v^^ cy''^' -t-. \^^ ^: < les sag'es et rang-és^ mais éter- nellement mineurs, qui se permettent parfois d'effro3'ables incartades, mais qui retombent bientôt dans l'impuissance civique, où nul ne parle que par ordre ou par permission, avec la salutaire terreur d'un avertissement d'en haut, pour })eu qu'on ait la témérité de contrarier les idées de l'autorité ou celles du vulgaire. En Angleterre, et dans tout son vaste empire colonial* c'est tout le contraire: chacun, dans l'ordre * La presse est absolamciit libre dans tontes les colonies an- glaises, même dans l'IIindostan : et cette liberté est pent-étre l'ini des plu3 sérieux embarras du gouvernement anglais dans l'Inde : c2 politique, dit ce qu'il pense et fait ce qui lui plait, sans la ])erniission de qui que ce soit, et sans encourir d'autre ré])ression que celle de l'opinion et de la con- science publique, lorsqu'on Ta trop audacieusement bravée. Sous l'impulsion du moment, dans un accès de dépit, d'humeur ou de vanité, l'Ang-lais, un An- glais quelconque, un homme isolé, sans mission, sans autorité, sans influence, sans responsabilité envers qui que ce soit, mai:^ rarement sans écho, dit ou écrit au public ce qui lui passe par la tête. Quelquefois c'est l'accent triomphant de la justice et de la vérité, universellement compris, subitement accepté et par- tout répété par les mille échos d'une publicité ilH- mitée j et c'est pour ne pas étouffer cette chance, qui peut être l'unique chance du droit et de l'intérêt national, que les Ang-lais sont unanimes à se résig'ner aux g'raves inconvénients de cette hberté de la parole. Mais quelquefois aussi c'est une exag'ération ridicule ou fâcheuse, une insulte g-ratuite à l'étrang'er, ou, tout au contraire, un appel direct à son intervention aans les affaires du pays.* Plus souvent encore, ce nonobstant, le mesure prise dans les premiers moments de rinsurrection pour établir une censure partielle pendant un an n'a pas été renouvelée après l'expiration de cette première année, et c'est dans les journaux qui paraissent à Calcutta et à Bombay que l'on trouve les critiques les plus implacables sur la conduite des affaires civiles et militaires des Anglais. * Qu'on lise dans 1' Univers du 25 août le discours du révérend Fitzgerald, archidiacre catholique en Irlande, qui propose à ses compatriotes d'avoir recours à l'empereur des Français pour ob- tenir du gouvernement anglais la réforme des lois relatives aux droits réciproques des fermiers et des propriétaires. Se figure- t-on ce qui arriverait en France, en Autriche ou à !Naples, si un prêtre catholique parlait en public de cette façon, et engageait les fidèles à s'adresser à un prince étranger pour forcer le gouverne- ment national h leur rendre justice ? SI c'est une plaisanterie^ une boutade^ une fanfaronnade puérile^ une banalité, une platitude : elle est dès le lendemain contredite, réfutée bafouée, et jetée dans l'oubli. — Mais si par hasard elle a été ramassée par Quelques jours plus tard, dans un meeting de dix mille per- sonnes tenu en plein air, le 28 août, à l'effet d'adresser une péti- tion au parlement pour obtenir la revision du procès de deux pay- sans condamnés à mort pour avoir assassiné un propriétaire, le révérend Jean Kenyon, curé catholique, s'adressaat au peuple assemblé, lui dit textuellement ce qui suit; "Je m'indigne contre " moi-même en songeant que je m'abaisse au point de vous pro- " poser une pétition à un parlement saxon, à ces Anglais qui ont " le pied sur notre cou, et la main dans nos poches. On parle " de nos progrès, de notre prospérité nouvelle ; non, nous ne " sommes pas prospères, nous ne pouvons pas l'être, et, quand " même nous le pourrions, nous ne le fondrions pas : car qu'est- " ce que la prospérité sans la liberté, . . Gardons nos griefs comme " un trésor et que personne ne nous les enlève, jusqu'à ce que " Uieu nous accorde le pouvoir et nous indique le moyeu de les " venger. . , Si nous nous abaissions encore cette fois à pétition- " ner, la seule pétition convenable serait de demander au parle- " ment de faire pendre le juge Keogli, ce juge vil et inique (qui " avait présidé aux assises dont l'arrêt était en question). . . Si la '^justice du pays n était pas une caricature, le juge Keogh serait " déjà pendu à U7w jjofence haute de cinquante pieds." Les au- diteurs applaudirent vigoureusement ce langage, reproduit dans tous les journaux et que personne ne songea à réprimer. Il faut ajouter que personne ne s'en est alarmé, et c'est ce qui prouve à la fois la force du gouvernement anglais et la liberté dont jouit l'Irlande. Que l'on veuille bien se rappeler ce qui est advenu il y a quelque temps ù un avocat de Toulouse qui avait publié uu écrit sur la condamnation du frère Léotade, et l'on saura ce qu'il faut penser de la prétendue oppression qui pèse aujourd'hui sur les catholiques en Irlande, selon des déclamateurs ignorants qui confondent à plaisir le passé et le présent. Il serait d'ailleurs très-faux et très-injuste d'attribuer à tout le clergé Irlandais ou Anglais les pensées ou le langage du révérend Kenyon. Le membre le plus illustre et le plus élevé de la hiérar- chie catholique dans le Royaume-Uni, le Cardinal Wiseman, à la fin d'un voyage triomjihal qu'il vient de faire en Irlande, s'exprimait ainsi, dans un banquet public à \Yatertbrd, le 1-J septembre IH.jS : " Tout semble annoncer un avenir plus prospère que le passé de " l'Irlande depuis plusieurs siècles. Toutes les conditions maté- " rielles du peuple se sont améliorées. Il s'est habitué à trouver " dans une industrieuse activité et dans la culture du sol national " les ressources qu'il cherchait au dehors et ù l'aventure. Tout " démontre chez lui une iutelligence plus développée, une plus oo un de ces traducteurs censurés qui alimentent d'une façon si étrang-e la presse continentale, aussitôt l'on voit tous les détracteurs attitrés de la liberté la trans- crirC; en prendre acte, s'en indig-ner, répéter à g-rands cris: " Voilà ce que pense et ce que dit l'Angleterre/' et en déduire des conséquences ridiculement alar- mantes, tantôt pour la paix du monde, tantôt pour la sécurité des institutions britanniques, sauf à être promptement et honteusement démentis par la ré- flexion et par les faits. Disons en passant que le gi'and mal des g'omerne- ments absolus, c'est précisément que leurs vices demeurent secrets. Semblables à une plaie qui n'est jamais ouverte, jamais pansée, jamais réduite, ces vices g'agiient et infectent peu à peu tout le corps " ardente reclierche du progrès, sans qu'il y ait eu la moindre " diminution dans ses sentiments religieux et moraux. Au cour " traire, tout ce qu'il a fait pour sa religion, à travers les épreuves " de la famine, de la pestilence et de l'émigration, m'a rempli " d'admiration. . Le passé appartiendra bientôt à l'histoire : et " même, dans la génération actuelle, il y a peu d'hommes qui " peuvent se figurer ce qu'il a été pendant si longtemps sous " l'empire d'une politique que j'appellerai erronée, pour ne pas la " quahfier comme j'en aurais le droit." De tout ce qui précède, il est permis de conclure, sans vouloir absoudre en rien les persécutions et les spoliations dont l'Angle- terre s'est rendue coupable envers les Irlandais, que nulle part aujourd'hui dans le monde l'Église catholique ne jouit en fait d'une liberté aussi complète et aussi absolue qu'en Angleterre et en Irlande. Ajoutons que, cum hue si non propter hoc, nulle société au monde n'est plus insultée anjourd'hui que la société britannique par la plupart des journaux catholiques de France, de Belgique et de l'Italie, et surtout par ceux qui naguère affirmaient que la liberté de l'Eglise était inséparable dans leur programme de la liberté généiale. On m'objectera peut-être que la liberté ne suffit pas pour obtenir la justice. Soit: mais elle suffit au moins pour la ré- clamer et pour la mériter. Le succès sj f^iit quelquefois attendre long-temps: u'ais il arrive presque toujours et il dure. Aucune des conquêtes faites depuis 1 7b'(' j»our la liberté des Catholiques en Angleterre et en Irlande n'i.tt encore ébiardée ni mêuic menacée. P;^ social. Au coiitniire^ comme on l'a dit avec raiison, il n'y a jamais de mal irréparable dans mi })a3S où Ton sait se faire si dm^ement la leçon à soi-même, sans craindre de blesser l'org-ueil national ou d'humi- lier le g'ouvernement. La publicité anglaise, témé- raire, imprudente, grossière, qui souvent compromet en apparence la dignité du pa3's, qui peut môme compliquer les relations internationales, est à la fois le pain quotidien des majorités, le refug*e suprên:»** des minorités, le pivot de la vie miiverselle. C'est le remède de tous les maux inséparables d'une civilisation aussi avancée, remède douloureux à endurer, mais salutaire et infaillible et qui surtout prouve mieux que tout autre arg'ument l'excellente constitution du patient. Ce remède n'a jamais en- core manqué son effet : témoin ce qui s'est pa,«sé lors de la g-uerre de Russie, et l'état relatif des deux armées alliées pendant le second hiver de leur séjour en Crimée. Heureuses les nations qui peuvent ainsi supporter le fer et le feu : ce sont des nations ^'iriles, qui n'ont rien à envier à personne, et qui n'ont à craindre qu'un excès de confiance dans leur propre force ! Ce qui précède sert à expliquer comment il n'y a pas de reproche, pas d'injure, que les Ang-lais et les Ang'lo-Indiens n'aient adressés à leur g'ouvernement, à leurs g-énéraux, à la Compag'nie des Indes sm'tout, à cette g'rande corporation qui, après cent ans de succès et de prospérité croissante, s'est vue pour- suivie, à la fin de sa g'iorieuse carrière, par cette liiche complicité de la nature humaine, dans tous lea pays, avec la fortune, quand celle-ci abandonne ceux S4 qu'elle a loiig'temps comblés de ses faveurs. Mais, si l'on pèse la valeur de toutes ces accusations, si l'on écoute les témoig'uag'es contraires, si l'on con- sulte surtout les faits dans le passé comme dans le présent, on ne se sent pas disposé à ratifier sur tous les points la sentence prononcée contre elle. L'ave- nir dira si on a eu raison de profiter de la crise actuelle pour supprimer ce que les Ang-lais appellent le double gouvernement^ et pour mettre un terme à la multiplicité des rouag'es, qui, depuis le fameux bill de Pitt de 1784, n'ont cessé de compliquer l'action britannique dans l'Inde en restreig'nant de plus en plus l'indépendance de la Compag-nie. En attendant, ce serait le comble de l'injustice que de passer con- damnation sur toute son histoire. Assurément elle a commis plus d'une faute, et peut-être plus d'un crime. Elle n'a surtout pas fait tout le bien qu'elle aurait pu faire. Mais je maintiens sans hésiter que la Compag-nie des Indes orientales, aujourd'hui défunte, en vertu de l'acte du 2 août 1858, est, de toutes les dominations connues dans l'histoire des colonies du monde ancien et moderne, celle qui a fait les plus grandes choses avec les plus petits moyens, et celle qui, dans un espace de temps ég*al, a fait le moins de mal et le plus de bien aux peuples soumis à ses lois. Je main- tiens qu'elle a délivré les populations indiennes d'un joug' en général atroce pour les assujettir à un ré- g"ime incomparablement plus doux et plus équitable, quoique bien imparfait encore. Elle a consacré à l'amélioration de la race conquise, non pas tous les ellbrts qu'elle aurait certes dû et jm employer et que S5 des Ang-lais mêmes lui -ont sans cesse demandés^ mais cent fois plus de sollicitude et de dévouement qu'aucune des puissances indigènes dont elle a pris la place^ ou qu'aucune des nations européennes investies par la conquête d'une mission analog'ue. Si rég'oïsme immoral d'une corporation marchande a trop souvent sig-nalé ses débuts dans la Péninsule j depuis plus de cinquante ans ses chefs et ses princi- paux ag-ents^ les Wellesle}'-, les Malcolm^ les Munro^ les William JBentinck. ont déployé tout le zèle et toute l'activité qui convenaient à leurs hautes fonc- tions pour expier les torts de leurs prédécesseurs^ et liour forcer tout observateur impartial à reconnaître que, dans l'état actuel des choses, la domination britannique est à la fois un bienfait et une nécessité pour les habitants de l'Inde. Elle n'a su ni corrig'er ni contenir partout la hauteur, la froideur, l'insolence naturelle des Ang'laisj mais elle a constamment lutté contre les résultats fâcheux de ce mélangée d'égoïsme et d'énergie qui, chez la race anglo-saxonne, dégénère trop souvent en férocité, et dont on voit, aux Etats-Unis, de trop nombreux exemples. Dans les contrées où elle a été investie de la souveraineté territoriale, elle a aboli partout l'escla- vage et les corvées : le plus souvent, elle j a respecté tous les droits acquis, et trop souvent même les abus établis avant elle. C'est ainsi que les agents euro- péens, sans cesse trompés par les employés natifs qui leur servent d'intermédiaires forcés avec la po]iu- lation, ont pu être regardés connue conq)lices des 20 mo3'eiis atroces et des tortures employés pur les liercepteurs d'impôts ', mais sans qu'on doive oublier que ce sont des Indiens qui torturaient^ tandis que ce sont des Ang-lais qui ont découvert^ dénoncé et châtié les bourreaux indig'ènes.* Dnns la question si controversée et encore si in- complètement comprise de la constitution territoriale de Fllindostan^ elle a toujours su empêcher la dépos- session des propriétaires du sol par les colons ou les spéculateurs anglais^ soit qu'elle ait sanctionné^ avec lord Cornwallis^ la tenure féodale des grands pro- priétaires musulmans et hindous dans le Beng-ale, soit qu'elle ait reconnu et rég-ularisé les droits fonciers des paysans, comme dans les présidences de Bombay et de Madras, ou ceux des communautés rurales, comme dans les provinces du Nord- Ouest. On reproche surtout à la Compagnie l'empresse- ment qu'elle a mis à annexer à sa domination immé- diate des Etats dont elle avait accepté ou conquis la suzeraineté à titre d'alliés ou de vassaux. f Mais on ne se demande pas assez si elle n'a pas été con- duite nécessairement et involontairement, dans la plupart des cas, à absorber ces Etats indépendants. Par tout ce que nous avons nous-mêmes essayé en Algérie, par ce qui s'est passé jusqu'ici en Chine, il * Voir l'enquête parlementaire de 1855 et de 1856 sur l'emploi de la torture dans l'Inde, volume in-folio. On y voit que pas uu Anglais n'a été signalé comme ayant eu une part quelconque ù ces atrocités. + Ce grief a été formulé avec beaucoup de for(;e et de lumière dans un discours de sir Erskiue Perry à la Chambre des com- munes, le 18 avril IS5G, uu an avant l'cxplosiou qui a vérifié ses prédictions. S7 est clair que rien n'est plus diflicile que de traiter avec les races orientales ;\ titre d'alliés ou d'auxi- liaireSj et que leur bonne foi ou même leur intelli- gence se refuse à une autre condition que celle de la g-uerre ou de la complète sujétion. Tout le monde semble d'accord pour reg'arder l'annexion récente de l'OudC; sous le g-ouvernement du marquis de Dal- liousie^ comme un acte injustifiable qui a fourni un prétexte lég-itime à l'insurrection des cipayes. On devrait plus justement encore reprocher à l'adminis- tration angolaise d'a"\^oir trop longtemps couvert de sa protection les crimes et les excès de la cour de Lucknow et de l'aristocratie des grands feudataires qui écrasait le pays de ses guerres civiles et de ses exactions. Il fliut lire^ dans l'ouvrage intitulé Vie 2?rivèe dhui roi cV Orient^ publié en 1855^ le tableau des déportements d'un de ces monstres qui régnaient à Lucknow avant Vannexion, et dans le livre du colonel Sleeman^ résident à cette cour^ les violences et les spoliations quotidiennes qu'avait à subir la population, des campagnes par suite des guerres de château à château. Les Anglais n'ont pas pris assez à cœur la responsabilité que leur imposait l'autorité protectrice^ la sorte de suzeraineté qu'ils exerçaient depuis 1801^ époque où ils occupèrent mihtairement cet Etat^ mais où ils commirent la faute de rétablir la dynastie hidigène sous la tutelle d'un résident anglais. Il fallait ou ne se mêler en rien des affaires de ces très-proches voisins, ou ne pas tolérer que les excès et les abus d'autrefois se })erpétuassent sous la suzeraineté anglaise. Ce (jpLii par;iît certain, ^-.'est 28 que la population est réellement moins maltraitée dans les contrées complètement réunies à la domi- nation angolaise que dans celles où subsiste encore l'autorité nominnle des rajahs et des nababs tribu- taires de l'Ang-leterre. Toutefois les efforts de la Compag'nie pour introduire la rég-ularité et l'univer- salité des méthodes européennes^ si peu d'accord avec les habitudes de l'Orient^ quant à l'administra- tion de la justice et quant à l'assiette et à la levée des impôts^ l'ont conduite à froisser une foule d'in- térêts individuels et à indisposer les masses. Quoique bien moins gTevées que sous les j^rinces indig'ènes^ les populations n'en sont pas moins j^ortées à craindre que l'intérêt de la propriété^ telle qu'elles l'entendent et la pratiquent_, ne soit sacrifié et subordonné à l'intérêt du fisc. En outre les g'ouverneurs g-énéraux, quelquefois malg'ré la Compagnie elle-même^ parais- sent avoir profondément blessé le sentiment national des races indiennes^ en méconnaissant^ dans l'ordre de succession aux trônes des rajahs et des nababs, les titres des héritiers adoptifs auxquels les lois et les usaçres immémoriaux attribuent les mêmes droits qu'aux héritiers du sang*. C'est surtout dans l'ordre religieux que les accusa- tions portées contre la Compagnie semblent injustes et contradictoires. Les uns lui reprochent aigi'ement de n'avoir rien fait pour propag-er le christianisme dans l'Inde; les autres attribuent, au contraire, l'explosion récente au prosélytisme qu'elle aurait en- courao'é ou toléré chez les missionnaires et chez certains officiers nnimés d'un zèle trop évang-élique. 29 Ces reproches tombent cg-alement à faux. Formée dans un but exclusivement commercial^ la Compag'nie des Indes n'a jamais prétendu^ comme les conqué- rants espag-nols et portugais^ travailler pour la plus g-rande g-loire de Dieu ; mais en revanche elle n'a jamais entrepris d'imj)oser la vérité par la force à des peuples fanatiquement attachés à leurs erreurs^ et elle n'a vu disparaître ou s'éteindre aucune des races soumises à ses lois. Elle a lutté avec lenteur et prudence contre certains crimes sociaux qui s'identifiaient avec la religion des Hhidous^ tels que le sacrifice des veuves^ l'infanticide^ le thuggismc ; mais^ en principe^ elle a scrupuleusement respecté la relig-ion de ses sujets. Par son exemple^ plus encore que par des mesures directes^ elle a réprimé l'esprit de prosélytisme aveug-le et téméraire qui n'eut servi qu'à accroître l'antipathie naturelle entre les deux races^ et qui eût pu aboutir aux horreurs trop juste- ment imputées aux Espag'uols du Mexique et du Pérou. Mais, loin d'apporter un obstacle à la pré- dication de l'Evang'ile, elle a d'abord org-anisé le culte national pour les employés anglicans; puis, en ouvrant les portes des immenses rég-ions de l'Inde, en deçà et au delà du Gang-e, aux chrétiens de toutes les confessions, elle a g*aranti à tous les efforts du zèle individuel la liberté qui est le premier et le seul besoin des vrais missionnaires. Ceux qui, parmi nous, font périodiquement l'apolog'ie de la révocation de l'édit de Nantes, et qui louent Charlemag-ne d'avoir condamné à mort les Saxons assez osés pour se dérober par la fuite au baptême, trouveront sans 80 doute qu'il valait mieux ég'org'cr les g'ens en les biiptisant^ comme l'ont fiiit les Espagnols en Améri- que j mais l'immense majorité des chrétiens de nos jours sera d'un autre avis, et nul homme sensé ne fera un crime à la Compag-nie des Indes d'avoir suivi dans l'Hindostan le système que nous suivons nous-mêmes en Alg'érie^ et dont nous réclamons l'hitroduction dans l'empire ottoman et en Chine. Ceux qui reprochent à l'Ang-leterre de n'avoir pas même su faire des protestans dans l'Hindostan feraient peut-être bien de s'informer du nombre des catholiques que nous avons faits en Alg'érie. Je vais même trop loin en citant l'Alg-érie; car, si je suis bien informé, la prédication de la rehg'ion catholique aux indig'ènes et les efforts faits pour les convertir y rencontrent les plus sérieux obstacles de la part des autorités civiles et militaires. On n'a pas encore entendu parler, q^ue je sache, de missions catholiques encourag-ées ou même tolérées par le g-ouvernement français chez les Arabes, les Maures ou les Kabyles sujets de la France. On a fait un crime aux magistrats angiais d'avoir main- tenu des propriétés destinées à l'entretien des rites absurdes et souvent obscènes de l'idolâtrie brahma- nique, et d'avoir envoyé des g-ardes de police pour veiller au maintien de l'ordre pendant la célébration de ces cérémonies. Cela n'a plus lieu dans Flnde depuis l'acte de 1840 j mais c'est précisément ce que l'administration française se croit oblig'ée de faire en Afrique, et, certes, l'on ne trouvera, sous la plume d'aucun fonctionnaire angiais, un manifeste aussi 81 complet de sj-mpathie et de protection pour le culte maliométan que le discours de M. Lautour-Mézeray, préfet d'Alg-ei'^ en 1857, aux muftis et aux ulcmas^ où il cite avec effusion le Coran pour exalter la muni- ficence impériale envers l'islamisme. Je ne me sou- viens pas d'avoir lu un seul mot de critique sur ce discours dans les feuilles françaises les plus prodig-ues d'invectives contre la complicité prétendue des Ang'lo- Indiens avec le culte de Jao-o-ernautli.* Le nouveau secrétaire d'Etat de l'Inde, Lord Stanley, fils du premier ministre, a solennellement annoncé que le gouvernement métropolitain, aujourd'- hui investi, sous le contrôle du parlement, de toutes les attributions de l'ancienne Compag-nie, persisterait dans les errements de celle-ci sur la question re- ligieuse. Dans l'entrevue officielle qu'il a eue avec les délégués des missions protestantes, le 7 août 1858, il a déclaré qu'en laissant toute liberté aux mission- * Une proclamation infiniment curieuse, publiée à Bareilly par l'un des principaux chefs insurgés, le 17 février 1858, fait, dans le but d'encourager les indigènes à la résistance, une énumération détaillée de tout ce que les Anglais auraient dû faire, s'ils avaient voulu empêcher à jamais toute révolte. Ils auraient dû, selon ce document, anéantir les races des anciens rois et des nobles, brûler tous les livres de la religion, dépouiller les anciens princes du dernier hiswa de terre, ne pas laisser d'armes aux Indiens, ne pas leur enseigner l'usage du canon, rinverser toutes les mosquées et tous les temples hindous, interdire la prédication aux hrahmincs, aux falcirs musulmans ou hiudo^is, oblir/er les naturels à se/aire marier par des prêtres ancjlais, à se faire traiter par des médecins anglais, et enfin ne pas tolérer d'autres sages-femmes que des Anglaises. Si les Anglais avaient pris ces mesures, dit la procla- mation, les indigènes seraient restés soumis pendant dix mille ans. Mais, ajoute-t-elle, c'est ce qu'ils comptent taire dans l'avenir, et c'est pourquoi il faut les extirper ù jamais de notre sol. On trouve dans le Times du 1 7 mai ce code de la persécution, manifeste unique dans son genre, que n'énumore contre les tyrans étrangers que les griefs qu'ils n'ont pas commis. 33 naires le pouvoir g'arderait la noutralité reli^-ieuse la plus loyale et la plus complète, en maintenant l'ég-alité de vont la loi entre les personnes de toutes les religions. Que peut-il y avoir de plus favorable au progrès du catholicisme dans l'Inde que ce système ? Quelle concurrence a-t-il à craindre, puisqu'il parait con- stant que la distribution des Bibles, à laquelle se borne la propagande protestante, n'a encore produit que des résultats illusoires ? N'est-il pas évident que, si le gouvernement intervenait d'une façon plus di- recte, il ne le pourrait faire qu'au profit de l'anglica- nisme ? Ce qu'il faut demander, c'est qu'il exécute sincèrement ce progTamme et qu'il mette un terme à l'injustice flagrante qui a longtemps régné dans la rétribution respective des aumôniers catholiques et protestants attachés aux différents corps d'armée, et dans les facilités accordées au service religieux des prisons et des écoles régimentaires. Mais ici encore, quand on oppose les faveurs pécuniaires conférées aux écoles et aux élises ang'licanes avec l'abandon oii sont laissées les œuvres catholiques, on oublie que les établissements anglais dans l'Inde ont été fondés dans un temps où les catholiques gémissaient dans la mère patrie sous d'odieuses lois d'exclusion, tout comme les protestants en France. Les uns et les autres n'ont dû leur émancipation qu'au principe tout moderne de la liberté de conscience. La Com- pagnie des Indes a eu le mérite de reconnaître ce principe dans l'Hindostan avant même qu'il eût tri- omphé en Angleterre. Quoique exclusiA'ement com- .33 posée de protestants^ jamais elle ne s'est opposée à la prédication catholique. Aujourd'hui^ on lui de- mande^ et avec raison, non-seulement la liberté, mais l'ég-alité des divers cultes, et on y arrive g-raduelle- ment. Le g'ouvernement ang-lais est déjà entré dans cette voie équitable; dès 18-57 la Compag-nie avait doublé le traitement des chapelains mihtaires catholiques, et, par arrêté du 24 juin 1858, émanant du duc de Cambridg-e, commandant en chef de l'ar- mée ang'laise, il est créé dix-neuf places nouvelles d'aumôniers catholiques pour l'armée, avec des traitements identiques à ceux des aumôniers protes- tants. Une circulaire du g-énéral Peel, secrétaire d'État dp la g-uerre, du 23 juin 1858, introduit dans le régime des écoles régimentaires des réformes pré- cieuses et qui pourraient servir de modèle en Prusse et dans d'autres pays mixtes. Mais, en dehors de ces faveurs qui ne sont que des actes de justice, les progrès de la religion catholique dans l'Inde sont depuis long-temps identifiés au maintien et à l'exis- tence de la domination britannique, par le seul flxit de la liberté qu'elle assure à la prédication évan- g-éhque et de l'ascendant qu'elle exerce au profit des Européens et de leurs idées même dans les pays qui ne lui sont pas soumis. Suj)posons les Angiais ex- pulsés de l'Inde et ce pa3^s replacé sous le joug- des princes musulmans et hindous rétablis j n'est-il pas évident qu'il faudrait y aller bientôt jirotég'er nos missionnaires à coups de canon, comme on ^ient de le faire en Chine et en Cochinchhie? ^^ Notre espoir de " succès était dans le prestig'e que la })uissance an- D 84 " g'iaise exerçait sur les pays que nous devions tra- ^' verser/' écrit un missionnaire français au moment de partir pour le Thibet^ le 16 juillet 1857.* Les nombreux évêchés catholiques établis dans la pénin- sule liindostanique depuis la conquête ang-laise té- moignent d^xilleurSj plus haut que tout autre argu- ment, de l'importance des services rendus par cette conquête à la vraie foi.f Si l'on consultait la con- g-régation de la Propag-ande, à Kome, on saurait d'elle combien les pontifes et les missionnaires ont à se louer de la liberté absolue dont ils jouissent dans les États de la Compag-nie, toutes les fois qu'ils ne sont pas en contact avec les difficultés qui proviennent de l'ancien patronat de la couronne de Portug-al et de ces concessions trop g-énéreuses faites nag-uère par le Saint-Siég-e à un Etat catholique, dont l'esprit de chicane et d'envahissement ne date pas d'aujourd'hui ni d'hier, mais remonte au temps des premiers étab- lissements et forme un si triste contraste avec le titre de Trls-FidUc décerné par les papes à la royauté portug'aise. Les détracteurs jurés de la liberté moderne, les admirateurs rétrospectifs des monarchies orthodoxes et absolues, ne trouveront rien dans les annales du gouvernement ang-lo-indien qui rappelle, même de très-loin, les dix ans de prison infligés à Goa aux vicaires apostoliques envoj^és par Urbain YIII au Japon, ni la peine de mort, qui existait encore vers 1687, contre tous ceux qui * Annales de la Propagation de la foi. Novembre 1857. t Le dernier relevé donne, dans les possessions anglaises de l'Inde, un total de 19 évoques, 780 prêtres et 704,3-19 catholiques» Tablet du 25 septembre 1858. 35 essayeraient de pénétrer en Chine sans l'autorisation préalable du g'ouverneur de Macao.* D'ailleurs^ les insurg'és indiens, moins éclairés sans doute que leurs protecteurs de Paris et de Turin, n'ont fait aucune distinction entre les catholiques et les protestants : à Delhi, à Ag-ra, à Cawnpore, ils ont saccag'é nos couvents et ég'org-é nos mission- naii'es tout comme s'ils étaient ang-licans,'f et ceux-ci avaient mérité ce sort par le dévouement infati- g*able et la g'énéreuse charité qu'ils avaient prodigués aux blessés et aux malades des deux confessions. J Ce qui est certahi, c'est ce que dans tout ce délug-e d'accusations portées contre l'administration britan- nique par la presse métropolitaine et étrangère, et surtout par le journalisme indien, qui ne ménag-e personne et ne se tait sur rien, nul n'a encore sig-nalé, * Voir F. de Charapagny, le Correspondant, t. XIX, juillet 1847. Le P. Bertrand, Mission du Maduré, p. 321. Mgr Lu- quet, Lettres sur l'état des missions, dans l' Univei'sité catholique, t. XXXI, p. 240. Léon Pages, Une Question catholique aux Indes et dans la Chine, dans V Ami de la Religion, juillet 1858. t Mgr Persico, vicaire apostolique d'Agra, a raconté à l'assem- blée générale des conférences de Saint-Vincent de Paul, tenue à Paris le 19 juillet ISôB, que, dans son seul vicariat, les insurgés avaient détruit une cathédrale magnifique, vingt-cinq églises, deux collèges, deux orphelinats, cinq couvents de religieuses, des pen- sionnats, des externats, des asiles, etc. On peut voir par cette seule énumération si la domination anglaise a été nuisible à la propagation du catholicisme, car pas un de ces établissements n'était antérieur à la conquête britannique. X Voir le touchant témoignage rendu par le chapelain de la garnison protestante de Delhi au P. Bertrand: " Les services et "les sacrifices du P. Bertrand vivront dans la mémoire de l'ar- " mée anglaise, jusqu'au dernier jour du dernier survivant de cette " armée." The chaplains narrative of the siège of Delhi, by John Rotton, M. A. Diverses correspondances de Cawnpore et autres lieux, dans le Times, rendent les mêmes hommages aux aumôniers catholiques, attachés aux troupes anglaises. D 2 S6 dans les temps qui ont immédiatement précédé l'ex- plosion de la révolte^ un seul acte de cruauté, de corruption ou de perfidie qui puisse être imputé individuellement à un fonctionnaire anglais, soit civil, soit militaire. Ainsi s'explique un fait de la plus haute importance, et qui suffit à lui seul pour absoudre la domination ang-laise. Depuis bientôt dix-huit mois que dure l'insurrection, elle est restée purement militaire j la population civile n^y a p>ris aucune part sérieuse. Sauf dans quelques rares localités, elle a refusé tout concours aux insurg'és,* malgré les occasions, les tentations nombreuses que lui offraient les désastres partiels des Ang-lais et le nombre si restreint de leurs troupes. Loin de là j on sait que c'est encore maintenant au concours des jîrinces indiens et d'auxiliaires empruntés à des races différentes de celles qui composent l'armée du Ben- g'ale que l'Ang-leterre doit d'avoir pu lutter victo- rieusement contre les insurg-és. La révolte a été exclusivement l'oeuvre des cipayes enrégimentés de la Compag"nie : et là encore on ne cite pas le moindre acte de rig'ueur ou de violence de la part des chefs militaires ang'lais qui ait pu provoquer la révolte. Pour les soulever, il a fnllu avoir recours à des fic- * C'est ce que reconiuiît avec loyauté le Tablet, journal irlan- dais, très-hostile à l'Angleterre, et qui, tout en reprochant à la Compagnie des fr.audes, des excès et des abus innombrables, ajoute : *' L'avenir ne voudra pas croire qu'une révolte de soldats payés " par la Compagnie, lui ayant juré fidélité, et qui ont débuté par " égorger leurs officiers, par massacrer des femmes et des enfants, " dans le but avoué d'extirper le christianisme dans l'Inde, ait pu •'inspirer à certains journaux des sentiments de sympathie et "d'admiration." 31 juillet 1858. 37 tions dont aucune n'implique la diu'eté ou l'injustice des officiers anglais^ mais qui roulaient exclusivement sur les prétendus dang-ers que couraient la foi reli- gieuse et les usages traditionnels des cipayes. Leur crédulité à cet égard est d'autant plus inexplicable, que les observateurs les plus compétents sont unani- mes à reconnaître que les Anglais avaient poussé au delà de toute limite les ménagements pour les pré- jugés de caste et la supériorité org'ueilleuse des brahmines qui formaient la majorité dans les régi- ments du Beng'ale. L'indulgence, la partialité pour les Indiens avaient été portées au point de faire supprimer, dans toute l'armée indigène, les punitions corporelles qui subsistent encore pour les troujDes anoiaises et dont il a été fait un usag-e si révoltant en Europe, lors de l'insurrection des îles Ioniennes, en 184:9, à l'époque même où les ouvriers de Londres poursuivaient de leurs insultes le général autrichien Ha^'nau, à qui ils reprochaient d'avoir fait fouetter des femmes en Hongrie.* Après avoir fait cette large part à l'apologie d'un grand peuple injustement décrié, parce qu'il a l'honneur à peu près unique de représenter la hberté dans l'Europe moderne, il convient de témoigner la *uste indignation que doit soulever l'excessive ri- * Quant aux motifs qui ont pu amener le soulèvement des mu- sulmans, incorporés en même temps que les brahmines dans l'armée anglaise, il est diUicilc de les trouver ailleurs que dans cette recrudescence universelle du fanatisme maliométan qui ébranle partout l'empire ottoman, qui a produit les massacres de Djeddah, de Candie, de Gaza, et qui éclate aux portes mômes des pays les plus civilisés de la chrétienté, en Bosnie et eu Ilertzégo- vine, à deux pas de Venise et de Vienne. 38 g'ueur des châtiments infiig-és par les Ang-lais aux insurgés vaincus et })risonniers. Je sais tout ce qu'on ])eut dire pour excuser des représailles trop légitimes contre des sauvag'es coupables des excès les plus monstrueux envers tant d'officiers surpris^ désarmés, et surtout envers tant de nobles femmes, de pm*es jeunes filles et de pauvres petits enfants ég-org'és par centaines sans que rien ait pu provoquer de telles horreurs. Je comprends le cri de ralliement des montagnards écossais à l'assaut de Delhi : Sou- venons-nous des dames et des enfants.^ J'admets encore que les sévérités exercées, sur des soldats pris les armes à la main, tous volontaires et engagés par un serment spontané à respecter les chefs qu'ils ont massacrés, ne sauraient se comparer aux supplices infligés à des peuplades innocentes et hospitalières par les conquérants du nouveau monde, ni même aux rig'ueurs décrétées par nos généraux français de l'Empire contre les populations de l'Espagne et du T3Tol,t engagées dans la plus légitime des insurrec- tions 5 bien moins encore aux horreurs exercées dans la Yendée par les bourreaux de la Convention. Mais je n'en demeure pas moins convaincu que la juste mesure de la répression a été dépassée, et que * Hemember the ladies, remcinber the labiés. t Par exemple l'ordre du jour du 15 mai 1809, publié par le maréchal duc de Dantzig contre les iusurgés tyroliens, qui décrète, au nom de l'empereur '^a.^oXo.on, itroiecteur de la reliffioti, (\ne tout Tyrolien pris les armes à la main sera fusillé ou pendu, et que, dans toute commune ou canton où l'on trouvera un soldat mort, toutes les habitations seront incendiées, et les principaux habitants pendus à l'arbre le plus voisin. Le texte se trouve dans Mayer, der Mann von Rinn, Innspruck, 1851, p. 84. 39 ces exécutions en masse des cipayes vaincus^ sys- tématiquement continuées après la première ébulli- tion de la douleur indig'née par des atrocités inouïes, imprimera une tache indélébile sur l'histoire de la domination ang-laise dans l'Inde. Ce n'est plus de la justice, c'est de la veng-eance. Un peuple vrai- ment libre doit laisser le triste privilég-e de la cru- auté à des esclaves révoltés. Un peuple chrétien doit savoir qu'il lui est à la fois interdit et impossible de lutter par les supplices avec les races infidèles. Il appartient aux gentlemen anglais qui dirig-ent les opérations militaires et politiques entre l'Indus et le Gang-Cj de savoir résister aux odieuses excitations de la presse ang-lo-indienne. Ils ont devant eux l'ex- emple de ce g-énéreux Havelock qui, dans la procla- mation adressée aux soldats qu'il menait contre les ég'org-eurs de Cawnpore, déclare qu'il ne convient pas à des soldats chrétiens de prendre des bourreaux païens pour modèles. Ce nom de Havelock rappelle et résume toutes les vertus qu'ont déployées les Ang-lais dans cette lutte g-ig^antesque, et que ternirait sans retour la persé- vérance obstinée d'un) trop cruelle répression. Havelock, personnag-e d'une g-randeur antique, sem- blable par les plus beaux côtés et les plus irréproch- ables aux g-rands puritains du dix-se])tiènie siècle, arrivé aux portes de la vieillesse avant d'avoir brillé, jeté subitement aux prises avec un péril immense et des moyens insignifiants pour le dompter, vient à bout de tout par son religieux courag*e, atteint d'un seul coup la g-loire et cette inmiense popularité qui 40 retentit partout où se parle la lang'ue anglaise j puis meurt avant d'en avoir joui, préoccupé surtout, à ses derniers instants, connue il l'avait été toute sa vie, des intérêts de son ame et de la propag'ation du christianisme dans l'Inde, et disant à son fils accouru pour recevoir son dernier soupir : " Il y a quarante ans que je, me prépare à ce jour... La mort m'est un o-ain." Il fig'ure dignement à la tête d'un g-roupe de héros qui se sont montrés à la hauteur de toutes les difficultés, de tous les dang-ers, de tous les sacri- fices. Panni eux, l'Angleterre reconnaissante aime surtout à nommer Nicholson, Wilson et Neil, aussi enlevés au milieu de leurs victoires vengeresses ; sir Henry Lawrence, le premier des héros de Luclmow, et celui dont l'énergie a sauvé les récentes conquêtes du JN^ord-Ouest j enfin, pour ne parler que des morts, le capitaine Peel, ce jeune et noble fils du grand sir Robert, aussi vaillant sur terre que sur mer, dont la perte prématurée a été une sorte de deuil national. Victimes d'une lutte engagée entre la civihsation et la barbarie, ils ne sont étrangers à aucun peuple chrétien : tous peuvent les admu'er sans restriction et sans réserve. Ils font honneur à l'es- pèce humaine. Et ce ne sont pas seulement ces noms hors ligne qu'il faut admu*er ; c'est l'ensemble de la conduite de cette poignée d'Anglais, surpris au milieu de la paix et de la prospérité par la plus épouvantable et la plus imprévue des catastroi)hes. Pas un n'a faibli ou tremblé devant les bourreaux : tous, civils et mili- taires, jeunes et vieux, chefs et soldats, ont résisté, 4] ont combattu^ ont péri avec un sang-froid et une in- trépidité qui ne se sont jamais démentis. C'est là qu'éclate l'immense valeur de l'éducation publi(j[ue^ telle que nous l'avons signalée ailleurs^ qui appelle dès l'adolescence le jeune Ang-lais à user de sa force et de sa liberté^ à s'associer^ à résister, à ne rien craindre, à ne s'étonner de rien et à se tirer d'affaire jiar lui-même de tous les mauvais pas de la vie. Mais de plus les Ang-laises, condamnées à partag*er les souffrances, les ang-oisses, et en si g'rand nombre, la mort atroce de leurs pères et de leurs époux, ont montré le même héroïsme chrétien. Le massacre de Cawnpore, où, avant d'être ég'org'és, hommes et femmes, g'arottés, obtiennent pour g-râce unique d'é- couter à g-enoux les prières de leur liturgie lues par le chapelain qui devait périr avec eux, semble une page arrachée aux actes des premiers martyrs. On aime à rapprocher cette scène du jour de jeûne et iV humiliation nationale, ordonné par la Keine, et universellement observé le 7 octobre 1857, où l'on eut le noble spectacle d'un peuple entier prosterné devant Dieu pour lui demander grâce et miséricorde. C'est dans de tels exemples et dans de tels souvenirs, et non dans les révoltants et puérils excès d'une ré- pression sanglante, que l'Angleterre doit puiser la force de résister à ses ennemis et la certitude de les dompter. IV Dans ce qu'on vient de lire, je n'ai prétendu ni tout expliquer ni tout justifier dans les récents événe- 413 ments de l'Inde : je n'ai pas voulu jug-er^ le passé^ encore moins inspii'er sur l'avenir de cet empii*e une sécurité que je suis loin de partag-er. J'ai voulu seu- lement exprimer mes propres impressions sur un or- dre de faits et d'idées dont il est impossible de ne pas se préoccuper quand on porte quelque intérêt aux destinées de la liberté et de la justice ici-bas. Elles serviront d'ailleurs à expliquer les dispositions avec lesquelles j'ai assisté au principal débat parle- mentaire qui ait eu l'Inde pour objet pendant la der- nière session. On était aux premiers jours de mai. Deux mois s'étaient à peine écoulés depuis l'avènement du nou- veau ministère présidé par lord Derby^ et la chute si imprévue de lord Palmerston. On sait quelles en ont été les causes. A l'horreur universelle excitée^ en Angieterre comme partout^ par l'exécrable attentat du 14 janvier^ avait succédé ime vive irritation pro- duite par les démarches du g*ouvernement français et par divers documents insérés au Moniteur, qui semblaient rendre la société ang-laise^ oii il n'y a aucune police politique^ responsable des préparatifs d'un crime que toute la puissance et la vig-ilance de la police française n'avaient pu prévenir. Le g'ouverne- ment du roi Louis-Philippe aurait eu tout aussi bonne grâce à rendre l'Angleterre responsable^ en 1840^ de l'expédition de Boulogne. Nous croyons pouvoir parler de cet incident d'autant plus librement que notre gouvernement^ avec une sagesse qui l'honore^ a depuis spontanément renoncé à insister sur les points 48 qui l'inquiétaient alors.* Le droit d'asile est reg-ardé par le peuple ang-lais comme une de ses g-loires natio- nales : et ce peuple est celui de tous qui est le moins disposé à sacrifier un droit à l'abus qu'on en peut faire. Ce droit avait d'ailleurs servi aux Français de toutes les opinions et de tous les partis^ à travers les révolutions nombreuses qui ont déchiré la France moderne : il avait surtout servi aux diverses d3aiasties qui ont passé sur la France^ et le souverain actuel en avait usé avec plus de liberté que personne. On savait donc mauvais gré à lord Palmerston et à ses coUèg-ues de la sorte de condescendance qu'ils avaient mise à répondre aux exig'ences impériales. On en- tendait retentir dans le pays le vieux cri de ralliement des luttes de la com'onne d'Ang-leterre contre la pa- pauté du mo} en âg'e : Nolumus leges Angliœ mutari. Bien que la chambre des communes eût voté en prin- cipe un projet;, d'ailleurs parfaitement raisonnable et lég-itime, destiné à facihter l'application de la pénalité lég-ale contre les auteurs et complices des crimes com- mis à l'étrang"er^ cette assemblée ne put résister au courant de l'opinion publique^ et le 19 février elle adopta un vote de censure dirig'é contre la conduite des relations diplomatiques entre les deux pays. Sous le coup de ce bliîme solennel lord Palmerston dut se retirer avec tous ses collèg-ues. Mais ce serait se tromper étrang-ement que de chercher dans ce différend éphémère entre la France * Voir, sur ce sujet délicat, le discours de JM, le comte de Per- signy au couseil général de la Loire, inséré au Moniteur du 29 août 1858. 44 et l'Angleterre les véritables causes de la chute d'un ministre qui avait joui jusqu'alors d'une si long'ue et si puissante po])ularité. Ces causes remontent plus haut et sont à la fois plus honorables et plus natu- relles. Avec une popularité ancienne et enracinée, après une gTande g-uerre promptement et heureuse- ment terminée sous ses auspices^ après une dissolu- tion toute récente de la chambre des communes qui lui avait donné raison^ sur la question chinoise^ con- tre la formidable lig-ue de ses adversaires, et l'avait replacé à la tête d'une majorité plus considérable que jamais, on devait le croire maître assuré du pouvoir pendant de long-ues années encore. Mais la hauteur où il s'est trouvé semble l'avoir étourdi. Long-temps courtisan avisé de l'opinion publique et de ses caprices, on eût dit qu'il se croyait libre désormais de la dé- daig'ner et même de la braver. Quoi qu'il eût tou- jours réussi à conquérir l'appui de la majorité des communes pour sa politique extérieure, il n'en avait pas moins suscité dans une foule d'esprits libéraux et sensés une vive et croissante antipathie pour cette politique taquine et tapag'euse, sans dignité et sans log'ique, tantôt affectant pour la liberté un zèle qui ne recule devant aucune S3^mpathie révolutionnaire, tantôt adorant et adulant la monarchie absolue : po- litique qui a certainement fait plus de mal à la bonne renommée de l'Angleterre que toutes les injures de ses détracteurs. A ces mécontentements si justement provoqués par sa politique éti'ang'êre, venaient se joindre ceux que produisait son indifférence dédaig- neuse à l'égard de la plupart des réformes intérieures 45 qui préoccupent les nouveaux partis. Comme il ar- riA-e trop souvent aux hommes d'Etat vieillis dans Fexercice du pouvoir^ il s'était habitué à se passer de toute autre supériorité que la sienne^ à ne s'entourer que d'honnêtes et dociles médiocrités^ et se fîg-urait que la quantité de ses adhérents le dédommag-erait toujours assez de leur qualité. Il n'appelait g'uère aux fonctions publiques que les membres d'une coterie de famille et de parti dont le public se montrait las depuis long-tempSj et dont le premier ministre sem- blait prendre plaisir à rétrécir chaque jour la circon- férence. — Enfin, cette bonne humeur constante, cette jovialité cordiale, cette g*aieté de bon ton et de bon aloi, par laquelle il éblouit et fascine dans la vie privée, et qui lui a rendu tant de services dans les débats publics les plus épineux, semblait à son tour l'aban- donner. On eût dit qu'il prenait j^laisir à irriter ses adversaires et à inquiéter ses amis, par le ton arrog'ant et sarcastique de ses réponses aux interpellations lé- g'islatives. On affirme que rien n'a plus contribué à augmenter la majorité qui s'est formée à l'improviste contre lui que l'ironie méprisante qu'il avait opposée quelques jours avant le vote de censure à la question soulevée par M. Stirhng-* sur le leg's fameux de l'empereur Napoléon I'^'" au soldat Cantillon accusé d'assassinat sur le duc de Wellington. Toutes ces causes réunies, g'randes et petites, ont fini par amoin- * M. William Stirling, membre du parlement, est honorablement connu dans le monde littéraire par son ouvrage sur la Vie claus- trale de Charles-Quint, qui a précédé les publications de I\I. Mig- net, de M. Gachard et de M. Picliot sur cet intéressant sujet. 46 drir et ébranler l'ascendant que s'était conquis lord Palmerston par sa l'are capacité^ son infatig-able ar- deur, son éternelle jeunesse, son patriotisme incon- testé. Tout semblait solide et intact au dehors dans cette g-rande position : elle était cependant minée au fond de beaucoup d'esprits ; un cboc imprévu et in- stantané a suffi pour qu'elle s'écroulât. Les faits que je vais raconter ont rendu cette ruine beaucoup plus complète et plus durable qu'elle n'avait d'abord paru. En effet, ni lord Palmerston ni le public ne cro}^- aient à une défaite définitive. Lord Derby avait été investi du mandat de former un nouveau ministère, en sa qualité de chef de cet ancien parti conservateur qui ne s'est jamais relevé du coup qu'il s'est porté à lui-même en refusant de suivre sir Eobert Peel dans la voie du prog-rès légitime, et qui n'a reconquis la majorité ni dans le pays ni dans le parlement. Mais lord Derby avait un état-major qui avait déjà fonc- tionné tant bien que mal pendant quelques mois en 1852, et qu'il avait eu soin de renforcer par des élé-, ments plus jeunes, plus actifs et plus intellig-ents, de façon à présenter un front de bataille beaucoup plus intéressant et plus imposant que les coUèg-ues tant soit peu usés de lord Palmerston. A côté d'orateurs puissants tels que M. Disraeli et lord EUenboroug-h, et d'administrateurs laborieux et populaires tels que sir John Paking'ton, et M. Walpole, on y vo3^ait briller surtout le jeune fils de lord Derby, lord Stan- ley, en qui tous les partis semblent d'accord pour saluer le chef futur et populaire d'un g-rand parti nouveau et d'un grand ministère de conciliation et 47 (inaction. Toutefois, et malg-ré les débuts assez heu- reux du nouveau ministère, son existence ne pouvait être reg-ardée comme assurée. La majorité qui avait renversé lord Palmerston n'était composée que pour les deux tiers environ de partisans de lord Derby ; l'autre tiers comprenait, outre les brillantes et trop rares individualités qui portent le nom de peelites, tous les libéraux indépendants et surtout les radi- caux, beaucoup plus avancés en politique que les wMgs ordinaires de l'armée de lord Palmerston, et à plus forte raison que les tories rang-és derrière lord Derby. ' Cette majorité pouvait bien supporter quel- que temps un g'ouvernement né du vote qu'elle avait rendu: mais elle ne lui avait promis aucun concours durable. Lord Palmerston et ses amis comptaient sur les dissentiments prochains et sur la prompte lassitude que ne pouvait manquer d'eng*endrer une telle situation. Ils n'attendaient qu'une occasion favorable pour se remettre en lig*ne et pour recon- quérir une position temporairement compromise par des fautes faciles à réparer, mais qu'on saurait bien consolider en profitant de la leçon reçue. Cette occasion ne tarda pas à se présenter, aussi éclatante et aussi favorable que possible. Lucknow, la capitale du royaume de l'Oude, venait enfin de succomber aux armes britanniques. L'at- tention de l'Angleterre était fixée depuis long-temps siu- cette grande ville, où six cents Ang-lais et deux cents Ang-laises, assiég'és dans un palais à peine cré- nelé par soixante mille ég-org-em-s et une population hostile de cent cinquante mille âmes, avaient donné pendant quatre mois l'exemple d'un courage aussi héroïque et plus triomphant que celui des défenseurs de Sara^-osse. Délivrés par Havelock^ ils n'avaient pu conserver la forteresse immortalisée par leur va- leur et il avait fallu qu'une nouvelle armée^ com- mandée par sir Colin Campbell^ vint arracher aux révoltés cette ville à la fois citadelle et capitale de l'insurrection.* La prise de Lucknow semblait de- ^'oir assurer la soumission entière du royaume d'Oude, dont la réunion aux États immédiatement gouvernés par la Compag-nie avait été regardée comme la prin- cipale raison de l'insurrection^ grâce au mécontente- ment que cette mesure avait inspiré au grand nom- bre de cipayes originaires de ce pays et volontaire- ment engagés dans l'armée du Bengale. Pour as- surer cette soumission, le vicomte Canning^ gouver- neur général de l'Inde^ crut devoir publier une pro- clamation^ en date du 14 mars 1858, qui prononçait, sous le nom de réunion au domaine britannique, la peine de la confiscation absolue de tout droit de pro- priété appartenant aux Talookdars,t aux chefs et aux propriétaires fonciers du royaume d'Oude, à l'ex- ception de six d'entre eux, nommément désignés, qui avaient secondé les autorités anglaises pendant la révolte. Il se réservait de restituer tout ou partie * Nous reuvoyous pour les détails du siège de Lucknow à rexcellente description qu'en a donnée M. Forgues dans la Revue des Deux-Mo)ides, l"' et l!) ]aû\et \S58. f Ce sont les grands feudataires du pays ; ils paraissent avoir été originairement des fermiers généraux du fisc qui se sont ren- dus héréditaires et propriétaires du sol, conyme les judices et les comités du Bas-Empire et des temps antérieurs à la féodalité occidentale. 49 des biens ainsi confisqués à ceux qui feraient preuve d^une prompte soumission et d'un concours empressé aux efforts du gouvernement pom' le rétablissement de l'ordre et de la paix. Un acte pareil était de nature à blesser profondé- ment non-seulement les intérêts le plus cliers d'une l^opulation indig-ène de cinq millions d'âmes, mais encore la conscience publique de l' Angleterre^ tar- divement^ mais profondément convaincue que le re- spect du droit de propriété est la base de tout droit social. On devait surtout s'étonner de le voir éma- ner de lord Canning-, qui, surpris, dès la seconde année de son administration, par l'explosion de la révolte la plus imprévue et la plus formidable qu'on ait jamais vu éclater contre une domination étran- g'ère, s'était montré jusque-là supériem* aux terribles difficultés de sa situation, et avait résisté, avec la constance la plus noble et la plus cbrétienne, aux excitations sano-iiinaires des Ang-lais de Calcutta contre les rebelles et contre les Hindous en g'énéral. La presse ang-lo-indienne, exaspérée par la modéra- tion inflexible du g-ouverneur g'énéral, lui avait in- flig'é, en g-uise de sobriquet injurieux, le surnom de Clémence et ne le désignait plus que comme lord Clémence Canning*. Et c'était lui qui venait aujourd'- hui décerner contre un peuple en masse ce châti- ment aussi impolitique qu'excessif, aussi inique par son application universelle que par sa cruelle ré\^er- sibilité sur la postérité des coupables et des inno- cents ! Aussi, à peine connue à Londres, la proclamation E 60 excita une émotion g-énérale qui se traduisit^ dès le jour même de sa publication (G mai)^ })ar une inter- pellation qu'adressa M. Brig-lit au chancelier de l'Échiquier, M. Disraeli. Celui-ci répondit que le g-ouvernement avait déjà exprimé à lord Canning* une improbation formelle et totale de la mesure en question. Mais, dès le surlendemain, l'attention pu- blique fut de nouveau absorbée par l'apparition, dans un journal de Londres, d'un document encore plus étrang'e et plus saisissant. C'était la dépêche par laquelle le comte d'Ellenboroug-h, président du bureau de contrôle, c'est-à-dire ministre au département de l'Inde, avait, dès le 19 a^Til, sig'uifié au g-ouverneur g-énéral le blâme solennel du pouv^ii* métropohtain.* Lord EUenboroug'h, lui-même ancien g-ouverneur g-énéral des Indes, où il s'était sig'nalé par la con- quête des vastes provinces du Scinde et du Gwalior, avait été destitué par les directeurs de la Compag-nie, qu'avaient inquiétés l'ardeur de son ambition et l'im- prudence de son lang'ag-e officiel. C'est, je crois, le seul exemple de l'usag'e qu'ait fait la Compag-nie de ce veto suprême qui lui était réservé à l'ég'ard du viceroi des Indes, dont la nomination appartient, depuis 1784, à la coiu'onne. Rival de lord Derby par son talent oratoire et l'un des personnag*es con- sidérables de son ministère, lord Ellenboroug-h a * Cette dépêche émanait officiellement du comité secret de la Cour des directeurs de la Compagnie des Indes, mais ce comité n'agissait que sous les ordres et sous la responsabilité du ministre. Toutes ces com pli citions d'attributions ont disparu par suite de la suf)prcssion récente de la Compagnie des Indes comme autorité gouvernemcutalc. 51 tonjoiirs conservé une indépendance d'allures et une brusquerie de parole qui l'ont fait redouter de ses alliés autant que de ses adversaires. Ceux qui ont eu la bonne fortune de le rencontrer dans le monde^ en même temps que lord Canning'; peuvent jug-er que jamais contraste ne fut plus comj^let que celui du caractère et de l'attitude de ces deux vicerois. Ils appartiennent d'ailleurs tous deux à l'iiistoii'e, qui a rarement enregistré un document plus significatif que la lettre de l'un des deux à l'autre : *' Nous appréhendons, lui écrit-il, que votre décret, qui déshérite tout un peuple, opposera des difficultés presque insurmontables au rétablissement de la paix. . . Les propriétaires fonciers de l'Inde sont aussi attachés au sol qu'ont occupé leurs ancêtres et aussi susceptibles à l'endroit de leurs droits personnels que les posses- seurs territoriaux de n'importe quel autre pays. Quelles que soient vos intentions ultérieures, votre proclamation semblera priver la masse du peuple de tout espoir quant à l'objet qui doit leur être le plus cher, tandis que la substitution de notre autorité à celle de leur souverain indigène a naturellement excité contre nous tout ce qu'ils peuvent avoir de sentiment national." Puis, dans une série de parag-raplies qui ne parais- sent pas avoir été destinés à une publicité immédiate, le ministre blâme sans détour l'annexion du royaume d'Oude, opérée par le g'ouvernement angiîiis sous lord Dalhousie, ainsi que les mesures fiscales qui avaient suivi cette incorporation. Il en conclut que la g'uerre faite dans l'Oude a plutôt le caractère d'une g'uerre légitime et rég'ulière que d'une rébellion, et que, par conséquent, les habitants de ce pays doivent plutôt être traités avec indulg^ence que soumis à la pénalité la plus rig-oui'euse qui puisse être inflig-ée à un peuple conquis. 52 Lft dépêche se terminait ainsi : " Il y a des conquérants qui, après avoir triomphé d'un pays insurge, ont réservé un petit nombre d'individus comme dignes de châtiment, mais ont généreusement et politiquement pardonné à la généralité des habitants. Vous avez suivi une autre voie : vous avez réservé l'indulgence pour le petit nombre, et vous avez frappé la masse des habitants de la peine la plus cruelle. Nous ne pou- vons nous empêcher de croire que les antécédents que vous n'a- vez pas jugé à propos de suivre paraîtront plus sages à la posté- rité que l'exemple que vous aurez vous-même donné. — Nous désirons que vous mitigiez dans la pratique la sévérité du décret de confiscation que vous avez émis contre les propriétaires fonciers de rOude. Nous désirons que l'autorité anglaise dans l'Inde repose sur l'obéissance d'un peuple satisfait. 11 n'y a pas de satisfaction possible là où règne la confiscation. Il n'y a pas de force au inonde qui puisse faire durer un gouvernement dans un pays dont la population est exaspérée par le sentiment de l'injus- tice ; et, quand même cette force existerait^ il faudrait désirer qu'elle ne pût jamais réussir," L'histoire^ j'en suis convaincu^ donnera raison à Fauteur de ces nobles paroles ; elle dira aussi que celui à qui elles ont été adressées était digne de les comprendre et de les appliquer. Mais la politique n'est pas toujours d'accord avec l'histoire^ et la jus- tice même devait exig'er que cette solennelle et mé- morable réprimande ne fût pas envo3^ée à sa desti- nation, ni surtout livrée à la publicité, avant que le haut fonctionnaire qu'elle incriminait eût pu justifier ou expliquer sa conduite. Aussi y eut-il une ex- plosion subite de surprise et de mécontentement. Tout le monde comprit qu'il y avait au moins une souveraine imprudence à désavouer ainsi, pendant que la g-uerre durait encore dans l'Oude, toute la politique antérieure relativement ù cette contrée, et à paralyser par une improbation publique l'autorité du représentant suprême de la puissance britannique 53 dans rinde. Le public fut en outre froissé par la forme hautaine et quelque peu emphatique dont lord Ellenboroug'h avait revêtu sa censure. Ce g-enre est l'antipode du st3^1e simple et sec qu'affectent les Anoflais dans leurs documents officiels. Il contribua beaucoup à soulever les esprits contre l'auteur de la dépêche. Aussitôt lord Palmerston et ses amis reconnurent que le moment était opportun pour prendre l'offensive et pour livi'er au nouveau ministère une bataille rang'ée^ dont l'issue ne pouvait être autre que de remettre entre des mains moins imprudentes et plus solides un pouvoir si étrang-ement compromis. Le dépit naturel de leur récente défaite et l'ambition naturelle à de vieux hommes d'État, soutenus par un g-rand parti, suffisent au besoin pour expliquer leur ardeur ; mais nul n'a le droit de croire qu'ils n'aient pas été g'uidés en outre par un sentiment plus élevé et plus désintéressé; et que le désir de préserver l'Inde ano-laise d'un redoublement de dano-ers et de maux n'ait inspiré la plupart des chefs et surtout des sol- dats de l'armée opposante. Quoi qu'il en soit, le signal d'une campag-ne décisive dans les deux cham- bres fut donné. Le dimanche 9 mai, lord Palmer- ston convoqua tous ses partisans à une réunion pré- paratoire à sa résidence de Cambridg'e-House. Son prédécesseur et son rival, chef toujours respecté du vieux parti réformiste, lord John Russell, brouillé avec lui de})uis les nég'ociations de Vienne, en 1855, et qui couvrait de sa neutralité le ministère Derb}^, promit son concours. Le jour de l'attaque fut fixé 54 et officiellemeiit annoncé au parlement ; les rôles des principaux assaillants soig'neusenient distribués et étudiés j les chances de la victoire et de ses consé- quences probables utilement exploitées. Tout annon- çait une défoite certaine pour le g'ouvernement, lorsqu'un nouvel épisode vint chang'er la face des affiiires. Lord Ellenboroug-h; averti par le soulèvement de l'opinion de la faute qu'il avait commise en faisant publier sa dépêche^ eut la g-énéreuse pensée de prendre sui* lui seul la responsabilité et le châtiment de cette faute. Sans même en prévenir ses coUèg-ues^ il envoya à la reine sa démission^ et il annonça à la chambre des pairs (11 mai) le parti qu'il avait pris, dans un lang-ag-e trop noble pour n'être pas cité : " J'ai voulu, dit-il, que ma dépêche fût publiée en même temps que la proclamation de lord Canning, parce que j'ai cru que c'était la seule réponse qu'il convenait de faire à cet acte et aux commen- taires qu'il doit amener en Angleterre et dans l'Inde, le seul moyen de prouver que le gouvernement est décidé à suivre un système de clémence. Ma dépêche est un message de paix au peuple de l'Inde ; elle sera une consolation pour tous ceux qui tremblent aujourd'hui ; elle contraindra tous les fonctionnaires à agir dans l'esprit du gouvernement. -C'est par amour de la paix publique que je l'ai écrite et que je l'ai publiée. J'aurais dû peut-être prendre l'avis de mes collègues sur cette publication ; je ne l'ai pas fait, et j'en suis seul responsable. J'ai dû consul- ter mes devoirs, non-seulement envers le ministère dont je fais partie, mais envers le peuple indien. J'ai consacré trente ans de ma vie à servir les intérêts bien entendus de ce peuple, et je n'ai pas voulu terminer ma carrière en les sacrifiant. Cette question sera diversement envisagée dans l'Inde et ici : ici, c'est une ques- tion de parti entre lord Derby et lord Palmerston ; Là, c'est une question de principes entre la confiscation et la clémence. Le choix que va faire le parlement entre ces deux principes sèmera dans l'Inde les germes d'une guerre perpétuelle ou l'espérance d'une paix nécessaire. Mais, comme je sais que dans les causes les plus importantes il est impossible d'empêcher les questions per- sonnelles de jouer un rôle excessif, j'ai résolu, eu ce qui me touche. 55 d'ccarter toute considération individuelle, afin que le ft>nd des choses soit seul en discussion. J'ai offert ma démission à Sa Majesté, et elle a été acceptée." Un sacrifice fait si spontanément et si dig-nement devait naturellement désarmer l'opinion. Mais les ivliigs (c'est ainsi que nous désig'nerons^ pour abrég'er, les divers éléments qui se gTOupent autour de lord Palmerston et de lord John Russell) avaient trop bien combiné leur plan d'attaque pour y renoncer si facilement. L'occasion leur paraissait trop belle et trop difficile à retrouver^, pour ne pas en profiter et pour ne pas tenter d'enlever la direction des affaires publiques à un cabinet déjà disloqué, et qui n'exis- tait que par la tolérance d'une majorité dont il n'était pas le représentant naturel. Deux cents membres de la chambre des communes, réunis de nouveau chez lord Palmerston, s'eng-ag-èrent à maintenir la proposition d'un vote de censure contre le ministère. Le combat annoncé s'eno-ao-ea donc dans les deux chambres le 14 mai. V. A la chambre des pairs le vote de censure fut pro- posé par le comte de Shaftsbur}^, beau-fils de lord Palmerston, et connu depuis long-temps par zon zèle pour les intérêts religieux et les œuvres charitables de l'Eo'lise ano-licane. Jamais l'illustre assemblée n'aAait paru si nombreuse et si animée ) jamais })lus g-rande affluenced'étrang'ers n'avait encombré cette imposante et magnifique enceinte j jamais plus brillante couronne de pairesses n'avait occupé la g'alerie supérieure qui oG entoure la stiUe et d'où siiro-isseiit les statues des ba- rons qui sig'nèrent la grande Charte. La censure pro- posée par lord Shaftsbury était rédigée avec une prudente réserve. Elle n'impliquait en aucune façon l'aj^probation de la confiscation prononcée par lord Canning, et réservait le jugement de la chambre jusqu'à ce qu'elle pût être informée des motifs de cet acte j mais elle improuvait formellement la publica- tion prématm'ée de la dépêche de lord EUenborough comme tendant à affaiblir l'autorité du g'ouverneur général et à encourager les rebelles. L'auteur de la propositi n la développa avec modération • il fut appuyé^ entre autres orateurs^ par les ducs de Somerset; d'Ai'gyll et de Nevrcastle. On aime à voir ces grands noms^ qui remplissent l'histoire féodale, politique et militaire de l'Angleterre, re- trouver et conserver leur place à la tête des intérêts d'un peuple complètement libre et d'une société si profondémeut transformée. Après eux, et selon l'usage anglais qui réserve aux chefs de parti ou d'administration le dernier mot dans le débat, la thèse de l'ojîposition fut résumée par lord Granville, président du conseil privé et leader* de la chambre haute sous le ministère Palmerston, si bien fait pour remplir ce rôle par la bonne grâce de sa parole * On donne ce nom de leader, ou conducteur des débats, au ministre qui est plus spécialement chargé de représenter le gouver- nement dans chacune des deux chambres. Le premier ministre est naturellement le leader de la chambre à laquelle il appartient : dans l'autre ces fonctions sont déléguées au plus orateur des min- istres qui y siègent. Sous lord Palmerston, qui n'est pas pair d'Angleterre, le comte Granville était leader (\c la chambre haute; sous lord Derby, c'est M. Disraeli qui est leader àa la chambre des communes. 57 et la cordialité conciliante de son caractère. Tous ces orateurs^ intérieurement avertis du tort que taisait à leur thèse la démission de lord Ellenboroug-h, insistaient à l'envi sur le principe de la solidarité collective et absolue d'un cabinet, et prétendaient interdire à un ministère la faculté de s'affranchir, par le sacrifice d'un ou plusieurs de ses membres, de la responsabilité d'une faute conmiise et reconnue. Un o'ouvernement, disaient-ils, doit être un, ho- mog'ène et indivisible, et l'on ne saurait lui reconnaître la faculté de désig-ner dans son sein un bouc émis- saire. J'étais fi-appé, en les entendant, du dang-er de ces théories abstraites, absolues et excessives, qui s'introduisent dans les discussions propres aux g'ouvernements libres, à l'aide d'un intérêt de parti ou de circonstance, et qu'on érig-e peu à peu en dog-- mes inviolables. Rien, à mon sens, ne saurait mieux contribuer à affaiblir et à discréditer le rég-ime re- présentatif, déjà bien assez compliqué et assez difti- cile à maintenu' en équiUbre, comme le sont d'ailleurs tous les régimes propres aux sociétés qui tiennent à maintenir les droits de l'intelligence. C'est aux détracteurs, et non aux partisans et aux metteurs en œuvre des institutions libres, qu'il faudrait laisser le soin de déduire d'une fausse logique ces chimériques embarras. Je comprenais et j'aimais bien mieux les témoignages de vive et affectueuse solHcitude que tous prodiguaient à l'honneur et à la bonne renom- mée de lord Canning. Il y avait quelque chose de touchant et de souverainement équitable dans cette préoccupation de l'absent, surtout quand il s'agissait • Ô8 d'un absent investi, à trois mille lieues de son pa^ a, du soin de g'ouverner tant de millions d'âmes, d'un homme dont le courag-e, la sag-esse et l'humanité avaient honoré la charg'e qu'il exerce, et qui est assurément la plus imposante qui puisse être confiée de nos jours, par un peuple libre, à des mains mor- telles. Fils du gTand orateur qui fut le premier ministre de Georg-e IV., le contemporain et le rival de notre Chateaubriand, il s'est montré dig-ne de porter le nom de son père : et l'on partag'eait instinc- tivement le sentiment qui animait ses amis lorsqu'ils disaient au g'ouvernement : f Vous avez le droit et le devoir de le rappeler s'il a mal fait, mais vous n'avez pas celui de le frapper dans son honneur et dans sa dignité avant qu'il ait pu s'expliquer devant un pays encore ému de reconnaissance pour ses services." Personne, parmi les orateurs ministériels, ne fit mine de contester les services rendus par lord Can- ning'j mais lord EUenborough, dég'ag'é désormais de toute crainte de compromettre ses coUèg'ues, posa de nouveau, avec son énei-gie et son éloquence habituelle, la question sur ses véritables bases. Si la publica- tion de la dépêche était un tort, lui seul pouvait en être responsable, puisque ses collèg*ues n'en avaient rien su, et, lui n'étant plus ministre, il n'}'^ avait plus rien à dire et à faire sur ce point. Mais la dépêche en elle-même était utile et nécessaire. " La confiscation prononcée contre les propiétaires de l'Onde n'est pas uns simple menace : c'est un acte rétroactif qui frappe un peuple entier. On n'a rien vu de pareil eu Angleterre depuis liuit cents ans, depuis les temps de Guillaume le Conquérant. JSlais, dit-on, nous avons eu la confiscation eu Irlande ! oui vrai- ô9 ment : il y a des portions de cette île qui ont été trois fois con- fisquées, et quel en a été le résultat ? Est-ce la paix ? est-ce la prospérité ? Tous les désastres de cette île n'ont-ils pas été pré- cisément attribués par tous les esprits sérieux à la confiscation ? Dans l'Hindostan, qui a subi tant de conquêtes et de changements de dynasties, la propriété individuelle a toujours été respectée . . ♦ On m'a reproché d'avoir moi-même confisqué le territoire des émirs du Scinde. Milords, j'ai frappé les princes de ce pays, parce qu'ils 's'étaient rendus coupables de trahison envers la couronne d'Angleterre, parce qu'ils avaient attaqué le résident britannique aussitôt après la conclusion d'un traité ; mais j'ai confirmé la propriété individuelle, et là est le secret de notre force et de la paix qui règne dans le Scinde. Pas un bras ne s'y est levé contre nous, depuis la bataille où. a succombé le dernier des émirs. Deux mois ont sufti pour réduire le pays ; et, à l'heure qu'il est, il n'y a pas une contrée de l'Hindostan qui reconaisse plus docilement notre empire et qui nous fournisse des auxiliaires plus fidèles. Pourquoi? parce que la propriété y a été respectée... En ceci, j'ai agi conformément à l'exemple et aux conseils de mou grand et noble ami, le défunt duc de Wellington. Sons fila vient de me communiquer une lettre inédite écrite par lui, lorsqu'il com- mandait dans l'Inde, et où je trouve ces mots: " Je suis pour l'amnistie à l'égard de tous les agents inférieurs . . . Jamais nous " ne réussirons dans ce pays si nous y entretenons des rancunes " éternelle contre tous les petits agents compromis dans la lutte " avec nous et nos alliés." On nous dit qu'il faut attendre les justes explications de lord Canning : je réponds que lord Canning, qui savait bien que Lucknow allait être pris, aurait dû donner ses explications avant d'agir. Mais, milords, il y a des choses qui ne peuvent pas être justifiées. La confiscation est de celles-là. Elle est là devant vous, dans sa difforme nudité, que rien ne saurait ni voiler ni excuser. C'est la peine la plus cruelle qu'on puisse infliger à un pays . • . On dit que ma dépèche affaiblit l'autorité du gou- verneur général. Oui, elle lui ôte une grande force pour le mal, mais elle lui en donne une plus grande encore pour le bien. Quand il la recevra, j'espère qu'il changera de conseillers. Je ne crois pas que cette proclamation soit l'œuvre de lord Canning : elle est trop contraire à tout ce que je sais de lui. 11 a dû se laisser en- traîner par ces gens qui n'ont rien appris et rien oublié, et qui croient qu'après cette terrible convulsion on pourra ne rien changer aux abus de l'autorité civile dans l'Jnde. J'ai voulu enseigner une bonne fois à ces gens-là que la justice et le respect des droits populaires sont les principes fondamentaux que notre gouverne- ment veut imposer à tous ses agents la-bàs. On dit que j'encou- ragerai les rebelles dans leur résistance. C'est précisément le con- traire de ce que j'ai voulu et de ce qui arrivera. Les vingt et un régiments de cipayes recrutés dans l'Onde, aujourd'hui dispersés, et tous les autres insurgés combattront à outrance, avec désespoir, co tt comme des gens qui ont la corde nu cou, en présence de cette proclamation qui les dépouille de leurs foyers. J'ai voulu leur ôter cette corde, j'ai voulu leur rendre l'espoir, j'ai voulu leur offrir la chance de rentrer dans leurs villages et d'y retrouver leurs foyers intacts. C'est un message de paix et de clémence que j'ai jeté dans cette mer de feu . . . Il s'agit maintenant de savoir si voua voulez q\ie la guerre de l'Inde soit éternelle. Si le parlement, par le vote qu'on lui propose, laisse supposer aux peuples de l'Inde que vous approuvez les principes de la proclamation et que vous désavouez les principes de ma dépêche, vous aurez dans l'Inde une guerre sociale. Or vous avez réussi dans toutes vos guerres politiques, mais je ne crains pas de vous déclarer que dans une guerre sociale vous finirez par être vaincus." Le comte de Derby^ premier ministre^ en rendant hommiig-e au caractère et aux services de lord Canning'^ et en constatant que le g'ouvernement était étrang'er à la publicité qu'avait prématurément reçue la dépêche de lord Ellenboroug-h^ n'en fut pas moins aussi explicite que possible dans son adhésion aux doctrines de celui-ci sur la confiscation et sur le sj^stème qu'il convient de suivre à l'ég-ard des popu- lations indiennes. " La question est posée, dit-il, " entre l'indulg'ence et la confiscation, à l'ég-ard d'un '^ pa,ys où tout propriétaire foncier est soldat, et oii ^' tout soldat est propriétaire. Nous sommes poiu* ^^ l'indulg'ence : si vous nous condamnez, l'Ang-leterre ^^ n'aura pas assez de troupes pour rendre la sécurité ^^ à la domination angiaise dans l'Inde." Dans le discours du noble comte, qui aime, comme l'on sait, à employer contre ses adversaires des arg-uments personnels et sarcastiques, on remarque un trait de mœurs bien ang-laises. Il crut pouvoir reprocher au religieux lord Shaftesbury de s'être rendu l'org-ane d'une réunion parlementaire, tenue chez son beau- Cl l)ère, le dimanche précédent^ et qui n'avait pas été^ selon lord Derby^ ^^ exclusivement consacrée à des ^^occupations religieuses/' Lord Shaftsbury se sentit tellement atteint par ce reproche^ qu'il se crut oblig'é de faire insérer dans les journaux un compte rendu exact de l'emploi qu'il avait fait de sa journée du dimanche, pendant laquelle la fréquence de ses occupations liturgiques ne laissait pas la moindre jilace pour une récréation aussi profane que celle dont on le croyait coupable. A deux heures du matin la chambre alla aux voix. Jusqu'au dernier instant, le résultat de la délibération sembla douteux j mais, après avoir recueilli les votes, non-seulement de tous les pairs présents, mais en- core des absents qui, par un respect sing-ulier pour le droit individuel, ont le privilég*e de voter par pro- curation,* on sut que la censure proposée contre le ministère avait été rejetée par 167 voix contre 158. Cette faible majorité de neuf voix dans une assem- blée où le parti conservateur, dont lord Derby est le chef reconnu, a toujours été prépondérant, indiquait assez l'extrême dang-er que courait son administra- tion : une victoire si difficilement obtenue dans la chambre où il se croyait sûr de la majorité annon- çait une défaite presque certaine dans celle dont les deux cinquièmes au plus le reconnaissaient pour chef. Loin d'être décourag'ée par l'issue de ce premier en- g'ag-ement, l'armée de lord Palmerston ne pouvait y * Cette procuration (proxy) ne peut être confiée qu'à un pair présent à la discussion, qui en UiC à son gro. 62 voir qu'un sig'ne avant-coureur du succès dont elle escomptait déjà les résultats. Les calculs les plus soio-neusement étudiés sur l'issue du débat disaient varier de cinquante à quatre-ving-ts voix le chiffre de la majorité qui; d'après les antécédents ou les prédic- tions supposées des divers membres de la chambre des communes, devait à la fois réhabiliter l'autorité compromise de lord Canning* et veng-er la défaite ré- cente de lord Palmerston^ en renouvelant contre ses successem's le vote de censure auquel il avait lui- même succombé trois mois auparavant. Avant huit jours, disaient avec une confiance entière les jour- naux de l'ancien ministère, énerg'iquement secondés par les attaques passionnées du Times, avant huit jours le ministère Derby aura cessé d'exister. Toute- fois on perdait trop de vue, dans ces calculs h3'po- thétiques, les dispositions éventuelles du nouveau parti qui, sous le nom de libéral indéjjendant, s'était o-raduellement dég-ag'é du sein de l'ancien parti whig" et réformiste, trop docilement inféodé à l'ascendant de lord Palmerston. De ce parti se rapprochaient de plus en plus, non seulement les esprits flottants et méticuleux que toute assemblée compte dans son sein, mais encore un fraction éminente des anciens disci- ples et collèg-ues de sir Robert Peel, et une bonne moitié des députés cathohques de Irlande, justement irrités de l'insouciance et de l'hostilité des g-rands chefs whig-s pour les intérêts de leur pa3'S et de leur relig-ion. Ces fractions excentriques s'agitaient et se combinaient, de leur côté, en vue de ce conflit déci- 03 sif ', et leurs journaux donnaient suffisamment h en- tendre que leur concours n'était pas assuré sans retour aux plans de l'opposition. Au reste, dans ces ag'itations préliminaires comme dans les délibérations officielles, tout se passe au g'rand jour, avec une franchise et un abandon que rien n'altère ; on voit qu'il s'agit non de complots ou d'intrig-ues, mais de luttes loyales et légitimes aux- quelles le public tout entier doit à la fois assister et participer. Ce n'est pas seulement un noyau d'hom- mes politiques, c'est la nation entière que ces luttes divisent et animent ; le parlement comme la presse, le g'rand monde et le gTos public, les spectateurs comme les acteurs, y sont simultanément entraînés et s'y intéressent ég'alement. La vie politique circule par- tout j partout éclate le sentiment d'une g'rande com- munauté d'hommes libres et éclairés, qui délibèrent directement ou indirectement sur les intérêts les plus dig'nes de les préoccuper, qui n'imaginent pas qu'on puisse faire leurs affiiires mieux qu'ils ne sauraient les faire eux-mêmes, et n'entendent nullement qu'on se charg-e de g-ouverner pour eux, chez eux et sans eux. Mais, si ces questions passionnent tout le monde, elles n'aig-rissent personne. En cette circon- stance, comme ailleurs, j'ai pu constater à satiété combien la courtoisie réciproque des partis et des in- dividus survit et résiste aux aspérités de la politique. D'abord on se communique loyalement ses intentions et ses plans d'attaque, et jusqu'aux pièces qui doivent servir de base ou de prétexte à la discussion 5 toute tac- tique qui reposerait sur des coups de main à la dérobée 64 ou sur des batteries masquées serait déjouée par le sou- lèvement unanime de toutes les opinions. De plus^ les adversaires les plus déclarés, les rivaux les plus a- charnés, se font un point d'honneur de ne pas prolon- g'eret transporter dans la vie sociale et privée les hosti- lités de la vie publique. On se dit souvent les choses les plus désag'réables et les plus personnelles à travers le parquet de la chambre des pairs ou de la chambre des communes, on s'accuse avec exag'ération, on se persifle à outrance 3 puis le soir on se rencontre dans les mêmes salons, on va diner les uns chez les autres. Enfin on tient par-dessus tout à rester g'ens comme il faut, g"ens du monde et du même monde, et à ne pas envenimer l'existence entière par l'animosité d'un conflit éphémère. Il n'en était pas ainsi en France, on s'en souvient, quand la vie publique rég'nait et agitait nos esprits. A quoi peut tenir cette difix3r- ence ? Sans doute à ce que, au fond, tout le monde est d'accord en Ang-leterre, non-seulement sur les questions fondamentales de la constitution et de l'or- g'anisation sociale, mais encore sur les conditions et les conséquences de la lutte quotidienne. On y com- bat avec ardeur et passion j mais le prix et l'issue du combat ne chang-eront rien au sol sur lequel on com- bat, ni aux conquêtes heureusement et définitivement acquises pour tout le monde. On s'y dispute la pos- session temporaire du pouvoir, on y poursuit avec chaleur le triomphe d'une question, d'une opinion; mais nul n'y song-e à imposer bon g-ré mal g-ré cette opinion à ses adversaires ou même à ses voisins, sauf à les exiler de la vie publique et à les refouler dans 0.5 le néant^ s'ils ont la témérité de ne pas se laisser convaincre ou intimider. La proposition de censure faite à la chambre des communes avait été rédig-ée avec la même prudence qu'à la chambre des pairs ', ce n'était pas une appro- bation décernée à la proclamation de lord Canning-^ mais un blâme direct et formel contre le jug-ement énoncé par le g'ouvernement sur cet acte. Elle avait pour auteur M. Cardwell^ l'un des membres les plus disting-ués du parti peelite^ ami fidèle et dévoué de lord Canning'^ homme universellement considéré^ que sa position et ses antécédents ne permettaient pas de reg-arder comme soumis à l'influence prépondérante de lord Palmerston ou comme capable de sacrifier un intérêt moral et national à l'esprit de parti. — Le premier jour de la discussion (14 mai) n'offrit de re- marquable que le début brillant d'un orateur du g'ou- A^ernement, sir Hug'h Cairns^ avocat g'énéral^* l'un de ces hommes nouveaux et libéraux dont lord Derby a eu l'esprit de renforcer son ministère. Il s'attacha à démontrer que, la discussion une fois ou- verte^ il était impossible de s'abstenir, comme le vou- lait l'opposition, de jug-er la mesure prise par lord Canning'. Si cette mesure était sag-e et juste, com- ment se faisait-il que l'opposition refusât de l'ap- prouver 3 et, si elle ne l'était pas, comment faire un crime au pouvoir de l'avoir blâmée ? Mais, quand on n'a pas le courag-e d'approuver la confiscation, il * Solicitor geveraJ: c'est un des deux seuls fonctionnaires qui remplissent l'oflfice du ministère public pour toute l'Angleterre, et qui sont si souvent désignés sous le titre iVofficiers légaux de la couronne. F 66 faut au moins s'abstenir de blâmer ceux qui la. con- damnent. Le g-ouvernement a, lui du moins, une conviction arrêtée, et il l'exprime hautement : ses adversaires n'en ont point et n'osent pas la formuler. Devenant alors ag'resseur à son tour, il reproche vivement à M. Vernon Smith, ministre de l'Inde sous lord Palmerston et prédécesseur de lord Ellen- boroug'h, de n'avoir pas communiqué à celui-ci une lettre particulière que lord Canning- lui avait adressée, le croyant encore au ministère, oii il lui annonçait l'intention de publier sa fameuse proclamation. Un usag-e constant et natural veut que les ministres sor- tants communiquent sans réserve à leurs successeurs tous les documents relatifs à leurs fonctions qui peu- vent leur venir entre les mains depuis leur remplace- ment. Lord Clarendon venait tout récemment d'en user ahisi à l'ég'ard de lord Malmesbury. En déro- g-eant à cet usag*e, M. Vernon Smith avait vivement blessé le sentiment public, et provoqué de nombreuses récriminations au sein de la chambre et au dehors ; et, bien que la lettre elle-même ne contint réelle- ment rien d'important, l'accueil malveillant et déri- soire fait aux explications qu'il lui fallut plusieurs fois renouveler sur cet incident dut être, pour les observateurs attentifs, le premier symptôme de l'ébranlement de la majorité et de l'incertitude du résultat si résoKiment annoncé. Mais ce fut aussi dès cette première séance que lord John Russell vint renforcer l'opposition de son important suffrag-e, en appuyant le projet de censure, en insistant sur la solidarité du ministère avec la conduite tenue par 07 lord Elleuboroiig-h^ sur le daiig-er que cette conduite devait faire courir à la sécurité des possessions tri- tanniques dans l'Inde, enfin sur la force morale qui résulterait pour ses adversaires du blâme déversé sm* Tannexion du royaume d'Oude. Fortifiée par une adhésion si désirée au sein de la chambre^ et assurée au dehors du concours plus efficace encore de l'im- mense publicité du Times, la double cause de lord Cannino: et de lord Palmerston conservait encore toutes les chances d'un succès prochain et complet. Cependant, à la séance suivante (17 mai), un homme qui siég-e à côté de lord John Russell se leva pour le combattre : en sa personne la fraction des libéraux indépendants allait faire son apparition dans le déba't. C'était M. Koebuck, l'un des orateurs les ])lus hardis, les plus écoutés et les plus populairement éloquents de TAng-leterre. C'était lui qui avait porté les plus rudes coups à la poHtique étrang-ère de lord Palmerston triomphiuit, et il venait encore aujourd'- hui essayer de déjouer sa tactique et de contre-carrer ses plans. M. Roebuck a trop souvent le tort de compromettre le succès de ses idées et l'autorité de sa parole en énonçant des opinions en elles-mêmes ex- cessives, et, de plus, formulées avec une roideur et une exagération qui ajoute à l'éloig'nement qu'elles inspi- rent. Il n'eut g'arde de fiiillir à cette fâcheuse habi- tude dans cette mémorable discussion. En faisant allusion au projet de loi dont la Chambre était déjà saisie, qui avait pour objet d'enlever à la Compag'nie des' Indes le g-ouvernement de l'Hindostan et de le transférer à la couronne, il crut pouvoir dire que la F 2 08 couronne n'était qu^une chimère et sig-nifiait en réalité la Chambre des communes^ attendu que tout le pou- A oir attribué à la couronne était virtuellement exercé par la Chambre. Doctrine à la fois imprudente et inexacte, car il est daup-ereux de condenser ainsi sous forme de max- imes absolues les conséquences g-raduellesetmitig'ées du développement de la liberté ; et, si la prépondé- rance déjà séculaire de la Chambre des communes est incontestable, il n'en est pas moins faux que la force de résistance de la pairie soit anéantie, et que la couronne n'ait pas conservé un immense prestig*e et une autorité d'autant plus forte, qu'elle est réser- vée pour les o-randes occasions et les décisions solen- nelles. * Mais, dans ce discours aussi, M. Roebuck s'éleva très-haut, et bien au-dessus des vulg-aires préoccupa- tions d'une politique pei'sonelle ou nationale; nul n'avait encore abordé la question a^ec tant de fran- chise, nul n'avait encore signalé aussi nettement l'im- ])ortance de cette question, le canictère sacré des princi})es qu'elle implique, et le dang-er de les subor- donner à des intérêts de parti. " On se rappelle, dit-il, ce magnifique résumé de l'œuvre liis- torique de Gibbo!: où il trace le tableau de la grandeur romaine, et où il constate que les cent vingt millions d'Italiens et de pro- vinciaux conquis par Rome fiirmaient la plus vaste reunion d'hom- mes qui aient jamais obéi à une seule et même domination. Notre empire des Indes est plus vaste encore : il compte près de deux cents millions de sujets ; et c'est à nous de décider aujourd'hui si cet immense empire sera gouverné selon les principes de l'honneur et delà vertu, ou dans le seul but d'accroître la puissaucc anglaise. Je suis Anc/lais ; mais il y a des choses pour moi ftlus sucréfs et 2)f us (/rondes que h yrandevr dp V Angleterre, et parmi ces choses, fe place le progris dv genre humain dans Veitseignement et dans 09 In pratique du la vertu et de V honneur ... On veut que nous sab- ord miiions le bonheur de deux cents millions d'hommes ti une manœuvre de parti: je ne veux pas m'}' prêter. Je veux envisager l'intérêt de tous ces millions de mes semblables en dehors de la question ministérielle .. Nous sommes entrés dans l'Inde en qua- lité de simples commer(;ants ; nous avons peu à peu conquis toute cette vaste région, mais nous ne l'avons pu faire sans sacrifier trop souvent les principes de Injustice. Nous avons été rapaces, nous avons été cruels, nous avons été injustes... Ce sont là des vérités désagréables à dire et à entendre, mais ce sont des vérités. Nous avons un très-grand intérêt à régner sur l'Inde; nous avons un i ntérêt plus grand encore au règne de la justice et de la vérité. Il y a un moyen de légitimer notre empire, et il n'y en a qu'un : c'est de travailler au bonheur du peuple que nous dominons, et la première condition de ce bonheur, c'est l'indulgence et la clé- mence." Disons à l'honneur de l'assemblée qui écoutait ces paroles, prononcées avec émotion et effort par un orateur lisiblement souffrant, que cliacune des phrases qu'on \ient de lire fut interrompue par d'énergiques applaudissements, et que pas un murmure ne vint trahir les susceptibilités d'un j^atriotisme inquiet ou blessé. Après avoir établi et confirmé la distinction, déjà énoncée par lord Ellenborough, entre la rébellion des cipaj^es et la guerre faite par les habitants de rOude, il s'étend sur la folie et le crime de la con- fiscation, et résume ainsi son opinion : *' On reproche à lord Ellenborough d'avoir fait une réponse quelconque à la proclamation de lord Canning; puis d'avoir fait une réponse telle qu'il ne fallait pas la faire ; et enfin d'avoir ])ublié cette réponse. Je soutiens, quant à moi, qu'il était tenu ùe répondre, que sa réponse était la bonne, et q«ie c'est sur nous, et non sur lui, que retombe la responsabilité de la publication. C'est ici qu'on a inter{)ellé le gouvermnient sur cette proclamation, et, une ibis l'interpellation faite, il fallait que la réponse fût connue Et on a bien fuit de la vouloir connaître. C'est le propre de notre gouvernement de faire savoir au public ce qui se passe, et il ne le fait j)as encore assez. Il vaudrait mieux qu'il sût jour par jour ce que fait le gouvcrneuient. X\\ lieu de cela, on nous nu^Mie ta aveugles dans toute sorte de fautes. La guerre vient nous 70 sarprcndro, et l'on nous dit qu'il ne faut pas compromettre le pays par notre curiosité. Puis vient la paix, et Ton nous dit que nous nous y prenons trop tard Quand il nous importerait beaucoup de tout savoir, on nous arrête au nom de l'intérêt ptiblic, et l'on ne nous dit tout que quand il ne sert plus à rien de tout savoir. Vous voidcz pacifier l'Inde: vous n'y réussirez que par le système indiqué dans la dépêche de lord EUenborougli. Cette dépêche mériterait d'être imprimée en lettres d'or, car c'est l'acte et la parole d'un honnête homme. Je connais bien peu l'Angleterre, si tôt ou tard elle n'est pas de cet avis. Quant à la question de parti, pourquoi donc irions-nous rétablir au pouvoir un ministère que nous avons tout récemment cassé, parce que l'honneur de l'Angleterre avait périclité entre ses mains? Le peuple anglais n'a rien de bon à attendre de la part de ceux-là. Les progrès et les réformes libérales, que nous souhaitons pour le bien-être des masses, seront bien plus facilement obtenus du gouvernement faible et dépendant qui siège au banc des ministres que de ces hommes arrogants et forts qui siègent là-bas !" Et du doig-t il désignait^ au milieu des applaii- dissements_, le banc où siég-eait impassible et serein lord Palmerston entouré de ses anciens collèg'ues au pouvoii'. Plusieurs de ceux-ci^ et spécialement rancien ministre des finances^ sir Cornwall Lewis^ et l'ancien ministre de la marine^ sir Charles Wood^ s'eiForcèrent, non sans talent^ de replacer la question sur le terrain plus restreint d'où Fâpre franchise de M. Roebuck l'avait éloigné. Mais avec la meilleure volonté d'être impartial, je ne trouve rien à citer dans leurs discours : comme tous les avocats du vote de censure^ ils insistaient sur la situation fiiite à lord Cannino- et sui' ring'ratitude déployée envers un homme qui avait sauvé et honoré la domination anglaise dans l'Inde. Moins réservés que la proposition elle-même^ ils se laissaient aller à défendre la proclamation^ en tant que^ selon eux, la confiscation qu'elle prononçait devait s'appliquer non à la masse de la population 71 raralej mais à des seigneurs rebelles que la AioL^nce et l'usurpation avaient seules mis en possession de leurs fiefs.* Les orateurs ministériels soutenaient au contrarie que, outre ces g-rands talookdars et zemindars qui représentaient l'aristocratie territoriale, il y avait dnnsl'Oude une foule de petits propriétaires fonciers, maniant alternativement la charrue et l'épée, et qui seraient évidemment atteints en même temps que les gTaiids feudataires par la réunion de tout droit de propriété au domaine de l'État. Il faut avouer que ces renseig-nements contradic- toires, mais si importants, furent moins écoutés que les excentricités du jeune sir Robert Peel, qui, depuis qu'il est entré dans la vie publique, a usé du g'rand nom qu'il porte pour s'arrog"er le privilèg-e de dire des vérités désagréables à tout le monde avec une verve et un sans-g'êne dont on se défend difficile- ment. Cette fois-ci cependant, l'invective violente qu'il adressa à lord Palmerston, dont il avait long-- temps été le subordonné dans la carrière diplomatique et dans l'administration, lit moins de tort à son illustre adversaire qu'à lui-même j mais il eut plus de succès quand il indiqua sans détour aux antag-o- * Un état cité dans le cours de la discussion constate dans le royaume d'Oude l'existence de 24G forteresses féodid(\s, garnies de 4/0 pièces de canon et ajipartenant aux talookdars menacés de confiscation. On voit que la féodalité, comme institution propre et naturelle aux races indo-germaniques, existe, an dix- neuvième siècle, sur les bords du Gaiige sous la même forme qu'elle affectait encore au seizième siècle sur les bords du Khin. Kien ne m'a d'ailleurs plus surpris, pendant tout ce débats (jue l'absence chez tous les orateurs de notions précises et unisersello- ment acceptées sur la nature de la propriété foncière dans rilin- dos tau. 72 nistes du ministère un dang'er qui commençait à poindre à l'horizon. Ce dang-er, c'était la dissolution de la Chambre des communes, mesure extrême sans doute, après une dissolution si récente encore,* mais que le comte de Derby avait le droit de proposer à la reine, afin de mettre le pays à même de jug*er entre sa politique et la majorité hostile du parlement. Sir Bobert Peel exprimait là une appréhension de plus en plus fondée : et il annonça nettement, au nom du libéralisme avancé qu'il professe, l'espoir et la certi- tude de voir les électeurs libéraux donner raison aux g-rands principes de justice et d'humanité pro- clamés dans la dépêche de loi*d EUenboroug-h, plutôt qu'aux manœuvres d'un parti qui sacrifiait ces principes à la fiévreuse impatience de remonter au pouvoir. VI Cependant, au milieu de ces débats qui préoccu- pent à un si haut point l'attention de toute l'Ang-le- terre, qui sollicitent l'intervention de toutes les nota- bilités nationales, et qui révèlent une situation de plus en plus incertaine pour les anciens et les nouveaux partis entre lesquels se partag*e le g-ouvernement du pays, il se produit un intermède qui peint trop bien le caractère britannique pour ne pas trouver place dans ce récit. * On se rappelle que la Chambre avait été dissoute par lord Palmerston en 1857, après un vote de la majorité hostile à la guerre de Chine. Les nouvelles élections avaient produit une majorité *.out à fait farorable à la politique étrangère de lord Palmerston. 73 A l'ouverture de la séance du 18 mai, un adhérent de lord Palmerston, le capitaine Vivian, propose à la Chambre de ne pas tenir séance le lendemain. Il compte sur l'appui de tout le parti ministériel et conservateur pour sa proposition, et il suppose que M. Disraëh, chancelier de l'Echiquier et leader des communes, qui a tant de fois th-é de son carquois les traits acérés de son éloquence contre ses advereaires pohtiques, aura le vif désir d'assister aux exploits d'un autre archer sur un autre théâtre. Que peut sig-nifier cette étrang-e interruption ? Elle signifie que le lendemain ont lieu les courses d'Epsom, que ces courses ont pour objet principal le grand prix annuel qui s'appelle (on ne sait trop pourquoi) le Derby ; que lord Derby^ qui est à la fois le premier ministre, le premier orateur et le premier sportsman de l'Ang-leterre, est un des con- currents pour ce prix ; et que le cheval sur lequel il compte pour le gag-ner a pour nom Toxophylite (ce qui signifie archer en anglo-grec), et qu'enfin cette course est l'objet d'un intérêt populaire et, on peut le dire, national, auquel les classes supérieures et inférieures, politiques et industrielles, prennent part avec cette anxiété universelle et passionnée dont les anciens Grecs, les Romains et les modernes Espag*- nols ont donné l'exemple pour des spectacles analo- gues et moins innocents. Ce sont les jeux ol^m- piques de l'Angleterre, a dit un jour lord Palmers- ton: et c'est la définition la plus exacte qu'on en puisse donner. La Chambre adopte à l'unanimité la proposition 74 du capitaine, et s'ébranle j)our se rendre en masse siu* le plateau d'Epsoni. Les discours préparés sont remis en poche ; Téloquence est suspendue au croc à côté de l'esprit de parti. Tout le monde se décide à oublier pour un jour l'Inde et l'Angleterre. Une s'agit plus de savoir si l'Inde sera g'onvernée par la confiscation ou par la conciliation, si l'Ang-leterre gardera ou non lord Derby pour premier ministre, mais bien si le cheval de lord Derby g*ag*nera le prix qui porte son nom et auquel tout le pays s'intéresse. Puisque la Chambre souveraine donne ainsi cong-é pour un jour aux affaires sérieuses, faisons comme elle y sui^'ons-la à Epson, et adjoignons-nous à un groupe de membres du parlement bien résolus à voter les uns contre les autres dès le lendemain, mais plus résolus encore à s'amuser ensemble pendant cette veille joyeuse de l'engagement final. On a bien raison de dire que qui n'a pas vu le Dcrhj-âay n'a ^as vu l'Angleterre 3 et c'est pour- quoi on a beaucoup moins raison de répéter sans cesse que l'Anglais ne sait pas s'amuser, et s'amuser avec entrain en même temps qu'avec ordre et décence. Quiconque a vu les deux ou trois cent mille habitants de Londres et des emirons réunis, par un beau soleil de printemps, sur les pentes verdoyantes des coteaux d'Epsom, quiconque a erré parmi ces équipages de toutes les catégories possibles, parmi ces hangars, ces orchestres, ces théâtres en plein vent, ces tentes aux banderoUes flottantes, cet océan de bipèdes et de quadrupèdes, en revient bien convaincu de deux choses généralement \^\x admises, d'abord de la i'i o-îiieté honnête et expansive de la très-grande ma- jorité de cette foule nombreuse ; puis de la g-rande ég'alité cpii rapproche^ au moins en ce jour^ les con- ditions les plus diverses de la société. Les princes du sang" et les pairs de la plus ancienne noblesse s'y coudoient avec les palefreniere et les bohémiennes_, et se mêlent même aux jeux populaires qui remplis- sent les intervalles fiistidieux d'une course à l'autre. On ne voit nulle part^ même chez nous^ une con- fusion des rang-s plus prononcée. Nulle part aussi une g"aieté; une bonne humeur et une décence plus semblables à celles qui disting-uent si honorablement nos masses populaires^ lorsqu'elles se livrent à leurs amusements périodiques et officiels. Au milieu de cette foule joyeuse, mais animée, on pourrait se croire en France. Mais cette illusion disparaît dès qu'oii se rappelle l'absence de tout programme officiel, de toute intervention de l'autorité. C'est l'industrie privée qui a tout fait, tout annoncé, tout prévu, tout rég-lé j ce sont des souscri])tions spontanées qui font face à toutes les dépenses. A peine une poig'uée d'hommes de police, sans armes, et comme perdus au milieu de la foule, rappelle-t-elle les précautions prises contre un désordre éventuel. A ces traits nous re- connaissons aussitôt l'Ang'leterre. Pendant le trnjet à Epsom, comme pendant les jours précédents, toutes les conversations roulent sur la coïncidence bizarre qui se présente entre la destinée politique de lord Derby et sa fortune de coureur. Comme la veille, au parlement, son nom est dans toutes les bouches, et, dans l'issue de la course qui 76 va s^eng-ag'er, on se plaît à chercher un présagée de sa victoire ou de sa défaite dans le vote du lendemain. Une opinion assez g'énéralement accréditée permettait d'attribuer au noble comte une sollicitude plus pas- sionnée pour le succès de son cheval que pour celui de son parti. On lui supposait assez peu de g'oùt pour les soucis et les fatigues de cette primauté mi- nistérielle qui, déjà une fois exercée par lui, avait semblé lui inspirer peu de reg'rets, et ne pouvait guère ajouter de charme ou d'éclat à sa haute et inébranlable situation de g'rand seig-neur et de gTand orateur. Chef d'une de ces très-rares familles de l'aristocratie ang-laise qui datent du temps des Plnn- tag'enets, quatorzième comte et pair de son nom, chancelier de l'université d'Oxford, placé par l'heu- reuse rencontre du rang* et du talent parmi cette poig'née d'hommes hors ligne dont nul n'ig-nore le nom ni ne conteste le mérite, il ne lui reste aucune distinction sociale à acquérir, pas même le cordon bleu de la Jarretière. Mais* le cordon bleu du turf (car c'est ainsi que l'on désig'ue le prix qui porte son nom aux courses d'Epsom), voilà ce que paraît à tous, et à lui surtout, l'objet légitime et natm-el de son ambition. Le g'ag-nera-t-il, oui ou non ? C'est là la question dont la solution occupe tous les esprits, et attire, au milieu de la foule, toutes les notabilités de la politique et de la diplomatie, entre autres M. le maréchal Pélissier, qui représente si noblement notre pays et notre armée, et jouit auprès de nos voisins d'une si g'rande et si juste popularité. Entrons à leur suite dans le paddochj c'est-à-dire 77 dans Fenceinte réservée où l'on exhibe^ avant le dé- part, les chevaux eng-ag-és. L'attention se laisse un instant distraire par tel ou tel coursier ; mais c'est surtout lord Derby et le cheval qui porte sa fortune que cherchent tous les regards. Le voilà ! Qui ? l'homme ou le cheval ? Ils y sont tous les deux -, mais à peine le cheval a-t-il paru, que l'homme est oublié. On promène le célèbre animal à pas lents comme pour étaler en détail tous les avantag-es qui doivent assurer la victoire à lui, à son maître, et à l'innom- brable armée de parieurs qui ont risqué leur avoir sur sa tête. Un g-roupe nombreux d'hommes poli- tiques, mêlés à des connaisseurs d'un autre ordre, suit avec une g'ravité comique et une sorte d'attention religieuse tous lès mouvements de la bête. J'eus la satisfaction d'y reconnaître l'un des plus ardents défenseurs de l'Eg-lise et de l'État, un ang-hcan de la vieille roche, celui-là même qui devait quelque temps après me faire l'honneur de me sig-naler à la Chambre des communes comme ne plaidant la cause de la liberté civile et rehg-ieuse que dans le but unique de réduire l'Ang'leterre et la France sous la domination des jésuites.* Il semblait avoir complètement oublié les dang-ers de l'Eghsc étabhe et les progrès formi- dables du papisme, tant il était absorbé dans la con- templation des allures de Toxophylite. Cependant, après quelques intermèdes insig-nifiants, la course décisive s'eng-ag-e : ving-t-quatre chevaux partent à la fois. Comment peindre l'anxiété dévo- rante, les flots tumultueux, les soubresauts, les * Discours de M. Newdegate à la séance du 21 juillet 1858. 78 bruissements divers de ces cent mille indi\ idus dont les yeux et le cœur se concentrent sur un seul objet. L'étrang-er désintéressé se rappelle in\ oloiitairement son Yiro-ile, et les vers immortels du cinquième chant de V Enêidej qui ont familiarisé tous les ^ens bien élèves et tous les esprits cultivés avec tant de détails insig-niliants à jamais ennoblis par la muse épique. La course, qui dévore un espace de trois quarts de lieuCj dure moins de trois minutes. Il y a un mo- ment où, ^râce à un pli de terrain, tous les chevaux disparaissent aux yeux des spectateurs : quand ils re- paraissent, les chances diverses des concurrents com- mencent à se prononcer. Encore un instant d'anxiété dévorante : cent mille têtes se tournent vers le poteau qui indique le but. Le sort a prononcé. Ce n'est pas ioî'd Derby qui a vaincu. Son fameux cheval n'est arrivé que second. Le cordon bleu lui échappe : le prix échoit au cheval d'un baronnet inconnu qui réalise de ce seul coup quelque chose comme un million de bénéfice. Dans cet échec imprévu du premier ministre à Epsom, tout le monde voit le pronostic de la chute politique qui l'attend à Westminster. Mais amis et adversaires semblent oublier ce fâcheux présag^e dans l'excitation fébrile qui préside au retour de la foule vers Londres. Tout le monde veut partir et revenir h la fois : tous les cavaliers, tous les attelag'es, g^rands et petits, pul)lics ou particuliers, s'eng-ag*ent ventre à terre dans deux ou trois allées qui aboutissent à une seule route : tous se précipitent vers la grande ville. Impossible de comprendre comment un effroy- able désordre et des accidents sans nombre ne vieil- 79 nent pas cîiang'er en catastroi)he cette cohue confuse et effrénée, d'autant plus qu'on n'aperçoit que de loin quelques policemcn, toujours désarmés, qui, par un sig'ne de la main, rétablissent l'ordre du défilé, en attendant qu'il s'embrouille et s'enchevêtre de nou- veau. Je souriais en song'eant au contraste de ces précautions modestes, mais suffisantes, avec les charg-es furieuses que l'on voyait exécuter par nos g-ardes municipaux, casque en tête et l'épée au poing", sur les trois ou quatre fiacres assez osés pour rompre la, file, lors des réceptions mhiistérielles, dans ces temps fabuleux où la g-ent parlementaire allait à pied voir les ministres que nous aimions ou que nous combattions. Cependant il n'arrive aucune })éripétie funeste ; chacun arrive, on ne sait comment, mais à bon port. Les trois cent mille spectateurs se dis- persent et rentrent dans leur foyer sans qu'on n'entende parler d'une rixe ou d'un accident. A peine a-t-on franchi la contrée pittoresque et acci- dentée des environs d'Epsom, qu'on traverse une interminable série de villes suburbaines, toutes ver- doyantes et festoyantes, qui forment les faubourg-s de la o-rande cité, et où éclate plus que partout ailleiu-s la prospérité matérielle du pays, où des maisons moins sombres et moins monotones que celles de la ville sortent parées et pomponnées d'un lit de fleurs ou de g-rands arbres, où les balcons, les fenêtres, les g-rilles, les trottoirs, sont g-arnis à s'étouffer d'une foule innombrable et joyeuse, re- marquable par la beauté assez g-énérale des femmes et des enfants, et par l'air de contentement et de 80 sympatliie répandu sur toutes les fig'ures. C'est un spectacle unique au monde que ce fleuve vivant dont on fend au g'alop les flots pressés et "bruyants. Il chang-e quelque peu de nature à mesure qu'on approche de Londres, et qu'une population plus dense, mais aussi d'un aspect plus sombre et plus hâve, révèle la présence des masses ouvrières ; mais il laisse dans l'âme l'ineffaçable souvenir d'une vraie fête populaire, issue de l'impulsion spontanée de ses acteurs, et ennoblie par la mâle inteUig-ence d'un peuple qui sait non-seulement se g-ouverner, mais encore s'amuser tout seul. On sait le mauvais jeu de mots de Louis XV à l'un de ses courtisans philo- sophes. '^ Duc de Laurag-uiiis, qu'avez-vous donc été faire en Ang-letprre ?— Apprendre à penser, Sire ! — Quoi ? panser les chevaux ? — L'un et l'autre. Sire,'* aurait pu répondre lord Derby, si tant est que l'on puisse se fig'urer un lord Derb}' en France et à la cour d'un monarque absolu. VII Au lendemain de ce jour de fête, tous les esprits étaient rendus à la préoccupation de la veille, et replong'és dans la g-rande lutte dont l'issue devait exercer une si vitale influence sur les destinées de l'Ano-leterre et de l'Inde, sur l'avenir de ces deux cents millions d'âmes dont M. Roebuck avait si noblement parlé. Ce n'était pas seulement dans le ])arlement, ni dans le g-rand monde, ni dans les cercles exclusivement politiques, que cette ardente 81 curiosité s'attachait î\ deviner les résultats de la dis- cussion. Le pnys entier^ représenté par tout ce qu'il renferme d'hommes intellig-ents et instruits, suivait avec une fiévreuse anxiété les diverses péri- péties du conflit, et s'identifiait avec ses moindres incidents, g-râce au puissant et utile concours de la presse qui fait pénétrer jusque dans les moindres hameaux la reproduction détaillée et parfaitement fidèle des débats parlementaires. Elle fait plus en- core 5 elle les accompag'ue de commentaires qui ré- sument et renouvellent ces débats, en 3^ ajoutant des arg'uments souvent plus concluants et plus orig-inaux que ceux mêmes des orateurs. C'est ainsi qu'elle éveille la conscience du pa3's j qu'elle provoque et exerce l'intervention de tous dans les affaires de tous, et qu'elle constate, en la rég-ularisant, l'action directe du pays sur ses représentants et ses chefs. Que d'esprit et de science, que d'ironie et de passion, que de talent et de vie, n'a-t-on pas déj)ensé, pendant ces quinze jours, dans les vastes colonnes des journaux ang'lais ! J'en étais, pour ma part, tout ébahi, tant j'avais déjà perdu l'habitude de ce feu roulant et alternatif de la discussion quotidienne, que nous avons connue nag'uère et pratiquée peut-être avec excès, mais qui est devenue impossible entre des org'anes dont quelques-iuis seulement ont le droit de tout dire, et sont toujours conduits, plus ou moins involontairement, à attirer leurs adversaires sur un terrain où les attend le bâillon ofHciel. Tandis que le Daily News, le Star et les autres j(jurnaux indé- pendants ou radicaux, manifestaient une symi)athie G 82 do plus en plus vire pour lo maintien de la politique nouvelle^ la formidable artillerie du Times continuait à tonner contre le ministère et contre la fameuse dé- pêche. Sur ses flancs^ les petites feuilles, spéciale- ment vouées à la cause de lord Palmerston, redou- blaient de zèle et de vig'ueur pour soutenir l'ardenr de ses adhérents dans la Chambre comme dans le public. Ils annonçaient toujours, avec la même con- fiance, la défaite certaine du g'ouvemement, et se promettaient une majorité tellement considérable, tellement significative, qu'elle rendrait inutile et in- sensé tout projet de dissolution. Cependant quelques symptômes de dislocation se manifestaient déjà au sein de cette majorité sur laquelle on comptait si bien. Ses chefs, en parcourant les rang-s de leur phalang'e, pouvaient déjà remarquer le silence expressif de quel- ques-uns, les hésitations croissantes de plusieurs. La discussion avait évidemment ébranlé, si ce n'est transformé, bien des convictions arrêtées d'avance. Tout son éclat, toute sa force avait été du côté des adversaires du projet de censure. Ses par- tisans ne s'étaient g-uère élevés au dessus des combinaisons et des récriminations de l'esprit de parti. Le résultat fut bien plus visible encore dans la séance du 20 mai. M. Brig-ht, qui dispute à M. Gladstone la palme de l'éloquence et l'attention de la Chambre, apporta ce jour-là à la bonne cause le puis- sant secours de sa parole et de sa croissante autorité. M. Brig-ht est un dissident de la secte des Quakers (les Trembleurs) ; il est le beau-frère de ce Frédéric Lucas, qui. né dans la même secte que lui, était de- 83 venu catholique, et de plus le défenseur le plus éner- gique de sa nouvelle foi. A peine admis dans la Chambre des communes, Lucas y avait conquis une place hors ligne : tout annonçait en lui un orateur et lui chef de ])arti qui aurait ég-ale et peut-être dépassé O'Connell: une mort prématurée n'a plus laissé de lui que le souvenir, encore très-vivant, du charme in- vincible de sa mélodieuse parole et de l'énerg-ique droiture de ses convictions. M. Brig'ht, se plaçant, comme l'avait fait son beau-frère, en dehors de tous les anciens partis, et à côté du chemin qui conduit au pomoir, n'a cessé de grandir dans l'estime publique, malg'ré l'impopularité temporaire qui l'atteig'nit à la suite de son opposition à la g'uerre d'Orient. Tout le monde blâme et regrette ses attaques exagérées contre les mœurs et les institutions britanniques, at taques dont il est lui-même le vivant et brillant dé- menti; mais chaque session a vu grandir son as- cendant, et ce tremhlcur est devenu aujourd'hui l'un des trois ou quatre personnages les plus intéressants et les plus écoutés de l'Angleterre. C'était une inter- pellation de lui qui avait })rovoqué la publication de la fameuse dépêche. Il était juste qu'il vint adjourd'hui la défendre. Il le fit avec une énergie, une netteté, une simplicité d'arg'umentation et de démonstration propre à porter une con\iction rapide et triomphante dans tous les esprits impartiaux. Lui aussi sut très- habilement trouver le défaut de la cuirasse que pré- sentait la proposition des whigs en s'abstenant de toute opinion sur la proclamation de lord Canning. " Les princes indigènes et les peuples de l'Iiido ne coniprenent G 2 84 rien à vos lactiques ni h vos cabales politiques. Quand ils ap- prendront que le parlement anglais a délibéré sur l'acte du gou- verneur général, ils voudront savoir si le parlement l'a approuvé ou non, et, si vous adoptez la proposition de M. Cardwell, ils en concluront naturellement que vous approuvez la confiscation . . . Toute la question est l.\. . . On recule devant cette conclusion né- cessaire ; on prétend d'ailleurs que la confiscation ne s'applique pas à la masse de la population, mais seulement h certains indi- vidus déplaisants qu'on appelle talookdara, qui ne sont que des barons féodaux, des clicl's de brigands, des oppresseurs du peuple. Ce n'est pas la première fois qu'après la consommation d'une grande iniquité les auteurs de l'iniquité ont essayé d'en calomnier les vic- times. Lord Shaftsburyjl'un des promoteursde cette belle campagne, a dit que la confiscation ne s'appliquerait qu'à six cents individus dans le royaume de l'Oude. Soit: ce pays est moins peuplé des quatrecinquicmes, quelclloyaume-Uni : appliquons le même calcul à notre pays : supposons que l'on vienne confisquer les biens des trois mille six cents principaux propriétaires des trois royaumes, et parmi eux des sept cents grands propriétaires qui siègent dans les deux Chambres. N'appeieriez-vous pas cela une révolution, et non-seulement une révolution politique, mais ime révolution sociale. Prenons garde : quand on habite un pays rempli de grands talookdars, un pays où il y a une province entière, en Ecosse, qui appartient à un membre de la Chambre des pairs,* un pays où il y en a d'autres qui possèdent des territoires de soixante à quatre-vingt milles carrés, oti il y a des ducs de Bedford et des ducs de Devonshire,t il faut avoir quelque souci de ce que l'on entreprend contre les talookdars et les grands propriétaires de l'Inde. Mais d'ailleurs le chiffre cité est faux : les meilleures autorités démontrent qu'il y a au moins quarante mille proprétaires fonciers dans l'Oude. Or il y a un détestable système dans lequel lord Canning s'est laissé engager, et qui tri- omphe déjà dans la présidence de Madras : il consiste à sup- primer tovis les intermédiaires entre le gouvernement suprême et le pauvre laboureur qui cultive le sol : et dans quel but ? Afin de confondre toutes les classes de la population en une seule, de n'ad- mettre au partage de tous les fruits de la terre que deux parties prenantes, le fisc et le paysan, le fisc directement et perpétuelle- ment occupé à extorquer le plus de produits possibles, et le paysan à (jui l'on jettera chaque jour une poignée de riz pour le mettre à même de tirer du sol ce que dévorera le fisc. . . Vous ne vous con- tentez pas, en rempla(,'ant la royauté de l'Oude par vous-mêmes, de vous emparer du domaine public et du produit de tous les im- pôts, mais vous venez encore dire à tous les seigneurs, à tous les propriétaires du sol, à tous, excepté aux humbles et obscurs cul- tivateurs de ce sol : *' Descendez de l'indéjjendance et de la di- * Le duc de Sutherland. ■f Tous les deux traditionnellement identifiés au parti whig. 85 " gnitc dont vous avez joui jusqu'ici: subissez le sort commun h " tous nos vaincus ; les deux cinquièmes d'entre vous n'ont pris " aucune part :\ la révolte, mais dans une confiscation générale les " innocents doivent souffrir avec les' coupables. C'est la fortune " de la guerre, et cette fortune sera la vôtre." Il y a des journaux dans l'Inde qui applaudissent à la proclamation, parce que, disent- ils, elle fera d'un seul coup ce qu'il faudrait vingt ans pour faire ailleurs ; elle renversera d'emblée toutes les individualités qui pouvaient créer des foyers de résistance à la domination britanni- que. Il y en a d'autres, plus bonnêtes et plus avisés, qui dé- clarent que cette proclamation exigera une nouvelle armée pour la faire appliquer. . . J'en prends à témoin la Cbambre : quand nous avons appris que le gouvernement blâmait cette proclamation, nous, mes amis et moi, ftiembres de l'opposition, nous avons ap- plaudi le ministre qui s'exprimait ainsi. Si nous ne l'avions pa.s applaudi, nous serions indignes d'être hommes, indignes d'être Anglais, indignes d'être législateurs de l'Angleterre ; nous serions étrangers et indifférents à la distinction du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Tel a été le premier sentiment de tout le monde avant que la dépêche de lord Ellenborough ne fût connue ; mais ensuite a surgi la fatale influence de l'esprit de parti, qui a exploité cette dépêche avec tout l'art que cet esprit enseigne." Ici^ se retom'iiant contre le plus redoutable adver- saire de la dépêche^ contre lord John Russell, il évoqua avec bonheur et avec justice contre lui le souvenir de ses propres torts^ et l'imprudence qu'il commettait en critiquant chez qui que ce soit un lang-ag-e acerbe et rig'oureux. Il lui rappela com- ment; à propos du rétablissement de la hiérarchie romaine et de l'apparition du cardinal AViseman en Ang-leterrCj lui, lord John Russell, avait écrit <à l'évoque anglican de Durham une lettre publique qui avait donné le signal d'une agitation considérable et semé les g-ermes d'une division qui dm*e encore. "Le noble lord/' dit notre intrépide quaker, chez qui le dissident se faisait en ce moment jour sous l'orateur politique, " a reproché à la dépêche de lord Ellen- " borouo-h son ton d'invective et de sarcasme. Mais 80 " le noble lord devrait être fort réservé à cet eiidroit- " là, car il habite une maison de verre, plus fragile ^^ qu'aucune des nôtres. Quand il prend sa plume " en main, nul ne peut prévoir ce qu'il va donner au ^^ public. Je me rappelle une lettre fort extraordi- " naire de lui, qu'il avait sans doute l'intention d'orner " d'une phraséologie irréprochable, puisqu'il l'adres- ^^ sait à un évêque. Je ne voudrais pas être trop " sévère pour le noble lord ) mais, quand un homme ^' d'Etat aussi g-rave écrit à un saint homme d'évêque, ^^ on peut espérer qu'il saura an moins éviter le sar- " casme et l'invective. Et cependant, dans cette " lettre même, il ne craignait pas de lancer à flots le ^^ sarcasme et l'invective sur six millions de ses con- " cito3'-ens, et de troubler gravement ainsi la paix du ^^ Roj^aume-Uni." La Chambre accueillit avec une S3'mpathie mar- quée et des apjilaudissements prolongés ces passages et bien d'autres encore qu'il nous faut omettre,* pour arriver à la conclusion du discours où l'honnête homme éloquent que nous écoutions avec tant d'émo- tion s'éleva en môme temps contre la tactique em- ployée parl'ancien ministère pour récupérer le pouvoir à l'aide de cette complication des affaires extérieures, et contre les provocations inhumaines de la presse anglo-indienne à de nouveaux supplices. "Toute rinclc tremble agitée par des feux volcaniques. Nous serions coupables d'une tcmcrito extrême, d'un crime irrémissi- * On nous permettra toutefois de déplorer, dans ce beau dis- cours, la présence d'une tirade de mauvais goût contre les récep- tions particulières où lord Palmcrston attirait et accueillait ses amis et ses adversaires avec une courtoisie qui contrastait avec la roidcur récente de sa tenue à la Chambre. 87 ble contre la monarcliie anglaise, si nous donnions inie approbation quelconque, racine la plus indirecte, à la proclauiatiou de lord Canniug. On veut qu'à ce propos j'aide à renverser les ministres actuels de la reine. Quand j'entrerai dans une action destinée à remplacer ces ministres, ce ne sera que pour un motif que je com- prendrai, que j'approuverai, et qui sera compris et approuvé par le pays ; ce ne sera que pour une cause qui apportera quelque bienfait ù quelque fraction de l'immense empire britannique ; ce ne sera qu'avec la chance de faire avancer les grands principes que le pnrti libéral (si tant est que nous soyons encore un parti) a pris l'engagement de défendre. Mais, dans la question actuelle, la politique du gouvernement est une politique de miséricorde et de conciliation : c'est la mienne. Des meneurs perfides ou au moins mal avisés du parti libéral voudraient nous engager dans une politique différente, contraire à tous nos antécédents et à toutes nos doctrines. Quant à moi, je reste fidèle à la politique de la justice et de la conciliation. La justice et la miséricorde sont les attributs suprêmes de la perfection divine ; mais tous les hommes ont partout le droit de les invoquer et la faculté de les comprendre. Leur voix se fait entendre dans tous les climats et dans toutes les langues ; et, parmi les millions d'âmes dociles et intelligentes qui peuplent l'Inde, il n'y en a pas une qui leur demeure sourde. Vous avez choisi une autre voie : vous avez préféré vaincre et régner par l'épée. L'épée s'est rompue: le tronçon brisé vous reste dans les mains; vous êtes humiliés et confondus. . ." Ici; contrairement aux habitudes ordinaires du parlement, quelques murmures se firent entendre, et des cris de : Non, non ! s'élevèrent des bancs de Top- position. "Oui, reprit aussitôt l'orateur, vous êtes humiliés et confondus aux yeux de l'Europe civilisée (nouvelles protestations, couvertes cette fois par des applaudissements); mais vous pouvez vous relever. Il vous reste d'autres chances à tenter. Vous avez encore le moyen de gouverner l'Inde et de la sauver. Je vous conjure d'en user, et de ne pas vous laisser égarer par une politique qui mènerait peut-être ce grand pays à sa ruine, et qui, même si vous y réus- sissiez, envelopperait notre renonnnéc d'un immortel déshonneur!" Après un discours de cette force, prodigieusement applaudi, on devait s'attendre à voir enfin paraître du côté opposé un orateur capable de veng-er la pro- position de censure des attaques dont elle était criblée. 88 Mais l'attente fut vaine. Il ne se présenta que des combattants de second et de troisième ordre, dont l'infériorité devint de plus en plus évidente lorsque sir James Graliam se leva pour défendre la même thèse que M. Eriglit. Long-temps revêtu des plus liantes fonctions dans les ministères présidés par lord Grey, par sii* Robert Peel, par lord Aberdeen, et en dernier lieu par lord Palmerston, il occupe avec M. Gladstone le premier rang* dans le parti peelite. Il commença par déclarer, au nom du vénérable lord Aberdeen, ami particulier de lord Canning*, comme au sien, que lord Canning", dont la bonne renommée pouvait paraître compromise par la publication pré- maturée de la dépêche de lord EUenboroug-h, avait reçu, par la démission spontanée de ce ministre, une réparation amplement suffisante, et que le g'ouverne- ment avait agi envers lui avec une g'rande modéra- tion en ne lui retirant pas ses fonctions. Il insista ensuite sur un fait dont la nouvelle ■\'enait d'arriver le jour même, sur la vive réclamation élevée contre le décret de confiscation par sir James Outram, c'est-à- dire par celui-là même des généraux ang-lais qui avait opéré sous lord Dalhousie la réunion de FOude, qui y commandait encore maintenant, et qui, dans la dernière campag'ne, s'était attiré l'admiration univer- selle en consentant, comme notre Boufflers à Mal- plaquet et lord Harding-e dnns rAffg-lianistan, à rester comme volontaire sous les ordres de son subordonné, parce que ce subordonné était Havelock, et qu'il ne voidait })as lui dérober la g-loire d'une victoire à moitié gng'née. A ces témoig'uag'es im])osants, sir 89 James Graliam ajoutait tout le poids de sa propre autorité en s' élevant contre la théorie et la pratique de la confiscation politique. Rappelant les avertisse- ments du g'rand docteur en fait de crimes d'Etat^ de Machiavel, qui avait enseig-né que les peuples et les indi\'idus pardonnent plus volontiers à ceux qui ont ég'orgé leurs pères qu'à ceux qui les ont dépouillés de leur patrimoine, il cita encore le duc de Welling- ton qui, en s'adressant à l'un de ses successeurs dans rinde, lui avait surtout recommandé de respecter le droit privé et la propriété individuelle. Puis, oppo- sant l'exemple de Napoléon I" à celui de son vain- queur, il ra])pela, d'après une récente publication de M. Yillemain, l'énerg'ique résistance que l'Empereur avait rencontrée chez ses plus fidèles adhérents lorsque, pendant les Cent-Jours, il avait voulu dater de Lyon un décret de confiscation contre treize de ses principaux adversaires. ^^ Le plus honnête et le plus fidèle de ses amis, le compag-non de ses derniers périls et de ses derniers malheurs, son gTand maréchal 33ertrand, refusa, malgré les ordres et les instances du maître, de contre-sig-ner le fatal décret, en lui disant : " Ceux qui vous conseillent de recommencer " un régime de proscription et de confiscation sont " vos plus cruels ennemis, et je ne serai pas leur " complice !" Et Labédoyère avait ajouté : " Si le " régime des proscri})tions et des séquestres recom- " mence, tout cela n'ira })as loin." Sir James ré- sumait son opinion et, on peut le dire, toute la dis- cussion en ces termes : " La dépêche de lord EUen- " boroug-h i)eut être blâmée quant • h la forme ; 90 " la proclamation de lord Canniiig' doit et a dû être " blâmée quant au fond. La substance de la dépêche " est bonne^ la substance de la proclamation est '' mauvaise. Il faut que ceux qui nous demandent " de censurer le g'ouvernement actuel afin de les " mettre à sa place déclarent sans détour et sans " délai s'ils sont pour la proclamation ou pour la " dépêche, c'est-ù-dire s'ils sont pour la confiscation ^^ ou pour l'amnistie. Tous mes souvenirs et tous " mes liens de parti m'éloig-nent du ministère actuel j " maiS; parvenu au terme de ma carrière et n'aspi- ^^ rant plus au pouvoir, je suis endroit d'exprimer ^^ un avis impartial \ et je repousse tout projet " de censure contre un g-ouvernement qui a dit la " vérité quand il a dit que le principe de la confisca- " tion est incompatible avec la durée de l'empire bri- ^^ tannique dans les Indes." Après ces deux discours, la cause de la justice et de la vérité était moralement g'ag-née. Cependant l'issue de la délibération était encore incertaine : il restait encore de g-randes voix à entendre : d'un côté, M. Disraeli, le leader de la Chambre, et M. Glad- stone, le plus éloquent de ses orateurs ; de l'auti-e, lord Palmerston, avec les inépuisables ressources de sa spii-ituelle laconde. L'anxiété pubHque était au comble j et le lendemain ('21 mai), dernier jour de ce grand conflit, l'affluence des membres et des specta- teurs, entassés dans l'étroite enceinte de la Chambre, dépassa tout ce qu'on avait encore vu. Du haut de la tribune réservée aux pairs et aux étrang-ers de distinction, lord Derby et lord Granville, côte à côte. 91 semblaient passer en revue leurs deux armées^ en at- tendant l'eng-ag-ement définitif qui devait décider de leur sort commun, et les faire cliang-er de place dans la Chambre voisine. Une ag-itation électrique rég'nait dans les rang-s de l'assemblée. Mais voici que, dès l'ouverture de la séance, un spectacle inattendu se fait jour. Un membre se lève sur les bancs mêmes de la majorité opposante pour inviter l'auteur du projet de censure contre le g-ouvernement à retirer sa proposition. M. Cardwell, étourdi de cette brusque interpellation, s'y refuse nettement. Aussitôt cinq ou six autres membres du même côté lui renouvellent successivement la même invitation. C'était le sig'nal de la division intérieure qui s'était opérée depuis le commencement de la discussion, et d'une défection qui allait devenir de plus en plus dang'ereuse. L'armée qui s'était crue si sûre de la victoire commençait à plier. M. Cardwell hésite encore. Alors le g'énéral de Lacy Evans, l'un des plus anciens partisans de lord Palmerston, annonce qu'il proposera, de son côté, un vote tendant à blâmer directement la procla- mation de lord Canning* et à réprouver la politique de confiscation. Un autre membre de l'opposition déclare que, si l'on persévère à faire voter la Chambre, il n'aura d'autre parti à prendre qu'à dire bonsoir au très-honorable auteur de la proposition et à se retirer. Un troisième, plus naïf, évoque la possibilité d'ime dissolution qui probablement ferait perdre leurs places î\ beaucoup des partisans de la censm*e. Une heure se passe dans cette confusion bizarre et croissante, et à chaque instant la certitude de la défaite humihaute 92 de l'opposition devenait plus apparente. Pour éviter ce désastre, lord Palmerston prend son parti et se décide à reculer : en voilant sa retraite et en lui don- nant pour prétexte l'effet produit par la protestation du g'énéral Outram, citée dans la discussion delà veille, et officiellement publiée ce jour-là même, il eng-ag-e à son tour M. Cardwell à retirer la proposition de cen- sure. Celui-ci y consent enfin au milieu des applau- dissements dérisoires du parti conservateur. La journée était décidée, et la campag-ne terminée, sans que les réserves eussent donné. Le ministère l'em- portait sans qu'aucun ministre eût parlé. Il ne restait plus au cabinet qu'à prendre acte de sa victoire et à en déterminer d'avance l'effet moral. C'est ce que fit M. Disraeli avec une adresse infinie et une modestie triomphante. Il constata d'abord que ce n'était pas le ministère qui déclinait le combat ou qui pût en redouter le résultat ; mais aussi que ce n'était pas lui qui avait mis en déroute ses ad Ver- sailles. Il se plut à reconnaître que la bataille avait été g-ag'née par des hommes qui ne comptaient ni j)armi les membres du g-ouvernement ni parmi leurs adhérents, mais par M. Roebuck, par M. Brig-ht, par sir James Graham, dont l'indépendance, le talent et l'autorité avaient porté dans le débat une lumière invincible, et modifié les opinions préconçues d'une partie de la chambre. Besoin d'ailleurs à ne pas abuser du succès et à ne pas pousser à outrance ses adversaires, il déclara que, tant que lord Canniiig- se conformerait à la politique de prudence et de concili- ation qui lui était recommandée, et dont il avait été 93 si lono-temps le g-énéreux roprésentant^ le g-onverne- ment lui conserverait sa confiance et son appui ; que^ du reste^ sans attendre le résultat de la discussion, une dépêche télégTapliique lui avait déjà porté cette assurance. M. Gladstone, lord John Russell et M. Brig-ht pri- rent tour à tour la parole pour féliciter, à leurs points de vue différents, la Chambre de cette conclusion in- espérée, et pour prendre acte tant de la justice ren- due à lord Canning* que des principes universellement reconnus en faveur de la clémence et de la modéra- tion dans rinde. Après quoi la Chambre s'ajourna pour aller prendre ses vacances de la Pentecôte. Il est bien rare, dans les assemblées politiques bien régulées, de voir ainsi se transformer, sur une mesure capitale, les dispositions déjà certaines de la mnjorité par l'influence unique et immédiate de la discussion. J'ajouterai même qu'il en doit rarement être ainsi, sans qu'on en puisse rien conclure contre la sincérité ou la moralité du g'ouvernement repré- sentatif. Dans les questions relativement insigni- fiantes ou subitement soulevées, la discussion pub- lique et improvisée détermine naturellement les décisions. Il en est autrement dans les luttes de parti, dans les questions d'une imj)ortance majeure, déjà surabondamment débattues par inie presse li})re et par les mouvements de l'opinion. Alors la dis- cussion parlementaire est plutôt un résultat qu'un préambule. Toute délibération législative est un jugement ; la discussion qui la précède constate et produit les arguments victorieux j elle donne aux 94 plaido3'crs des parties adverses la plus éclatante et la plus incontestable publicité ; mais elle sert surtout à écrire, pour les contemporains et pour la postérité, les considérants de l'arrêt. J'ai vu souvent une majorité aug-menter ou diminuer sous le coup instan- tané de la parole de certains orateurs ; mais je n'en avais jamais vu subir à ce point l'ascendant g-raduelle- ment victorieux de la vérité éloquente. Ce n'était donc pas à tort que des orateurs très- divers félicitaient la Chambre de l'issue du débat ; car ce qui venait de se passer était le triomphe de la raison et de la justice, triomphe consolidé par la mo- dération et la prudence de tous les partis, triomphe obtenu par les seules armes de la discussion et de l'éloquence. L'esprit de parti avait été abattu et déjoué. Tous les intérêts lég'itimes avaient été noble- ment défendus et reconnus , l'honneur d'un gTand fonctionnaire accusé et absent avait trouvé de fidèles et zélés champions j son caractère avait été mis à l'abri de tout reproche, avec une honorable sol- licitude, par ceux-là mêmes qui avaient le plus sévèrement jug'é sa conduite. L'autorité g-ouverne- mentale avait été maintenue par des hommes aussi complètement étrang-ers à sa responsabilité qu'indé- pendants de son influence. Un ministre éloquent, mais imprudent, et qui s'était puni lui-même de l'indiscrétion et de l'exag-ération de son lang-ag-e, devait se sentir plus que consolé en entendant ses doctrines victorieusement soutenues par les voix les plus imposantes, et implicitement approuvées par la majorité législative. L'humanité, l'équité, les droits 95 des vaincus et des fiiibles, avaient trouve pour cham- pions les orateurs les plus intrépides et les plus écoutés d'une assemblée dont les échos retentissent dans le monde entier^ et leur voix allait pénétrer jusque sur les bords du Gang'e^ pour y rétablir, dans leur in- tég-rité, les lois d'une g'uerre loyale et les conditions d'une conquête civilisatrice : Ille super Gangem, super exauditus et Inilos, Implebit terras voce ; et furialia bella Fulmine compescet linguœ .... En un mot, la force morale avait été ouvertement et noblement préférée à la force matérielle par les org'anes d'une g-rande nation qui peut et qui veut faire elle-même ses affaires, que rien n'abat ni n'effraye, qui se trompe quelquefois, mais qui ne pousse ta bout ni les hommes ni les choses, enfin qui sait tout ménag'er et tout réparer, sans avoir besoin de se mettre en tutelle et de chercher le salut en dehors de sa virile et intelligente énergie. Pendant que ces réflexions se faisaient autour de moi, je sortais de ce g'rand spectacle ému et satisfait, comme devait l'être tout homme qui voit dans un g'ou- vernement autre chose qu'une antichambre, et dans un peuple civilisé autre chose qu'un troupeau docilement indolent à tondre et à mener paître sous les silencieux ombrag'es d'une énervante sécurité. Je me sentais plus que jamais attaché aux convictions et aux espé- rances libérales qui ont toujours animé, à travers les phases les plus douloureuses de notre histoire, cette élite d'honnêtes gens que les méconqites et les dé- faites n'ont jamais abattus, et qui, jusque dans l'exil. 96 jusque sur l'écliafaud, ont su coiisencr assez de pa- triotisme pour croire que la France pouvait^ tout comme l'Ang-leterre, supporter le règne du droit^ de la lumière^ de la liberté. Noble cro3^ance^ bien dig-ne d'inspirer les plus douloureux sacrifices^ et qui^ pour avoir été trahie par la fortune^ désertée par la foule et insultée par des lâches, n'en g'arde pas moins son inébranlable empire sur les âmes fières et les esprits YIII Revenu en France, j'}^ ai lu, dans le principal or- g'ane du clerg'é et de la nouvelle alliance du trône et de l'autel, que tout ce que je venais de voir et d'en- tendre était iine farce jouée à grand ajqmreil* comme on en trouve souvent dans l'histoire les as- semblées délibérantes. Heureux pa3^s, pensé-je, et surtout heureux clerg'é que celui à qui on donne de si bons renseio'nements en un si beau lano-ao*e ! En attendant, la discussion du mois de mai der-. nier a exercé une influence beinfaisante sur la con- duite des affaires de l'Inde. Lord Canning* est rentré sans peine dans ses anciennes voies, dont l'avaient un moment détourné de funestes conseils. Tout en fai- sant avec habileté et dig*nité l'apologie de ses mesures dans cette dépêche du 7 Juin que les journaux ont récemment publiée, il n'en est pas moins revenu à une politique indulg'ente et modérée. S'il faut en croire les derniers récits, la soumission de l'Oude s'opère * Univers du 23 mai 1858. 97 g'raduellemeiit. Les talookdars, ramenés par la conduite conciliante du commissaire Montg'omery, se soumettent l'un après l'autre et rentrent dans leurs biens en même temps que dans le devoir. Dans les autres provinces de l'Inde, l'insurrection^ quoique redoutable encore, et plus redoutable qu'on ne se le fig'ure en Ang-leterre, paraît cependant se restreindre et s'amortir. Aucun des vœux sang-uinaires qui, à pareille époque, l'an dernier, s'élevaient du camp des ang'lopbobes, n'a été encore exaucé ; aucune de leurs sinistres prédications ne s'est encore ac- complie. La loi qui a mis un terme à l'existence politique de la Compag-nie des Indes confie le gouvernement de l'immense péninsule à un secrétaire d'État, assisté d'un conseil inamovible, dont la moitié des membres est à la nomination de la couronne et l'autre moitié élective. Un article de cette loi dispose que, lors- qu'un particulier aura quelque plainte à élever contre l'administration de l'Inde, il devra poursuivre le se- crétaire d'État : ce n'est qu'une application rég-le- mentaire de ce g-rand principe du droit commun de l'Ang'leteri'e, d'après lequel tout citoyen peut avoir recours devant la justice contre tout officier public. Garantie immense et trop peu connue de la liberté britannique, qui contraste avec cette inviolabilité de nos moindres fonctionnaires, créé par la constitution de l'an VIII, que l'on avait la naïveté, même sous le rég'ime constitutionnel, de rang-er parmi les con- quêtes de 1780. Ce secrétaire d'État est lord Stanley-, dont la vi- H 98 g"oiireuse jeunesse et le solide esprit promettent aux affaires de l'Inde un g-uide prudent et énerg-ique, et inspirant une confiance universelle. Il a noblement résumé le prog-ramme de la nouvelle org-nnisation du g'ouvernement des Indes dans son discours du 20 septembre à une des corporations municipales de Londres. " Nous avons à préserver l'Inde des fluc- tuations de la politique parlementaire^ et à défendre l'Ang-leterre contre le dnng-er^ plus éloigné^ mais non moins réel^ du contact de notre pouvoir exécutif avec l'administration d'un pays qui ne peut être g'ouverné qu'au moyen du pouvoir absolu." Le ministère de son père doit à la discussion de la proposition Card- well la consolidation de son existence, auparavant incertaine et chancelante. L'opinion libérale la plus avancée s'est facilement résignée à la durée provi- soire d'un cabinet qui dcnne au grand parti réfor- miste et indépendant le temps de se cliercher d'S chefs plus jeunes et plus sûrs que lord Palmerstou, et qui, en attendant, entre lui-même résolument dans la voie des réformes utiles et des progrès légitimes. Les coryphées de l'administration conservatrice su- bissent en ce moment le châtiment souvent inflig-é par la. Providence aux hommes d'Etat que les pas- sions politiques, je dis les passions, et non de ser- viles et factieuses convoitises, ont entraînés jusqu'à l'injustice et à l'exag-ération. Le pouvoir qu'ils ont si avidement désiré leur est un jour accordé, mais à la condition d'y suivre précisément la même conduite qu'ils ont reprochée à leurs prédécesseurs. Depuis leur second avènement, lord Derby et M. Disraeli 09 sont occupés à faire tout ce dont ils ont fait un crime à sir Robert Peel : ils admettent ou ils proposent eux-mêmes des réformes libérales qu'ils ont ou qu'ils auraient certainement combattues s'ils étaient restés dans l'opposition où les avait jetés leur rupture avec l'illustre chef, dont ils se détachèrent quand il recon- nut la nécessité de briser le vieux prog-ramme tory et d'ouvrir la porte de l'a^^enir. L'admission des juifs au parlement, l'abolition du cens d'éligibilité pour la Chambre des communes, la promesse d'une nouvelle réforme parlementaire plus efficace que toutes les propositions récentes, indiquent les pas qu'ils ont fiits dans cette voie nouvelle et ont dû naturellement leur valoir les sympathies Hbérales, tandis que par des mesures sincèrement favorables à la liberté reli- gieuse dans les écoles, dans les prisons et dans l'armée, ils ont conquis une sorte d'adhésion jusque dans la portion la plus militante de l'épiscopat et de la presse catholique de l'Irlande. Mais, s'il a consohde pour un temps ce ministère conservateur, le grand débat sur l'Inde a rendu un service bien plus considérable encore à l'Angleterre et à l'Europe en confirmant la défiite de lord Pal- merston. Malgré l'habileté tardive de sa retraite à la dernière heure du combat, cette défaite n'en a pas moins été évidente et complète : et, pendant tout le reste de la session, la Chambre a semblé prendre plaisir à lui montrer qu'elle avait définitivement secoué le joug. Il reviendra peut-être au pouvoir, tant les ressources de son esprit sont abondantes, et tant les retours de la popularité, dans un pays libre, H 2 100 sont imprévus et naturels : mais il y reviendra averti^ si ce n'est corrig'é, et pénétré de la nécessité de ménao-er davantao-e ses alliés et ses adversaries. Une autre puissance^ plus redoutable encore que celle de lord Palmerston, est sortie vaincue de la lutte : celle du Times, inféodé depuis deux ans à la politique du noble lord, et qui avait consacré toutes ses ressources au triomphe du plan d'attaque combiné par l'ancien ministère. Il est impossible de ne pas voir dans ce fait une preuve concluante du bon sens national de l'Ano-leterre. L'incontestable utilité de cette immense machine de publicité^ comme organe retentissant de tous les g'riefs individuels et comme stimulant énerg-ique du sentiment public, serait plus que contre-balancée par son omnipotence, si cette omnipotence ne rencontrait pas de frein et ne rece- vait jamais de leçon. L'équilibre des pouvoirs con- stitutionnels serait g-ravement compromis par la prépondérance exclusive d'un journal unique, où des écrivains sans mission et sans responsabilité parlent tous les jours en maîtres au public le plus nombreux de la terre. Mais, comme je crois l'avoir prouvé ailleurs, l'empire de la tribune et son universelle publicité sont le contre-poids nécessaire et efficace de cette dang-ereuse toute-puissance de la presse. Le débat sur l'Inde en a fourni une nouvelle et concluante démonstration. Qu'on veuille bien remarquer que, dans toutes ces péri})éties de la politique anglaise de nos jours, il ne s'ag'it nullement de cette prétendue lutte entre l'aris- locratie et la démocratie où des observateurs super- 101 ficiels croient trouvei' la clef des mouvements de l'opinion chez nos voisins. Au fond^ ce qui g-ouverne en Ang-leterre^ c'est la classe moyenne^ mais une classe moyenne beaucoup plus larg-einent assise et beaucoup plus hiérarchiquement constituée que celle qui a g'ouverné en France^ à certaines époques de notre ancienne monarchie et pendant toute la durée du régime parlementaire. Cette classe moyenne n'a jamais connu ni les engouements puérils^ ni les pré- tentions taquines et envieuses^ ni les lâches abdications, ni les inexcusables paniques qui déparent l'histoire de notre bourgeoisie. Elle estime très-haut l'intelli- gence, mais plus encore la volonté. Elle recherche et considère la richesse, mais comme le signe de la force et de l'activité sociale. Elle a horreur de l'inertie et de la faiblesse, et par conséquent de l'arbitraire, imposé ou consenti. Elle veut vivre par elle-même et pour elle-même ', de là sa répugnance instinctive et traditionnelle pour la centralisation et la bureaucratie. D'un autre côté, elle n'aspire pas à envahu" toutes les fonctions publiques et à fermer à la fois par en haut et par en bas l'accès du pouvoir à tout ce qui n'est pas elle. Elle ouvre ses rangs à tout ce qui s'élève, sans contester aucune élévation antérieure à elle ou indépendante d'elle. Elle con- sent volontiers encore à ce que l'aristocratie de naissance, qui se recrute depuis des siècles dans son sein, représente au dedans et au dehors l'autorité publique et la grandeur nationale, connue un puissant souverain, assis dans la tranquille et simple majesté de sa force, laisse volontiers à de grands seigiu irs 102 le soin d'étaler la pompe des lointaines ambassades et de brionier l'honneur des charg-es onéreuses. Mais elle entend bien que sa volonté se fasse^ et que nul intérêt n'entre en conflit avec les siens^ que nulle eon^'iction ne l'emporte sur la sienne. Et ce n'est pas d'aujourd'hui que date cette souveraineté voilée, mais certaine. Pour qui comprend bien l'histoire d' Ang-leterre, elle a depuis deux siècles tou- jours existé et toujom's grandi. A travers les divisions superficielles des partis, c'est l'esprit des classes moyennes qui a. touojurs dirig-é ces grands courants d'opinion dont les révolutions d^'nastiques et ministérielles ne sont que la traduction officielle. Jamais le patriciat ang-lais n'a été autre chose que le mandataire actif et dévoué, l'interprète et l'instrument de cette classe intellig'ente et résolue en qui se con- densent la volonté et la puissance nationale. C'est elle que personnifiaient Cromwell et Milton lorsque par l'épée de l'un et la plume de l'autre la république s'assit pour un temps sur les débris du trône de Charles l'''. C'est pour elle et avec elb que Monck rappela les Stuarts, et que trente ans plus tard le parlement les remplaça par une royauté nouvelle. C'est elle qui, avec les deux Pitt, éleva dès le dix-huitième siècle l'édifice de la prépondérance britannique, et qui, avec Burke, l'empêcha d'être ruiné et infecté par la con- tao-ion des idées révolutionnaires. C'est elle enfin qui de nos jours, avec Peel, a ouvert à la politique ime ère nouvelle, celle de l'amélioration du sort et de l'extension des droits de la classe ouvrière. De là l'impérieuse nécessité de cette transforma- 103 tioii des anciens partis, qui se fuit jour dans tous les incidents de la politique contemporaine et qui a plané sur le g-raud débat dont j'ai essayé de rendre compte. J'entends de grands esprits que je vénère g-émir sur cette transformation inévitable ; je les vois s'appliquer à la retarder. Vaines tentatives et douleurs mal fondées ! Cette dislocation des vieilles bandes par- lementaires est lég-itimcj naturelle et désirable. Les anciens partis sont morts avec leur raison d'être. Le parti whig- est enterré au sein même de sa vic- toire : à lui l'immortel honneur d'avoir provoqué, par son initiati^'e et sa persévérance, ces nobles et salu- taires prog-rès qui n'ont pas coûté une goutte de sang* et qui ont fait triompher les idées libérales par les seuls mo3^ens que la liberté avoue : l'émancipation catholique, la réforme parlementaire, l'abolition de l'esclavag-e colonial, la suppression des lois sur les céréales. Ses adversaires d'autrefois sont dev'enus ses émules d'aujourd'hui, et pourraient bien le devan- cer dans la voie des nouvelles réformes, substantielles et populaires, qui doivent remplacer d'anciennes rou- tines par les bienfaits d'un progrès rationnel et morîd. Aujour^l'hui tout le monde en Angleterre veut le progrès, et tout le monde aussi le veut sans renier la gloire du passé, sans ébranler les fondations so- ciales. De toutes les questions qui intéressent au- jourd'hui le salut ou l'honneur du pays, il n'y en a pas une seule qui se rattache aux anciennes divisions des Avhio's et des tories. Qu'ont de commun avec elles l'alliance française, la rév'olte des Indes, la guerre avec la Eussie ou avec la Chine, l'émancipation poh- 104 tique et industrielle des colonies ? Rien^ absolument rien. Bien g-ouvemer le pays, tirer de ses colossales ressources le meilleur parti possible pour son hon- neur et sa prospérité : voilà le seul problème qui reste à résoudre. Il suffit pour légitimer toutes les ambitions honnêtes et pour exercer tous les talents reconnus ou en herbe. Il suffit aussi pour amener de temps à autre dans les régions du pouvoir ces modifications périodiques^ ces ci*ises salutaires^ indis- pensables dans un gouvernement libre^ parce qu'elles empêchent les majorités de se rouiller^ et les hommes d'Etat de se faire un monople des jouissances du pou- voir. Les vrais besoins et les vrais périls du pa^'s ne sont plus là où on a coutume de les chercher. Il y a quinze ans on prédisait que la réforaie des lois céréales et le libre échano-e amèneraient un antao-o- nisme irréconciliable entre les intérêts agricoles et manufacturiers. C'est tout le contraire qui est ar- rivé.* Les bénéfices des agTiculteurs ont exacte- ment suivi ceux des industriels et les ont souvent dé- passés. On craignait de voir la population des cam- pagnes sacrifiée à celle des villes. Et^ au contrai^'e^ c'est toujours celle-ci qui^ en se multipliant à l'infini^ inspire des sollicitudes aussi vives que légitimes, et constitue l'infirmité sociale de l' Angleterre.! Pour * Les Ouvriers des deux mondes. Publication de la société d'Éconoinie sociale. 18ô8, t. I, p. 395. t Je recommande ù tous ceux qui veulent approfondir cette plaie l'ouvrage intitulé : Dives et Lnzarus ou Aventures d'un médecin obscur daris un quartier pauvre. Londres, 1858. On y reconnaîtra, au milieu de faits aussi intéressants que douloureux, trois cotés lumineux : 1" la moralité et la charité relatives qui re- 105 y porter remède^ ce n'est pas le pouvoir seul, cVst le pa^'S tout entier qui lutte et qui cherche le remède. Ses g"énéreux efforts seront récompensés par le suc- cès; si^ comme tout l'annonce, pour éviter les enva- hissements du paupérime^ il sait contenir ceux de la biu'eaucratie et de la centralisation qui ont partout, sur le continent, détruit ou enchainé la liberté, sans pouvoir ni détruire ni enchaîner le paupérisme. J'ai déjà indiqué ici même, et je salue de nouveau avec bonheur, le symptôme le plus sig'nificatif et le plus consolant de l'état actuel de l'Ang'leterre : c'est la persévérante ardeur que met l'élite de la nation ang-laise à poursuivre les réformes sociales et ad- ministratives, à améliorer l'état des prisojis, les log-e- ments insalubres, à propag*er l'instruction populaire, professionnelle, agricole et domestique, à aug'm enter les ressources du culte, à simplifier la procédure cri- minelle et civile, à travailler en toutes choses au bien- être moral et matériel des prolétaires, non par l'hu- miliante tutelle d'un pouvoir sans contrôle, mais par la g'énéreuse coalition de toutes les forces libres et de tous les sacrifices spontanés. Le dang'er de l'Ang-leterre n'est donc pas à l'in- térieur. On voudrait bien la croire en proie, comme nous, aux menaces du socialisme et oblio'ée de se réfugier dans Fautocratie. D'ing-énieux panég*}^- ristes du pou^■oir absolu ont dépensé dernièrement gnent dans les rapports tle ces pauvres déshérités les uns avec les autres ; 1^' la supériorité morale, reconnue par un protestant an- glais, des indigents irlandais et catholiques ; 3" la noble et salutaire hardiesse d'une publicité qui descend, le flambeau à la main, dans les abîmes de la misère pour révéler le mal et })rovoquer le remède. 100 leur perspicacité à rechercher, dans des ]inm})hlels inconnus et des meetings obscurs, les preuves du prog'rès des idées révohitionnaires au delà du dé- troit. Ces érudits ont oublié, ou peut-être n'ont ja- mais su tout ce qui s'est dit et publié dans ce g'enre, de 1790 à 18 10, non pas dans quelques sentines téné- breuses, mais en plein jour, avec l'assentiment tacite d'un grand parti parlementaire, et sous le patronag-e de plusieurs des hommes les plus marquants du pays, pendant que le pays était en proie aux plus g'rands embarras financiers, à des révoltes fréquentes dans ses marines, et aux formidables entreprises du plus grand capitaine de l'histoire moderne. Tout homme qui connaît tant soit peu l' Angleterre ne peut que sourire de ces appréhensions intéressées. On peut renvoyer leurs autem'S à cet honnête boutiquier de Londres qui paraissait l'autre jour dcAant le tribunal de police pour demander au magistrat comment il pourrait se faire rembourser les frais de port d'une brochure démagogique qui lui était arrivée par la poste. Non-seulement la nation elle-même ne ré- clame aucun changement organique, mais aucun des partis sérieux, anciens ou nouveaux, n'y songe. Jamais la constitution n'a été plus universellement respectée, plus fidèlement pratiquée, plus affectueuse-* ment invoquée. Après soixante-dix ans écoulés, il est encore vrai de dire ce que Mirabeau répon- dait en 1790 aux oiseaux de sinistre augure qui prophétisaient dès lors la ruine imminente du paj's libéral par excellence : " L'Angleterre perdue ! par " quelle latitude, je vous prie, a-t-elle fiiit naufi-age ? 107 "... Je la vois au contraire active^ puissante^ sortant " plus forte d'une agitation rég-ulière et venant de " remplir une lacune de sa constitution avec toute " l'énergie d'un g-rand peuple." Non^ le dang'er de l' Angieterre n'est pas là ; il existe pourtant^ mais ailleurs. C'est du dehors que la menacent les vrais périls auxquels elle peut suc- comber et sur lesquels elle se fait une fâcheuse illu- sion. Je ne parle pas seulement de la révolte des Indes^ bien que je sois loin d'être aussi rassuré sur son issue définitive qu'on veut le paraître en Angie- terre ', mais l'Europe me semble bien plus à craindre pour elle que l'Asie. A la fin du premier Empire^ l'Europe, moins la France, était intimement d'accord avec r Angieterre, et de plus pénétrée de respect pour les récents, exploits de son armée en Espag'ue et en Belgique. Aujourd'hui il n'en est plus ainsi. Les armées angiaises ont, injustement, mais incontesta- blement, perdu leur prestig-e. De plus les prog'rès graduels des idées libérales en Angieterre et la marche rétrog'rade des g'rands États du continent, depuis quelques années, vers le pouvoir absolu, ont placé les deux politiques sur deux voies tout à fait difiéren- tes, mais parallèles et assez rapprochées pour que les conflits puissent éclater d'un jour à l'autre. Il y a de plus, contre l' Angieterre, dans beaucoup d'esprits, une répulsion morale qui est à elle seule un sérieux dano'er. Les Anoiais re^-ardent connue un honneur et comme une parure les in'sectives de la presse qui prêche le fanatisme et le despotisme ; mais ils aur--iient grand tort de croire qu'il n'y a pas 108 contre eux en Europe d'autres répugnances que celles dont ils ont raison de s'honorer. Le comte de Mais- tre, qu'ils doivent se reprocher de ne pas assez con- naître^ qui n'avait jamais vu l'Ang-leterre^ mais qui l'avait de^ inée avec l'instinct du génie, et admirée avec la fi'anchise d'une g*rande âme, a écrit ceci ; " Ne croyez pas que je ne rende pas pleine justice "aux Anglais. J'admire leur gouvernement (sans " croire cependant, je ne dis pas qu'on doivej mais ^^ encore qu'on puisse le transporter ailleurs) ; je me " prosterne devant leui's lois criminelles, leurs arts, ^' leur science, leur esprit public, etc. ; mais tout cela " est gâté dans la vie politique extérieure par des " préjugés nationaux insupportables et un orgueil " sans mesure et sans prudence, qui révolte les autres " nations et les empêche de s'unir pour la bonne cause. " Savez-vous la grande difficulté de l'époque extra- " ordinaire où nous vivons (1803)? C'est que la ^^ cause qii on aime est défendue par la nation quon " Il aime jnts.'* Pour moi, qui aime la nation presque autant que la cause qu'elle défend, je regrette que M. de Maistre ne soit plus là pour flétrir, avec cette colère de T amour qui le rendait si éloquent, leffronterie maladroite qu'a déployée l'égoïsme britannique dans Taifaire de cet isthme de Suez, dont l'Angleterre voudrait fer- mer à tous la porte, quoi qu'elle en tienne d'avance la clef à Périm. Il aurait été aussi bien bon à en- tendre sur la ridicule susceptibilité d'une partie de la presse anglaise à l'endroit du dépôt des charbons russes à Yillefranche 3 comme si une nation qui 109 étend chaque jour sa domination maritime dans tous les cours du monde^ et qui occupe dans la Méditer- ranée des positions telles que Malte^ Gibraltar et Corfou^ avait bonne g-râce à venir se plaindre de ce que les autres peuples essayent d'étendre leur com- merce et leur naAio-ation. D'une part donc, les ressentiments légitimes sus- cités par la politique imprudente et inconséquente de r Angieterre dans ses relations avec les autres Etats : de l'autrCj l'horreur et le dépit qu'inspire aux âmes serviles le spectacle de sa liberté durable et prospère, ont créé en Europe un fond commun d'animosité contre elle. Il sera facile à qui le voudra d'exploiter cette animosité et d'en profiter pour engag-er l'Angle- terre dans quelque conflit dont elle risque fort de sortir vaincue ou amoindrie. C'est alors que les masses populaires, blessées dans leur amour-propre national par des échecs imprévus, pourront soulever des orag'es dont rien, jusqu'à présent, n'a donné l'idée dans son histoire. Pour prévenir cette cata- strophe, il lui importe de ne plus s'aveug'ler sur la nature et l'étendue de ses ressources. Ses forces militaires et surtout les connaissances militaires de ses officiers et de ses g'énéraux, sont évidemment au- dessous de sa mission. Ses forces maritimes peuvent être, sinon dépassées, du moins ég'alées comme elles l'ont été déjà par les nôtres sous Louis XIV et sous Louis XVI, comme elles le seront encore dès que notre honneur et notre intérêt l'exig-eront. Elle se fie trop à. sa g'ioire passée, à la bravoure natu- relle de se enfants. Parce qu'elle est essentiellement 110 g-uerrière elle se croit à tort au courant des prog-rès modernes de l'art de la guerre et en état de résister à la supériorité du nombre^ de la discipline et de l'habitude des camps. Parce que, en 1848, les ai'- mées les plus vaillantes et les mieux disciplinées n'ont pas préservé les g-randes monarchies continen- tales d'une chute subite et honteuse devant l'ennemi intérieur, elle voudrait douter qu'une bonne et nom- breuse armée soit la première condition de salut con- tre l'ennemi du dehors. Parce qu'elle est libre, elle croit à tort qu'elle n'a rien à craindre des ennemis de la liberté. Non, ses institutions ne sont pas un boulevard inabordable, comme l'a dit étourdiment M. Koebuck, à son retour de Cherbourg". Hélas ! l'ex- périence des temps anciens et modernes a prouvé que les nations libres peuvent succomber comme les au- tres, et même plus vite que les autres. La liberté est le plus précieux des trésors ', mais, comme tous les trésors, elle excite l'envie, la convoitise, la haine de ceux-là surtout qui ne veulent pas que d'autres possèdent ce qu'ils n'ont ni su ni voulu posséder eux- mêmes. Comme tous les trésors, comme la beauté, comme la vérité, comme la vertu même, elle veut être surveillée et défendue avec une tendre sollicitude et une infatig-able vig'ilance. Toutes les inventions dont la science moderne est si fi ère profitent au des- potisme autant et plus qu'à la liberté. L'électricité et la vapeur prêteront toujours plus de force aux g-ros bataillons qu'aux bonnes raisons. En rempla- çant le plus souvent par la mécanique le ressort mo- ral, l'énerg'ie individuelle de l'homme, elles appellent et 111 secondent l'empire de la force sur le droit. Voilà ce que les amis de l'Ang'leterre et de la liberté ne doi- vent jamais perdre de vue. C'est là le seul terrain oii l'on ne se sente pas ras- suré par les prodig-es de cette initiative individuelle et de ces associations spontanées dont l'intrépide et inépuisable énergie fait la force et la g-loire suprême de l'Angieterre. Partout ailleurs, il faut bien que toute la puissance et toute la fortune de l'autocratie s'avouent vaincues et éclipsées par cette incompa- rable fécondité de l'industrie privée qui, de nos jours, sans être ni provoquée ni secourue par l'Etat, a creusé dans le port de Liverpool des bassins flottants six fois plus vastes que ceux de Cherbourg", élevé sur le sol du Palais de Cristal la merveille de l'ar- chitecture contemporaine, fouillé le fond des mers pour y déposer la chaîne électrique et réuni ainsi les deux gTands peuples libres du monde par cette voix de l'éclair dont les premières paroles ont porté en un instant à travers les abîmes et d'un monde à l'autre, le chant de joie des ang'es à la naissance du Sauveur : Gloire à Dieu au jAus haut des deux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Mais ce n'est pas seulement dans les rég'ions de la grande industrie, pour y frapper tous les regards et arracher des témoignages d'admiration aux plus re- belles, que se produisent ces merveilles de l'initia- tive libre et personnelle. Pour moi, je me sens bien plus ému et plus rassuré encore, quandje la contem- ple à l'œuvre dans les entrailles mêmes de la société, dans les profondeurs obscures de la vie quotidienne ^ 112 et c'est lî\ qu'il faut la voir plong'er au loin ses racines et développer sa vig-oureuse vég-étation, pour bien jug'er tout ce que vaut pour l'âme et le corps d'une nation la noble habitude de pourvoir j^ar elle- même à ses besoins et à ses dangers. Je n'en veux citer^ et c'est par là que je terminerai cette trop long-ue étude, que deux traits dig-nes d'in- spirer^ à mon sens, l'envie des lionnétes gens de tout pays, et qui ont passé presque inaperçus en Angle- terre même, tant ils sont conformes à ce que l'on y voit tous les jours et à ce qu'on chercherait vainement ailleurs. J'ouvre par hasard un obscur journal provincial^ le 3fnnchcster Examiner du mois de juillet dernier^ et j'y trouve l'histoire de quatre ou cinq jeunes g'ens de la classe mo3^enne qui;, en 1853, ont entrepris de fonder à leurs frais une école libre et g-ratuite dans Angel Mcadow, un des quartiers les plus sauvag-es de l'immense cité industrielle de Manchester. Ils voulaient, selon leur expression, fouiller le paganisme des masses ouvrières. Mais, comme tous les paga- nismes, celui d'Angel Meadow se montra peu acces- sible et peu reconnaissant. Nos jeunes apôtres s'étaient installés dans une petite maison abandonnée et y avaient attiré quelques enfants de la rue. Pour les en récompenser, on leur donnait un charivari tous les soirs, tous les jours on brisait les vitres de leurs fenêtres et on jetait à travers ces ouvertures des jchiens et des chats morts dans les salles d'études. Ils eurent soin de ne pas se fâcher^ de ne pas se plaindre et de persévérer en allant visiter un à un 118 • tous les pères de famille du voisiiiag-e pour les éclairer et les rassurer. Au bout de cinq ans ils avaient vaincu. Aujourd'hui la S3mipatliie de la population leur est acquise, ainsi que l'appui du clerg'é, et ils comptent quatre cents jeunes élèves dont ils demeu- rent les instituteurs volontaires, ce qui ne les empêche pas de faire aux adultes des cours et des leçons con- formes au prog-ramme des grandes associations ou- vrières de la ville. Ils sont ainsi devenus les émules de cette admirable institution quel'on appelle l' Lfrimi des écoles déguenillceSy parce qu'elle a pour but ex- clusif de s'occuper des enfants en g'uenilles, et qui compte déjà dans la seule ville de Londi es, 106 écoles, 41,80^ élèves,, 350 maîtres payés, et, chose plus louable encore! 2,139 membres g'ratuits qui s'impo- sent le devoir d'aller plusieurs fois par semaine don- ner des leçons aux élèves pauvres.* On me dira que c'est là ce que font en France tous nos frères et toutes nos sœurs voués à l'instruction du peuple, ainsi que beaucoup de pieux laïques. Sans doute, et j'ajoute que c'est là ce qu'ils font en Angleterre, partout où il s'en trouve. Mais il ne s'en trouve pas assez, même en France, et à plus forte raison en Angleterre. Sa- chons donc honorer ledévouement sincère au bien, sous quelque forme qu'il se produise; s'il pouvait jamais être redoutable à quelqu'un ou à quelque chose, ce n'est pas certes au clergé catholique ni à la Vérité. De plus jusqu'à ce qu'il soit affirmé et môme démontré par les nouveaux oracles de l'Eglise que l'état des * Davcsies de Pontes : Les Béformes sociales en AïKjlclcrre, Sevue des Deux-Mondes, 1^'^ septembre 1868. 114 Indiens du Paraguay est le seul idéal qu'il convient de proposer aux nations européennes du dix-neuvième siècle, il faudra bien admettre que les vertus civiles et civiques ont bien leur importance^ et que la reli- gion^ partout si désarmée en présence de la misère et du matérialisme^ est au moins aussi intéressée que la société au développement spontané de la force morale et intellectuelle dont il a plu au Tout-Puissant de doter sa créature de prédilection. Mais voici un autre exemple, dans une autre sphère, de cette heureuse et consolante activité de l'effort individuel, où éclatent avec une évidence saisis- sante le talent du self-government et l'heureux rap- prochement des classes supérieures et inférieures de la population anglaise. Non loin de Biraiingham, autre métropole de l'industrie anglaise, s'élève un vieux manoir féodal, entouré d'un beau parc, et appelé Aston-Hall. Charles I^'" y avait pris gîte en 1642, et les gens de Birmingham, qui tenaient pour le parlement, étaient venus l'y assiéger. Avec le temps, la grande ville, à force de s'étendre, avait fini par atteindre et par enserrer dans ses ramifications successives le vieux domaine, avec ses grands arbres et ses vertes pelouses. La famille ancienne et ap- pauvrie qui en était propriétaire ne pouvait s'em- pêcher de le vendre, et l'on prévoyait le moment très- prochain où cet espace de verdure fraîche et salubre disparaîtrait pour faire place à de nouvelles rues en- combrées de forges et de filatures. Alors l'idée vint à quelques-uns d'en faire l'acquisition pour le trans- former en un pc/rc du j^e^/plcj conformément à un 115 exemple déjà donné par d'autres villes. Nous con- naissons tous des pays très-éclairés où une telle en- treprise n'eût point été reg*ardée comme possible, à moins d'aller frapper à la porte du trésor public ou de la cassette du souverain, en faisant alterner habilement les importunités de la solli- citation avec les grâces de l'adulation. A Bir- mingham, les choses se passent autrement. Un comité se forme ; il se compose principalement d'ou- vriers et aussi d'un certain nombre de patrons et de chefs d'industrie. Toute la ville s'associe à leur œuvre. On crée une société par actions, dont les ouvriers deviennent actionnantes, et on l'appuie par une souscription générale dont tout le monde prend sa part. La petite fille des écoles de charité place son denier à côté des billets de banque du manufac- turier aisé. La somme requise est bientôt trouvée : le domaine est acheté au nom de la nouvelle associa- tion : le vieux château, soigneusement restauré, est destiné à recevoir une exposition permanente des arts et des manufactures du district, et le grand parc, avec ses arbres séculaires, est transformé en lieu de promenade et de récréation pour les familles ou- vrières. Alors, mais alors seulement, et quand il s'agit d'inaugurer cette hem'euse conquête d'une in- telligente et courageuse initiative, on envoie chercher la Reine. Car toutes ces petites républiques munici- pales tiennent infiniment à montrer que la royauté est leur clef de voûte. Toute cette grande société, si fière et si sûre d'elle-même, sait bien qu'elle n'a rien à craindre de la puissance souveraine, qui est à 116 la ibis sa gTacieuse parure et son fidèle mandataire^ et qui n'a, elle aussi, rien à redouter de l'active spon- tanéité de ses sujets; qui ne prétend empêcher aucune émancipation, aucun développement de l'indépen- dance individuelle ; qui n'impose ni la soumission à aucune énergie ni le silence à aucune contradiction ; qui n'est en un mot que le symbole couronné de In liberté. Le 15 juin 1858, la reine obéit à cet appel touchant : elle vient, et six cent mille ouvriers accou- rent au-devant d'elle, sortant par m^'riades de toutes les fourmilières industrielles des districts du pays noir, c'est-à-dire des comtés de Stafford et de AVarwick, dont les houillères alimentent la gTande industrie métallurg-ique. Ils lui apportent l'affectueux hom- mag*e de leurs visag-es hem*eux, de lem*s âmes libres et de leurs mâles efforts pour g-randii' et s'alïi'anchii*. La reine traverse ces flots d'une population enthou- siaste et inaug'ure le nouveau musée ', elle arme che- valier le maire de Birming'ham, élu par ses con- citoyens, en lui frappant sur l'épaule, selon le céré- monial antique, avec l'épée que lui prête à cette fin le lord lieutenant du comté : puis elle fait approcher les huit ouvriers que lem^s camarades avaient sigTialés comme les plus utilement zélés pour l'œuvre com- mune, et leur dit : " Je vous remercie personuelle- " ment de ce que vous avez fait pour sauver ce Weux ^' manoir, et j'espère que ce Parc du Peuple sera à "jamais un bienfait pour les classes oumères de " votre ville." Pendant qu'elle s'éloigne, quarante mille enfants des écoles libres et nationales de diver- ses confessions, rang-és en espalier sur son passag-e, 117 sons les oTonds arbres qui avaient peut-être vu passer Charles I", chantent en masse, avec un accent à la fois innocent et passionné qui arracha des larmes à plus d'un assistant, un h^^mne en vers passablement grossiers, dont le refrain dit : Or^ 'prions tous pour notrie patrie ; queDieu garde longtemps V A7igleterre, qiiil la garde chrétiemie heureuse et glorieusement libre l* * Now pray we for our country, That England long mav be Tbe holy and the happy And the gloriously f'ree. Cn. DE MONTALEMBERT. 25 Octobre, 1858. Par le même auteur, DE L'AVENIR POLITIQUE DE L'ANGLETEEEE. 1 Vol. 12mo. . LONDRES : TÏFOOBAPUU DE a. KOWLiN, MAIDEN VAVB. COVBNT OARDEN.