi, hi, hi ! Philippe elait vivcmenl tente de mellre cet homme fi la porlc. Mais Amine, qui elait dcboul devant Pe- tranger, les bras croises sur la poitrine , lui dit en le regardant avec mepris : — Nous devons tous subir noire de^lin : pcu ini- porlc que ce soil sur tcrre ou sur mcr. Quand Phi- lippe Vanderdecken verra la mort en face, ses joues T. I. 9 U8 IE VAISSEAU FANTOME. ne seronl pas aussi pales que le sont les v6lres en ce moment. — Oui-da! repondil Schrillen , eviclemmcnt pi- que (le Irouver tant de sang-froid et de courage dans une ferame si jeune et si belle. Rcmarquant aiors la petite statue de la Vierge Marie sur la ta- blette de la cheminec, ii dit a Philippe : — Vous etes calholique. a cc que jc vols? — Oui. — Cela vous rcgarde-t-il ? — Quand le batiment doit-il mcltrc a la voile? — Dans une semaine. — Hi, hi, hi ! — Cost un avertissement a court terme; — vous n'avez que sept jours pour vous preparer. — C'est plus qu'il ne faut , dit Philippe en se le- vant; diles au capilaine que je serai a bord a I'epo- que fixee. — Venez, Amine, nous n'avons pas de temps a perdre. — Un instant, Philippe ; noire premier devoir en cc moment est I'hospitalite. — Peut-on vous offrir quelques rafraichissements, mynheer? — D'aujourd'huienhuit, dit Schrifien a Philippe, sans rcpondre a Amine. Philippe Hi un signe de tete, et Schriften se retira sans dire un mot de plus. Amine se laissa tombcr sur le canape. Le reveil de son court songe de bonheur avail ete Irop sou- dain , Irop brusque., trop cruel , pour une femme passionnement altachee a son mari, en depil de son caraclere heroique. II y avail dans les paroles el les nianieres du messascr borgne une malignile cvi- I.E VAISSEAU FAXTOME. 99 dente. On aurail (lit qu'il en savait plus que les au- tres , ce qui jetait le Irouble et la confusion dans les idees des deux jeunes epoux. Amine ne pleura pas, niais elle resta le front appuye sur scs deux mains, tandis que Philippe marchait a grands pas dans la petite chambre, occupe tour a tour du passe, du preserjt et de I'avenir. (^)uelques minutes le rendi- rent a lui-meme, il s'assit a c6le d'Amine, et la serra dans ses bras. lis gardcrent le silence ; cbacun d'eux savait a quellcs pensees I'autre elail livre ; et quelque difficile que fiit cet effort, ils s'armaient de tout leur courage pour supporter I'idee qu'ils de- vaient dcsormais etrc conslamment separes dans ce raonde. s'ils ne I'etaient pas pour loujours. Amine fut la premiere a parler. Elle appuya une main sur son cceur, comme pour en calmer les pal- pitations, eldit a son mari : — Siirement, Philippe, ce ne peut etre un messager terrestre. iN'avez-vous pas senti un frisson glacial quand il s'est assis pres de vous? J'ai eprouve celte sensation quand il s'est approche de moi. Philippe avail la meme idee qu'Amine, mais il ne voulait pas I'alarmer en avouanl qu'il partageait la meme conviction. — Cest son arrivee soudaine , Amine, lui dit-il, ce sonl ses manieres etranges qui out fait cede impression sur voire imagination. Je n'ai vu en lui qu'un homme que sa difformile prive de tout espoir de bonheur, et qui est jaloux de celui des aulrcs. II est evident qu'il a trouve un malin 100 LE VAISSEAL FA-VTOME. plaisir a s'acquillerd'uri message qui devait Iroubler iiolre lelicilt'. Ce n'cst que cela , ma chere , soyez-eu bien sure. — Et quand ma conjecture scralt juste, qu'im- porte? Voire position n'en devicndrait tu plus ter- rible ni plus descsperee. Comme votrc femme, Phi- lippe, je me sens moins de courage que lorsque je vous ai donne ma main ; je ne connaissais pas alors toute I'etendue de la perte que je dcvais faire. Mais lie craigncz rien ; je suis preparee a tout , et je suis fiere que celui dont je porle le nom ait ete choisi pour unc telle laehe. — Vous ne pouvez vous etre Irompe, Philippe ! — jNon , Amine ; je ne me suis trompe ni en re- cevant ma mission, ni en comptant sur mon cou- rage, ni en choisissant une femme, repondit Phi- lippe en Tembrassant tendrement; c'est la volonte du ciel. — Qu'elle s'accomplisse done! dit Amine en se levant. La premiere angoisscest passee ; je me sens n»ieux h present. — Mais n'avoir qu'une courle se- maine ! — Je voudraisque ce n'eiit ete qu'un jour, s'ecria Philippe; le tourment eut ete plus court. — 11 est venu irop tot, le monslre a un ceil ! — Ne parlez pas ainsi , Philippe; je le remcrcic de nous avoir laissc une semaine; ce temps n'cst pas trop long pour me sevrer de mon bonheur. Si j'elais lemme a vous tourmenter par mes larmes , LE VAISSEAU FATfOME. 101 par mes prieres, par mes reproches, un jour serait plus que suffisant pour une pareille scene de fai- blesse de ma part , et de souffrances de la votrc. Mais votre Amine connait mieux son devoir, Phi- lippe. II faut que vous partiez , comme un ancien chevalier, pour vous exposer au danger el peul- etrc a la mort ; Amine vous armera , veillera a ce que rien ne manque a voire armure, et vous verra partir avec confiance el dans I'espoir de voire re- tour. — Une semaine n'est pas lorigue , Philippe, quand on I'emploie comme je comple I'employer , — a nous exprimer nos sentiments mutuels , — a graver dans ma mcmoire chaque parole qui sortira de voire Louche, pour en nourrir mon amour dans ma solitude pendant voire absence. — Oui , oui , I'hilippe, je rcmercie le ciel de nous avoir accorde une semaifle. — Vous avez raison , Amine , j'en dis autant; et apres tout, nous savions que cela devail arriver. — Oui, mais Tamour m'avait fait perdre la me- moire. Leur conversation fut inlerrompue par I'arrivee de mynheer Pools. 11 Tut frappe du changement survcMU dans les traits de sa fille, el il s'ecria : — Saint prophele ! qu'est-il done arrive? — Rien que ce que nous altendions . repondit Philippe; ~ je vais vous quitter, le batiment met a la voile dans huit jours. • — Oil ! vous partcz dans huil jours ! 3. 1(>2 LE VAISSEAC FAMOME. La physionomie tin petit docleur avail une ex- pression presqiie burlesque tandis qu'il proiioncait ces paroles ; car son avarice se rejouissait du depart de Philippe, et il faisait les plus grands efforts pour cacher sa joie. Enfin, il parvint a prendre un air grave, et ajouta : C'est une mauvaise nouvelle , mynheer Philippe. Aucun des deux epoux ne lui rcpondit, et lous deux quitlerent la chambre. Nous ne dirons rien de cette semaine . qui fut employee aux preparatils du depart de Philippe ; — nous ne parlerons pas de rheroisme d'Amine, qui savait cacher I'agonie qu'elle eprouvait a I'idee de sa separation prochaine d'avec un mari adore; — nous garderons le meme silence sur ce qui se passait dans le coeur de Philippe, qui allait quitter I'aisance, Tamour et le bonheur pour s'exposer aux privations, aux dangers et a la mort. Ce Cut une se- maine bien longue pour tons deux, quoiqu'il leur pariit quele temps avail des ailes;elils eprouverent presque un soulagement quand le jour de Icur sepa- ration fut arrive. — Philippe, dit Amine, tandis qu'ils etaient assis sur ie canape en se tenant la main ; je supporterai plus aisement mon malheur quand vous serez parti. Je n'ai pas oublie que vous m'aviez avertie que ce moment arriverait, et que mon amour m\i fail con- sentir a m'y exposer. Mon coeur me dit souventque je vous reverrai ; mais vous rcvorrai-je vivant? — LE TAISSEAU FAIVTOME. tOo Je vous altendrai dans ccUe chambre, Philippe; assise sur ce canapi', qui sera rcmis a son ancicnnc place. Si vous ne pouvez revenir vivant , monlrez- vous a mes yeux apres voire mart , si vous le pou- vez. — Que la foudre cclale ; qu« la-fenelre et Ics volets s'ouvrcnl d'eux-mcmes ; mon coeur ne crain- dra rien , il ne s'ouvrir'' qu'a la joie dc voir meme voire esprit. — Apprcnez-moi vous-meme voire mort; je saurai alors qu'il n'y a plus de bonheura esperer pour moi jusqu'a ccqueje vous ale rejoint dans un autre monde . dans un monde de felicile elernelle, si les fcmmes y sont admises, comme voire foi nous {'assure. — Pronneltez-le-moi , Phi- lippe! — Je vous promets lout ce que vous desirez, pourvu que le ciel le permette. Mais, Amine, dit Philippe d'une voix tremblante, le moment est ar- rive, — je ne puis... Dieu misericordieux! quelle epreuve! — Amine, je ne puis rester plus long- temps ! Amine Gxa ses yeux noirs sur son mari , — elle ne put lui parlcr, — ses trails furent agiles de con- vulsions, — la nature ne put combattre plus long- lemps le desespoir qu'elle avail cache avec tant de soin. — Elle lomba dans les bras de son mari, el y resla sans mouvemenl. II imprima un dernier bai- scrsurses Icvres pales, et s'apercut qu'elle avait perdu connaissance. — II vaul mieux que je la quille ainsi , pensa- f04 LE VAISSEAL FAMOm'e. t-il,elle eiisoufft'ira moins. Ilappela mynheer Pools qui elait dans la ciianibre voisinc , el qui vinl sur- le-champ donner dcs sccours a fdle, cl , prenarit encore un baiser sur son fronl. il sorlil de la mai- son longlemps avaiit qu'Amine fiit revenue de son evanouissement. \lll Avant de suivre Philipije Vauderdecken dans sa carriere d'aventurier , il est a propos de rappeler brievement aux lecteurs les circonstances qui avaienl dirige les enlreprises des Hollandais vers les coiitrees de rOrient , qui claient devenues pour eux une source de richesses qu'ils regardaient eomme inepuisabie. Commencoiis par ie commencement. Charles- Ouint, apres avoir ele maitredela plus granrle [)ar- tie de TEurope, se relira du monde pour raisons bicn connues a lui-meme , et partagea ses posses- 10G l.E VAISSEAU FAWTOME. sions enire Ferdinand ct Philippe. II donna au pre- mier rAutrichc et ses dependnnces, ct I'Espagneau second ; mais pour rendre le partage cgal, ii ajouta a I'Rspagne les Pays-Bas , et quelques millions d'in- dividus qui y vegetaient. Apres avoir ainsi dispose de ses semblables a sa satisfaction, il enlra dans un couvent, se reservant un revenu modique, douze hommcs et un petit cheval. S'il se repentit dc cetlc fantaisie , et s'il se servit jamais de ce petit cheval , c'est ce que nous ne pouvons dire ; mais une chose cerlaine, c'est qu'il mourul deux ans apres. Philippe pensa — comme d'autres I'ont pense apres lui — qu'il avait droit de faire ce que bon lui scmblail de ce qui lui apparlenail. 11 priva done les llollandais de plusieurs de leurs privileges ; mais pour les en dedommager, il etablit chez eux I'inquisition. Les Hollandais murmurerent ; et pour metiro fin a Icurs murmures, il en fit briiler un bon nombre. Les Hollandais , qui ont du penchant pour I'eau, protesterent contre une mesurc qui elait Irop ardenle pour leur constitution. Une re- voke cclala, et le due dWlbe ful envoye a la tele d'une forte armee, pour prouver aux Hollandais que i'inquisition etait un etablissement de charite chretienne. Celte legere difference d'opinion causa une guerre qui dura pres dc quatre-vingts ans, et dans laquelle quelques ceiitaines de niillicrs d'hommes n'eurent pas le desagremeut de mourir dans leur lit. Celte LE VAISSEAC FANTOME. 107 longue guerre se lermina par la declaration de I'in- depenflance des sept Provinces-Unies. — Mainte- nanl, il faut retourner siir nos pas. Apres que Vasco de Gama cut Irouve le moyen d'aller aux Indes en doublant le cap de Bonne- Esperance, il se passa un siecle avant qu'aucune autre nation songeat a en profUer comme les Porlu- gais. Enfin, I'esprit enlrcprenant des Angkiis s'e- veilla. Mais les Portugaisreclamaient le passage aux Indes par le cap de Bonne-Esperance, corame leur apparlcnant exclusivemeiit, et ils employerent la force pour le defendrc. Nulle compagnie de com- merce n'etail assez forte pour s'opposer a eux, et aucun gouvernement iie connaissait assez bien la valeur du commerce avec les Indes pour vouloir decider la question par une guerre. Les avenluriers anglais cherchereiit done a dccouvrir au nord-ouest un passage sur lequel les Portugais ne pussent cle- ver de pretentions, et une bonne parlie du quin- zieme siecle se passa en tenlalives inutiles pour y reussir. Enfin, ils y renoncerent, et resoiurent de ne plus se laisser effrayer par les demonstrations belliqueuses des Portugais. Une expedition partit alors d'Angleterre sous les ordres de Drake, et cet habile et courageux navi- gateur obtint plus de succes qu'on n'aurait ose I'espcrcr. II revinl en Angleterre, en mai I08O, apres un voyage de pres de trois ans, rapportant avcc lui de grandcs richesses. ct aya:jt pi is les ar- 108 IE VAISSEAD FANTOME. raiigements les plus favorables avcc le roi des Mo- luques. Cavendish et pliisieurs aulres suivircnt son excm- pie en 1600, et eurenl Ic memc succes. La compa- gnie anglaise des Indes oricntales obtint du gouver- nement sa premiere charte, et, a I'epoque de notre hisloire, elle faisait un commerce avantageux avee les Indes depuis plus de cinquanle aris. Pendant lout, le temps que les Hollandais avaient ete vassaux de la couronne d'Espagne, ils avaient eu coutume d'envoyer des navires a Lisbonne pour y prendre des cargaisons de marchandiscs des Indes, et les distribucr ensuite dans loute TEurope. Mais quand ils furent en querelle avec Philippe, ce prince, pour les en punir, leur defendit Tentree de ce port. II en resulta que, lout en combaltant pour leur in- dependance, ils fireiit parlir pour les Indes diverses expeditions qui reussirent; et, en 160i, les divers speculateurs se Cormerent en compagnie, sous les auspices de leur gouvernemerit,a peu pres suivant les memes principes qui avaient ete adoplcs pour etablir la compagnie anglaise des Indes orientales, et, en commencant dans ce pays, elle avail obtenu encore plus de succes que les Anglais, pendant en- viron le mcme espace de temps. A I'epoque dont nous parlous, les Anglais el les Hollandais faisaient done le commerce dans les mers des Indes depuis j)Ius de cinquanle ans. l>es Porlugais avaient perdu prcsquc tout leur pouvoir, LE VAISSEAU FANIOME. 109 par suite des arrangements que leur cupidite et leurcruaule avaient force Ics puissances de I'Orient a prendre avec leurs rivaux. Quelles qu'aienL ele en somme les obligations que Jes Hollandais eurenl a I'Angleterre pendant qu'ils luttaient pour Icur indepeiidance, il parait que leur reconnaissance ne s'clendit jamais au dela du Cap; car, de I'aulre c6te, les Portugais, les Anglais et les Hollandais se combattaient indistinctement , et capturaient les vaisseaux les uns des autres sans ceremunie. II n'y avait dans ces parages d'autre loi que celle de la force. Chacune de ces nations etait quelquefois obligee d'inlervenir ; mais jusqu'au moment dont il est question, cette intervention n'a- vail ete qu'une guerre de papier, car il elait facile de voir que tous avaient tort. En 1650, Cromwell usurpa le Ironed'Angleterre, el I'annee suivante il jugeaa propos d'entamer une guerre centre la Hollande, demandant, entre autres choses, satisfaction pour la maniere dont les Anglais avaient ete traites a Amboyne, environ trente ans auparavant, el pour le meurlre de son ambassadeur regicide, qui avait eu lieu la meme annee. Pour prouver que ses demaudes etaient serieuses, il saisit plus de deux cents batimcnls de cette nation, et les Hollandais, fort a contre-coeur, se Irouverenl obli- ges den venir a une guerre. Blake et Van Tromp se livrcrent plusieurs combats obslines. Dans rhisloire d'Anglelerre, la victoire est presque LE VAISSBAU FANTOME. T. I. Ill 110 IE YAISSEAC FAMOME. iiivarial)lcmeril allribuce aux Anglais; cello de llollande accorde les honncurs du triomphe aux Uollandais. Le fait est que tous ccs combats se li- vrerent avec un lei acharnement que, dans chaquc action, Ics deux partis pouvaienl se regarder comma batlus. Quoi qui! en soil, la pais fut signee enl6i)4, les Hollandais promctlant — d'Oter leur chapeau, — toules les fuis qu'ils rencontreraient un Anglais sur mer ; acte de politesse auquel mynheer ne (it aucune objection, attendu quil ne lui coiitait rien. Ayant ainsi explique quelle elait la situation des choses, a I'egard du commerce de Tlnde, a Tepoque du depart de Philippe, nous reprendrons le fil de noire hisloire. Philippe arriva a Amsterdam en deux jours. Son premier soin fut d'acheter une forle chaine d'acier pour remplacerle ruban noir qui avail attache jus- qu'alors le petit reliquaire autour de son cou. Aprcs avoir fait cette emplctlc, il se reudit a bord du Ter Schilling, avec son bagage. 11 n'avait pas oublic d'apporler la somme qu'il avail promis de payer, a litre de prime d'apprenlissage, el ce qui pouvail lui elre neccssaire pour ses propres besoins. La soi- ree etait doja fort avancee quand il arriva a bord de ce batiment, qui etait a Tancre, entourc des autres navires composant la flotte des Indes. Le capitaine, qui se nommait Kloots, lui fit le meil- lenr accueil, lui monlra sa cabine el le laissa en- suile sur le ponl pour descindrc dans la calc, on il LK VAISSEAL FAMOUE. Ill avail a decider uiie question relative a la cargaison. — Et voici done, pensa Philippe, voici done le haliment sur lequel je dois faire ma premiere ten- tative, — ma premiere el peul-elre ma derniere ! (lombien pen mes compagnons de voyage peuvent se figurer le motif qui me le fait entr^prendre ! — (>omrne iis sont difTercnts de ceux qui delerminent lesautrcs! Est-cc pour chcrcher la fortune? Non. Est-ce pour salisfaire un esprit curieux ct inquiel? Non. Je cherche a m'ouvrir une communication avec les morts. — Mais pent elle avoir lieu sans danger pour moi ct pour ceux avec qui je vais faire voile? J'en doule fort. S'ils connaissaient mes desirs el mes intentions, soufTriraient-ils que je restasse une hcurea bord? Superslitieux comme le sont les marins, ils trouveraient une bonne excuse pour se defaire d'un lionime charge d'une telle mission. — Et comment pourra t-elle s'accomplir? Ma perseve- rance seule, avec I'aide du ciel, pent eclaircir ce mystere. Tout en faisant ces reflexions, il avail les bras croises,les yeux leves vers le ciel, et il ne sem- blail pas s'apercevoir de la pluiequi tombait. — Ne feriez-vous pas mieux de descendre dans voire chanibre? lui dit une voix douce qui le fit Iressaillir en le lirant de sa reverie. C'ctait celie du premier lieutenant, nomme Hille- brant, liomme de petite taille, mais bien fait, etpa- raissanl avoir environ tiente aris. Ses longs clieveux blonds, boucles, tombaienl sur ses epaulcs ; il avail il2 LE VAISSE\D FA?ITO>IE. le teint blanc, les yeux du plus beau bleu, et quoi- qu'il n'cut ni Fair ni les matiieres d'un marin, per- sonne ne connaissait rnieux sa profession, et n'en rempb'ssait mieux les devoirs. — Je vous remercie, rcpondit Philippe; j'avais oublie ou j'etais ; mes pensees m'avaient transporte bien loin d'ici. Bonsoir, je vais suivre voire avis. Le Ter Schilling, comme la plu['arl des navires (Je ce temps, elait conslruit tout differcmment que CL'ux du ii6lre. II etait du port d'enviroii qualre cents tonneaux, h fond plat, et la largeur s'en di- niinuait progressivement,de sorle que le poiitclail a peine de inoitie aussi large que la cale. Tous les batiments de la Compagnie etantarmcs, le premier ponl n'etail pas encombre de marchan- dises, et il s'y Irouvait de chaque cote six canons dc neuf livrcs de balle. Les sabords en etaient petils et ovales. Sur Pavant, un autre petit pont partait du haut des ap6tres, et on Tappelait le gaillard d'a- vant. Sur I'arriere, la poupe s'clevait tres-haut hors de Teau. Le beaupre etait place verticalement, et formait un quatrieme mat, sur lequel etaient iixees une civadiere et une conlre-civadiere. Sur le gail- lard d'arriere etaient places divers instruments de guerre, hors d'usage depuis longlemps, et qu'on nommait d\ovs coehorns Gipatteraroes . lis tournaient sur un pivol, et on les pointait par le moyen d'un manche de fer attache a la culasse. La voile du mat d'arlimon, repondanl a la brigantine de nos jours. LE VAISSEAU FAJITOME. 1 lo elait enverguce sur une anlcnne. Apres cette des- criplion, il est a peine necessaire d'ajoulcr que la conslruclioii parliculiere des naviresne conlribuail pas peu a augmenter, a cette epoque, les dangers d'un long voyage. L'equipage du Ter Schilling se composait du ca- pitaine, de deux lieutenants, de deux pilotes , et de quarante-cinq hommes. Le subrecargue n'elait pas encore arrive a bord. La channbre sous la dunelle lui elait destinee ; le capitaine et les lieulenanls avaient la leur sur le premier pent. Quand Philippe s'eveilla, le lendemain matin, il vit que les huniers etaient hisses, et que tout elait prepare pour lever I'ancre. Quelquesnavires avaient deja appareille. Le temps elait beau, la mer tran- quille; et la nouveaute de la scene qu'il avait sous les yeux empechait I'esprit de Philippe de se livrer a ses sombres reflexions. l>e capitaine, mynheer Kloots , elait debout sur la dunelte, ayant en main une pctile iongue-vue en carton, a I'aide de laqut'iie il regardait du c6te de la ville. II avait, suivant Tusage, la pipe a la bouche; et la lumee qui en sorlait obscurcissait de temps en temps les lenldlcs de sa lunette. Philippe monta sur la dunette et le salua. Mynheer Kloots avait un embonpoint remarqua- ble, et la quantite de \etemcnls qu'il porlait laisait qu'il paraissait en avoir encore davantage. Ceux qu'on voyait pardessus les aulres, etaient un bun- 10. tl4 LE VAISSEAU FAMOME. net de peau de renard, sous Icquel paraissait le Lord d'un bonnet tricote de laine rouge; — une vesle de peluche rouge, avec de grands boulons de metal; — une jaquette de drap vcrle, couverle d'une autre, plus large, en gros drap vert, ayant ia forme de ce qu'on appellerait aujourd'hui un spen- cer. — II portait dcs culottes de peluche noire, dcs bas de laine bleus, des souliers a sernelles epaisses, et de grandes boucles d'argent. Un ceinluron re- tenait autour de sa laille un tablier de loile , qui descendait prosque a ses genoux , et ce ceinturon soutenait un couteau de chasse dans un fourreau de peau de requin. Sa laille etait proporlionnee a son enobonpoint; ses cheveux grisonnants volli- geaient au gre de la brise , et le bout de son nez etait pourpre, couleur qu'il devait a I'usage frequent de sa bouteille de schnapps, et a la chaleur d'une pipe a court luyau, qu'il avail toujours a la bouche, a moins qu'il n'eut a la remplir, ou a donner quel- ques ordres. — Bonjour, mon flis, dit le capitaine , otant un instant la pipe de sa bouche. Nous sommes retenus par le subrccargue, qui ne parait pas prcsse d'ar- river. 11 y a une heure que le canot est a terre a I'attendre, et nous serons les derniers a lever Tan- ere. Je voudrais que la Gompagnie nous dispensat de la presence de ces messieurs, qui ne servent qu'a retarder toutes nos manoeuvres; c'est mon opinion du nioinS; niais on pensLMJinVremment a terre. LE VAI.SSE\U FAM05IE. 115 — Quelles sonl leurs fonclions a bord ? demaiida Philippe. — Leurs fonctions sonl de veiller a la cargaison et au traflc, et s'ils se bornaient a cela , nous n'au- rions pas a nous plaindre ; mais ils se melent de lout, veulent decider de tout, et ne s'inquietent que de leurs aises, sachanl que nous n'oserions leur resisler, car ils n'ont qu'a dire un mot pour qu'on refuse une charte a un navire. La Compagiiie exige qu'ils soient recus avec tous les honneurs d'usage, et nous les saluons de cinq coups de canon quand ils arrivent. — Connaissez-vous celui que vous attendez? — Seuleinenl par oui-dire. — Un capitaine, avec qui il a fait un voyage, m'a dit qu'il crainl horrible- ment les perils de la mer, et qu'il est tout gonlle de son importance. — Je voudrais qu il arrival. II me larde que nous mettions a la voile. — II faut que vous aimiez a courir, mon flis, car j'ai entendu dire que vous avez une bonne maison, et une jolie lemme p ;r dessus le marchc. — Je desire voir le monde, et il faut que j'ap- prenne voire profession avant que j'acheteun navire et que je tache de faire ma fortune. — La mer fait la forUine des uns et dctruit cellc tk'S autres. — Si je pouvais faire de ce vaisseau une bonne maison, el que j'eusse assez de guilders pour y vivre dans Taisance, vous ne me verriez [»as de- lie I.E V\ISSE\U FA.'^TOME. bout sur celtc (lunette. J'ai double deux fois le Cap^ el c'cst nssez pour un bomme; on peut no pas avoir le meme bonheur la troisieme. — Cetle navigation est-eile done si dangereuse? — Aussi dangereuse que peuvent la rendre une iner houleuse, des courants, des rochers, des bancs de sable, des terapetes et des ouragans; — pas da- vantage. Meme quand on est a Tancre dans la baic, de ce c6te du Cap, on ne peut y rester un moment sans trembler ; car le vaisseau peut chasser sur son ancre et etre pousse par le vent, soit en pleine mer, soit a la cote au milieu des sauvages, avant qu'on ait le temps d'6ter sa pipe de sa bouche. Mais, de I'aulre c6te du Cap, on peut faire voile des semaines entieres sous un ciel serein, sur une mer tranquille, avec le vent en poupe, sans avoir besoin de changer une manoeuvre. — A quels ports loucherons-nous, mynheer? — Je ne puis trop vous le dire. Gambroon , dans le golfe i'ersique, sera probablement le rendez- vous de toute la ilotte. La, elle se separera. Les uns iront droit a Bantam dans I'lie de Java, les autres auronl ordre de naviguer dans les delroits pour y prendre une cargaison de camphre, de gomme, de henjoin, de cire, d'or et d'ivoire. Si nous sommes envoyes de ce cote, mynheer Vanderdecken, metiez- vous des naturels du pays, car ils sont feroces el Iraitres, et leurs couleaux a lame courbe, qu'ils appellent des cries, sont empoisonnes. — J'ai eu a LE VATSSEAU FAPTTOME. 117 combaUre plus d'une fois dans ces parages les An- glais et les l^orlugais. — Mais a present la Ilollande est en paix avec ces deux nations. — Sansdoute; mais, en doublantle Cap, un na- vire ne doit pas compter sur sa charte, et les An- glais nous inarchent sur les talons partouf ou nous allons. — Je soupconne qu'on s'altend a des hosli- lites, et que c'esl pour cette raison que la flotte est si nombreuse et si bien armee. — Combien de temps croyez-vous que voire voyage durera ? — Cela depend des circonstances; — enviroji deux ans; peut-elre moins longtemps, si nous ne sommes pas relenus par des acles dhoslilite, commc je m'y attends. — Deux ans! pensa Philippe; eire deux ans sans revoir Amine! Et il soupira en songeant que leur separation pouvail elre ctcrnelle. — Deux ans se passent bien vite, mon fils, dit le capilaine, qui lut dans les pensees de Philippe; j'ai fait un voyage qui en a dure cinq, et qui a ele fort malheureux; car je n'en ai rien rapporte, pas meme mon navire. J'avaisete cnvoyc a Chittagong, a Torienl de la grande baie du Bengale, et j'y restai a I'ancre pendant trois mois sur la riviere. J^es chefs du pays voulurent me retcnir par force, et refuse- rent d'acheler ma cargaison et de me permetlre de la vendre a dautres. Ma poudre avail ete portee a 118 LE VAISSEAL FANTOME. t< iTc, el je n'avais aucuii moyen de resistance. Les vers rongercnt la cale de mon navire, el il s'enfonea sur ses ancres. Les chefs savaient que cela arrive- rait, et qu'alors ils auraient la cargaison a bon niarche. IJn autre batiment nous ramena en Hol- lande. Sans cetic trahison, je n'aurais pas eu besoi.'i de faire ce voyagc-ci ; niais a present mon gain est peu de chose, car la Compagnie ne perniet aucun commerce prive. Mais le voici enfin ! je vois que le canot a quilte le rivage, el a arborele pavilion de hi Compagnie. — Mynheer Ilillebrant , veilicz a ce que les canonniers soient prelsa saluer le subrecargue. — Que desirez-vous que je fasse a bord ? demanda Philippe; a quoi puis-je elre utile? — A peu de chose , quant a present ; a moins qu'il ne survienne de ces coups de vent pendant lesquels il n'y a pas un individu qui ne puisse servir. 11 faul voir faire les aulres pendant quelque temps, et apprendre. Cependant, vous pourrez meltre au net le journal qu'on lient pour le soumettre a Tin- speclion de la Compagnie, et m'aider de differentes manieres, quand vous aurez pris le dessus sur le dcsagreable mal de mcr qui attaque tons ceux qui prennent la mer pour la premiere fois. J.e meilleur remede est de vous serrer un mouchoir autour du corps, de maniere a comprimer Testomac , et de rendre de frcquentes visiles a ma bouteille de schnapps, qui sera toujours a voire service. — Mais il faut songer a recevoir le facteur de la tres-puis- I.E VA15SEAU FAMOME. 110 sanle Compagnic. — Mynheer Hillcbranl , failes tirer le salul. On lira cinq coups de canon , el quand la fumec fut dissipee, on vit le canot arriver bord a bord. Le subrecargue y resia jusqu'a ce qu'on eiit hisso sur le pont differenles caisses portanl les armes de - la Compagnie ; et alors il y monta a son tour. Cetait un petit honime maigre , ayant sur la tete un chapeau a trois comes , galonne en or, couvrant une grosse perruque a trois marteaux. 11 portait un liabit de velours cramoisi , a larges p^ins ; une veste de soie blanche, brodce en fleurs decouleur, dont les poches lui descendaient a mi-cuisses ; des cu- lottes de satin noir; des has de soie blancs ; et des boucles d'or a ses jarretieres ainsi qu'a ses sou- liers. Qu'on y ajoute des nianchettes de dentelle, et une canne a pomme dor, et le Iccleiir aura un invenlaire complet du costume de mynheer Jacob Jansz Von Stroom , subrecargue de la compagnie liollandaise des Indes orientales , a bord du Ter Schilling. Tandis qu'il regardait aulour de lui , avec un air de stjperiorile ; entoure, a une distance re.«pec- lueuse, du capilairie . des ofTiciers et de tout Tequi- page, il aurait pu rappeler a Timagination le ta- bleau du singe qui a vu le monde. Personne ne montrail pourtant la moindre cnvie de rire ; on sa- vait que c'etait un personriage important, pt i! fut recu avcc tout le respect qu'il altcndait. 120 I.E VAISSEAU FA?iTOME. Ccpendanl, mynheer Von Siroom ne parul pas desirer de reslcr longlcmps sur Ic ponl. II demanda qu'on lul monlrat sa chambre, et le capilaine Ty conduisit lui menie. Dcs qu'il y fut cnlre, on leva Tancre et I'on dcploya les voiles. Pendant qu'on y Iravaillait, la sonnetle de la chambre, sous la du- nelte , — celle du subrecargiie , — se fit enlerulre avee une force extraonJiiiairc. — Que lui manque-t-il deja? dit le capilaine. Mynheer Vanderdecken, voulez-vous bien aller lui dcmander ce qu'ii lui faut? Le bruit de la sonnetle conlinuait, et Philippe, en ouvrant la porte de la chambre , vit le subrecar- gue perche sur la table , et lirant de toutes ses for- ces le cordon de la sonnette qui etail suspendu au- dessus. li ctait sanschapcau et sans perruque; et sa tete sans cheveux , s'elevant au-dessus de son beau costume, lui donnait un air souverainement ri lippe; oil dirait que c'cst le loiinerre iJaiis ie loin- tain. — Je I'entends, repondil le capitainc. — Hola, Stephens, montez au grand mal ! — Eh bien, voyez- vous la terre? ajoula-t-il qiiand le matelot fut au liauldu mat. — Qui, mynheer; nous I'avons droit en proue, — des montagnes sablonneuses peu elevees contre lesquelles la mer se brise. — C'est cc qui cause le bruit que nous enlcndons. et la houle nous porte rapidemenl de ce c6le. Je voudrais qu'il survint une brise de terre. Le soleil se coucha, le caimc conlinua, et la houle avait porte le navire si pres de la terre, qu'on pou- \ail (listinguer les brisants. — Pilote, connaissez-vous cette cole? demanda le capitaine a Schrillen, qui etait a queiques pas. — Si je la connais? oui, oui. La mer s'y brise sur douze brasses d'eau tout au nioins, hi, hi, hi ! — Si une brise ne vient a notre secours, ce beau navire, dans une demi-heure, ne sera plus qu'un l)c!quet de cure-dents. Mynheer Kloots ne pouvait cacher son inquie- tude. A chaque instant il otait sa pipe de sa bouche. J/equipage formait dilTerents groupes sur le gail- lard ii'avant, et ecoutait avec consternation le uiugissement des brisants. La nuit venait d'arri- vcr , el les tenebres ajoulaient a la crainle generale. — 11 taut nicltre les embarcalions a la mer, dit T. I. 12 1"4 LE VATSSEAU FArtTOME. lecapilaine au premier liculenanl, ct tacher de re- niorquer le baliment. Je (Joule que nous y reussis- sions; mais, dans lous Ics cas, les canots seront prels pour recevoir Tequipage, si le vaisseau va so briser sur la cole. Donnez Ics ordres necessaires, ct je vais en informer le subrecargue. Mynheer Von Stroom elait assis avee son air dc dignite ordinaire , el, comma c'etait dimanche, il avail mis sa plus belle perruque. Le capitaine I'in- forma en pcu de mots que le navire etait dans un danger imminent, et que, suivant toutes les proba- bilites, il serait brise dans moins d'une demi-heure. A cette nouvelle alarmantc, le subrecargue se leva si brusquement, qu'il renversa sa chandelle qu'on venail d'aliumcr. — En danger, dites-vous, mynheer Kloots ! — Quoi! quand la mcr est calme, — quand il n'y a pas un souffle dc vent! — Ou est mon chapeau? — ou est ma canne? — je vais monter sur le pont. — De la lumiere, mynheer Kloots! Ayez la bonte d'ordonner qu'on m'apporle de la lumiere, — vite, vite! je ne puis rientrouver dans I'obscurite. — Mynheer Kloots I — pourquoi ne repondez-vous pas? — Merci du ciel ! il est parti ! Le capitaine elait alle chercher de la lumiere, ct il ne tarda pas a revenir. Le subrecargue mil son chapeau, prit sa canne, cl sorlit dc sa chambre. Les carmls elaienl a Tcau ; les remorqucs elaient alta- chccs. mais il faisait unc obscuritc complete, et Ton LE VAISSEAU FAMOME. 135 ne voyait qu'une large ceititure d'ecume blanche formee par les brisants. — Capitaine, s'ecria mynheer Von Stroom, je veux quitter le vaisseau a I'instant, — il me faut la chaloupe pour Ic service de la Ires-puissante Com- pagnie, — pour moi el mes papiers. — Je suis fache que ceia soil impossible, myn- heer; nos embarcations pourront a peine contenir tout i'cquipage, el dans un pareii danger, la vie du dernier matelot iui est aussi precieuse que la voire peut I'elre pour vous. — Mais, mynheer , je suis subrecargue de la Compagnie. — Je vous ordonne de me donncr la chaloupe avec huit rameurs. — Refusez moi, si vous I'osez ! — Je Toserai, mynheer. — Fort bien, mynheer, fort bien ! s'ecria Von Stroom, qui avail perdu loute presence d'esprit; mais je sais ce que je f'erai. — Nous, verrons, nous verrons — des que nous serons arrives... ciel ! 6 ciel ! En parlanl ainsi , mynheer Von Stroom, sans trop savoir pourquoi, cherchail a relourner dans sa cabine. L'ours se trouva sur son chemin, el il tomba, son chapeau d'un cote, sa perruque de Tautre. — Au secours ! s'ecria-t-il ; au secours de I'hono- rable subrecargue de la Compagnie ! Mais on elait trop occupe en ce moment pour I'C) IE VAISSEVr F.\^TOME. suiiger a lui. Par ordro (Ju capitaiiie, Philippe fai- sait placer dans les caiiols de Teau. du biscuit, les deux boussolcs cl quelques aulres objels de preiiiierc necessitc. On ctait si pres des brisants, qu'on poii- vail a peine entendre les ordres. — Une legere brise vient de lerre, s'ecria Phi- lippe. — Je la sens, dit le capitaine, mais je craitis qu'il ne soil Irop tard. Tout Tequipage elail alors dans les canols, a Tex- ceplion du capitaine, des deux lieutenants et du subrecargue, qui, encore etendu sur les planches, continuait a crier au secours. La mer etait houleuse, inais le vent avait fraichi el lui opposait de la resis- tance. Le baliment rcsla stationnaire, et, au bout de quelques instants, les canols commencerent a lui imprimer un peu de vitesse. — J'espere que nous le sauverons, dit le capi- taine. Gouvernez la, Hillebrant, dit-il au premier lieutenant, qui tenait le gouvernail ; dix minutes de brise, voila lout ce qu'il nous faut. La brise dura plus longtemps que le capitaine ne I'avait deraande. Tout I'equipage remonta a bord; on ramassa le subrecargue avec sa perruque et son chapeau ; on le porta dans sa chambre, et, en nioiiis d'une heure, le Ter Schilling etait hors de tout danger. — Mainlenant il faut rembarquer les canols, dit le capitaine; et j'espere qu'aucun de nous ne sc LE V\ISSE.\C FA^TOME. ]o7 couchera sans avoir remercie Dieu de Tavoir sauve. Pendant cetle nuit . le Ter Schilling gagna le large d'environ vingt milles, et se dirigea ensuite au sud. Vers le matin le vent tomba et il y eut en- core un calme. Le capitaine etait sur le pont depuis environ une heure, et il causait avec son premier lieutenant du danger qu'on avait couru la soiree precedente, et de Tegoisme et de la pusillanimite de mynheer Von Slroom, quand on enlendit un grand bruit dans la chambresous la dunette. — Qu'a-t-il done encore ? dit le capitaine, la peur lui a-t-elle fait perdre la lete? Ondirait qu'il veut demolir la chambre. En ce moment le domestique du subrecargue sortitdesa chambre. — Vite, mynheer Klools, vite! — Courez au se- cours de mon maitre ! — II va etre tue. — L'ours , ^- Tours! — li'ours ! — Quoi , Johannes ! — II est appri- voise comrne un chien. — Je vais y aller. Mais avant que le capitaine eut eu le temps d'en- Irer dans la chambre , le subrecargue epouvante en sortit en chemise. — Mon Dieu. mon Dieu! s'ecria-' t-il, suis-je done destine a etre devore tout vivant? Et tout en parlant ainsi , il monta a la hate sur la dunette. Mynheer Kloots entra dans la chambre et vit avec surprise que , pour cette lois , Johannes avait commis un acte d'agression. Lcs panneaux dc 12. 138 LE VAISSEAU FAMOME. Ja porte de la cliambre avaiciil ele arraches; deux boiles a perruques etaient brisces, et les perruques elaieiit par lerre au milieu des debris, et parmi des fragments de pots qui avaient conlenu du miel, et que Johannes lechait avec un plaisir manifestc. Le fait etait que lorsque le Ter Schilling avail jete I'ancre dans la baie de la Table, mynheer Von Stroom , qui aimait le raiel , en avail achete une , provision des Hottentots , et Pavait mis dans des pots, que son domeslique avail places dans une caisse de bois blanc qui contenait aussi les boites a perruques de son raailre. Le matin, de bonne heure , le domeslique avail ouverl celle caisse pour reparer les avaries que la chute de la nuit der- niere avail occasionnees a la perruque du subre- cargue. Or, si mynheer Von Stroom aimaille miel, les ours raiment encore davantage. La porle de la chambre etait ouverle; Johannes , alleche par To- deur , se presenla gravement pour y enlrer ; le domeslique lui ferma la porle au nez ; mais Tours resolul de baltre la citadelle en breche ; il arracha les panneaux du bas de la porle, entra dans [a chambre, mil en pieces les boites et les pots, el se mil a se regaler a son aise. Le domeslique voulul le chasser ; raais Johannes se leva sur ses pattes de derriere , lui monlra les dents en grondanl, et I'effraya de telle sorte qu'il le mil en fuile. Mynheer Von Stroom , qui etait encore couche , apercut Tours , el ignorant le motif qui Tavait amcne dans IE VAISSE\U FANTOME. 139 son fort, il crut quMI vcnail Ty atlaquer, et il sc precipila hors de sa chambre, comme nous Tavons dejadit, laissant Johannes raaitre du champ de bataille, et s'appropriant les dcpouilles. Le capi- laine vit sur-le-champ ce dont il s'agissait; il s'ap- procha de Tours, lui paria, lui donna un grand coup de pied ; mais Tours n'eut pas plus de res- pect pour son maitre que pour le domestique ; il gronda , montra les dents de nouveau , et prouva clairement qu'il ne voulait pas elre interrompudans son agrcable occupation. — C'est une mauvaise affaire pour vous, maitre Johannes , dit le capitaine; le subrecargue a de justes sujets de plainte a present , et vous quillerez le navire. — Eh bien, finissez de manger le miel , puisque vous le voulez. Mynheer Klools sortit de la cabine, et alia trouver le subrecargue qui elait en chemise sur la dunetle, haranguanl les hommes de Tequipage. — Je suis tres-fache de ce qui vient d'arriver , mynheer Von Stroora , lui dit-il; Tours sera ren- voye du bailment. — Fort bien, mynheer, fort bien. — Cette af- faire regarde la tres-puissante Compagnie. — La vie de Icurssubrecargues ne doit pas etre sacrifiee a la folic d'un capilaine de marine marchande. — J'ai ele sur le point d'etre devore. — L'animal ne voulait vous faire aucun mal , mynheer; il n'en voulait qu'a voire miel. II s'cn est 140 IE VAISSEAL FANTOME. mis en possesion, et moi-nienie je n'ai pu I'y fairc renoncer. En allendantqu'on piiisse s'en rendre mai- Ire, vouiez-vous descendre dans ma chambre? vons y trouverez toul ce dont vous pouvez avoir besoin. Le subrecargue, qui Irouvail que sa dignite soul- frait d'etre exposee en chemise aux yeux de tout Tequipage. accepta cette otTre, et suivit le capitaine dans sa chambre. II fallut laisser a Tours le temps de finir le miel avant de pouvoir en approcher ; apres quoi il fut enchaine dans la cale , comme cou- pable de vol avec effraction en pleine mer. Cette nouvelle aventure fut un sujet de conversation loute la journee, car il faisait un calme plat, et le navire restait immobile sur les flots. — Le soleil est bien rouge en se couchant, dit Hillebrantau capitaine qui etait avec Philippe sur la duuette; nous aurons du vent pendant la nuit, si je ne me trompe. — Je pense comme vous; mais on pent en avoir trop, comme trop peu. — II est bien etrange que nous ne rencontrions aucun batiment de la flolte. lis ont dii tons etre pousses dans ces parages. — Peut-etre ont-ils pris plus au large. — Et peut-etre aurions-nous bien fait d'en faire autant. Un bruit confus s'eleva parnii quelques matelots qui etaient sur le passavant, et qui regardaient tons du meme c6te.0n les entenditrepeter plusieurs fois : — Un batiment ! — oui, — nun ! LE VAISSEAL FAXTOME. HI — lis croient voir un navi>e , hi. hi, hi! dil Scliriftei) monlant sur la dunelle. — Oil? dcmanda-t-on. — La-bas, — clans I'obscurite, repoiidit le pilule montrant le point de Thorizon qui etait le plus sornbre, car le soleil etait couche. Le capitaine, Hillcbranl et Philippe dirigerent leurs regards du cote indique, et crurent distinguer quelque chose qui ressemblait a un batiment. Peu a peu I'obscurite se dissipa , el une lueur pale eciaira cclte parlie de I'horizon. Pas un souffle dc vent ne se faisait scntir ; la mer etait coinme un miroir. De moment en moment on distinguait mieux ce navire , et enfin on put en voir clairement les mats et les vergues. lis se frotlerent les yeux pour s'assurer que ce n'ctait pas une vision, car ils pou- vaient a peine croire ce qu'ils voyaient. A environ Irois millesde distance, au centre decette lueur qui s'etendait a environ quinze degres au-dessus de Tho- rizon, etait un grand vaisseau qui semblait lutter contre un ouragan violent , quoiqu'il fit un calme plat. II plongeait et s'elevait sur une eau parfaile- menl tranquille, tantot disparaissarit sous les flols, lant6t se remontrant a la surface. Sa grande voile el ses huniers elaient serres , il ne portait que sa misaine, dont les ris elaient pris , une voile d'etai, el une voile de senau en arriere. Ce baliment sem- blait pousse par la force du vent vers le Ter Schil- ling. A chaque instant, on le distinguait mieux; 142 LE VAISSEAD FA5T0ME. enfin , on le vit virer de bord, et, pendant celte ma- noeuvre, il etail a si peu de distance, qu'on aurait })u compter les hommcs qui elaicnt sur le pont. Mais en ce moment une obscurile soudaine Ten- veloppa , et on ne le revit plus. — Dieu du ciel ! s'ecria le capitaine. — Philippe sentit une main s'appuyer sur son cpaule, et ii fut saisi d'un frisson glacial. II se re- lourna, et ses yeux rencontrerent Toeil de Schriften, qui lui cria a Toreille : — Philippe Vanderdecken, — c'est le Voltigeur hollandais ! X L'obscurite soudaine qui avail succede a la lueur pale dont nous avons parle rendit chaque objet en- core plus indistinct pour Veqwpa^e du Ter Schil ■ ling. Pendant quelques instants, personne nc pro- nonca un seul mot. Les uns avaient lesyeux encore Gxes sur I'endroit oil Ton avait vu cette espece dc fantasmagorie, les autres les en dclournaient ct s'occupaient d'idees sombres, et de pressentiments facheux. llillebrant fut le prcnucrqui rompit lesi- lence. Voyant une lumierc a I'iiorizon, il tressail- lit , serra le bras de Philippe , et s'ecria : 1-14 LE VAlSStAL F\>T(»MK. — Qu\ sl-ce que cela ? — La lune qui se leve, rejiorjtlil rhilippc. — Eh bien , (lit mynheer Kloots en s'essuyant Ic front couvert tl'une sucur froicie , j'avnis entendu parler de cola , mais jc n'en avais jamais rien cru. Philippe ne repondit rien. II savait la vcrite; ii savait combien il prenait d'inlerel a ce qui vcnait de se passer , el il eprouvait la meme sensation que s'il eiit ete coupablc. La lune s'etait elevee au dessus d'une ceinturc de nuagcs, et elle repandait sa douce clarte sur TOcean tranquille. Comme dun commun accord, tous les yeux se dirigeaieiit vers Tendroil ou avait paru cetle elrange vision, el le cahne regnait parloul. Le pilole Schriften, qui elait reslc sur I'arriere, regarda autour de lui , el , s'approchanl du capi- taine, luidil : — Mynheer Kloots, comme pilole de ce batimenl. je dois vous avertir de vous preparer a de tres-mau- vais temps. — De ires-mauvais temps? repeta le capilainc, sortant d'une sombre reverie. — Oui , mynheer Kloots. tres-mauvais. Jamais un navire n'a rencontre ce... ce que nous venous de voir, sans eprouver quilque desastre bienlOt apres. — Le nom seul nom de Vanderdecken porte mal- heur, hi , lii , hi ! I'hilipjic aurait \ouiu repondre a ce sarcasme ; LE VA1SSE..L FAMOME. 143 niais ii nc le put : sa langueetait conime collee a son palais. Qu'est-ce que le nom de Vaiiderdecken a de conimun avec ce que nous avonsvu? demanda le capitaine. — Ne le savez-vous pas? — Le capitaine dc ce navire se nomme mynheer Vanderdecken. — ('.'est le Foltigeur hoUnndais. — Comment savez-vous cela? dit Hillcbraiit. — Je sais cela, et beaucoup d'autres choses, si je voulais les dire, repondit le pilote; mais n'importe, je vous ai avertis, comme c'etail mon devoir. Eta ces mots, il descendit de la dunette. — Dieu du cicl ! s'ecria le capitaine, je n'ai ja- mais ete si embarrasse et si effraye de ma vie. Je ne sais que dire ni que laire. — Qu'en pensez-vous , Philippe? — Croyez-vous qu'il y ait quclque chose de surnaturel dans ce que [loas venons de voir? — Je n'en ai aucun doute, repondit Philippe. — Je croyais que le temps des miracles etait passe, dit mynheer Kluots, et que nous n'avions d'avis a attendieque de Papparencedu tirniamcnt. — El ne nous en donne-t-elle pas? dit Ic premier lieutenant. V'oyez cet epais nuage qui s'est elcve depuis cinq minutes, i.a lune vient d'en sorlir, mais il ne tardera pas a la couvrir de nouveau. — Tenez, voici un eclair au nord-ouest. — Eh bien , mes enfants, je puis braver les ele- ments aussi bien que qui ce soil. — I.es ouragans LE VAI.SSF.Ar FAMOME. T. I. 13 1 4G IE VAlSSEXr FANTOME. et les tcmpelcs nc m'onl jamais fait peur ; mais jo n'aime i)as ce que nous avons vu cello nuil.— Phi- lippe, allez me chercher ma bouleille de schnapps; j'en ai besoin pour m'eclaircir Ics idees. Philippe futcharmcde Irouvcrune occasion pour quillor le gaillard d'arriere ; il desirail avoir quel- ques minulespour calmer sonagilalion,et se livrer a ses pensees. I/apparilion du Faisseau Fantome avail fait eprouver un choc violent a toulcs ses facultes. Avanl de s'embarquer, il n'avail aucun doute que ce navire n'exislat; mais quand il avail vu si pres de lui ce vaisseau a bord duquei son pere elail condamnc a subir un destin effrayanl; quand il avail entendu le siftlel du contre-mailre, il avail ele lout oreilles, convaincu que la voix de son pere allait donner un ordre ; el quand il avail pu dislin- guer Ics marins qui elaienl sur le lillac, ses yeux n'avaienl ele occupes qu'a chercher a reconnaitre parmi cux celui qui les commandait. Ayant charge un mousse de porter au capilaine sa bouteiile de schnapps, il enlra dans sa cabine, se mil a genoux, el pria jusqu'a ce qu'il eul recouvre son courage et son energie ordinaires, pour altendre sa destinee avec rheroisme d'un martyr. II ne resta pas une demi-heure danssa chambre, el quand il rcmonia sur Ic pont, quel changemenl s'etail opere ! I.orsqu'il en ctail descendu, le Ter Schilling flollail sur une mer inmjobile; la lune brillait de tonle ?a beaule . el, sous ses rayons ar- LE VA1SS£AU PANTOME. 147 geiilins, les mats, les vergues, les cordages et les voiles se redechissaient sur une eau tranquille. Maintenant, tout elait couvert d'epaisses tencbres ; les vagues se soulevaient eii ecuniarit; le vaisseau fendail rapidemenl les ondes vent arriere ; lesmale- lolss'occupaieiit a serrerles voiles, maisilsy Iravail- laient d'un air sombre et mecontent. Philippe ne pouvail savoir cc que Schriften leur avait dit, mais ii elait evident que tous le regardaient de Iravers. A chaque instant, le vent augmentait. — l.e vent n'est pas fixe, dit Hillebrant, et I'on ne saurail dire de quel c6te viendra la tempele. — II a deja varie de cinq quarts. — Gela ne me plait pas, Philippe. — Nous sommes enlre les mains de la Provi- dence, Hillebrant. — Babord lout ! — Masquez devant , carguez Tartimon ! courage, mes enfants, ne perdez pas un instatJt ! s'ecria Kloots, laridis que le vent , qui re- doublail a chaque instant, passait au nord et ensuite a I'ouest. La pluie tombait par torrents, et ii fai- sail si obscur qu'on se voyait a peine sur le pont. — Mynheer Hillebrant, conlinua-t-il, tandis que nos hommes peuvent encore se lenir sur les vergues, serrons les huniers. Les eclairs sillonnaienl les nuages, et le lonnerre grondail sans interruption. — Vite, raes amis, vile! serrons toules les voiles ! ]48 LE VAISSEAU FANT03IE. Toutes les voiles etairiil serrres, a Texceplion dii petit foe, ct le baliineiil courait au sud avec le vent a la hanche; la nier etait courroucee, et mugissait en se couvrant rl'ecumc. Les matelots secouaient lours velements trempes deau ; les uns Iravaillaicnt, les aulres profitaient de robscurile pour se cachcr ; et au lieu de se reunir en groupes pour se commu- niquer leurs idees suivant leur coutume, chacuii reslait de son cote, toutes ses pensees absorbees par le Faisseau Fantome. lis crurent que cette nuit ne se terminerait ja- mais. Les tenebrcsfirent pourtant enfln place a une sorte de sombre crcpuscule qui etait le jour. Les marins se regardaient les uns les autres ; chacun chcrchait un rayon d'espoir dans les yeux de ses comp;ignons, et ne Ty trouvait pas. Tous restaient en silence et dans Tinaetion, se regardaient comme perdus, et ne disaicnt rien. Cependant la mer roulait des monlagnes, qui ve- naient frequemment heurter I'arriere du batiment. Le capitaine se tenait a I'habitaclc, et Philippe elait au gouvernail. Une lame monslrueuse, plus furieuse qu'aucune de celles qui I'avaietit precedee, vint deferler sur la hanche du batiment, balaya le pont avec une force irresistible et les renversa tous quatre. Philippe se releva des qu'elle fut passce, et ce ne fut pas sans peine qu'il determina deux ma- telots a descendre dans sa chambre le capitaine , que sa chute avail etourdi et qui etait sans connais- LE VAISSEAC FAMOME. 149 sance. Le premier lieutenant avail ele plus malheu- reux, car il avail le bras droil casse el plusieurs contusions. Le second lieutenant avail ele entraine dans la mer. L'habitacle el la boussole furenl bri- ses ; personne ne tenant le gouvernail, le batiment fut masque, des lames d'eau le couvrirent a plu- sieurs reprises, le grand mat se rompit el toniba sur le jtont : enfin lout ful en confusion. Aprcs avoir aide a porter mynheer Hillebranl dans sa chambre, Philippe remonta sur le pont pour chercher a y retablir Tordre. II n'avail pas encore acquis beaucoup d'experience dans sa pro- fession, mais il avail ce courage moral el celte re- solution qui imposent ; el quoiqu'on ne lui obeil qu'a contre-coeur, cependant on lui obeissait. Deux des meilleursmarins furenl mis au gouvernail, le grand mat ful jele a la mer; et le navire, decharge de ce poids. commenca de nouveau a voguer vent ar- riere. Oil etail mynheer Von Stroom pendant celte scene de destruction? — Dans son lit, cache sous ses couverlures, tremblanl de lous ses membres, et faisant voeu que, s'il echappaita ce peril, loutes les Compagnies du monde ne le decideraient jamais a mellre le pied sur un batiment. Jusqu'alors on avail obci a Philippe; mais au bout d'un quart d'heure les malelols entrerenl en consultation avec le pilole borgne, et bienlot ils descendirenl lous sous le pout, a Texceptiorj des 150 LE VAISSEM FA.MOME. dt'ux hoiiimes qui elaient au gouvernail. lis ne tardereiit pasa yremonter, rapportanlaveceuxplu- sieurs cruches d'eau-de-vie, qu'ils s'claicnt procu- rees en enfonrant la porle de la souteaux liqueurs. Pendant pres d'une heure, Philippe fit de vains ef- forts pour les empecher de s'enivrer; les hommes qui elaienl au gouvernail burcnt comme les aulres, et les embardees que faisait le navire en donrierenl bientdt la preuve. II descendit sous le pont pour voir si mynheer Kloots elail en elat de reprendre le commanclement de son balimcnt. 11 le Irouva en- dornii , et ce ne fut pas sans difficulle qu'il Teveilla pour lui apprendre quelle etait la conduile de son equipage. Le capilaine le suivit sur le ponl; mais sa tele se ressentait encore de sa chute : il avail perdu loule presence d'esprit ; il chancelait en mar- chant, comme s'il eiit bu aulant que ses matelols, et , au bout de quclques minutes, il lomba pres d'un canon et ne put se relever. Dans lefait, son cervcau avail eprouve un cbranlement. II ctail im- possible a Hillebra/it de quitter son lit , et Philippe se trouva dans une situation qui n'offrait aucune ressource. Le jour se tcrmina ainsi ; et a mesure que I'obscurite arrivait, la scene devenait plus alar- manle. Le navire courait encore vent arriere, mais il etait evident que les hommes qui elaient au gou- vernail avaienl change de route , car on avail alors le vent a babord , tandis qu'il elail auparavanl a tribord. II n'y avail plus de boussole sur le pont, L£ VVrbSEAL FAM031E. iot ^l quand il y cii aurail eu une, die n'aurait servi a rien, car les malelols, alors coinpletcment ivres, ne voulaient plus obeir aux ordrcs de Philippe. — II nY'tait pas marin, disaient-ils, et il H'etail pas en ctat de gouverner le batirneni. — L'ouragan elait alors dans loutesa force; la pluie avait cesse, mais le vent avail augmente de violence, et les vagues couvraient le pent a chaque instant ; niais Tequipage ne faisait plus qu'en rire , et continuail a boire et a chanter. Schriften semblait fordonnateur de cette scene de desordre. Un pot d'eau-de-vie a la main , il chan- tait, dansait, buvait , excitait ses compagnons a boire, et lancait de temps en temps a Philippe un regard dont I'expression etait infernale. On n'en- tendait quecris, jurements et eclats de rire. Les hom- mes qui etaient au gouvernail mirent la barre droite, I'amarrerent pour la maintenir dans cette position, et nesongerentplus qu'a partager Porgie desautres. — N'esl-il pas ctrange , pensa Philippe , que j'aie ete destine a voir cette scene d'horreur, — a altendre que ks planches de ce batiment se se- parent, — a etre temoin de la raort de raes com- pagnons de voyage? — Car je ne perirai pas dans te naufrage; — je le sens, — un charme protege ma vie, ou du moins elle sera prolongee jusqu'a ce que je me sois acquitte de mon vceu, qui est enre- gistre dans le ciel. — iMais le vent a perdu de sa iorce; la mer est moins agitee; — mes pressenti- mcnls pcuveiit ne pas se realiser, et plaise au ciel ]52 IE VAISSEAU FA?fTOME. que je me sois trompe ! car , commo il est lamenta- ble de voir des hommes. dcs etres crees a Timage de Dieu , sorlir de ce monde, degrades au-dessous des brutes memes ! Philippe ne se trompait pas tout a fait en suppo- sant que le vent etail moins fort et la mer plus calme. Le navire , apres avoir vogue au sud jusqu'au dela de la bale de la Table, elait entre, par suite du changement fait a sa route , dans la baie False , oi'i il ctait, jusqu'a un certain point, a I'abri dela violence du vent et des vagues. Mais quoique la mer y flit moins agitce , les vagues y elaienl encore assez fortes pour metlreen pieces toutbatimentqui aurait echoue an fond de la baie, et le Ter Schilling y courail en droite ligne. Get endroit ofTrait plus de chances de se sauver , car le rivagc , au fond de la baie , etait bas et sablonneux , au lieu qu'en dehor s la cdte etait herissce de rochers escarpos, conlre lesquels le batiment n'aurait pu frapper sans etre brise en pieces. Mais Philippe ne pouvait connaftrc loules ces circonstances, car le navire avait longe la c6te extcrieare de la baie sans I'npercevoir , al- lendu I'obscurite de la nuit. Une vinglaine de minutes apres etre entre dans celte baie , Philippe remarqua que toute la mer aulour du balinient n'ctait qu'une masse d'ecume. II n'avait pas eu le temps de cher- cher quelle pouvait en etre la cause, quand le Ter Schilling toucha sur le sable ; les mats furent ren- verses et tomberent sur le poril. LE VATSSEAU FAIVTO.ME. loo T.a chute dcs mats, le bruit des agres el des hordages qu'ils briseretit cii lombant, mirenl fin aux chants des ivrogn^s. Une minute apres le vais- seau fit son nballcc , prcsenlant la hanche a la nier , et tomba sur le c6lc. Une lame couvrit le pont en meme lemps. Philippe, qui etait du cdte du vent, se cramponna au plat bord , tandis que les ivrognes qui se trouvaient du cote oppose etaient dans I'eau, et cherchaient a regagner la parlie du navire qui etait a sec. Quelques minutes apres, Philippe distingua sous I'eau, qui avait alors p!u- sieurs pieds de prolondeur sur la partie du pont qui elait a la bande , le corps de mynheer Kloots , qui ne faisail aucun effort pour changer de position : le pauvre capitaine etait mort. Philippe songea a Ililiebraiit , qui etait hors d'etat de s'aider en rien ; il descendil dans sa chcimbre, le porta sur le pont, et le fit placer dans la chaloupe qui etait sur ses chantiers. C'etait la seule embarcalion qui restat , mais elle pouvait contenir tout Tequipage qui s'y etait deja reuni , sans songer a emporter autre chose que quelques cruches d'eau-de-vie. Philippe voulut alors y descendre , mais on le repoussa , et comme les vagues passaient par uessus , on dctacha les cor- dcs qui la retenaient, et une laine I'enleva des bossoirs, et la jeta par-dessus le plat-bord dans la rner sous le vent , non sans qu'elle fut pieine d'eau presque jusqu'aux bancs des rameurs. Appuye sur le troncon qui reslail du grand mat, Philippe la 151 LE VAISSEAU FAPITO.ME. suivit des yeux , tanlot porte sur le sommet des vagues, taiildl disparaissantdans lecrciix des lames. Les malhcurcux buvaieiit el chanlaient encore; il cessa bient6l de les entendre, il revit encore une fois la chaloupe , soulevee par une vague enorme; el quand ellc fut relombee , elle ne reparut plus a ses yeux. Philippe sentitquesa seule chance etait de resler sur le bailment echoue, et d'attcndre qu'il se bri- sal pour essayer de sc sauver a I'aide de quelqu'un de ses debris. II ctail impossible que le navire lint encore longtemps, car bien des bordages en avaient deja ete detaches , et chaque lame qui le frappait, le menacait d'une destruction complete. En ce mo- ment , il cntendit du bruit vers I'arriere , et se sou- venant que mynheer Von Slroom etait encore dans sa chambre , il y courut sur-le-champ , et y trouva le subrecargue paralyse de frayeur. II lui paria , mais il ne put en obtenir aucune reponse ; il essaya de Teniporler , mais Von Slroom s'etait lellement cramponne avec ses mains a la cloison , qu'il lui fut impossible de Ten detacher. Vn bruit comme celui d'une masse d'eau qui se precipitait dans le bati- ment, apprit a Philippe que Tinslant de la crise arrivait. Force d'abandonner a son deslin Ic pauvre subrecargue pour se sauver lui-meme, il sortit de la chambre. Pres de I'ecoulille de I'arriere , il vit Johannes qui etait deja dans I'eau , et qui nageait; mais etant attache par une corde , il ne pouvait LE VAISSEAC FAJITOME. 15.» s'echapper. Philippe prit son couleauet mil Pani- mal en liberie. Au meme inslant, le craquenaent de lous les bois du navire lui annonca qu'il se bri- sait, ct il se trouva dans Teau. II saisit un des bor- dages du pont , qui le soulint sur Teau et Taida a s'avancer vers le rivage; mais souleve par une forte vague, la planche lui echappa des mains , et il se trouva reduit a ses propres efforts. Le rivage n'etait pas bien eloigne , mais ii ne pouvait encore prendre pied, et, n'elant pas tres-bon nageur, il etait sur le point de renoncer a tout espoir, quand il senlit quelque chose lui toucher le bras droit. — C'elait Tours Johannes qui nageait vigoureusement vers le rivage. 11 lui saisit la criniere ; au bout de quelques instants ses pieds sentircnt le sable, il gagna la cote, remonta jusqu'a un endroit que la maree ne pouvait alteindre , et il y tomba dans un epuiseraent qui fut suivi d'une sorle de stupeur lethargique. Quand il sortit de cetetat, la premiere sensation qu'il eprouva fut une douleur violente dans ses yeux , qui etaient encore fermes , ce qui venait de ce qu'il avail ete expose plusieurs heures aux rayons ardenls du soleil ; il les entr'ouvrit, mais il fut oblige de les refermerbien vile, car I'eclatdu grand jour produisait sur ses yeux un effel semblable a celui de la pointe d'un canif. II se lourna sur le cote . se couvrit les yeux d'une main , et rcsta dans celte position jusqu'a ce qu'il les senlit en etat de supporter la lumicre. Alors, il se leva et examina 150 LE VAISSEAl' FAMOME. la scene qui renlourail. La mer elait encore agitee, et elle jclail sur la c6tc unc foule do debris du na- vire, el une parlie de la cargaison. A quelques pas de iui , il reconnut le corps de mynheer Hillebrant, et les cadavresepars sur le rivage iui apprirenlquc ceux qui elaienl partis sur lachaloupe avaient peri. D'apres la hauteur du soieil , Philippe culcula qu'il pouvait etre alors trois heures apres niidi. II elait epuise de fatigue ; il ne senlait d'aulre besoin que celui du repos, et s'cloignant de cette scene de destruction, il s'avanca vers un monticule de sable qui Iui offrait un abri conlre le soieil, s'y coucha, et s'endormit d'un sommeil si profond , qu il ne s'eveilla que le lendemain au grand jour. En ouvrant les yeux , il crut voir d'abord Tours Johaimes, et ensuite le subrecargue; et cette dou- ble supposition n'elait pas sans quelque fondcment; inais un instant sufTit pour Iui ("aire reconnailre sa meprise. En face de Iui ctait un Hottentot degrande taille , tenant en main une zagaie , ayant sur les epaules la peau loute fraiche du pauvre Johannes , qu'il venait de tuer, et sur la tete une des perruques de mynheer Von Slroom. Telle ctait la gravite im- perturbable du Hottentot sous cet etrange costume, — cardu reste il ctait completemenl nu , — qu'en toute autre occasion Philippe aurait eu peine a s'empecher de rire. li se le\a ct se placa en face du Hotlenlot, qui restait immobile, et qui ne monlrait ccrtaincracnl aucunc disposition hostile. LE VA1SSEA.L' FANTOME. 157 Philippe elait devore de soif, et il lo fit compren- dre par signes au Iloltenlol. Celui-ci filun gesle de la main pour I'inviler a le suivre , el le coiiduisit vers le rivage , oii Pliilippc apercut une cinquaii- tairie d'homines occupes a choisir ce qui pouvait leur convenir parmi les objets que la mer venait de rejeler de son seiii. Au respect qu'ils avaient pourle coaducteur de Philippe, il elait evident qu'il etait le chef du kraal. II prononca quelques mots a Pun d'eux, et Ton apporta sur-le-champ ce que Phi- lippe desirait : — une calebasse pleine d'eau trou- ble , qui lui parut un breuvage delicieux. Son con- ducleur lui fit signe de s'asseoir sur le sable. F.e rivage offrait une scene aussi nouvelle qu'e- trange. Le sable blanc qui brillait sous les rayons du soleil corame des pointes de diamants lailles en rose, etait couvert de debris du navire, de balles et de tonneaux de marchandises; — la maree, dont Pecume blanche s'etendait bien avant dans la mer, y jelait encore ca el la quelques tragmenls du bati- inent naufrage ; — des os de baleines jelecs a la c6le par quelques tempetes anterieures parsemaient le rivage, et etaient a dcmi enlenes dans le sable; — lescadavres mulilesdes Hollandais qui veiiaient de perir elaienl etendus, converts de tuus leurs \e- lemenls , auxquels les sauvages avaient eu suin de i>e pas laisSer un seul boulon. — Les Uotlenlols, complctemenl nus, — car c'ctail Tele, et ils ne porlaicnl pas leur kioss de pcau de moulon, — ra- T. I. 14 158 LE VAIS8EA13 FANTOME. inassaient avec empressemcnt unc (bule d'objels qui irauraienl eu aucune valeur pour des Europeeris, el regardaient avec mepris lout ce qui aurail excite la cupidite d'hommes civilises ; — el pour que rieu ne manquat au tableau, le chef, ayarit loujours sur les epaules la peau de Johannes , el sur la tele una perruque a trois niarleaux de mynheer Von Stroom, elait assis par lerre avec Pair de gravite d'un lord chancelier d'x\nglelerre. Quoiqu'il n'y eiit pas encore bien longlemps que les Hollandais avaient forme leur elablissement au (lap , ils faisaient depuis bien des annees un com- merce considerable avec les naturels du pays. Les llotlentols connaissaienl done les navires, el comme ils avaient ele jusqu'alors traites avec bonle, ils etaient favorablement disposes a I'cgard des Euro- peens. Les llotlentols s'elaienl occupes a ramasser lous les fragments du navire qui contenaienl du fer, el en ayanl fait plusieurs piles, ils y mirent le feu. Pendant ce temps, le chef demanda par signes a Philippe s'il avail faim,etcelui-ci lui ayanl repondu, de la meme maniere, afErmalivement , il mit la main dans un sac de peau de chevre, el en lira une poignee de gros scarabees qu'il lui presenta. Phi- lippe les refusa en faisant un signe de degoiit; sur quoi le chef sc mit a les croquer lui-meme, avec lair d'un homme qui a devant lui son mets favori. (^)uand il les eul manges, il se leva, el fit signe a Philippe dc le suivre. Chemin faisant , il reconnut LE VAISSEAC FAXTOXE. 150 sa caisse sur le sable; il (it comprendrc au chct* qu'elle lui oppartenait, ct en ayant la clef dans sa poche . il I'ouvrit, et fit un paqiiet dcs objets qui lui claient le plus nccessaires , sans oublier un sac de guilders. Son conducleur ne s'y opposa point; inais quand Philippe eut (ini. il appela un des Hot- tentots , et lui montra la serrure ct les gonds de la caisse. I] se remit ensuite en route avec Philippe, et au bout d'une beure ils arriverent au kraal , qui etait un rassemblemcnt de petites hutles. couverles en peaux. l.es femines et les enfants accoururent a leur lenconlre, et parurent dans Tadmiration du nouveau costume du chef. Philippe fut Ires bien accueilli, et les femmes lui apporterenl une cale- basse pleine de lait, qu'il but avec grand plaisir, quoique les attraits onctueux de ces filles d'Eve lui fissent detournerles yeux avec une sorte d'horreur, landis qu'il songeait a sa chere Amine. Le soleil allait se coucher ; Philippe etait encore fatigue, et il fit signe qu'il tiesirait se reposer. On le conduisit dans une hutte, etquoiqu'il y respirat une variele d'odeurs qui n'avaient rien de suave, et qu'il y flit assailli par des insectes de toule espcce , il se coucha par terrc, la tele appuyee sur son pa- quet, et apres avoir adresse au ciel de fervcntes actions de graces, il dormit d'un sommeil profond et tranquille. Le lendemain matin , il fut eveille par le chef du traal , qui etait accompagne d'un Hottentot qui 1f)0 I.E TAISSEAU FA?ITOME. s.Tvait quelques mols rlc holland.iis. II exprima ]e desir qu'il avail d'etre eonduit a rcfablissement forme sur la c6le, et il fut tres-bicn compris; mais on lui repondil qu'il ne se Irouvait alors aucun ba- limenl dans la baie. Jl n'en desira pas moins de s'y rendre; car, en attendant qu'il en arrivat, il sc Irouverait du moins avec des Europeens. L'inler- |)rete lui dit qu'il n'en etait qu'a une journoc, et, apres avoir consullele chef, lui promit de I'y con- duire. Une femme lui apporta une calebasse de lait et quelques racines ; et , prenant ensuite son pa- quet , il partit avec son nouveau conducteur. En arrivant a ia baie de la Table , oii il n'y avail encore que quelques maisons en bois construiles par les HoUandais , il fut enchante d'apercevoir en mer un balimenl dent tes voiles etaient deployees ; et, s'elanl approche du rivage, il y Irouva une ern- barcalion qui avail ele envoyee a terre pour s'y procurer quelques provisions fraiches. II s'adressa a I'officicr qui la commandait, lui apprit le nau- frage du Ter Schilling dans la baie False , et lui te- rnoigna le desir de s'embarquer sur ce balimenl. L'officier consentit a le conduire a bord, et Philippe apprit avec grand plaisir que ce navire retournait en Ilollande. Cette nouvelle fit Iressaillir de joie le coEur de Philippe. Si ce balimenl se fut rendu aux. Indes, il n'en serail pas moins moiile sur son bord ; niais a present il avail la perspective de rovoir Amine avant de suivre de nouveau le cours de sa LE VAISSEAU FANTOME. ICt (lestiiiee. II scntit qu'il avail encore quelque bon- heur a esperer , que sa vie devait etre melangee de privations el de repos , et qu'elle ne serait pas une chaine conlinuelle de souffrances jiisqu'a sa morl. Le capitaine Taccueillil avec bonte , el apres un voyage de trois mois , pendant lequel il ne lui ar- riva rien qui merite d'etre rapporte , Philippe se trouva de nouveau dans )l' port d'Amsterdam. li. XI II est presque inutile de dire que Philippe ne pcrdil pas un instant pour se rendre dans sa petite maison pres dc Tcrneuse , ou se trouvait tout ce qu'il avail de precieux en ce rnonde. II se promit quelques mois de bonheur , car il avail fail son de- voir, el il ne violait pas son voeu en attendant chez lui qu'une nouvelle flolle parlit pour les Indes , ce qui ne devait avoir lieu qu'a Tautomne, et Ton nYtait alors qu'au commencement d'avril. Quoi- qu'il regrellat la mort de mynheer Klools , et de son premier lieutenant, et qu'il fremit en songeant LE VAISSEAU FAWTOSTE. ICS" qa'il survivail seul a lout Tequipage du Ter Schil- ling , ii trouvait pourtant une sorle cic consolation en songeant qu'il elait delivre pour toujours du miserable SchriCteu . et il benissait presque le nau- Irage , si fatal aux autres , qui I'avait ramene sit6t dans les bras de son Araiiie. II etait tard quand Philippe prit unc barque a Flessingue pour se rendre a Teriieuse. II faisait beaucoup de veni, et les nuages qui parcouraient le firmament couvraient de temps en temps le disque de la lune. Quand il fut debarque, et qu'il approcha de sa maison, il vit que la croisee de la chambre qui avail ele fermee tant d'annees etait ouverte, et qu'une femme y elait appuyee. Son coeur lui dit quec'etait Amine, el, voulant s'en assurer, il s'a- vanca vers la croisee des qu'il eul traverse le petit pont, au lieu d'aller droit a la porle. II reconnut Ijienlot qu'il tie s'etait pas Irompe; mais Amine etait tenement occupee a conlempler le firmament, et si absorbee dans ses pensees, qu'elle ne vit ni n'en- tendit son mari s'approcher. Philippe s'en aper- cut, et se rappelant la promesse qu'il lui avail faite de venir la voir meme apres sa mort, si le ciel le permettait, il craignil de I'effrayer en se montrant a ses yeux Irop subitement, et il s'arreta a dix ou douze pas. Amine , qui avail les yeux levcs vers le ciel, les baissa vers lui en ce moment , et I'apercut indistinctcment , la lune etant alors couverle d'un epais nuage. Sa premiere idee fut que c'etait une 1G4 LE VAISSEVC FAmOME. apparilioFi, car ellc savait qu'elle ne devail atlenJre qii'un an plus tard le relourde son mari. Elle tres- saillit vivemcnl, scpara les cheveux qui lui cou- vraient le front, el le regarda avec attention. — C'est nioi , Amine , s'ecria Philippe a la hate ; ne vous alarmez pns ! — Je ne snis pas alarmee , repondit-elle en ap- puyant une main sur son coeur; c'etait un premier mouvement dont je n'ai pas ele maitresse. — Es- prit d'un epoux cheri, je vous remercie de m'avoir tenu parole. Vous etes le bienvenu , meme apres votremort, Philippe. Elluifaisantunsigne dela main pour j'inviler a entrer , elle s'eloigna de la croisee. — Elle me croit mort! pensa Philippe; et sa- chant a peine ce qu'il devait faire, il antra dans la chambre par la fenetre , et trouva Amine assise sur Ic petit canape. II allait lui parler , mais elle ne lui en laissa pas le temps, et bien convaincue qu'elle avail sous les yeux I'ombre de Philippe, elle s'ecria : — Sil6t! sit6t! — mon Dicu, que voire volonte s'accomplisse; mais ce coup est bien dur a suppor- ter ! — Philippe, mon cher Philippe, je sens que je voussuivrai bient6t. Philippe fut plus alarme que jamais , car il crai- gnit que, lorsque Amine apprendrait qu'il vivait encore, Texces de la joic ne lui fut plus funeste que celui du chagrin. — Ma chere Amine, s'ecria-t-il, vous ne pouviez m'altendre si promplement , el j'aurais du laisser LE VATSSEAU FAPITOME. t05 passer la nuit avant de me moiilrer a vous ; inais inon impatience ne me I'a pas permis. — Jetez- vous dans mes bras , et vous verrcz que votre mari n'esl pas morl. — N'esl pas mort ! s'ecria Amine en se levant. — Non. Amine; il vit encore, il vous aime tou- jours , rcpondit Philippe en la serrant contre son coeur. Eile retomba sur le canape , et heureuseraent un deluge dc larmcs la soulagea, tandis que Philippe, penche sur elle, la soulenait, un bras passe autour de sa taille. — mon Dieu, que je vous reraercie ! s'ecria- 1- elle en pleuranl encore. Je croyais voir votre esprit, Philippe; et j'y trouvais une consolation dans mon mallieur. lis reslerent quelques instants serres dans les bras Tun de I'autre. — Pouvez-vous m'ecouter a present, Amine? demanda Philippe. — Oui , Philippe. — Je suis calme, tranquille , heureuse. Philippe lui raconta alors toutce qui lui elait ar- rive, et les caresses d'Amine le dedommagerent amplement de tout ce qu'il avait soufTert. — Et votre pere, Amine? demanda ensuite Phi- lippe. — II se porle bieii. — Domain je vous parlorai. de lui. 166 LE VAISSEAI FA?JTOME. — Oui , pensa Philippe en s'eveillant le lende- inain, et en contemplanl les Iraits aimables de sa femme, qui dormait encore; oui , Dieu est naiseri- cordieux. Je sens qu'il me destine encore du bon- heur, mais je sens aussi que cela depend de ma fi- delitc a accomplir mon vobu, et qu'il me punirait si je le violais. Jc remplirai ma lache au risque de lous les dangers et de la mort mcme , et sa merci m'en recompensera dans ce monde et dans Taulre. Ne suis-je pas deja paye de tout ce que j'ai souf- fert ? Oh ! oui , et plus que paye , ajouta-t-il en in- lerrompant par un baiser ardent le sommeil de sa I'emme , dont les grands yeux noirs se fixerent sur lui, rayonnant de bonheur et d'amour. Avantde descendre, il lui demanda des nouvelles de mynheer Foots. — Mon pere m'a donne beaucoup d'embarras , repondit Amine. Jesuis obligee de fermer la porle de la chambre au rez-de-chaussee, el d'en prendre Ja clef chaque fois que j'en sors , carje I'ai surpris plus d'une fois cherchant a forcer les serrures des buffets. Sa soif de Tor est insatiable, et il m'a cause bien du chagrin , car il ne cessait de me dire que vous ne reviendriez jamais, afin de me determiner a lui donner vos guilders et voire vaisselled'argent. ]\fais j'ai de I'empire sur lui; il craint que je ne le quitte, et il craint encore plus votre relour. — Et sa sante ? — N'est pas mauvaise; mais il s'affaiblil visible- ,^ LE VAISSEAU FANTOME. 167 ment de corps el d'esprit. TanlOl il est plonge dans une sorte d'apalhie , tantOL il forme des projets comme s'il elait encore dans la vigueur de I'age. — Quelle malediction ce doit elre que cet amour de i'argent ! Je crois, — j'ai honle de le dire, — mais je crois verilablement , Philippe, qu'il sacrifierait volontiers votre vie el la micnne pour se mellre en possession de votre fortune. — Est-il possible, Amine! — Je n'ose dire ce que je crois possible. — Je n'ose me livrer a raes soupcons ; mais je ie surveille, et je redoublerai de surveillance. — iSe parlons plus delui, Philippe; vous ne tarderez pas a le voir; ne vous attendez pas a en etre cordialeinent accueilli , et si vous I'etes , ne croyez pas a sa sincerite. Je ne lui apprendrai pas votre relour; je veux voir quel eflet produira sur lui votre presence inattendue. Amine descendit pour preparer le dejeuner , et Philippe sortit pour aller prendre I'air quelques mi- nutes. Quand il rentra , il trouva mynheer Poots dejeunant avec sa fille. — Par Allah ! s'ecria le petit docleur , mes yeux me trompt-nt-ils? — Est-ce bien vous, mynheer Vanderdccken? — Oui , mynheer Poots; je suis arrive la nuit der- niere. — Et pourquoi ne me I'avez-vous pas dil , Amine? — Je voulais vous surprendre. 168 LE VAISSEAC FAMOME. — Je suis veritablemeiit surpris. — Et quanti re- parlez-vous, mynheer Philippe? — Bientdl , sans (Joule, — peut-elre demain? — J'espere passer ici plusieurs mois. — Plusieurs mois ! — C'esl rester longlemps a ne rien faire. On n'est dans ce monde que pour gagner de I'argenl. — En rapporlez-vous beaucoup? — Je ne rapporle ricn ; j'ai fait naufrage , el j'ai ele sur le point de perdre la vie. — Mais vous reparlirez? — Certainemenl, — dans quelques mois. — Fori bien. — Nous aurons soin de voire mai- son et de vos guilders. — Qiianl a mes guilders, je vous en evilerai la peine, car je complc les emporler avec moi. — Les emporter! el pourquoi? — Pour acheter des marchandises dans le pays oil j'irai, et gagner encore plus d'argenl. — Mais vous pouvez faire un nouvcau naufrage , et lout cet argent serail perdu. — Que vous parliez, a la bonne heure ; mais il ne faul pas emporler vos guilders. — J'emporlerai jusqu'au dernier. Philippe parlail ainsi , parce qu'il pcnsail qu'cn faisanl croire a mynheer Pools qu'il emporlail lout son argent, Amine en serail plus Iranquille, et pourrait se dispenser de le surveiller avec aulant de soin. Mynheer Pools ne conlinua pas la convtr- sation, el rcsta enfonce dans de sombrcs reflexions. ..iX:- LE VAISSEAD PAJTTOME. 169 Quelques minutes apres, il les quilta el monta clans son appartcmerit. Philippe dit alors a sa femme pourquoi il avail voulu faire croire au vieillard qu'il avail dcssein d'cmporter son argent. — Je vous remercie de vos bonnes intentions, Philippe; mais je voudrais que vous ne lui eussiez pas parle ainsi. Vous ne connaissez pas mon pere : il faut a present que je le surveilie comme votre ennemi. — Je n"ai rien a craindre d'un vieillard faible et infirme, dit Philippe. — Mais Amine pensail diffe- remment,et depuis cet instant elle fut toujours sur ses gardes. Le printcmps et le commencement de Pete se passerent rapidetnenl pour Philippe et Amine , car ils etaient heureux et contents. A mesure que Tau- lomne approchait , Amine sentait pourtant que son mari allait bientot s'exposer a de nouveaux dangers; mais elle ne lui dit jamais un seul mot pour le dissuader d'accomplir son voeu ; comme lui, elle envisageait Pavenir avec espoir et confiancc; elle savait que son destin devait s'accomplir un jour, mais elle se flaltait que le moment en elait encore bien eloigne. Peu de temps apres son arrivee , Philippe avail informe les directeurs dela Compagniedu naufrage du Ter Schilling, et leur en avail donne tous les details, a lexceplion de I'apparilion du Vaisseau Fantome , sur laquellc il avail garde le silence. J.a T. I. lo 170 LE VAISSEAU FANTOME. maniere dont avail ele redige le compte qu'il leur avail rendu plul aux direcleurs , et, lant pour cetle raison que pour le dedommager de ce qu'il avail soufferl, ils lui ofTrireiit uiie place de second lieu- tenant a bord d'un de ieurs balimenls, lorsqu'une nouvelie flotte parlirait dans le cours de rautomne suivanl, s'il voulail laire un second voyage aux Indes. Philippe se rcndit a Amsterdam vers la (in de Tele, et ful nomme second lieutenant du Bata- via , hatiment du port de quatre cents lonneaux. Philippe retourna sur-le-champ a Tcrneusc , et appril sa nomination a Amine en presence de myn- heer Poots. — Ainsi done vous allez parlir? dil celui-ci. — Oui, mais seulcment dans environ deux mois. — Ah ! dans deux mois ! dit mynheer Poots d'un air pensif. Combien il est >rai que lorsqu'on s'attend a ce qui pent arriver de pire, on le supporle plus faci- lement que quand on reste dans I'incertilude! On peut bien supposer qu'Amine elait desolee du nou- veau voyage qui allaitia separer de son mari; mais sachant qu'il le regardait corame un devoir impe- rieux, el ayant loujours cetle idee presentc a Tes- prit, elle combattait et maitrisait son chagrin, et se resignait a ce qui etait inevitable. Son pere etait pour elle une source d'inquetudes plus serieuses. Elle voyail qu'il avail concu une haine mortelle conlrc Philippe, quelque effort qu'il lit pour la ca- LE VAISSEAU FANTOME. 171 cher , et elle I'allribuait nvec raison a ce qu'il \c re- gardait comme un obstacle a ce qu'il s'emparat de Tor et des objets precieux qui appartenaient a son gendre; car il savaitfort bien que, si Philippe etait mort, sa fille s'inqiiicterait fort peu qui en serait en possession. I/idee que Philippe allail emporter son tresor avec lui avail presque tourne la tete au vieil avare. Amine I'avait surveille ; elle I'avait vu bien des fois se proraener dans la chambre des heu- res entiercs en murmurant quelquos paroles indis- tincles, et il s'occupait beaucoup moins des soins dc sa profession. Ouelques jours apres son retour d'Amslerdnm, Philippe se plaignit un soir de souffrird'un malaise. — Un malaise I s'ecria Pools. — Voyons! — Oui , vous avez le pouls Ires-agile. — Amine , voire pauvre mari est fort mal , il faiit qu'il se couche. et jelui enverrai une potion qui lui feradu bien. — Je ne vous prendrai rien pour cela , Philippe, — ab- solument rien. — Je ne me sens pas si mal , mynheer Pools ; ce n'est qu'un grand mal de tele. — j\lal de tele cause par la fievre , Philippe ; et il vaut mieux aller au-devant du mal que d'atlendre qu'il soil arrive. — Couchez-vous , prenez ce que je vous enverrai , et demain matin vous vous trou- verez bien. Philippe monta dans sa chambre, accompagne par Amine ^ el mynheer Pools alia dans la sienne 172 LE VAISSEAU FANTOME. pour preparer la polion. Quand Thilippe fut au lit, Amine rcdesccndil; son pere vint la rejoindre, lui remit un petit paquet conlenant une poudre qu'il lui dit quMI fallait lui donner dans du vin chaud , et la quitla en lui disant qu'il allait faire chauffer CO viii dans la cuisine. — Que Dieu me pardonne si je soupconne mon pere raal a propos ! pensa Amine; mais je ne puis bannir mes soupcons. Philippe souffre, — il souffre plus qu'il ne veut Tavoucr, el il pent avoir besoin (le quelque medicament; mais j'eprouve un pres- senliment fatal; cependant mon pere ne peut avoir concu un projet si diabolique. Elleouvrit le paquet, et y vit unc poudre impalpable d'un brun fonce. Elle venait de le refermer quand son pere revint. — Voici le vin chaud, lui dit-il ; faites lui-en prendre un verre avec la poudre, et ayez soin de bien le couvrir pour faciliter la transpiration , qui ne tardera pas a s'etablir. Demain malin, il ne souffrira plus. — Bonsoir, ma fille. Des que son pere fut parti , Amine jeta la poudre dans un gobelet d'argent, et y versa quelques cuil- lerecs de vin pour la dissoudre. Le ton avec lequel mynheer Foots venait de lui parler avail pour le moment ecarte ses soupcons ; car , pour lui rendre justice, comme medecin, il semblail toujours pren- dre bcaucoup d'inlcrel a ses inaiades. Un instant aprcs, elle regarda si la poudre etail fondue, etelle remarqua qu'elle n'avait laisse aucun sediment, ct IE VAISSEAU FANTOME. 17o que le via etait parfaiternent clair et n'avail nulle- incnt change de couleur ; cette circonslancc fit re- naitre ses soupcons. — Je n'aime pas cela, pensa-t-elle ; je crains monpere, et Philippe ne prendra pas celte pou- dre. Le vin chaud peut siiffire pour exciter la trans- piration. Elle prit un autre gobelet, le remplit de vin, et laissant sur la table le pot qui en contenait a peu pres encore autant, a c6te du gobelet contenant la poudre fondue dans tres-peu de win, elle monla Tescalicr pour le porter a Philippe. Sur le palier , elle renconlra son pere , qu'elle croyait couche. — Fort bien ! lui dit-il ; qu'il boive tout ce verre, et prenez garde de le renverser. — Attendez! don- nez-le-moi ; je le lui porterai moi-meme. II prit le gobelet des mains de sa fille , et enlra avec elle dans la chambre de Philippe. — Tenez , mon fils, buvez ceci , et vous vous en trouverez bien. Sa main tremblait tellement en lui presentantce breuvage . qu'il en repandit quelques gouttes sur les couvertures. Ami[ie , qui suivaitdes yeux tous les mouvements de son pere , remarqua ce tremblement , et elle s'applaudit plus que jamais de ne pas avoir mis la poudre dans le vin que son mari allait boire. Philippe se mitsur son seant, re- cut le gobelet des mains de mynheer Poots, et le vida d'un seul trait. Le vieil avare lui souhaita una bonne nuit et se relira. 15. 174 LE VAISSEVI FAIVTOME. Amine, reslee seule avec son marl, lui fit p^H des soupcons et dcs crainles qu'clle avail cues , et lui ditqu'elle n'avait pas voulu lui donner la pou- drc. — J'espere que vous vous eles meprise , Amine , dit Philippe ; je dirai meme que j'en suis stir. II est impossible que voire pere soil assez... Amine I'interrompil : — Vous n'avez pas vecu avec lui aussi longlcmps que moi ; — vous n'avez pas vu ce que j'ai vu ; — vous ne savez pas a quelles lentalions peul ccder un homme devore de la soil" de I'or. Au surplus, je puis me tromper, et je le desire bien ardemment. — Mais il laul que vous dormiez, Philippe, ne parlez plus! je sens que je lie saurais dormir en ce moment; je vais prendre un livre. elje me coucherai un peu plus tard. Philippe ne tarda pas a s'endormir , et Amine veilla pres de lui longlemps apres minuit. — llsemble respirer peniblement, pensa-t-elle , mais s'il avail pris cette poudre , qui sail s'il se se- rait jamais eveiile? — Mon pere a acquis dans I'O- rient de si fatales connaissances , que je suis forcee de le redouler. — Ne sais-je pas que, pour une bourse bien pleitied'or, il a plusd'une fois prepare le sommeil de la morl? — Ne suis-je pas habituee a lire dans ses pensees ? N'y ai-jepasvuqu'il desire la morl de Philippe? — iMais pourquoi suis-je idurmentee de funestes presscnliments ? Philippe cstmalade, mais sa maladie n'est pas dangereuse. LE VAISSEAU FAMOME. 17o — D'ailleurs son heure ii'est pas arrivee ; non ; il a une lache a accomplir. En ce moment on tV4 IE V\ISSEAC FANTOME. provisions, et ils n'avaienl pas ccssc de ramcr uri scul instant pour lacher de gagncr Sainto-Helcne. II forniaicnt Tcquipagc d'un petit batiment de la Con)pagnie hollandaise qui avail coule a fond tout a coup. Un bondage s'elait dctache, et I'eau etait entree si rapidcment qu'ils iravaienl eu que le temps de se jcter d;(ns rernbarcation. Outre le ca- pitaine, deux officiers et vingt malelols, il s'y trou- vail un vieux pretre cathoiique portugais, qui etait renvoye en Europe pour avoir agi contre les inte- rets des Holiandais dans les lies du Japon. l.es Ja- ponais Tavaient cache quelque temps, mais le gou- vernement du pays le faisant chercher aussi pour le mettre a mort, il avail pris le parli de se livrer lui- meme enlre les mains des Holiandais, les regardant cuinme ses ennemis les moins dangereux. Les autoriles hollandaises au Japon avaient de- cide qu'il serait renvoye du pays, et I'avaient fait passer a bord du batiment de la Compagnie des Jndes dont il s'agil. D'apres le rapport du capi- laine et de son equipage, un seul individu avail peri avec ce navire, mais e'etait un homme d'im- portance. II avail rcrapli, pendant bien des annecs, la place de president de la faclorerie hollandaise au Japon, et il retournaiten llollande avec les richesses qu'il avail amassees. Pendant que I'equipage des- cendait a la hale dans le canol, il avail voulu re- lourncr dans sa chambre pour y prendre une cas- sette pleine de diamants el de pierres precieuscs; LE VAISSEAU FA.^'tTOJIE. K'5 niais, avanl qu'il Tut renionle sur le ponl, le navire jihingca tout a coup son bcaupre dans la raer et 6\<- parut en un iiistanl. L'cquipage eiit a peine le temps de faire force de rames pour eviler que Teni- barcation ne fill enlrainee par le tourbillon. lis s'ar- relerent a quelque distance pour voir s'il remonle- rait a la surface, niais il n'y reparul pas. — . Je savais quil nous arriverail quelque mal- heur, dil le capitaine du Lalinient qui elail assis dans la cabine avec Philippe et le capitaine du Ba- tavia, car trois jours ;iuparavant nous avions vu le Viable, ou le Faisseau du Diable. — Quoi I le f'oUigeur holiandais, comme on I'ap- pelle? s'lJcria Philippe. — Qui, c'est le nora qu'on lui donne. J'en avals souvent entendu parler, mais je ne lavais jamais rencontre, etj'espere que cela ne m'arrivera plus. — J'en ai aussi entendu parler, dit le capitaine du Batacia. El comment ce vaisseau vous est-il ap- paru? — Le fail est que je n*ai vu que le reflet de sa nierabrure. — C'esl une histoire fori elrange: ia nuit elail belle, le ciel pur, et nous voguions les pci - roquets dehors , car je ne deploie jamais les perro- quels volants pendant la nuil, sans quoi notre bati- ment aurait pu les porter par celte bonne brise. J'etais couche dans ma chambre quand, vers deux heuresdu malin, mon lieutenant vinl m'eveiller el me prier de monler sur le ponl. .le lui demandai 1V>G LE VAISSEAU FANTOME. cc qui ctait arrive : Ricn, mc repondit-il, inais lous iios hommes sont cflraycs, parcc qu'ils voienl ce qu'ils appcllent le fantume d'un vaisseau, Je monlai sur le ponl. L'horizori etait parfaitement clair tout aulour (Jc nous ; mais nous avions par la hanclic une sorte de brouillard qui n'etait pas a plus dc doux encablures de nous, et au centre duquei on voyait indistinctement la forme d'un grand navire. Nous filioiis alors environ qualre nocuds ct demi par hcure, elccpcndant nous en elions loujours a menie distance. Ce brouillard ne s'etcndait pas sur un es- pacede plus de six encablures en long et en large. Que diable signifie cela? m'ecriai-je, en me froltanl les yeux ; un brouillard epais sous un ciel pur, loiu de toutc lerrc, et par une bonne brise? — Ecoulez, dit le lieutenant, j'entends parler; et j'entendis des voix sorlir du brouillard. n Ln navire a Iribord ! ?) criaunevoix. — <;Tout Icmondeen haut! •>■> cria une autre. — J'entendis le sifllctdu maitre. — — Le coup de canon re- tentit a nos oreilles comme le tonnerre; et alors lout disparut comme par enchanlement, el nous ne viraesplus ni brouillard ni baliment. — Est-il possible? s'ecria le capitaine du Bata- via. — Tout mon equipage vous le cerlifiera, ct men>e le vieux prelre portugais, car il etait a cdle de moi sur le pont. Nos hommes disaienl quMl nous arrive- LE VAISSEAU FA.MOME. 107 rait quelque accident, et dans le fait, comme on sondait le puils pendant le quart dii matin, on trouva quatre pieds d'eau. Je mis du monde aux pompes sur-le-cliamp, mais I'eaii gagnait toujours; et le troisieme jour un bordage s'ctant detache, nous n'eumes que le temps de nous jeter dans Pembarca- tion avant que le batiment coulat a fond. Mon lieu- tenant dit que cc balimcnt esl bien connu et qu'on I'appelle le Foltigeur hollandais. Philippe ne fit aucune observation sur ce recit, niais cequ'il venait d'entcndre dechargeason esprit d'un grand poids. Puisque le yaisseati Fantome dc Hion pauvre pere, pensa-t-il, apparait aux aulres aussi bien qu'a moi, ma presence n'est pas la cause de cetle apparition. S'il occasionne des malheurs a ceux qui le rencontrent , ce n'est pas parce que je suis a bord. Je ne fais que courir , comme les au- tres, le risque de le rencontrer, quoique ce soit mon unique but, et je ne mets pas leur vie en danger. Ma conscience est done tranquille a present, et je puis accomplir mon voeu sans crainte et sans remords. Le lendemain , Philippe fit connaissance avcc ic pretre porlugais , qui parlait le hollandais et plu- sieurs autres langucs. C'elait un vieillard venera- ble, paraissant avoir au moins soixante ans, ayant une longue barbe blanche , et un air plein de dou- ceur, et dont la conversation etait aussi amusante qu'instructive. iJans la soiree, pendant que Philippe faisail Ic 17. 11)8 IE VAISSEAC FA?(T031E. premier quart, le boii vieiliard se promcna avec lui sur le gaillard d'arriere ; et apres uue longue cun- versalion, Philippe iui conlia qu'il etail calholique. — Vraiment, iiion fils ! tela est exlraordiiiaire pour un Hollaiidais. — Personne iic le sail a bord. — Ce n'csl pas que je rougisse de ma religion , mais je desire eviter loule discussion a ce sujct. — Cela est prudent, mon fils. llelas I si la reli- gion prelendue reformee ne produit pas de meil- k'urs Iruils on Europe que dans TOrienl, clle ne vaut guere mieux que I'idolatrie. — Dites-moi , mon pere , est-il vrai , comine on le dil, que vous avez eu une vision miraculeuse ; que vous avez rencontre un batinienl dont Tequi- page n'elait pas compose de morlels? L'avez-vous vu? — J'ai vu ce que tous les autres ont vu, mon fils ; el certainement , autant que mes sens peuvent en juger,c'elaitune apparition extraordinaire et meme suriiaturclle. J'avais dcja entendu dire que la vue de ce navire elait un presage de malheur, et cela s'est verifie a notre egard. Cependant, nous avions a bord un homme assez charge de crimes pour faire couler a fond un navire. II a ete englouli avec ses richesses mal acquises, dont il comptait jouir paisi- blemenl dans son pays dans quelques semaines; et c'est une preuve que le juste courroux du Tout- Puissant frappc quelquefois, monie en ce monde, le mechant qui a mcritc sa vengeance. LE VAISSEAL FA>T0>1E. 190 — Vous voulez sans doule parler du president dc la factorerie hollandaise du Japon , qui a peri avcc voire batiment? — Oui, mais Thisloire des crimes de cet homme est longae. — Domain soir je me promenerai avec vous pendant voire quart , el je vous la racon- terai. — Boiisoir, mon fils ; que la paix soil avec vous! Le lemps continua a eire beau le jour suivanl, et le Batavia mil en panne dans la soiree, dans Tin- lenlion de jeler Tancre le Icndemain matin dans ia rade de Sainte-Heiene. Quand t'liilippe nioiila sur le pont pour faire le quart de minuit, il trouva sur le passavant le vieux pretre qui rattendait. Le ba- timent elant en panne, tout etait Iranquille; les matelols dormaient entre les canons, et Philippe etant passe sur I'arriere avec sa nouvelle connais- sance, ils s'assirent sur une cage a poulets, et le vieux pretre commenca son recit comme il suit : « Vous ne savcz peut-etre pas que les Portugais, quoique desirant s'assurer la possession des pays decouverls par leur esprit entreprcnant et coura- gcux, ce qu'ils n'ont pa ("aire qu'en commcltaul, a ce que je crains , bien des crimes dont ils auronl a repondre, — n'ont pourtant jamais perdu de vue un ]joint qui doll elrechera tous les bons catholiques, le desir detendre la vraie foi, el de planter la ban- iiiere du chrislianismc dans les conlrees livrees a lidolalric. Quclques-uiis dc aus compalrioles ayaiit 500 LE VAISSEAC FAINTOME. fait naufrage sur les coles du Japon , nous obliii- iiies ainsi la connaissance de ce pays, ct, sept ans apres, noire bicnlieureux saint Francois debarqua dans Tile de Ximo, y passa deux ans el cinq mois , y precha noire reb'gion, et y converlit un grand nombre d'habitanls. II s'embarqua cnsuite pour la Chine, qui ctail sa premiere deslinalion; niais il ne lui fut pas permis d'y arriver, car Dieu I'appela a lui pendant ce voyage. Apres sa naort, le nombre dcs converlis a noire sainle religion augmenta con- siderablenienl dans les iles du Japon , quoique les pretres de I'idolatrie fissent tout ce qui elait en leur pouvoir pour en arreter les progres, et excilassent quelquefois dcs persecutions conlre ccux qui avaieril cle baptises. Ncanmoins les germes de la foi chre- lienne se disseminaient rapidement , et le vrai Dieu avail en cc pays des milliers d'adoraleurs. « Cependanl les Hollandais formerent un elablis- semenl au Japon, ct voyant que les chretiens japo- nais qui demeuraient dans les environs de leur I'actorerie ne voulaienl commercer qu'avec les Porlu- gais, en qui ils avaient confiance, ils saisirent toutes les occasions de nous cherchcr querelle. Enfin, I'homme dont je vous ai parle, (ilanl devenu le chel" de la lactorerie hollandaise, resolut, pour assouvir sa soif d'or, de rendrc la religion chrelienne suspecle a Tempereur du Japon, el de ruiner ainsi les Porlu- gais el leurs adherents. Telle (ul, nion fils, la con- duile d'un homme qui prctcndail avoir cmbrassc LE VAISSEAU FAM03IE. 201 1,1 religion reformee, comme etarit plus pure que la noire. « A peu de distance de nous demeurait un sei- gneur japonais, qui posscdnit une grande fortune et beaucoupd'influencedatis le pays. II avail embrasse notre religion, et avait ele baptise avec deux de ses fds; mais il en avait deux aulres, qui vivaient a la cour de Tempereur, et qui ctaient restes paicns. H nous avait fait present d'une maison pour servir d'ccole d'instruction ; mais lorsqu'il vint a mourir, ses deux fils qui etaient a la cour nous sommerent de la leur rendre. Nous refusames d'y consentir, et Ic president de la faclorerie hollandaise saisit cette occasion pour leur inspirer de I'animosite conlre nous. Avec leur aide, il fit croire a Tempereur que les Portugais et les clireliens avaient fornne une conspiration pour lui oler le trone et la vie. — Car il est bon de vons dire que lorsqu'on deniandait a un Hollandais s'il etait chretien, il repondait : Non; jc suis Hollandais. «( L'empereur, croyant a I'existence de ce corn- plot, donna sur-Ie-ohamp des ordres pour qu'on exterminat lous les Portugais et tous les Japonais qui avaient embrasse la religion chretienne. II leva a cet eft'et une arniee, et en donna le commande- inent aux deux fils du seigneur dont je vous ai parle, el qui etaient toujours a sa cour. Les Chretiens, sa- cliant que la resistance etait leur seul espoir, prirent les amies, et se rangerent sous les ordres des deux 202 LE VAISSEAU FANTOME. fjis Chretiens du ineme seigneur. Les deux arniees elaient done commandecs par quatre freres , deux d'un cole el deux de raulrc. «t L'armee chretienne montail a plus de quarante raille hommes ; niais I'empereur, qui ne la croyait pas H beaucoup pres si nombreuse. n'avait eiivoye conlre elle qu''une force de vingl-cinq mille hommes. LcS deux armees se rencontrerent; les Japonais sont braves, et, apres un combat determine, la vicloirc resla aux Chretiens, qui taillerent en pieces Tarmee enncmie. «i Celte vicloire amena de nouvelles recrues, et I'armee chretienne se trouva forte de plus de cin- quante mille honimes. Mais I'empereur, courrouct' d'avoir perdu sa premiere arinee, ill de nouvelles levt-es, rasscmbia cent cinquanlc mille hommes, et ordonua qu'on ne fit quarlier a personne, a I'excep- lion des deux generaux, qu'il voulait prendre vi- varils pour les laire perir dans les tortures. Toules offres de conciliation furcnt rejelees, et remperenr se mit lui-memc en campagne. Les armees arrive- renl en presence; la balaille dura loute la jouruce, et la vicloire se declara de nouveau pour les Chre- tiens, quoiqu'ils eusscnt fait une grandeperte, et qu'un de leurs generaux etilete blesse et fait prison- nier. aient ete entoures pendant la nuil, el ils furent LE VAISSEAE FANTOME. SO' rcrascs par le nombre. Leur general fut lue, et tros- peu d'entre eux echapperent au carnage. L'empe- reur atlaqua alors los equipages du camp, et fit massacrer tout ce qui s'y trouva, sans cpargner les vieil lards, Ics femmcs et les enfanls. On assure que plusde soixante mille Chretiens perirent dans cette journee. Mais ce n'etait pas assez. On fit une re- cherche rigoureuse des Chretiens dans loutes les iles du Japon, et lous ceux qu'on put dccouvrir per- dirent la vie dans les tortures. Gclte persecution dura piusieurs annees, et depuis environ quinze ans, le christianisme est extirpe de I'empire du Ja- pon. On ditque plus de quatre cent mille Chretiens furent viclimes de ces cruautes; et ces massacres, inon fils, eurcnt pour premiere cause le mensonge et la cupidite de Thomme qui en a recu la juste pu- THlion il n'y a que quelques jours. La Compagnie hollandaise, charmee d'avoir oblenu le commerce exclusifdu Japon, approuva sa conduite , car elle le continua d'annce en annee dans sa place. II ctait jcune quand il y fut nomme, et ses cheveux avaient blanchi, quand il songea a la quitter. II avait amasse d'immenses richesses,qui ont peri avec lui, et il a etc appele tout a coup pour rendre son (ompte.— Rcflechissez un peu, mon fils. Ne v.iul-il pas mieux suivre Telroit sentier du devoir, m;'pri- ser les richesses et les plaisirs de ce monde, et pou- voir esperer, en le quittant, que nous sommes des- tines a uii l)nidi«>ur sans fin? » 504 IE VAISSF.AU FA'^TOME. — Vous avez raison. mon pere, repondit Philippe dun airpensif. — II ne me resle que quelques annees a vivTe,ct Dieu sail que je qui Ueraicemonde sans repugnance. — Je pourrais en dire autant. — Vous, n)on fils! — Non. Vous etes jeune, et vous devez etre plein d'esperances. Vous avez des devoirs a remplir dans I'etat auqucl il plait a Dieu de vous appeler. — Oui, mon pere; j'ai un devoir a remplir, je le sais. — Mais I'air de la nuit est trop vif pour voire age. Allez prendre quelque repos pendant que je finirai mon quart. Nous nous reverrons demain. — Que Dieu veille sur vous, mon fils ! — Recevcz la benediction d'un vieillard. — Bonsoir. — Lui dirai-je lout? se demanda Philippe quand ii fut parti. Je m'y sens dispose. Mais non ; je n'ai pas fait celte confidence au pereSeysen, pourquoi la lui ferais-je? — 3Ion secret est a moi; et il restera dans mon cceur. Et Philippe, tirant son reliquaire de son sein, le loucha de ses levres avee respect. Le Batavia s'arreta quelques jours a Sainle- Helene, et remit a la voile. Six semaines aprcs, le navirc etait a I'ancre dans le Zuyderzee. Apres en avoir oblenu la permission du capitaine , Philippe parlit sur-lc-champ pour Torneuse, emmenarit avec lui le vieux prelre porlugais Mathias , avec qui il s'etait inlimeinent lie, et a qui il avail offert un asile tantqu'il voudrait resler dans les Pajs-Bas. XIII — Jesuis loin de vouloir vous causer de Tinquie- lude, mon fils, dit le pere Malhias a Philippe, qui. n'elant plus qu'a an quart de mille de sa demeure , rnarchait si rapidement , que Ic vieux pretre avail [)eiiie a le suivre ; mais souvencz-vous que nous sommesdansun monde qui n'est quelransitoire. et qu'il s'est passe bieri du temps depuis que vous avcz quitte ce pays. C'est pour cette raison que je vou- drais vous voir vous livrer avcc moins de vivacitc a ces visions de boriheur que voire imagination no ccsse de vous presenter depuis que nous somnies a 18 206 LE VAISSEAU FAmOME. lorrc. J'espere que la mcrci de Dicu permeltra que vous soyez dans quelques minutes dans ies bras d'uneepouse cherie; mais plus vos csperances sont ardentes, plus le dcsnppointement vous accablcrait. Nous avons appris a Flessingue qu'une maladie cruellc a ravage ce pays; et la mort n'epargne ni la jeunessc, ni la beaute. — Ilalons-nous, mon pere, repondit Pliilippe : — ce que vous diles n'est que trop vrai , et mon in- quietude en devient plus cruelle. II doubla le pas . laissant le bon pretre le suivre de loin, el il arriva bientot au petit pont de bois qui conduisait a sa demeure. II etait alors environ sept lieures du matin, car ils avaient passe TEscaut au point du jour. II remarqua que Ies volets etaient encore fermes , ce qui le surprit. La porte n'etait fermee qu'au loquet ; il Touvrit et entra dans la cui- sine, ou il vitune servanle endormie sur une chaise. Au meme instant une voix demanda du haut de Tescalier : — 3Iarie, est-ce le docleur? Philippe n'attendit pas plus longtemps ; en trois bonds il fut sur le palier du premier etage , et il ouvrit la porte de la chambrc d'Amine. Une veil- leuse y repaiidait une faible clarte; Ies rideaux du lit etaient fermes, et le pere Seysen etait a genoux a cole et priait. Philippe Gt un pas en arriere ; tout son sang se relira vers son coeur; il ne put parler, et, respiranl k peine, il s'appuya conlre la muraille en poussant un profond gemissement. Le pere Sey- LE VAISSEATI FAlfTOME. 207 sen se retourna, et reconnaissant Philippe, il se leva el lui lendil la main en silence. — Eile est done morle? s'ecria enfin Philippe. — Non, mon fils, mais il nous reste bien peu d'esperance. Le monienl de la crrise approche; dans uneheureson dest.i!> sera decide, ct nous sau- rons si elle sera rendue a votre amour, ou si elle suivra au tombeau toules les viclimes qu'une fatale cpidemie y a conduites. Le pere Seysen conduisit Philippe pres du lit, et en lira le rideau. Amine etait sans connaissance; elle respirait peniblement , et ses yeux elaient fer- nies. Philippe s'agenouilla, saisit sa main briilanle, la baisa el londil en larmes. Le pere Seysen cher- cha a le calmer , et lui persuada de se lever et de s'asseoir avec lui pres du lit. — C'est un triste spectacle, lui dit-il , et il doit I'etre doublement pour un caractereaussi ardent et aussi injpetueux que le voire : mais il faut que la volonte deDieu s'accomplisse. — Souvenez-vous que lout espoir n'est pas perdu. II en resle peu, j'en conviens , mais il en reste encore : c'est ce que m'a dit le medecin qui lui donne des soins, et ii doit etre ici dans quelques instants. Sa maladie est le typhus . fievre maligrie qui , depuis deux mois , a enleve des families entieres, et qui dure encore. Heureuse est la maison ou elle n'a frappe qu'une viclime , et je regrette que vous soyez arrive en ce mooient, car elle est d'une nature conlagieuse. Bien 208 Lt VAlSSEAl FANTUME. des gens ont quitlc ces environs pour aller bien loin s'en mellre a I'abri. En cc moment, la porle s'ouvrit, et un gran il ; ilcroitqu'elle lriompheradecettemaladie.il faut la lenir bicn couvcrle ; mais tout dependra du calme et de la tranquillite dont elle pourra jouir quand elle aura repris I'usage de ses sens. — II nous sera facile de lui en procurer. — Ce n'est ni la connaissance de voire rclour, ni meme voire vue, que je crains pour elle. Lajoie tue rarement ; mais j'ai d'autres motifs d'alarme. — Quels peuvent-ils etre? — li y a trcize jours qu'Amine est dans le delirc , et pendant tout ce temps je ne I'ai guere quitlee que pour remplir les devoirs de mon minislere au- pres de ceux qui en avaicnt besoin. Pendant cc long delire, elle a parlc de choses qui m'ont fait fremir d'borreur, malgre le peu de suite qui regnait dans ses discours ; il est evident que c'est un sujel LE VAISSEAU FA^iTOME. 20'.) qui lui pese sur I'esprit , et qui doit retarder sa guerison. — Philippe Vauderdecken, vous devez vous rappeler que je vous ai une fois dcmandc quel est le fatal secret qui a conduit votre mere au lom- beau , et qui peul y conduire Amine apres die; car il est evident qu'elle le connait, n'est-il pas vrai ? — Elle sait lout. — Et elle a lout dit dans son delire. — J'espere nieme que son imagination en dcsordre a ete au dela de la verite. Mais ce n'est pas ce qui doit nous occuper en ce moment. Veillez sur elle, Philippe. Je reviendrai dans une demi-heure , car le docteur n)'a dit que ce court espace de temps decidera du sort de la malade. Le pere Seysen sortit ; Philippe ouvrit le rideau du lit de sa femme, s'agenouilla a cote, et passa quelque temps en priere ; il se rcleva ensuite, se pencha sur Amine , et imprima un baiser sur ses levres, qu'i! trouva briilanles, mais non seches. 11 remarqua aussi que son front devenait humide et que ses mains etaient moilcs; il la recouvrit avec soin , et resta les yeux fixes sur elle avec une in- quietude melee d'espoir. Au bout d'un quart d'heure, il eut la satisfaction de voir que la trans- piration s'etait complelcment elablie ; elle sorlit de Tclat de stupeur dans lequel elle avail etc si long- lemps plongee ; une sorle d'agilalion y succeda, el , sans recouvrer la connaissance, elle fit des mouve- 18. 210 IE VAISSEAL FANTOME. inents pour repousser ses couverturcs , que Philippe avail soil! de replacer au meme instant, Enfin elle tomba (Jans un somnieil calme et profond. BienlOt apres, ie medecin arriva avec le pere Seysen. Phi- lippe lui rendit comptc en pcu de mots des sym- pt6mes qu'il avait remarques, et Ic docteur s'appro- cha du lit de la malade. — Mynheer , dil-il ensuite a Philippe , votre femme est sauvee ; niais il n'est pas a propos qu'elle vous voie si inopiiiemenl; son emotion pourrait elre trop forte pour son etat de faiblcsse. II faut la laisser dormir le plus longlemps possible; quand elle s'eveillera, elle aura recouvre la raison. II faut que vous la laissiez aux soins du pere Seysen. — Mais ne puis-je resler dans un coin de la chanibre sans qu'elle puisse me voir? — Cela serait inutile. La maladie est contagicuse, et vous n'eles deja restc ici que trop longlemps. Sortez de celte chambre , changez de vctements , et faites-lui preparer un lit dans un autre apparle- inent, oii elle puisse elre transportee des que la chose sera possible. Failes ensuite ouvrir loules ces lenelres, et prenez tons les moyens possibles pour purifier I'air dans toute la maison. II ne faut pas qu'une femme n'echappe a la mort que pour voir son mari expose au tncme danger. Philippe suivit eel avis prudent, et, apres avoir change de vetements, il alia trouver le pere Ma- Ihias, qu'on avait fait enlrer dans la sallc a manger. LE VAISSEAU FANTOME. 211 — Vous avicz raison, dit-il en se jelarit sur le sofa. — La vieillesse rend crainlif, mon fils. —Mais j'espere que lout ira bien. — Je I'espere aussi , rcpondit Philippe. II n'en dit pas da\antage; car, ie danger iuiniinent clant passe, ii rcllechissait sur ce que lui avail dit le pere Seysen, qu'Amine, pendant son delire, avail revele le secret qu'il lui avail confie. Le pere 31a- ihias, le voyant occupe dc protondes reflexions, ne voulut pas les inlerrompre. lis passerenl ainsi plus d'une heure en silence, el alors le pere Seysen vint les joindre. — Rendez grace au ciel. mon tils. Amine s'est eveillee, el elle a recouvre toule sa raison. Elle a pris la potion que le docteur avail ordonnee, el elle s'est rendormie sur-le-chan)p. Je n'ai plus aucun doute de sa guerison. Une servanle est pres d'elle. J'espere qu'elle dormira quelques heures, car c'est le sam- meil qui lui rendra la sanle. — Mais, Philippe, il laul que vous me presentiez a voire compagnou de voyage. Je vois qu'il est de la menie profcssioji que moi. — Je suis sur, pere Seysen, que le pere Mathias el vous, vous aurez grand plaisir de faire connais- sance ensemble, il a bien voulu me prometlre de passer ici quelque temps. — Mais je vais vous faire servir a dejeuner. J'espere que le pere Mathias me pardonnera de I'avoir oublic si longtemps. 212 I.E VAISSEAU FANTOME. Philippe donna ses ordrcs dans la cuisine, pril sun chapeau ct sortit de la niaison. II senlait qu'il lui serait impossible de manger. Les evenemenls de la matinee Tavaient vivement agite, ct il eprouvait le besoin de rcspircr un air pur. En murchant, sans s'inquieter ou il allait, il rencontra plusieurs de ses connaissances qui lui firent des compliments de condoleance qui se cbangerent en felicitations quand ils apprirent que sa femme paraissait hors de dan- ger. 11 apprit d'eux aussi quels ravages Ic typhus avait exerces a Terneuse et dans les environs. Plus de la moitie des habitants en avaient ete victimes; ceux qui avaient gueri de cette maladie, etaient si laibles, qu'ils ne pouvaient encore reprendre leurs travaux, ct il en ctait resulte que bicn des families etaient dans la plus grande misere. Philippe sc pro- mit de les secourir de tout son pouvoir, et, apres une promenade de plus de deux heurcs, il rentra chez lui et alia rejoindre les deux pretres. Le pere Seysen lui apprit d'abord qu'Aminc dormait en- core. — Eta present, Philippe, ajouta-t-il, ayons une petite explication; j'ai eu une longue conference avec ce bon pere, et j'ai pris beaucoup d'interet au recit qu'il m'a fait des progres de notre sainle reli- gion parmi les paiens. II m'a appris bien des choses qui m'ont donne lieu, les unes de me rcjouir, les autres de m'atfliger. De mon cote, je lui ai fait plu- sieurs questions, ct je lui ai demande, cntrc autres LE VAISSEAU FA?ITOME. 513 choses, ce qu'il pense de ce qu'o!i (lit (\>: rapparitiou surnaturellerrun vaisscau dansies mersdc TOrient. — Vous voyez que ledelire de voire femrne m'a a[)pris voire secret, Philippe ; sans quoi je n'aurais jamais pense a lui fairc une pareille question. A ma grande surprise, i! m'a dit qu'il avail ete lui-meme tcmoin oculaire d'une de ces apparitions, et quil ne pent I'expliquer raisonnablement par des causes natu- relles. Au lieu de me iaisser dans un Inbyrinthe dc doules, ne feriez-vous pas mieux de nous confier a tous deux tous IfS fails qui ont rapport a cette ctrange hisloire, afin que nous y reQechissions? Vous pourricz ainsi avoir les avis dhommes plus ages que vous, et que leur profession rend plus en elat que vous de decider s'il y a quelque chose de surnaturel dans cette vision ; et dans ce cas, si c'est I'ouvraged'un etre qui est toule bienfaisance, ou de i'esprit du mai. — Le Lon pere a raison, Philippe, dit Mathias. Si c'est Touvrage du Tout-Puissant, par qui devez- vous vous laisser guider, si ce n'est par ceux qui sont specialement consacres a son service? Et si c'est celui du demon, n'est-ce pas encore a eux que Aous devez vous adresser pour pouvoir resisler a sa pernicieuse influence? Reflecbissez aussi, Philippe, que ce secret pent peser cruellement sur Tesprit dc voire femme.et qu'il pent laeonduire au lombeau, comme il y a conduit voire malheureuse mere, ainsi que le digne M. Seysen vient de me I'apprendre. 214 LE VASSEAD FAIVTOME. IVes de vous, soulcnue par votre presence, elle peut iivoir la force de supporter cetle croix; mais s'il laut que vous la quitliez encore, conibien de jours et de nuils solitaires n'aura-t-elle pas a passer! (lonibicn n'aura-t-elle pas besoin du secours et des consolations des autres ! Un secret semblable doit etre pour elle un ver rongeur, et quel que puisse <"'lre son courage, il abregera son existence, si la religion ne lui prete son appui ; si elle ne peut ou- vrir son coeur a quelque ministre des autels, et pui- ser de nouvelles forces dans ses avis. — Vous m'avez convaincu, repondit Philippe, et je sens que j'aurais dii plus t6t vous apprendre a lous deux cette bistoire etrange. Je vais done vous faire connaitre lout ce qui m'a ete dit par ma mere, et tout ce qui m'est arrive a moi-meme, mais sans beaucoup d'espoir que vos avis puissent m'elre uti- les dans des circonstances si singulieres et qui in'imposcnt un devoir dont je ne puis me dispenser de m'acquittcr. 11 leur raconta alors dans le plus grand detail lout ce que le lecteur sail deja ; leur paria du voeu qu'il avait fait, et ajouta qu'il croyait n'avoir autre chose a faire que de remplir sa destinee. — Mon lils, lui dit le pere Seysen, vous nous avez raconle des choses bien etranges, bien extraordi- iiaires, — des choses qui s'ecartent de I'ordre de ce inonde, si vos sens ne vous ont pas trompe. Main- tenant, laissez nous. I.e perc Mathias et moi, nous IB VAISSEAU FANTOME. 2 15 iiHons conferer sur cellc affaire tres-serieuse, el nous vous ferons ensuite connaiire le resullat de nos re- flexions. Philippe monta dans la chambre d'Amine, qui 'lormait encore, renvoya la servante, et s'assit pres du lit. II y passa pres de deux heures sans qu'elle s'eveillat, et les deux pretres le firent alors prier de venir les rejoindre. — Nous avons eu une longue conversation, mon fils. dit le pere Seysen,sur les evenements etranges et peut-etre surnalurels dont vous venez de nous raconter I'histoire; je dis peut'etre, parce quej'au- rais rejete le recit de votre mere comme etant le produit d'une imagination exallee, et, pour la mcme raison, j'aurais ete porte a croire que I'agitation dans laquelle ce recit vous a jele a mis le desordre dans votre esprit. 3Iais, comme le pere Mathias affirme positivemcnt qu'il a ele temoin de I'appari- tion fort elrange, sinon surnaturelle, d'un vaisseau, en revenant des mers des Indes, ce tail, d'accord avec ce que vous avez dit, confirme la legende que vous nous avez racontee, si je puisydonner ce nom ; et je n'ose dire qu'il soit impossible que cette appa- rition soit surnaturelle. — Souvenez-vous que beaucoup d'autres ont vu en meme temps que moi I'apparition du Faisseau Fantome. \~ Oui, raais vous etes le seul qui y ait survecu pour en rendre compte. Jlais n'importe! nous ad- 916 1.E VAISSEAl! FAI^TOME. inellrons que (oulc cello alTairo soil I'ouvrage cruiic intelligence siiperieure a I'homine. — Siiperieure, sans doule, puisquec'esl I'ouvrage (le I)ieu. — Cest un point qu'il n'est pas aisc d'admeltre, rnon fils. II cxistc une autre puissance suptrieure a Ihomnne, el qui n'a rien de divin, — celle du de- mon, — cet ennemi clernel du genre humain. Mais comma cette puissance, — bien infcricure a celle de Dieu, — ne pent s'excrcer sans sa permission, nous pouvons admetlre que Dieu permet, en cer- laines occasions, que de pareils signes se manifes- lent aux hommes. — En ce cas, mon bon pere, noire opinion est la meme. — Pas tout a fait, mon fils. II fut permis au sor- cier £lymas de praliquer Tart magique qu'il tenait du demon, afin qu'il ful prouve, par sachule el son aveuglcmenl,combien son maitre elail inCerieur au dispensaleur souverain de lous les evenemenls. Dans I'occasion dont il s'agil, il peul clre vrai qu'iI ait ele [)ermis au malin esprit d'exercer son pouvoir sur le capitaine de I'cquipage d'un navire, et I'ap- parilion surnaturelle dc ce navire pcut avoir ele permise pour servir d'exemple aux marins qui sc- raient lenles de commellre la meme offense conlre le ciel. Jusqu'a cc point, noire croyance est justi- fiable. Mais la grande question est de savoir, d'abord . si c'esl voire pere qui commandail le vaisseau con- LE VAISSEAU FAISTOME. 21-7 tre lequel celle sentence a ete prononcee ;etensuile jusqu'a quel point vous ctes oblige de poursuivre J'cnireprise que vous avez commencec, quoiqu'eile puissc vous conduiro a voire perle, et quoiqu'eile ne me paraisse pas pouvoir tendre a changer la si- tuation de voire pere, si e'est lui que Dieu n ainsi condamne. — Me coniprenez-vous bien? — Parfaitement, mon pere; mais... — Ne me repondez pas encore. Je vous dirai maintenant qu'en admetiant que les fails soicnt tels que vous les supposez, nous pensons, ce bon pere et moi, que les revelations qui vous ont ete lailes ne sent pas une intimation de la volonte du ciel , mais une suggestion du demon pour vous entrainer dans dcs dangers et a la mort. Car si c'etail une lache qui vous lul imposee par le ciel, cjmnie vous vous rimaginez, pourquoi ce vaisseau ne vous est-il pas apparu pendant votre dernier voyage ? Et quand il vous apparailrait cinquante fois, quelle communication pourriez-vous avoir avec un navire qui n'est qu'un S[iectre, une ombre, une chose qui n'appartienl pas a ce monde? Ce que nous vous proposons, c'est dVmployer une parlie de Targent laisse par votre mere a laire dire des messes pour le repos de son ame, et a des oeuvres de charite, et de Tester tranquillement chez vous jusqu'a ce que quelque nouveau signe vous fasse connaitre que le ciel vous a reellenienl choisi pour meltre a fin cetle etrange entreprise. LF. VAISSFAV rA>"T05IE. T. !. 19 318 LE VAISSEAU FANTOME. — 31als mon vu3U. mou pere ? — ce vcuu eiirc- gislre (Jans le cicl? — La sainle Eglisc a le pouvoir de vous en rele- ver ; c'esl un voeu lemeraire, et cllc vous en relc- vera. Vous vous etcs mis entre nos mains, el vous (levez vous laisscr guider par noire decision. Si nous nous trompons, c'esl nous qui en sommes res- ponsables, et vous n'aurez ricn a vous reprocher. Nous n'en dirons pas davanlage quant a present. — Je vais monler dans la chambrede voire femme; j'y restcrai jusqu'a ce qu'elle s'evcillc, et je la prc- parerai a vous rcvoir. Lorsqu'il fut parti, le pere Mathias discuta a son tour le meme point avec Philippe, et il employa des raisonnements a peu pres scmblabies pendant une longue conversauoii. Philippe ne I'ut pas convaincu , raais il elait dans le doute et Tanxiete. II sortit de la maison. — Un nouveau signe ! pensa-l-il. II me senibie qu'il y a cu assez de signes et de merveilles. Ccpendant il pent etre vrai que des messes soient sufRsantes pour tirer mon pere de son etat de torture. Dans tous les cas, ce sonl eux qui decident, et je nc suis pas a blamer. Eh bien, allendons un nouveau signe qui me I'asse connailre Ja volonlc du ciel, puisqu'il le faut. Et Philippe continua longtemps a se promener, pensant quel- quefois aux arguments du pere Seysen, el plus sou- vcnl a Amine. Le soir claiil arrive, le solcil allait se coucher, ct LE VAISSEAC FANTOME. 219 Philippe songe.iit a rentrer chez lui, quand il re- inarqua que le hasarcJ I'avait conduit precisement a Tendroit oil il avail prononce son voeu solennel. II vit les meines montagnes dans le lointain; le so- leil etait a la meme hauteur ; c'etait la meme scene, \e meme site, la meme heure du jour. II se mil a genoux, baisa son reliquaire, el pria le ciel de lui laire connaiire sa volonle par quelque signe. Mais il ne vit aucun^igne ni dans le solcil, ni dans I'air, ui sur la lerre; le voile de la nuit couvrit la lerre, el il relourna chez lui plus porte qu'auparavant a suivre I'avis du perc Seysen. Des qu'il y fut arrive, il monta sans bruit dans la chambre d'Amine. Elle etait eveillee et en con- versation avec le bon prelre. Les rideaux etaient tires, et eile ne put le voir. Le cceur palpitant, il resta debout derriere le chevet de son lit. — Vous avez lieu de croire que Philippe est ar- rive? disait Amine. Quelle raison avez -vous pour penser aiusi ? — Le navire sur lequel il est parti vient d'entrer dans le port, et Ton croit Tavoir recoanu sur le pont. — Et pourquoi done n'est-il pas dcja ici? Qui doit m'aimoncer son retour , si ce n'est lui? Pere Seysen, ou il n'est pas arrive, ou il est ici. — Je connais trop bien mon chcr Philippe. II y serait arrive longlemps avant la nouvelle de son retour. — I)ites-moi la verite, mon bon pere ! — Est-il ici? — (letle incerliludc me lire. 220 LE VAISSEAl) FANTOME. — Calmez-vous , Amine. — 11 est ici ; — il se porte bieri. — Vous aurez avant peu Ic... — mon Dieu , que je vous remcrcic! — Mais s'il est ici, il doit elre clans celte chambrc, j'en suis stlre ! — Philippe ! — cher Philippe ! — Me voici, ma chere Amine ! dit Philippe en ouvrant les rideaux. Amine poussa un grand cri , lui tendit Ics bras, et pcrdit connaissance. Mais elle la recouvra au bout de quelques secondes, et prouva ainsi la verite de cc qu'avait dil le pere Seysen, que la joie tue rarenjent. Nous passerons rapidement sur le petit nombre de jours que Philippe employa a veiller son Amine, qui rcprenait rapidement des forces. Desqu'elle se porla assez bien pour entendre parler d'un Icl sujet, il lui fit part des conversations qu'il avait cues avec les deux pretres et de leur resultat. Amine, trop charmee que Philippe reslat pres d'elle, ajouta ses caresses aux arguments des bons peres, ct pendant un certain temps Philippe ne parla plus de se re- mettre en mer. XIV Six semainess'etaientecoulees, et Amine, rendne a la sante, passait le temps a se promener avec Philippe, ou restait pres de iui dans leur maison. Le pere Malhias etait encore avec eux. Des messes avaient ete diles pour le repos de I'ame de Vander- dccken, el le pere Seysen avail ete charge de faire des aumrtnes aux pauvres habitants de la viile el des environs qui etaient dans le besoin. On peut aisemenl supposer qu'un des sujels les plus frequents des conversations d'Aminc avec son mari, etail la decision [lorlcc par les deux prelres sur la conduile 19. 522 LE VAISSEAU FATTOME. (Jc Philippe. II avail ele forniellcment releve de son v(BU ; mais, tout en se sournetlant a I'opinion (Je ses deux conscillers spirituals, sa propre conscience n'olail pas salisfaile. Son amour pour Amine, et le desirqu'elle avail de le voir rcster pres d'ellc, pre- taient ccrtainemenl une iiouvelle iorce aux argu- ments du pere Seysen, mais il doulait souventqu'il eiil eu raison d'y cen'er. Quand il etail pres d'Amine, ses scrupulcs disparaissaienl; mais des qu'il se trouvait seul, il se reprochail de negliger ce qui lui semblail encore un devoir sacre. Amine vil qu'il avail souvent le front couvert d'un nuage. et elle n'en connaissait que Irop bien la cause. Un jour que, dans une de ieurs promenades, ils s'etaient assis dans la campagne sur un tapis de belle verdure, Amine lui dit : — (-royez-vous aux songes, Philippe? Pensez-vousqu'on puisse recevoir ainsi les avis du ciel ? — Sans contredit, Amine. On en trouve bien des preuves dans les sainles Ecritures. — Et pourquoi ne vous assurez-vous pas par un songe si vos scrupules sont bien fondes? — Pour avoir un songe, il ne suffit pas de le vou- loir. — Diles que vous le desirez, et je vous en procu- rerai un. — Vous. Amine? — Moi, Philippe. — (>'est un pouvoir que jc liens de ma mere, quoique je ne vous en aie jamais LE VATSSEAU FANTOME. 523 parle. Vous savez que je vous ai toujours (lit la vcrile, et je vous (lis que vous aurez un songe sur I'ohjel qui vous occupe si souvent, si vous le de- sirez. — Mais si vous avcz un tel pouvoir. Amine, il doit avoir sa source quelque part? — Sans doule , c'esl un charme usite dans mon pays, et qui ne manque jamais de produire son effet. — Un charme! Pratiquez-vous done la magie, Amine? Un tel pouvoir nc pent veriir du ciel? — Je n'en sais rien ; je sais seulement que j'ai ce pouvoir. — II doit venir du malin esprit. — Et pourquoi cela , Philippe? Ne puis-je pas employer les memes arguments que le pere Seysen, qui dil que le malin esprit ne peut seservir de son pouvoir sans la permission de I'Elre lout-puissant, qui lui est si infiniment superieur. Que le pouvoir que j'ai de vous procurer un songe soit magie, sor- cellerie, ou tout ce que vous voudrez, il serait sans force si le ciel le voulait. Mais je ne vois pas pour- quoi nous supposerions qu'il part d'une mauvaise source. Nous demandons un songe pour y trouver une regie de conduite dans des circonstances qui nous paraissent douteuses, devons-nous croire que le mauvais esprit nous donnerait de bons conseils? — Nous pouvons, comme les patriarches autre- fois, reccvoir des avis dans un songe; mais s'en 3:24 LE VAISSEAU IA!^TOME. procurer un par des charmes et des sortileges, ce serait faire un pacte avec le diablc. — Pacle que le diable ne pourrail executer, si une puissance superieure a la sienne ne le lui per- mettait. Voire raisonnemcnt manque de justesse, Philippe. On nous dit qu'en ennployant cerlairis moyens , nous pouvons nous procurer lei songe que nous desirous; pourquoi ne les cmploierions-nous pas, quoique nous ne puissions les connprendre ? Dans voire religion, dans celle religion que j'ai embrassee , n'y a-l-il pis des pratiques que nous ob- servons sans les comprendre? Ne nous apprend-elle pas que Pomission de la ceremonie de verser quel- ques gouttes d'eau sur la tele d'un enfant le prive de toutes chances de jouir du bonheur eternel ? Philippe I'ut quelques instants sans lui repondre. — Amine, dit-il enfin,je crains... — Et moi je ne crains rien, Philippe, quand mes intentions sont bonnes.— Jeprends certains moyens pour arriver a un certain but. Quel est ce but? c'est de decouvrir , s'il est possible, quelle est la volonte du ciel dans un cas embarrassant. Ce but n'esl-il pas louable? Si c'est par le secours du diable que j'y arrive , qu'imporle? il devient mon esclave, et non mon raaitre. C'est le ciel qui le force a agir contre lui-meme. Et les yeux d'Amine elincelaienl pendant qu'elle s'exprimait ainsi. — Voire mere a-t-cUe souvcnt excrce eel art? demanda Philippe. 1,E VAISSEAL FAMOME. 225 — Je rignore; mais on m'a (lit que toules les fois qij'elle I'a exerce. elle a toujours roussi. Vous savez que j'etais encore bien jeune quand elle mourut , sans quoi elle m'aurait enseigne beaucoup plus de choses que je n'en ai appris. — Croyez-vous, Phi- lippe . que ce monde ne soil peuple que d'etres comme nous, — de creatures d'argile, — nees pour la mort et la corruption, — regnant sur les ani- maux , et n'elant guere au dessus d'eux? Navez- vous pas, dans vos livres sacres , des preuves que des intelligences d'un ordre bien superieur out eu des communications avec les hommes? Pourquoi ce qui est arrive il v a quelques milliers d'annees , ne pourrail-il plus arriver? Ces intelligences bienfai- santes et emanees du ciel y ont-elles done ete rap- pelees? En ce cas, le monde aurait ete laisse au pouvoir du malin esprit. Supposez-vous que le ciel aitainsi abandonne les hommes? je n'en crois rien. Je crois a Texistence actuelle de ces etres interme- diaires enlre la Divinile et nous. Si nous n'avons plus de communication avec eux comme autrefois , c'est parce que nous ne cherchons pas a en avoir; cVst une armee d'esprits bienfaisants, toujours aux prises avec une armee de mauvais esprits. Telle est ma conviction. Quel mal peut-il y avoir a cherchcr a obtenir leursecours? — Mais,diles-moi, Philippe, croyez-vous, au fond de votre conscience, que tout t e qui vous a ete revele sur le sujet qui vous occupe, ne soit qu'un reve de votre imagination ? !22() IE V\lSSE\r F\!VTOME. — Non, je ne le crois pas. Amine; je voudrais pouvoir \c croire. — En ce cas, vous prouvcz que; moii raisonne- menl est juste. — Si vous avez eu ties re\elalions surnalurelles , pourquoi ne pourriez-vous en avoir d'autres? Vous ne pouvez dire quel a ete Tinslru- inenl de ces coinniunications; vos pretres vous disent que c'cst Je malin esprit, cependant vous etes porte a croire que c'est une intelligence supreme el bienfaisanle. Appliquez la meme regie a ce que je vous propose. Qui pent decider quel sera Tinstru- mc'it qui vous procurera un songe? — .I'cn conviens, Amine ; mais etes-vous certaine de voire pouvoir? — Je suis ccrlaine que s'il plait a I'intelligence superieure de vous cnvoyer un songc, vous pourrez compter sur la verite de ce qu'il vous annoncera. Si vous ne f'aites aucun songe , vous passerez la nuit dans un soinmeil paisible; si vous en faites un , il aura rapport au sujet qui vous occupe. — Eh bien , Amine , mon parti est pris. Je veux avoir un songc, car mon esprit est lourmente de doutesel d'inquieludL's , el il taut que je sache si j'ai tort ou raison. Mcttcz en oeuvre ce soir meme le [)Ouvoirque vous pretendez avoir. — Non, Philippe, ni ce soir, ni meme la nuit suivanle. Accordez-moi un repil de deux jours. Songez qu'en vous laisant celle proposition, je vous sers contre moi-mcmc. II me sem Me que le songc LE VAISSEAU FANTOME. !227 ilecidera la question conlre moi, el qu'il vous or- (lonnera de conlinuer I'entreprisc que vous avez commencec. Car,je vous le dirai franchement, Phi- lippe, je ne parlage pas Topinion de nos deux bons prelres. 3Iais je suis voire femme, et ii est de mon devoir de chercher a vous faire coiinaiire la verite , quelle qu'elle puisseelre. Ayant, comme je le crois, les moyens de vous faire decouvrir ce que vous dc- vez faire. je devais vous les ofTrir; mais si je con- sens a les employer, promeltez moi de m'accorder en recompense telle grace que je vous demanderai. — Je vous Ic proniets solennellement , Amine , repondit Philippe en sc levant. Mais il csl temps que nous retournions a la maison. Aous avuns dil que Philippe, avant son premier voyage, avail place une Ires-grande parlie de ses fonds en actions de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Les depenses d'Amine avaient luujours ele tres-modiques , les inlerels accumules formaient une somrae considerable ; et apres avoir payc les messes pour Tame de son pere, et avoir soulage les malheureux qui souffraient , il lui resta encore un excedanl qu'il eniploya aacheler d'aulres actions semblables. Pendant les deux jours suivants, ni Philippe, ni sa femme, ne chercherent a renouer la conversa- tion qu'ils avaient cue. II rcpugnail a Philippe de voir Amine pialiqucr des arts mystiques, qui, si Jes pielres rcussenl su . auraienl [)robablemenl at- :2i8 Lt VAISSEAL' FA.>TOME. lire sur die les analhemes de I'Eglise. Le Iroisicme jour se passa, et ils gardercnt encore le merne si- lence sur ce sujet. Ils se coucherciil a rheure ordinaire; niais des qu'Amine vit que i'liilippe ciait bien endormi , elle se leva et s'habilla. Elle sortit ensuile de la chara- bre, el y renlra au boul d'un quart d'heure avec uri rechaud pleiri de charbon allume. Elle tenail en main deux pelits morceaux de parchcmiri roules, dont chacun elail attache a un etroil ruban. lis res- semblaientcxactemenl aux phylacteres que les .luifs employaient autrefois a un usage a peu pres sera- blable. Elle en attacha un avec precaution sur le front de son mari . et Taulre a son bras gauche. Elle jeta ensuite quelques parfums sur le feu, et au milieu de la fumee quis'elevait dans la chambre, elle mur- mura quelques phrases, a demi-voix, agila sur sa lete une petite branche de quelque arbrisseau , et apres avoir emporle le rechaud, elle revint s'asseoir pres de son lit. — Si je commets une faule , pensa Amine , du moins j'en suis seule coupable , et il ne la parlage pas. Elle passa ainsi toute la null, les yeux fixes sur son mari , dont le sonimeil paraissait agile. Quand le soleil parut , Amine agita de nouveau la branche d'arbrisseau sur la lete de son mari en lui disant : — Philippe, eveillez-vous! Philippe s'eveilla en sursaul; il ouvril les yeux , LE VAISSEAU FAMOME. 229 el les referma sur-Ie-champ , car la lumierc du so- leii i'eblouissait. II s'appuya sur un coude, et parut chercher a rappeler ses sens egares. — Ou suis-je? s'ecria-t-il; dans mon lit! oui. II passa sa main sur son front et en arracha le ruban et le petit morceau de parchernin roule. — Qu'est ceci? ajoQta-t-il en I'examinant. — Encore un autre ! s'ecria-l-il en voyant celui qui etait attache a son bras. — Jc vois ce que c'est, Amine, continua- t-ii; et il retomba sur son oreiller. Pendant ce temps, Amine s'elait glissee dans Ic Jit , et avait repris sa place a cote de son mari. — Dormez, Philippe, dorinez ! lui dit-elle en I'embras- sant; je suis sure que vous en avez besoin , nous causerons plus tard. — Est-ce bien vous, Amine? dit Philippe dont toules les idees formaient un chaos; je croyais elre seul , — bien loin d'ici. — J'ai reve que... II se rendormit sans finir sa phrase, et Amine , faliguee d'avoir veille, ceda aussi au sommeil. Le pere Mathias attendit longtemps son dejeuner ce matin-la, car Philippe et Amine ne descendirent que deux heures plus tard que de coulume. — Bonjour, mes enfants, leur dit-il; vous vous eles leves tard aujourd'hui. — Oui, mon pere, repondit Amine; je n'ai com- mence a dormir qu'au point du jour. — Vous avcz done ete malade? — Non; mais je ne pouvais dormir. T. .. 20 23U LE VAISSEAL FANTOME. — Et vous avez sans tioute passe la nuit en sain- les inedilalions. — C'cst bien , ma iille; que le cicl vous accorde sa benediction , — et a vous aussi , Philippe! Pliiiippe frissonna ; car il savait que , si le digne pretre cut etc inslruit dc la cause qui avail fait veilier Amine, il aurait lenu un langage lout diffe- rent. lis se mirent a table, mais le repas ful court el silencieux; chacun d'eux semblail occupe de ses propres idees. Des qu'il fut termine, le pere Malhias pril son breviaire, et Amine ayant fait un signe a Philippe, ils sortirenl ensemble de la maison. lis marcherenl en silence jusqu'a ce qu'ils fussent ar- rives a Tendroit oii Amine avail propose a son mari de lui procurer un songe pour eclaircir ses doutes. lis s'ussirent sur Therbe, el Amine, prenant la main de Philippe, lui dil en le regardant en face : — Eh bien , mon cher Philippe , n'avez-vous pas eu un songe la nuit derniere ? — J'en ai eu un aussi elrange que terrible, re- pondil Philippe d'un air grave. — ilaconlez-le-moi ; car c'est a moi a vous I'ex- pliquer. — La premiere explication que je desirerais , Amine, ce serait de savoir quel pouvoir m'a envoyc un lei songe. — Kacontez-le-moi , repcla Amine d'un (on calmc. LE VAISSEAU FANTOME. 231 — 3'ai reve que j'etnis rnpitniiic d'un batimeiit qui allait doubler le cap dc IJonne-Esperance. La mor etait calme etle vent favorable. J'etais debout sur le gaillard d'arricre ; Ic soleil etait couche . le temps etait ciiaud , les nslres lirillaicnt d'un eclat plus qu'ordinaire; et me couchant sur mon maii- teau, le visage tourne vers le ciel, j'admirais les diamants qui etincelaient sur le firmament. II me sembla cnsuite que je m'etais cndormi , et que je m'eveillais avec la memo sensation que si le bati- ment out coule a fond. J'ouvris les yeux , — tou- jours dans mon reve; — je regardai autour de moi, mais je n'apercus plus ni batiment, ni mats, ni voiles. Tout avait disparu , ct j'etais seul. flottant sur une grande coquille de la forme la plus elegante, et qui semblait de nacre de perle. J'etais alarme , et je n'osais faire le moindre mouvcment, de crainte de faire chavirer la coquille. Bientot je vis ce que j'appel.'erai la proue de cette singuliere nacelle baisser vers I'eau, comme si un poids y cut etc at- tache ; et presque aussitot une pelile main blanche en saisit le bord. Peu a peu le buste d'une femme sortit de I'eau j elie me parut d'ufie bcaule parlaitc, quoique I'obscuritc et ses longs cheveux qui lom- baient en tresses sur son front, ses joues et son cou, m'empcchassent dc bicn disti.nguer ses traits; et appuyant ses deux bras sur la coquille. elle me dit ; — Que craignez-vous , Philippe Vanderdecken ; un charme ne defend-il pas voire vie? 252 LE VAISSEAU FAMOME. — Je ne sais, repotidis-je , mais il me semble qu'elle est en clanger. — En danger ! s'ecria-t-ellc; vous seriez en dan- ger si vous etiez sur quelqu'un de ces fr^Ies ouvra- ges de la main de I'homme, que vous appelez vos bons navires ; mais vous ne courez aucun risque sur la coquille d'une sirene que les vents respectent, et que les vagues n'oseraient mouiller. — Vous eles venu ici pour chercher votre pere , Philippe Vanderdecken? — Oui, repondis-je, e'est la volonte duciel; c'est ma destinee. — Le chercherons-nous ensemble? reprit-elle. (lette coquille m'apparlient. Vous ne savez pas com- ment la conduire. Voulczvous que je vous aide ? — Cetle coquille peut-elle nous soutenir lous deux? lui demandai-je. — Vous allcz le voir, repondil-elle en souriant. A ces mots elle disparut, mais elle se rcmontra sur- le-chanip sur le c6te de la coquille qui n'avait pas plus de trois pouces hors de I'eau , et s'assit sur le bord , les pieds dans la mer. Je craignis que son poids ne fit tourner la coquille, mais il ne la fit pas penclier d'une ligne. Des qu'elle y fut assise, la coquille vogua avec une rapidite qui augmentait a chaque instant, sans aucune autre force que sa vo- lonte. — Avez-vous peur a present? me demanda- l-elle. IE VAISSEAL FA^iTOJIE. 233 — Non, repotitlis-je. — En ce cas. regardezinoi , dit-clle eti ecarlant los tresses de scs cheveux. Jc la regardai, el je vous reconnus, Amine. — 3Ioi ! s'ecria Amine, un sourire sur les levres. — Vous-meme. Je prononcai voire nom ; je vous serrai dans mes bras, et je sentis que je pourrais Tester et voguer ainsi avec vous pendant loute I'e- ternite. — Conlinuez , Philippe, dit Amine d'un ton calme. — II me serabia que nous faisions des miiliers lie milles avec la rapidite de Teclair j et ni les cou- ranls ni les vents conlrairesne nous relardaienl un instant. Nous passames pres d'une foule de belles lies couvertes de fruits el de fleurs, et nous appro- chions souvent si pres du rivage, que nous aurions pu toucher les branches des cocotiers, qui crois- saient jusque sur Ics bords de la mer. — Ce n'est pas sur des eaux si Iranquilles que nous trouverons voire pere, me dites-vous alors . il faut le chercher ailleurs. — A rinstant noire nacelle redoubia de vitesse, et en quelques minutes nous nous Irouvames au milieu de vagues agitees par un ouragan furieux. Tant6t nous monlions sur le sommet de moutagties liquiUes, lanl6l nous descendions au fond de I'a- binie qui se crcusait entrc elles, et jamais unc goulle d'eau n'enlrait dans notre coquille. 20. 234 LE VAISSEAU FAmOME. — N'avez-voiis pas peur a present, Philippe? me dcmandalcs-vous. — Non , reponflis-je; avec voiis, Amine, je ne Grains rien. — Nous sonimes a la hauteur du Cap. me dites- vous alors; c'esl ici que vous pouvez Irouver voire pere. Regardons bien aulour de nous. Si nous aper- cevons un vaisscau, cc sera Ic sien ; car nul autre navire ne pourrait resistcr a une pareiile tem- pete. — Quelques moments apres, nous vimes un vais- seau qui semblait etre le jouet des vents. — Le voila. diles-vous ; voila le navire de voire pere, Philippe. — Nous nous en approchames rnpidement. I/e- quipage nous apcrcul, et manoeuvra de son cdte pour avancer vers nous. Nulle chaloupe, nulle bar- que, nul canol n'aurait pu en approcher sans perir, et nous arrivames le long du bord sans aucun dan- ger. — .le vis mon pere. Amine ; oui, je le vis et je I'entendis donner des ordres. II elait dcbout sur le babord,etil ordonnaqu'ondescenditle garde-corps, .le lirai le reliquaire de man sein, et je le lui mon- Irai. II sourit , el je me Icvai pour monler a bord. iWais, au nieiiie instant, un liomine sautadu passa- vant sur noire coquillej je vous enlendis pousser un grand cri ; je vous vis glisser du bord et dispa- railre sous Ics vagucs; et la coquille sY'loigna du \ai5seuu avec la rapiditc do la pcnscc. .le mc scnlis LE VAISSEAU FANTOME. 2o.1 lout Ic corps agite d'un frisson glacial ; je?ne refour- nai pour voir mon nouveau compagnon : — c'elait Schriften, le pilole borgne, qui avail etc noyo quand nous avions fait naufrage dans la bale de la Table. — Non, non ; pas encore, me dill! avec un sou- rire moqueur. — Dans un acces de fureur el de desespoir, je me jelai sur lui , et je le poussai si rudement queje le fis lombcr dans la mer. — Philippe Vandcrdecken, me dit-il en nageant, nous nous reverrons. — Je delournai la tele avec mepris, mais en ce moment une vague remplit la coquille, que voire presence ne prolcgcait plus . et la fit coulcr a fond. Je lullai contre la mort, mais je sentisque je m'en- foncais dans les profondeurs de I'Ocean , quoique sans eprouver aucurie souffrance, el je m'eveiilai. — A present, Amine, que pensez-vous de mon songe? — Ne prouve-t-il pas que je suis voire amie, et que le pilotc Schriflcn est voire ennemi? — J'en conviens, mais il est morl. — Cela est-il bien certain? — II n'aurait pu echapper au naufrage sans que je I'eusse su. — Cela parait probable, mais ce songe me porte a penser differemment ; et la seule maniere dont je puisse I'expliquer, c'est qu'il vous donnel'avis 2o0 LE VAISSEAU FVNTOME. (le rcster a Icrre. Dans voire songe, j'etais voire guide; voiis devez done vous laisser guider par moi ; et je vous dis , commc nos deux bons pre- Ircs : No pensez plus a vous remellre en mer, a inoins que quelque signe bien clair nc puisse vous y decider. — Soil, Amine! Si Tart elrange que vous avez pratique csl en opposition avec noire sainte foi , du moins vous en expliqutz le resuUat conforme- inent a ropinion de ses minislres. — Et jnai[ilcnant, Philippe, ecartons ce sujet de noire menioirc. Si Ics circonslances changent , Amine ne vous delourncra jamais de voire devoir. — Mais n'oiiblicz pas que vous m'avez promis de m'accorder une grace quand je vous la demande- rai. — Quelle cst-elie, Amine? Vous n'avez qu'a par- ler. Que desirez-vous? — Oh! rien quant a present. Tous mes desirs sur la terre ne sont-ils pas salisfaits puisque vous restez pres de moi, mon cher Philippe? Et Amine serra son cpoux dans ses bras. XV Environ Irois mois apres cette conversation , Amine et Philippe etaient assis sur le banc do ver- dure donl nous avons deja parle, et qui etait de- venu Tendroit favori ou ils aimaient a se reposer apres avoir fait une promenade. Le pere Malhias avail conlracle une grande inlimile avec le pere Seysen, et ils etaient ensemble aussi souvcnt qu'Amine el Philippe. Comme il avail ete decide que Philippe attendrait quelque signe bien clair avanl de reprendre sa tache clrange et terrible, et qu'il ne manquait rie:i a leur bonheur quand ils 238 LE VAISSEAU FA!^TOME. (Haient ensemble, il elait tres-rarc que leurs enlre- liens roulasscnt sur ce sujct. A son retour, Philippe avail exprimc aux dirccteurs de la Compagnie des Indes son dcsir d'etre ennploye de nouveau, et d'a- voir, s'il etait possible, !e commandemcnt d'un navire ; mais depuis ce lentips il n'avait fait aucune demarche aupres d'eux, et il n'avait recu aucune nouvelle d'Amsterdam. — J'aime cet endroit, Philippe, dit Amine ; il me semble que j'ai contracle une intiniite avec ce banc de verdure. Vous devez vous rappeier que ce fut ici que nous disculames s'il elait pcrmis de cher- cher a se procurer des songes, et que ce fut encore ici que vous me raconlales celui que vous aviez fait, et que je vous Texpliquai. — Je m'en souviens, Amine; mais si vous sou- metliez cetle question au pere Seysen, vous vcrricz qu'il se proiioncerait fortement contre vous, et qu'il appellerait cctte tentative hcrctique et damnable. — Comme il lui plaira. Je ne refuse pas de lui en parler. — N'en faites ricn , Amine, je vous en prie. Que ce secret reste entre nous. — Croyez-vous que le pere Malhias me blarae- rait ? — Je le crois Ires-certaincment. — Eh bien ! je ne le crois pas. 11 y a en ce vieil- lard un sentiment de bonte et de liberalitequej'ad- mire. J'aimerais a discuter cette question avec lui. LE VATSSEAL FAMOME. 239 Pendant qu'Amincparlailainsi, Philippe sesenlit loucher Tepaule, et un frisson glacial se repandit dans lout son corps. II se rappela sur-le-champ la cause qui avait souvenl produit le meme effet sur lui, el lournant la tele, il vit, a sa grande surprise, Schrilten, le pilote borgne du Ter Schilling , qu'il croyait noye,debout derriere lui, une lettre a la main. — Ciel miscricordieux ! est-il possible? s'ecria- t-il a Tapparition subite de cet etre malveillant. Amine, en entendant Texclamation de Philippe, lourna aussi la tele, ct fondant en larmes, se couvrit le visage. Ce n'elait pas la crainte qui lui causait une emotion peu ordinaire en elle ; c'etail la conviction que ce n'etait que dans la tombe que son mari trou- verait le repos. — Philippe Vanderdecken, dit Schriften, j'ai une lettre pour vous. — Hi , hi , hi ! — C'est de la part de la Compagnie. Philippe prit la lettre ; mais a\ ant de Touvrir , il fixa les ycux sur Schriften. — Je croyais, dit-il, que vous aviez ete noye quand le Ter Schilling fil nau- frage dans la bale de False. Comment avez-vous echappe a la mort? — Comment j'y ai echappe? Permettez-moi de vous demandcr comment vous y avez echappe vous- meme. — Les vagues m'ont jele sur la terre; mais... — Mais les vagues ne devaient pas m'y jcter. — hi, hi, hi ! — n'est-ce pas? 240 LE VAISSEAU FAIVTOME. — Pourquoi iion? Jc n'ai pas dit cola. — Non , mais je presume que vuus le desiricz. Eh bien ! Ic conlraire est arrive. Cominc vous, j'ai cchappe a la mort ; comme vous, j'ai etc jelc sur la terre par Ics vagucs. Hi, hi, hi ! — Maisjc ii'ai plus besoin ici ; je mc suis acquille de ma mission. — Un instant. Rcpondez a une question. — Faites- vous voile sur le meme batiment que moi , cctle fois-ci ? — Je vous prie de m'en dispenser, mynheer Van- derdecken. Je ne cherche pas le Faisseau Fantome. Hi, hi, hi! Et apres cetle replique, le petit homme tourna sur ses talons, ct s'eloigna d'un pas rapidc. — Eh bicn , Amine, dit Philippe apres quelques instants de silence, tenant en main la letlre, qu'il n'avait pas encore decachctee, nous attendions un signe ; ceci n'en esl-il pas un? — Je ne le nierai pas, mon cher Philippe; e'en est suremcnt un. Cet odieux messagcr semble etre sorti de la tombe pour vous apporter cette lettre. Pardonnez reffet que la surprise a cause en moi ; je ne vous montrerai plus la faiblesse d'une femme. — Helas, ma pauvre Amine! dit Philippe dou- loureusement, pourquoi n'ai-je pas fait seul Ic pele- rinage de la vie? II y avait dc regoisme a enchainer voire sort a cclui d'un malheurcux comme moi, ct a vous faire supporter un fardeau de crainles cl d'inquietudes etcrnelles. LE VAISSEAU FANTOME. 541 — El qui (loil Ic soulenir avec vous , cher Phi- lippe, si ce n'cst la femmu que vous avez choisie'i' Vous connaissez peu mon coeur, si vous croyez qu'il se revolle conlre ce qui est son devoir. Non , Phi- lippe ; je Irouve du plaisir meme dans les peines les plus cruelles qu'il m'en coilte pour i'accomplir. Je reflechis qu'en parlageant avec vous vos chagrins , je les soulage du nioins en partie, et je suis fiere d'etre la femme d'un homme qui a ete choisi pour clre mis a une epreuve si terrible. 3Iais n'en parlous plus ; il faul que vous lisiez celle letlre. Philippe ouvrit la lettre sans lui repondre, et vil qu'elle lui annoncait qu'il etait noinme premier lieutenant de la Frouw Kalerma ',navire qui devait mettre a la voile avec la flolte prete a parlir, et qu'elle le requerait de se rendre a boid le plus t6t possible, attendu qu'il serait bientOt pret a recevoir sa cargaison. La lettre, qui etait ecrite par le secre- taire de Tadminislration, riiiformait en outre qu'a- pres ce voyage, il pouvait elre certain d'avoir le commandement d'un bailment a des conditions qui lui seraient expliquees par le bureau des direc- teurs. — Je croyais, Philippe, que vous aviez demande le commandement d'un navire pour ce voyage-ci? — Je I'avais demande; mais n'ayant fait aucune ' yroixw , < 11 hollanJals, veul dire fcmme, el se prononce Fraau, T. i. 21 249 LE VAISSEAL FANTOME. demarche, il parait qu'on n'y a pas eu egard, C'est ma faute. — Et esl-il Irop lard a present? — Trcs-certainement,chere Amine. Mais, au sur- plus, aulanl vaut — peut-elre meme vaul-il mieux — que je fasse ce voyage comme premier lieule- nant. — II faut que je m'explique, Philippe. J'avoue que je suis desappoinlee. Je comptais fermement que vous auriez, des ce voyage-ci, le commande- ment d'un navire. Vous vous rappelez la prornesse que vous me files, sur ce meme banc ou nous som- mes, le jour que je vous expliquai voire songe. J'exigerai Texeculion de celle promesse, et je vais vous dire quelle sera ma demande. — Ce sera de partir avec vous, mon cher Philippe. Avec vous, je ne m'inquietede rien. Ni les privations ni les dan- gers ne m'empecheront d'etre heureuse. Mais clre si longlemps privee de vous; — me repailre sans cesse rimaginalion de pensees pcnibles; — elre devoree d'incertitude etd'impatience; — avoir tou- jours I'esprit tendu vers le meme point ; — c'est ia ce qui est pour moi le comble de la misere, et c'est la ce que je souffre quand vous etes absent. Souve- iiez-vous que j'ai voire promesse, Philippe. Comme capilaine, il vous sera permis d'avoir voire lemme a bord. Je suis en ce moment cruellement trompec dans monespoir; consolez-moi done aulanl que vous Je pouvez, en me promellant que je vous accompa- L£ VArSSEAL FANTOME. 245 gnerai lors de voire voyage suivant, si ie ciel permet que vous revenicz de cclui-ci , et si vous avez a en faire un autre. — Je vous le promets, Amine, puisque vous me Ie demandez d'un Ion si solennel. Je iie puis rieri vous refuser; maisj'ai un pressenliment que voire bonheur et le mien seront dctruils pour toujours. i^uoi qu'il en soil, je vous ai fait une promesse, je la liendrai , si vous I'exigez ; mais je voudrais que vous me la rendissiez. — S'il nous arrive quelque mal, Philippe, ce sera noire dcslinee. Qui peul combattre le destin? — Nous avons le libre arbitre , Amine ; et nous pouvons, jusqu'a un certain point, influer sur noire destince. — C'est ce dont le pere Seysen a cherche a me convaincre; mais ce qu'il me disait a I'appui de son assertion elait incomprehensible pour moi. Et ce- pendant, il assure que cela fait partie de voire foi. — Cela peut elre. II s'y irouve beaucoup d'aulres choses que je ne suis pas en etat de comprendre ; — je voudrais que voire foi fut plus simple. Jusqu'a present, ce dignc homme, — car c'esl un tres-digne homme , — ne m'a encore conduile qu'au doule. — Apres avoir passe par le doule, vous arriverez a la conviction. — Cela est possible, mais il me semble que je ne suis encore qu'au commencement du voyage. — Allons, Philippe, rctournons a la maison. II fau^4 i>44 IE WISSEAL' FArfTOME. que vous partiez pour Anislerdam , et je vous y ac- compagnerai. Apres avoir travaille a herd toute la journee, vous relrouvercz du moins le soir les sou- rircs de voire Amine. Ne sera-ce pas une consolation ? — Oui, sans doute, et je complais vous le propo- ser. — Rlais comment Schriften peut-il etre ici? Je ii'ai pas une preuve positive qu'il ait ete noye , je n'ai pas vu son corps mort ; niais je regarde comme un miracle qu'il ait echappe a la mort. Et s'il y a echappe , pourquoi ne s'est-il pas montre? ou pou- vait-il etre? — Qu'en pensez-vous. Amine? — Ce que j'ai perise depuis longtemps. Je pense que c'est quelque malin esprit qui a le don du mau- vais ceil ; a qui il a ete permis, pour quelque cause que nous ne pouvons connaltre, d'habiter cette lerre sous une forme humaine , et qui, de maniere ou d'aulre , a un rapport elrange avcc voire deslinee. S'ily a quelque chose qui puisse mc convaincre de la vcrile de tout ce qui s'est passe, c'csl I'apparition de ce miserable Afrile. Oh! que n'ai-je le pouvoir de ma mere! — Mais j'oublie que vous n'aimcz pas que je parle ainsi, Philippe ; et je me tais. Philippe ne repondit rien , et absorbes tous deux dans leurs reflexions , ils retournerent chcz eux en silence. Quoique Philippe eiitdeja pris son parti , il resolut pourlant de consulter les peres Mathias et Seysen , el leur ayant racontc de nouveau la mort supposee de Schriften, il leur appril sa reappari- lion , et leur demanda leur avis. lis furent plus de LE VAISSEAU FANTGME. 245 deux heures enconsullaliou, etau boulde ce lemps, lis le firenl prier de venir les rejoindre , caril elait montc dans la chambre de sa femme , pour ne pas les gener dans leur discussion. — Mon fils, lui dit le pere Seysen, nous sommes fort embarrasses. Nous nous etions flaltes que Tidee que nous nous clions formee de loule celte affaire , etait correcte , et qu'en supposant que votre mere et vous ne vous soyez pas trompes dans tout ce que vous avez vu et eiitendu , le tout etait I'ouvrage du uialiii esprit, et que nos prieres pourraient elre as- scz efflcaces pour detruire son pouvoir. Nous vous avons conseille d'attendre quelque nouveau signe , et vous venez de le recevoir. Nous regardons la let- Ire comme n'clant rien en clle-meme ; mais c'est la reapparilion de celui qui Ta apportee qui exige des reflexions. Quelle est votre opinion sur ce point, Philippe? N'esl-il pas possible qu'il se soit sauve du naufrage aussi bien que vous? — J'admets cetle possibililc, mon pere. II pent axoiretejete sur laterre, et avoir marched'un autre cote que moi. Rien n'est nioins probable; maiscela est possible. Cepcndant , puisque vous me deman- dez mon opinion , je vous dirai que je suis con- vaincu qu'il a une mission qui ne vient pas de ce monde, et qu'un lien mysterieux I'altache a mades- linee. Mais qui cst-il? qu'csl-il? c'esl sur quoi je ne puis prononcer. — En cc cas > mon (ils , noire determination est 21 24U LE VAISSEAt FANTOME. dc ne vous clonner aucun avis. Agissez d'apres votre jugemcrit ct sous voire rcspoiisabilile. Quelqucparli que vous preniez, nous ne vous blamerons pas , et nous prierons le ciel de vous prendre en sa sainte garde. — Mon parti est done pris , mon bon pere : je parlirai. — Soil, mon flls ; il peul arriver quelque chose qui aide a penetrer ce nnystere. Quant a moi, j'a- voue que je ne puis Texpliquer. J^e pereMathiasremercia Philippe de ThospitaHte qu'illui avait accordee et de Taniitie qu'il lui avail loujours temoignce , et lui annonca qu'il profilerail de la premiere occasion qu'il pourrait trouver pour relourncr a Lisbonne. Quclqucs jours apres, Amine et Philippe prirent conge desdeux prelres, et partirent pour Amster- dam , le pere Seysen s'etant charge de veiller sur la niaison jusqu'au retourd'Amine. Des qu'ils y furent arrives, Philippe se rendit devant les directeurs, qui lui promirentle commandement d'un batiment, a son rclour du voyage qu'il allait faire, a condi- tion qu'il en serait armateur en partie. Philippe y consentit, et se rendit cnsuite a bord de la Frouw Katerina. Ce navire n'etait pas encore gree , car on croyait que la flotte ne mettrait a la voile que dans deux mois. 11 n'y trouva qu'une partie de I'tiqui- page , et le capitaine. qui derneurait a Dort, n'e- tait pas encore arrive. LE VAISSEAD FANTOME. 247 Aulant que Philippe puleri juger, la f'rouwKate- rina elait un navire d'unc classe Ires-infcrieure. W elail plus grand que lapluparldesaulres, mais vieux el mal conslruit. (.ependant , comme 11 avail dcja fail plusieurs fois le voyage des Indes, el qu'il en elail rcveiiu sans accidcnl , il elail a presumer que la Compagnie iie I'avail employe que parce qu'elle elail convaincue qu'il elail en etat de lenir la mer. Apres avoir donne quelques ordres aux hommesqui elaienl a bord, Philippe relourna a Tauberge oii W avail pris son logeinenl avec Amine. Le lendemain , landis que Philippe surveillail le greement du navice, le capitaine arriva a Lord , el la premiere chose qu'il fil apres etre monle sur le ponl ful de courir au grand mal, el de Tenlourer des deux bras, quoiqu'ils'y Irouval assez de graisse pour tacher son habil. — ma chere Frouw , ma Katerina! secria-l-il , comme s'il cut parle a une femme ; commenl vous porlez-vous? Que je suis aise de vous revoir ! Jespcre qu'il ne vous esl ar- rive rien de (acheux ! Vous n'aimez pas a etre dans un pared neglige. Soyez Iranquille, ma charmante, vous aurez bientol lous vos alours. Le personnage qui faisait ainsi I'amour a son na- vire se nommail Wilhelm Barenlz. C'elailun homme de petite laillc , ne paraissanl pas Irente ans , de- lical , el ayanl des Irails agreables , mais efl'emines. Tous ses mouvemenls elaienl vits el rapides, el il y avail dans sc's yeux quelque cbose qui aurail pu 248 LE VAISSEAt FANTOME. faire su{)poser qu'il avail Ic ccrvcau uii pen tim- bre, si sa coiiduite n'en avail tlonne la preuve com- plete. Quand le capilaine fut sorti de son extase, Phi- lippe sc presenta a lui , et lui apprit son nom. — Oh ! s'ecria M. Barentz , vous etes le premier lieutenant de la f^'rouw Katerina; je vous en feli- cite, monsieur; vous elesun heureux mortel. Apres la place de capilaine de la Frouw, il n'y en a aucune dans le monde qui soil plus digne d'envie qne celle de son premier lieutenant. — Ce n'est certainernent pas a cause desa beaute, dit Philippe en souriant; mais elle pent avoir beau- coup d'autres bonnes qualites. — Pas a cause de sa beaute, monsieur! sur ma foi , comme le disait mon pere , — car c'etait sa Irouiv, avant d'etre la mienne, — c'est leplus beau navire qui soil au monde. Vous ne pouvez encore en juger; mais vous reconnaitrez qu'independam- ment de sa beaute, ma Frouw a toutcs les bonnes qualites qu'on puisse Irouver sous le soleil. — Je suis charme de I'apprendre , monsieur; c'est urie preuve qu'il ne faul jamais juger d'apres Ic'S apparences. Mais votre Frouw n'est-elle pas un peu vieille? — Vieille? — a la flcur do I'age , — vingt-huit ans seulement. — Atlcndczque vous la voyicz dan- ser sur les vagues , el aiors vous ne fercz que par- ler toutc la journee de ses belles qualites. Je suis LE VAISSEXC FA.NTOME. 240 siir que nous passerons le temps ensemble fort agreablement. — Pourvu que ce sujet ne s'epuise pas. — Jamais ii ne sera cpuise de nion c6tc. Vais permettez-moi de vous dire, monsieur, que tout officier qui trouve un defaut a la Frouw Katerina se fait une querelle avee moi. Je suis son chevalier, etjeme suis deja batlu trois lois en son honneur. J'espere que je ne serai pas oblige de le faire une quatrieme. Philippe sourit , et pensant que la Vrouw Kate- rina ne meritait pas qu'on se baltU pour elle, il re- solut de ne jamais se permetlre la moindre medi- sance. L'equipage fut bienlot an complet , le navire fut gree, les voiles furent enverguees. et la Vrouw Ka- terina \Q\di Tancre dans la passo , enlouree de tous les aulres batimenls qui allaient partir. On prit alors la cargnison , et quand la cale fut remplie, vintun ordre , au grand desappoiutement de Phi- lippe, de recevoir a bord cent cinquante soldats et plusieurs aulres pnssagers , dont quelques-uns avaient avec eux leurs femmes et leurs enfants. Philippe eut bcaucoup a travailler, car le capitairie ne faisait autre chose que de donner des louanges a son batiment. EnGn tout le monde fut embarque et place , el la flotte fut prele a mettre a la voile. C'etail le moment de se separer d'Amine , qui avail passe tout ce temps dans I'auberge, et a qui 250 LE VAISSEAL FA.'^TOME. Philippe avail consacre lous ses instants de liberie. La floKc (Jevait lever I'ancre dans deux jours , et il fut decide qu'ils se feraient leurs adieux le lende- main. Amine etait calmc el Iranquillc: elle elail convaincue qu'elle reverrait son mari. et ce ful dans cetle persuasion qu'elle Tembrassa sur le bord de la mer , a I'instanl ou il allail inonter dans Tembar- calion qui rallendail. — Oui , pensa-l-elle en suivant Philippe des yeux; oui, je suis stire que nous nous reverrons. Ce n'est pas ce voyage qui doit lui etre fatal ; mais j'ai un sombre pressenlimenl que le prochain, dans lequel je Taccompagnerai , nous separera pour tou- jours. De quelle maniere,je n'en sais ricn; mais c'esl la deslince. Que les prelres me parlenlde libre arbilre ! Est-ce le libre arbilre qui fait qu'il me quilte? iSon, il prefererait rcster avec moi , mais il iaut qu'il accomplisse sa destinee. Si ce n'elait pas Ja destinee , ce serait une tyrannic. — Je ne sais pourquoi , mais il me semblc depuis longtcmps que ces prelres sont mes ennemis. — Ce sont pourtant des homn)es vertueux , et la doctrine qu'ils ensei- gnent est bonnev — Charile , bienveillance, par- don des injures. — Tout cela est fori bien , et ce- pendant moii cceur me dit lout bas... Mais voila Philippe qui monte sur son navire. — Adieu, cher Philippe, adieu! —Oh! que ne suis-je homme ! — Mais non , non , les choses valent mieux comme elles sont. LE VAISSEAIJ FANTOME. 23 1 Amine resta sur le rivage tant qu'elle put aper- cevoir Philippe, et elle retourna lenlement a I'au- berge. Le lendemain quand elle se leva , elle ne vit plus uii seul batiment : toule la flotte avail mis a la voile avant le jour. — Le voila parti ! s'ecria-t-elle ; et mainleuanl combien me faudra-t-il de mois d'at- lente et de patience ? — je ne dirai pas d'exislence , car je n'exisle que pres de lui ! XVI Nous laisserons Amine dans sa solitude , pour suivre la fortune do Philippe. I-a flotte ctait partie loutes voiles dcployecs ; rnais il n'y avail pas plus (J'une heure qu'elle avait quitle le Zuiderzee, quand \a f^rouw Katerina se Irouva d'un mille ou deux en arriere. Mynheer Barcntz en rejela la faule tanl6t sur la mauvaise disposition de la voilure, lanl6t sur la negligence de Thommc qui elait au gouvernail , ot qu'il changea plusieurs fois ; en un mot, il en ac- rusa lout au monde exceple sa chcre Vroutv Kate- rina. Mais tous scs efforts furcnt inulilcs, elle culait I.E VAISSEAC FAMOME. 2a) sanscesse, et il devint evident que ce btitiment etait le plus mauvais voilier de toule la flotle. — Mynheer Vanderdecken, dit-il enfin, la Vrouic, comme mon pere avail coutume de ledire, n'est pas remarquable par sa vilesse vent arriere ; e'est ce qui arrive souvent aux bailments fins voiliers au plus pres. .Mais je dirai que, sous toutes les au- Ires allures, il n'y a pas un seul baliment dans toute la Qotte qui puisse f'galer la Froiiio Katerina. — D'ailleurs, ajouta Philippe, qui vil combien ie capilainelenaitarhonneur desa Vrouw, nous som- nies Ires-charges, et nous avons un si nombreux: detachement sur le ponl ! La flotte doubla les bancs et s'orienta au plus pres. La Frouio A"aferma marcha encore plus len- tement qu'auparavant. — Quand nous sommes orienles si pres du vent, dit mynheer Barentz , la Froiiic ne marche pas tres-bien; mais donnez-lui seulement un quart dans Ics voiles, et vous verrez comme elle montrera sa poupe a toule la llotte. — C'estun superbe baliment, mynheer Vanderdecken, n'est-il pas vrai? — II est ceitainement conslruit de maniere a pouvoir recevoir une forte cargaison , repondit Philippe; et c'etait tout ce qu'il pouvait dire en conscience. La flolle continua a naviguer, tanl6t au plus pres du vent, tantdt vent largue; mais de loute maniere \di Vrouw Katerina en formaitloujours I'ar- l.Z VAISSEAU FA>TOME. T. I. 22 214 LE VAISSEAC FAPITOME. riere-gardc. el au couchcr du soleil , Ics aulres bd- liments etaienl obliges de mellre en panne pour lui donner le temps de les rejoindre. Cependant le ca- pilaine conlinuait a assurer que Tallurc sous laquelle ils voguaient etait la seule qui fut defavorable a la Frouw Katerina. 3Ialheureusement , ce baliment avail d'autres defauls que celui d'etre mauvais voi- der, car 11 avail le cole faible; il faisait eau de plu- sieurs cotes, el il gouvernait mal ; mais il etait impossible d'en convaincre le capitaine. II adorait son baliment, el, comme lous les hommes passion- nement epris, il ne pouvail Irouver aucun defauta sa maitresse. Mais tout le monde ne parlageait pas son aveuglemcnt ; et Tamiral , voyanl qu'un seul baliment prolongerait considerablement le voyage, rosolutd'abandonnerla Frouw h elle-merae desqu'il aurail double le cap de Bonne-Ksperancc. II n'eut pourlant pns besoin de commellre eel acte dc cruaute, car il survinl un ouragan violent qui dis- perse toute la flolte; el le second jour le bon na- vire la Frouw Katerina se trouva seul , plongeant lourdemenl dans le creux des vagues, faisanl lant d'eau qu'il fallail constaniment faire agir les pom- pos, et derivanl avec une vilesse approchant celle de sa course habiluelle. Get ouragan dura une se- inaine , el chaque inslant rendail la situation de ce baliment plus alarnianle. Enconibrede troupes, et charge d'une cargaison tres-pesante , il fatiguail et labourail peniblemcnt lamer; les lames deferlaienl LE VA18SEAU FA.-^TOJIE. 255 el balayaienl son pout, el les hommcs avaienl beau- coup de peine a se inainlenir aux pompcs. Pliilippe doploya loute son aclivilc, fit les plus grands eC- I'orls, el cherclia a ranimer I'ardeur des malelols (Iccourages. ]| faisail reparer les avaries a inesure qu'il en decouviait quelqu'une; et le capitaine, fort peu marin du reste , le laissail laire sans Tinler- rompre. — Eh bien ! dit Barenlz a Philippe, landis qu'ils se lenaient tous deux aux battants d'ccoutes, ne conviendrez-vous pas que e'est un excellent navire dans un ouragan el qu'il tienl bien la cape ? — Doucement , ma bcaule, doucement ! ajoula-t-il en parlant a son baliment, qui lombait lourdement dans le creux des lames en faisant craquer sa meni- brure : tout doux, ma chere, tout doux ! — Comme ces pauvres diables doivent elre secoues sur les autresbalimenls ! — Ah! ah! mynheer Vanderdec- ken, nous avons Tavance sur eux pour cette fois ; ils doivent elre diablemenl en arriere a present. — ISe le pensez-vous pas? — Je ne sais reellement qu'en penser, dit Philippe en sourianl. — Comment ! il n'y en a pas un seui en vue. — Ah ! de par le ciel, j'en vois un a present ; regardez par noire travers sous le vent. — Eh bien ! il faui que ce soil un excellent voilier. Regardez un quar( en arriere par le travers. — II I'aul qu'il soil bien fort de cdte pour porler lant de voiles. 2)56 IE VAISSE\C FA5T0ME. Philippe I'avait deja vu. C'elait un grand bali- inent, au plus pres du vent , el qui naviguail sous les memesamures que la Frouw Katenna. Hans un coup dc vent , pendant lequei aucun navire n'au- rait pu porter ses huniers, et dans lequei ia Froutv ctait sous ses huniers aux has ris et ses voiles d'elai de cape , ce batiment, qu'on voyait sous le vent, elait couvert de voiles ; ii avait ses perroquets , ses cacatois, clinfoc , enfin toule la voilure qu'il au- rait pu porter par le plus beau temps. Les vagues s'elevaienl en montagnes, et couvraient a chaque instant la Frouw Katerina i\is(\\i'di\x plat-bord, tan- dis que ce navire inconnu paraissait ne pas sentir Ic courroux des ondes , et voguait aussi tranquille- ment que s'il eiit ele sur une mer calnie ct paisible. Philippe en conclut sur-ie-champ que c'elait le f^aisseau Faiitofne^ sur lequei le destin de son pere s'accomplissait. — Cela n'est-il pas singulier? demanda Barenlz. Philippe senlail un lei poids sur sa poilrine, qu'il ne put repondre. Se tenant toujours d'une main a un laquel, il se couvrit les yeux de I'autre. Mais tons les marins avaicnt vu le vaisseau, et la Icgende n'etait que trop generalement connue. Le bruit s'en repandit sur tout le batiment , et la plu- part des soldats monlerent sur le pont pour voir le y'aisseau Fantume. Tout a coup un grain eclata sur la Frouio KaLerina, accompagne d'eclats de tonncrrc el d'une pluie si forte, qu'on ne pouvail voir a une LE VAISSEVU FANTOJIE. 257 encablure de distance. Un quart d'heure apres, le ciel s'eclaircit , mais le navire inconnu n'etait plus eii vue. — Cielmisericordieux! s'ecria mynheer Barentz, il a duchavirer dans le grain, etjem'y attendais en le voyanl couvert de voiles. Jamais il n'a existe un batiment qui piit porter plus de voiles que la Frouiv Katerina. II fallait que le capitaine eilt perdu I'esprit; mais je suppose qu'il voulait prouver que son navire etait aussi bon voilier que le n6tre. — Qu'en dilcs-vous, mynheer Vanderdecken? Philippe ne repondait rien a ces remarques, qui neservaientqu'a prouver la folic de son capilaine.il regarda la Frouw Katerina comme condamnee a perir, et il fremit en songeant au nombre d'hom- mesqui pouvaient etre sacrifies. — Mynheer Barentz , dit-il apres un instant de rcQexion , cet ouragan parait devoir continuer , et je crois que le meilleur batiment qui ait jamais ete conslruit ne peut resister a un pareil temps. Mon avis est done que nous tachions de gagner la baic de la Table pour nous radouber. Je suis siir que nous y trouverons toute la flotle. — iNe craignez rien pour noire bon navire, dit Ic capitaine; voyez comme il souticnt les coups de vent. — Diablement mal, dit un vieux matelot; car les meilleurs marins s'elaient rassembles pres de Phi- lippe pour savoir quel serait son avis. — Si j'avais 22. 2j8 le vaisseab fantoiie. su que c'etait un si maudit vieux tonncau, je n'au rais jamais mis les pieds a bord. — M. Vanderdcc ken a raison ; il faut cntrcr dans la baic de !a Table avant qu'il arrive quelque chose de pire. — Ce vaisseau sous le vent nous a donne un avis, — il ric se montre jamais pour rien. — Demandez a M. Vaii- (lerdecken 5 il en sail quelque chose , car il est ma- rin , lui. Get appel a Philippe le fit tressaillir; etpourtanl celui qui parlait ainsi ne savait pas quel interel S^anderdecken prenait au Vaisseau Fantome. — Je dois convenir , dit-il , que chaque fois que j'ai rencontre ce vaisseau, il s'en est suivi quelque malheur. — Quelque malheur, repeta le capitaine ; qu'y a-t-il done dans ce vaisseau qui puisse elFrayer? li porlait Irop de voiles, et c'est pourquoi il a coule a fond. — II ne coule jamais a fond, s'ecrierent plusieurs voix; mais c'est a nous que cela arrivera , si nous ne cherchons pas un abri. — Sottises! (lit le capitaine. — Qu'en pensez- vous, mynheer Vanderdecken? — Je vous ai deja dit , capitaine , rcpondit Phi- lippe, qui desiraitvoir, s'il clait possible, \dif^rouw dans leport, quejepensais que ce que nous pou- vions faire de mieux, etait de gagner la bale de la Table. — Et nous, capitaine, reprit le vieux marin qui LE VAISSEAU FAMOME. 55'J avail parle le premier , nous avons resolu de suivre eel avis, que vous le vouliez ou non. Ainsi, la barrc iiu venl, camarades, el mynheer Vanderdecken fera orienler ies voiles. — Quoi ! s'ecria Barentz , que veut dire ceci ? Une mutinerie a bord de la Frouio Katerina? im- possible ! la Vromo Katerina, leplus beau navire , le meilleur voilier qui soil dans toule la Qotle! — La plus lourde carcasse pourrie, repliqua Ic meme marin. — Quoi! s'ecria le capitaine, I'ai-je bien en- lendu? — Mynheer Vanderdecken, faites arretcr ce menleur, ce mutin. — Ne I'ecoutezpas, dit le vieux marin, il estfou. — Allons , mynheer Vanderdecken , donnez Ies or- dres, nous vous obeirons. 11 faut metlre la barre au vent a I'instant meme. Le capitaine etait en fureur ; mais Philippe usa d'a- dresse. II reconnut I'excellence de la Frouio Kate- rina, blama la frayeur panique a laquelle Tequipage se livrait; mais il insisla en meme temps sur lane- cessile de suivre I'avis qu'il avail donne, el mynheer liarcntz y consenlit enfin. La barre ful mise au vent, ks voiles furenl orientees, el le batiment marcha lourdement venl arriere. Vers le soir, le temps changea, Ies nuages se dissiperent, I'ouragan se calma , la mer devint plus Iranquille , el Philippe espera que , dans un jour ou deux , ils entreraient eu surele dans la baie. 200 LE VAISSE\C FAKTOME. Le vent continua a dimiiiuer , el cnfin il survint un calme. 11 ne restait d'autre indice de la lempele qu'une forlc houie qui poussait le balimcnt vers I'ouest; ce fut un repit pour les matelols epuises , comme pour les soldats et les passagers, quietaienl resles enlasscs dans I'enlre-pont, ou qui avaientete traverses jusqu'a la peau dans la balterie. Tout le monde monta bienlot sur le pent; les meres se chauffaient au soleil, tenant leurs enfants dans leurs bras; lous les haubans elaient couverts de vetemenls mouilles qu'on y avail suspendus pour les faire secher, et les marins mettaient la plus grande activile a reparer les avaries causees par I'ouragan. D'apres leur eslime , ils n'elaient pas a plus de cinquante milles de la baie de la Table , et ils s'attendaient a chaque instant a voir la terre au sud de cctte baie. Chacun se livrait alors a la gaiete, et lous , excepte Philippe , croyaienl qu'il n'y avail plus aucun danger a craindre. Le second lieutenant, noinme Kranlz , etait un bon marin, plein d'activite ; et Philippe, qui savait qu'il pouvait se fier a lui, s'elait lie avec lui d'une amilie intime. Dans la soiree de ce jour, ils cau- saient ensemble en se promenant sur le pont. — Que pensez-vous du baliment que nous avons vu, Vanderdecken? — Ce n'esl pas la premiere fois que je le vois , Kranlz; el... — Et quoi? LE VAISSE\U FA:VT03rE. 2G1 — Et a bord de quelqiic navire que j'aie ele quand je I'ai vu, ce nasire n'est jamais renlre darjs Ic port d'ou il etait parli. — Bien dcs aulrcs en disent autant. — Est-ce done le fantOrae d'un batiment? — On me Ta assure; et il court a ce sujet dilTe- rentes hisloires ; mais ce que je puis vous dire, c'cst que je suis convaincu qu'il nous arrivcra quelque accident avant que nous enlrions dans la baie, quoi- que nous en soyons a si peu de distance et que les elements soient si calmes. — Vouseles superstitieux, Vanderdecken; — et pourtant je dois avouer qu'a mes propres yeuxl'ap- parition de ce batiment n'avait pas un air de rea- lile. Nul batiment ne pourrail porter tant de voiles pendant un ouragan. Je sais cependant qu'il y a des fous qui ne doutent de rien , et qui font les choses les plus absurdes. Si c'elaitun navire, il faut qu'il ait chavire, car quand le ciel s'est eclairci, on ne le voyailplus. Du reste je ne suis pas tres-credule, et jusqu'a ce que j'aie vu se realiser quelqucs-unes des consequences que vous croyez devoir resulter de cette rencontre, rien ne me fera croire qu'il y ait quelque chose de surnaturel dans ccttc af- laire. — Eh bien! si I'evenement prouve que j'ai tort, j'en serai charme; mais j'ai mes pressenliments. — Nous ne sommes pas encore dans le port. — Non , raais nous n'en sommes pas bien loin , fifiS LE VAlSSEAl FAJITOME. ct toules les apparences aiinoncent la conliriualion du beau temps. — Oh ne saurail dire de quel cote le danger peut venir, Kraiitz. II y a d'autres choses a craindrr. qu'uri ouragan. — J'en conviens, mais en attendant nc croassoiis pas comme des oiseaux de mauvais augure. Mali^ic tout ce que vous diles , je vous predis que, dans deux jours au plus tard , nous serous a Tancre en siirele dans la baie de la Table. La se termina cetle conversation, et Philippe nc fut pas fache de se tromer scul. Des idees melanco- liques s'etaient emparees de Ini, et il se sentaitl'cs- prit plus accable que jamais. II s'appuya sur II' passavant, et regarda les vagues qui roulaienl encore avec force. — Dieu de rnerci , s'ecria-t-il , qu'il vous plaiso d'epargner ce balimenl! Ayez compassion des mal- hcurcuses femmes , des pauvres enfants , et de tons ces hommes qui s'y sont embarques! Qu'ils ne soient pas sacriOes pour les crimes de mon pere! — Les voies du ciel sont mysterieuses, pensa-t-il ensuile. Pourquoi faut-il que d'aulres soient punis parce que mon pere a peclie? — Et cependant n'est-ce pas ce qu'on voit arriver tous les jours? Combien de milliers d'hommes perissent sur le champ de balaille, dans une guerre occasionnee par I'ambi- tion d'un roi, ou Tinflucnce d'une fcmme! Combien d'autres out ete immolcs parce qu'ils professaient LE VAISSEAL' FAMOME. ^C^:y line foi difTcrente de celle de Icurs persocuteurs! Dieii agit d'apres sa profoiile sagesse. et nous laisse (ilongesdans la surprise et I'ignorance. Le soleil elait deja couche depuis quelque temps, nuand Philippe descendit dans sa chambre, et aprcs s'ctre recommande aux soinsdela Providence, ainsi que ses compagnons de voyage, il se mit au lit, et ne tarda pas a s'endorniir. Avant qu'on eiit frappe huit coups a la cloche pour annoncer minuit, il s'evcilla en sursaut , tandis que quelqu'un le lirait rudement par I'epaule. 11 ouvrit les yeux, et vit Krantz debout devant lui. — De par le ciel, Vanderdecken, vous eles un prophete. — Debout. vite, debout! — Le feu a pris au batiment. — Le feu ! — oil? — Dans la grande cale. — Je serai pret dans un instant, dil Philippe, se levant a la hate; en attendant, tenez Ics ecoutilles lormees, et meltez du monde aux pompes. En moins d'une minute, Philippe ful sur le pont, oil il Irouva Ic capilaine, que Krantz avait aussi evt'ille. En quelques mots, celui ci leur expliqua iDUi : il avail senli une forte odeur de feu sortir de la giande cale ; il avait leve une des ecoutilles, sans appcler Taide de personne, de crainte de jeter Tepou- vanle dans lout I'equipage, et voyanl que la cale etail pleinede fumee, il avait promplemenl referme I'ecou- tille,ct n'en avait parlequ'aucapilaine el a Philippe. ^G4 LE VAISSEAB FAItTOME. — Grace a voire presence d'esprit, dil celui-ci , nous avons le temps de redechir a ce que nous de- vons fairc. Si les soldals et lesfemmesconnaissaier»t leur danger, leurs alarmes troubleraient nos opera- tions. — Mais comment le feu peut-il avoir pris dans la grande cale? — Jamais le feu n'a pris a bord de la Frouw Ka- terina, dit le capilaine; cela me parait impossible. 11 faut que ce soit une meprise : c'est le navire le plus... — Je me souviens, dit Philippe , que nous avons dans notre cargaison plusieurs caisses de bouteiiles pleines de vitriol. Je les avais fait arrimer par-des- sus, de crainte d'accident; il faut que le roulis les ait deplacees et cassees pendant I'ouragan. — C'est cela, soyez-en sur, dit Krantz. — Je nevoulaispas les prendre a bord, continua Philippe, et j'avais represente qu'on devail les mel- Ire sur quelque navire moins encombre de troupes, et ou Ton aurail pu les placer sur le premier pont; maison m'areplique que lesconnaissemenlsetaient fails, et qu'on ne pouvait rien y changer. — Mais que faire a present? Mon avis est de tenir les ecou- tilles bien fermees , afin d'etouffer le feu , s'il elait possible. — Sans doute, dit Krantz ; mais il faut en meme temps percer sur le pont un trou de grandeur suffi- sante pour y faire passer la manche a eau, et jeler dans la cale autant d'cau que nous le pourrons. T.E VAISSEAC FAISTOME. 205 — Vous avez raisoii. Kranlz. Metlez le charptMi- lier a Pouvrage , pendant que je ferai monter tout I'equipagc sur le pont. — I/odeur du feu est tres- forle, et il n'y a pas de temps a perdre. Si nous pouvons seiilement maintenir la Iranquillite parmi les soidats et les femmes, nous pourrons prevenir les suites de cet accident. Tous les marins furent bient6t reunis sur le pont, ne concevant pas pourquoi ils y etaicnt appeles. Aucun d'eux ne se doutait de la situation dange- reuse dans laquelle se trouvait le navire, carles ecoutiiles etant fermees, le peu de fumie qui trouvait une issue s'echappjit paries panneaux, et ne rem- plissait pas Ic premier pont. — Mes amis, leur dit Philippe, je suis fache d'a- voir a vous dire que nous avons lieu de craindrc qu'il n Vait quelque danger de feu dans la grande cale. — J'cn sens I'odeur. s'ecria un matelot. — Et moi aussi, crierent plusicurs autres avec un nir d'alarme ; et ils firent un mouvement pour descendre sur le premier pont. — Silence! mes amis, et restez ou vous eles. licou- lez bien ce que j'ai a vous dire. Si vous cffrayez les soldals et les passagers, nous ne ferons rien de bon. ^ous ne devons compter que sur nous ; mais il n'y a })as de temps a perdre. M. Kranlz et le cliarpenlicr font lout ce qui est nccessaire en ce moment. Main- tenant asseyez-vous toussnrle pont, el je vousdirai ce que nous devons faire, T I. 23 I'GO IE VAISSEAL FA?ITOME On obeit a cet ordre, cl il produisil le meilleur rffet, en donnanl aux inatelots le temps de se remel- irc dc ce choc; car de tons ceux qui pciivent fairo impression sur le corps el I'esprit de Thomme, il n'en est aucun qui soil plus violent que la premiere annonceque le feu a pris a bord d'un balimenl, et qu'on se trouve place eiilre deux elements contrai- res, mais ligues ensemble conlre Texislence de tout ce qui s'y trouve. 11 leur expliqua ensuite le danger qu'ils couraient, et leur indiqua les mesures a pren- dre pour s'en garantir. 11 leur dit qu'il etait surlout necessaire qu'ils conservassenl du calme et du sang- froid ; leur rappela qu'il n'y avait que peu de poudre (ians la soule a poudre, qui etait eloignee de I'en- droit cu le feu elait a craindre, et qu'il etait facile de Ten retirer el de la jeler a la mer ; enfin il ajouta que, s'ils ne pouvaienl etcindre le feu, ils avaicnt asscz de bois pour construire un radeau, qui . avec les canols , sufTirait pour conduire tout le monde a lerre, puisqu'on n'en etait pas bien loin. Lediscoursde Philippe les tranquillisa, et ils se leverent des qu'il en donna Tordre. Les uns descen- direnta la soule a poudre, en retirerent la poudre, et la jelerent a la mer; les autres se placerent aux pompes, el Kranlz vint bientot annoncer qu'on avail perce le premier pout au-dessus de la granJe cale, qu'on y avait passe la mauche a eau, el qu'on y jelail toule I'eau que les pompes pouvaient pro- duire. Mais il elail impossible que ret evenement LE VAISSEAU FA?«Tv M£. 267 rcslat plus longtcmps secret : les soldats couchaicnt sur !e premier pout, et la vue des matelots travail- lant aux pompes arinoncait asscz la nature du dan- ger, quand meme la fuinee, qui augmeiitail a cha~ que instant et qui commencait a remplir le premier pont, ne I'aurait pas fait connaitre. Au bout de quclques minutes, le cri, — le feu! le feu! — se lit entendre dans toules les parties du navire , et I'on vit les hommes, les femmesel les enfants courir a demi nus sur les ponls , pleurant , criant, priant, au milieu d'une terreur el d'une confusion qu'il se- rait impossible de decrire. On vit alors combien la conduite de Philippe avail ete judicieuse. Si ce cri effrayant avait eveillc les matelots, ils auraienl ete aussi incapables d'agir que les soldats et les passagers; toule subordinalioM aurail disparu. Les uns se seraient empares des em- barcations et n'auraient songe qu'a pourvoir a leur surele, sans sMnquieler de celle des autres ; les au- ires auraient force la porte de la soute aux liqueurs, et leur ivresse aurait ajoute a la confusion eta I'hor- reurdecetle scene. Nulordren'auraiteleexecule, el, suivanl toutes les probabilites, la plupart auraient peri miserablenient. Ce malheur avait ete prevenu par la presence d'esprit de Philippe et de Krantz ; car le capitaine n'elaitqu'un zero, quoiqu'il ne man- quat pas de courage; mais il n'avait ni conduite ni connaissance de sa profession. Les marins cunli- nuerent a remplir leur devoir avec fermele,repous- 2G8 LE VAlSSEAl FA!^T031E. saiit les soldats qui Ics genaicnt souvent dans I'ac- complissemcnt de leur tache. Philippe, qui s'eii .ipercut, laissa le commandenient a Krantz, dcsceii- dit sur Ic premier poril, parla aux soldats, et rcussit peu a pcu a rappeler au sang-froid la pluparl d'entre eux. Toule la poudre avail ete jelee a la mer ; on avail, perce un second Irou dans le pont, et Ton jetait dans la cale une doublequantile d'eau ; cependanl il etait evident que la violence du feu augmentait. La fu- mee qui sortait par les interstices des panncaux et par les bords des deux trous qui avaient ete prati- ques dans le pont, prouvait la force et I'etendue de I'incendie qui eclatait dans la cale. Philippe jugea alors a j)ropos de faire passer les femmes et les cn- lants vers la dunetle et sur le gaillard d'arriere , et pria les maris et les peres d'y rester avec cux. C'c- lait un triste spectacle, et les larmes vinrent aux yeux de Philippe en voyant ce groupe de femmes cplorees, les unes serrant leurs enfants contre leur sein , les autres plus calmes et moins effrayees que les hommes; les enfants les plus ages gardaient le silence, ou pleuraienl parce qu'ils voyaieut pleurer leur mere, et les plus jeunes, ne scnlant pas leur danger, s'amusaient du premier objct qui attirail leur attention, ou souriaient a leurs parents. Les ofiiciers qui commandaient ces soldats etaient deux jeunes enseignes tout nouvellenient entres dans le regiment, ne connaissant pas encore leur metier, el LE VAISSEAL FAISTOME. 2GJ n'ayant aucune aulorile sur Ics soldats ; car dans ufi moment de danger, on obeit raremenl a celui qu'on croit plus ignorant que soi-meme. Philippe, s'en elant apercu, les engagea a rester avee les fcmmes et les enfants, et a veiller sur eux. Apres avoir donne ordre qu'on allat chercher les vetements de ces infortunes et des enfants, car la plupart avaient quilte ieur lit sans en prendre d'au- tres que ceux avcc ksquels ils ctaient couches, Piii- lippe s'occupa de nouveau a surveiller les travaux des matelots qui avaient fait de si grands efforts qu'ils commencaient dcja a n)ontrer des symplomes de fatigue. Les soldats oiFrirent de les rempiacer aux ponipes, et leurs services furent acceptes avec erapresseraent; mais loutfut inutile. Aubout d'une demi-heure, les ecoutilles sauterent en Tair avec grand bruit, et une colonne de flanime sortant de la cale s'eleva perpendiculairemenl jusqu'a la hau- teurs des mats majeurs. l^es cris et les pleurs des lemmes redoublerent , elles serrerent leurs enfants sur Ieur sein, et ceux qui travaillaient aux pompes coururent a I'arriere du navire pour se mettre a I'abri des flammes,au milieu de la foule qui le cou- vrait deja. — Courage, raes amis, courage, mes braves! s'e- cria Philippe ; il n'y a encore aucun danger. Songez que nous avons nos embarcations, et de quoi faire un radeau ; et si nous ne pouvoiis sauver le navire , nous pouvons. si nous conscrvons noire sang-froid, 25. 270 LE VAISSEAU FANTOME. nous sauver nous-memes . ainsi que ces femmes et CCS pauvres cnfants, dont la vue doit vous engager a de nouveaux elTorls. — Allons, mes amis, allons, faisons noire devoir, nous pouvons echappcr au feu et a Peau, si nous ne perdons pas dc temps. — Cliar- pentiers, prenez vos hacheset coupcz les aiguiilettes des dromes. — A present, mes amis, meltons nos embarcations en mer, el preparons un radeau pour ces femmes et ces enfants; nous ne sommes pas a dix milles dc la terre. — Krantz, occupcz-vous des canots avec les tribordais. — Babordais suivez-moi pour mettre la drome a la mer. — Canonniers, em- parez-vous de lous les cordages que vous pourrez trouver, pour Her ensemble les pieces de bois. — Allons, mes amis, nous avons assez de clartc, il ne nous faut pas de lanternes. Les marins obeirent avec promptitude, tandis que Philippe, pour les encourager, leur disail, presquc en plaisantanl, que le feu qui altaquait une partie du navire pouvail dispenser d'autres lumieres; car une plaisanterie vient quelquefois a propos , meme quand on semble avoir un pied sur le seuil de I'e- ternite. La colonne de feu enlourait alors le grand mat de ses replis, montait jusqu'au haut de la hujie, en altaquait les agrcs, et petillait avec un bruit qui annoncait la violence de I'incendie qui devorait tout ians la grande cale. II n'y avait pas un instant a erdre. La balterie elait alors tellement pleine de mce, que personne ne pouvait y resler; el quel LE VAISSEVL FAMOME. 271 quesmalheureuxmaladesdansleurshamacs,ctqu'on avail oublies, avaientete elouffes depuis loiigtemps. lies lames elaient alors beaucoup moinsfortes ; on ne sentait pas un souffle d'air, et la flamme qui sortait des ecoulilles sY'levail perpeiidiculairement: ce qui I'ut fort heureux, car le navire ne gouvernait plus. Les embarcations furent miscs a I'eau , el I'on y placa les hommes les plus surs. On jeta par-dessus le bord lous les espars qui pouvaienl servir a la con- slruclion du radcau ; on les allacha solidemenl, et Ton placa par-dessus tous ies caillebotlis pour qu'on put s'y asseoir. EnGn, le cceur de Philippe s'epa- nouil en s'ouvrant a Tespoir de pouvoir sauver lous ceux qui se Irouvaienl sur le navire. XVII Toules les difficulles n'elaient pas encore sur- niontees. Le feu s'etait communique a la balterie ; on voyait la flamme sortir des sabords du milieu du baliment, et Ton fut oblige de pousser dcrriere Ja poupe le radeau auquel on travaillait , quoiqu'il y flit plus expose aii choc des vagues. Cela relarda le travail , et pendant ce temps le feu faisait des progres rapides. Le grand mat, qui brulait depuis longtemps , lomba a la mer pendant une embardee du navire ; les flammes qui sorlaient des sabords s'elevaienl bieii au-dessus de la muraille 5 des volu- LE VAISSEAL FAJIT03IE. 275 Dies de fiimec couvraient le pont et menacaienl dc suffoquer tous ccux qui s'y trouvaicnl, et loute communication etait coupcc enlre I'avant ct Tarriere (Ju baliment. On porta Ics femmes et les enfants sur la duuette, non-seulement pour les mettrc a I'abri de la fumee, mais pour pouvoir les descendre sur ic radeau par la poupe. II etait environ quatre heures du matin quafid lout fut pret. Quoiqu'il y eut encore une assez forte houle, Philippe et les marrns reussirent a placer en siirete sur le radeau les f'emnies et les enlants, atlendu qu ils y genaient moins la maniBuvre que sur les embarcations. On y fit ensuite descendre par les echelles les passagers et les soldats ; quel- ques-uns tomberent dans I'eau et disparurcnt sous les canots 5 les autres, a mesure qu'ils arrivaient, prenaient sur le radeau les places qui leur elaient assignees par Krantz, qui y etait descendu pour presider a tous les arrangements. Philippe avait eu la precaution de prier le capitaine Barentz de se tenir pres de la soute aux liqueurs, arme de pislo- lels, jusqu'au moment oil la fuyiee eiit rendu im- possible d'en approcher. II en resulta que pas un seul homme n'etait ivre, et Ton pent altribuer a cette circonslance Tordre et la regularite qui rc- gnerent pendant cette scene terrible. Mais avant qu'un tiers des soldats fussent dcscendus sur le radeau, le feu sortit par les fenetres de I'arriere avec une violence irresistible; des jets de ilammo 274 LE VAISSEAU FANTOME. parlirent de tous !es sabords de I'arriere, et jailli- rent a plusieurs picds du batiment; et tous ceux qui rcslaienl a bord se trouverent cnlouros de flam- rnes , et sufToques par la chaleur et la fumee. Le haul des echelies de poupe lut briile en urie mi- nute, et elles tomberent a la mcr. I,a chaleur ar- deiile forca ies cmbarcalions a se placer a quelquos brasses du navire ; et ccux qui etaientsurle radeau, enveloppes d'un nuage cpais de fumee qui ne ieur permellait plus de voir le batiment, poussaient des cris afTreux en voyant tomber sur eux des fragments eiiflammes. Philippe essaya dc parler a ccux qui reslaient encore a bord, mais on ne Tecoutait pas, et il s'ensuivil une scene de confusion qui couta la vie a bien du monde, tous ne songeant qu'a echapper aux flammcs, ce qu'on ne pouvait fairc qu'en se jetant a la mer. S'lls eussent atlendu et qu'ils s'y fusscnt jetes Ies uns apres Ies aulres, comme Philippe cherchait a le Ieur faire entendre, Ies hommes qui etaient dans Ies cmbarcalions elaient prels a Ies en retirer; s'ils elaient monies sur le bout de la corne d'arlimon, qui etait amene, ils auraicnt pu dcsceridre sans danger dans Ies ca- nols a I'aide d'une corde ; mais Ies flamines qui Ies meiiacaient, la fumee qui Ies suffoquait, ne Ieur laisserent aucune presence d'cspril ; et la plupart des soldals monlerenl sur le couronnement ou s'en approcherent aulant qu'ils le purenl. Trenlc a qua- ranle hommes se precipiierent en meme temps IE VAISSEAL FANTOME. 275 dans la mer, et il en resulta la scene la plus dechi- rante. Les malplols qui etaient dans les embarca- lions faisaient les [)lus grands efforts pour les sauver; les femmcs Icur lendaient les bouts de quelqucs vetenienls pour les tirer sur le radeau ; quelques-uncs recoiinaissaienl leurs maris qui pe- rissaient, poussaient des cris affreux et perdaient connaissance. Celui qui ne savait pas nager, s'ac- crochait a un bon nagcur, et tous deux disparais- saient sous les vagues. Uc quatre-vingts soldals qui rcstaient sur le baliment quand le feu gagna Tar- riere, vingl-cinq seulement furent sauves. Presque tous les rnatelots avaient ete occupes a construire le radeau et a preparer les embarcations, el il n'en restait a bord qu'un Ires-pelit nombre, qui etaient ranges pres de Philippe, et qui reglaient leur con- duite d'apres la sienne. Apres avoir laisse le temps necessaire pour secourir ceux qui s'elaient jeles a la mer, Philippe ordonna aux rnatelots qui restaient pres de lui de montcr sur la come d'arlimon , de descendre sur le radeau a I'aide d'une corde , s'i! ctait a leur porlee, ou d'appeler une embarcation pour les recevoir. On avail ete oblige d'eloigner le r;ideau du baliment, a cause de la chaleur el de la lumee , mais les embarcations s'approcherenl et recurent les rnatelots Pun apres fautre. Philippe invita ensuite le capitaifjc a descendre avant lui, mais Barentz le refusa; il etait trop etouffe par la lumre pour s'exprimer dislinclemenl, mais il don- 270 I.E VAISSEAU FAIMTO.ME. rinit sans doule quelques nouvcaux cloges a la AroMt<;A'a/enwa. Philippe nionta done suria come, le capilaine le suivit, et tous deux furent recus par une dcs cmbarcations. La corde qui avail jusqu'alors amarre le radeau .lu batiment fut coupee, et le bout en fut pris a bord des canols. Au bout de quelques instants, la I'rouw Katerina dcriva sous le vent. Philippe et Krantz firent alors les arrangements definilifs. Les marins furent places presque tous sur les embarca- lions pour qu'il s'y trouvat assez de monde pour relayer les rameurs. Les autres resterent sur le ra- deau avec les femmes, les enfants et les soldats. Quoiqu'on eiit mis dans les embarcations aulant de monde qu'elles en pouvaient contenir, le radeau elait tenement charge, qu'il s'e/ifoncait d'un pied quand il etuit frappe par unc lame; mais on avail place des garde-corps et des cordes pour servir d'appui a ceux qui s'y trouvaienl; et les hommes resterent sur les bords, tandis que les femmes et ks enfants etaient au milieu. Des que ces arrangements furent termines, les embarcations prirent le radeau a la remorque , et se dirigercnt du cote de la terre, a Tinslant ou le jour paraissait. La Frouio Katerina n'etait alorsqu'un volume de finmme. Elle avail derive a environ un demi-mille sous le vent. Le capitaine I'arenlz, qui avail tou- jours les ycux (ixcssurson batiment, (lit a Philippe. rE VAISSEAl FAMOME. 1'// h c6le duquel il ctait assis dans une cmbarcation : — Voila la fin d'un superbe navire, — dun na- \ire auquel il ne manquail que la parole ! — Pas iin seul vaisseau de la flotle n'aurait I'ait un si beau leu. Ne brule-t-il pas noblement . — admirable- inent? — IHa pauvre Vrotiw Katerina! — Pas un defaut jusqu'au dernier instant. — Jamais on ne verra un pareil baliment. Eh bien , je suis cbarme que mon pere n'ait pas assez vecu pour voir cette nuit. Cela lui aurait fendu le coeur. le pauvre homrae! Philippe ne repondil rien. II respectait i'attache- menl du capitaine Barentz pour son batinienl. quelque deplace qu'il fut. lis avancaient tres-len- tement, car la houle leur elait contraire, et le ra- deau culait beaucoup. Le jour parut , et rasped du ciel n'etait pas favorable : il annoncait le retour de Touragan, L'air etail epais et le ciel couvert. Une brise assez forte ridait deja la surface de la raer, qui semblait devenir plus houleuse, au lieu de con- tinuer a se calmer. Philippe chercha la terre des yeux, mais il ne put I'apercevoir, car Ihorizon etait couvert de vapeurs, et il ne pouvait voir a plus de cinq niilles. II senlait combien il ctait necessaire de gagner la cote avant la nuit. pour sauver la vie de tanl de personnes. parmi lesquelles il se trouvait une soixantaine de femmes et d'enfants, assis sur un frele radeau, ayant Ics pieds dans I'eau, et sans aucunes provisions. Cependant la terre n'etait pas en vuc ; le vent prenait plus de force, el probablc- T. I. 24 278 LE VAISSEAU FAMOME. inent la nuit scrait obscure el la mer houleuse. (ielle perspective etait cruclle, et Philippe se livrait presque au descspoir en songeant que tant d etres innocents pouvaient, avant que le soleil se levat Ic iendemain, trouver leur toinbcau dans le fond de rOcean. — Et pourquoi? — oui, pourquoi? C'ctait une reflexion terrible , et Philippe y opposait le raisonnement, mais sans pouvoir se convaincre. Sa propre vie n'entrait pour rien dans ses inquietudes; sa chcre Amine elle-meme n'etait pour rien dans la balance en ce moment. La seule idee qui le soula- geat (ilait la conviction qu'il avail un devoir a rem- plir, et, pour s'en acquitler, il reprit son sang-froid. — Terre ! terre ! s'ecria Kranlz, qui elait sur h premiere embarcation ; et celte nouvelle fut accueil lie par de grandes acclamations de joie, tant sur les aulres embarcations que sur !e radeau. 1/espc- rancequ'ellc faisaitconcevoir elait comme la manne tombant dans le desert. Les pauvres femmcs qui etaient sur le radeau , et qui avaienl quelquefois de Teau jusqu'aux genoux , scrraient leurs enfanls conlreleur sein,el s'ecriaient : —Cher enfant, lu seras sauve ! Philippe monla sur les bancs de Parriere pour voir la terre; il eut la satisfaction de la decouvrir .1 moins de cinq milles de distance, el un rayon d'es- poir penelra dans son coeur. Le vent avail continue a augmenter, el il n'clait ni favorable ni conlraire, car il venail par le Iravers. S'ils eusscnt eu dcs LE VATSSEAC FAI^TOME. 270 voiles , la chose edt ete Ires-dilTerente , mais elles avaient ele mises de cole, et il avail etc impossible (le les prendre ou elles etaient. La vue de la terre fut un encouragement general, et les malelols dou- blerent les avirons pour marcher plus vile. Mais la rcmorque d'un grand radeau tirant beaucoup d'eau n'etait pas une lachelacile, et , malgre lous leuis efforts, ils ne pouvaient faire plus dun demi-mille par heure. Ils conlinuerent leur travail jusqu'a midi, et non sans succes , car ils n'elaient pas alors a plus de trois milles de la terre. Mais quand le soleil eut passe le meridien, il survint un grand changement. Le vent devint tres-fort, les vagues s'eleverent beaucoup plus haul, et le radeau clait quelquefois couvert d'eau de maniere a faire craindre pour la sii- rele de ceux qui s'y trouvaient. Leurs progres en devinrent done encore plus lents , et , entrc midi et trois heures , ils n'avancerent pas dun demi-mille, Les marins , qui n'avaient rien pris depuis tanl d'heures , commencerent a se relacher dans leurs elTorls. Cliacun demandait de I'eau , depuis I'enfant qui s'adressait a sa mere , jusqu'au ramcur cpuise (!e fatigue. I'hilippe fit tout ce qu'il put pour en- courager les malelols ; mais se Irouvant si pries de la cole, et voyanl que le radeau qu'ils remorquaienl les empechait d'en approcher, ils murmurerent, et (ommenccrent a parler de la nccessilc de I'aban- donner. Un sentiment d'egoisme se manifesta parmi 260 LE VAISSEAi; FAITOME. eux , et ils dcvinrcnl mulins. Philippe; leur fit dc !iouvt:IIes remontrances , cl , par respect pour lui , ils conliiiuerent leurs efforts encore une lieurc ; iiiais il survint alors un evenement qui decida la ques- tion a rinslaiit ou ils recommencaient a la disculer. Le vent et les vagues imprimaient au radeau uti mouvemeut si violent et si brusque , qu'a peine ceux qui s'y trouvaient pouvaient-iis se soutenir. Des cris de desespoir qui en partirent lout a cou(» attirerent I'altenlion de ccux qui etaient dans les embarcations Philippe regarda en arriere, et il vil que les araarres du radeau s'etaient rompues , et qu'il s'etait separe en deux par la moilie. C'clait une scene desolante. Les maris etaient separes dc leurs femmes et de leurs enfants, car une moitie du radeau ctait encore remorquee par les canots, tan- dis que I'autre restail en arriere. Toutes les femmes se levcrent en poussant de grands cris ; quelques-unes , perdanl la tete, voulurent sauter d'une partie du radeau sur Pautre, tomberent dans la mer et furent noyees. Cette scene horrible le devint bientot encore davanlagc. Les amarres du milieu ctant rompues , les aulres ne tardercnt pas a se relacher; et avanl que les embarcations eussent pu venir au secours de ces inforlunes , la mer etait couverte des debris du radeau , et d'hommes, de lemnies el d'enfanls, dont quelques-uns cherchaient a se soutenir sur Peau , a Paide des pieces de bois qui avaient servi a le conslruire. Ces bois etaient encore voisins les LE VAISSEAU FANTOME. 281 uns des autres , et comme ils etaient vioIenimeriL pousses par les vagues , quelques-uns de ceux qui s'y soutenaient I'urent ecrases entre eux. On ifenlendaitque des cris cJe desespoir, el les meres, tenant sous un bras leur enfant, pcrissaient aveclui en cherchant a le sauver. Les embarcations arri- verent prumplenient a leur secours , mais il etail deja trop tard. Elles avaient beaucoup de difiicullc a eviter le choc des grosses pieces de bois , qui au- rait pu leur etre fatal, et elles ne purent sauver que les matelots qui savaient nager, et un tres-petit noni- bre de soldals. Pas une femnie, pas un enfant ne survecut a ce desastre. Un peut se figurer I'irapression que celle cata- strophe produisit sur les niarins, mais il serait im- possible de la decrire. Apres avoir forme le projet d'abandonner le radeau , pour se sauver plus aise- ment , ils verserent des larmes en voyant perir presque tons ceux qui s'y trouvaient. Philippe etait accable, il s'appuya le visage sur ses mains, et resla quelque tenjps sans donner aucun ordre, sans faire attention a ce qui se passait. II etait alors pres de cinq heures du soir. On de- tacha la remorque, et les embarcations redoublerent d'elTorts. Avant que le soleil fiit couche , ils arri- verent a la cote , et ils debarquerent en surete au fond de la petite baie sablonneuse dans laquelle ils etaiciil enlres, car le vent venait de lerro, et il n'y avail pas de ressac. Un lira les embarcations sur 2i, 282 I.E VAissEAU fa:vtome. le rivage, ct les mariris fatigues, uubliaiit qu'ils n'avaient ricn pris depuis longlemps, se jelercrit sur Je sable encore echaufTe par les rayons du soleil , et s'cndorniirenl. Le capitaine Barcntz, Philippe et Kranlz, des que les embarcations lurent en surcte, eurent ensemble une courtc consultation, apres quoi ils ne furent pas faches de suivre I'cxemple des matelols, et le sommeil leur procura le repos de leurs fatigues et I'oubli momcntane du malheur affreux qui venait d'arriver. Tous dorinirent prolondement, reverent de sources etderuisseauxd'eauxlimpides, et s'eveillerenttour- menles de soil" sur le bord de la mer, au milieu de sables arides. Mais ils reflechirentau nombredecora- pagnonsde voyage qu'ils avaientperdus, et remer- cierent le ciel de les avoir sauves. L'aurore parais- sait quand ils se leverent, laissant sur un sable doux rimpression de leurs corps. D'apres 1 avis de Philippe, ils se separerent en petites troupes, et marcherent de c6tes differenls, pour chercher les moyens d'apaiser leur soif. Les uns Irouverent sur les niontagnes un arbrisseau a peu pres semblable a celui qu'on appelle dans nos serrcs la glaciate, ayant des feuillcs aussicpaisses, mais plus grandcs, et qui elaient couvertcs de gouttes de rosee. II y avait un grand nombre decesarbrisseauxqui crois- saient dans le sable , et allant de Tun a I'autre , ils se metlaienl a gcnoux pour en lecher les feuilles, et ils obtinrent ainsi quciquc soulagemcnl. lis con- LE VAISSEAD FArfTOME. 285 tinuerent leurs recherches jusqu'a midi sans avoir de succes. Les lourments de la faim succedant a ceux de la soif , ils relournerent sur le rivage pour voir si quelques-uns dc leurs compagnons avaient iiiieux reussi. Aucun d'eux n'avait Irouvc ni cau ni aucun moyen de subsislancc. Us avaient aussi elanche leur soifal'aide de la rosee, maisquelques- uiis avaient mange des feuilles de la menie plante, et ils y avaient Irouve un goiit acide qui n'avait rien de desagreable. Cette plante elaitcelle qu'une Pro- vidence bicnfaisanle fait naftre dans le desert pour la nourriture des chameaux et des autres animaux ruminants, qui en devorent les feuilles avec avidite. Suivant le conseil de Philippe, ils rccueillirent une cerlaine quanlite de ces feuilles, et remirent leurs embarcations a la mer. Us n'elaient alors qu'a cinquante milles de la Table ; et quoiqu'ils n'eussent pas de voiles, le vent les favorisail. Philippe leur fit sentir combien il serait inutile de resler plus longlemps en cet en- droil, puisque, avant le lever suivant du soleil , ils arriveraienl probabkmenl dans un lieu oil ils pour- raicnt oblcnir lout ce dont ils avaient besoiii. Les ma'clols approuverent son avis, remonlerent sur leurs embarcations , et rGj)rirenl leurs rames. Ils etaient si fatigues , qu'ils laissaient machinalcment lomber leurs avirons dans I'eau, n'ayant pas la force de les agiter. Le lendcmain a la pointcdu jour, ils n'ctaient qu'cii face dc la baie False, el ils avaient iSi l.E VAISSEAL fAMTU.ME. ("ncore plusieurs inilles a faire. Le venl avail pres- que lout fait pour eux, el ils s'elaiciit a peine aides eux-memes. Encourages pourtant par la vue d'une c6lc qu'ils connaissaient , ils reprirent courage, ramerent d r leur mieux, el vers midi ils arrivercnt dans la bale (lela Table, pres d'un endroit ou s'elevaienl les mai sons el lefort qui protcgeait les colons quis'y etaienL elablis depuis quelques annees. Avaut de debar- quer, ils virenl un ruisseau qui jetait ses eaux dans la baie, el qui elail un torrent dans I'hiver. A la vue de I'eau fraiche, les uns quilterenl leurs avirons pour se meltre a la nage, d'autres attendirent quo leurs pieds pussent toucher le fond ; mais ni les uns ui les autres n'arriverenl au ruisseau aussilOt que ceux qui etaient resles sur les embarcations. Tons se jeterenl dans le ruisseau, dont Teau n'avail alors qu'environ six pouces de profondcur , ouvrirenl la bouche pour y laisser entrer ce brcuvage si desire, y rafraichirenl leurs mains briilantes, el s'y roule- renl avec dclices. Les despotes el les fanaliques se sont mis I'espriL a la torture pourinventer des lourmenls pour leurs viclimes. — Combien cela etail inutile ! — Le chc- valet, laroue,lebucher, rien de ce qu'ils onlpu ima- giner, n'est comparable a la soif quand elle est por- teea I'exlreme. Au milieu des supplices, ceux qui les souffrent demandentunegoulled'eau, el elle ne leur est pas rcfusee. — Ces monsUesauraicnl pu s'epar- LE VAISSEAL FAPITOME. 585 gner la peine d'imaginer de nouveaux tourmenls, et (I'offrir aux yeux le spectacle rcpoussant qu'ils pre- senteiJt. Leur cruaule eut etc plus iiigenieuse s'ils oijssent laisse Icurs viclimes en prison, en leur refu- sant de I'eau. Des que nos marins eurent salislait le plus pres- santde lous les besoins. ils se releverent, et se ini- rcnt en marche vers les maisons de la facturcrie. Les habitants ayant vu arriver des embarcalions, sans qu'il y eiit un seul batimenl dans la baie, en con- clurent nalurellement que quelque desaslre venail d'avoir lieu , et ils s'avancerent a leur rencontre. Leur histoire tragique fut bientOt racontee. Les Irente-six hommes qui etaient devant eux etaient tout ee qui restail de pres de trois cents personnes qui s'etaient embarquees, et ils avaient ete plus de deux jours sans aucune nourriture. Les colons com- patissants ne leur firent pas une autre question, et ce ne lut qu'apres avoir satislait leur appetit que Philippe et Krantzleur firent la relation detaillee de leurs malheurs. — J'ai dans I'idee que je vous ai deja vu, dit un (les colons a Philippe. Etes-vousvenu a terre, quand la flolle a jete Tancre ici ? — Non, mais j'y suis deja venu. — Oh ! je vous reconnais a present : vous etes le seul qui ayez survecu au naufrage du Ter SchiUinfj dans la baie False. — Non, pas le seul , je le croyais coninie vous; 2^0 LE VAISSE/VU PANTOME. inais depuis ce temps, j'ai revu le pilote, un Jiomine ii'ayant qu'un ceil, nomme Schriften. II doit etrc arrive ici apres moi. Vous I'avez sans doute vu? — Non, jamais. Pcrsonne que vous n'est venu ici do tout Tequipagc du Ter Schilling. J'etais alors dans cet etablissement; je ne I'ai pas quitle de- puis, et ii n'est pas probable que j'eusse oublie une telle circonstance. — II faut done qu'il soil retourne en HoUande par quelque autre moyen. — Je ne vois pas comment. — Nos batiments ne s'approchent jamais de la cote en sortaut de la baie ; e!le est trop darigereuse. — Je I'ai pourtant revu. — Si vous Tavez vu, cela suffit. — Un bailment peut avoir elc pousse par Ic vent sur la c6te ct I'a- voir ramasse. Mais il n'est pas probable que les na- turels eussent cpargne la vie d'un Europeen : les Cuffres sont un peuplc barbare. La nouvelle qii'on n'avait pas vu Schriflen au Cap fut un sujet de reflexion pour Philippe. 11 avait toujours cru, comme le lecteur le sail, qu'il y avait quelque chose de surnaturcl dans cet homme, et ce que vcnait de dire le colon le conGrma dans cetle opinion. Nous passerons rapidement sur Tespace de deux mois pendant lesquels nos malheureux naufrages furent Irailes par les colons avec une bonte hospi- laliere. Au bout de ce temps, un petit brick entra LE VAISS£\U FAiSTOME. 287 dans la baie pour y prendre des vivres et faire dc Teau; il rctournait en Europe avec une cargaisoii, et comme il etait au service de la Compagnie, il ne pouvait refuser de prendre sur son bord I'equipagc de la Frouw Katerina. I'hilippe, Krantz el les mate- lots s'y cmbarquer(!ht; Barentz resta au Cap, ou il avail dessein de s'etablir. — Pourquoi retournerais-je en Hollande ? dit-il a Philippe, qui lui faisaitdes representations ;je n'ai rien qui m'y rappelle. Je n'ai ni femme ni enfants. Jc n'avais qu'un seul objct qui me fiit cher , ma f^rouw Katen'na, — C'ctait ma femme, mon enfant, mon tout. — Je I'ai perdu, ce beau navire, el je n'en rctrouverai jamais un semblable; et quand j'en re- trouverais un, je ne pouraisl'aimer autant. — Non, non, mon affection est engloulie avec lui au fond de la mer. — Comme il briilait majestueusement ! II a peri comme le phenix, et e'en etait un. — Je ferai venir ici ma petite fortune, et je vivrai aussi pres de sa tombe qu'il me sera possible. Je ne Tou- blierai de ma vie; el quand je mourrai, on Irouvera grave sur mon coeur : Froino Katerina. Philippe ne put s'cmpecher de desirer que le ca- pitaine eiit fixe son affection sur un objet qui en eut ete plus digne; car, en ce cas , cette catastrophe Iragique n'aurait pent ctre paseu lieu. Mais il chan- gea de conversation, pensant, comme marin, que le capitaine Barentz serait plus a sa place sur terre que comme commandant un batiment. lis se serre- 588 IE VAISSE\C FVNTOME. rent la main ot se separerent . Philippe lui ayant promis de se charger de converlir son argenl en ob- jels qui pouvaient etre les plus utiles a un colon, et 2 LE VAISSEAU FAWTOME. le Zuyderzee J de 20 canons, Ic Jong Frau , dc 12 , el un quaiche , de 4 canons , nomme le Sche- veling. l/cquipagede hFrouw Katerina futparlage entre lesdeux plus grands navires;les autres, elant plus petils, pouvaicnt plus aisementse manoeuvrer avec moins de inonde. Tous les arrangements etanl ler- mines, les embarcations I'urent hissees a bord, el la floUe mil a ia voile. Pendant dix jours , ils furent conlraries par des vents legers. Le nombre des vic- limes du scorbut augmcnta sur le vaiss^-'au de Phi- lippe; plusieurs rnuururent, el furenl jeles a la mer ; d'autres furenl obliges de resler dans leurs bamacs. Le nouveau commodore, qui se nommait Aven- horn, se rendit sur le bord de Paniiral pour lui faire un rapport sur la situation de son batiment , el il lui proposa, d'apres I'avis dc Philippe, de toucher a la c6le de rArnerique meridionale, el de lacher d'y oblenir des provisions fraiches , de gre ou de force, des Espagnols ou des naturels du pays. L'a- miral nevoulut pas y consentir. Celait un homme inipcricux, obsliiie, pen sensible aux souffrances des autres, ne cedant pas a la conviction, et n'ai- manl pas a recevoir des avis. II rejeta positivement une proposition donl il aurail probablement re- connu la prudence, si Tidec s'en liil presentee a son esprit. Le commodore relourna a son bord, non- seulenant dcsappoinlc, mais courroucc des lermes LE \AISSEAL FANTOME- 203 (Jurs ft grossicTS qui avaient accompagiie ce refus. — ()u'i:IIons-iious faire, capilaiiie Vanrlordecken? Vous ne connaisccz que Irop bicn iiolre situation. II (St impossible que nous tenions la nier encore longlcmps- el si nous persislons, nous verrons noire baliment elre le jouet des vents et des vagues, et tous nos homines mourir successivement dans leurs liamacs. Nous avons encore quaranle liommes en elat dc travailler a la manoeuvre : mais dans dix jours il ne nous en restcra probabiement que vingt; car plus ils ont de travail a faire , plus ils succombent [ironiplement. — Ne vaut-il pas mieux risquer noire vie en combattant les Espagnols, que de mourir ici comme des moutons galcux? — Je suis parfailement d'accord avec vous, com- modore : mais il faul obeir aux ordres de I'amirai. C'est un homme inflexible. — Dites cruel. — .I'ai grande envie de me separer de la Qotle pendant la nuil, el s'il le trouve mau- vais, je me juslifierai devant les directeurs a mon lelour. — Sojez prudent, commodore ; quand il verra son equipage encore plus afFaibli , il reconnailra peul-elre la necessile de suivre voire avis. line semaine apres celle conversation , la flotte n'avait iait que peu de progres dans son voyage. Les ravages du scorbut a\aieMt auginenle a bordde chaque balimenl , et , comtiic le commodore Tavait prcdit , il ne lui reslait que vingt hummes reelle- 25. 294 LE VAISSE\C FANTOME. nient en clal de fairc Icur service. Levaisscau ami- lal et Ics aulres n'avaient pas moins soufTert. Lc commodore rclourna prcs de Tamiral pour lui rei- IcrtT sa proposilion. I/amiral Rymelandt etait non-seulement opinia- Ire , mais vindicalif. II sentail que la demande du commodore elait raisonnabic ; mais I'ayant une fois rcfusee, il ne voulait point revenir sur ses pas. II fut anime d'un esprit de vengeance conlre lui, parce qu'il failait ou qu'il conscntit a sa proposition, ou qu'cn la rejclant. il negligeat une mesure nccessaire a la saiitc de ses equipages et au succes de son ex- pedition. Trop orgucilleux pour avouer son erreur, il rpfusa une seconde fois de suivre Tavis du com- modore, el celui-ci retournasurson bord. lis etaient alors a trois jours de la cole , et se dirigeaient vers le detroit de 3Iagellan. Cetfe nuitmeme, quand Philippe se futcouche, le commodore monta sur le pont , el fit changer la route du haliment pour s'ap- procher de la cOle. La nuit etait fort obscure ; le Lion etait le scul batimcnt qui cut une lanterne de poupe, et ni lamiral ni les aulres navircs ne s'a- pcrcurent que le Dort leur avail fausse compagnie. Le lendcmain matin , Philippe fut surpris de n'a- percevoir aucun dcs aulres batiments; il consulta la boussole, et remarquant qu'on faisail route a Touest quand on aurait dii se diriger vers le sud , il demanda quand el par quel ordre ce changemeul avail eu lieu. Ayanl apprisqucson officicr superieur LE VAISSEAU FA^ITOME. 295 I'avait ordonne !a nuit prccedenle, il ne fit aucurie autre observation. Le commodore ne tarda pas a monler sur le pont , et il dit a Philippe qu'il s'etait cru autorise a coiitrevenir aux ordres de Tamiral, parce qu'en les suivant , c'eiit ete sacrifier tout son equipage ; ce qui n'elait que trop vrai. Deux jours apres, ils virent la terre, et en s'ap- prochant de la cote ils apcrcurent une grande ville, et des Espagnols sur le rivage. lis jeterent Tancre a I'embouchure d'une riviere, et arborerentle pavilion anglnis. Une barque s'.ipprochi, et on leur demanda qui ils etaient et ce qu'ils desiraicnt. Le commodore repondit qu'ils elaient Anglais, car il savait que les Espagnols avnient une telle haine contre les Hollan- dais, que s'ils apprenaient qu'ils apparlenaient a celte nation, ils n'oblicndraient rien d'eux que pnr la force. II ajouta qu'ils avaient rencontre uti bati- ment espagno! echoue, accident qui etait arrive parce que tout I'equipage, etant attaque du scorbut, etail incapable de travaillcr a la manceuvre; — que, ne voulanl pas laisser perir ces malheureux, il les avail pris sur son bord, les avail mis dans des ha- macs, et qu'il s'etait detourne de sa route pour les mettre a terre dans un port espagnol. EnGn, il de- manda qu'on lui envoyat des provisions fraiches pour les maladcs, qu'on ne pourrait transporter a lerre sans danger que dans quelques jours, quand lis commenceraicnl a se trouver mieux. II cspcrait quen rctour de ce qu'il avail fait, le gouverneur 296 LE VAISSEAC FAIVTOME. voudrait bien aussi lui envoyir quelques provisions pour son equipage. Le gouverncur envoya un officicr a bord. On rinvila a descendrc sous Ic ponl ; ct la vue do tant demalheureux attaques du scorbut dans leurs ha- macs, les uns ayant perdu leurs denls, les autres iiyant des ulceres aux gcncivcs, ou le corps couvert dc pustules, nelui laissa aucun doute sur la verilc de rhisloire que le commodore avail si ingenieuse- inent imaginee, et remontant sur le pont avec la nieme vitesse qu'il aurait mise a quitter un h6pital (Je pestit'eres, il alia faire au gouverneur un rapport qui la confirma pleinement. Deux heures apres, une grande barque apporta du boeuf cL des legunus en assez grande quanlite pour nourrir tout Tcquipage pendant irois jours, vl Von en lit une distribution sur-le-champ. Le commodore ecrivit une lellre de remerciments au gouverneur, en rcgreltantque sa mauvaise sanle ne lui permit pas de se rendre a lerre pour les iui offrir lui-meme. II y joignit une prelendue liste des Espagnols qui se Irouvaient a bord, et il eut soin d'y faire figurer comme apparlenant a des officiers les noms de quelques families distinguees que le gouverneur devail connaitre, et avec lesquclles il pouvait avoir quelques relations de parente; car les llollandais connaissaienl parlaitement les meilleurcs Idinilles d'Espagnc, et ils conlraclaient menie sou- vcnl des alliances avec elles, avant qu'iis eussent LE VAlSSEAl FA^JTOME. 597 secoue le joug de ce pays. Le commodore finissait par lui dire qu'il cspcrait se trouver en etat, sous line couple de jours, d'aller lui rendre visile, et de prendre avec lui des arrangements pour faire trans- porter a terre Ics malades dans le courant de la seraaine, allendu qu'il etait presse de continuer son voyage de -decouvertes. Le Iroisienie jour, de nouvelles provisions furent envoyees a bord, et des qu'elies y furent arrivees, le commodore, en uniforme anglais, se fit conduire a terre, et se rendit chez le gouverneur. II lui fit un long detail des souffrances des malheureux Espa- gnols qu'il avait pris a bord, et il fut convenu qu'ils seraient envoyes a terre dans deux jours, allendu qu'ils seraient alors en etat d'etre lrans[»orles. Le gouverneur lui promit de lui rendre sa visile le lendemain si le temps n'elait pas trop mauvais, et le commodore retourna sur son bord. Heureuse- ment, le temps fut tres-mauvais les deux jours sui- vants, et ce ne fut que le troisieme que le gouver- neur arriva.C'etait precisement ce que le commodore desirait. II n'y a peut-elre aucune maladie qui soit plus terrible etqui fasse des progres plus rapidrs que le scorbut, raais il n'y en a point qui se guerisse plus promptement, si Ton peut y opposer les remedes convenables. Quelqucs jours suffisent pour rendre Icur premiere vigueur a des horames qui n'elaient pas en etat de se rctourner dans leurs hamacs. Au 298 LE VAISSEAl FANTOME. bout (le six, presquc tous Ics hornmcs de I'equipage du Dort etaieril convalescents, et en clat de prendre I'air sur le pont, quoiqu'ils nc fusscnt pas encore compielemenl gueris. Le commodore rendit au gou- vcrneur tous les honneurs d'usage a son arrivee, mais des qu'il fut dans sa chambre, il lui declara, le plus polimenl possible, quil etait son prisonnier, ainsi que les officiers qui I'avaient accompagne; que le navirc qu'il commandait etait un batiment de guerre hollandais, ct que c'etait son equipage, el non celui d'un batiment espagnol, qui soufTrail du scorbul. II ajoula qu'il avail cru preferable do se procurer des provisions frafches par celte ruse, plutot que de les devoir au prix du sang qui aurait cte verse de pari ct d'autre; que la caplivile du gouverneur ne durorail que jusqu'a ce qu'il eutfait vetiir a bord un certain nombre de boeufs vivants, et une quanlite raisonnable de legumes pour ache- ver la guerison de son equipage ; et qu'en attendant, pcrsonne ne nianquerait au respect qui etait du a Son Excellence. En entendant ce discours, ie gou- verneur fixa les yeux, d'abord sur le commodore, et ensuite sur la garde d'hommes amies qui etaient a la porle de la chambre ; ct songeant a la distance oil il clait de la ville el a la possibility qu'il fill emmene prisonnier en Hollande; [lesant ces incon- vcnienls con'rela modiquc ranconqu'on lui deman- dait, — car un boeuf ne valail pas alors plus d'un dollar dans ce pays,— il resolut, puisqu'il ne pou- LE VA1SSE\U fANTOME. 29D vailmieux faire, d'accepler les conlitions du com- modore. 11 domanda uno plume, dc I'encre et du papier, ct il ecrivil un ordrc pour qu'on eiivoyat a bord sur-le-champ lout ce qui lui avail ele dcmaride. Avanl le coucher du soleil, les boeufs et les legumes arrivercnt, ct des qu'on en cut pris possession, le commodore, apres beaucoup dc remercimcnls, reconduisit le gouverncur avec ceremonie jusqu'au passavant, et fit tirer un salut en son honneur, comme il Tavail fait a son arrivee. Les habitants de la viile Irouverent que Ic gouverncur avail fail une loiigue visile; mais comme il ne se souciait pas d'avouer qu'il avail etc trompe,personne n'en paria, — du moins en sa presence; car la vcritc fut bienlot connue.Des que sa barque fut parlic, le commodore fit lever Tancre et mil a la voile, Ires-satifait d'avoir relabli la sante de son equipage. Comme on avail pris pour rendez-vous les iles Maiouines, en cas de separation, il gouverna de ce c6te; il y arriva au bout de quinze jours, mais Tamir^l n'y etait pas encore. 11 n'avail pas un seul malade, et il reslait encore des provisions Cralches, quand les quatre vaisseaux hollandais parurenl au large. On appril qu'aussitot aprcs la disparilion du Dort, Tamiral avail suivi le conseil que lui avail donnele commodore, et qu'il s'elait approclie de la cole. N'elanl pas aussi fecond en ruses que son comman- dant en second, il lit debarquer une force armee liree de ses quatre navires, el reussil a se procurer 500 LE VA!SSE\r FANTOME. qui'lqucs bestiaux, au prix d'un nombre prosquc egal (J'bommes lues ou blesses. II avail oblenu en mcme temps une grande quanlile de legumes ; il en avail fail la reparlilion entre scs balimenls, et la santedes malades commencait a se relablir. Des que I'amiral eut jelc I'ancre, il fil au com- modore le signal de se reiidrc sur son bord, el il Taccusa d'avoir desobei a ses ordres en quillanl la flolte. J.e commodore ne pouvait nier le fail, mais il s'excusa sur la necessile, et dil qu'il mellrail sa conduile sous Ics yeux de la cour des direcleurs, aussil6t quMl serait de relour en Holiande. Mais Tamiral avail les pouvoirs les plus elendus pour juger, condamner el punir quiconque serail coupa- ble de mulinerie ou d'insubordination sur sa flolle. 11 se borna a lui repondre qu'il elail prisonnier, el, pour le lui prouver, il le flt mellre aux fers. II fit un signal pour appeler lous les capilaines a bord du vaisseau amiral. lis arriverenl sur-le-champ, el Philippe lul necessairenienl du nombre. Des qu'ils furenl reunis, Tamiral linl une cour marliale som- raaire, leur ayanl prouve par ses inslruclions quil y elail aulorise. Le rcsultal ne pouvail etre douleux j ce ful une sentence de condamnaliun, el Philippe, fort a conlre-coeur, (ui oblige de la signer. L'amiral numma alors Philippe commodore, au grand dc- plaisir des aulres capilaincs; mais il donnait en cela une preuve de son jugemenl. car aucun d'eux n'c'lail aussi en clal que Philippe de remplir celte LE YAISSEAU FANTOME. 301 place. Apr«^s avoir fait cetlc nomination, il Ics con- godia. Philippe aurait voulu parlcr au ci-flcvant commodore; mais la sentinelle qui veillait sur le prisonnier s'y opposa, en lui disant que la consigne ne le permettait pas, et Philippe ne put lui faire qu'un signe de tele amical en le quittant. La flolte passa trois semaines aux iies 3Ialouines pour rctablir la sante des equipages. lis n'avaient plus de viande fraiche; mais iis y trouverent en abondance ducochlearia etdespingouins. II y avait des rayriades de ces oiseaux dans certaines parties de ces iles, et leurs nids, creuscs dans la terre, etaient si pres les uns des autres, que les marins nommaient ces endroits des villes.C'elait la, sur un terrain nu, sans herbe et sans arbrisscaux, qu'ils couvaient leurs ceufs et elevaient leurs petils. On n'avait que la peine de chosir les oeufs et les oiseaux qu*on voulait, et Ton avait beau en tuer, le nombre n'en scmblail jamais diminuer. Celte nourriture, quoiqu'elle ne pliit pas longtemps aux marins, pro- duisit un effet favorable sur leur sante, et avant que la flotte remit a la voile, il n'y avait plus un seul homme qui fiit atlaque du scorbut. Pendant tout ce temps, Avenhorn,rancien commodore, etait aux fers, et Ton faisait bien des conjectures sur son deslin futur.On savait que I'amiral avait le droit de vie et de mort, mais personne ne supposait qu'il vouliit en user a Tegard d'un cuupable ayant un pa- reil grade. Les autres capilaincs se tcnaicnt a I'ecart T I. 26 302 LE VAISSEAC FANTOME. dc Philippe, qui tie savait pas quelle idee ils se fai- saienl de cctlc affaire. II sc hasarda une fois ou deux a mcltre cette question sur le lapis, a bord du vais- seau amiral, mais on lui imposa silence sur-le- champ, el craignant de nuire a Avenhorn, pour qui il avail de Taniilie, il ne voulut pas lui faire courir de risques par suile dc ses imporluniles. La floUe mil dune a la voile pour le detroit de Magellan, sans que personne sut quel serail le rcsullat du jugement de la cour marliale. lis enlrerentdans ce dclroit environ quinze jours aprcs leur depart des lies Falkland. D'abord ils eu- rent un vent favorable qui leur en fit parcourir ra- pidement la moitie; mais il finit par changer, et ils eurent a combatlre non-seulemcnt Ic vent , mais le courant, etau lieu d'avancer ils reculaient tous les jours. Le froid et la fatigue commenccrent aussi a ramener les maladies parmi les equipages. II est impossible de dire si Tamiral avail pris son parli auparavanl, ou si la conlrariiile que lui faisait eprouver Tinutilite de ses efforts pour conlinuer son voyage, lui avail aigri I'esprit ; mais apres avoir passe Irois semaines a lutler contre le venl et le courant, il mil en panne, fit venir sur son bord tous les capilaincs , et leur annonca que le prison- nier allait subir son chaliment , et ce chaliment etait d'etre abandonne , — c'est-a-dire d'etre mis a terre avec de la nourrilure pour un Jour , sans au- cun moyen de s'cn procurer , el d'y reslcr pour pe- LE VAISSEAU FANTOME. oO' rir niiserablcment de faim. C'etait un chaliment auqiiel les llollandais condarnnaient 50u\ent a cclle epoquc, comme on peul le voir en lisant leurs voya- ges ; mais raremenl, peut-elre jamais, lorsqu'il s'agissait d'un officier d'un grade eleve. I'hilippe prolesta contre cctle resolution, et Kranlz en fit aulant , quoiqu'ils Sdssent fort bien qu'en agissanl ainsi ils attireraient sur eux I'ini- nutic de ramirai. Mais les aulres capilaines, qui avaient concu de la jalousie contre etix, et qui les regardaient comme des intrus qui nuisaient a leur avancement , appuyerent la resolution de Tamiral. Malgre cette majorite, Philippe crut devoir lui faire quelques representations. — Vous savez fort bien , amiral , que j'ai con- couru a la condamnation de mynheer Avenhorn , parce qu'il avait manque a la subordination et a la discipline; mais il y a bien des choses a dire en attenuation de celte faute. S'ii a cofiimis une des- oboissancc , c'elait pour sauver la vie des hommes de son equipage ; el vous ne pouvez lui reprocher d'avoir commis une errcur de jugemcnt. puisque vous avez vous-meme imite ensuile son cxemple. Ne punisscz done pas si crueliement une lauted'une nature si douteuse. Laissez a la Compa^nie le soin de decider de son sort quand il sera en llollande, et vous pouvez I'y reiivoyer aussil6t que vous serez arrive dans les Indes. II est assez puni par la pcrte de son commandement. Le chaliment que vous lui S04 LE VAISSEAU FAWTOME. restTvez sera allribuc a un esprit de vengeance plu- l(H qu'a un zcle pour la justice. Quel succes pou- vons-nous allendre , si nous comincltons un pareil acte de cruaulc? Comment pouvons-nous esperer qu'uiie Providence misericordieuse nous protege conlre les vents et les flots , si nous sommes si bar- bares les uns cnvers les aulres? Les arguments de Philippe furent inuliles. L'a- miral n'y repondit qu'en lui ordonnant de relour- ner sur son bord. S'il avait pu en trouver un pre- lexle, il Taurait prive de son commandement.il n'en avait aucun , mais Philippe savait fort bien que I'amiral etait alors son ennemi invetere. On dla les fers a Paneien commodore; on I'amena dans la chambre du conseil, et on lui annonca sa sen- tence. — Soil, amiral , dit Avenhorn ; je ne dirai rieri pour vous faire changer de resolution , je sais que ce serait une peine inutile. — Je suis puni, non pour avoir desobei a vos ordres, mais pour vous avoir monlre par ma desobeissance quel etait votre devoir; devoir que la necessite vous a force d'ac- complir presque au meme instant. — Eh bien , laissez-moi perir sur ces rochers arides, comme jy perirai nocessairement , el que mes ossemenls soient blanchis par les vents glaces qui regnent sur ces licux dcsolcs. Mais faites-y bien altenlion , homnic cruel et vindicalif , je ne serai pas le seul qui perirai ici. D'autres partageronl mon dcstin ,• LE VAISSEAD FANTOME. 305 et vous , amiral , vous-meme , vous pourrez etre de ce nombre. — Oui, je vous le predis, nous y se- rous places I'un a c6le dc I'aulre. li'amiral ne repondit rien , et fit un signe pour qu'on emnienatle prisonnier. II cut alors une con- ference avec Ics capilaines des trois plus petils ba- timents , et comme ils avaient ete retardcs par la marche plus lente de son vaisseau et du Dort, il leur ordonna d'aller en avant, et de se rendre aux Indes le plus promptement qu'ils le pourraient , apres avoir envoye a bord du Lion et du Dort tou- les Ics provisions qui ne leur etaient pas indispcn- sables, car on commencait deja a en manquer. Philippe s'etait retire avec Krantz, quand le pri- sonnier eut ete eramene. II ecrivit a la hate sur un morceau de papier ce peu de mols : u Ne vous eloi- «c gnez pas de la cote , quand vous aurez ete mis a «i lerre , jusqu'a ce que les navires soient hors de « vue. )) Priant alors Krantz de chercher Toccasion de renicltre ce billet a Avenhorn, il retourna sur son bord. Quand les hommes de Pequipage du Dort appri- rent la peine qui allait elre infligee a leur ancien commandant, une forte agitation se manifesta parmi eux. Ils sentirent qu'il sY'lait sacrifie pour leur sauver la vie, ct ils murmurerent hautement conlre la cruaute de I'amiral. Environ une hcure apres le retour de Philippe sur son bord , le prisonnier fut conduit a lerre , el 26. '"00 LE VAISSEAU FANTOME. laisse siir c(3tlc c6te deserte ct rocaillcuse avec des vivres pour deux jours. On nc lui accorda ui cou- verture ui maiUeau, ni menicun briquet pour faire du feu. Quand la quille dc rcmbarcation qui i'em- menait toucba terre, on lui ordonna d'en sortir, et il ne ful pas meme permis aux malelols de lui faire l<'urs adieux. Consmc Philippe Tavait suppose, la Qolte resla en panne pour faire la repartition des provisions , et la nuil elait lonibee avant que lous les arrange- ments fussent lermines; Philippe profita de eelte occasion. II savait que ce qu'il allait faire serait considerc comme une contravention a la discipline, mais il s'en inquielait peu : d'ailleurs il n'etait pas probable que ramiral en fiit jamais inslruit , car Tequipage du Dort lui etait aussi attache qu'a I'an- ciencommodore.il avait charge un marin , a qui il pouvait se fier, de meltre sur une embarcation deux mousquels , de la poudre et du plomb, assez de vivres pour un homme pendant Irois mois, des couvertures , et plusieurs aulres objets necessaires dpns la malheureuse situation oil se trouvait Aven- horn. Quand la nuit fut tombee , I'embarcation se rendit a !a cote; on trouva I'ancien commodore sur le rivage , et on lui remit tout ce qui lui etait des- tine. !/en)barcalion rejoignit alors le Dort , el Fa- miral n'eut pas le moindre soupcon de ce qui ve- nait de se passer. IJientot apres , la Qotle mit a la voile pourgagnerle miiieii dudelroit. Lelendcmain LE VAISSEAD FANTOME. 307 maliri , les Irois pelils batimenls s'en sc^parerent; au coucher du solcil. ils elaicnt d(''ja a plusieurs milles en avant, ct on nc les revil plus Ic jour sui- vant. L'amiral avail fait venir Philippe pour lui don- ner ses instructions. Elles elaient severes , el evi- demmenl faites dans le dcssein de trouver un pre- texle pour lui 6ler Ic commandenient du Dort. Entre aulres ch()ses,il lui etail enjoint , allcndu que le Dort tirail nioins d'eauque le Lion^ de mar- cher toujours cr) tele pendant la nuit ; el quand ils scraient pres d'une des cotes du detroil, et que le brasseyage diminuerait, d'en donner avis a temps a Tamiral. C'elail charger Philippe d'unc grande responsabillte; aussi avait-il pris la resolution d'etre toujours sur le pont quand on serait dans le voisi- nage de la cote. La seconde nuit apres la separation de la Golte, Philippe fut avcrti que le Dort etait a peu de distance de la cote de la Terre de Feu. II monla sur le pont, et il surveillait I'homme qui lenait la sonde quand rofficier do quart vinl lui faire le rapport que le vaisseau amiral etait en avant au lieu d'etre en arriere. Philippe demanda quand il etait passe , majs personne ne I'avait vu. 11 s'a- vanca sur la proue , et vit a quelque distance en avant le vaisseau amiral, ayant sa lanlernede poupe allumee , et Ton nc pouvail la voir quand il etait iMi arriere. — Ouel inotit" pent avoir Tamiral pour agir ainsi? pcnsa Philippe. — A-t-il pris Ic dcvanl 308 LE VAISSEAU FANTOME- pour avoir un prclexte de m'accuser d'avoir neglige rnon devoir? II faut que ce soil celn. Eh bien ! qu'il Casse ce qu il voudraj il faudra qu'il altende que nous soyons arrives aux Indes, car je ne lui per- niettrai pas de m'abandonner. Quant a la Compa- gdie , je crois avoir pres d'elle , comnie proprietaire d'un grand nombre d'actions, autant el plus de credit que lui. Eh bien! puisqu'il a juge a propos de se meltre en avant, il ne me reste qu'a le sui- vre. — Cessez de sender ; cela n'estplus necessaire. Philippe passa sur Pavanl. 11 lui semblait qu'ils devaient elre tres-pres de la terre ; mais la nuit etait fort obscure, et il ne put Tapercevoir. II continua pendant unc demi-heure a suivre le vaisseau ami- ral, a sa grande surprise, car, malgre Tobscurite, il croyait distinguer le mirage de la terre. Ses yeux elaient toujours fixes sur le vaisseau qui le prece- dait, et il s'altendait a chaquc instant a le voir echoucr; mais non, il continuait sa course, et Phi- lippe le suivit. — Nous sommes Ires-pres de la terre , myn- heer, lui dit Vanderhagen , lieutenant qui etait de quart. — C'est ce qu'il me semble , repondit Philippe; mais Tamiral en est encore plus pres, et il tire plus d'eau que nous. — Je crois voir des rochers par le Iravers sous le vent. — Jeponse que vous avez raison. Jc ne comprends LE VAISSEAC FANTOME. 309 rien acela. — II faut que ramiral nous suppose en avaiit; soyez-en sur. — Faites charger un canon, et disposons-nous a virer de bord. A peine avail-il donne cet ordre, que le Dort loucha lourdement sur les rochers , et resla immo- bile. II courut a I'arriere , et vit que le gouvernail avait ete brise. II pensa sur-le-champ a i'amiral : etail-il echoue? II regarda a Tavant, et vit que le vaisseau voguait encore , sa lanterne de poupe tou- jours allumee, a environ deux encabiures. — Tiiez un coup de canon ! s'ecria Philippe ne sachant plus que penser. Le coup de canon fut tire , et Ton y repondit par un autre , tire en arriere. Philippe regarda avec surprise par-dessus la hanche , et vil en arriere, a ires-peu de distance, le vaisseau amiral , evidem- ment echoue comme le sien. — Ciel misericordieux! s'ecria Philippe en cou- rant sur la proue, que signiGe lout cela? II revit Taulre vaisseau loujours a la voile, et s'eloignant. Le jour commencait alors a paraitre, et il faisait assez de clarie pour qu'on put dislinguer la terre; le Dort etait echoue a environ trente brasses du ri- vage, entoure de grands rochers, et pourtant le vaisseau qu'oii voyait cnavant, paraissait voguer sans crainte ni obstacle. Les malelots etaient ac- courus en foule sur le gaillard d'avant pour voir cet etrange phenomene . mais le vaisseau disparut bieniot. 310 LE VAISSEAL' FANTOME. — I'.ir tout ce qu'il y a de plus sacre , s'ecria Tun iVeux . c'cst le roltt(/eur hollandais. Philippe en elait convaincu , et il relourna sur I'arriere, I'esprit confus et trouble, C'etait done le fatal vaisscau de son pere qui les avail entrafncs a leur perte ! il savait a peine que faire. II appela rofiicier de quart, et lui dit de former un equipage d'embarcation parmi les matelots qui avaient passe tout ce temps sur le pont , et qui pouvaient attester la verile de son rapport , et d'aller rendre compte a I'amirnl de lout ce qui venait de se passer. Des que rofficier fut parti , il donna toute son attention a la situation de son batiment. 11 faisait alors presque grand jour , et Philippe vit que le Dor^ clait entoure de rochers , et etait arrive a la cote erilre deux recifs qui s'avancaient jusqu'a un demi-mille de la terre. 11 sonda autour de son na- vire, et reconnut qu'il etait fixe sur les rochers de Pavant a I'arriere , et qu'a moins de I'alleger il etait impossible de le tirer de cette position. II examina ensuitc I'endroit ou !e Lion etait echouc, et il vit que ce balimenl paraissait etre dans une situation encore plus dangereuse; car les rochers qui en etaient sous le vent s'olevaient hors de I'eau , et il etait beaucoup plus expose s'il survenait un mauvais temps. Jamais on n'aurait pu voir une scene plus sombre et plus lugubrc. — Une mer noire d'hiver, ~ uri ciel charge d'epais nuages, — Ic vent froid et percant , — une longue ligne de c6tes n'offranl que LE VAISSEAC FA:VT0ME. oil des rochers slcriles sans le moindre signe de veg6- talion, rintericur du pays preseiilanL Ic mcme as- pect, et les points lesplus eleves coiivcrls de neige, quoiqu'on ne ful pas encore en hiver. Suivanl la cole des yeux, Philippe reconnut, a uioins de qualre nailles de distance , i'endroit ou I'ancien commo- dore avail ele abandonne , lant ils avaient i'ait peu de chemin depuis celte epoque. — Surement c'est un jugemenl du ciel pour le punir de sa cruaulc, pensa Philippe, et la prophetic du pauvre Avenhorn s'accomplira. D'autres osse- naents que les siens blanchiront sur celte c6te. En ce moment , Philippe se retourna de nouveau pour Jeter encore un coup doeil sur la position du vais- seau amiral, et il Iressaillit en voyant un spectacle encore plus epouvantahle que toutce qu'il avail vu jusqu'alors. — Le corps de Vanderhagen , TofBcier qu'il avail envoye a bord du Lion, etait pendu a la grande vergue. — Juste ciel ! cst-il possible ! s'ecria- l-ilenfrappantdupied d'indignationet dedesespoir. II vit en mer son embarcation , qui revenait a bord, el il en altendit le retour avec impatience. Les matelots se haterent de monter sur Ic ponl , et lui dirent, respirant a peine, que Tamiral, apres avoir entendu le rapport du lieutenant , et avoir ap- pris qu'il elait rolTicier de quart , lavait fait pendre a Pinslant meme a la grande vergue; el qu'il leur avail fait dire derelouruer sur leur bord, et d'or- donner de sa part a leur commandant de se rendre 312 I.K VAISSEAl' FANTOME. sur-le-champ a bord du Lion. lis ajouterenl qu'en partant ils avaient vu altacher une autre corde a la vergue de misaine. — Mais ce ne sera pas pour vous , mynheer , s'e- crierent-ils ; nori, jamais ! Vous ne quitterez pas ce bord , el nous vous defendrons lous au risque dc notre vie. Tout I'equipage exprima la meme determination, et se declara pret a resisler a I'amiral. Philippe les remercia, leur dit qu'il n'avait pas dessein de se rendre a bord du Lion, et les engagea a rester en paix jusqu'a ce qu'on siit quelies mesures ramiral voudrait prendre. II descendit ensuite dans sa chambre pour reflechir au plan de conduite qu'il devait adopter. En regardant par la fenetre de poupe, il vit encore le corps du nialheurcux jeune homme, agite par le vent ; et il aurait presque voulu etre a sa place, pour terminer son etrange destin : mais il songea a Amine, et il sentit que, pour Tamour d'elle, il desirait encore vivre. Que le Faisseau Faniome Teiit attire a sa perte , c'ctait aussi pour lui une source de reflexions penibies , et Philippe continua a mediler , la tete appuyee sur scs mains. — C'est ma destinee, pensa-t-il , et il faut que la vo- ionte du ciel se fasse. Nous n'aurions pas ete trom- pes ainsi , si le ciel ne Peiit permis. Et ses idees se reporterent sur sa situation presente. On ne pouvait nier que I'amiral n'eiit excede ses pouvoirs en olant la vie a ce jeune officier. Quoique LE VAISSEAC FAWTOME. 313 ses instructions lui donnassent le droit de vie el de niort, il ne devait rexcrcer que d'apres une sentence rendue par une cour marliale, composee des ca[)i- laines commandant les Laliments de sa flotle. Plii- lippe se trouvait done aulorise a lui resister. Mais il elait tourmenle par I'idee que celte resistance pouvait faire couler beaucoup de sang; et il n'avait pas encore pris son parli quand on vint Tavertir qu'une embarcation arrivait dn vaisseau amiral. Philippe monla sur le pont pour recevoir Tofficier qu'elle portait , et qui lui dit que Tordre de Famiral elait qu'il se rendit a bord du Lion sur-le-chainp ; qu'il se considerat comme aux arrets . et qu'il remit son epee. — Non ! non ! cria tout d'une voix Tequipage du Dort; il n'ira pas! il n'ira pas ! Nous defendrons noire capilaine jusqu'a la mort. — Silence, mes amis, silence! dit Philippe. Vous devez sentir , mynheer, dit-il a Tofficior, que I'amiral a excede ses pouvoirs en ordonnanl , de sa propre volonle. la morl d'un officier innocent. Je regrelte de voir des symptOmes de mutinerie et d'insubordinalion ; mais on doit songer que si ceux qui ont le comraandement desobeissent a leurs ordres en les excedant , non-seulement ils donnent Texemple a ceux qui , s.uis cela , seraient tenus de leur obeir, mais ils leur lournissent meme une excuse. Ditesa I'amiral quelemeurtre de eel hornme innocent m'a determine a ne plus me considerer T. i. 27 314 LE VAISSEAC FANTMME. conime elanl sous ses ordres, et que je le regarde ainsi que moi commc rcsponsables envers la Com- pagnie de notre conduite. Je ne me rendrai pas sur son bord , pour me livrer en son pouvoir , et le raeltre en etat de salisfaire son rcssentiment en me faisant subir une mort ignominieuse. Je dois aux hommes qui sont sous mes ordres de conserver ma vie , afin de lacher de conserver la leur , s'il est possible, dans la situation dangereuse ou nous som- mes. Vous pouvez lui dire aussi qu'un peu de re- flexion doit lui faire senlir que ce n'est pas le moment de nous faire la guerre, mais que nous devons plul6t nous entr'aider mutuellcment. Nous sommes echoues sur une cote sterile, avee des provisions qui ne peuvent durer longtemps , sans aucun espoir de secours , n'en ayant que tres-peu de nous sauver; et, comme le maiheureux Aven- horn Ta predit , plusieurs de nous peuvent y perir comme lui, et I'amiral lui-meme pcut etre de ce nombre. J'allendrai sa reponse. S"il veut deposer toute animosite, et laisser a un tribunal plus eleve le soin de juger notre conduite , je suis dispose a me joindre a lui pour nous rendre mutuellement tous les services que notre situation pourraexiger; sinon , vous devez voir, et vous ne manquerez sii- rement pas dele lui dire, que je suis entoure d'hom- mes qui me defendront contre tout actede violence. — Vous avez ma reponse, mynheer, et vous pouvez retourner sur votre bord. LE VAISSEAC FAIITOME. 315 I/officier s'avanca vers le passavanl, mais il vil qu'aucun des hommes de son equipage, excepte le brigadier, n'etait dans rembarcation. lis etaient monies sur le pont pour apprendre des matcluls du Dort la veritable histoire de tout ce qui s'ctait passe, ce qu'ils ne savaient encore que tres-impar- faitement. Avant qu'on les eut appeles , ils avaient tout apfiris, el ils pensaienl, comme tout I'equi- page du Dort J que lapparition du Faisseau Fan- tome J el les desastres qui I'avaient suivie, etaient un jugement du ciel pour punir la conduile bar- bare de Tamiral a regard du malheureux Aven- horn. Quand I'arairal eut appris par son officier la re- ponse de Philippe, sa rage ne connul plus aucunos bornes, el 11 ordonna qu'on chargeat a bouiels rames lous les canons qui pouvaient porter sur le Dort, et qu'on fit feu sur ce baliment. Kranlz lui fit observer que, dans la situation ou ils se trou- vaient , ils ne pouvaient faire porter sur le Dort plus de canons que celui-ci n'en pouvait faire porter sur le Lion; que par consequent leur force supe- rieure etait neutralisee, el qu'aucun avantage reel ne pouvait resuller de cclle mcsure. L'amiral fit mettre Krantz aux arrets, et chargca son premier lieutenant de faire execuler ses ordres. Mais les hommes de son equipage y ojiposerent un obstacle: ils ne se souci.iienl ni de lirer sur leurs compa- trjoles ni de recevoir leur feu. lis avaient appris de 316 LE VAISSEAIJ FANTOME. leurs camarades qui avaient ele u bord du Dort, lout ce qui s'y elait passe; ils ctaient indignos contre I'amiral, et ils scnlaicnt Irop bien le peril de leur situation pour vouloir encore Taggraver. Ils n'en vinrent pas a une mutinerie ouvcrle. mais ils dcsccndirent dans la cale, et quand leurs ofiiciers leur ordonnercnt de monler sur les ponts, pas uii seul n'obeit. Les officiers, qui n'etaient pas moins mecontents de la conduite de Tamiral , se borne- rent a lui rendre comple de la conduite de tout Tequipage, sans lui designer particulierement aucun individu, afin de n'exciter sa fureur contre per- sonne. Telle etait la situation des affaires quand le so- leil se coucha. On n'avait rien fait a bord du Lioriy car Krantz etait aux arrets, et Tamiral s'etait re- tire furieux dans sa chambre. A bord du Dort , Philippe et son equipage n'etaient pas restes dans rinaclion. Ils avaient jele une ancre a I'arriere, et roidi le cable ; et ils Iravaillaient a vider I'eau a Taide des pompes, quand une embarcation arriva bord a bord, el Krantz monta sur le pont. — Capilaine Vanderdecken, dit-il, je viens me inellre sous vos ordres, si vous voulez me recevoir, ou sinon, vous demander votre protection; car, si j'etais reste sur le Lion, j'etais siir d'etre pendu de- main maliii. Les matelols qui in'onl amend sont dans les niemes intentions, ct ils desirenl rosier avec vous , si vous le permeltez. LE TAISSEAU PArfTOME. 317 Philippe aurait desire qu'une telle demande ne lai eilt pas ete faite; mais, dans les circonstances ou Krantz se trouvait, il ne pouvait gucre refuser de le recevoir. 11 avail une forte affection pour lui ; il sentait que sa vie elait en danger, et il aurait fait encore plus pour le sauver. II insista pourlant pour que Tequipage de Tembarcation relournat a bord du Lion: mais quand Krantz lui cut racorite ce qui s'etait passe sur ce navire, et que les malelots Peu- rent conjure de ne pas les envoyer a une morl cer- taine, etant stirs que I'amiral ne leur pardonnerait jamais d'avoir soustrait Krantz a sa vengeance, Philippe leur permit de rester sur son bord. La nuit fut orageuse. mais, le vent venant alors de terre , les vagues n'etaienl pns fortes, et Tequi- page du Dort , travaillant suivant les ordrcs de Philippe et de Krantz, allegea tellement le navire pendant la nuit, que, le lendemain matin, on reus- sit a le niettre a flot, et Ton s'assura que la quillc n'avait eprouve aucune avarie scrieuse. II fut heu- reux qu'ils eussent continue leurs efforts loute la nuit, car le vent changea quelques heures apres Ic lever du soleil : et a peine avail-on replace le pou- vernail , qu'il souffla dans la direction du detroil, ce qui causa une forte houle. Le vaisseau amiral etait loujours echoue , et Ton ne paraissait faire aucun effort pour le sauver. P'lih'ppe r:c savait quel parti prendre. II ne pouvait laisscr perir Tcquipage du Lion; il ne pouvait ni n. 318 LE VAISSEAC FAMOME. lie voulait meme refuser I'amiral, s'il demandait a venir a bord du Dort, mais il resolut en ce cas de ne I'y recevoir quecomine passager, et de conservcr le commandement du batiment. Pour le moment, il se borna a jeler Tancre au dela du recif . et a se meltre a Tabri pres d'un promonloire avance , sous lequel !a mer elait Iranquille, a environ un mille de Tendroit ou le Lion elait echoue, el il employa son equipage a renouveler sa provision d'eau a un ruisseau voisin. II voulait voir si le vaisseau amiral se degagerait des rochcrs, corivaincu que, dans le cas conlraire, il y aurail bicnlol quelque commu- nicalion entre les deux navires. Quand il eut fini sa provision d'eau, il cnvoya une cmbarcation a Ten- droit ou Avcnhorn avail ele ahandonne , dC^diUl dcs- sein de le prendre sur son bord si on pouvait le Irouver. Mais les malelols revinrent sans I'avoir apercu , quoiquMls eussent monte sur des rochers qui dominaient sur Ions les environs, et d'ou Ton voyait jusqu'a une distance considerable. Le surlendemaiii, Philippe remarqua que les em- barcations du Lion faisaient de frequents voyages du vaisseau a la Icrre et de la lerre au vaisseau; qu'on debarquail les pro\isions el les approvision- ricmcnts , el qu'oii dressait des te ites dans la soiree. 11 elait evident que le navire elait aban- donne, et qu'on en lirait tout ce qui pouvait etre utile. Pendant la nuil, le vent fut Ires-vif, et la mcr Ires-huulcust.'. Le IcnJcmain malin, le Lion avail LE VAISSEAD FAIfTOME. 310 perdu ses mats, il avail sa batlerie a I'eau, el il clail evidemmeiit naiifrage. Philippe tint conscil avec Kranlz sur cc qu'ils devaient faire; lis ne pouvaienl laisser a Icrre les hormnesqai niontaienl ce navire, car ils pcriraienl lous dans celte conlree desolee des que Thiversc (erail senlir. Au total ils penserenl qu'i.'s devaient altendre qu'il leur Cut fait quelque ouverture, et iis resterent tranquillement a I'ancre ou ils etaienl. II elail clair qu'il n'y avail plus aucune subordi- nation dans I'cquipage du Lion. On voyait les ma tclots pendant la journee s'amuser a grimper sur les rochers, et le soir, ils allumaienl de grands icux, aulour desquels ils passaient une parlie de la unit a boire, a manger et a se divertir. Celte devas- lalion des provisions inquieta Philippe; il n'en avail que ce qui elail necessaire a son equipage ; el il prevoyail que lorsque celui du Lion en manque- rail, il demanderait a etrc recu sur son bord. Les choses continuercnl ainsi pendant plus de huil jours. Enfin, on vit un matin une embarca- lioii du Lion s'avancer vers le Dort , et Philippe re- connut, dans la chambre du canot , rolTicier qui etait venu [)Our le meltre aux arrets. Quand il tut mont J sur le pont , il salua Philippe el ota son cha- peau. — V'ous me reconnaissez done pour commandant de ce navire? lui dil Phili[)i.e. — Tres-ccilaiiiemcnt, mynheer, ^'ous elicz noire 520 LE VAISSEAC FAMOME. commandant en second, maintenant vous etes commandant en chef. — L'amiral est mort. — Mort ! — et comment? — On Ta trouve mort sur le rivage, aux pieds d'un des rochers Ics plus cleves, avec Avenhorn ; leurs bras elaient meme encore serres aulour de leurs corps. L'amiral avait coulumc de monter tous Ics jours sur ce rocher pour voir s'il n'y aurait pas quelque batiment dans le dclroil. On suppose qu'il y aura rencontre Tancien commodore , qu'ils se seront querelles , et qu'ils seront tombes en- semble du haut du rocher. Personne n'a vu cet evenement , mais 11 n'a pu arriver autrement , car lis n'ont pas dans tout leur corps un seul os qui ne soit brise. Philippe lui fit quelques questions, et apprit que, des la seconde nuit, 11 ne restait aucune chance de sauver le Lion, qui etalt creve dans les fonds , et avalt six pieds d'eau dans sa cale, — que Tequipage s'etait revoke et avait bu prcsque toutes les li- queurs spiritueuses, —que tous les malades etaient morts, et qu'un grand nombre d'aulrcs avaient peri, soit en tombant du haut des rochers quand lis elaient ivres, soit pour etrc restes exposes au t'roid pendant la nuit. — La prophetic du pauvre Avenhorn est done accomplie! dit Philippe^ et d'aulrcs que lui, et l'amiral lui-meme, resteront avec lui dans cc lieu de desolation. — La palx soit avec eux ! Et malnte- LE VAISSEAU FAnXOME. 321 nant, quittons ces horribles parages le plus t6t pos- sible. Philippe ordonna a I'officier dc reunir ses hom- mes, et de rassembler loulcs les provisions qui restaient , pour les embarquer sans delai. Krantz le suivit avec loutes les embarcations du Dort, et avant la nuit tout etait a bord. Les corps de Tarai- ral el de Tancien commodore furent enterrcs ou on les avait trouves , et le lendemain matin le Dort mit a la voile, et, avec un vent qui venait par le Iravers, continua sa route dans le delroit. FIl DU TOME PREMTER, -*A UNIVERSITY OF ILLINOIS-URBANA # * 3 0112 051352687