L I E> RAFIY OF THE UN 1VER.S1TY or ILLINOIS H 44rM Fa. V.1 # .,^4 .i» • ^-^^m * «A • m ;«•• J|»»,.y»f»<^' ^^a:x;^ .>îfc^ ^: LA. F A. M IX LE DE MOURTRAY DE L'IMPRIMERIE DÉGRO?î, KUI DES IITOTERS, ?î.*^ 24- ■ ...ni ii n i ! O .' /or(/ ^J/uPi2/no/i/, ûoni^iéfi / Wais* infu/ej\ enuer i/û/ùf \m LA FAMILLE D E MOURTRAY, traduction de l'anglais ^ Par É***. a*****. J'aime toute ayenture Qui tient de près à l'humaine nature. Voltaire. TOME PREMIER. A PARIS, CHIZ OUVRIER, LÏBRJIIRE, vae Saint-André-des-Arcs y n.° 4^^» AN X. — î 802:. LA FAMILLE H4-^A.-Fa DE ■y. :l MOURTRAY. CHAPITRE PREMIER. ; ^JJepuis plusieurs siècles la famille ; de Mourtray étoit établie à Downton- f Hall, dans l'une des provinces septen- \ trionales de l'Angleterre. Le rang qu'elle 5 y avoit tenu autrefois , quoiqu'il ne fût g' pas le premier du pays , avoit été assez r. considérable pour lui donner une trés- ^ grande influence; mais l'attachement A de cette famille à la cause royale, au f. Tome L A I r C (M milieu des guerres civiles , avoit entraîné dans sa fortune une dimîmltion qui Tavoit fait décheoir de son ancienne splendeur. Cependant elle conservoit encore, parmi la noblesse du voisinage, une considération bien supérieure à /Celle iqui s'attache ordinatremeïit aux grandes maisons ruinées. Cétoit surtout .dans la moyenne classe des anciens ha- bitans de la province ^ que le nom de Mourtray avoit gardé son antique pré- pondérance : ils savoient que de tout temps leurs ancêtres avoierit trouvé dans cette famille , des amis et des protecteurs, et que le défaut de moyens mettoit seul des bornes à sa munificence naturel le. Un revenu de six cent livres ster- ling étoit tout ce qui restoit depuis bien long -temps aux nobles proprié- taires de Downton-Hall ; toutefois ce foible patrimoine leur avoit suffi ( 3) pendant plusieurs générations , pour vivre avec aisance , et exercer une hon- nête hospitalité , jusqu'à t:e que tes progrès rapides du luxe dans les der- niers temps, et Taccroissement considé- rable du numéraire mis en -circulation , eussent fait monter à un tel point le prix de toutes le^ choses nécessaires à la vie , que cette modique fortune devenoit à peine suffisante à des gentilshommes, pour cons;^rver quelque chose des con- venances de leur érat. L'histoire que Vçn va lire, commence à cette époque. Le seigneur actuel , qui n'étoit d'a- bord qu'un cadet, avoit passé sa jeu- nesse au service, où la modicité d^sa fortune n'avoit pas -été \an f^ibl^^bs^îe à son avancement. Devenu chef de la famille, par le décès de son frère aîné , il fut bien aise , à la paix , de quitter une profession dont il étoit depuis long- temps dégoûté. (4) Son premier soin fut d'épouser une jeune demoiselle très -peu riche, pour laquelle il avoit conçu de l'inclination lorsque tous deux étoient encore extrê- mement jeunes : il résolut de se retirer avec elle à Downton, et de suivre la bonne vieille coutume de ses aïeux , en résidant toute l'année à la campagne. Ce plan , dans le principe , n'éprouva pas d'opposition de la part de la nou- velle mariée. Elle sortoit d'une situa- tion si désagréable ! Forcée, pour exister, d'accepter un asile chez un vieux oncle d'un caractère dur et difficile , elle con - sidéroit à peine la protection qu'il lui accordoit comme un dédommagement des soins qu'il exigeoit d'elle, et des contrariétés qu'il lui faisoit éprouver. Elle avoit passé plusieurs années dans cet esclavage, et voyoit avec chagrin que la fleur de sa jeunesse commen- coit à se flétrir , sans que la position (5 ) de son amant , ni la sienne , lui permît de concevoir l'espérance d'un meilleur sort. Lors donc qu'un événement inat- tendu vint décider son établissement : elle se trouva si heureuse de devenir l'épouse de Thomme qu'elle aimoit , et d'avoir en propre une maison et une volonté, qu'elle ne concevoit pas même la possibilité de désirer jamais le moin- dre changement de destinée. Le plan de vie de Mourtray présentoit d'ailleurs à sa jeune compagne l'attrait de la nou- veauté. Jusqu'alors elle avoit presque toujours habité Londres , où elle avoit été jetée sans plaisir dans le tourbillon de la société , parce que son oncle, qui aimoit les distractions bruyantes , Pem- menoit partout avec lui , sans consulter son goût ; il n'étoit donc pas étonnant que son imagination lui peignît en beau le doux repos de la campagne, les plaisirs simples qu'on y goûte. et le bonheur de respirer un air pur. On éroit dans la plus jolie saison de l'année : après un voyage agréable, mistriss Mourtray découvrit enfin sa nouvelle habitation, située au milieu de collines fertiles, mais dont Tamphi- théâtre prolongé ménageoit à peine à Pœxl une échappée de vallon où Ton apercevoit quelques hameaux clair- semés. L'uniformité des collines n'étoit rompue que par des lisières étroites de terres labourables , et par quelques pins qui sembi oient avoir été répandus ça et là , plutôt en quelque sorte pour guider le voyageur , que pour orner le paysage. Tout sauvage qu'il étoit, ce site pa- rut charmant à mistriss Mourtray; et quoique le château de Downton n'eût pas à s'enorgueillir des faveurs de la nature, les traces qu'il présentoit d'une culture supérieure à celle des terres (7 ) adjacentes, lui donnoit un air de distinc- tion qui, au premier aspect, prévint en sa faveur la nouvelle maîtresse du lieu. Mais son plaisir n'était rien , compa- ré à celui de M. Mourtray. Chez lui , la possession de Downton se lioit à toutes les délicieuses idées d'amour, de li- berté , d'indépendance ; elle se ratta- choit au souvenir touchant de son jeune âge, à l'image respectée de ses vieux parens , à celle de l'ancienne splendeur de sa famille, enfin à mille petits plans d'^ipélioration qu'il s'étoit promis se- crètement de réaliser s'il étoit jamais' assez heureux pour posséder les deux objets le? plus chers à son cœur , la femme de son choix et le domaine de ses pères. Mistriss Mourtray, malgré son espèce de prédilection pourDownton-Hall , ne remarqua pas sans quelque surprise j la dégradation du château ; mais monsieur (8) Mourtray la lui fit envisager comme un signe précieux et respectable d'anti- quité; il lui persuada aussi facilement qu'un enclos de trente acres de prairies négligées, avoit toute l'apparence d'un parc , et qu'une petite plantation d'ifs et de sapins, à laquelle aboutissoit un potager entouré de murailles de terre , pouvoit le disputer aux lieux de plai- sance les plus renommés des trois royau- mes. Enfin , l'admiration des deux époux s'épuisoit à l'aspect d'un taillis qui bornoit leur domaine, et qui ét ainsi que ses deux filles dont la plus jeune saisis- sant la main d'Emma , protesta qu'elle ne s'en retourneroit pas sans elle. Mour- tray lui dit en souriant que c'étoit im- possible ; et pourquoi , s'écria lady Wil- mington , qui ne pou voit commander à son ravissement, pourquoi impossible? Alors réHéchissant qu'elle n'avoit fait nulle attention à mistriss Mourtray , et que toutes ses politesses s'étoient adres- sées au mari , elle ajouta , en se tournant vers elle avec un sourire gracieux, quoi- qu'elle ne lui adressât pas directement la parole : peut-être mistriss Mourtray aura la bonté de condescendre au désir de ma fille, et de me confier son aima- ble enfant ? Mistriss Mourtray étoit prête à don- ner son consentement ; mais son mari iH) se rendit plus difficile ; il fît plusieurs objections ; lady Wilmington , piquée, vouloit ne pas insister ; mais lady Isa- bella, sa fille, réitéra si vivement ses instances , anxquelles Emma joignit ti- midement les siennes , que Mourtray se rendit enfin ; il fut convenu , comme les jours alors étoient courts , qu'Emma passeroit la nuit à Wilmington , et que ses jeunes hôtesses la rameneroient chez elle , en voiture , le lendemain matin. Cette visite fut un événement très- agréable pour Emma ; elle fut suiviv^ de plusieurs autres, auxquelles Mourtray n'objecta plus rien ; lady Wilmington , aussitôt après la première , s'étoit ren- due , dans sa calèche , à Downton , où elle étoit restée au moins dix minutes. Mistriss Mourtray se hâta de lui ren- dre sa visite, et bientôt elle eut la satis- faction d'être invitée au plus prochain diner (^^ ) diner public , où son mari l'accompagna, non sans répugnance. Les relations entre les parens en de- meurèrent là ; mais les enfans continuè- rent de se voir beaucoup ; et la comtesse ayant engagé un excellent maître de danse à séjourner quelque temps chez elle, proposa, pour donner de l'ému- lation à ses filles , qu'Emma parta- geât cet exercice ; ce qui fut agréé par M. et mistriss Mourtray. Le premier cependant étoit fâché d'une circonstance qui éloignoit pour long-temps sa fille de ses yeux ; il n'approuvoit pas qu'elle passât souvent huit ou quinze jours avec des personnes d'un ton si différent de celui auquel sa fortune Tappeloit. Mistriss Mourtray fut d'abord ble sée du peu d'attentions qu'avoit pour elle la famille de Wilmington ; i isensible- ment elle s'accoutuma à des procédés qui furent les mêmes pendant plusieurs Tome L B {i6) années. La nouvelle de l'arrivée de ses voisins dans la province , ne manquoit jamais de la mettre en grand mouve- ment; la semaine suivante, le vieux che- val aveugle la iraînoit régulièrement à Wilniington , où , à cause de sa fille , on lui faisoit la grâce de l'admettre ; mais l'accueil des dames étoit si froid et si maussade , qu'elle se trouvoit toujours dégagée d'un grand poids quand la vi- site éroit faite et rendue. A la grande satisfaction de Mourtray , elle avoir cessé depuis long- temps de se rendre aux dîners publics ^ ne voulant pas étaler aux yeux une garde- robe an- tique. Cependant on lui doit cette jus- tice , qu'éll'e étoit disposée à endurer plusieurs mortifi(î;ationfS personnelles pour l'avantage de sa fille , qui conti- nua d'être la compagne favorite des jeunes ladys Fontelieu, filles du lord Wilmington, jusqu'à ce qu'elle eût at- (^7) teint sa quinzième année , époque à la- quelle k famille du lord se rendit en Irlande ; trois années s'écoulèrent avant son retour. Emma fut transporrée de joie à la nouvelle de l'arrivée de ses amies ; mais cette ivresse fut de courte durée ; car elles ne parurent pas du tout disposées à se souvenir de leur ancienne intimité. L'aimable enfant qui les avoit amu- sées étoit devenu présentement une jeu- ne personne -belle et accomplie ; ce qu'elles ne surent cependant que par la renommée ; car quoiqu'elles fussent de- puis plusieurs semaines dans la province, elles avoient toujours trouvé divers pré- textes pour ne faire à Emma, et ne re- cevoir d'elle aucune visite. Une petite esquisse de la famille de Wilmiiîgton , pourra jeter du jour sur les motifs d'une telle conduite. (28 ) CHAPITRE II. XjE comte de Wilmington étoit, par sa naissance et par sa fortune , un des seigneurs les plus considérables de la province , où il avoit extrêmement à cœur de se ménager la faveur publi- que, pour être porté au parlement; nulle autre considération n'eût pu le déterminer à passer plusieurs mois chaque année dans un séjour qu'il dé-»- testoit. Il avoit coutume de quitter Londres à la fin d'août; alors suivi d'un train nombreux et entouré de tout l'appareil du rang et de l'opulence , le comte et sa famille se rendoient à Wilmington- Park pour y végéter, comme ils avoient habitude de dire. Lç comtç durant ( ^9 ) quatre mortels mois qu'il sacrifîoit à Tambition , ce mobile premier de son existence , recherchoit la popularité, et étaloit une hospitalité fastueuse dont la progression ou le déclin devenoient sensibles , selon que les élections étoient plus ou moins prochaines. Mais à travers cette pompe, cette magnificence et cette profusion inté- ressée , il ne manquoit jamais de per- cer quelques petites lésineries , et la cordialité, ce premier assaisonnement des mets , manquoit toujours à ses fes- tins. Personne ne reconnut jamais en lui une libéralité franche, et lorsqu'il accordoit une grâce , c'étoit évidem- ment à son intérêt personnel qu'il là rapportoit. Un jour vous l'eussiez vu régaler toute une communauté d'habi- bitans avec des pâtés et du vin de Bourgogne , et un autre jour suivre de l'œil à sa table mesquine le décroisse- ( 30 ) tiiçnt gradnd d'une bouteille solitaire. Aujourd'hui il affectoit d^accueillir avec la plus profonde sensibilité les plaintes du pauvre contre Populent; et demain il grondoit secrètement son cuisinier pour ^voir donné à des malheureux quelques restes des mets de la veille. Ainsi sa parcimonie contrarîoit ses vues ambitieuses, et rarement il réussissoit à lier sincèrement à ses intérêts ceux qu'il cherchoit à gagner. Il n'étoit pas plus heureux dans ses cfForts pour parokre gracieux et affable; car quoiqu'il poussât au plus haut degré de perfection le talent de sourire à ceux qu'il détestoit, et qu'il eût pris Thabitude de donner à ses lèvres une contraction qui. cherchoit à exprimer la bienveillance , sa hauteur naturelle se laissoit toujours plus ou moins aper- cevoir en dépit de ses efforts pour Ja cacher. H évitoit avec soin de fixer ( îO ceux auxquels il adressoit la parole, de peur que ses regards sombres et durs ne trahissent ses pensées qui souvent étoient précisément l'opposé de sa discours affectueux. Cependant rien n'*étoit plus ridicule que les phrases bannales dont il se servoit indifférem* ment pour arriver à son but; car elles exprimoie/it non - seulement la plus haute considération pour les autres , mais encore la plus modeste opinion de lui-même. A la ville, tout le temps qu'il ne consacroit pas à la politique , il l'em- ployoit dans de basses et obscures in- trigues. Mais à la campagne , il ne se permettoit pas ces écarts, par la diffi- culté de jeter un voile sur les actions d'un aussi grand personnage; beaucoup de choses qui à Londres étoient sans conséquence et même de mode , pou- voient dans la province porter atteinte ( 30 à sa popularité. C'étoit là un des motifs qui lui faisoient haïr le séjour de Wilmington ; un autre qui n^avoit pas un moindre poids à ses yeux , étoit rénorme dépense qu'il étoit obligé d'y faire quelque peu de temps qu'il y demeurât. Lady Wilmington , encore plus haute que son mari , mais qui du moins avoit un caractère un peu plus ouvert, n'alTecta jamais les dehors de l*humi- lité. C'étoit, sous tous les rapports, une femme du plus grand ton y et il ne pouvoit lui être imposé de tâche plus pénible que de faire les honneurs des repas qu'elle étoit obligée de donner aux personnes du voisinage , qui la considéroient comme une espèce d'être aussi distinct d'elle et de sa famille, que des chats, des chiens et des singes. Assise au haut bout de sa table avec un air de nonchalance et de langueur, ( 33 ) elle prétextoit une indisposition pour s'épargner l'ennui de parler à ses hôtes dont elle se donnoit rarement la peine de retenir les noms; ou s'il étoit de nécessité absolue qu'elle leur adressât la parole, elle avoit un talent inimagi- nable pour confondre une personne avec une autre, et aussi souvent que cette méprise lui arrivoit; son excusé étoit de dire : Eh bien! monsieur tcl^ ou madame telle^ n^ est- ce pas la même, chose 7 S'il lui passoit par la tête quel- qu'idée qu'elle ne voulût pas différer de communiquer à sa famille , elle établissoit entr'elle et les siens une sorte de jargon inintelligible pour le reste de la compagnie : elle abandonnoit ses convives à ses filles, en permettant à celles - ci de les mistifier ; mais elle ne se mêloit jamais dans aucune de leurs plaisanteries ; elle eût cru déroger à sa dignité, B. ( 34 ) Toute fantasque et toute désagréable qu'elle avoit pris à tâche de se rendre , î€lle n'avoit pas absolument un mauvais naturel, et dans un accès de bonne humeur^ çUe auroit volontiers rendu service aux personnes riiême qu^elle traitoit ainsi. Elle joignoit à un esprit vif un degré de jugement qui sembloit incompatible avec un orgueil si déme- suré , et lorqu'elle le vouloit , ( ce qui lui arrivoit souvent quand elle se trou- voit dans son élément, c'est-à-dire dans le grand monde , ) elle étoit extrêmement aimable ; on y rendoit universellement justice à ses principes derigide vertu ,.d*honneur et d'intégrités Elle déîestoit la bassesse de son époux, et ne manquoit pas d'y opposer, toutes les fois qu'elle le pouvoir, une conduite contraire; mais l'avarice du comte déconcertoit souvent ses moyens. S'ils avoient été plus étendus y elle eut été (3> ) probablement généreuse , car la munifi- cence étoit, selon elle, un àQs attributs d'une naissance illustre. Il subsistoit entr'elle et son époux la plus parfaite indifférence, que sa sincérité ne lui permettoit pas même de déguiser ; cependant , comme il étoit le chef de la famille , elle s'étoit fait un plan invariable de vivre avec lui sur un ton décent, par égard pour ses enfans , et pour maintenir la dignité de son propre caractère^ jui ^.-i D'un autre coté, le conite ^i ex"- celloit dans l'art de la dissimulation , se montroit en public un mari aussi attentif et aussi complaisant qu'il Tétoit peu dans le particulier; quoique lés principes sévères de sa femme fussent pour lui en tout temps un épouvaa- tail secret et qu'il apportât la plus soigneuse attention à soustraire à sa . connoissance des actions qu'il savait (3^) très -bien devoir lui attirer son anî- niadversion. Lord et lady Wiîniington avoient un fils et deux filles. Lord Fontelieu , leur fils , quoique dans sa vingt-troisième année, étoit peu connu dans le monde, ayant reçu son éducation en pays étran- gers , et n'ayant pas fini le cours de sqs . voyages ; mais ceux qui Tavoient va dans son enfance , en concevoient une idée avantageuse. Les filles , lady Elisabeth et lady Isabella Fontelieu, étoient beaucoup plus connues; toutes les deux passoient dans leur famille pour des beautés du premier ordre. L'aînée, qui touchoit à ses vingt ans , avoit été déjk depuis plusieurs années , introduite dans le monde. Ses prétentions à la beauté étoient fondées sur une longue, étroite et maigre figure, dénuée de grâce et d'élégance : deux grands yeux d'un (37) bleu luisant, une peau d'un blanc mat, et des cheveux d'une couleur presque aussi fade , complétoient l'assemblage de ses charmes. Cependant quand elle étoit parée à son avantage , et qu'elle avoit du rouge, elle faisoit de loin quelque effet. Quant à son caractère, c'étoient tous les défauts de sa mère renforcés , mais avec beaucoup moins de jugement et sans aucune de ses bonnes et agréables qualités. Grave et réservée, elle déro- geoit rarement, même en famille, à la dignité de ses manières. Quoiqu'elle aimât peu sa mère, elle la prenoit aveuglément pour modèle de sa con- duite , parce qu'elle savoit que lady Wilmington étoit admirée de beau- coup de personnes. Mais elle ns possé- doit pas le talent de l'imitation, et quand elle s'étudioit à copier la com- tesse, elle ne réussissait pas mieux à (38) saisir les airs de grandeur, que les manières agréables. Elle n'étoit donc en faveur ni à la ville , ni à la campa^ gne; ni auprès des jeunes, ni auprès des vieux. Son père seul raimoit, parce qu'il s'imaginoit qu'elle avoit de la ressemblance avec lui, et parce qu'il démêloit sous l'apparente réserve de sa fille, une portion de sa propre subtilité qu'ail décoroit du nom de prudence. La foible part qu'avoit lady Elisabeth dans PafFeçtion de lady Wilmington, elle la devoit au noble sang qui couloit dans ses veines , et qui portait la mère à respecter ses enfans comme étant d'un degré plus noble qu'elle ^ même. La jeune personne et ses parens étoient «tonnés qu'elle n'eût encore reçu au- cune proposition de mariage. Lady Isabella, de deux ans plus jeune que sa sœur, fit son début dans le monde avec beaucoup plus de succès. ( 39 ) On Taccusoit à la vérité d'être trop légère et trop inconséquente , mais elle niontroit un naturel bon et obligeant. On étoit loin de se doutçr que sous .cette apparence d'étourderie , elle ca- choit beaucoup de finesse, et quoique souvent elle offensât par qqelques airs insolens et par l'impertinence de ses manières ,^ on étpit disposé à Tindul- gence pour une très - jolie personne d'i^n rang élevé, gâtée p^r h flatterie, et d'aune pétulance à laquelle on suppo- soit qu'elle n'étoit pas toujours mat- tresse de commander. Oo se sentoit donc entraîné par une disposition toute particulière , à lui pardonner ses torts ^ tant sa personne avpit Tart de séduire et de captiver. Flusieufs hommes furent épris d'elle , mais deux seulement s'aventurèrent à la demander en mariage ; leur proposi- tion la fit rire dans le fond de son (40) cœur , cependant son refus n'eut rien de désobligeant. Dans une maison dont le ton habituel ëtoit une réserve hautaine , il est aisé d'imaginer que sa vive affabilité, ses manières engageantes et son sourire enchanteur lui avoient fait de nom- breux partisans ; elle seule faisoit bril- ler un rayon de gaîté à travers les brouillards nébuleux qui couvroient le reste de la famille, et les campagnards du voisinage ne se doutoient pas , dans leur simplicité, que tandis qu'elle les combloit de politesses , et écoutoit avec l'air du plus vif intérêt leurs lon- gues histoires et leurs insipides détails domestiques, il lui arrivoit intérieure- ment, suivant l'expression de la pro- vince , de se gausser d'eux. Il falloit l'examiner bien attentive- ment pour s'apercevoir qu'elle n'a voit aucun trait régulier , parce que sa ( 4t ) physionomie étoic extrêmemer't agréa- ble, pleine de feu et en général de gaîté ; le rire lui séioit d'autant mieux j qu'elle laissoit voir de fort belles dents, Un teint charmant, de beaux cheveux, une figure mignonne et distinguée, faisoient d'elle un objet d'admiration. Elle étoit la favorite de sa mère qui cependant avoit trop de pénétration pour ne pas reconnoître en elle un penchant décidé pour la coquetterie ; elle savoir aussi qu'elle souffroit im- patiement toute contrainte ; mais elle voyoit ses défauts avec beaucoup d'iPx- dulgence, parce qu'elle admiroit sa per- sonne et que son humeur lui plaisoit. Lord Wilmington ne la jugeoit pas de même ; accoutumé à fréquenter des femmes de mauvaise compagnie, il pensoit mal du sexe en général , et le caractère de lady Isabella lui inspiroit de telles défiances, qu'il insista pour (4M lui donner une gouvernante, attendu que la mauvaise santé ( réelle ou pré- tendue ) de sa mère , ne lui permettoit pas d'être toujours avec ses filles. La gouvernante fut une française vivement recommandée pour la rigidité de sq^ principes. Elle n'avoit pas de grands talens , et le comte ne l'en aimait que mieux, parce qu'il la supposoit moins portée à l'intrigue ; et comme il jugeoit d'elle par lui-même, il tâchoit de se rendre certain de sa fidélité par de magnifiques promesses d'une libéralité future. Ce qui peut sembler étrange , c'est que l'adresse et la curiosité de lady Isabella lui inspiroient souvent des allar- mes ; car il savoit que si, par un hasard malheureux, elle venoit un jour à décou- vrir quelqu'une des actions qui n'étoieat pas de nature à lui faire honneur , elle se feroît un plaisir infini de les révéler. Durant l'espace de temps assigné ( 49 ) pour la résidence de la famille à Wilmington, ils invitoient rarement leurs amis de Londres à venir l^s voir, le comte trouvoit toujours quelque prétexte pour sVn dispenser ; il savoir qu'une maison de campagne où l'on ?ecoit des citadins est à la vérité fort agréable, mais exigç de grandes dé^ penses, et c'étoit déjà bien assez de celles qu'il s'imposoit lui - même , pour acheter la faveur de sa province. L'avarice et l'ambition se livroient sans cesse des combats au -dedans de lui, de sorte qu'il arrivoit rarement que l'une de ces deux passions triomphât sans causer à l'autre de violentes an^ goisses. Lady Wilmington qui, à la ville, étoit très - répandue dans le monde, n'étoit pas fâchée, pendant quelques mois , de jouir du repos de la campagne : les jeunes lady s à la vérité murmuroienc (44) en secret d'être séparées de leurs Gon- coissances ; mais ce n'étoient pas elles que l'on consul toit. Lord Wilmington ayant été empê- ché pendant trois ans, par ses affaires d'Irlande , et par d'autres causes j de faire son voyage annuel dans ses pos- sessions du nord , jugea prudent de dé- dommager ses voisins de sa longue absence, en les recevant plus fréquem- ment chez lui. Il avoit alors différentes vues secrettes, et il jugea que rien ne seroit plus propre à les favoriser que de donner quelques bals. D'abord il es- péroit que cet amusement chéri des femmes , lui gagneroit les cœurs de toutes les épouses , de toutes les mères et de toutes les hlles des environs , et il s'attachoit surtout à elles à cause de la grande influence qu'il leur supposoit 5ur l'esprit des hommes. En second lieu , il souhaitoit extrêmement de ( 45 y marier sa fille aînée à un riche baronet; majeur depuis peu, dont les ancêtres avoient toujours été en possession de nommer , pour le bourg voisin , un député au parlement , tandis que la famille de Wilmington nommoit l'au- tre; mais le comte , durant la minorité de sir William EUiston ( c'étoit le nom du jeune baronet ) , étoit parvenu par ses manœuvres à circonvenir ses tuteurs et à élire les deux membres. Ayant -appris non - seulement que sir William étoit blessé de cette usurpation ; mais qu'il témoignoit publiquement la ré- solution de faire valoir ses droits aux prochaines élections, et qu'il avoit déjà commencé de eabaler avec succès, il se flatta, s'il pou voit l'attirer à ses bals, de réussir, par ses cajoleries , à lui faire abandonner son dessein , et dans le cas où il échoueroit , il ne douta point que s'il lui faisoit épouser lady Elisabeth , (40 (. ayant des vues plus hautes pour sa sœur ) , il ne dirigeât à sa volonté les dispositions de son gendre. Il n'eut pas plutôt arrêté le plan de ces fêtes j que sans révéler ses motifs^ il se hâta de le communiquer à sa fa- mille qu'il chargea de tous les prépa- ratifs nécessaires , en recommandant .bien d'allier, autant qu'il seroit possible, réclat le plus fastueux à la plus sévère économie. - .. { > ^^^ Les jeunes ladys Fontelieu ne se pos- sédèrent pas de joie à cette agréable nouvelle, et ce fut alors qu'acnés se res- .souvinrent d'Emma , qui leur seroit d'un grand secours dans toutes les petites décorations qu'elles vouloient sur-le- champ disposer. La comtesse qui approuvoit qu'elles s'associassent Emma dans cette tâche, et qui d'ailleurs a voit quelque curiosité de la voir^ envoya sa voiture avec un (47) billet poli à mistriss Mourtray, pour la prier de permettre que sa fille passât quelques jours àWilmington. La permission fut donnée, à la grande satisfaction d'Emma , qui n'attribua plus l'indiffërence passée de ses amies qu'à l'embarras et au désordre dans lequel elle présumoit qu'elles s'étoient trou- vées pendant les premiers momens de leur retour ; elle fut confirmée dans cette opinion par l'accueil flatteur qu'elle reçut , particulièrement de lady Isabel- la, qui sembloit vouloir l'étouffer de taresses. . Lady Wilmington, en voyant Emma, put à peine en croire ses yeux; elle sa- voit bien qu'elle étoit jolie , mais elle ne s'étoit pas figuré qu'elle dût k trou- ver une beauté parfaite , et elle ne put s'empêcher de regretter que tant de charmes fussent le partage d'une jeune campagnarde» ( 48 ) Le comte étoit allé à la ville, parce qu'il ne vouloir pas , disoit-il , être dé- tourné de ses importantes occupations par les préparatifs des fêtes , et il ne çomptoit revenir que la veille du pre- mier bal. Les jeunes ladys trouvèrent , ainsi qu'elles se Pétoient imaginé , des se- cours précieux dans le goût et dans l'a- dresse d'Emma : elle composa mille jolies devises pour orner la salle du bal et celle du festin ; elle fit servir à ce travail , avec une extrême patience , son aiguille et son pinceau. Les préparatifs de sa toilette lui donnèrent très-peu de distractions : elle n'avoir , à la vérité , que des habits extrêmement simples , mais sa jolie figure embellissoit tout ce qu'elle portoit, et son goût naturel lui avoit appris à arranger artistement ses beaux cheveux autour de sa tête, de la manière la plus agréable , à l'imitatioa (49 > rimitation des bustes antiques et des médailles. Cependant la comtesse décida que , dans cette circonstance , toutes les jeu- nes personnes seroient parées unifor- mément, et sous le prétexte qu'Emma •ne pourroit pas se procurer exactement les mêmes choses que ses filles, elle lui présenta un habillement complet qui fut accepté avec des remercimens, et délivra mistriss Mourtray d*une inquié- tude qui Tavoit vivement agitée pen- dant quelque temps ; celle-ci , du reste, fut très- peu satisfaite du peu d'égards de lady Wilmington pour elle ; mais elle ne voulut pas pour cela se punir elle - même en refusant Tinvitation circulaire qu'elle reçut en même temps que le reste du voisinage, pour se ren- dre à la fête qui se préparoit. Tome L ( 10) CHAPITRE III. ^ u jour fixé pour le premier bal , la famille de Dovvnton - Hall se rendit à Wilmiiigcon; Mourtray lui-même, sur les instances caressantes de sa fille , con- sentit à être de la partie ; mistriss Mour- tray se pressa tant , se donna tant d'agi- tation qu'ils arrivèrent un pçu çrop tôt , car on ëtoit encore à table , et Tesca- lier n'étoit pas même éclairé. Lady Wilniington, ainsi surprisç, ne fut rien moins que de bonne humeur ; elle salua t^ès-froidement ; lady Elisabeth en fit de même , et lady Isabella qui auroit pu raccomoder les choses , étoit allée faire sa toilette. Mourtray auroit voulu dé]\ être de retour chez lui , blâmant la foiblesse qui l'a voit porté, contre sq« (V ) principes , à se mêler dans la société de gens dont l'accueil avoit si peu de cor- dialité. Mistriss Mourtray trouva des dis- tractions, à contempler , en s'extasiant, les ornemens de fantaisie dont le salon étoît enrichi , et Emma se recueilloit en anticipant , dans son imagination , sur les plaisirs de la soirée. L'arrivée successive de la compagnie vint rompre la contrainte et la cérémo- nie qui avoient régné jusqu'alors, et les applaudissemens unanimes qui furent prodigués à la décoration élégante des appartenions , rendirent à lady Wil- mington toute sa bonne humeur. Alors elle daigna non-seulement je- ter sur Emma un regard d'approbation, mais se ressouvenir que c'étoient son adresse et son habileté qui avoient con- tribué, en grande partie, à transformer sa maison en un palais de fées. Ce ne fut qu'après que les danses fu» UNIVERSITY OF ILLINOIS LIBRARY ( 5^ > reot comniencées , que lord Wilmings ton fit son apparition ; au moment où il arriva , ses filles et Emma formoient un balancé qui captivoit Padmiratioa de toute la compagnie. Mêlé dans la toule , il demeura spectateur silencieux ;. mais la danse ne fut pas plutôt finie , que prenant à part lady Isabella,il lui demanda quelle avoit été la troisième exécutante. S'il ressentit quelque sur- prise en voyant le changement que peu d'années avoient fait sur Emma, il n'en kissa rien paroitre, mais il se hâta de chercher Mourtray , et de le féliciter dans les termes les plus flatteurs d'avoir «ne fille si aimable. , Sir William Elliston, le secret objet de la fête , y arriva extrêmement tard : lourd et engourdi, sans grâce et sans vivacité , il étoit incapable d'y ajouter aucun lustre , et de se rendre agréable aux yeux des daines. Lady Elisabeth ne (53 ) pouvoit comprendre le motif des poli- tesses affectées que lui faisoit son père , et elle Pévitoit avec un dégoût marqué, Lady Isabella ne fît attention à lui que pour s'en moquer; à l'égard d'Emma, elle avoit le choix d'un si grand nom- bre de danseurs , qu'elle fut toujours obligée de le refuser. Il témoignoit plus de penchant pour «elle que pour l'une ou l'autre des deux sœurs ; mais dès qu'il eut appris qu'elle étoit sans fortune , il cessa très - pru- demment de lui rendre des soins. Lord Wilmington qui épioit avec at- tention tous ses mouvemens , voyant échouer Tun de ses plans , éprouva une double anxiété pour faire réussir l'autre; dans cette vue, après le souper, où le Champagne n'avoit pas été épargné , il s'avisa d'attirer sir William dans une embrasure , et se mit à l'accabler de discours obligeans , lui répétant sans (54) cesse qu'il ne pourroit jamais regretter assez son respectable ami , le digne père du baronet ; que cependant il s'estimoit heureux de le voir revivre dans un hé- ritier qui promettoit de lui ressembler en tout, et avec lequel il espëroit avoir le plaisir de vivre comme doivent faire deux bons voisins. Sir William qui avoir écouté avec des yeux plus ouverts que de coutume , voyant enfin que le comte se taisoit, lui dit très- froidement que c'étoit la pre- mière fois qu'il entendoit dire qu'il eût existé quelque intimité entre son père et lui. — Oh ! vraiment , nous étions les meilleurs amis du monde ; nous buvions ensemble à toute occa- sion ; il n'y eut jamais , mon cher mon- sieur, qu'une seule et même opinion entre nous. ^ En ce cas, il est très-extraordinaire, observa sèchement le baronet , qu'un si (11 ) cher ami de mon père, ait mis son fik dans la nécessité de défendre des droits que lui assure une longue possession* Je vous convaincrai dans un moment^ s'écria lord Wilmington , que tout ce qui a été fait à cet égard , Ta été par les motifs les plus purs et les meilleurs \ sur mon honneur , je n'ai agi que pour vo- tre bien ; permettez-moi de vous ex- pliquer. . . — Dans cet instant, les dan- seurs les séparèrent ; sir William , sans attendre l'explication, sortit de lacham* bre et ne reparut plus. Lord Wilmington, outré au delà de toute expression d'avoir été désarçonné par un jeune homme dont le regard stupide lui avoit donné lieu de croire qu'il l'ameneroit facilement à ses vues , et vexé au dernier point de s'être jeté dans une si grande dépense avec si peu de profit , ne prit plus aucune part à l'amusement général 5 il se mit à re- ( 50 passer dans son esprit tous les désagré- mens et toutes les tracasseries qu'alloient lui causer les futures élections. Il rejeta toutefois une partie de son chagrin sur lady Elisabeth qui , à ce qu'il préten- doit , avoit par ses airs dédaigneux é* carte une personne dont elle savoir qu'ai dcsiroit particulièrement de cultiver la connoissance. Comme, dans le fait, c'étoit la pre- mière fois que les intentions du lord sur le baronet , lui étoient directement révélées , elle se défendit avec chaleur., et insinua très- adroitement que proba- blement celui-ci s'étoit aperçu de quel- qu'*une des plaisanteries que sa sœur s'é^ toitpermises sur son compte. Ce discours donna une autre direction à la colère du comte ; mais il fut forcé de la calmer, parce que lady Isabella qui couroit de tous côtés , sans rester deux minutes de suite à la même place , ne lui offrit pas (Ï7) d'occasion d*y donner cours ; de sorte qu'en dépit de la mauvaise humeur du lord , le bal se prolongea, d'une manière fort gaie, jusque très -avant dans la nuit. Emma qui n^avoit jamais rien vu de semblable , avoit été , sans comparaison, la plus heureuse personne de la compa- gnie, ce fut la seule de toutes les dames que l'on retint à Wilmington , parce qu'elle dansoit avec perfection , et que d'ailleurs elle étoit aux jeunes ladys dai du plus grand secours. Le second bal fut désigné pour te troisième jour après le premier ; lord Wilmington réfléchit sagement qu!au moyen de ce que l'intervalle etoit si court , plusieurs des préparatifs du bal précédent pourroient servir pour C- lui-ci. Parmi les habitués de Wiïminçrton' se trou voit un jeune homn^s, héritier C d'un titre et de propriétés dans le comté, mais qui étant pour le présent sous la dépendance de sa mère , ne jouissoit que d'une très-modique pension. Son nom étoit Sydney j et son extérieur prévenoit si peu en sa faveur que lady Isabella l'avoit surnommé le masque, ( I ) Il avoit cependant quelque chose de distingué qui annonçoit un gentil- homme. Au surplus , après le premier coup d'œil , il étoit impossible de le trouver entièrement laid, parce que la bonté et l'esprit étoient empreints sur sa figure , et comme il dansoit admira- blement , lady Isabella elle - même commença aussi à s'accoutumer à lui. Emma dont le cœur étoit libre , et qui , sans art et sans dessein , n'aspiroit qu'à jouir du moment présent aussi (i) En w^his } tke fright , VépouvantaiL (59 ) complètement qu'il étoit possible , aî- moit beaucoup à l'avoir pour danseur , et quoiqu'il témoignât la plus grande attention à toutes les jeunes personnes ; il paroissoit choisir celle - ci de préfé- rence. Le second bal fut plus agréable encore que le premier : lord Wilmington ne se lamenta point du tout après qu'il eut reconnu que sir William EUiton n'y paroissoit pas. Emma retourna ensuite à Downton ; mais elle continua, pendant tout l'au- tomne , de fréquenter beaucoup Wil- mington-Parkj les jeunes ladys Fonte- lieu , principalement lady Isabella ( ou comme on Pappeloit plus communé- ment dans sa famille , lady Eell ) trou- voient une infinité de ressources dans l'intimité de cette fille accomplie , sans que la comtesse y fit aucune objection , quoiqu'elle prit grand soin d'imprimer (6o) fortement dans l'esprit d'Emma J'idëe de l'extrême condescendance qu'elle manifestoit en la distinguant ainsi de la foule des jeunes demoiselles de la pro- vinct^. Au surplus elle persista toujours à ne pas étendre sa faveur jusqu'à mis- triss Mourtray qui , à ce qu'elle disoit , étoit une bonne pâte de femme , mais 5an5 usage, On conçoit aisément qu'une persoB«s de rage et de la vivacité d'Emma, n*à- voit pas assez d'expérience pour s^aper- çevoir combien elle avoir peu sujet d'ê- tre flattée de la préférence dont elle étoit Tobjet ; cette liaison lui faisoit plaisir , parce qu'elle lui procuroit une foule d'amusemens qu'il lui eût été im- possible de trouver dans la maison pa- ternelle. A la vérité , lady Wilmington et sa fille ainée lui inspiroient plutôt un res- pect mêlé de crainte, qu'aucun sentiment ( 6I ) d'affection ; mais les démonstrations de tendresse de lady Bell séduisoient son âme ingénue , et elle ^e croyoit bien sûre de l'amitié d'une personne pour laquelle elle se sentoit autant de pen- chant que d'admiration. Disiposée à payer de la plus tendre reconnoissance les moindres attentions que Ton avoit pour elle , Emma chérissoit lady Bell avec cette ferveur du jeune âge qui cher- che ardemmen^t un objet pour y reposer ses affections , et qui n'a pas encore ap- pris , par Texpérience du monde , à se refroidir et à se concentrer. Il arriva donc qu€ subjuguée par tant de séduc- tions Jouissantes qui l'attiroient à Wil- mington, elle<:ontracta insensiblement le goût de la société , et que la mono- tonie du séjour de Downton lui fit éprouver un ennui qu'elle osoit à peine s'avouer à elle-même. Depuis qu^'elle avoit été admise dans (62) le grand monde , les petites promena- des qu'elle faisoit par occasion avec sa mère dans leur modeste voiture avoient cessé de produire sur elle le même ef- fet qu'auparavant ; autrefois ces parties ne se projetoient et ne s'exécutoient pas sans qu'elle y trouvât beaucoup de plai- sir; mais à présent, être cahotée pen- dant plusieurs milles à travers de froi- des collines, avec le vent dans les oreil- les, et une chevelure en désordre, pour ne rencontrer au bout de cette rude corvée , que des campagnards séques- trés du commerce du monde , et dont l'unique sujet de conversation étoit le détail fatigant de leur ménage^ ou la froide répétition de nouvelles suran- nées, en vérité , il n'y avoit rien de plus insipide. Depuis le moment donc où la voiture du comte la reconduisoit chez elle, jus- qu'à celui où elle revenoit la chercher, (^3) toutes ses pensées étoient à Wilming- ton ; il lui sembloit qu'ailleurs elle ne ^voit pas, Mistriss Mourtray ne manqua pas d'observer ce qui se passoit dans l'âme de sa fille ; mais elle l'excusoit avec in- dulgence; elle concevoit que puisqu'el- le-même qui ëtoit beaucoup plus âgée, et dont la retraite avoit , dans le prin- cipe, été volontaire, trou voit si souvent son habitation ennuyeuse , elle devoit l'être bien davantage pour une jeune personne dans la fleur de sos dix-huit ans. Mourtray quoique désireux que son Emma joignît aux vertus essentielles ta grâce et la politesse des manières , n'ap- prouvoit pas tout- à -fait qu'elle fré- quentât si souvent des personnes de l'intimité desquelles elle ne pouvoit rapporter que des idées de dissipation et d'extravagance , avec une foule de (64) désirs impossibles à satisfaire ; maiis quand il conside'roit que le séjour du comte à la campagne n'excédoit jamais quelques mois , et qu'après son départ Emma reprendroit son ancien genre de vie, il doutoit si ce ne seroit pas une -cruauté impardonnable que de s'oppo- ,ser à dQs visites qui sembloient la ren- dre si heureuse , et qui entraînoient si peu de dépenses , car les dames de Wil- niington dédaignoient de se mettre en frais pour leur toilette, et la simplicité dans la parure étoit le ton de leur maison. La naissance et les futurs avantages de Sydney le rendoient recommanda- ble à milord et à milady Wilmington j ils le pressoient de renouveler ses visi- tes aussi souvent qu'il voudroit , et il iiiettoit un vif empressement à profiter de cette invitation , dans Tespérance de rencontrer Emma, dont la beauté , la ( «5 ) modestie et les talens avoieiit fait sur lui une impression ineffaçable. Les jeu^ nés ladys Fontelieu ne lui inspiroient d'autre sentiment qu'un profond res-> pect. Cependant lady Elisabeth, au grand étonnement de tous ceux qui la connois* soient, descendit de ce haut faîte d'or- gueil sur lequel elle s'c'toit guindée , et se montra envers lui polie et obligeante. Sa gravité, sa réserve se changeoient à son approche en franchise et en gaîré ; eîlle daignoit causer librement et même rire avec lui. Le calme de la campa- gne lui avoit donné le loisir de faire des réflexions : elle étoit forcée de s'a- vouer quelquefois à elle-même qu'elle n'avoit pas vu jusqu'alors à ses pieds , comme elle s'y étoit attendue, tous les hommes du grand ton. La naissance de Sydney n'étoit pas très-inférieure à la sienne ; l'héritage de sa mère devoir (66) augmenter encore sa fortune ; ce n'ë- toit donc pas un parti à dédaigner ; d'ailleurs si elle faisoit tant que de con- descendre à livrer sa jolie personne à un homme aussi laid , elle ëtoit sûre de se l'attacher par les liens d'une telle reconnoissance , qu'avec la bonté d'âme et la douceur de caractère qu'elle lui connoissoit » elle en feroit le plus sou- mis et le plus humble des maris. En conséquence de ce plan ., elle cherchoit à le séduire par le détail de ce qu'elle suppôsoit devoir le flatter le plus , l'importance et l'étendue de ses liaisons, l'immense fortune de son père et l'influence qu'il avoit dans le gouver- nement ; influence qu'il feroit valoir avec tant d'avantage en faveur d'une personne qu'il estimoit. Ces insinuations et d'autres encore plus intelligibles étoient reçues cons- tamment par Sydney avec la plus froide (67) indifFerence , comme s'il lui eût été im- possible d'imaginer que lui-même en étoit l'objet ; desorte que lady Elisabeth changea entièrement de manières , et reprit sa hauteur accoutumée. Les variations que lady Bell remar- qua dans la conduite de sa sœur envers Sydney , la divertirent beaucoup ; quoi- que après une connoissanceplus intime, elle se fut souvent aperçue que le mas-' que , quand il n^ëtoit pas dans son hu- meur sentencieuse , étoit fort agréable. Sa vive pénétration lui fit bientôt dé^ couvrir qu'il avoit secrètement pour Emma , une préférence décidée ; ce qui lui donnoit une terrible prévention con- tre le bon goût de Sydney. A la vérité s'il eut affecté de lui rendre à elle-mê- me les plus légers soins , c'eût été , de la part d'un homme de cette figure , une présomption monstrueuse qui lui auroit imprimé un ridicule indélébile j mais ( 68 ) -dans la disette où elle étoit de tout autre passe- temps , elle auroit pu s'en amu- ser. A la fin , elle se mit dans Tesprit tju'il seroit très - divertissant pour elle de tourner la tête à ce pauvre jeune •homme , et d'effacer , en se jouant , l'impression légère qu'Emma pouvoit -avoir faite sur son cœur ; mais elle avoir trop de confiance dans ses charmes pour appeller à leur secours les auxiliaires que sa sœur avoit employés. Chaque jour elle essayoit de fixer son attention en étalant quelque beauté jusqu'alors trop peu remarquée ; à la promenade , elle laissoit tomber son collier afin qu'il le rattachât ; ses beaux cheveux s'cm- barrassoient dans les buissons, pour qu'il pût les dégager ; quelquefois , sans son secours , il lui étoit im^possible de met- tre ses gants. Dans la conversation , elle adoptoit son genre; elle devenoit sen- timentale et réprimoit sa vivacité natu- C <Î9 ) relie ; bref, dans la seule vue de se pro-. curer un amusement passager , elle épuisoft toutes les ressources de la co- quetterie , pour subjuger le cœur d'un homme qui lui étoit parfaitement in- différent. Cette conduite qui auroit pu réussîi* avec quelques hommes , n'inspira que du dégoût à Sydney ; à la vérité le res- pect et la politesse l'obligeoint de dis- simuler, mais comme il étoit essentiel- lement franc et sincère , il ne compo- soit pas toujours son maintien de ma- nière à déguiser ce qui se passoit en lui. Dès que lady Bell eut reconnu qu'elle ne pou voit pas toucher le cœur du mas^ que , elle s'ennuya bientôt de son rôle ; mais moins piquée que sa sœur , parce que ses vues n'avoient jamais été sé- rieuses, elle continua de le traiter avec une familiarité gaie. Emma , jeune et sans expérience , ( 70 ) avoit compris peu de chose aux ma- nœuvres de ses bonnes amies , quoi- qu'elle eut quelquefois pensé que lady Bell avoit avec Sydney des manières trop libres ; mais elle ne Ls attribuoit qu'à l'étourderie , le seul défaut qu'elle lui reconnût. Quant aux sentimens de Sydney pour elle-même, elle ne faisoit que les soup- çonner vaguement ; cela ne l'occupoit pas beaucoup : elle laimoit comme une connoissance agréable, comme un hom- me d'esprit dont elle estimoit les bon- nes qualités ; mais elle lui donnoit ra^ rement une place dans ses pensées. Heureux d'être sous le même toit qu'Emma , Sydney ne voyoit et n'écou- toit qu'elle avec intérêt : trop plein de l'idée qu'il n'avoit rien dans sa personne qui pût inspirer de l'amour , il n'avoit aucun désir de lui déclarer ses senti- iiiens^, imaginant bien qu'ail étoit plus (71 ) que probable qu'elle n'y répondroît pas. Cependant , quoiqu'il osât à peine s'abandonner à l'espérance de toucher jamais son cœur , il ne voulut faire au- cun effort pour surmonter une passion dont les commencemens le rendoient si heureux , et il se persuada que s'il pouvoit parvenir à faire concevoir fer- mement à Emma une bonne opinion de lui, il n'étoit pas impossible que, douée comme elle étoit d'un jugement exquis, elle se familiarisât avec sa laideur et consentît un jour à accepter sa main , lorsqu'il se trou veroit dans une situation qui l'enhardit a la lui offrir. Le peu de fortune d'Emma lui faisoit un plaisir infini; il y voyoit une occa- sion de prouver combien son amour étoit désintéressé ; et la vie retirée qu'el- le menoit à la campagne le charmoit, non-seulement parce qu'il rencontreroic moins de rivaux , mais parce qu'Emma C7i) garderoît mieux cette pureté de mœurs et cette naïveté de caractère qui la lui fai- soient chérir encore plus que sa beauté. Une seule pensée troubloit son bon- heur présent, c'étoit de savoir par quel moyen il se ménageroit un accès chez elle après le départ de la famille de Wilmington. La maison qu*il habitoit , quoique située dans le même comté , étoit à une grande distance de Downton , où il n'avoit jamais fait de visite , et n'avoit pas été encouragé à en faire, d'après le plan de vie que Mourtray avoit adopté : à moins donc que , contre ses désirs , il ne déclarât prématurément ses vues , il ne voyoit pas quel prétexte il auroit de s^introduire chez le père d'Emma. Il vivoit seul dans une métairie appar- tenant à sa mère, lady Clannarmon , et oii il y avoit fcwrt peu de logement dis- posé pour lui : il n'avoit pas, en femmes^ d'autre (7Î ) d'autre parent que sa mère , qui dc- meuroit à Florence ; mais eût -elle été en Angleterre, il se seroit bien gardé, pour des raisons qu'il connoissoit, de l'employer dans cette occasion. Tome î. k7^) (CHAPITRE IV. JLe temps fixé pour le départ de la famille de Wilmington approchoit. Emmafut leur faire sa visite d'adieux > et éprouva un chagrin sincère du vide immense que leur absence alloit lui laisser , tandis que les jeunes ladys Fontelieu , bien éloignées de partager ses regrets , faisoient sans cesse Ténu- mération des plaisirs qui les atten- doient dans le capitale. Les lieux publics, les modes étoient le seul suj^it de leur conversation, et leur imagination n'étoit occupée qu'à combiner gravement les préparatifs de la brillante toilette qu'elles auroient à la prochaine fête de la cour. Emma écoutoit avec des soupirs vi ( n ) demi-^ruflré?, des détails si étrangers à ses jfcfiies; et it^/es espérauces ; pendant t^% cç temps ,.^t par Un>CQntra$te dP^H lo;Lirévi3C , sa pensée- Lu iifçtf§eoit le^ scè:n^.e;jt:"les Qocupâîliioas^ bi^B: diffé-» ifCnies qui lui ëtoient rçs^v^es^ P®?^^ daat rhîver solitaire qu'elle ^Mok p^^ser àPQwmoiii.ui^^i ::>! >sîi,Ci > aoj ;»[ -ïfa Lady Elisabeth, soupçonnant pe qui l'agitipit ;, s^appçsaatit jm^Ucieusenaent 5jUf sersujec ayiêq/un^: dél^î:atj0H qui nQ lui étoil pas; Qrdi.n-^iire. : elle ëcoic extrémeiiient piquée de trois ayçç Emmia. Ainsi, pour se.vetv-. ger de cçUo qui lui avoit caus4 eet^ cruelle mortification , elle résolut de luî feire éprouver , par ses^pomp^uses^ descriptions de fête^ le supplice dou- loureux; de Tantale ; dans quelques- unes , à ce qu'elle insinuoit , elle avoir recueilli des hommages univer- sels ; car à là ville , on savoit distin- guer les personnes ; elle aj ou toit que sa mise ne manquoit jamais de don- ner le ton à toutes les jeunes merveil- leuses, Lady Bell , peu disposée à demeurer d'accord de cette supériorité que sa sœur s'arrogeoit ainsi , partit d'un vio- lent éclat de rire dont son aînée conçut un tel dépit, que, pour éluder une' preuve embarassante à fournir , elle changea brusquement de sujet, et affec- tant des égards pour Emma, elle dit qu'il étoit cruel de parler ainsi en sa présence de choses qui ne pôuvoient avoir rien d'agréable pour elle, Lady Bell la félicita de ce change- ment soudain de disposition ^ et delà in) délicatesse qu'elle niettoit à ménagea la susceptibilité d'autrui. Làdy Elisabeth , sans daigner lui répondre , se tournant vers Emma , lui dit : Vous avez pu remarquer sou- vent, miss Mourtray, le penchant de ma sœur pour l'ironie qu'elle croit être de l'esprit, et quoique ce travers n'ait pris naissance que l'hiver dernier ^ comme elle ne laisse échapper aucune occasion de s'y abandonner , elle a trouvé moyen , avant que l'hiver fut fini , de dire des impertinences à la moitié des personnes que nous voyons. Non pas cela, répliqua lady Bell; ma maxime est de rire quand je le puis, d'être sérieuse quand il le faut; et l'on est bien moins offensé de plai- santeries auxquelles on peut répondre si elles sont bonnes, et qui , si elles nô valent rien, sont inintelligibles, que d'une gravité empesée qui a l'air de i 78) regarder dédaigneusement tout le monde par dessus l'épaule, — A merveille , mademoiselle , et comme je n'^ai pas çnvie on orgueil et de sa pruderie. Paix ! chère lady Bell , s'écria Emma ; songez que. Vous parlez de votre sœur; pourquoi prendriez - vous plaisir a la mortifier? ( ?9 ) — Parce que son orgueil est însur- portable; d'ailleurs ne me demandez point de motifs ; je ne suis jamais déterminée que par l'impulsion dtî moment. Ce guide peut vbus égarer quel- quefois , dit Emma, en seùôuatit là tête. ~ Trêve de réfléxrons ! cependant, nia pauvre petite Értima, je ne puis m'empêcher d''en faire une ; oui j je vous plains véritablement de ce qu'un sort cruel ne vous permet pas de venif à la ville avec nous ; mxin cœur saigne de penser que tandis que je courrai de^ opéras aux bals , et des concerts aux assemblées, vous serez tristement assise au coin du feu avec papa et maman , et qu'à peine verrez - vous une figure hu- maine , excepté l'ennuyeux ministre de la paroisse. — Je ne serai point assise alors au ( 8o) coin de feu; car d'après le calcul de remploi de vos heures , je serai dans mon premier sommeil long-temps avant que vos amusemens ne com- mencent. — Bon dieu! quelle pitié! je mour- rois si je me mettois au lit avant d'être excédée de plaisir. Alors comme Emma étoit sur le point de s'en retourner chez elle, lady Bell lui renouvela les assurances d'une affection inaltérable, et lui pro- mit qu'à son retour elle l'amuseroit par le récit exact de tout ce qu'elle auroit fait à Londres ; car je ne vous écrirai point , lui dit - elle , maman ne me le permettroit pas ; elle n'aime pas , a ce qu'elle dit , que de jeunes person- nes correspondent ensemble. Emma entendit à peine ces derniers mots , elle avoit le cœur trop serré en $e séparant de lady Bell sur laquelle {8i ) elle comptoir, comme sur une amie sincère. Les adieux qu^e lie reçut du reste de la famille furent courts et polis; elle tâcha de prendre un air composé; mais quand elle entendit la chaise qui la reconduisoit chez elle , franchir pour la dernière fois les gran- des portes du château , elle éprouva un abattement que tous ses efforts ne pu- rent surmonter. Ce matin - là un épais brouillard enveloppoit Downton ; on ne distin- guoit rien dans le paysage , excepté les cimes des hauts et lugubres sapins ; la maison , appuyée sur le penchant d'une colline , présentoit , lorsqu'on étoit assez près pour la distinguer , l'aspect de la tristesse et de l'abandon : plu- sieurs des fenêtres étoient fermées ; on voyoit un peu de fumée sortir d'une ou deux cheminées seulement. Emma venoit de quitter une salle D. ( 8a > échauffée par iirt grand feu , et où cîr- culoient une multitude de laquais forts ei bien vêtus; au lieu de cela, elle entroit dans un lieu froid et hu- mide qui ressembloit plutôt à un garde -meuble qu'à une salle, et où elle ne vit pas une âme , excepté le petit domestique Peter, couvert d'une mauvaise souquenille, avec des cheveux droits et gras et un tablier de cuir lié devant lui , qui , occupé à nettoyer sa batterie de cuisine, quitta ce quHl faisoit pour courir à la porte» Monsieur est sorti, mademoiselle, s'écria Peter d'aune voix rauque et gros- sière, mais madame est au logis, et elle aura une terrible Joie de vous revoir. Mistriss Mourtray , après Ta voir ten- drement embrassée , lui montra son occupation qui consistoit à tailler du linge , avec Taide de sa femme de (83) chambre ; il y en a voit un énorme monceau sur lequel Emma jeta un re- gard triste; elle prévoyoit bien que plus d'une longue soirée seroit em- ployée à cette tâche ennuyeuse , et de- puis bien du temps elle avoit pris en aversion tout travail d'aiguille un peu considérable. Enfin la femme de chambre se retira, et mistriss Mourtray considérant sa fille à loisir , fut alarmée de l'altération qu'elle remarqua sur sa figure. «Bon dieu! s'écria- 1- elle, assuré- ment vous êtes malade ? » Emma l'assura du contraire ; elle lui dit qu'elle conservoit seulement un peu d'émotion de son ûépart de Wilming* ton , où elle avoit été si heureuse , et de ses adieux à des amies dont elle n'ou- blieroit jamais les bontés. "" • a Pauvre enfant ! dit mistriss Mouf- tray j il est sûr que j*ai du chagrin pout ( 84) VOUS, car vous allez bien vous ennuyer ici. Pour mon compte, je trouve ce lieu - ci tout changé ; les hivers précé- dens ne m'avoient pas paru si désagréa- bles j mais à présent votre père est tou- jours ou occupé dehors aux détails de son exploitation , ou engagé avec M. du Masson dans une partie d'échecs : quel- quefois il y joue toute la matinée. » u Je suis bien aise, dit Emma , qu'il ait trouvé quelque chose qui lamuse et qui l'occupe. — Sans doute; mais cela est fort triste pour moi. Au surplus, à présent que vous voilà ici, tout ira mieux; je croyoisque ces grandes dames n'auroient pas voulu se séparer de vous , et qu'elles vous auroient emmenée avec elles. » Emma, dans le fond de son cœur, souhaitoit à moitié qu'il en eût été ainsi ; mais elle réprima bientôt ce désir comme un mouvement d'ingratitude (8î ) envers sa mère. Mourtray et ïe précep- teur d'Emma arrivèrent ensemble au moment du dîner. Elle fit un effort pour paroître gaie, car Mourtray qui étoit le plus indulgent et le meilleur des pères, étoit idolâtre de son Emma. Mais après que du Masson et lui eurent causé sur difFérens sujets , elle retomba dans sa mélancolie, essayant de se per- suader à elle-même qu'elle n'étoit chagrine que d'avoir perdu la compa- gnie de lady Bellj et s'étant trouvée seule un moment avec M. Mourtray, elle ne put s'empêcher de s'exhaler en regrets sur cette séparation ; car , vous ne pouvez vous imaginer , papa , conti- nua- 1- elle, combien elle est agréable, et quelle est sa tendresse pour moi. — Que lady Bell soit agréable , je Iç conçois sans peine , répliqua Mourtray; mais quant à sa tendresse pour vous, cela n'est pas tout- à-fait si clair. (80 — Bon dieu, papa, pouvez-vous bien dire cela? Si elle ne m'aimoit pas, quelle raison auroit-elle eu de me le dire, et pourquoi auroit-elle été si empressée de m^avoir toujours avec elle à Wilmington ? — Une seule réponse peut servir à vos deux questions : c^est qu'elle avoit besoin de vous. — Comment cela est-il possible? — C'est tout simple : la société à Wilmington, excepté quelques jours particuliers, est toujours la même; lady Bell n'a personne de son âge pour l'a- muser , car sa sœur est trop grave ; votre jeunesse et votre vivacité lui plaisent, — Ainsi donc , dit Emma un peu mécontente , je n'étois là que pour Tamuser ! — Assurément; car si vous étiez à Londres , elle vous considéreroit comme zéro , parce qu'^elle y pourroit trouver ( h )■ plusieurs personnes qui rempliroient mieux ses vues. — En vérité, papa, je suis sûre que vous êtes dans Terreur; lady Bell vou- droit que je fusse à Londres lorsqu'elle y est. — Sans doute, elle vous dit cela; mais les grandes dames ne sont pas toujours sincères, et je soupçonne beau- coup que cette lady Bell ne tiendroit pas grand compte d'^Emma Mourtray , à moins que celle-ci ne fût en état de faire une figure égale à la sienne. — Il y a bien peu d'apparence que cela arrive, dit Emma avec un soupir, ou même que je voie jamais Londres ; mais j'^avoue que je serois bien mortifiée d'y trouver lady Bell différente de ce qiié Tai vue à la campagne; et excusez- moi , papa, de douter que l'on puisse être capricieuse , avec un naturel aussi émi- tiemmeat bon que le sien» (88) — Ma chère enfant, quand vous serez plus âgée, dit Mourtray, ces sortes de changemens vous surprendront moins , et vous affecteront à peine; car vous devez vous préparer à en éprouver. — En ce cas, dit Emma, il est plus chagrinant encore que je ne pensois de vieillir ; car vivre dans une défiance universelle , me seroit plus désagréable que les rides et les cheveux gris. — Une défiance universelle ne peut être le partage que des âmes peu élevées; mais la jeunesse ne devroit pas former de si chauds attachemens , avant d'a- voir découvert dans ceux qui en sont Tobjet , plus que des qualités agréables et même qu'un bon naturel; car cela seul , vous pouvez m'en croire , Emma , est un fondement peu solide pour Tamitié. » En ce moment la conversation fut interrompue; Emma, à la prière de (89) son père , se mit au piano , et reprit bientôt une assiette plus calme. Les réflexions de Mpurtray sur lady Bell , n'avoient pas été, il est vrai , à soil^, avantage j mais, en les faisant, ils'étoit proposé plus que de préserver sa fille d'être dupe des faux semblans de l'ami- tié y il avoit remarqué, non sans chagrin, combien les premières impressions avoient de force sur le cœur d'Emma; son but principal étoit donc de la pré- munir contre le danger de s'y livrer avec trop de facilité ; mais une précaution de cette nature ne pouvoit avoir beaucoup d'effet; l'expérience seule est capable de rectifier les erreurs que le défaut de jugement fait commettre à la jeunesse. Mourtray ne reprit point cet entre- tien; il avoit, en général, de l'a version pour tout discours qui ressembloit tant soit peu à une lecture; et ayant rempli son devoir en donnant à sa chère Emma ( 9° ) des avis salutaires, il ne s'en occupa pas davantage, et kissa les choses suivre leui^ libre Cours. ^>: Mistris^ Mourtray mit tous ses soins à trouver des amusemens et desôCCU- patiohS pour sa lillè. Emma , pour faire plaisir à sa mère , eut l'ait d'éffé con- r^nte des ims , et elle se fit un devoir dé vaquer aux ailtrès avec son activité ac- coutumée ; mars elle éprôUvà un plaisir véritable à reprendre , avec son père et M. du Masson , le cours de ses études , quoiqu'elle laissât souvent s'égarer ses pensées sur ses amies de Wilmington , et qu'elle soupirât souvent en secret à ridée des plaisirs dons elle les supposoit entourées. Il n'étoit donc pas étonnant que les tristes mois d'un hiver très - rigoureux lui parussent plus insupportables que ja- mais ; aurrefois , comme elle n'étoit pas d'âge à se produire dans le monde, (9t ) dont elle ne savoir absolument rien, il ne lui paroissoit pas pénible d'en être séquestrée ; mais à présent , -elle réflé- chiîsoit que làdy Bell i^étoit son aînée ' que de quelques mois , «t elle sentoit que la fortune bornée de son père étoit 1j seul obstacle qui r-empécMt de se montrer dans les mêf«es cercles bril-* lans que son amie , et d'entendre aussi autour d'elle un murmure d'admi- ration. »^ Elle avoit pris à Wilmington , in-en- sîblement et san^ s^ rendre compte tout^à-faitdu progrés de cette di^po i- tion , des idées d'ambition et de gran»- deur qui ne seroi.ttt jamais entrées dans sa tête , si elle n'eût pas vécu avec des personnes du plus grand ton : à cela se méîoit un peu de vanité , la seule ivraie qui originairement eût germé dans une âme où crois soient mille vertus natu- relles j cette plante venimeuse, quoi« ( 9*) que Mourtray Veut écrasée autant qu'il étoit possible, n'a voit été que trop nour- rie par une mère aussi foible que ten- dre , et en dernier lieu , elle s'étoit for- tifiée par les complimens que les hom- mes avoient prodigués à Emma dans les bals où sa beauté surpassoit de beau- coup celle de toutes les autres jeunes personnes. A la vérité , on ne pouvoit imaginer rien de plus aimable que son air , rien déplus parfait que ses formes ; ses traits sans être exactement réguliers , présen- toient un ensemble charmant ; ses grands yeux noirs étoient pleins d'esprit et de douceur , et les proportions de sa figure étoient si élégantes et si accomplies , qu'elles sembloient faites pour servir de modèle à l'une àes grâces. La cou- leur de ses yeux et celle de ses cheveux s'accordoit si bien avec son nom pour établir une entière ressemblance entre (93 ) •lie et l'Emma de Prior , que son pérê l'appeloit souvent sa brune t te ; mais son teint quoique brun étoit clair et animé du coloris le plus pur. (M) CHAPITRE V. • -îfi JL' EXCESSIVE inclémence delà sai- son , et les chemins devenu? imprati- cables , par l'amas considé*-able des nei- ges , ne permettoient pas même aux solitaires de Downton de continuer à communiquer quelquefois avec leurs voisins : aucune distraction n'interrom- poit donc Tennuyeuse uniformité de leur genre de vie. Chaque matinée ra- menoit le même cercle d'occupations domestiques ; lorsqu'il venoit à briller un rayon favorable de soleil , c'étoic toujours la même promenade sur les collines ; à dîner, les convives ne va- rioient jamais, et aucun nouveau sujet de conversation ne venoit égayer la mo- notonie du repas : le seul mouvement (9^ > de joie dans la soirée étoit causé par l'arrivée des lettres et papiers-nouvelles, qu'un vieillard infirme du village, al,-^ loit chercher tous les jours à plïisieisrs niillejsi on les recevoir ordinaireoi^nD spr ks six heures, et ce marnent étoit, toujours attendu avec impatience. Un soir, vers la fin de février, ^ la. neige qui venoit de tomber ayoit retar- dé l'arrivée du vieux cominissionpajire,;,. Mourtray ^ quoique d'une huaaeur flegr matique, paroissoit un peu contrarié de ce délai ; sa femme s^ dépicoit , et sa fille couroit à chaque interv;ille de cinq minute^, pour demander si rien n'étoit. venu.^ pu n'attendoit cependant que les journaux ; mais le plaisir que cause cqtte lecture ne peu:t êcre apprécié que par ceux qui ,r cpmme Ja famille de Mourtray , ont été confinés a la cam- pagne durant un hiv;^r long et rigoureux. Alors Tarrivée d'une de ces précieuses (96) feuilles est un événement important , et le papier est dévoré par des yeux et par àQs oreilles avides. ' Quand huit heures sonnèrent, Mour- tray qui perdit à peu prés l'espérance^ d'apprendre , par la voie ordinaire , ce qui s'étoit passé de nouveau dans le mon- de , chercha à s'en consoler en jouant une partie d'échecs avec du M asson qu'il àvoit retenu à Downton durant toute îa semaine , et il donna ordre à Peter d'aller au village s'iaform^rd^ ce qui étoit survenu au messager. Pendant que les joueurs d'échecs , absorbés dans leurs combinaisons , gar- doient un profond silence, mistriss Mourtray , après s'être soulagée par ces exclamations de surprise : qu'est -il done arrivé ? qui peut retenir le vieux Andrew si tard ? et après s'être épuisée en conjectures sur les événemens qui pou voient avoir retardé à Londres le départ (97) départ des journaux , prit enfin son parti et se mit à travailler. Au bout de quelque temps , elle sen- tit que le sommeil la gagnoit , et ne parvint à le dissiper que par l'usage fré- quent de sa tabatière qui, dans toutes ses contrariétés , étoit son premier re- confort. Cependant Emma qui vit que la soirée se disposoit à être plus ennuyeuse en- core que de coutume , se résigna tran- quillement à ce qu'il n'étoit pas en son pouvoir de changer ; et allant chercher ses cahiers de musique j elle se mit à copier quelques opéra-ballets que lady Bell lui avoit prêtés à son départ de Wilmington. Tandis que sa plume tra- çoit les notes, son imagination la trans- portoit au milieu des plaisirs que vrai- semblablement son amie goûtoit alors-, et le contraste de leurs situations la faisoit profondément rêver. Tome 1. E (98) Pendant plus d'une heure et demie le mot di échec étoit le seul qui eut été proféré datis la salle , lorsque le calme fut troublé tout à coup par la voix de Peter qui , en entrant , appaisoit les aboiemens du chien. Ce bruit Ht sortir mistriss Mourtray de l'assoupissement dans lequel elle venoit de tomber. Dieu soit loué ! s'é- ciia-t-elle, en se réveillant : voici en- fin le courrier. Son mari qui , dans ce moment , commençoit à éprouver une forte in- quiétude sur le sort de sa rcïnt , se con- tenta de répondre, pai* un signe de tête à cette exclamation. Mais Enima , dont les mouvemens étoient prompts comme Téclair, avoit devancé l'entrée de Peter dans la salle ; ^Ue avoit courii à sa rencontre , et pa- roissoit , tenant à la main le paquet désiré. (99 ) Papa, s'éctia-t-elle , Andrew est sain et sauf j mais la neige est si épaisse que le pauvre homme ne pouvoir trouver son chemin, et il couroit risque de pas- ser la nuit dans les montagnes , si Peter ne l'eût heureusement rencontré, et ne l'tût amené avec lui. Nouveau signe de tête de M. Mour- tray. Irai- je dire que l'on prépare quelque chose de chaud pour ce pauvre vieillaTd> demanda Emma à sa mère. Il est à moitié gelé. L'aimable enfant ne s'occu- poit plus que du bonhomrhe Andrew. — Sonnez, ma £Ue ; mais aupara- vant, présentez ces papiers devant le feu y comme j'espère que la partie d'é- checs touche à sa fin , vous aurez le temps de les lire avant le souper. — P^ter n'entend pas la sonnette , maman ^ si j'y allois moi-mên^ie ! — Pourquoi tant de précipitation^ ( loo ) Donnez , que je fasse d'abord se'cher ces papiers. Tandis que mistriss Mourtray pre- noit cette précaution , Emma courut recommander que l'on eût grand soin du vieux Andrew , et à son retour elle rappela à sa mère qu'il y avoit deux lettres ; elles sont pour mon père , dit- elle j et l'une d'elles a un grand cachet noir : qu'est-ce que cela veut dire ? — Un cachet noir ! Juste ciel ! C'est sûrement quelque mauvaise nouvelle concernant mon Henri. Au nom de Dieu , M. Mourtray , laissez la votre partie , et ouvrez vos lettres. M. Mourtray fit encore un signe , mais tout-à-fait machinalement ; il avoit sauvé sa reine par la perte d'un fou y et méditant un coup important , il n'entendoît rien et ne voyoit que Té- chiquien Mistriss Mourtray perdant patience, ( ÏÔI ) et tout-à-fait inquiète de son fils, s'é-^ cria : « Vous feriez en vérité damner uti saint ! si vous ne voulez pas ouvrir votre lettre , permettez que je le fasse. — Faites, ma chère, faites ce qui vous plaira. » D'après cette permission, la lettre fut promptement ouverte. Mistriss Mourtray la parcourant avidement des yeux; je ne crois pas, dit -elle, qu'il s'agisse d'Henri ; mais l'écriture est si mauvaise , que je ne puis en lire la moitié ; venez m'aider , Emma, Toutes deux essayèrent alors de dé- chiffrer la lettre ; Emma parvint à lire ce peu de mots t « Il vous a légué. . . . consistant en. . • • qui s'élève à trente mille livres sterling, » « Bon dieu, veillé -je ou est-ce un songe , s'écria sa mère en lui arrachant la lettre, sûrement vous vous trompez, ma fiWe. Quoi I ces propres mots, . . » ( '01 ) w- Certainement. Oh! papa, papa; quelles nouvelles ! quelles bonnes nou- velles ! — Ah.^ bien oui; adressez - vous à Totre papa!, il est là inébranlable; je crois qu*un tremblement de terre ne le dérange roi t pas. M, Mourtray, de grâce, M. Mourtray! /;^ — Cher papa, daignez nous écouter! — Echec et mat, monsieur, s'écria Mourtray se levant de la table en triomphe, et poussant brusquement sa chaise, — Assurément y je ne m^y attendois ■pas (i); dit du Masson un peu confus. — • Eh î comment vous y seriez- vous attendu? s'écria mistriss Mourtray, qui ne pensoit qu'à son legs. Je crois que personne ne s'en doutoit. (i) Cci mots, et ceux imprîmes ci- après en itali(jue». sont en français dans Toiiginal. ( i°3 ) — Qu'y a - 1 - il donc , ma chère , et que disiez- vous t demanda tranquille- ment. Mourtray , qui se mit à attiser le feu. Je suppose qu'il y a quelques bonnes nouvelles , en voyant Emma sauter ainsi de j oie. — Des nouvelles ! En vérité, répondit mistriss Mourtray avec dépit , Dieu me bénisse ! n'y a-t-il pas une demi-heure que je vous corne cela aux oreilles , sans que vous daigniez seulement m'écouter? — Eh bien î parlez ; je suis tout at- tention. — Trente mille. ... — Trente mille patnotcs pris ou tuésl s'écria du Masson et l'interrom- pant, et en joignant les mains, vraiment c*est une grande nouvelle* — Eh ! monsieur ^ il s'agit bien ici des Français î Je m'attache à faire com- prendre , s'il est possible , à M. Mour- tray , qu'il lui est légué une somme de ( I04 ) trente mille livres sterling! et Dieu sait en quoi consiste le surplus ! — En vérité! s'écria froidement Mour- tray, tandis que d'un air incrédule il prenoit la lettre pour lire. — Laissez-le, ma chère fille, laissez- le se convaincre par lui-même, dit mistriss Mourtray à Emma qui retenoit fortement la main de son père , en l'as- surant que rien n'étoit plus positif. » Du Masson, qui n'entendoit l'anglais que très -imparfaitement, ne pouvoit comprendre ce qui étoit arrivé ; il res- toit la bouche béante , les yeux fixes , et faisant tourner ses pouces en atten- dant une explication. Pendant ce temps -là , Mourtray acquéroit la conviction de la réalité de sa bonne fortune; et comme i\ fi- nissoit de lire la lettre , il dit : « Etv lionneur, ma chère amie, voici une* nouvelle extraordinaire. ( 101 .) —Charmante ! délicieuse! s'écrièrent les deux dames. Présentement, papa, dit Emma , pressant la main de Mour- tray dans les siennes , présentement , pap^^ nous pouvons aller à Londres. - -r- Assurément,, mon enfant, ou cela ou tout autre chose ^ dit mistriss Mour- tray> répondant pour son mari ; que ne peut-on pas faire avec une somme si considérable 1 , / . : — J'espère > répliqua Mourtray , que les choses sont réellement comme elles sont marquées dans cette lettre; il ne faut pourtant pas aller en avant avec trop de confiance y jusqu'à ce que nous soyions absolument en possession de ce legs. Mais il y a une autre lettre à lire. » Elle ne contenoit rien d'important. Pen- dant que Mourtray la lisoit^ mistriss Mourtray, après avoir marmoté quelque chose sur la joie qu'éprouveroient leurs fermiers , se figura soudain quels (•io6) transports ressentiroit sot> cher Henri en apprenant cette heureuse «ouveHe. Cependant Emma expliquoit cet événement à du Masson, qui, sur la marge d'un vieux journal, réduisit avec un crayon les trente mille guinëer en livres de France» Cette opération faite , il s'écria, levant au ciel les yeux et les mains i Ah ! quelle somme ^ quelle for-^ tune immense] C'est, en effet, une somme immense , reprit Emma, qui, n'ayant jamais possédé que quelques schellings dans sa bourse , considéroit ce legs comme sans bornes» Du Masson , après avoir félicité la famille , se retira dans sa chambre, x^lors Mourtray offrit aux dames de leur lire la lettre à voix haute ; elles y consen- tirent avec joie. -À ( ^^7 ) Lincoln's - Inn , iq février , 1 7. . i a Monsieur, Tài llîonneur de vous informer d'un événement dans lequel vous éîGS hau- tement intéressé. Votre cousin, M. John Mourtray , après une courte maladie de trois jours seulement, est décédé hier soir à sept heures moins un quart , dans sa maison de Great-Marborough-Street. 11 arrivoit d'Antigoa en niauvaise santé, et l'on croit que le froid rigoureux qu'il a éprouvé dans son voyage de Pli- mou th a accéléré sa fin. Mon respectable ami et client, Simon Chowles , écuyer , ancieo et intime ami du défunt , me fit dire hier matin que le malade m'attendoit pour me dicter ses dernières volontés ; ce qu'il a fait en bonne et due forme ; M. Chowles et moi sommes nommés ses exécuteurs { io8 ) testamentaires. Je vous envoie un ex- trait de l'acte. . . y> Ah ! s'écria mistriss Mourtray , ne m'embarrassez pas dans vos termes de chicane ; mais expliquez - moi en peu de mots ce qui vous est légué. Violon tiers , répliqua Mourtray en souriante Le tiers du legs , à ce que m'écrit M. Sharp , l'homme de loi , consiste dans un capital de trois pour cent consoli- dés ; les vingt mille livres restant som dans les mains de M. Chowles..» Et qui est ce M'. Chowles > demanda mistriss Mourtray. — Un riche négociant de Londres, à ce que l'on m'annonce. De plus , mon cou- sin me lègue toute sa propriété d'An- tigoa qui , suivant le rapport de l'hom- me de loi , produit , année commune, environ deux mille livres sterling. Deux mille livres par an ! s'écria ( i09 ) nii5.triss Moiirtray , mais nous alForrs^^ nager dans l'opulence. / — Modérez- vous. Ce bien n^ëtoit pas en la possession de M. John Mourtray au moment de son décès ; il paroit qu'un M. Elwards à qui il l'avoic affer-^ mé , s'y est maintenu par force , et l'a Féclamé , au nom de sa femme , dont 1& père , à ce qu'il a prétendu , n'avoit pas le droit de le vendre à M. John Mourtray. Mon cousin entama alors, avec lui un procès qui prenoit une ex- cellente tournure , à ce qu'assure l'hom- me de loi ; mais le dépérissement de sa santé ne lui permit pas d'en atten- dre l'issue. Il revint en Angleterre , pour essayer si son air natal et le chan- gement de climat lui feroient du bien 5 Sharp assure qu'il lui a laissé tous les papiers relatifs à cette affaire , qui éta- blissent clairement ses titres à la pro- priété de ce bien , dont il fôt sûr de me ( l'o ) mettre bientôt en possession , sans frais considérables. Fasse le ciel qu'il en soit ainsi , s^é- cria mistriss Mourtray ; mais pour mon compte je préfère l'argent aux fonds de terre; j'aime ce qui est sûr. La lettre ne contient-el le rien autre chose ? Voici comment elle finit, répondit Mourtray. 3 Pauvre malheureux ! s'ccria Mourtray avec un soupir et enr repliant la lettre , pauvre malheureux !' il est triste, après avoir passé la moitié de sa vie hors de sa patrie, de la revoir uniquement pour y mourir ! Je voudrois Pavoir vu ; petit-^ être , à force desoins, serois-je parvenu à le sauver. ' Il est certain que c'est fort triste pour lui > s'écria mistriss Mourtray ,avcc un (II2) regard qui démentoit ses paroles, c'est fort triste ; mai? après tout , puisqu'il avoit à -mourir , il importe fort peu en quel pays; et je ne vois pas pourquoi vous regretteriez la mort d'un homme infirme que vous, ne connaissez, point , lorsque cet événement vous donne si à propos les moyens d'assurer le sort de vos enfans, à l'époque même de leur entrée dans le monde. Mourtrày ne répondit rien ; il étoit abîmé dans ses réflexions. J'espère , lui dit sa. femme, /que voLis songez à notre voyage de Londres. — Tout ei^ son temps , ma chère amie^ . ,; r.h • : . ,-, » ^ . .--s— Souvenez-vous qu'on vous reconi- mande de partir sur- le-champr — C'est mon dessein y car j 'au rois à cœur , après avoir pris une connoissance approfondie des affaires de mon pau- vre cousin , et m'étre fait éclairer, par ( 113 ) de savantes consultations , de peser avec maturité si je m'engagerai ou non dans un procès pour recouvrer le bien ; après quoi, je viendrai ici pour examiner quelles sonr les réparations qu'il est convenable de faire à cette maison. Vous feriez bien mieux y dit mistriss Mourtray , de laisser là cette vieille habitation , et d'en acheter immédiate- ment une belle dans la capitale* Cher papa , s'écria Emma , j'espère que vous nous emmènerez avec vous à Londres. Mourtray le lui promit en souriant , et sur les instances réitérées de sa femme, il consentit à partir le lende- main matin. Il fut convenu qu'il loue- roit , pour trois mois , une maison gar- nie, et qu'aussitôt cette disposition faite, sa famille iroit le rejoindre. Quant aux changemens qu'il projetoit défaire à Downton, après y avoir réfléchi^ il remit à s'en occuper, jusqiA'l ce qu'il eût consulté quelque habile architecte. Emma ne portoit pas ses regards vers un avenir éloigné ; elle ne s'égaroit point dans les combinaisons d'événe- mens incertains ; elle ne voyoit dans les trente mille livres qu'une chose : la riche<;se que cette somme procuroit à SCS parens , et la facilité avec laquelle ilb satisferoient ses goûts et ses désirs. Tandis qu'on se livroit à des calculs sans fn, elle courut vider sa loible bour^^e dans les mains du vieux Andrew, et se rendit ensuite au petit cabinet d'études de du Masson , qu'elle trouva , non point transporté de joie comme elle l'imaginoit, mais grave et préoc- cupé. Pourquoi cet air? s'écria-t-elle , vous n''avez-donc pas bien compris la nou- velle que je vous ai annoncée? Il lui assura qu'il l'avoit parfaite- ( "5 J mtnz comprise ; mais que , bien qu'il se réjouit de la bonne fortune de ses respectables amis , il ne pouvoit s'em- pêcher de craindre qu'elle ne le privât dû plaisir de leur société. — Rëjouiïsez-vous-en , monsieur, au Heu d'en concevoir de l'inquiétude. A quoi sert la riche^e , si ce n'est à nous donner les moyens de faire le bonheur d'autruij aussi bien que le nôtre ? Vous pouvez être certain que quand mon père quittera cette province, il prendra soin de vous placer convenablement. Du Masson s'inclina. — Mais pour^ quoi partir^ mademoiselle "^ ou pour^ ric^vous être mieux qu'ici ? le châ" teau est un peu antique ; mais O ciel , s'écria Emma ! quoi vous voudriez que je fusse ensevelie à jamais dans ce triste séjour? Je dois partir, et je partirai ; je brûle de voir Londres , !ady Bell , et mille autre choses. ( II6) Du Mâsson , haussant les épaules , lui représenta les dangers des plaisirs mon- dains , et passa en revue tous les mal- heurs de sa patrie , qu'il attribuoit prin- cipalement au luxe et à la dissipation des Parisiens , avant la révolution. Mais Emma n'étoitpas d'humeur d'en- tendre un sermon , elle lui dit qu'elle Técouteroit une autre fois ; cependant, elle le pria de prendre un visage gai, €t de venir souper , l'assurant qu'elle ne laisseroit point partir son père , sans donner sujet à son cher maître d être aussi joyeux qu'elle-même. La figure du vieillard s'éclair ci t alors, car il connoissoit l'extrême bonté du cœur de son écolière , et il savoit qu'il pouvoit compter sur sa promesse. Les infortunes , l'exil et la détresse avoient lin peu resserré son âme , et le rendoient beaucoup plus soucieux de son propre intérêt que de celui des autres ; néan- ( "7 ) moins, autant qu'il ëtoit en son carac- tère il se réjouissoit de la prospérité de ses bienfaiteurs , et il prit sa part de l'allégresse commune. Mistriss Moutray et Emma étoient dans la trépidation de la joie , elles étoient enchantées de l'idée de sur- prendre Henri Mourtray par la déli- cieuse nouvelle de leur fortune inatten- due ; la première lui écrivit le soir même un billet pour la poste du lende- main. Emma auroit désiré écrire à lady Bell, mais elle se consoloit de l'obs- tacle qui s'opposoit à ses vœux , par la pensée que son amie seroit plus agréa- blement surprise , en apprenant ces nouvelles de sa propre bouche. Tandis que les deux dames s'amu- soient jusque très - avant dans la nuit à former des projets charmans pour l'avenir , M. Mourtray les écoutoit avec beaucoup plus de sang-froid que ( "8 ) de coutume, et quelquefois il repassoit dans son esprit tous les plans favoris qu'il avoit conçus pour rendre au do- maine de ses pères quelque degré de splendeur et de beauté. ( 119 ) CHAPITRE VI. r'iDèlE à ses promesses , Emma se leva de bonne heure le lendemain ma- tin , pour communiquer à son père l'engagement qu'elle avoit contracté au nom de celui-ci , de venir au secours de du Masson. Il l'embrassa tendre- ment, et lui remit une légère somme à titre de gage , il l'assura qu'il enver- roit de Londres quelques offrandes plus -dignes d'être présentées à leur vieux ami. Il étoit sur le point de se mettre en route, lorsque mistriss Mourtray parut, pour lui rappeler de nouveau ce qu'elle lui avoit déjà recommandé, l'absolue nécessité de se procurer une jolie voi- ture qui se trouvât prête à leur arrivée à Londres, ( 120 ) Il partît chargé de cette injonction ; mistriss Mourtray et sa fille, voulant pro- fiter d'une belle journée , se mirent en devoir après déjeuner de faire une promenade sur les collines. Entraînées par Tessor qu'elles donnoient à leur imagination, elles avoientdéjà fait sans «'en apercevoir, et en dépit des neiges, un chemin considérable ; enfin la lassi- tude les contraignit de revenir sur leurs -pas , et elles étoient à environ cent verges (i) de la porte du parc, quand elles aperçurent un gentilhomme qui trottoit légèrement de leur côté, et dont la figure avoit beaucoup- d'air de celle de Sydney, Dieu soit loué , s'écria mistriss Mour- tray , n'est-ce pas là ce monsieur Sidney, cet homme si laid que j'ai vu au bal ? que vient-il faire ici ? (0 Tiois cents pieds de roi. Emm ( li' ) Emma rougir pour plus d^une raison , et supposé qu'elle eut quelque soupçon du motif qui le faisoit venir, la ma- nière dont s? mère s'exprimoit suffisoit pour l'empêcher de le lui avouer. Mistriss Mourtray cependant, selon sa coutume, se perdit en conjectures; les siennes furent tout-à-fait différentes de celles de sa fille ; mais avant qu'elle eût épuisé cette matière, Sydney étoit descendu de cheval et les avoit abor- dées. Après les complimens d'usage, mis- triss Mourtray lui demanda vivement ' ce qui lamenoit dans ce canton si éloigné de sa demeure. Il répondit, non sans se troubler beaucoup , qu'il avoit affaire à *** , et qu'il ne vouloit pas passer si près de Downton sans s'informer des nouvelles d'une famille ponr laquelle il avoit n si grand respect ; il ajouta que la Tome I. F (I2Z) connoîssance de miss Mourtray, qu^il avoit eu l'honneur de faire , Tencoura- g€oit à prendre cette liberté. Mistriss Mourtray répondit à ce compliment par des politesses légères, elle lui observa que Tabsence de son mari ne lui permettoit pas de Tinviter à séjourner chez elle , et lui demanda froidement s'*il vouloit partager leur dîner de famille, en lui représentant toutefois qu'il étoit très - dangereux de s'engager la nuit dans les montagnes, attendu que les bas- fonds étoient cou- verts par la neige. Sydney protesta qu'il affronteroit volontiers ce danger et tout autre pour Jouir du plaisir de passer quelques heures à Downton , et en disant ces mots, il jeta un regard animé sur Emma qui, avec sa franchise et sa gaîté accoutumées, dit qu'elle étoit enchan- lée de le voir. ( 14? ) Enchantée ! répéta mistnss Mourtray en elle-même et en fronçantle sourcil : enchantée ! Le ternie est un peu fort pour une jeune personne. Emma s'*aperçevant à l'instant par Tair glacé de sa mère qu'elle s*étoit trop avancée , devint plus réservée dans ses expressions. La conversation, pendant le dîner ^ n'eut pour objet que les nouvelles publiques, celles du canton, le mau- vais temps et autres matières du même genre; elle fut cependant coupée par quelques demi - mots que jeta mys- térieusement mistriss Mourtray sur le changement de sa fortune , et que Sydney écouta avec un air d'intérêt, quoiqu'en réprimant sa curiosité , afin d'en apprendre plus qu'elle ne vouloit en dire. Lorsqu'elle parla de se rendre bientôt à Londres , il tressaillit de joie et ne put s'empêcher de s'écrier : Grand ( I^) dieu ! que je isuis content ! Car j'aurai là , mesdames , de fréquentes occasions de vous voir- Projetez - vous d'y faire un long séjour ? demanda froidement mistriss Mourtray. — Oh ! sans doute, madame, et j*espère que vous voudrez bien m'ac* corder l'honneur de vous faire quelque- fois ma cour. Elle s'inclina , et dit d'un ton d'hé- sitation : Nous serons souvent engagées , monsieur ; et probablement nous res- terons fort peu chez nous; d'ailleurs, potre séjour à Londres sera court. — Mais du nioins , madame , je pourrai quelquefois être assez heureux pour vous trouver. — Peut-être, monsieur, Ce fut là toute sa réponse. Quoique Sydney n'eût pas eu d'autre b}it dans cette visite que celui d^ se C .iî ) procurer le plaisir de voir Ênimâ,* plaisir si doux , depuis la privation duquel il lui sembloit qu'il se fût écoulé un siècle, il ne puts'empêchef , lorsqu'il crut n'être pas observé, de là fixer avec une expression de tendresse qui n'échappa pas à mistriss Mourtray. Elle consulta sa montre à plusieurs reprises , et lui observa que la neige a voit bien gâté les chemins. Sydney qui , pour prolonger sa jouissance , avoit feint aussi long-temps qu'il étoit possible de ne pas entendre ces insinuations , sentit enfin qu'il ne pou voit plus décemment différer son départ : il sonna en conséquence et fit préparer son cheval. Le cheval n'étant pas prêt sur-le-champ , il voulut rendre ce retard insensible , en racontant des anecdotes et des particularités de diffé- rentes villes du continent de l'Europe , où il avoit fait un long séjour. ( îi^ > .Mais mistriss Mourtray qui haïssoit autant les laides figures , que lady Wilmington aimoit les belles, eut l'air de ne prendre aucun plaisir à ces ré- cits; et s'aperçevant qu'il restoit tou- jours, quoiqu'on lui eut annoncé de puis long-temps que son cheval l'atten- doit, elle dit, en se levant de son siège : en vérité, monsieur, il com- mence à faire extrêmement sombre; la nuit, je crois, sera très - obscure > et il y a peu de jours qu'un pauvre hom- me du village voisin qui s'étoit égaré le soir, fut sur le point de périr. Je vous recommande donc de ne pas perdre un moment r je serois vraiment fâchée qu'il vous arrivât quelque mal- heur. Pour vous délivrer de cette inquié- tude, madame , dit Sydney en souriant, je vais partir; et la saluant ainsi qu'Em- ma , il ajouta : Puis- je espérer, miis ( 127 ) Moiirtray , que vos vœux m'accom- pagneront dans cette périlleuse expé- dition ? Il ne faut rien moins pour me donner le courage de l'entre- prendre. Emma Rassura gaîment que s'ils pouvoient lui être de quelque utilité , elle les formoit volontiers en sa fa- veur. Alors il partit. Dites -moi y je vous prie, quel est ce jeune homme ? demanda mistriss Mourtray aussitôt qu'il fut parti; qiref est son rang? sa fortune ? Tout ce que j'en ai appris , madame, répliqua Emma y se réduit à peu près à savoir qu'il est héritier du titre et du patrimoine de lady Clannarmon , sa mère, qui paroît cependant ne pas le traiter avec beaucoup d'indulgence , puisqu'elle le relègue dans une métairie et donne à loyer son château. — Ah ! oui-dà ! c'est bien dommage ( 118 ) qu'il s Dit si laid, car il parok épris de vous. — De moi , maman ! il ne me Ta jamais fait entendre , je vous Tassure, — Cela peut être ; mais )''espère que s'il laissait jamais entrevoir rien de sem- blable , vous vous garderiez bien de lui donner le moindre encouragement; car avec votre figure et vos espérances, vous devez trouver mieux. Je n'ai pas le moindre penchant pour M. Sydney, dit Emma, quoique je lui doive la justice de dire que je le crois un homme fort estimable ; il a de la sensibilité , des manières agréables , et danse avec perfection. A merveille! mais vous avez eu tort de dire que vous étiez enchantée de le voir; déjeunes personnes doivent être plus réservées en parlant des hommes. Emma rougit. J'ai dit cela très- innocemment, répondit - elle ; j'avais ( 129 ) sans doute du plaisir à le voir , riiaîs pas plus qu'à voir toute autre personne de ma connoissance. Tandis que cette conversation se passoit, Sydney, plus amoureux que jamais , se rendit en hâte au lieu de sa destination ; son esprit s'occupoit de la délicieuse idée qu'il verroit souvent Emma dans la capitale. Mais bientôt il se troubla par la juste appréhension qu'une beauté aussi accomplie ne pût pas paroîcre dans le monde sans lui susciter une multitude de rivaux qui, bien mieux partagés que lui des dons delà nature et de la fortune, lui enle- veroient le cœur auquel il attachoit tant de prix. Il sentoit aussi, et cette pensée le tourmentoit beaucoup , que si par un miracle , il échappoit au malheur qu'il redoutoit, Emma pourroit ne pas vouloir s'allier à sa mère dont il dé- ploroit en secret les ëgaremens. F. Lady Cîannarmon ëtoit l\inîque en- fant du dernier baron de ce nom. Elle avoit eu en partage dans sa jeunesse une grande beauté, une vivacité extrê- me, avec des passions violentes qu'elle n'avoit jamais cherché à réprimer. Lord Cîannarmon étoit , depuis plusieurs années en pays étranger, revêtu d'un caractère public , et le père de Sydney étoit son secrétaire intime. Celui-ci, quoique très - bon gentilhomme, étoic absolument sans fortune; il considéroit donc les appointemens de sa place comme une ressource d'autant plus précieuse que son excellence le traitoic avec beaucoup d'égards et d'amitié. M. Sydney avoit passé une année con- tent et heureux , remplissant ponctuel- lement les devoirs de sa place , et s^avançant de^jour en jour dans la fa- veur de lord Cîannarmon : mais mal- heureusement il avoit fait les mêmes ( nr y progrès dans celle de miss Cfannarmon , sa fille. La belle figure et les manières agréât blés de Sydney avoient fait sur le cœur de miss Clannarmon une impressioa profonde, et loin de s^atracher à l'étouf- fer, elle chercha toutes les occasions de la lui découvrir. Mais Sydney qui sentoit toute la distance que sa positiotr mettoit entre elle et lui, et qui d'ail- leurs étoit plein de reconnoissancepour son père , feignoit de ne pas s'aperce- voir d'un sentiment qui tlattoit en se^ eret sa vanité. Cependant plus jeune de deux années que miss Clannarmon, vivant con-itamment sous le même toic qu'une jeune personne charmante qui ne se faisoit point scrupule de lui faire des avances, dénué enfin de cette fer- meté d'âme qui rend un homme iné- branlable sur les principes sévères de l'honneur, il oublia insensiblement ses ( nO obligations envers le père , pour se dé- vouer entièrement à la fille. Les conséquences de cette liaison les allarmèrent tous deux , mais particuliè- rement Sydney; car miss Clannarmon, hardie et fertile en expédiens , en trouva bientôt un à la faveur duquel elle crut pouvoir se tirer avec succès de l'em- barras de sa position. Elle avoit en Anglettere une tanfe qui lui avoit fait des instances léitérées pour qu'elle vînt passer quelque temps avec elle , ce que la jeune miss avoit toujours éludé , jusqu'à ce qu'elle se vit menacée du déshonneur et de la répro- bation. Alors elle résolut d'accepter cette invitation et obtint facilement le consentement de son père. Elle mit dans sa confidence mistriss Barley , sa femme de chambre, et se rendit en hâte en Angleterre , laissant à son amant des instructions secrettes qui consis- ('33) toîent à empêcher soigneusement qu'il arrivât chez sa tante aucune lettre de son père, et à les lui adresser directe- ment à Londres , où , sous un nom sup- posé, elle avoit loué un logement par- ticulier pour attendre l'époque de sa délivrance; là, elle écrivoit régulière- ment à son père, et datoit ses lettres de la maison de sa tante. Quoiqu'elle ne craignit pas qu'il s'aperçut de sa supercherie, cependant pour prévenir tout accident, elle avoit donné à mon- sieur Sydney la consigne expresse d'em- pêcher qu'aucune lettre passât dans les mains du lord, sans qu'il l'eût exami- née. Cette manœuvre réussit à merveille : six semaines après son arrivée à Londres, elle avoit donné naissance à un fils qu'elle avoit nommé Louis Fitzaubert, et quinze jours après elle se rendit chez sa tante, prétendant qu'elle ne venoit que de débarquer en Anglettere, et ( Î34 J qu*elle étoit rétablie tout nouvelle- ment d'une maladie très - dangereuse. On crut facilement ce récit que confir- moît la pâleur de son visage. Son enfant fut placé par ses ordres dans un village à quinze milles de Lon- dres, et confié aux soins d'une nourrice à qui mistriss Barnley( sa mère sup- posée \ paya d'^avance une année d'en*- tretien. Lord Clannarmon jusqu'alors n'avoit pas eu le plus léger soupçon de la con- duite de sa fille , lorsqu'un jour en l'absence de son secrétaire dont la vigi- lance s^étoit relâchée parce qu'il se croyoit quitte de tout danger, les lettres d'Angleterre qui n'étaient plus soumises à une inspection préalable , tombèrent directement dans ses mains. Recon- noissant le cachet et la main de sa -fille ^ il ouvrit sans hésiter, une lettre adres- sée à Sydney , et conçue dans des termes- ( '3î ) qui ne lui laissaient aucun doute sur fé déshonneur de miss Clannarmon; elle marquoit à Sydney dans un postscript tum que présentement qu'elle étoit chez sa tante , elle ne pouvoit pas aller voir leur enfant^ mais qu'il se portoit bien. Il est impossible de décrire îes transports de rage auxquels s'aban- donna un père extrêmement jaloux de son honneur, et qui se voyoit ainsi trompé par sa fille unique^ et trahi par la personne en qui reposoit toute sa confiance. Il étoit sujet à des accès de goutte; la secousse violente qui se fit en lui la fit remonter dans l'estomac; les secours de l'art empêchèrent qu'il ne pérît immédiatement , mais il ne survécut que peu de jours à cet acci- dent; assez pourtant pour déshériter entièrement sa fille. Il n'y eut que son titre et environ deux mille cinq cents livres sterling de rente dont il lui fut impossible de la dépouiller. M. Sydney ëtoit revenu à Thôtel au plus fort de la confusion et précisément à Pinstant où lord Clannarmon avoit recouvré suffisamment la parole pour Taccabler des plus terribles impréca- tions. .Coupable, abattu, malheureux, il eut recours à la fuite et resta caché jusqu'au décès de lord Clannarmon. Aussistôt qu'il en fut instruit^ il se rendit en Angleterre en telle diligence qu'il arriva assez tôt pour annoncer le premier cet événement à miss Clannar- nion, celle-ci fut d'abord frappée d'un coup violent; mais bientôt le sentiment de la douleur fut dominé par celui de la colère, lorsqu'elle apprit que son père l'avoit punie en transportant à une branche éloignée de la famille quatre mille livres sterling de rente dont il pouvoitdisposer. (137) Sa passion pour son amant , qui avok acquis une nouvelle force pîir Tabsence et par une sorte de plaisir qu'elle res- sentoit à braver le courroux paternel, la détermina à donner à Sydney, sans délai , sa main et sa fortune. L'année suivante, la nouvelle baronne accoucha d'un fils dont la naissance fut célébrée avec les plus grandes réjouis- sances, tandis que le premier né Fit^ zaubert , condamné à l'obscurité , occu- poit à peine une place dans son sou>- venir. Son père cependant avoit souvent témoigné le désir de le voir , ce que lady Clannarmon refusoit impérieuse- ment. Pourquoi le verriez-vous, disoit- elle? Quel bien cela peut-il faire à l'en- fant ? vous savez qu'il est bien ; à quoi bon, pour une fantaisie, courir le ris- que d'exposer ma réputation ? Sydney foible , dépendant et gou- verné par sa femme, n*osa pas s^opposer à sa volonté. Le secret de îa naissance de Fitzaubert ne fut connu que de ses parens et de mistriss Barnîey ; lady Clannarmon se fîattoit donc que ce mystère ne seroit jamais découvert. Toute sa tendresse pour son malheureux fils s'étoit éteinte dans son sein du moment de la naissance de Julien Sydney, et insensiblement son mari, idolâtre de Tenfant qui croissoit sous ses yeux, cessa de penser à celui qu^il n'a voit jamais vu^ Le pauvre enfant délaissé demeura jusqu'à rage de huit ans chez sa nour- rice. A cette époque la mort de mistriss Barnley , confidente de lady Chnnar- mon , dissipa toutes îes inquiétudes de celle-ci sur la révélation de son secret ; de sorte qu'elle se détermina à mettre son fils entre les mains d'un homme d'église , comme un orphelin qu*^clle ('59) protegeoit par charité. Cela fait, elle crut avoir satisfait à tout ce qui étoit nécessaire et ne se donna pas d'autre soin que de payer annuellement pour son entretien une somme modique. Sydney eutconnoi sance de cet arran- gement , mais dévoré par les chagrins domestiques que lui occasionnoient Tavarice et le despotisme de sa femme, il n'osa pas réclamer pour son fils des .égards qui lui étoient refusés à lui- même. Julien aimable et bon , étoit sa seule consolation , et sa mère le ché- rissoit également, autant que pouvoir aimer une femme égoïste et dure ! On ne négligeoit rien pour son éducation; car lady Clannarmon, qui ne manquoit pas de sens , disoit qu'il falloit que les talens et les connoissances suppléassent en lui au défaut des avan- tages personnels. Fitzaubert avoit atteint l'âge de vingt ( t4o ) an^ sans être connu de son père et darîs | une entière ignorance de sa famille, lorsqu'un jour M. Sydney étant sur la route de Londres et déjeunant dans une auberge à Bagshot , un domestique l'avertit qu'un jeune homme dv^mandoit instamment à lui parler. M. Sydney ordonna qu'on le fit entrer : il vitparokre un beau et grand jeune homme qu'à son extrême ressemblance avec lady Clannarmon , il auroit reconnu être son fils, lors même qu'il ne se fût pas an* nonce sous le nom de Fitzaubert. Troublé au dernier point et désirant cependant retenir son secret, à peine put -il lui demander, en bégayant, le sujet de sa visite. Fitzaubert lui dit , d'un ton assuré , qu'ayant su par hasard des personnes de l'auberge qu'il étoit l'époux de lady Clannarmon qu'on lui avoit toujours appris à considérer comme celle qui ( i4t ) avoît soin de lui, il désiroît savoir pourquoi elle avoir cessé depuis plus d'un an de payer sa pension alimentaire au ministre qui Tavoit élevé, et qui soufFroit beaucoup de cette interruption ; il vouloir aussi lui demander quelles vues elle avoit pour son futur établisse- ment, étant ennuyé au dernier point de sa situation présente, Sydney ne sachant que répondre , dit qu'il ignoroit les intentions de lady Clannarmon, mais qu'il ne manqueroit pas de lui en parler. Il s'éfoir fair un moment de silence ; Fjtzaubert , les yeux fixés sur lui, l'épouvanta par cette brusque demande : Quel est mon père, monsieur? Comment se fait-il que lady Clannarmon ait pris soin de moi ? — Votre père!... votre père !,.,,. en vérité, je ne sais pas.... je ne puis.... positivement.... mais c'étoit un ami de lady Clannarmon. (141) — Un ami de lady Clannarmon ! et elle abandoniie son fils ! Mais dites- moi, monsieur, n'ai-je point deparens, point d'*ami, qui veuille me recon- noître ; ou suis - je seul et délaissé dans tout l'univers ? r- Sydney , dont l'agitation croissoit à chaque moment, n'osoit pas se hazar- der à répondre ; Fitzaubert poursuivit : Peut-être , monsieur , connoissez-vous mon père. Sans doute , s'il étoit vivant ^ je ne serois pas ainsi abandonné, . A ces mots , vSydney qui ne pouvoir plus contenir les sentimensquil'oppres- soient, s'écria en étendant les bras vers lui : votre père est vivant; il vous presse sur son sein. Fitzaubert se précipita dans ses bras avec la plus profonde émotion ; mais il la combattit bientôt ; et reprenant son air sombre : Vous dites , monsieur, que vous êtes mon père ; mais comment se ( ï43 ) fait-it que je ne vous aie jamais vu , que je n'aie jamais entendu parler de vous t Étoit-ce pour réparer votre abandon, que lady Clannarmon ( qui vient pour- tant de m'oublier aussi ) avoit pourvu à mon entretien? Vous êtes léger dans vos jugemens , et indiscret dans vos questions , dit Sydney , très - déconcerté ; qu'il vous suffise de savoir que je vous reconnois pour mon fils , et que je ferai pour vous tout ce qui sera en mon pouvoir. Pardonnez-moi , monsieur , dit l'al- lier jeune homme, de vous importuner par des questions auxquelles je m'a- perçois qu'il est embarrassant pour vous de répondre : je m'adresserai donc à la- dy Clannarmon, pour savoir par quelle raison , lorsque ma conduite a été cons- tamment irréprochable , ainsi que j'en ai la conscience , elle m'a caché pen-' dant vingt ans que j'avois un père* ( H4 ) Tëméraîre enfant , s'écria Sydney dans les angoisses de la plus vive terreur ; téméraire enfant , prends garde 1 Un demi-mot , un seul soup- çon jeté peut te perdre peut nous perdre tous deux. Que jamais, je vous l'ordonne, lady Clannarmon ne sache que vous m'avez vu ; dérobez à elle, à tout le monde, la connois- sance d'un aveu que ma foiblesse m'a arraché. — Si je dois garder îe silence , si je dois passer dans le monde pour un en- fant abandonné , daignez au moins m'expliquer , monsieur , par quel motif mystérieux je suis ainsi traité comme un étranger ; excusez-moi , monsieur , je ne puis réprimer le désir de savoir si j'ai une mère. — Au nom du ciel , ne poussez pas plus loin vos recherches ; persuadez -vous que vous n'avez pas de mère ; il est inutile ( H^ ) inutile de vous parlijr d'une personne dont \c nom — Lady Clannarnion , s'écria Fitz- aubert ; oui , c'est cette mère déna- turée qui a délaissé son malheureux fils, et qui vous a fait oublier , mon- sieur, que vous étiez père. Quelque inconvenant que fût un tel langage , quelque sujet qu'eût Sydney d'en être blessé , il n'osa pas le témoi- gner, parce que sa conscience lui disoit combien il avait été coupable ; mais en voyant son fils en possession de tout son secret; il demeura comme pétrifié. A la fin, il dit : Comment avez- vous appris cela ? qui vous a instruit que lady Clannarmon étoit votre mère ? — Vous-même; votre extrême agi- tation quand j'ai parlé d'elle , le peu de vraisemblance qu'elle se fût chargée de prendre soin d'un enfant qui n'eût été que le vôtre , a confirmé les soup* Tome I. G ( «46 ) çôns que j^avois précédemment conçus. Votre conduite de ce matin a parfai- tement éclairci certains mots ambigus o qui échappèrent à mistriss Barnley, quand je la vis , peu de temps avant sa mort , et que j'avois souvent repassés dans mon esprit sans pouvoir les ex- pliquer. Cofnme toute réserve ultérieure de- venoit inutile ou impossible , Sydney entreprit la tâche pénible de révéler à son fils toute la vérité , tâchant d'adou- cir ce caractère dur, intraitable , en lui mettant sous les yeux l'état exact de sa propre situation , qui le plaçoit sous la dépendance absolue de sa femme. Il lui promit toutefois qu'il consacreroit une foible somme , qu'il trouveroit les moyens de se procurer , à lui acheter un brevet d'officier , sous la condition expresse qu'il dcnne*oit sa parole de ne jamais révéler le sort de sa nais- ( '47 ) sance , et de ne jamais laisser soup- çonner à sa mère qu'il le sur, avant d'en avoir reçu la permission. Après une longue résistance , Fitzau- bert fit enfin cette promesse , et parut passablement satisfait de ce qu'il avoit obtenu de son père , qui , en le quittant, lui fit concevoir Tespérance de le re- voir bientôt. Fitzaubert qui s'étoit mis en route pour aller trouver lady Clan- narmon , lorsqu'il fit par hasard la ren- contre de M. Sydney , s'en retourna air lieu de sa demeure. Le soin de se procurer de l'argent , et de négocier l'affaire du brevet , oc- cupa entièrement M. Sydney ; mais avant que cette affaire fut terminée , il tomba dangereusement malade à Lon- dres , où Julien Sydney Ta voit accompa- gné sans lady Clannarmon ; et comme il sentit approcher sa fin, il recommanda, d'une voix entrecoupée, Fitzaubert à ( h8 ) son frère , en le reconnoissant pour son fils. Il remit alors à Julien Sydney an papier qu'il avoir écrit au commen e- nient de sa maladie , et contenant les particularités qu'il n'avoit eu ni le cou- rage ni la force de révéler. Il mourut. Aussitôt que le jeune Sydney se fut remis du premier coup que lui avoit porté la mort de son père , et eut donné les soins convenables à sa mère , qui étoit arrivée au moment de recueil- lir le dernier soupir de son mari, il se hâta , après avoir lu en frémissant le récit des événemens secrets de sa fa- mille , de chercher son frère , qu'il avoit déjà informé de leur perte com- mune. Sydney , le cœur plein de bienveil- lance et de générosité, s'avançoit pour recevoir à bras ouverts , un frère qu'il n'avoir jamais vu ; mais Fitzaubert , re- poussant ses embrassemens , lui dit , ( H9 ) avec un regard froid : « A la fin donc, j'ai l'honneur de voir M. Syd- ney , appuyant avec emphase sur ce nom. — Ne dites pas l'honneur , mats le plaisir , mon cher frère ; pour moi, j'en ressens beaucoup à vous voir. — Vous avez donc la bonté de me reconnoître pour votre frère ? — Je m'estime heureux de vous doîiner ce nom ; et j'espère gagner votre affection par ma conduite. — Nous sommes étrangers l'un à l'autre , dit froidement Fitzaubert. — Je regrette que nous l'ayons été si long- temps. Hélas! nous avons. tous deux à regretter notre pauvre père. — Vous avez sujet, s'écria vivement Fitzaubert , avec des yeux étincelans , vous , monsieur Sydney ; vous avez su- jet de pteurer nn père , et de chérir une mérej mais, pour moi, rejeté par celle- ( ^50 ) ci, et déçu par les fausses promesses de celui-là — Ne dires pas cela, interrompit Sydney ; la mort seule a empêché mon pauvre père .d'achever ce qu'il avoit commencé de faire pour vous ; c^est à moi présentement qu'il appartient de remplir cette tâche. — Vous êtes prompt à promettre ; mais où sont vos moyens d'exécution ? — Peut-être les obtiendrai- je de ma mère ; sinon, tout ce que j'ai , je le par-"- ragerai avec vous. — Ne parlez pas de votre mère ; ce n'est pas pour elle que je me réduis à l'humiliante nécessité de recevoir des faveurs de mon cadet , du futur lord Clannarmon. Il s'éleva dans l'mae de Sydney un mouvement d'indignation , qu'il put à peine surmonter ^ mais réfléchissant que Fitzaubert était animé par le send- ( MI ) ment de l'injustice et de Tabandon qu'il avait éprouvés, il lui dit, non pourtant sans quelque émotion : vSi vous me trouviez disposé à m'arroger quel- que supériorité pour la possession d'un avantage que je ne me suis pas procuré moi-même, vous auriez raison de me traiter avec aspérité; mais puisque vous me voyez porté à réparer, autant qu'il est en mon pouvoir, des malheurs dont je gémis sincèrement , loin d'en être l'auteur , traitez-moi , je vous conjure, comme un frère. — Voulez-vous me prêter à l'instant cent guinées , demanda brusquement Fitzaubert t — Assurément , répondit Sydney , sans balancer, quoique son foible revenu rendît extrêmement gênante pour lui la charge qui lui étoir subitement imposée. — Fort bien ; je crois en vérité, dit Fitzaubert, en se serrant les.nains , que vous me forcerez , en ddpit de moi-même , à vous aimer. — Sydney enchanté de la conclusion d'un entrerien qui commençoit si désa- gréablement , donna immédiatement à son frère un bon de la somme deman- dée ; et, après avoir passé le jour avec lui , il retourna en diligence auprès de sa mère , résolu d'essayer , sans lui don- ner sujet de soupçonner qu'ail sut ce qu'il y avoît de personnel dans l'aven- ture , s'il ne pouvoir pas l'amener à de meilleures dispositions "en faveur de son propre fils , de son premier né. Il rinforma donc , avec toute la déli- catesse possible, que son père lui avoit révélé qu'il avoit un frère , un agréable et beau jeune homme , qu'il avoit des- sein , s'il eût vécu , de placer au ser- vice j mais que le malheur récent qu'ils venoient d'éprouver, laissoit ce frcre privé de tout appui. ( «55 ) Lady Clannarmon qui, pendant ce discours , avoir changé plusieurs fois de visage, voyant qu'il hésitoit à poursuivre, lui dit d'une voix sévère : « A quel des- sein , je vous prie , me parlez - vous de cette personne ? — Je croyois , madame. . . . j'espérois intéresser votre pitié , votre générosité à l'accomplissement des intentions de mon père. — Je ne sais , dit avec hauteur lady Clannarmon , ce qui a pu vous enhardir à m'importuner sur ce sujet ; mais tenez- vous pour dit de ne jamais m'en re- parler. — Je serois désolé , madame , de vous offenser ; cependant , lorsqu'*il s'agit de plaider la cause d'un frère malheureux — D'ttn frère , s'écria lady Clannar- mon, d'un frère 1 Je vous défends de donner ce titre à Fitzaubert. Les bontés G. (»54ï qu^il a dues jusqu'à ce jour à ma charité, vont lui être à l'instant retirées. . . . — Elles le sont déjà. Au nom du ciel , madame, daignez considérer son dér laissement, son malheur. Otez-vous de mes yeux! sortez à l'instant, s''écria lady Clannarmon , avec une fureur inexprimable ; sortez , vous dis-je, de peur que je n'oublie que je suis votre mère. » Sydney la voyant dans cet état, obéit; mais il eut la générosité de faire une seconde tentative pour fléchir cette femme indomptable qui détestoit son fils aîné, parce qu'il étoit une preuve vivante de son déshonneur. Ce dernier effort n'ayant pas eu plus de succès que le premier, il se rendit à Londres , dé- terminé à mettre tout en œuvre pour servir son frère ; et après des peines in- croyables, augmentées par l'intervalle de deux ans qui restoient à s'écouler ( '55 ) encore jusqu'à sa majorité, il parvînt avec des sacrifices onéreux, à se pro- curer, sur les biens dont il devoir hé- riter après la mort de sa mère, une somme suffisante pour acheter un brevet d'enseigne à Fitzaubert, employant la presque totalité de son revenu à payer les dettes de ce dernier , et à lui fournir les moyens de tenir l'état d'un gentil- homme. Mais ni les remontrances de Sydney, ni ses prières , ni ses bons procédés n'eurent assez de force sur l'esprit de Fitzaubert, pour l'empêcher de dé- clamer ouvertement contre sa mère. Il se regardoit comme dégagé de la pro- messe qu'il avoit faite à son père , par l'inexactitude de celui-ci à remplir ses engagemens , et par l'endurcissement postérieur de sa mère envers lui. Lady Clannarmon qui s'aperçut que l'histoire qu'elle avoit eu tant de peine à cacher , commençoit à devenir pu- blique , jugea convenable de se retirer en pays étranger , et fixa sa résidence habituelle à Florence ; mais pour éloi- gner Sydney de son frère, elle Tenvoya faire son tour d'Europe, ce qui le re- tînt pendant deux ans, à l'expiration desquels, comme alors il étoit majeur, elle lui permit de retourner en Angle- terre où il étoit depuis environ six mois , lorsqu'il se trouva aux fêtes de Wilmington , et il n'avoit pas vu Fitz- aubert depuis son retour , parce que celui - ci étoit en Irlande avec son régiment. Cependant il ne manquoit jamais de recevoiî de ses nouvelles toutes les fois que celui-ci avoit besoin d'argent , ce qui ar ri voit fréquemment parce que Fitzaubert avoit peu de délicatesse et une grande disposition à faire de folles dépenses. ( 1^7} La libéralité de Sydney envers son frère , oppose'e à la lésinerie de lady Clannarmon, l'avoit obligé de vivre avec beaucoup d^économie, de s'impo- ser même des privations multipliées ; mais peu de temps avant sa visite à Downton, elle lui avoit inopinément envoyé une traite sur son banquier pour une somme suffisante à l'effet de passer quelque temps à Londres où elle dé- siroit qu'il se rendît immédiatement» (mM CHAPITRE VII. Une semaine s'étoit écoulée depuis le départ de Mourtray ; on n'avoit reçu de lui qu'une seule lettre écrite en grande hâte, uniquement pour dire que le testament de son parent a voit été reconnu valable, et que le montant du legs lui seroit payé immédiatement ; mais que le reste des affaires étoit dans un état plus compliqué que la lettre de Sharp ne l'a voit donné à entendre , quoique les jurisconsultes auxquels il s'étoit adressé fussent d'avis que son ti- tre à la propriété d'Antigoa étoit bon. Dans unpost-scriptum il ajoutoit qu'il avoit acheté une voiture , mais qu'il n'avoit pas encore trouvé de maison à sa convenance. (M9) Lès dames furent donc obligées de modérer leur impatience jusqu'à ce qu'elles reçussent des nouvelles ulté- rieures ; mais chaque courrier qui n'ap- portoit rien les mettoit hors d'elles - mêmes , et à la fin mistriss Mourtray protesta que si son mari ne se procuroit pas sur - le - champ une maison , elle iroit à Londres en chercher une elle- même. A peine son dépit s'étoit - il ainsi exhalé , qu'une lettre fortunée vint lui apprendre que M. Mourtray avoit loué une maison garnie dans Upper-Wim- pole-Street , et que tout y étoit disposé pour recevoir sa famille ; en même temps il adressa quelques lignes à du Masson avec un billet de banque qui enchanta tellement le bon vieillard , qu'il se réconcilia avec le départ de son écolière , et s'écria : parte:^ donc , mademoiselle , parte:^ ; et moi aussi {i6o) je partirai ^ grâce à monsieur votre père , déclarant que son intention ëtoit d'aller joindre quelques-uns de ses compatriotes dans l'île de Jersey. Le lieu de sa retraite importoit fort peu à mistriss Mourtray qui pourtant lui vouloit du bien ; mais pour le mo- ment elle n'avoit d'attention à donner qu'aux préparatifs de son voyage. Pour Emma , ce fut avec un véritable regrec qu'elle prit congé de lui. Elle alla faire aussi ses adieux aux pauvres du village, dont elle étoit adorée ; car quelque foibles que ses moyens eussent été jus- qu'alors , elle avoit fait tout ce qui étoit en son pouvoir pour les secourir. Lorsqu'elle ne pouvoit pas leur donner d'argent, elle s'occupoit, malgré son peu de goût pour le travail , à faire du linge pour eux ; elle avoit persuadé à sa mère de former pour les malades une petite pharmacie dont elle s'étoit ( 16. ) réserve l'emploi. Souvent elle donnoit aux enfans des leçons de lecu;rc cv d'é- cnture,ou incùlquoit dans leurs esprits les principes de morale et de religion qu'elle avoir reçus de son père. Comme les di.po:,itions relatives au départ de la famill j avoient été faites long- temps à Tavance', Tarrivéc des dames à Londre . ne suivit que de deux jours la lettre de M. Mourtray. La vue d'une grande ville n'étoit pas tout-à- fait un spectacle nouveau poi:r Emma , car sa mère , jadis , pendant que la fa- mille de Wilmington étoit en Irlande, Tavoit conduite à Bath ou elles avoient passé une semaine ; cependant l'aspect de Londres lui fit éprouver , au pre- mier coup d'œil , autant de surprise que de ravissement. Mistriss Mourtray ne fut point du- tout contente de .la situation de sa nou- velle maison ; elle se plaignoit que le ( i«i ) quartier fût presqu'aussi tranquille que Downton ; elle auroit préféré Bond- Street, Piccadilly, ou Pall-Mall, afin que le tumulte , disoit - elle , la con- vainquit qu'elle étoit réellement à Londres. Emma n'eût pas plutôt embrassé son père , que son premier soin fut de s'in- former si Wimpole - Street étoit prés de Grosvenor-Square, qu'habitoit l^fà- mille de Wilmington , et elle fut affli- gée d'apprendre que la distance étoit considérable. Cependant, pour ne pas perdre un moment, elle se hâta d'écrire un billet à lady Bell, pour la prévenir qu'elle étoit à Londres , et qu'elle avoit des choses agréables à lui communi- quer, ne doutant point qu'elle n'accou- rût immédiatement. Mais le commis- sionnaire qu'elle avoit chargé de faire la plus grande diligence , revint dire , au bout de quelque temps , qu'il avoit ( '«1 1 remis le billet et qu'on lui avoit dit qu*il n'exigeoit pas de réponse. Emma un peu déconcertée , mais voulant excuser son amie , supposa que Ton pou voit être à table lorsque son billet fut remis; elle se rappela que lord Wilmington dînoit très- tard à la ville. 11 seroit possible qu'elle n'eût pas le temps de venir la voir le soir même, mais elle étoit sûre d'avoir le lende- main matin sa visite. Elle se trompa cependant ; car la matinée s'écoula sans qu'elle eût de nouvelles de Grosvenor-Square. Emma et mistriss Mourtray furent alors con- vaincues qu'il avoit été commis quel- que bévue dans la remise du billet \ ainsi , sans tenir à une étiquette ri- dicule entre deux amies, la première résolut d'aller dans la soirée voir elle- même lady Bell ; mais comme elle alloit se mettre à table elle reçut ( 1^4) un chiffon de papier qui contenoit ces mots : « Quel motif, ma chère Emma , peut vous avoir conduite à Londres t Dieu sait quand il me sera possible de vous voir , car j'ai des engagemens par- dessus les yeux. Je veux cependant , si maman le permet , trouver le moyen de vous aller voir quelque matin , dès que j'en aurai le temps. Toute à vous, ISABELLA FONTELIEU.» Cette froide et laconique missive qui renversoit toutes les espérances qu'a voit conçues Emma de surprendre agréable- ment son amie , lui causa tant de cha- grin qu'elle put à peine retenir ses lar- mes; mais honteuse de montrer tant de foiblesse, elle donna le billet à lire à sa mère , et sortit de la chambre. Ne pas témoigner la moiedre satisfaction ( 1^5 ) de mon arrivée, se disoit-elle en elle- même, après des protestations si chau- des d''amitié ! Ah , mon père, je crains bien que vous n'ayez porté sur lady Bell un meilleur jugement que moi ! Mistriss Mourtray rappela aussitôt sa fille, et lui déclara, sans aucune réserve, que lady Bell s'étoit si mal conduite qu'elle pensoit qu'il falloit rompre avec elle ; mais Emma , quoique bien fâchée, n'eut pas plutôt entendu cet arrêt, qu'el- le oublia son mécontentement pour justifier lady Bell ; elle allégua, pour sa défense , qu'elle étoit sûre qu'elle n'a- voit point agi par sa propre impulsion , mais par celle d'autres personnes qui lui étoient moins attachées. il s'agissoit de pourvoir à l'article in- téressant de la toilette. Mistriss Mour- tray ne voulant pas s'en rapporter à son propre goût sur un point de cette im- portance , avoit peu ajouté à sa garde- ( i66 ) robe et à celle de sa fille ; elle atrendoit qu'elle eût vu lady Wilmington , et les jeunes ladys qui, naturellement, dé- voient avoir le meilleur genre démise; mais dés qu'elle eut perdu l'espérance de se diriger sur ces modèles , elle ré- solut de ne pas différer plus long- temps, et le lendemain matin elle traîna Emma de boutique en boutique, jusqu'à ce qu'elles fussent exténuées de fatigue. Toute la famille , le jour suivant , fut invitée à dîner chez M. Chowles qui avoit vu M. Mourtray plusieurs fois de- puis qu'il étoit à Londres , et qui avoit été faire visite aux dames le lendemain de leur arrivée. M. Chowles , quoique précédemment inconnu à Mourtray, avoit nécessaire- j ment, en sa qualité d'exécuteur testa- mentaire du parent défunt, beaucoup d'affaires à traiter avec lui. Il avoit d'abord offert de payer immédiatement ( ^^7 ) les vingt mille livres sterling qu'il avoit entre les mains ; mais ayant ensuite réfléchi qu'il seroit très - avantageux pour son commerce qu'il retînt cette somme quelque temps encore, il l'ob- tint du facile et obligeant Mourtray qui, pourtant, auroit pu en disposer beau- coup plus avantageusement. Chowles étoit un des premiers négo- cians des Indes occidentales ; ses affaires étoient très-étendues , et l'on supposolt que son crédit étoit établi sur les fon- demens les plus solides. Jl ne résidoit pas à sa maison de commerce dans la cité ; mais il habifoit un vaste hôtel dans Hanower-Square. C'est là que la famille de Mourtray se rendit, à cinq heures , le jour fixé : le maître de la maison vint les recevoir au haut de l'escalier , et les introduisit dans le sallon, où ils trouvèrent un cou- ple que Chowles leur présenta comme { «68 ) ses parens , et qu'il nomma à demi-voix , de manière à être entendu, les hono- rables M. et mistriss Prouting. Le mari étoit petit , maigre , serré , avec une figure pâle et pointue , et un ^ nez flûte ; c'ëtoit en apparence le plus insignifiant des êtres ; il sembloit ne pouvoir faire autre chose que de servir d'êcho à sa femme , femme de tête, et qui , à toute occasion , se montroit ex- trêmement décidée. La dame étoit fort laide , très- mar- quée de petite vérole, et avoit une tournure plus qu'ordinaire ; il paroît cependant qu'elle ne le croyoit pas, car elle étoit mise avec une extrême re- cherche , et afFectoit la prétention de suivre la dernière mode. Elle avoit une tunique de velours violet, avec des manches de satin jaune , si courtes , que ses bras rouges étoient nus jusque par- de -là le coude ; ses cheveux roux étoient ( '^9 ) cachés SOUS une perruque noire à la Titus y sûr le devant de laquelle bril- lôit une large étoile de diamans , qui soutenoit deux hautes plumes jaunes et vertes* Il seroit injuste de ne pas ajouter à ces portraits celui du inajtrè dit ta maison , personrtagè fait pour être-W?-^ remarqué partout. • M. Ghowles étoit un hom-nie de quarante à èinquaîttè ans ; il avoit paisse sa jeunesse dans les Indes occidentales ,- oa «(>A te4nt étoit ' devenu fortement' basanné , et à proportion qu'il avoit acquis de la fortune , il avoit acquis de l'embonpoint , qui malheureusement ne s'àccordoit pas avec sa taille courte' et ramassée ; de grands yeux effarés sent- blôient s'élancer de son front brillant , et ses dents longues et jaunes parois* soient avoir la même propension à se mettre en évidence. Tome I. H ( I/o ) Tel étoit Chowles en personne. Pour amuser ses hôtes , et pour leur donner une haute idée de son goût et de sa magnificence, il les promena dans une longue file d'appartemens qu'il veuoit de décorer. Mais Emma, qui avoit été si souvent à Wilmington, avoit appris à ne pas con- fondre des ornemens mal choisis , et somptueusement ridicules , avec une élégante simplicité ; de sorte qu'elle ne répondoit rien à toutes les observations de M. Chowles , ^ur la richesse et le bon goût qui brilloit dans sa maison, quoi- que sa mère fût parfaitement et en tout point du même avis que lui. Le dîner fut servi avec profusion : on couvrit la table d'une immense quantité de plats ; mais les domestiques étoient épais et maladroits. Chowles , de temps en temps, regardoit avec de lourdes gri- îiiaceç ses hôtes campagnards pour ob- ( 171 ) server l'impression que produisoit la somptuosité de sa table, sur des gens accoutumés depuis si long - temps à une frugale écojiomie. c< Vous voyez , miss, dit-il au dessert à Emma; ( car il lui témoignoit des at- tentions marquées) vous voyez que les gens de la cité peuvent avoir des choses aussi élégantes et aussi bonnes que la noblesse. Soit dit sans vous offenser, ma cousine ( s'inclinant vers mistriss Prouting ) ; mais quoique je u'aime pas à me vanter, je n-ai encore vu personne qui pût dire qu'il entend mieux que moi toutes ces sortes de choses. — O! mon cher monsieur, s'écria- mistriss Prouting , tout le monde rend justice à votre goût; le mérite de votre cuisinier est aussi en haute renommée ; et pas plus tard qu'hier au soir, j'en-, tendis un grand personnage dire qu'il croyoit que vous aviez résolu d'accaparer- ( 17^ ) tout ce qu'il y à de beau a Londres ; Car personne ne peut acheter un tableau de prix , une bague ou même une taba- tière , dès qu'une fois vous en avez en- tendu parler. — Ha! ha! il y a de bonnes raisons pour cela. Vraiment, tous ces grands seigneurs sont pauvres comme des rats. Pour moi, dès que j'aime quelque chose ( jetant sur Emma un œil en coulisse ), aussitôt je veux l'avoir, je Tâi , et cela finit par là. *-^ Fort bien , parfaitement bien , dit la complaisante mistriss Prouting. — Mais comment pouvez-vous four- nir à toutes vos fantaisies > ajouta son mari. ■)XIL. Oh ! pour cela, quoique je sois loin de me vanter , car je hais l'osten- tation , dit Chowles, en se rengorgeant avec importance , je suis en état de compter des guinées à un homme aussi ( 173 ■) long-temps qu'il le voudra, et cela est su à l'autre extrémité de la ville. » Tandis que Chowles étoit ainsi en train de s'exalter, mistriss Prouting dit, à voix basse, à Emma ; « Il y a certaines gens qui ont vécu si long- temps sans posséder rien d'un peu passable , que tout cela , dès qu'il Tonr, leur paroit étrange au point d*ea as* sommer tout le monde; ils f<;roient bien mieux pourtant de retenir leur langue , et de ne pas faire apercevoir à chacun qu'ils n'ont pas toujours été ainsi. Le pauvre M, Chowles est le meilleur homme du monde; mais il a ce défaut- là, » Emma étonnée d'un tel discours de la part d'une personne qu'elle savoit erre la parente de son hôte , et qui, quelques minutes auparavant , l'avoit accablé de flatteries , lui répondit seulement que M. Chowles paroissoit ( '74) avoir un plai'.ir bijn naturel à ne rien oublier pour faire honneur à ses hôtes. ' — Vous n'y êtes pas , miss ; dites , pour se faire honneur à lui-même; c''est uniquement pour cela qu'il se met en frais. » Pendant ce temps-la, mistriss Mour- tray jouissoit complètement : elle se trouvoit là parfaitement à son aise; elle .n'ëtoit point confondue dans la foule, comme cela lui étoit souvent arrivé à Wilmington ; la réserve orgueilleuse des maîtres de la maison ne la contrai- gnait point au silence ; elle étoit au contraire une dQs personnes sur les- quelles se fixoit le plus particulière- ment l'aï: tention. Pendant le diner on lui avoit fait goûter de tant de choses, on avoit pré- senté tant d'objets à son admiration, elle avoit eu tant à dire et à écouter , qu'il Cit douteux de savoir lequel éprouvoit ( '71 ) le pliis de ravissement, d'elle ou de Chowles ; car c'étoit une bonne fortune pour Tostentation et la vanité de celui - ci qu'un convive du caractère de niistriss Mourtray. Mais une circonstance la dëconcertoit Uii peu ; c*etoit de voir que son mari fût dans son humeur silencieuse, regar- dant tout ce qui l'environnoit , avec la plus complète indifférence. En vain par de fréquentes apostrophes, elle essayoit de provoquei* son admiration -y elle ne put lui arracher trois paroles Jusqu'au moment où la conversation tourna sur la politique. Mourtray s'aperçut que Chowles manifestoit quelque prédilection pour les principes révolutionnaires de la 'France, uniquement parce qu'il avoit la foiblesse d'imaginer que s'ils ve- noient à se propager dans son pays 5 ses supérieurs auxquels il portoit envie ( I7M et qu'il détestoit, serofent forcés dç descendre à son niveau. Mourtray crut donc nécessaire de professer ouverte- ment non -seulement son attachement profond à la constitution d'Angleterre, mais son aversion enracinée pour les principes démocratiques ; et comme les discussions politiques n'étoient du goût d'aucune des dames, mistriss Prouting proposa à celles-ci de lever le siège. Après que les hommes les eurent Jointes, la Soirée se passa pour £mm^ plus désagréablement encore que le dînqrj car Chowles à qui elle inspiroit un sentiment trop peu délicat pour être îkppelé de Tadmiration, le lui fit çon- ttoître par une si offensante familiarité, qu'elle conçut pour lui un véritable dé- goût, Il sembloit supposer que, comme il avoit le moyen d^ se procurer tout ce qu'il convoirpit , Emma pourroit être rangée dans cette classe : il attri- ( -^71 ) buoit sa réserve en partie à ce qu*eîîe ne sentoit pas tout le prix de ses atten- tions, et en partie à l'éducation rustique qu'elle avoit reçue. Il fut extrêmement satisfait de la conduite de sa mère qui étoit évi- demment éblouie par sa magnificence^ et il lui fit si bien sa cour qu'il s'établit entièrement dans sa faveur. Heureusement pour Emma, la com- pagnie ne plaisoit pas plus à son père qu'à elle - même ; et à son grand sou- lagement, il fit signe à sa femme de se retirer dés que la décence le permit ; elle ne s^ prêta qu'avec beaucoup de répugnance. Car après avoic vécu si long- temps dans la retraite , toute espèce de société lui étoit extrêfnernent agréa- ble: ; et comme elle n'a voit pas une gracrde délicatesse de discernement, elle trouvoit plus â approuver qu'à reprendre dans ceux ivec lesquels elle H. ( lyS ) avoît passé, disoit-elle, une journée agréable. Mourtray qui avoit un profond res- pect pour le caractère d'un négociant anglois , et qui autrefois en avoit connu plusieurs d'un mérite distingué, fut très-fâché de trouver Chowles si diffé- rent de ce qu'il s'étoit imaginé. Quoi- qu'il n'élevât aucun doute sur son hon- îiéteté et sur son intégrité , il n'avoit pas trouvé en lui cette sincérité , cette bonhomie qu'il avoit attendues ; car toutes les fois qu'il lui avoit parlé d'af- faires , celui-ci avoit toujours trouvé le moyen ou d'éluder ses questions ou de n'y répondre que très - imparfai- tement. En lui confiant ses fonds, Mourtray avoit cru s'assurer une liaison agréable, et un placement avantageux , car on sa- voir que Chowles avoit une fortune immense ^ mais la parade ridicule qu'il ( 179 ) en avoit faite décéloit un esprit vain , une âme étroite; et quoique Mourtray eut facilement excusé en lui quelque défaut d'usage , il étoit choqué de voir que ses manières fussent non -seule- ment grossières , mais libres et pré- somptueuses. Quant à ses opinions démocratiques , Mourtray savoit bien qu'elles n'^étoient l'effet que de son excessive ignorance , et que sans rien comprendre à ce qu'il admiroit , il avoit simplement quelque notion confuse d'une égalité de condi- tions qu'il eût cependant été bien fâché de voir s'étendre jusqu'aux fortunes. Cependant Mourtray se trouvoit lié d'affaires avec cet homme : en consé- quence il jugea prudent de ne pas faire connoitre même à sa famille l'impres- sion défavorable qu'il conservoit de son caractère. ( i8o ) CHAPITRE VII !• La matinée suivante, aii moment mê- me où mistriss Mourtray et sa fille al- 1 oient sortir , on annonça lord Wilmin^- ton. Rien ne pou voit être plus inatten- du que Cette visite; c'étoit un honneur qu'à E>ownton la famille avoit rare- ment reçu de lui. Après une infinité de salutations , de sourires et de compli- mens , il s'assit en face d'Emma dont il ne manqua pas de remarquer la grâce et la tournure , relevées par ses habits du matin et par une coiffure élégante ; et tandis qu'il adressoit quelques choses gracieuses à mistriss Mourtray , ses yeux qui avoient Pair d'être baissés se détournoient pour passer en revue les charmes de son aimable fille , toutes les fois que sans être aperçu , il pouvoh lancer sur elle un regard furtif; Mistriss Mourtray qui croyoit avoir sujet d- être mécontente de lui et de toute sa famille y parut tenir peu de compte de ses politesses soudaines , et des excuses qu'il allégua en faveur des dames ; mais pour lui faire voir qu'elle avoir acquis quelque importance , elle se hâta de lui apprendre la nouvelle de 50T1 accroissement de fortune, avec tou- tes les circonstances qui l'avoient mise à portée de venir voir à Londres ses amis. Quoiqu'elle n'eût pas voulu , pour tout au monde , faire un mensonge pré- médité, elle ne put s'empêcher d'a- grandir ses futures espérances , et de présenter les choses , moins selon la réalité , que selon ses désirs. Le comte feignit d'apprendre ces dé- tails avec beaucoup d'intérêt , mais ( î8a ) quoique une surprise agréable se peî-^ gnît sur sa figure , la vérité étoit qu'il savoit déjà la plus grande partie des choses qui venoient de lui être racon^ tées. Enchanté cependant d'avoir un prétexte si plausible pour redoubler de politesses, après l'avoir assurée qu'il n'a- voit jamais rien appris qui lui eût causé autant de plaisir , il parla de son mari comme d'une des personnes qu*il esti- moit le plus , et il se confondit en re- grets de ce qu'il n'avoit pas eu le bonheur de le voir plus souvent à Wilmington ; il fit à mistriss Mourtray des reproches aimable*s de s'être confi- née si long-temps à Downton , et finit par déplorer le malheur des dames de Grosvenor-Square , que les froids rigou- reux avoient empêchées de venir visi- ter ( en regardant Emma) d'au.si pré- cieuses , d'aussi aimables amies que mistriss et rni^s Mourtray, (i83) Il les supplia donc , avant de pren- dre congé d'elles , d'avoir la bonté de laisser de côté le cérémonial , et d'ac- cepter, pour le lendemain, le dîner de la- dy Wilmington ; j'espère, ma chère miss Mourtray , ajouta-t-il, que votre excel^ lent père voudra bien être de la partie; nous nous mettons à table à six heures ; vous connoissez notre exactitude , nous ayant fait le plaisir extrême d'habiter souvent avec nous à Wilmington. Je suis forcé d'économiser beaucoup le temps \ je suis toujours écrasé d'affaires, et je n'ai jamais une minute à moi ; c'est ce qui fait que je suis régulier comme une pendule , et à moins que je ne sois retenu à la chambre des pairs , le dîner est servi exactement à l'heure indiquée, car je n'attends jamais per- sonne. En finissant ces mots , il fut sur le point de laisser éclater dans son main- ( i84 ) tien le sentiment de sa propre impor- tance , mais il se rappela que son rôle étoit de témoigner de la condescen- dance et des égards ; il prit donc un SQurire gracieux , salua profondément , et sortit. Pour connokre le motif de cette vi- site soudaine , et de ces politesses af- fectées , il est bon de raconter ce qui s'étoit passé auparavant dans Grosvenor- Square, On suppose aisément que la re- nommée n'avoit pas gardé le silence sur le legs fait à Mourtray ; les cir- constances de cet événement , rap- portées de cent manières différentes, étoient parvenues enfin aux oreilles de la famille de Wilmington ; mais les dames avoient à s'occuper de tant d'affaires importantes , qu'elles avoient à peine prêté quelque attention à un sujet qui les intér assoit aussi peu ( i80 que le bonheur survenu à la famille de Mourtray. Pour le comte , il en avoic été plus frappé : il y voyoit raugmentation du crédit d'un homme dont il désiroit se ménager l'influence ; car Iç bruit de la dissolution immédiate du parlement s'étoit généralement répandu la semaine précédente , et un événement de cette nature produisoit toujours en lui une violvinte fermentation. Le matin pendant son déjeuner, tout en paroissant lire les papiers-nouvelles, afin de se dispenser de prendra part à la conversation , il a voit repassé dans sa tête tout ce qui çoncernoit les élec« tions , et blâmé ?on défaut de pré- voyance de n'avoir pas redoublé de ci- vilités envers Mourtray , qui , quoiqu'il n'eut que des posses ions peu considé- rables , pou voit avoir beaucoup de suf- frages à sa disposition , étant extrême- ( >86 ) ment aimëet respecté , et exerçant, par une sorte de droit héréditaire , la plus grande influence sur beaucoup de pro- priétaires de francs-fiefs. - Lord Wilmington réfiëchit aussi que dans le bourg qu'il concidéroit comme l'entier appanage de la noble maison de Fontélièu , Mourtray a voit urr si grand nombre d'amis que s'il étoit disposé à se tourner du côté de sir William EUiston , qui paroissoit déjà sûr de se faire personnellement élire , il étoit à craindre que le baronet, fort de cet appui, ne vînt à lui contester son droit de nommer l'autre membre. Aussitôt donc qu'il entendit parler de la dernière acquisition de Mourtray, il résolut de lui écrire sur-le-champ une lettre pleine de flatteries et de fé- licitations ; mais malheureusement à ce moment même , sa tête étoit si embar- rassée par une multitude de combinai- ( i87) sons politiques , que non - seulement la lettre qu'il proj_toit, mais même ce qu'ail avoit entendu dire de l'arrivée de Mourtray , ^.ortit tout à coup de sa mémoire. Quand cjîa lui revint , il fut décoiicertë de son oubli, et se frappant le front , « Quelqu'un de vous , dit-il aux sien;, n'a-t il pas oui parler que la famille de Mourtray étoit à Londres, ou devoit y arriver bientôt ? — Oh ! oui , papa , s'écria lady Bell ; ils sont ici depuis quelques jours. — Les avez- vous vus , demanda-t- ilprécipitamment? — Oh ! mon Dieu non ; je n'en ai pas encore eu le temps. — Vous avez très-mal fait, oui, très- mal de ne pas les voir. Je croyois qu'Emma Mourtray étoit votre meil- leure amie. — Oh! sans- doute : c'est-à-dire à la campagne , papa j mais ici vous savez (.88) bien que c'est tout-à-fait différent; j'ai des amies d'un autre genre. — J En vérité , je n'entends rien à vos distinctions ; vous parlez de vos amies comme de vos habillemens d*hiver et d'été ; il semble que vous preniez les uns ou les autres , selon le besoin >aYec la même indifférence, — Oh ! certainement j'éprouverai un plaisir incroyable à voir Emma ; mais j'étais loin de soupçonner, papa, que vous tinssiez le moindre compte de la famille Mourtray. — Vous étiez loin de soupçonner t ah ! oui - dà ! et comment vous avisez- vous de juger , dit Wilmington avec humeur , des choses dont je tiens ou ne tiens pas compte ? Je vous dis , lady Isabella , ainsi qu'à tout ce qui vous entoure , que je suis trés-peiné ei tout* à- fait mécontent que vous ayiez ainsi nép:lir,é ces pens-là. (,89 ) — D'honneur , milord , à vous par- ler vrai , il ne m'est jamais arrivé de penser à eux , dit négligemment la comtesse. — Ni à moi , en vérité , dit Elisa - beth , précisément du même ton. -^ Permettez-moi de vous dire, ma- dame , répondit le comte , en se tour- nant vers lady Wilmington, que c'est par de tels oublis que vous ruinez mes intérêts dans la province , et que vous détruisez souvent en une heure ce qui m'a coûté des mois et des années de. soins et de dépenses. Lady Wilmington , sans répliquer à ce discours , dit qu'elle avoit toujours eu de l'inclination pour la jeune per- sonne qui étoit gentille , d'un naturel heureux , et véritablement bien supé- rieure à tout le reste des odieux cam- pagnards de leur voisinage. — Odieux campagnards , répéta le ( 190 ) comte, odieux campagnards ! Voilà pourtant comment vous vous exprime- riez , y eût-il ici vingt personnes , et fussiez-vous sûre que cela seroit répété à tous ceux qui auroient le plus sujet d'en être choqués. -T Eh ! quoi , papa , dit lady Elisa- beth, ne trouvez- vous pas nos grossiers voisins aussi détestables que nous les trouvons nous-mêmes ? — Non , non sans doute. Personne n'est détestable quand il sert mes inté4j rets, et je vous charge d'être très -cir- conspecte en parlant de quelque per- sonne ou de quelque chose que ce soit dans la province : mais brisons là-des- sus. Pour réparer le passé , je vais moi- même aller faire visite ce ma tin à la famille Mourtray , et les inviter à diner pour demain. — J'y consens de tout mon cœur , dit lady Wilmington j mais je vous en ( i9t ) prie , dites-leur bien que noi's ne dî- nons qu'à six heures , autrement je les aurai sur les bras avant d'avoir com- mencé ma toilette. — Je donnerois grand'chose, s'écria lady Bell , aussitôt que son père fut sorti , pour savoir ce qui fait que papa est devenu subitement d'une politesse si extraordinaire. — Je n'y comprends rien , répondit sa sœiir. — Bah l s'écria la comtesse, cela tient à quelque projet extravagant rela- tivement aux élections ; je gagerois qu'il a besoin des suffrages de mon- sieur Mourtray, r» Les civilités excessives de lord Wil- mington ii'avoient pas causé moins de surprise aux dames de Wimpole-Street qu'à celles de Grosvenor-Square ; mais quand Mourtray en fut informé , com- me il écoit au courant des nouvelles au ( 19^ ) sujet du parlement , et qu'il venoit de recevoir plusieurs lettres de sa province, il pénétra aisément les vues du lord: ce qui ne l'empêcha pas de conserver, aii-dedans de lui ses opinions* ^ Le jour suivant^ un gros rhume em^ pécha mistriss Mourtray de sortir; de sorte qu'Emma et son père se rendirent seuls à Grosvenor-Square. Lord Wii- mington les reçut avec uae telle affec- tation de joie, et les accabla d'un tel de-- luge de complimens , que Mourtray iiit sur le point de perdre toute patience ; ce fut pourtant de lui que le comte parut toujours s'occuper de préférence , quoi- que Emma fixât par intervalle son at- tention, Lady Wilmington , à qui le comtet avoit bien fait sa leçon , fut de son côtdî très-gracieuse; làdy Elisabeth, avec ses manières froides , fit un effort pour étrç^ polie; à l'égard de lady Bell , elle té-^^ moi^na i ( T93 ) moïgna un attachement si vif à sa bonne amie , elle exprima tant de plaisir de lavoir, que cet accueil, comparé au style de son billet, parut tout -à- fait incompréhensible. Le fait est que lady Bell , avec peu de sensibilité , étoit toujours décidée par le caprice du moment. Lorsque , pour la première fois, elle apprit l'ar- rivée d'Emma, elle avoit la tête préoc- cupée d'un bal où elle devoit aller le soir, et tant de projets s'étoient suc- cédés depuis dans son esprit ^ qu'ils n'avoient laissé de place pour aucune autre idée. Présentement, il arrivoit qu'elle étoit mécontente de sa sœur, à qui, à défaut de toute autre, elle avoit confié plu- sieurs secrets^ mais elle n'eut pas plutôt revu son amie de la campagne, qu'il lui vint à l'idée que ce seroit pour elle une bien meill^^ure confidente; et brûlant ÏOME I. I ( 194 ) de lui parler d^elle-niéme, de ses con- quêtes , des plans qu'elle bâtissoit , elle se sentit pour elle un violent accès d'affection. Jl y avoit dans l'appartement deux autres dames, grandesamies.de la com- tesse, dont le caractère étoit de ceux qu'il est impos:>ibîe de peindre parce qu'il-i n'ont point de physionomie ^ et un seul gentilhomme qui n^avoit rien de remarquable qu'un fonds extraordinaire de patience qui lui faisoit écouter pen- dant des heures entières les discussions politiques du comte. Mais pour le présent il éprouvoit un peu de relâche; car lord \^iimington ayant beaucoup de curiosité de savoir au juste à quoi s'en tenir sur la nouvelle fortune de ?vlourtray, prit celui-ci à part, pour se faire raconter le tout en détail. Jl apprit, non sans une secrette satisfaction, que Mourtray étoit loin ( I90 d'être encore en possession de rhabita- tion d'Antigoa. Il dissimula cependant , et mettant la main sur sa poitrine , il déclara sur son honneur , combien il étoit charmé d'apprt absolument le genre, — En vérité! s'écria Emma, je ne m'en serois pas doutée \ mais quelle est cette lady Fredv — Chut! chut! interrompit lady Bell; maman me fait des yeux sévères, elle m'observe ; je vous conterai cela dans un autre moment. On servit le dessert et lord Miramont cessant d'être occupé, commença ar jeter les yeux autour de lui : il les arrêta sur Emma avec une expression de surprise et de. ravissement qui la fit rougir ; et elle Tentendit demander tout bas son nom à la comtesse , qui lui répondit très - laconiquement : Miss Moarîvay. Alors il entama une conversation très - vive avec les dames , disant des choses gaies, surtout à lady Bell ; mais il se défendit de se mêler à celle des V ( 201 ) hommes , parce que jord Wilmington ëtoit enfoncé dans la politique. — Vous et moi, dit- il en s'adressant au comte, nous différons d'opinions, et Targumentation me déplaît. Je veux laisser aller libremeut le cours des cho- ses et ne m'affecter de rien, tandis que j'ai de la jeunesse et de la santé. — Vous serez bien forcé , lord Mira- mont , de sortir de cette insouciance ; car si nous ne réussissons pas à renver- ser la république française, notre sûreté à nous-mêmes est problématique ; et c'est pour moi un chagrin extrême de voir combien peu , dans ces temps cri- tiques , votre grandeur se mêle des af- faires de la nation; vous ne paroissez jamais à la chambre. — ■ C'est à des têtes sages comme la vôtre , lord Wilmington , dit le jeune lord en riant, que je laisse le soin de régler les affaires de la nation. La cham- I. ( ^02 ) bre est une pétaudière où je vais le plus rarement possible ; mais s'il y avoir quelque danger réel à appréhender des Français , tout vrai Breton emploieroit pour les repoussvir son bras et sa for- tune ; et je suis de ce nombre. — Cependant votre grandeur a une prédilection particulière pour tout ce qui tient aux usages français : je désire que C^i engouement ne s'étende pas jusqu'à leurs opinions. — Ma prédilection se borne à leurs cuisiniers , à leur goût dans le loge- ment , Tameublement, les équipages, et la parure des femmes. — En ce moment , îady Wilmington se leva , et les damea se retirèrent pour prendre le café. — Je vous prie , Iady Belî y dit Emma , aussitôt qu'elles furent à Técart , expliquez-moi cdque vous vouliez dire au sujet de l'éducation de lord Mira-* ( ^^1 ) mont, entreprise par lady Fredvîlle; il paroît avoir au moins vingt-trois ou vingt-quatre ans. — Votre ignorance, r^ondit-elle, est extrême n'.ent divertissante ; mais en y réfléchissant, je veux vous îai ser à vous-même le soin de pénétrer ce mys- tère et plusieurs autres ; ce qui vou^ S€ra facile, lorsque vous aurez passé quelque temps avec nous. Lady Wilmington fit signe alors à Emma de venir s'asseoir auprès d'elle, afin qu'elle pût lui apprendre l'histoire du legs; et comme elleavoit un bien m.eilleur cœur que son mari, elle éprou-* Va recollement du plaisir de l'améliora- tion du sort d'Emma. Il n'y avoit pas long-temps que les dames étoient dans lé sallon , lors- qu'elles furent jointes par lord Mira- mont, qui s'avança gaiement , en disant: Je viens d'esquiver le plus terrible ( 204 ) assaut ! ils sont en bas à parler d'ëtec-^ tions , que je déteste encore plus que la politique. Alors, se jetant sur un sopha , une jambe étendue dans toute sa longueur^ il prit son étui à cure- dents , et en tira un , qu'il promena dans sa bouche , comme si personne n'eût été là. La salle étoit très - spacieuse ; elle avoit au moins cinquante pieds de long- Lady Wilmington étoit assise à une extrémité , auprès du feu , et discou- roit avec ses amies ^ lady Elisabeth ^ occupée à quelque ouvrage , étoit de la conversation ; Emma était assise auprès de lady Bell, qui versoit le café, à peu de distance du feu , précisément en face du sopha de lord Miramont , qui lui cria tout- à- coup : Venez ici , ma chère Bell. — Vraiment ! est - ce que vous ne pouvez-pas venir vous-même t ( ^0$ ) ^- J'ai fait une course de chevaux ce malin, avec Saunders , et je suis excédé de lassitude. Puis il ajouta, en bâillant : Vous êtes si bonne y si compatissante , ma jolie cousine , que je suis sûr que vous viendrez. — Eh bien, qu'avez- vous à me dire? demanda lady Bell , en s'approchant de lui. — Quelle est cette jolie enfant qui paroît si innocente, et qui vous res- semble si peu? — Si innocente ! et qui me ressemble si peu ! Comment , malhonnête , que voulez- vous dire avec un pareil com- pliment? — ; Oh I je veux dire seulement qu'elle n'a pas encore acquis cet air aisé que l'on remarque si bien en vous ; mais , encore une fois , qui est-elle ? — Une de nos voisines de cam- pagne^ ma ^lére vous a dit son .nom» ( 206 ) — Comment diable , une de vos voisines ! A présent que je sais cela , j'irai peut-être passer un mois ou deux: avec vous j pendant cette triste saisorl de Pété où l'*on ne sait que faire; — C'est trés-obligcant, assurément j et je dois être extrêmement flatt :e d'un voyage qui n'aura qu'^Êmma pour objet* — Oh ! vous savez bien que j'ai en quelquefois Tenvic; d'engager une a'rïkire de cœur avec vous ; mais je n'en ai pas encore trouvé le temps. — Mon cher Miramont , vous avez déjà tant de femmes dans vos filets , dit malicieusement lady Bell , que vous n'avez pas le temps de songer à de pauvres i.Hes coiîimé noua. Qiiels sont, je vous prie , vos projets pdui* Ce soir ?• — JjAdy Fred ville est chez elle j elléf^ donne à souper. — En ce cas , il ne faut pas deman- der ce que vous deviendrez» ( 207 ) — Dites-moi, votre amie sait -elle parler? dit lord Miramont; je n'ai pai encore entendu lé sort de sa voix. — Oui , oui , elle sait parler ; mars , pauvre petite! Cela ne connoît pas en- core le monde j vous vôy^z qu'elle a besoin d'être formée. — Cest une tâche que je ne serois pas fâché d^entreprendre. Cependant, il vâudroit peut-être mieux n'en rien faire ; car un homme n'a pas plutôt dit deux ou trois mots à une jeune per-* sonne , qu'elle croit tout de suite qu'on a dessein d'épouser... et le mariage n'est point ma vocation. Malgré tout, je veux faire connoissance avec miss Mourtfày. — Venez dofic , je vais vous ptésen^ ter à elle. — L'introduction faite , lord Mira- mont causa également avec Tune et l'autre. — Dites - moi , je vous prie , de* ( 2«>8 ) manda lady Bell , qui a gagné le pari de votre course de ce matin ? — Moi ; cependant Saunders est un enragé ; il couroit avec une telle furie , que j'ai craint un moment qu'il ne mît en canelle une vieille bossue qui croi- soit le chemin. Lady Bell se mit à rire, tandis qu'Emma s'écria : Grand dieu ! — Ne soyez point alarmée , ma- dame, dit -il; j'ai ramassé la bonne vieille; je Tai portée saine et sauve chez elle, et je l'ai laissée plus contente qu'affligée de l'aventure qui lui est arrivée. — Allons donc ! dit lady Bell ; je ne croirai jamais que vous ayez pris une bossue en croupe. — Et quand je Paurois fait! croyez- vous que je ne pusse pas braver le ridi- cule , s'il s'agissoit de la vie d'une personne t ( ^09 ) — Mai': ce n'étoit pas vous qui Ta- vie^ renversée ^ — Qu'importe ? Saunders , en cou- rant, retend tout de son long sur la route ; j'aurois été très- inhumain de ne pa^ la <:ecourir. Je la portai dans mes bras jusqu'à sa maison , qui n'étoit pas à une grande distance. — Le reste de la compagnie survint alors ; et après qu'on eut pris le thé , M. Mourtray et sa fille se retirèrent , accablés, comme à leur arrivée, des politesses du lord , et paroissant très- bien dans l'esprit de la comtesse. Emma, de retour chez elle, rendit compte à sa mère de tout ce qui sVtoit passé ; mais quand elle vint a parler de lord Miramont, elle se sentit enibar- ras'^ée, ne pouvant pa^ encore se rendre positivement compte de son opinion sur lui; sa figure, cependant lui plai- soit beaucoup. (2IO) CHAPITRE IX. JL É lendemain matin , lady Bell alla voir Emma ; elle s'étoit rendue à pied à Wimpole - Street , suivie de sa gou- vernante et d'un laquais. Mistriss Mour- rray étant retenue par son rhume , ce fut Emma seule qui la reçut ; et l'ami- tié de lady Bell fut aussi démonstrative qu^elle l'avoic été précédemment à la campagne. Savez-vous bien, dit- elle, que j'at eu beaucoup de peine à obtenir de maman qu^eîle me laissât venir ici; car elle n'aime pas que je sorte dans les rues ; mais si j'en étois la maîtresse ; j'irois me promener tous les matins sur le côté le plus brillant de Bond- Street : cependant elle s'est enfin déci- dée à nous laisser venir , pourvu que je (an ) prisse avec moi cette gênante madame du Plomb, car c'est ainsi qu'elle appe- loit toujours madame Duplin. Heu- reusement qu'elle est à moitié sourde ; d'ailleurs elle n'entend presque pas un mot d'anglais. Alors elle se mit en devoir de con- fier à voix basse, à Emma, ce qu'elle appeloit ses secrets ; dérails trop misé- rables pour méri:.r d'être rapportés; et après avoir ainsi soulagé son cœur , elle en vint à parler de son cousin Miramont. Vous savez , dit - elle , que c'est le neveu de mamao , qui est folle de lui* Je crois qu'elle auroit été trés-contente qu'il eut témoigné le désir de mVpôu- ssr , et il y en eut quelqu'apparence à notre retour d'irlande ; mais il y a lieu de croire que ce n'étoit nullement son dessein. Pour mon compte , je né me soucie point du tout de lui ^ non i . ( 212 ) point du tout, je vous assure , quoique je le trouve charmant. L'objection que j^ai à faire sur lui , comme époux , est qu'il a trop d'entêtement ; je crois qu'il ne seroit pas aisé de vivre avec lui. Il a été son maître presque depuis Ten- fance ; car mon oncle Miramont mou- rut lorsqu'il étoit encore très-jeune , et ma tante Pidolâtroit à tel point, qu'elle ne pouvoit pas soufTrir que Ton le con- trariât; de sorte qu'il courut librement dans la ville , et fit toutes sorte d'équi- pées ; car c'est un fou du premier ordre. Ma tante mourut avant qu'il fut en âge ; mais déjà , depuis long-temps , il s'étoit rendu fameux par ses intrigues avec des femmes mariées ; et présente- ment, depuis six mois, il s'est entière- ment attaché à Ici , lady Bell fut interrompu par mis- triss Prouting , qui, affectant un air vif et dégagé , accourut vers Emma , et lui (^n ) secoua la maii avec autant de fami- liarité , que si depuis long-temps elles eussent été intimes amies. Cette interruption contraria beau- coup Emma dont la curiosité demeu- ra sans être satisfaite , car lady Bell ne pouvoit s'arrêter plus long-temps. En s'en allant , elle lui dit à Toreille : juste ciel, comment pouvez-vous connoître cette figure ! elle a des prétentions à l'élégance , et c'est bien la créature la plus commune ! Emma ne répondit rien. Dès que lady Bell fut partie , mistriss Prouting dit à haute voix : cette lady Isabella Fontelieu est une jeune personne bien affectée! Comme elle s'apperçut qu'Em- ma p'*enoit fort mal l'observation, elle ajouta : excusez- moi , miss Mourtray , si je m'exprime si librement ; je ne pense pas que ce soit votre amie. . . . Comme elle se met singulièrement l ( 214 ) tout le monde a les yeux fixés sur elle en quelq'-ie lieu qu'elle paroisse ; mais elle est d'une assurance intrépide. Je voudrois bien , cependant , connokre sa couturière. Emma se tut; elle étoit peu disposée à soutenir une conversation avec mis- triss Prouting, et celle-ci ne trouvant rien pour Tamuser , prit congé d'elle , en se réjouissant en secret de ce que le hasard lui avoir fourni l'occasion d'exa- miner un moment le genre de mise de cette fameuse lady Isabella Fonte- lieu , afin qu'elle put exactement l'imi- ter. Personne n''avoit un si grand désir de passer pour élégante que cette pau- vre mistriss Prouting qui n'a voit abso- | lument rien de ce qu'il falloir pour cela. Deux jours après le dîner de Gros- venor- Square, lady Wilmington et lady Bell allèrent faire visite chez M. Mour- tray : la première présenta gracieuse- sement a Emma un billet d'opéra, en lui disant qu'une fluxion empéchoit sa fîUe ainée de sortir , de sorte qu'elle pouvoit disposer d'une place dans sa loge, et que si Emma vouloit venir dîner avec elle, elle l'emmeneroit le soir à l'opéra où l'assemblée seroit nom- breuse et brillante , attendu que la re- présentation se donnoit au profit d'une danseuse aimée du public. La proposition fut acceptée avec de grands remercîmens , et mistriss Mour- tray n'y mit point d'empêchement ; car outre que son rhume duroit tou- jours , il falloit bien qu'elle s'accoutu- mât à voir Emma , à la ville comme à la campagne , le seul objet de la fa- veur de lady Wilmington. Cependant , pleine de l'idée de sa nouvelle fortune, elle se sentit plus à son aise en présence de la fière com- tesse, qu'elle ne l'a voit jamais été. En- hardie par cette considération , elle lui parla de sgs affaires , présumant qu'elle devoit , à cause de sa fille, y prendre ' intérêt, et pendant tout le cours de la visite, elle s'efforça de prendre avec elle un ton d'aisance que jamais , quoi- qu'elle fut elle-même d'une très-bonne famille , elle n'eût osé s'arroger , lors- qu'elle étoit retenue par le sentiment intime de la médiocrité de sa fortune. Lady Wilmington écouta tous ces détails avec un air insouciant et dis- trait ; à peine prononça - t - elle trois syllabes, et tandis quemistriss Mour- tray parloit encore , elle leva brusque- ment le siège. Aucune des précédentes mortifica- tions qu'avoir essuyées mistriss Mourtray ne l'afïëcta comme cette conduite ; car outre la preuve qu'elle y voyoit d'une indifférence totale pour ses intérêts , elle ( ^17 ) elle ne comprenoit pas que ce qu'elle avoit tant de plaisir à raconter à tout le monde , pût être ennuyeux à en- tendre. Lady Bell qui vit avec peine Tim- pression qu'elle ressentoit , lui serra la main affectueusement en sortant , et protesta que malgré son rhume , elle ëtoit très - jolie depuis qu'elle s'étoit fait habiller à la mode. Cette jeune lady, observa mistriss Mourtray, après que lady Bell fut sortie, est d'une ëtourderie marquée , mais d'un bon naturel ; pour sa mère, elle est plus insupportable que jamais. Emma ne répondit rien ^ le billet d'^opéra avoit gagné son cœur ; elle en avoit cependant l'obligation à lord Wil- mington qui avoit pressé milady d'en disposer en faveur d'Emma. Il n'y eut au dîner de Grosvenor- Square que le;» personnes de Li maisoa, Tome L K (2l8) et lord Miramont qui y dînoit presque tous les jours ; il avoit été à la cour le matin; mais quoiqu^il eût changé d'ha- billemens , il avoit oublié de mettre du désordre dans ses cheveux, desorte que présentement il avoit tout-à-fait Tair d'un homme de distinction; et comme il étoit extrêmement plaisant et agréa* ble , sans posséder cependant au plus haut degré cette politesse recherchée dans les manières , qu'Emma jugeoit indispensable pour un homme du bon ton , elle commença à se mettre dans l'idée que l'on avoit élagué tout cet attirail , comme gênant et fastidieux ; cependant elle ne put s'empêcher de penser que lord Miramont lui - même paroîtroit plus à son avantage s'il étoit aussi poli et aussi attentif que son père ou Sydney. Les dames n'étoient jamais long- temps à dîner , et comme lady Wil- ( 219 ) mington se rendoit presque toujours trés-rard à l'opéra , elle proposa , après le café , de faire un peu de musique , et pria lord Miramont de chanter avec sa cousine Bell quelques beaux duos de Jackson. II chanta une seconde par- tie à ravir ; il avoit la voix très-agréable, et Emma qui aimoit passionnément la musique , étoit toute oreilles. La jolie figure du jeune marquis , une certaine grâce qui lui sembloit natu- relle , et qu'une parure soignée rendoit plus frappante ; son goût exquis en musique, ^t son humeur enjouée inté- ressèrent bientôt Emma en sa faveur. Les petits défauts qu'elle avoit d'abord remarqués en lui , ainsi que les insi- nuations de lady Bell sur ses fredaines , furent insensiblement oubliés , tandis qu^elle donnoit des éloges à son bon naturel et à l'humanité qu'il avoit mon- trée à l'égard il ; il faut que j'aille leur dire bon jour ; mais je reviens dans quelques minutes. — — Conçoit -on une assurance égale à celui de ce maraud , s'écria lady Wilmington , après qu'il fut parti? Je vous prie, miss Mourtray, de me dire quel est cet homme , et corn* ( 229 ) ment il a osé mettre le pied dans ma loge. — Cest une connoissance de mon père, madame, répondit-elle, en trem- blant aux approchvis de la tempête qui alloit éclater, et j'imagine qu'il ne sa- voit pas — Vous imaginez ! . . . . En vérité, je voudrois bien savoir si vous ima- ginez aussi qui a pu lui donner le droit de venir se mêler ainsi dans ma société ? — Non , a: sûrement , madame ; j'ai été bien fâchée de le voir venir , et j'ai ressenti beaucoup de peine de celle que sa présence vous causoït. — Pourquoi donc , je vous prie , ne lui avez-vous pas dit sur-le-champ qu'il ne pouvoir ni ne devoir rester ici t Vous auriez dû comprendre que cette loge e.t ma propriété particulière. Mais , je vous promets bien , puisque vous avez (-230) • " dQS connoissances si grossières et si ri- dicules, que dorénavant je ne m'expo- serai plus à leur impertinence, en vous emmenant avec moi. Emma , extrêmement blessée et hu-« niiliée , baissa la tête , et ses yeux se remplirent de larmes. Lord Miramonr qui s^en aperçut , dit : Comment se fait-il , ma chère milady Wilmington, que vous seriez assez injuste pour impu- ter aucun blâme à miss Mourtray dans cette circonstance ? Vous ne pouviez pas exiger qu'elle dît à cet homme de quitter la loge ; et ce n'est que par pur défaut d'usage qu'il s'y est impatronisé. — Il auroit dû être mieux appris j dit lady Wilmington, toujours en colère. Mais il m'a semblé qu'ail y avoit autant d'insolence que de défaut d'usage dans son fait. — Votre grandeur du moins ne peut pas être accusée d'avoir négligée de le ([ ^n } îuî faire sentir ; car vos regards et vgî. manières exprinioient le dernier degré de l'indignation. — Il paroît qu'ils n'étoient pas encore assez expressifs , puisque ce manant n'eii a tenu aucun compte ; et certainement je lui aurois ordonné de sortir , si je n'avois cru me dégrader en lui adres^ sam la parole. — Ma foi , je vous avouerai que je n'ai rien vu que de plaisant dans toute cette aventure. — Cela ce peut , parce que vous et Bell ( dont j'oublierai difficilement U conduite de ce soir) êtes très-ingénieux à trouver des plaisanteries à propos de rien ; et , en général , vous riez lorsqu'il y en a moins de sujet ; mais vous êtes dans l'âge de la gaité : la jeunesse est contente pourvu qu'elle rie. Le deco^ rum de l'ancien temps est entièrement mis de côté \ de là vient que les gens ( 252 ) de rien prennent avec leurs supérieurs des libertés dont on ne se faisoit pas d'idée autrefois. — Mais , ma chère maman , le moyen de s'empêcher de rire d'un tel original t dit lady Bell. — Rien de plus aisé. M'avez-vous vu rire , moi t — Puis se tournant vers Emma, elle dit : Je ne suis pas sur- prise que ce qui s'est passé vous afFecte ; mais puisqu'il n'y a pas de reinède , remettez- vous ; seulement, souvenez- vous une autrefois, miss Mourtray, que quand je vous invite à venir quelque part avec moi , j'exclus formellement toutes vos connoissances. Emma bégaya quelques mots de regret sur ce fâcheux accident , et se mettoit en devoir d'ajouter quelques phrases de soumission ; mais lord Mira- mont l'interrompit. Bon , bon , miss Mourtray , lui dit - il , n'ayez pas la (^15 ) simplicité de vous fatiguer pour si peu de chose; cela n'en vaut pas la peine. — Vous croyez cela? dit gravement lady Wilmington ; mais je suis d'une opinion différente ; car avoir eu un tel homme sur mes épaules , durant la moitié du spectacle, c''est, en vérité, trop fort. — Lord Miramont alors , pour dissiper son mécontentement , eut l'adresse d'en- gager la conversation sur des sujets qu'il savoit lui être agréables ; et à force d'efforts, il parvint à lui rendre sa bonne humeur. Ses intentions n'échappèrent point à Emma, qui s'affermit dans Popinion qu'elle s'étoit déjà formée de son bon naturel. Séduite par son extérieur , elle lui supposa une infinité de bonnes qua- lités , et se fit une étude de le disculper intérieurement de tous les reproches (^34) allégués contre lui ; mais tandis qu'elle donnoit toute son attc^ntion à l'entre- tien vif et animé du marquis, le ballet finit, et soudain il disparut, à sa grande surprise et à son extrême mécontente- ment; car elle s'étoit persuadée qu'il alloit conduire ses parentes à la voiture; au lieu de cela , elle le trouva sur son passage , donnant la main à lady Fred- ville , tandis que lady Wilmington se pressoït de sortir de la salle , dans la crainte d'être abordée par Chowles , qui s'efïbrçoit de percer la foule , ap- paremment dans cette intention, Emma de retour chez elle, apprit que Chowles étoit venu dans la soirée faire vidte à mistriss Mourtray , et qu'ayant oui dire qu'elle étoit à l'opéra^ il y étoit allé aussi, — Oui, sans doute , et bien malheu- reusement pour moi , dit Emma. Alors elle raconta tout ce qui s'étoit passé. ( lîl l — Sur mon honneur, dît mîstnss Mourtray , je ne vois pas que monsieur Chowles soit repréhensible dans un lieu public où tout le monde paye ; il pou- voit, je pense, se placer où bon lui sembloit. Et quel tort cet honnête homme faisoit-il à lady Wilmington ? Mais je sais que c'est la femme la plus orgueilleuse qui existe. Croyez - moi , M- Chowles est une connoissance bien. plus utile pour nous que cette grande dame; et comme je suis un peu remise de mon rhume , j'ai promis d'aller de- main à, la comédie avec lui et ses cou^ sins. » Cette déclaration n'étoit pas propre à reconforter la pauvre Emma ; mais elle n'osa faire aucune objection au plaa arrêté par sa mère. (23^) CHAPITRE X. Ij.I famille de Wimpol - Street fut agréablement surprise , le lend;::main de grand matin, par l'arrivée d'Henri Mourtray qu'on n'attendoit pas de quelques jours : il venoit de terminer ses études, et comme il étoit destiné au barreau, son père vouloit le placer dans le quartier du temple , entre les mains d'un jurisconsulte distingué ; mais aussitôt qu'il entendit parler de cet arrangement, il manifesta tant de dégoût pour la profession d'homme de loi, quoiqu'il Teut choisie lui-même, et sa mère se récria si hautement sur la barbarie d'ensevelir ainsi , dans un quartier perdu, un jeune homme qui avoit d'aussi grandes espérances, que ( ^37 ) Mourtray , ennemi de toute dispute , acquiesça au dé>ir de sa femme j en permettant que son fils habitât la maison parternelle, où, disoit-elle, il pourroit étudier tout aussi bien, s*il étoit néces- saire qu'il étudiât , ce qui ne lui paroissoit pas démontré ; mais Mourtray tint ferme sur ce point, persuadé que l'oisiveté seroit la source de sa perte. Henri ressembloit beaucoup à sa mère et avoit quelque chose de ses in- clinations ; seulement il avoit plus de vivacité dans l'esprit et des passions in- finiment plus ardentes. Ennemi de toute espèce d'application , ne pouvant souffrir d'être contrarié, enclin à la colère, pas- sionné à l'excèi pour le plaisir ^ vain et extravagant , il se réjouissoit d'être affranchi du joug austère de la discipline du collège, et, avec une jolie figiiri^, il se flattoit de se faire remarquer dans le grand monde. Londres lui ëtoit très - connu ; car pendant le temps des vacances , lorsque son père imaginoit qu'il avoit été faire un tour dans le nord, avec un ami, qui se chargeoit de le défrayer, il avoit passé la plus grande partie de son temps dans la capitale , se livrant à des amu- seniens plus accommodés à son goût, ) l'occasion , fait sentir à Henri combien il désapprouvoit sa manière de vivre, leçons que le jeune homme écoutoit avec fort peu d'attention , et comme sa mère ne manquoit jamais d'avoir pour lui une apologie toute prête , il se dis- pensoit souvent du soin de s'excuser lui-même. Tandis que chaque individu de la famille suivoit de son côté ses amu- semens difFérens , les affaires de Mour- tray faisoient éprouver a celui-ci beau- coup de perplexité : les opinions des jurisconsultes étoient divisées sur le ti- tre de la propriété qui lui avoit été léguée, et quelquefois il étoit presque tenté de laisser M. Elward paisible pos- sesseur du bien : mais alors Chowles qui prétendoit connoitre cette habitation mieux que personne au monde , se ré-: crioit avec véhémence contre l'absur- dité d'un homme qui n'étant pas ex- ( ^<,è ) trémement riche , et étant chargé cfe famille, renonçoii à une propriété d'un aussi grand prix , à laquell<^ il avoit un droit incontestable ; il offroit de re- mettre les affaires dans les mains d'un avocat du pays , qui la gagneroit infail- blement ; il le pressoit de poursuivre ses intérêts avec chaleur , et de ne pas épargner une dépense dont le succès le dédommageroit avec usure. Quelquefois les raisonnemens de Chowles prévaloient sur l'esprit de Mourtray qui étoit sur le point de le charger de donner les instructions né- cessaires à ses agens à Antigoa , pour reprendre la procédure ; mais bientôt son irrésolution naturelle l'emportoit, et le déterminoit à suspendre ; puis survenoient de nouvelles instances de la part de Chowles et de Sharp, second exécuteur testamentaire ; il écoutoit les différent, plans qu^ils lui ( 2S7 ) proposoient , et finissoit par n^en adop- ter aucun. Un de ces projets cependant qui con- sistoit à laisser entre les mains de Chowles une partie des fonds de la succession, fut agréé après beaucoup d'indécision , par l'adresse que mit ce dernier à le présenter sous un aspect avantageux. Il s'agissoit de consacrer à une secrette spéculation de commerce une somme de dix mille livres ster- ling, pour laquelle il de voit recevoir , pendant trois ans, un très foible inté- rêt ; mais après cet intervalle de temps, cette somme jointe à un petit capital