UNIVERSITY OF ILLINOIS LIBRARY Class Book Karsten Memorial Library 1908 Volume Return this book on or before the Latest Date stamped below. A charge is made on all overdue b00kS - U. of I. Library hOU 111353 M32 Digitized by the Internet Archive in 2016 https://archive.org/details/frenchproseofpopOOIuqu /rr s . C/^9_^& neuvieme siecle a vu six fois deja la meme menace renaitre et s’evanouir. On peut done s’attendre a voir encore ces predictions repa- raitre d ? ici a Tan 1899, se renouveler en attendant Tan 2000, et se perpetuer sans doute ainsi jusqu’a la consommation des 30 siecles. 109 Le but de cet article n’est pas d’examiner au point de vue historique les nombreuses et diverses predictions faites jusqu’ici sur la fin du monde, mais de repondre a la question posee en tete de notre causerie : Comment la fin du monde arrivera-t- elle ? Notre interet est de savoir si la science positive actuelle permet de se former une idee judicieuse de la solution de ce grand probleme, et de pressentir le procede que la nature em- ploiera pour endormir du dernier sommeil notre race humaine et toutes les especes animales et vege tales, pour effaeer du livre de vie l’histoire de la terre et de tout ce qui lui aura appartenu. Essayons done de resoudre ce probleme par les methodes scientifiques qne l’etude de la nature met a notre disposition. I. Mais d’abord, avant tout, une premiere question se pose : Le monde finira-t-il ? Si, par le monde on entend Funivers entier, e’est-a-dire non seulement la terre ou nous sommes, mais encore les autres pla- netes, le soleil, toutes les etoiles, qui sont autant de soleils, tous les systemes planetaires qui gravitent autour de leur lu- miere et de leur chaleur, et les systemes doubles et multiples, et les amas d’etoiles, et les nebuleuses, et tous les mondes qui peuplent l’espace infini. ... si, dis-je, on met en question le probleme de la duree de Tunivers entier, et que Ton demande s’il finira un jour, nous repondrom.' tres bumblement que nous n’en savons rien. Les systemes des mondes sont innombrables ; Fimagination la plus puissante et la plus infatigable ne peut atteindre les limi- tes de l’univers, qui reculent a mesure qu’on les poursuit : e’est Finfini dans Fespace, auquel correspond Feternite des temps. Ces systemes ont tous les ages possibles. Quand Fun s’eteint> un autre nait, et il semble que Funivers s’entretienne eternelle- 5 10 15 20 25 30 110 ment en vertu des forces de la nature, comme une foret qui de- meure toujours vivace a travers les siecles, quoique chaque an- nee de vieux arbres tombent en mine. Ainsi, il ne semble pas que l’univers puisse disparaitre un jour, et quoique nous igno- 5 rions par quel procede les soleils sont engendres, cependant nous sommes fondes a admettre que 1’ uni vers ne finira pas dans son en- semble, et qu’il y aura toujours des soleils dans Tespace, et des terres probablement habitees circulant autour d’eux. Ce n’est done pas de la fin de l’univers que nous devons nous 10 occuper, mais de la fin du monde oil nous sommes. Par monde, nous devons entendre ici seulement la terre que nous liabitons. De sorte que la question se trouve textuellement reduite au probleme special de la fin de la terre. La fin de l’humanite, la fin de la vie terrestre tout entiere, / 15 n’entrainerait aucun bouleversement dans la mecanique celeste. Les etoiles, soleils et systemes existaient avant la terre, et exis- teront apres. L’evenement, quelque important qu’il vous pa- raisse, n’amenera aucun cataclysme dans le ciel. II s’operera sans bruit, sans revolution, et passera inaper^u pour l’univers 20 tout entier, qui ne s’emouvra pas plus que l’un de nous ne s’oe- cupe et ne s’emeut de la mort d’une fourmiliere de nos bois. II, La terre durera-t-elle toujours? A cette question nous pouvons donner une reponse negative. Si nous ne sommes pas absolument surs que l’univers dure eternellement, nous sommes 25 parfaitement certains, que la terre aura une fin, etque le temps viendra ou il n’y aura plus un seul etre vivant a sa surface. Cette fin assuree est fort eloignee de notre epoque, comme nous le verronsplus loin, et quelque sombre qu’elle puisse etre en reali- te, cette perspective n’a rien de directement efirayant pour 30 nous-memes, ni pour nos enfants, ni meme pour nos societes Ill et nos nations. Qaand elle arrivera, il ne restera probablement plus un seul de nos descendants directs, ni un seul Fran^ais, un seul Italien, un seul Espagnol, un seul Anglais, un seul Alle- mand, un seul Chinois : tous les peuples auront ete bouleverses plusieurs fois, transformes et rajeunis. Mais avant la fin generale de la terre, il peut y avoir plu- sieurs fins partielles, plus ou moins etendues, et qui peuvent arriver actuellement, comme elles sont deja arrivees avant notre naissance. Ces destructions partielles nous touchent de plus pres, parcequ’ elles peuvent nous atteindre personnellement, ou dans nos families et nos societes. Elles pourront meme detruire successivement tous les pays, en laissant toujours le banquet de la vie a peu pres complet neanmoins, d’ici a l’epoque eloignee ou rhumanite entiere sera condamnee a l’extinction. Ces me- naces, qui nous viennent un peu de tous les cotes, de la terre elle-meme, de la mer, de l’atmosphere et du ciel, doivent-elles nous inspirer de grandes craintes? Examinons. III. La surface de la terre n’est pas aussi stable que nous avons Fhabitude de le penser. Elle n’est pas aussi solide, aussi inebranlable que nous le croyons. D’apres les mesures soi- gneusement prises, dans les puits de mine des difierents pays et les etudes souterraines de diverses natures qui ont ete faites,on trouve de la chaleur toutes les fois qu’on descend au-dessous de la surface terrestre, et cette chaleur s’accroit avec la profon- deur, en raison de trois degres centigrades environ pour cent metres, ou de vingt-huit degres pour un kilometre. Si, comme tout porte a le croire, cet accroissement de temperature con- tinue, tous les mater iaux qui constituent la terre doivent etre fondus des la profondeur d’une dizaine de lieues au-dessous de la surface terrestre. 5 10 15 20 25 30 112 Mais, que Ton admette ou non la continuite de l’accroisse- ment de la chaleur, la pression des couches superieures suffit pour empecher la terre d’etre solide dans ses profondeurs. Elle est pour le moins pateuse et flexible. La crbute exterieure est 5 comme une voute, une ecorce qui n’est pas de meme epaisseur ni de meme solidite partout, et elle est exposee a subir des af- faissements ou des relevements ici et la, suivant qu’elle repose sur des couches fortes ou faibles, immobiles ou mobiles, denses ou legeres. 10 Si nous reflecliissons maintenant que les trois quarts du globe terrestre sont couverts par des oceans et qu’un grand nombre de contrees se trouvent presque juste au niveau de la mer, nous comprendrons qu’un affaissement de terrain, tres leger relativement aux dimensions du globe puisse amener les eaux 15 de la mer sur de vastes contrees, qui se trouveraient ainsi en- glouties, et disparaitraient sans re tour avec leur population et leur civilisation. C’est ce qui est deja arrive sur plusieurs points du globe. Ainsi, les traditions anciennes s’accordent a parler d’un continent disparu, auquel on donne, depuis Platon, au 20 moins, le nom d’Atlantide. Ce continent parait avoir ete situe entre l’Afrique et l’Amerique. Des navigateurs anciens ont du le connaitre, puisque l’idee de son existence a ete conservee, ou peut-etre des families ont-elles survecu et ont-elles aborde sur quelque plage habitee de notre ancien continent. L’ile de Pa- 25 ques, dans l’Oceanie (Polynesie) qui n’a que vingt-cinq kilo- metres de tour et deux mille habitants miserables et sauvages, garde les ruines de monuments gigantesques, statues colossales de pierre, qui n’ont pu etre elevees que par une population plus nombreuse, plus puissante et moins sauvage, a une epoque im- 30 memoriale. L’archipel des Sporades doit etre le sommet mon- 113 tagneux d’un continent plus on moiiis etendu qni aura disparu, abaisse sous les dots. Le long des cotes de l’ltalie du Sud, il n’est pas difficile de voir les empietements de la mer depuis les temps historiques. A Pouzzoles, par exemple, le temple de Neptune est depuis dix siecles sous les dots. Celui de Serapis s’eleve et s’abaisse alternativement. On peut faire les memes observations dans l’archipel Grec. II en est de meme en Hollande. En 1446, une irruption de la mer submergea plus de deux cents bourgs de la Frise et de la Zelande et les bateaux passent aujourd’hui sur les ruines des eglises. Du reste, les Pays-Bas portent litteralement le nom qui leur appartient, car ils sont au-dessous du niveau de la / mer, et sans les digues que les habitants entretiennent (mais qu’ils ne pourront pas toujours elever) la Hollande serait ce qu’elle est appelee a devenir, un golfe de la mer du Nord. Par une grande maree, l’irruption des eaux pourra etre violente, et ce riche pays serait englouti sans retour. Dans le detroit de Gibraltar, il y a un ancien temple d’Hercule, que les poissons frequentent seuls aujourd’hui quoiqu’il ait ete celebre dans l’an- tiquite. Ce detroit, qui a aujourd’hui dix kilometres de lar- geur, n’en avait que sept il y a deux mille deux cents ans. Ja- dis, sur les cotes de France, le mont Saint-Michel etait une montagne appartenant a la terre ferme : il en est separe main- tenant par une vaste baie qui est couverte deux fois par jour par la maree. Les lies Chausey elles-memes n’etaient separees de la terre ferme que par un ruisseau, et l’eveque d’Avranches pouvait s 9 y rendre a pied sec. Nous pourrions citer bien des exemples analogues. Il suffirait d’un abaissement du sol de cent metres pour que la mer arrivat a Paris, et meme jusqu’a Auxerre d’un cote, 5 10 15 20 25 30 114 jusqu’a Mans et a Tours de l’autre, et jusqu’a Montauban au sud-ouest. Nos tours Notre-Dame seraient elles-memes sub- merges, et formeraient un recif arrivant jusqu’au niveau. II suffirait d’un exhaussement moitie moindre dans le terrain 5 qui forme le fond de la Manche pour que FAngleterre fut reunie a la France ; car sa plus grande profondeur ne depasse pas cinquante metres, et Ton pourrait y placer les tours de Notre-Dame sans les submerger : il resterait encore de quoi faire sonner les cloches. Anterieurement aux epoques his- 10 toriques, la France a ete trois fois recouverte par les eaux. Jadis une mer interieure occupait tout le Sahara, dont les sa- bles restent encore comme un temoignage du sejour relative- ment recent des eaux. On le voit done, par un simple abaisse- ment, et par un simple exhaussement dela surface du globe, les- 15 quels peuvent etre produits par d’insignifi antes boursouflures dans l’interieur de la planete, la mer peut prendre la place de la terre ferme, et vice versa. Lorsque ces mouvements sont lents, la destruction est nulle et insignifiante ; mais lorsqu'ils arrivent brusquement, des nations entieres peuvent dispa- 20 raitre. Le deluge asiatique dont parlent la Bible et les vieux rapsodes n’a pas ete universel, mais partiel, et fut un phenomene physi- que de Fordre de ceux que nous venons de rappeler. Peut-etre a-t-il ete immense et represente-t-il meme Firruption de la Me- 25 diterranee, qui n’jest pas aussi ancienne que FAtlantique et s’est precipitee sur les terres par le detroit de Gibraltar. De pareil- les catastrophes sont-elles a craindre de nos jours? Oui, aussi bien qu ? il y a dix ou cent mille ans. Un auteur qui a speciale- ment cultive cette question, Adhemar, assure qu’elles doivent 30 arriver tous les dix mille cinq cents ans, a cause de Finegalite 115 des saisons sur les deux hemispheres et de Fempietement des glades pendant cette longue duree, sur un meme pole : lorsque la debacle arrive, il y aurait un brusque deplacement du centre de gravite de la terre, et FOcean changerait de lit. Fort heu- reusement, cette theorie n’est pas encore mathematiquement demontree. Ce ne sont la, d’ailleurs, qne des destructions partielles plus ou moins considerables. II en est de meme, et sur une moins grande echelle, des catastrophes, causees par les tremblements de terre. Plusieurs sont veritablement desastreux. Ainsi, celui qui a desole l’Amerique du South au mois d’aout 1868 a renverse vingt villes d’un seul coup, ecrase quarante mille personnes et reduit trois cent mille a la misere. Celui qui renversa Lisbonne en 1755 causa la mort de soixante mille per- sonnes. Celui qui ravagea la Syrie Fan 526 avant notre ere ne fit pas moins de deux cent mille victimes. II ne se passe pas de siecles qu’il n’y ait des catastrophes plus ou moins etendues causees par des tremblements de terre ou des eruptions volcani- ques. Celui qui vient de desoler Smyrne et ses environs (le 29 juillet 1880)' et qui parait avoir ete une repetition de la ca- tastrophe de 1778, a renverse des centaines d’liabitations et de- truit plusieurs villages. Depuis trois mille ans, du reste, le sol ne cesse pas de remuer, pour ainsi dire, dans toute cette cohtree : en 1688, notamment, on n’a pas compte moins de six mille victimes. Naguere encore je visitais Herculanum et Pompei, au pied du Vesuve. La fin du monde est arrivee bien subitement pour ces populations luxueuses, qui vivaient au sein de Findolence et de la gaiete, entre le parfum des roses et la douce brise du golfe de Naples : en deux jours, tout a ete enseveli sous quelques metres de cendre chaude et liumide. 5 10 15 20 25 30 116 Mais, je le repete, ces destructions partielles, venant de la mer ou de la terre, qui peuvent nous atteiridre tous les jours, ne doivent etre considerees par nous que comme des phenomenes passagers dont Taction ne peut s’etendre sur notre race entiere. 5 Toutes les terres habitees ne peuvent etre englouties ensemble par un nouveau deluge. Et il suffit qu’une nation, une societe, une famille meme, reste vivante. pour repeupler la planete. Mais en parlant tout a Theure de la chaleur interieure du globe, nous n’avons pas pousse Texamen du sujet jusqu’en ses dernie- 10 res limites. En effet, les revolutions du globe, qui ont si sou- vent transforme la surface de la terre pendant les epoques ante- diluviennes, pourraient etre non seulement partielles, mais ge- nerates. La croute solide, sur laquelle nous batissons nos cites et nos dynasties n’a qu’une dizaine de lieues d’epaisseur, com- 15 me nous Tavons vu, et Ton a sou vent compare Tinterieur du globe a une vaste cliaudiere pleine de materiaux en ebullition. Si les volcans, qui sont comme les soupapes de surete de cette immense cliaudiere, venaient a etre fermes ; si un travail interieur considerable venait a exercer une tension trop forte sur les parois 20 de la chaudiere, on ne voit aucune raison mecanique qui put s’opposer a ce que la dite cliaudiere eelatat, et a ce que Tecorce du globe, brisee en milliers de morceaux, ne partit en ecfats dans Tespace. Les liquides et les gaz interieurs s’elanceraient pour se repandre sur la nouvelle surface disloquee ettumultueu- 25 se, comme les ice-bergs des mers polaires, tandis que les eaux de l’Qcean, se precipitant dans les profondeurs, en ressortiraient bientot en une immense vapeur, transformant les conditions vi- tales de Tatmosphere. L’oxygene de Tair activ^rait Tincendie general, et la planete entiere se retrouverait ressuscitee pour 30 des siecles, aux jours de sa jeunesse si orageuse et si troublee. 117 Une pareille catastrophe amenerait inevitablement la fin de T human ite. Quoiqu’elle soit possible, elle est loin d’etre probable, et le calcul des probabilites montre qu’il y a plusieurs millions a parier contre un qu’elle n’arrivera pas. Mais, a vrai dire, la terre aura plusieurs moyens, pour se tirer d’affaire, et si elle ne meurt pas d’une fat^on, elle perira d’une autre : elle n’a que 1’embarras du choix. Tandis que d’un cote des causes de de- y struction generale, peuvent provenir de son propre sein, d’un autre cote, des causes analogues peuvent lui arriver de l’exte- rieur, c’est-a-dire de l’espace celeste au milieu duquel elle plane. IV. Combien de fois n’a-t-on pas evoque les cometes du sein des ombres, et ne les a-t-on pas chargees des influences les plus pernicieuses, des pouvoirs les plus terribles? Cent fois depuis des siecles on a prophetise l’arrivee d’un de ces astres vaga- bonds, se precipitant sur la terre et entrainant notre pauvre globe loin de la lumiere et de la chaleur du soleil, dans les de- serts obscurs et glaces de l’immensite ! Buffon hii-meme et la plupart des savants des deux derniers siecles ont tremble devant ces astres de terreur qui ont assiste a tant de guerres, a tant de tyrannies, tant de malheurs, dans leurs passages successifs en vue de la terre, et qui ont paru responsables des sottises et des cruautes de notre race sublunaire. De telles predictions, de telles craintes, avaient-elles leur raison d’etre? Non. Les co- metes n’ont pas de puissance. Sans contredit, les lois de la mecanique celeste ne s’opposent pas a ce qu’une comete vienne heurter la terre dans son cours ; l’harmonie parfaite que l’on celebrait naguere encore dans la description des mouvements 5 10 15 20 25 118 celestes n’existe pas, du moins consideree au point de vue de la finalite humaine et de notre securite ou de notre bonheur. L’un de ces astres chevelus qui vagabondent dans les champs du ciel peut unbeau jour donner tete baissee dans notre planete. 5 Qu’en adviendrait-il ? L’axe du globe serait-il ren verse, les mers changeraient-elles de lit, comme le supposait Maupertuis, qui ajoutait meme que dans cette terrible conjoncture l’liuma- nite entiere perirait par des inondations d’eau bouillante? Assurement, non ; ces astres sont trop legers pour amener de 10 pareilles perturbations. La substance qui les constitue est bien moins dense que Fair que nous respirons : c’est un gaz si tenu qu’il ne pourrait meme penetrer dans notre atmosphere, de sorte que la terre n’en ressentirait pas la moindre secousse. Ainsi, le choc d’une comete contre la terre n’amenerait aucun boulever- 15 sement, et il est tres probable que personne ne s’en apercevrait, a Texception toutefois des astronomes, qui ont mission d’inspec- ter le ciel et de suivre les marches et contre-marches des astres les plus mysterieux. II est indispensable de i emarquer neanmoins que les gaz cons- 20 titutifs des cometes peuvent ne pas etre tout a fait inotFensifs et se trouver en de telles conditions que leur melange avec notre atmosphere amenat Tasphyxie ou la consomption de tous les etres vivants. Si, par exemple, une comete formee de vapeurs de carbone venait a envelopper le globe dans son passage, la 25 combinaison de l’oxygene de notre atmosphere avec cette va- peur de carbone pourrait troubler rapidement les conditions vitales de notre air respirable et endormir du dernier sommeil Fhumanite tout entiere, en compagnie de la plus grande partie du regne animal. Or, le spectroscope montre qu’il y a des 119 cometes qui sont precisement entierement formees de vapeurs de carbone. Imaginons, d’autre part, qu’une comete, composee surtout d'hydrogene, arrive a la tangente des hauteurs de notre atmos- phere ; la rapidite avec laquelle terre et comete se rencontre- 5 raient (trente kilometres a la seconde pour la terre et quarante- deux pour la comete) donnerait naissance a un frottement ana- logue a celui qui enflamme les eto iles fi lantes et les bolides. L’hy- drogene cometaire pourrait s’allumer et produire non seulement un ciel de feu fantastique, comme il arrive dans les magiques 10 aurores boreales, mais plus que ces flammes silencieuses et ano- dines : une veritable conflagration dans l’oxygene de Fair et un incendie universel reduisant en cendres tous les etres, humains, animaux, vegetaux, qui fleurissent actuellement a la surface du globe. 15 Voila done une seconde maniere de finir pour notre inte- ressante humanite. Mais ce second procede de mort subite est aussi improbable que le premier, et quoiqu’il soit possible, il y a egalement des millions a parier contre un qu’une pareille ope- ration chimique n’arrivera jamais. Les cometes, il est vrai, 20 sont aussi nombreuses dans le ciel que les poissons dans la mer ; il y en a des millions, et jamais une annee ne se passe sans que plusieurs soient aper^ues par les astronomes dans le voisinage de Torbite terrestre. Mais l’espace est si vaste qu’il faudrait une circonstance tout exceptionnelle pour qu’une comete passat 25 justement sur la route que la terre parcourt dans sa revolution annuelle autour du soleil. C’est cependant ce qui est arrive en 1835. Mais croiser une route suivie par une personne ne signifie pas pour cela qu’on la rencontrera juste au point de jonction ; il faudrait que Pheure du passage fut la meme. Que dis-je 1’heu- 30 120 re? En une heure, laterre fait cent six mille kilometres, et la comete cent cinquante mille ! C’est la minute qu’il faut dire. Ainsi, en 1835, il y a eu un mois de distance ; done aucun danger de rencontre. On voit par la combien un pared choc 5 serait difficile a realiser, meme avec la meilleure volonte du monde. A propos de choc, celui d’un aerolithe de fortes dimensions serait, comme choc mecanique, plus a craindre que celui d’une comete. Ces fragments de mondes detruits sont en nombre plus 10 considerable encore que les astres chevelus, et il en est deja tom- be du ciel sur la terre plusieurs d’un poids non insignifiant. Ainsi il en existe de mille, dix mille, quinze mille kilogrammes, et certains blocs de fer natif que Ton a rencontres recemment a la surface de montagnes qui n’ont pu leur donner naissance, pa- 15 raissent etre du fer meteorique, ce qui indiquerait la chute de masses de plusieurs centaines de milJiers de kilogrammes. Halley a calcule les dimensions d’un bolide qui n’avait pas moins de trois kilometres de diametre, et Petit, directeur de l’observatoire de Toulouse, en a un jour mesure un de pres 20 de quatre kilometres de diametre. Il est vrai que pour produire dans la planete terrestre un ebranlement de quelque importance, tel que l’ecrasement d’un continent et la dislocation d’un autre, il faudrait des aerolithes plus considerables encore, et dont le poids fut comparable a celui des innombrables aste- 25 roides qui circulent entre Mars et Jupiter, dont les uns egalent en surface les dimensions de l’Europe, et les autres cel’es de la France ou d’une simple province. Mais rien ne prouve qu’il y ait des aerolithes de cette importance, et a coup sur la possibi- lite d’une telle rencontre devrait frapper, bien plus que l’even- 30 tualite d’une comete, l’imagination de ceux qui attendent volon- 121 tiers la fin du monde sur la prediction problernatique de l’arri- vee d’un de ces astres vagabonds. Dans tous les cas, cette troisieme conjecture ne doit pas nous offrir plus de craintes que les precedentes, car la probability est encore infinitesimale. Comment done la terre finira-t-elle ? V. Buffon, qui pensait que la terre et les autres planetes etaient des eclabdussures du soleil, produites par la chute d’une comete sur cet astre, avait calcule qu’il avait fallu soixante- quatorze mille huit cents ans a la terre pour se refroidir jus- qu’a la temperature actuelle, et qu’il lui en faudrait en- core quatre-vingt treize mille pour se refroidir jusqu’a un vingt-cinquieme de sa temperature actuelle, degre qu’il considerait comrae etant la limite de P existence des etres vi- vants. Tel serait le nombre d’annees qui resteraient a l’huma- nite dans cette theorie, duree apres laquelle le froid gla^ant tous les etres les engourdirait du dernier sommeil. Mais cette theorie est erronee, attendu qu’aujourd’hui meme la chaleur interieure du globe ne traverse pas l’enveloppe solide des terrains et n’a aucune influence sur les vegetaux ni sur les animaux. La terre n’a done pas besoin de sa chaleur propre pour nourrir des etres vivants : le soleil se charge de tout. L’extinction absolue de la chaleur terrestre aura toutefois pour resultat d’amener des vides dans l’interieur, d’ope/er des retraites, en un mot, de resserrer les masses actuelle- ment dilutees. II parait inevitable que des crevasses se pro- duisent en certains points de la surface, et que l’eau des oceans ne s’ecoule dans les vides, ne soit partiellement absorbee, et meme combinee avec les riches metalliques a l’etat d’ hydrate d’oxyde de fer. Des lors, les conditions de la vie terrestre iraient en diminuant. Les nuages ne s’eleveraient plus des mers ; la 5 10 15 20 25 30 122 pluie ne tomberait plus sur les plaines alterees. Les ruisseaux et les fleuves verraient tarir leurs sources. Les vegetaux manqueraient d’eau et deperiraient lentement, et successivement les animaux herbivores, puis les carnivores, s’eteindraient, jus- 5 qu’a ce qu’enfin l’espece humaine elle-meme, consumee de soif et de faim, voie egalement deperir et mourir ses derniers reje- tons rabougris. C’est l’histoire d’un monde bien voisin de nous, plus jeune que la terre et deja mort en apparence, de la lune, a la surface de laquelle le telescope decouvre le lit des 10 mers disparues et les innombrables crevasses qui fendillent les plaines dessechees. Supposons cependant que l’extinction graduelle de la chaleur interieure du globe s’opere avec une constante perfection, de telle sorte que la surface suive lentement et sans efforts le retrait ge- 15 neral de la masse ; qu’il n’y ait aucun vide funeste, aucune voute destinee a s’effondrer, aucune crevasse, et que la vie se perpetue a travers les siecles longtemps apres ce refroidissement interne de la terre ; supposons que nulle des catastrophes envi- sages plus haut ne vienne apporter la mort au milieu de cette 20 permanente securite, la terre pourrait-elle durer indefiniment dans l’etat oil elle est, avec toute la richesse de la vie qui ray- onne a sa surface ? Si aucun phenomene geologique ou meteorologique ne venait modifier profondement cette surface, les siecles se chargeraient 25 de 1’user par l’ceuvre des agents atmospheriques eux-memes. L’operation commence par les montagnes. Le soleil, la gelee, ✓ / le vent, la pluie, les desagregent. La pesanteur entraine tous les debris dans les vallees, dans le lit des ruisseaux et des fleuves qui les amenent dans la mer. Par cetapport faible, mais continuel, 30 le fond des mers s’exhausse, et la mer, dont la quantite reste 123 toujours la meme, empiete pen a peu sur les rivages. Dans l’hypothese ou nous nous pla^ons d’une immobilite absolue de la surface terrestre et de l’absence de tout soulevement comme de toute depression, on voit que le resultat definitif de la degra- dation des montagnes et de 1’exhaussement du fond des mers serait la nivellation du globe. Or, le volume des eaux, qui remplissent actuellement le lit des oceans, serait suffisant pour s’etendre sur la surface entiere du globe, et cela avec une epais- seur de deux cents metres, couche bien suffisante pour noyer le genre humain et ses oeuvres. Cette liypothese n’a besoin que d’un ouvrier pour etre rea- lisee. Get ouvrier, c’est le temps. . . des millions de siecles, pour le moins. Est-ce de cette fa^on, c’est-a-dire d’une mort lente, excessi- vement lente, que notre grande humanite disparaitra? II y a dans Thistoire du ciel des exemples qui nous invitent a croire que certaines fins du monde, peuvent arriver bien subitement. Depuis le temps d’Hipparque, c’est-a-dire depuis deux mille ans, on a vu vingt-deux etoiles s’allumer, briller pendant quel- ques jours, quelques mois, et s’eteindre. Le dernier phenomene important de ce genre a ete observe le 13 mai 1866. Dans un point de la constellation de la Couronne boreale ou jamais on n’avait vu d’etoiles a l’oeil nu, soudain un astre magnifique parut allume, on 1’examina attentivement au spectroscope, et l’on constata qu’il etait incendie par des flammes d’hydrogene. Quelques jours plus tard, cet astre s’affaiblit pour s’eteindre au bout d’une semaine. Plusieurs fois, des astres subitement apparus ont ranime leurs feux avant de s’6vanouir complete- ment. Que representent ces conflagrations subites? Sont-ce des soleils encroutes qui auront subitement repris leurs feux a 5 10 15 20 25 30 124 la suite de tremblements ayant disloque leur ecorce a peine figee ? Est-ce le choc d’un astre obscur contre un autre monde obscur? Un tel choc pourrait remettre en lumiere pour quelque temps les feux interieurs, et la theorie mecanique de 5 la chaleur etablit meme que deux mondes cadges et gl/ces, en se reunissant Tun a l’autre avec une vitesse planetaire, deve- lopperaient par 1’ arret de leur force vive, une chaleur capable de les fondre en un seul et d’en faire un veritable soleil. Enfin ces etoiles subitement apparues sont-elles l’indice d’incendies 10 dans les cieux et de fins de mondes par une combustion chimi- que ? On le voit, le ciel n’est pas un royaume d’inertie, et il nous offre plusieurs exemples de revolutions brusques arrivees dans ses £tats. Dans l’examen que nous venons de faire des differentes ma- 15 ladies dont notre monde pourrait etre attaint, nous avons re- marque cinq cas de mort possibles. C’est plus qubl n’en faut, pensera-t-on, pour passer de vie a trepas. Cependant nous vpyons que, dans notre espece humaine, les maladies n’empe- chent pas que la generalite des hommes ne meurent de leur belle 20 mort, e’est-a-dire de vieillesse et dans leur lit, au milieu de leur famille eploree, qui les regrette beaucoup, s’ils sont pau- vres, moins s’ils out eu la bonte d’amasser un heritage. L’hom- me qui traverse la vie, depuis l’enfance jusqu’a la vieillesse, ressemble a un condamne a mort, auquel il serait ordonne de 25 sortir de sa prison en suivant une longue rue bordee de hautes maisons, dont chaque porte et chaque fenetre seraient occupees par un excellent tireur arme de sa meilleure carabine. Plu- sieurs centaines de balles vont lui etre lancees sur son passage ; mais s’il leur echappe, il a la vie sauve pour quelques moments, le temps de s’asseoir et de s’endormir. Ainsi court la terre dans 125 1’espace, au sein (Tune obscurite profonde, a travers les projec- tiles inconnus qui criblent l’et^ndue, les cometes qui semblent lui tendre des toiles d’araignee, les vieux globes perdus dans leurs routes qui courent a la recherche d’un nouveau soleil, et avec une singuliere maladie dans son sein, je veux dire une charge de poudre capable de la faire sauter en morceaux a la premiere etincelle. Malgre toutes ces menaces, cependant, la terre peut suivre l’exemple de son vieux patriarche Mathusalem, et meme, comme les prophetes Elie et Elisee, qui furent tran- sports aux cieux dans un char de feu, peut-etre ne veut-elle pas mourir du tout. Dans ce cas, quand et comment sera-t-elle obligee d’obeir fatalement a la loi universelle des etres et des choses ? VI. Dans ce cas, la terre vivra aussi longtemps que le soleil. C’est sa derniere ressource, et il est hautement probable que c’est le parti qu’elle preferera. Autant que le soleil ! Mais le soleil ne durera-t-il pas toujours? Non. Tout ce qui a commence doit finir. Le soleil n’est pas eternel. Place au centre du systeme planetaire, cet astre magnifique, un million deux cent quatre-vingt mille fois plus gros que la terre, et trois cent vingt-quatre mille fois plus lourd, sept cents fois plus pesant a lui seul que toutes les planetes, satellites, asteroides et cometes ensemble ; cet astre, dis-je, qui brille au foyer de sa grande famille, lui donne la lumiere et la chaleur, la gouverne et la conduit dans les espaces celestes ; cet astre, pere de tons les mondes qui gravitent autour de lui, et qui, apres leur avoir donne le jour, leur a distribue d’une main pro- 5 10 15 20 25 30 126 digue la douce et feconde chaleur qui fit eclore les germes a leur surface et entretient a travers les siecles la vie dont toutes les planetes sont enrichies ; ce foyer colossal de chaleur, de lu- miere et d’electricite, s’eteindra un jour et cessera de verser a 5 ses enfants ces efiluves celestes qui les font vivre dans la joie, dans la beaute et dans 1a. lumiere. Deja ce beau soleil se couvre de tacbes. La chaleur intrin- seque ne peut se mesurer, il est vrai, que par des milliers et peut-etre des millions de degres ; mais 1’espace est froid, in- 10 comparablement plus froid que la glace (273 degres au-dessous de zero) et le soleil se refroidit. Les dots de chaleur qu’il repan d constamment autour de lui, et qui a travers l'espace glace vont echaufier la terre a trente- sept millions de lieues de distance, et d’autres planetes a des 15 centaines de millions de lieues, epuisent insensiblement la force vive qui famine. II lui est difficile de reparer integralement une pareille deperdition et les siecles amenent une inevitable diminution dans sa chaleur et dans sa lumiere. Ces taches, qui aujourd’hui sont pour les astronomes l’objet 20 d’observations curieuses et d’analyses si fecondes, .augmente- ront avec les siecles de nombre et d’etendue, et dans un avenir eloigne, finiront par s’etendre de cliaque cote de Tequateur du soleil comme deux vastes ceintures de nuages. Le soleil palira, ou plutot rougira. . . Sa lumiere sera moins 25 eblouissante, sa chaleur sera moins puissante ; la vie qui a deja cesse d’habiter les poles de la terre, ou elle se plaishit si bien avant le deluge, s’en eloignera davantage encore pour se rapprocher des tropiques, et les latitudes ou fleurissent aujour- d’hui Londres et Paris deviendront trop froides pour permettre 30 aux republiques de l’avenir d’y conserver leurs capitales. 127 Le soleil s’assombrira. . . On pourra le regarder fixement et le voir tourner sur lui-meme avec ses zones grises ou noires dessinees sur un fond rouge sombre. Nos belles et lumineuses journees d’ete auront fait place a d’eternels jonrs d’automne, et les hivers seront charges de nei^es et de frimas. La verdure des prairies sera moins tendre, la vigne ne murira pins, les couleurs eclatantes des fleurs s’eteindront. II y aura plus de brouillards, moins de nuages et moins de pluies, car l’evapora- tion des mers sera diminuee, et pourtant le froid augmentera de plus en plus, et il ne restera d’habite que les regions de l’Afrique tropicale, et surtout FAmerique tropicale, ou les der- niers peuples de la terre auront etabli leurs republiques. Le soleil s’eteindra. . . De siecle en siecle, le jour se dis- tinguera moins de la nuit, et par le ciel le plus pur on n’aura plus qu’une cl arte comparable a notre clair de lune actuel, qui n’existera plus. Les etoiles resteront visibles le jour comme la nuit. Des glaces polaires s’etendront sur la France, l’Europe, l’Asie, FAmerique du Nord et FAmerique du Sud. Le Cap-Horn sera pris dans les glaces comme le Cap de Bonne-Esperance, et la race humaine abatardie, reduite a Falimentation la plus precaire, s’eteindra dans ses dernier s refuges, la Guyane, le Perou, Borneo, la Nouvelle-Guinee. Depuis longtemps les chemins de fer auront disparu, faute de houille, et auront fait place aux navires aeriens dirigeables, mus par Felectricite. Depuis longtemps tous les caracteres industriels et sociaux de la civilisation du dix-neuvieme et du vingtieme siecle auront ete transformes et re transformes. La race qui assistera aux der- niers jours de la terre sera encore une race humaine, mais bien differente de la notre, meme dans sa forme exterieure ; car les habitudes, Falimentation, la composition de Fatmosphere, la 5 10 15 20 25 30 128 temperature moyenne, le mode de vivre, ayant subi les plus profondes metamorphoses, les sens, les organes, le langage, en un mot, la maniere d’etre de l’homme, aura subi des metamor- phoses correlatives. 5 Le soleil disparaitra. . . Ce sera la nuit, la nuit eternelle, etoilee. La terre morte, cadavre inerte parseme de la pous- siere des morts, continuera de courir aveuglement dans l’espace noir et glace, accomplissant encore sa revolution annuelle inutile, autour de la depouille invisible du soleil eteint. Et la 10 lune obscure, invisible, continuera de tourner autour de la terre silencieuse et inanimee. Et tout le systeme planetaire conti- nuera de tourner autour de la masse obscure qui fut le soleil, comme un cadran gigantesque sur lequel l’heure continue de marcher au milieu des ruines et des morts. II y a sans doute 15 actuellement en circulation dans l’espace beaucoup de systemes planetaires, qui en sont la. La mort a pris la place de la vie, le silence sepulcral succede aux bruits du monde ; la nuit su- preme et le froid du tombeau succedent a la joyeuse lumiere : c’est la derniere elegie, et comme le chantait l’infortune 20 poete Gilbert, c’est le dernier siecle, ou d’ailes et de faux depouille desormais, Sur les mondes detruits le temps dort immobile. Cett ejin du monde s’operera sans bruit, sans revolution, sans cataclysme. Comme l’arbre perd ses feuilles, au souffle du 25 vent d’automne, ainsi la terre verra successivement tomber et perir tous ses enfants, et dans cet hiver eternel, qui l’enve- loppera desormais, elle ne pourra plus esperer un nouveau soleil, ni un nouveau printemps. Elle s’effacera de l’histoire des mondes. Les millions ou les 30 milliards de siecles qu’elle aura vecu seront comme un jour. 129 Ce ne sera qu’un detail tout a fait insignifiant dans F ensemble de l’univers. Actuellement la terre n’est qu’un point invisible pour toutes les etoiles, car, a cette distance, elle est perdue par son infinie petitesse dans le voisinage du soleil, qui de loin n’est lui-meme qu’une petite etoile. Dans l’avenir, quand la fin des cboses arrivera sur cette terre, Fevenement passera done completement inaper^u dans Funivers. Les etoiles continueront de briller apres Fextinction de notre soleil, comme elles brillaient deja avant son existence. Lorsqu’il n’y aura plus sur la terre un seul regard pour les contempler, les constellations regneront encore dans l’etendue, comme elles regnaient avant Fapparition de l’bomme sur ce petit globule. II y a des etoiles dont la lumiere emploie des millions d’annees pour nous arriver, a cause de leur immense eloignement, et quoi- que la lumiere partie de ces etoiles pour venir a la terre fasse deux cent trente-cinq trillions de lieues par siecle. Le rayon lumineux que nous recevons actuellement est done parti de leur sein avant Fepoque de Fapparition de Fhomme sur la terre. L’univers est si immense qu’il parait immuable, et que la duree d’une planete telle que la terre n’est qifun chapitre, moins que cela, une phrase, moins encore, un mot de son histoire. Que ce mot prononce par la terre dans le discours eternel, que cette note chan tee par notre monde dans le choeur universel, ne soit pas en disaccord au sein de la divine harmonie, et que notre humanite ait accompli dignement la destinee pour la- quelle nous avons ete crees ; e’est le desir philosophique que nous pouvons emettre en terminant ainsi la synthese de l’his- toire de cette petite terre. 5 10 15 20 25 FIN. LES OURS DE BERNE. PAR ALEXANDRE DUMAS pere. Un caquetage produit par plusieurs centaines de voix nous reveilla le lendemain avec le jour. Nous mimes le nez a la fenetre, le marche se tenait devant l’hotel. La mauvaise humeur que nous avait causee ce reveil mati- nal se dissipa bien vile a Faspect du tableau pittoresque de 5 cette place publique encombree de paysans et de paysannes en costumes nationaux. Une des choses qui m’avaient le plus desappointe, en Suisse, etait Fenvahissement de nos modes non-seulement dans les hautes classes de la socicte, les premieres toujours a aban- 10 donner les moeurs de leurs ancetres, mais encore parmi le peu- ple, conservateur plus religieux des traditions paternelles. Je me trouvai certes bien dedommage de ma longue attente par le hasard qui reunissait sous mes yeux, et dans toute leur coquetterie, les plus jolies paysannes des cantons voisins de 15 Berne. C’etait la Yaudoise aux cheveux courts, abritant ses joues roses sous son large chapeau de paille pointu ; la femme de Fribourg, qui tourne trois fois autour de sa tete nue les 131 132 nattes de ses cheveux dont elle forme sa seule coiffure ; la Va- laisane, qui vient par le mont Gemmi, avec son chignon de marquise et son petit chapeau horde de velours noir, d’ou pend jusque sur son epaule un large ruban brode d’or ; enfin, au 5 milieu d’elles est la plus gracieuse de toutes, la Bernoise elle- meme, avec sa petite calotte de paille jaune, chargee de fleurs comme une corbeille, posee coquettement sur le cote de la tete, et d’ou s’echappent par derriere deux longues tresses de cheveux blonds • son noeud de velours noir au cou, sa chemise aux larges 10 manches plissees et son corsage brode d’argent. Berne si grave, Berne si triste, Berne la vieille ville semblait, elle aussi, avoir mis ce jour-la son habit et ses bijoux de fete ; elle avait seme ses femmes dans les rues comme une coquette des fleurs naturelles sur une robe de bal. Ses arcades sombres 15 et voutees, qui avancent sur le rez-de-chaussee de ses maisons, etaient animees par cette foule qui passait leste et joyeuse, se detachant par les tons vifs de ses vetements sur la demi-teinte de ses pierres grises ; puis, de place en place, rendant plus sen- sible encore la legerete des ombres bariolees qui se croisaient 20 en tous sens, des groupes de jeunes gens avec leurs grosses tetes blondes, leurs petites casquettes de cuir, leurs cheveux longs, leurs cols rabattus, leurs redingo tes bleues plissees sur la hanche ; veritables etudiants d’Allemagne, qu’on croirait a vingt pas des universites de Leipsick ou d’lena, causant immo- 25 biles ou se promenant gravement deux par deux, la pipe d’e- cume de mer a la bouche, et le sac a tabac, orne de la croix federate, pendu a la ceinture. Nous criames bravo de nos fenetres, en battant des mains comme nous Faurions fait au lever de la toile d’un theatre sur un tableau admirablement mis 30 en scene ; puis, allumant nos cigares, en preuve de fraternite, 133 nous allames droit a deux de ces jeunes gens pour leur deman- der le chemin de la cathedrale. Au lieu de nous l’indiquer de la main, comme l’aurait fait un Parisien affaire, Fun des deux nous repondit en fran9ais largement accentue de tudesque : u Par ici ; ” et, faisant dou- bler le pas a son camarade, il se mit a marcher devant nous. Au bout de cinquante pas, nous nous arretames devant une de ces vieilles horloges compliquees, a Fornement desquelles un mecanicien du quinzieme siecle consacrait quelquefois toute sa vie. . • Notre guide sourit. — Voulez-vous attendre? nous dit-il, huit heures vont sonner. En effet, au meme instant, le coq qui surmontait ce petit clocher battit des ailes et chanta trois fois avec sa voix auto- matique. A cet appel, les quatre evangelistes sortirent, cha- cun a son tour, de leur niche, et vinrent frapper chacun un quart d’heure sur une cloche avec le marteau qu’ils tenaient a la main ; puis, pendant que l’heure tintait, et en meme temps que le premier coup se faisait entendre, une petite porte, placee au-dessous du cadran, s’ouvrit, et une procession etrange com- men^a a defiler, tournant en demi-cercle autour de la base du monument, et rentra par une porte parallele qui se ferma, en meme temps que la derniere heure sonnait, sur le dernier per- sonnage qui terminait le cortege. Nous avions deja remarque l’espece de veneration que les Bernois professent pour les ours ; en entrant la veille au soir par la porte de Fribourg, nous avions vu se decouper dans Fombre les statues colossales de deux de ces animaux, placees comme le sont a Fentree des Tuileries les chevaux domptes par des esclaves. Pendant les cinquante pas que nous avions faits pour arriver a Fhorloge, nous avions laisse a notre gauche une 5 10 15 20 25 30 134 fontaine surmontee d*un ours, portant une banniere a la main, couvert d’une armure de chevalier, et ayant a ses pieds un our- sin vetu en page, marchant sur ses pattes de derriere et man- geant une grappe de raisin a l’aide de ses pattes de devant. Nous 5 etions passes sur la place des Greniers, et nous avions remar- que, sur le fronton sculpte du monument, deux ours soutenant les armes de la ville, comme deux licornes un blason feodal ; de plus, Tun d’eux versait avec une corne d’abondance les tresors du commerce a un groupe de jeunes filles qui s’empres- 10 saient de les recueillir, tandis que l’autre tendait gracieusement, et en signe d’alliance, la patte a un guerrier vetu en Romain du temps de Louis XV. Cette fois, nous venions de voir sortir d’une horloge une procession d’ours, les uns jouant de la clari- nette, les autres du violon, celui-ci de la basse, celui-la de la 15 cornemuse ; puis, a leur suite, d’autres ours portant Tepee au cote, la carabine sur Tepaule, marchant gravement, banniere deployee et caporaux en serre-file. II y avait, on Tavouera, de quoi eveiller notre gaite ; aussi etions-nous dans la joie de notre ame. Nos Bernois, habitues a ce spectacle, riaient de nous 20 voir rire, et, loin de s’en formaliser, paraissaient enchantes de notre bonne humeur. Enfin, dans un moment de repit, nous leur demandames a quoi tenait cette reproduction continuelle d’animaux qui, par leur espece et par leur forme, n’avaient pas jusque-la passe pour des modeies de grace ou de politesse, et 25 si la ville avait quelque motif particular de les affectionner autrement que pour leur peau et pour leur chair. Ils nous repondirent que les ours etaient les patrons de la ville. Je me rappelai alors qu’il y avait effectivement un saint 30 Ours sur le calendrier suisse ; mais je Tavais to uj ours connu 135 pour appartenir par sa forme a l’espece des bipedes, quoique par son nom il parut se rapprocher de celle des quadrupedes : d’ailleurs, il etait patron de Soleure et non de Berne. J’en fis poliment l’observation a nos guides. Ils nous repondirent que c’etait par le peu d’habitude qu’ils avaieut de la langue fran^aise, qu’ils nous avaient repondu que les ours etaient les patrons de la ville ; qu’ils n’en etaient que les parrains ; mais que, quant a ce dernier titre, ils y avaient un droit incontestable, puisque c’etaient eux qui avaient donne leur nom a Berne. En efFet, boer , qui en allemand se prononce berr, veut dire ours. La plaisanterie, comme on le voit, deve- nait de plus en plus compliquee. Celui des deux qui parlait le mieux fran^ais, voyant que nous en desirions Fexplication, nous offrit de nous la donner en nous conduisant a l’eglise. On devine qu’a l’affut comme je l’etais de traditions et de legendes, j’acceptai avec reconnaissance. Voici ce que nous raconta notre cicerone : La cite de Berne fut fondee en 1191, par Bertliold Y, due de Zoeringen. A peine fut-elle achevee, ceinte de murailles et fermee de portes, qu’il s’occupa de cbercher un nom pour la ville qu’il venait de batir, avec la meme sollicitude qu’une mere en chercbe un pour l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. Malheureusement, il parait que Fimagination n’etait. pas la partie brillante de l’esprit du noble seigneur, car, ne pouvant venir a bout de trouver ce qu’il cherchait, il rassembla dans un grand diner toute la noblesse des environs. Le diner dura trois jours, au bout desquels rien de positif n’etait encore arrete pour le bapteme de l’enfant, lorsqu’un des convives pro- posa, pour en finir, de faire le lendemain une grande chasse dans les montagnes environnantes, et de donner a la ville le 5 10 15 20 25 30 136 nom du premier animal que l’on tuerait. Cette proposition fut re splendide sur le lac ; dix-neuf mille gladia- teurs, montes sur deux flottes ennemies, devaient figurer devant lui, pour celebrer Inauguration du canal. La tuerie eut lieu en effet ; mais quand Fordre de vider le lac fut donwe, Feau, melee de sang, refusa de s’enfuir : Narcisse et d’autres cour- tisans enrichis aux depens du tresor public avaient sans doute garde Fargent necessaire aux travaux de consolidation. Plus tard, a di verses epoques, le canal fut nettoye et rendit quelques services pour un temps plus ou moins long. Enfin, en 1862, les travaux ont ete repris d’une maniere serieuse, Femissaire a ete elargi, une masse d’eau d’un milliard de metres cubes, con- tenue dans le lac au-dessus du niveau du tunnel, a ete videe, / j les fievres paludeennes ont cesse leurs ravages, et les cul- tures s’avancent graduellement vers le centre de Fancien bassin lacustre. Parmi les grandes entreprises modernes d’assechement, la plus importante, a cause des obstacles qiFil s’agissait de sur- monter et du profit qu’on a su en tirer, est celle qui a reconquis en entier et rendu au continent tout le fond du lac connu sous le nom de mer de Haarlem. Ce lac, parait-il, avait commence 5 10 15 20 25 30 176 a se former au xm e siecle, et, depuis cette epoque, n’avait cesse de grandir aux depens des cultures et des bourgades en- vironnantes. Au xvi e siecle il etait deja mer, et des batailles navales avaient ete livrees sur ses dots entre les Hollandais et 5 les Espagnols. Chaque nouvelle tempete ajoutait a son do- maine, et pendant l’hiver de 1836 un furieux vent d’ouest lui fit atteindre les portes d’ Amsterdam. Les levees circulates, entretenues a grands frais, etaient impuissantes a contenir les eaux incessamment grossissantes. C’est alors, en prevision 10 de l’imminent danger des empietements de la mer de Haarlem, qu’on resolut de la dessecher en reprenant un projet de l’inge- nieur Leegbwater, traite d’utopie depuis un siecle. Le lac avait 21 kilometres de longueur, 10 kilometres de largeur, 4 metres de profondeur moyenne, et contenait une masse liquide evaluee 15 a 724 millions de metres cubes. En outre, il fallait compter aussi les eaux d’infiltration et de pluie qui devaient penetrer dans le lac pendant la duree des travaux d’epuisement, soit en- viron 200 millions de metres cubes d’eau. En 1852, Toeuvre immense etait accomplie : trois enoripes machines a vapeur, 20 pompant ensemble a cbaque coup de piston 200 metres cubes d’eau, avaient rendu toute la mer de Haarlem a TOcean. Actuellement la vapeur n’a plus qu’a debarrasser l’ancien bas- sin lacustre des eaux de pluie et d’infiltration, ou bien qu’a lui fournir, pendant les secheresses, l’eau necessaire a son irriga- 25 tion. En effet, la terre du fond, longtemps privee d’air et de soleil, n’a pu se clianger que graduellement en un sol arable ab- sorbant facilement les eaux de pluie ou les rendant rapidement en vapeur : il a fallu, dit un auteur, l’aider par une machine a faire u son education.” Les fonds argileux et tourbeux du lac 30 qui, depuis les travaux d’assechement et de drainage, se sont 177 affaisses d’environ 30 centimetres, sont maintenant changes en de belles cultures, et la richesse totale de la Hollande s’en est accrue dans de fortes proportions. L’oeuvre d’epuisement a coute 24 millions de francs, et les “ polders,” dont l’aspect, il faut le dire, manque singulierement de pittoresque, represen- tent une valeur d’au moins 300 millions, quoique l’Etat les ait vendus seulement 20 millions. Le revenu annuel qu’en tirent les proprietaires est trois fois superieure au prix d’achat. Du reste, la Hollande n’etait-elle pas en grande partie une vaste mer de Haarlem, que, par son labeur continue de siecle en siecle, le peuple energique et tenace des Pays-Bas a fini par vider? A la vue de ce sol uni, dont chaque motte a ete tant de fois retournee, de ces canaux d’ecoulement et de ces digues de defense qui partagent le pays en un nombre infini de par- celles, on sent que toute une nation se trouve aux prises avec la nature, et qu’agissant elle-meme a la maniere d’une force geologique, elle ne cesse, pendant toute la serie des generations, de porter ses efforts vers cette grande oeuvre de la conquete et de la niise en culture du sol ; actuellement elle travaille a reta- blir l’ancien littoral de la Frise en rattachant au continent l’ile d’Ameland, qui en avait ete separee par les tempetes et par l’affaissement naturel du sol. Lorsque les etangs a dessecher sont trop profonds pour qu’on puisse les conquerir a la culture par de simples fosses et des canaux, il ne reste qu’a les vider bardiment comme on a vide la mer de Haarlem, ou bien il faut se resigner a travailler pendant des siecles pour elever sur la nappe des eaux de petits ilots qui seront ensuite relies les uns aux autres, Les vaillants agriculteurs des Pays-Bas, sentant qu’a travers les ages ils s’unissent a leurs descendants, n’ont pas craint d’entreprendre 5 10 15 20 25 30 178 cette tache, que leurs petits-neveux termineront un jour. Ils _endiguent d’abord sur les rivages les terrains bas qu’il leur est relativement facile de dessecher, puis, des que les atterrisse- ments ont fait surgir une vasiere au-dessus de l’eau, vite ils s’en 5 emparent, ils la redressent, la drainent et lui donnent une forme allongee qui facilitera plus tard le travail de canalisation quand F6tang sera change en polder. Plusieurs generations a Favance, ils prevoient deja quelle sera la disposition des campagnes qui s’etendent aujourd’hui sous les eaux, et chaque pelletee de 10 boue qu’ils ramenent du fond de Fetang, chaque pilotis qu’ils enfoncent dans la vase doit servir a la continuation de Foeuvre. On peut se faire une idee de la merveilleuse patience et de Fesprit de methode avec lequel procedent les paysans neerlan- dais, quand on parcourtle Zuider-polder et tant d’autres regions 15 qui sont encore partiellement des lacs et qui sont deja des cam- pagnes. Les maisons des villages sont construites en une longue rue circulaire sur les plates-formes des digues qui entou- rent Fetang, et les champs, separes par des canaux, rayonnent comme les baguettes d’un eventail autour du centre de la nappe 20 d’eau. Ailleurs, suivant la configuration des espaces lacustres ou marecageux que l’on travaille a dessecher, les polders affec- tent d’autres formes non moins regulieres : ce sont des carres, des etoiles, des polygones concentriques. Yues du haut d’un ballon, certaines parties de la Hollande, avec les innomb rabies 25 lignes grisatres de leurs fosses et de leurs canaux, rappellent vaguement la surface de ces corps chimiques cristallises en aiguilles rayonnantes ou paralleles. L’etonnante regularite du pay sage n’est troublee que par les amas de constructions des grandes villes, les pares qui les entourent, les routes et les 30 chemins de fer qui traversent obliquement les fosses. 179 En Hollande et dans tous les autres pays riverains de la mer da Nord, il suffit d’endiguer et de dessecher a la surface les espaces marecageux du littoral pour les transformer en champs fertiles, propres, apres un certain nombre d’annees, a toutes les cultures que comporte le elimat. Sur les bords de la Medi- terranee, de la Caspienne et de plusieurs autres mers, les choses ne se passent pas ainsi. La, les terrains jadis inondes par les eaux salees restent toujours plus ou moins satures de sel et se refusent a la culture permanente avant d’avoir ete les- sives d’une maniere complete. Aussi vaut-il mieux, en maints endroits, les utiliser comme marais salants. L’eau marine, promenee de compartiment en compartiment, s’evapore au soleil, et finit par laisser sur le fond une mince couche de sel que les sauniers recueillent et dressent en grandes pyramides au bord des chemins de service. C’est principalement sur les plages de la Mediterranee occidentale et sur celles de la u mer Putride,” en Crimee, que cette industrie est importante : cer- taines salines dh littoral fran^ais produisent chaque annee dix mille, vingt mille, jusqu’a soixante-dix mille tonnes : cette enor- me quantite est celle que livrent annuellement au commerce les salines d’Aigues-Mortes et de Peccais, a Fouest de la Camargue. En Crimee, le gouvernement russe . fait extraire des saliaes de 100,000 a 400,000 tonnes de sel par an, suivant les besoms de la consommation. L’ensemble de la recolte du sel peut etre evaluee a plus de 1,300,000 tonnes pour tous les bords de la Mediterranee. D’ou provient le contragte entre la fertilite naturelle des pol- der de la Hollande et Faridite des terrains emerges des cotes mediterraneennes ? II faut en chercher surtout la cause dans la plus ou moins grande abondance des eaux douces qui vien- 5 10 15 20 25 30 180 nent laver le sol. Sur les rivages de la mer da Nord, Fair est naturellement humide, et la auantite d’eau pluviale qui arrose les campagnes est relativement tres considerable. La terre poreuse ne cesse d’etre lavee par les pluies, et graduellement 5 tout le sel de la surface est entraine : presque aussitot apres Fendiguement, la culture des polders peut commencer. II est vrai que, sur les bords de la Mediterranee, les pluies dissolvent egalement les parties salines et les emportent dans le sous-sol ; mais par suite de Fevaporation, qui est tres active sous ce cli- 10 mat, Feau du fond remonte peu a peu a travers les pores avec le sel qu’elle tenait en solution, puis elle se vaporise en laissant sur le terrain une croute saline plus ou moins epaisse. Un mouvement de va-et-vient s’etablit ainsi entre la superficie et les couches profondes ; les pluies font descendre le sel, l’evapo- 15 ration le fait remonter et les vents de la mer ajoutent encore unelegere couche saline a celle qui se trouvait deja dans le sol. Tour a tour des flaques d’une eau presque douce et des efflores- cences salines recouvrent la surface du terrain ; les plantes qu’essayerait d ’y cultiver le laboureur seraient ou noyees par 20 les eaux ou brulees par le sel. Heureusement la connaissance du mal a fait decouvrir le re- mede. Puisque les pluies entrainent les substances salines dans le sous-sol, de grandes inondations temporaires ameneraient bien plus surement encore ce resultat. Apres avoir etabii a 25 une profondeur convenable un systeme complet de drainage, il suffit de deverser temporairement un bras de riviere sur les terrains a dessaler ; aussitot le sel des couches superieures est dissous, entraine dans les conduits souterrains, et finalement emporte par cette lessive energique dans un bassin exterieur ou 30 fonctionnent les pompes d’epuisement. L’application frequente 181 de ces procedes de lavage finira par nettoyer de substances sa- lines les terres qui en etaient le plus saturees, et 1 J agriculture s’enrichira d’un nouveau et fertile domaine. Du reste, ce moyen de conquerir les terrains bas et sales du littoral de la Mediterranee n’est deja plus une simple speculation, il a ete deja mis en pratique. Non loin de Saint-Gilles, sur le petit bras du Rhone, aux environs de Narbonne et pres de Fronti- gnan, aux bords de la petite “ roubine ” du Vic, des terrains out ete purifies ainsi de leur sel et changes en guerets a ce- reales. Une partie des terrains de la Camargue a ete debar- rassee du sel qui la saturait, au moyen des canaux d’ecoule- ment qui apportent a 1’etang de Vaccares les eaux chargees de molecules salines que les pluies ont entrainees. Le sel dispa- rait ainsi peu a peu des terres hautes pour se concentrer dans l’etang. D’apres Duponchel, on pourrait creer sur le littoral de la France meridionale toute une lisiere de polders magnifi- ques, s’etendant sur une superficie de plus de 100,000 hectares et representant une valeur agricole de plus de 800 millions de francs. Et que serait cette conquete, comparee a celles que Ton pourra faire un jour dans toutes les contrees riveraines de la mer et des lacs sales ! Dans les regions de polders situes sur le littoral de l’Ocean, les immenses travaux entrepris pour Fassechement des terres doivent se completer par un systeme de fortifications maritimes, car il faut defendre a tout prix contre le choc des vagues et le souffie de la tempete les champs si peniblement conquis. Le pourtour de laZelande, de la Hollande, de la Frise, du Schleswig et des au- tres “ pays-bas ” du littoral de la mer du Nord, est consolide par un rempart continu de digues hautes de 8 a 10 metres et larges de 50 a 100 metres a la base. Toutes ces levees, con- 5 10 15 20 25 30 182 struites avec le plus grand soin, tournent vers la mer leur lon- gue pente, sur laquelle deferlent les eaux ; la berge proprement dite est cuirassee contre la houle par des treillis de poutres, des fascines ou meme par des nattes de paille ou glisse la vague 5 en se changeant en ecume ; du cote des terres, la digue, a de- clivite plus rapide, est bordee d’un petit canal d’egouttement, ou s’amassent les eaux qui filtrent dans le sol ou que les tem- petes ont lancees par-dessus la cime de la levee. Que la mer, en un jour de tourmente, detruise Fun de ces remparts, une 10 partie des polders est inondee ; mais, a une certaine distance, s’eleve une autre digue, puis au dela il s’en trouve d’autres en- core qui retiennent les eaux debordees. Pendant leur labeur continu de plus de mille annees, les paysans, sans cesse aux aguets pour ravir un lambeau de terre a l’Ocean, n’ont jamais 15 manque de construire une levee autour de chaque u batture ” de vase laissee par les eaux marines, et les remparts de defense se sont ainsi ajoutes les uns aux autres sur tout le pourtour du territoire ; en divers endroits, ou le depot des vases marines s’accomplit rapidement, les campagnes de Finterieur sont sepa- 20 rees de la plage par une quadruple ou quintuple ceinture. II est vrai que lors de terribles tempetes, dont le souvenir reste dans la memoire des habitants, la mer a repris de vastes eten- dues de terrains, en echange de celles que Fhomme avait enle- vees a son domaine ; mais, de nos jours, les ingenieurs hollan- 25 dais, a la fois plus savants et plus riches d’experience, empietent regulierement sur la surface des eaux. On a calcule qu’en moyenne la superficie des Pays-Bas s’accroit de 3 hectares par jour, ou de 1,000 hectares par an ; c’est plus de la quatre mil- lieme partie du territoire. La longueur des digues, mises bout 30 a bout, est de plusieurs milliers de kilometres : elle depasse de 183 beaucoup le developpement des levees riveraines sur les bords du Mississippi et de ses affluents. C’est aux endroits ou les courants, les vagues et les vents du ^Jarge travaillent de concert a en trainer la rive que rhomme a du faire preuve de la plus grande perseverance et du genie le 5 plus inventif pour lutter contre les elements. Dans File de Sylt, sur la cote du Schleswig, on a eu l’idee de faire collabo- rer la mer elle-meme a la construction des digues qui doivent l’arreter. On eleve, le long de la plage, deux rangees paral- lels de palissades, eloignees Tune de Fautre d’unefflizaine de 10 metres. Pendant les tempetes, les vagues chargees de sable, se deroulent en grondant par-dessus les fascines, mais elles lais- sent tomber au milieu des branches les matieres arenacees qu’elles trausportent ; le sable s’amasse entre les deux palis- sades ; bientot une longue dune d’origine artificielle se dresse 15 au bord de la mer et protege les campagnes de l’interieur. Malheureusement de pareils moyens ne peuvent etre employes avec succes sur tous les rivages, et notamment sur divers points du littoral hollandais, qui semblent s’enfoncer au-dessous du niveau marin comme un navire qui fait eau. En Zelande, la 20 ville de Westkapelle a ete devoree par les dots, qui se sont ou- vert une large issue a travers le cordon littoral des dunes. Les maisons ont ete reconstruites plus^avant dans Finterieur des terres, sous l’abri d’une enorme digue qui ferme la lacuoe entre les monticules de sable ; mais, cette levee a necessite un travail 25 d’entretien et de reparation tellement prodigieux qu’un rempart en cuivre solide aurait pu etre construit a meilleur compte. De m&me, par suite d’une large ouverture entre les duDes du littoral, Fisthme de Petten, situe sur la cote occidentale de la pminsule de Hollande, etait menace de disparaitre et de laisser 30 184 Amsterdam et tous les rivages de Zuiderzee sans protection contre les dots de la mer ; mais a force de travaux, de digues et d’epis de defense, on a fini par consolider la plage. De nos jours, les habitants de cette partie de la Hollande n’ont plus 5 rien a, craindre des invasions de l’Ocean. La puissance des vagues oceaniques comme celles des ondes aeriennes que pousse la tempete, peut etre exactement evaluee en tonnes et meme en kilogrammes, et pour vaincre leur effort brutal, Fhomme n’a qu’a leur opposer une resistance superieure, 10 mesuree par ses calculs. Bien plus, il est probable qu’une connaissance approfondie des lois hydrologiques permettra d’utiliser un jour ces memes forces auxquelles il est actuelle- ment si difficile de resister : la maree, le jusant, les vagues de tempete, parfois si terribles, auront aussi leur ceuvre a faire, et 15 leur action, bien dirigee, deviendra un instrument de Fhomme, V. Tous les progres realises dans la conquete du sol auraient ete impossibles si les peuples ne s’etaient mis en rapport les uns avec les autres par des communications frequentes ; c’est ainsi que les denrees se sont echangees de climat^en climat, 20 que les idees sont devenues un patrimoine commun, et que l’intelligence creatrice des travailleurs a pu se developper et gran dir. Les premiers chemins qffont employes les homines pour voyager et transporter leurs produits, sont les routes naturelles 25 qffoffrent les plages de FOcean, les deserts de sable, d’argile ou de roche dure depourvue de toute vegetation, la surface hori- 185 zontale ou les longues ondulations des prairies et des savanes. Grace a ces voies de communication toutes faites, les peuples, que les eaux, les forets et les montagnes separaient les uns des autres, ont appris a se connaitre ; mais les rapports qu’ils avaient entre eux n’en restaient pas moins tres difficiles. Les plages sont occupees de fondrieres et d’embouchures fluviales dangereuses a traverser ; les deserts, les savanes sont le rovaume de la faim, et le voyageur qui s’y aventure sans vivres est certain d’y perir. Depuis des milliers d’annees et des mil- liers de siecles, ces voies naturelles sont toujours aussi peril- leuses qu’elles l’etaient lorsqu’on s’y hasarda pour la premiere fois : c’est par son industrie seulement que Thomme a pu se creer des cliemins plus surs et plus commodes. L’invention des radeaux et des barques donna d’autres rou- tes aux hommes ; elle leur livra le cours sinueux des fleuves, ces “ cliemins qui marchent.” C’etait un progres immense pour les communications entre les peuples, puisque chaque riviere avec ses affluents relie les uns aux autres tous les pays de son bassin ; mais, a son tour, ce progres a ete depasse. Dans les contrees civilisees de TEurope, ou Thomme se fait peu a peu une nature a son gre, ces cours d’eau capricieux, aux longs meandres, aux perilleux rapides, aux crues soudaines, aux etiages prolonges, ne peuvent plus convenir aux commer^ants et aux voyageurs, devenus de plus en plus exigeants pour la vitesse et la regularity. La navigation interieure diminue, excepte sur les embouchures fluviales qui sont en meme temps des estuaires marins et que Tart de l’ingenieur transforme gra- duellement en canaux reguliers ay ant une grande profondeur normale : c’est ainsi que, pour le Clyde, le lit, qui se trouvait, il y a un siecle, a 1 et 2 metres seulement au-dessous de la 5 10 15 20 25 30 186 surface, a ete creuse a 7 metres et (lerni par un dragage perse- verant, de sorte que les grands navires peuvent toujours re- monter librement aux quais de Glasgow. Dememe, en 1849, la Tyne de Newcastle n’admettait que des batiments d’un tirant 5 d’eau de 2 metres : actuellement le seuil est a plus de 8 metres au-dessous de la surface des basses mers, et des bancs ou Ton ne trouvait pas meme un metre d’eau, ont completement dispa- ru. Mais, dans l’interieur des terres, les voies d’eau naturelles sont abandonnees pour les voies d’eau artificielles dont l’homme 10 peut regler la direction et la profondeur a son gre ; elles sont abandonnees surtout pour les routes carrossables, construites dans tousles sens a travers le territoire en un immense lacis, et pour les chemins de fer, sur lesquels la vapeur permet d’obtenir une vitesse bien plus grande encore. Deja des ingenieurs se 15 sont hasardes a demander nettement la suppression de nos rivie- res d’Europe, la Loire, la Garonne, le Rhin, comme voies de communication, et Futilisation de leurs eaux pour Tarrosement des campagnes : u Les rivieres, disent-ils, ne sont des chemins que pour les sauvages, et le civilise reconnait pour seules voies 20 de transport celles qu’il a creees de toutes pieces. ,, Les voies ferrees sont incontestablement, parmi toutes les grandes inventions modernes, celles qui contribuent le plus au mouvement des voyages, a la diffusion des idees et a la reparti- tion des richesses de la Terre. Les services qu’elles ont deja 25 rendus a Thumanite sont incalculables, et cependant la puis- sance de la routine, les exigences du fisc, les barrieres de doua- nes, l’avide systeme de monopole et de lucre pratique par les compagnies, le manque de larges vues d’ensemble parmi les constructeurs du reseau, les inquietudes et les desastres de la 30 guerre ont singulierement retarde Timpulsion que les voies 187 ferrees auraient pu donner a Tactivite des peuples. D’ailleurs, les chemins de fer sont encore en tres petit nombre, relative- ment a l’etendue des terres : la longueur totale en est actuelle- ment (1881) d’un peu plus de 330,000 kilometres, soit un seul kilometre par surface continentale de 400 kilometres carres. Aucune des grandes lignes qui doivent traverser d’une mer a l’autre mer les diverses parties de l’ancien monde n’est comple- tement terminee. La plus longue, qui commence a Cadiz et qui se developpe sur un espace de 7,100 kilometres par Madrid, Paris, Berlin, Saint-Petersbourg, Moscou, Samara, ne depasse point encore Orenbourg, au sud des monts Oural : une meme longueur reste a franchir avant que les rails atteignent les bords de la mer du Japon a Vladivostok. La ligne transversale qui des bords du Pas-de-Calais se dirige vers Constantinople, et qui atteindra Calcutta par un pont sur le Bosphore et la ligne de l’Asie Mineure, setrouve, depuis vingt annees deja, arretee par le cours du Danube. Quant au nouveau monde, il possede depuis 1869 un chemin de fer de 6,000 kilometres de long, qui traverse le continent de TAtlantique au Pacifique, de Portland et de New-York a San-Francisco, et qui est deja devenu Tune des principals arteres commerciales du globe. Tres peu nombreux sont encore les districts dont u l’outil- lage ” de chemins de fer est a peu pres complet. L’un des plus riches a cet egard est la partie du Lancashire ou fut ouverte la premiere voie ferree importante, celle de Manchester a Liver- pool, et ou Stephenson lan^a sa premiere locomotive. Sur ce sol classique de l’industrie, on compte plus de 1 kilometre de chemin de fer sur 4 kilometres carres de surface. Aussi la grande facilite des communications a-t-elle eu pour resultat d’attirer vers ces contrees une foule d’habitants vraiment enor- 5 10 15 20 25 30 188 me, relativement au peu de superficie qu’elle occupe. De meme Londres, vers laquelle les voies de fer convergent de tous les points de 1’ horizon, augmente de 50,000 habitants par annee, et, dans sa marche grandissante, ne cesse d’eriglober dans son 5 enceinte les villes, les villages, les hameaux des environs. Deja elle contient a elle seule pres du cinquieme de la population de l’Angleterre proprement dite. Quelques regions tres peuplees de la Belgique, de la Saxe, de la Prusse rhenane, du Massa- chusetts sont aussi parcourues de voies ferrees dans tous les 10 sens ; mais partout ailleurs, si ce n’est dans le voisinage des capitales, le reseau est encore loin d’etre acheve. Des conti- nents sont presque entierement depourvus de voies de commu- nication rapides. L’Amerique du Sud, deux fois grande comme I’ Europe, n’a guere plus de 8,000 kilometres de rails. En 15 dehors de l’Hindoustan, le continent d’Asie n’a que le chemin de fer de la Transcaucasie et quelques tron^ons dans l’Asie Mineure, a Java, en Siberie ; l’Afrique n’a point de lignes fer- rees, si ce n’est au nord et au sud, dans les deux colonies de l’Algerie et du Cap, a Tunis et dans le bassin du Nil qui, pour 20 le commerce, est aussi une colonie de l’Europe. Depuis cinquante annees, quatre-vingt-dix milliards ont ete depenses dans les diverses contrees pour la construction des chemins de fer, et ce n’est la pourtant qu’une faible somme, comparee a celle que demande encore la continuation et l’ac- 25 complissement de l’oeuvre entreprise : il est vrai que ces de- penses, bien differentes de celles que les hommes emploient a s’entre-detruire ou a se defendre les uns des autres, en batis- sant des murailles de Chine ou des remparts armes de canons, servent a creer de nouvelles richesses et a rendre les peuples 30 amis. Quoique faible encore, la fraction des epargnes nationales 189 qui peut echapper aux crimes de la guerre, a la rapacite du fisc et aux gaspillages de la debauche sert cependant a mener a bonne fin d’enormes travaux, que nos ancetres n’auraient pas ose rever et qu’on ne songe point toutefois a signaler comme des “ merveilles du monde,” parce que des oeuvres plus grandes seront tentees un jour: les Pyrenees, les Cevennes, les Vos- ges, FAlp wurtembergeoise, les monts de la Boheme, les Apennins sont franchis par les rails. Au Semmering, au Brenner, les Alpes se sont aussi abaissees sous la main de l’in- genieur : on a su mener a bonne fin le percement d’un tunnel de 12,220 metres au-dessous des montagnes de Frejus, entre le village fran 9 ais de Modane et le bourg italien de Bardonneche, et le souterrain de 14,920 metres qui passe sous le Gothard vient d’etre ouvert ; le Simplon et probablement aussi le mont Genevre, le col de Tende, vont etre franchis a leur tour. Du temps dTIannibal et des Domains, et jusqu’aux premieres an- nees de ce siecle, on ne pouvait se rendre de la Maurienne en Italie que par les senders de deux monts Cenis, ou par de redoutables passages, coupes de precipices, et presque tous obstrues par les glaciers. Depuis 1810, une route permettait aux voyageurs des deux peuples de communiquer en tout temps, et maintenant la pression des deux courants commerciaux qui demandent a se rejoindre a travers le rempart des Alpes, est si forte, qu’il avait fallu improviser un chemin de fer de construc- tion speciale pour attendre la grande voie internationale qui supprime les Alpes entre Paris et Turin. En Amerique, la locomotive gravit la Sierra-Nevada de Californie, s’eleve jus- qu’a 2,140 metres, et plus a l’est, elle passe sur le col d’Evans, dans les montagnes Rocheuses, a 2,520 metres de hauteur ; un autre chemin de fer des fitats-Unis, celui qui traverse la chaine 5 10 15 20 25 30 190 de Sangre de Cristo dans l’J&tat du Colorado, passe a 2,846 metres au col de Veta. Dans le continent americain du Sud, deux voies ferrees, celles de Lima a la Oroya et d’Arequipa a Puno, franchissent les Andes peruviennes a plus de 4,000 me- 5 tres de hauteur. Les ingenieurs qui percent les montagnes ne craignent pas davantage de suspendre les voies ferrees au-dessus des grands fleuves ou meme des bras de mer. Au Canada, un pont-viaduc, long de plus de 3 kilometres, franchit le Saint-Laurent et l’on 10 s’occupe d’en construire un deuxieme, de longueur plus grande ; non loin de la cataracte du Niagara, deux autres ponts, l’un portant quatre lignes -de chemins de fer, l’autre huit, traversent le fleuve. Dans la Gran de-Bretagne, le detroit d’ Anglesey, v les estuaires de la Mersey, de Saltash et d’autres encore sont" 15 franchis par des ponts-tubes ; le Firth of Tay l’etait recemment et le Firth of Forth le sera bientot ; les deux rives du u Phare 99 de Messine et celles du canal de Lepante seront reunies aussi tot ou tard par un viaduc ou les convois passeront en grondant ; le Bosphore subira le pont que deja Michel-Ange voulait con- 20 struire. Enfin on a deja mis la main, quoique sans vigueur, a l’oeuvre colossale du percement d’un tunnel au-dessous du Pas-de-Calais, propose des 1740 par l’academie d’ Amiens. II est a esperer que dans quelques annees ou quelques decades, la la6une du detroit entre le reseau du continent et celui de la 25 Grande-Bretagne sera supprimee ; l’industrie aura reconstruit cet isthme que les dots ont mis des milliers de siecles a detruire. De meme que les detroits ne doivent plus arreter la locomo- tive, de meme les isthmes sont a s’ouvrir pour la navigation. Deja les anciens s’etaient essay es dans ces grands travaux, 30 mais leurs tentatives n’aboutirent a aucun resultat definitif. 191 Ainsi Periandre, Demetrius Poliorcete, Jules Cesar, Caligula, Herode Atticus, penserent au percement de l’isthme de Coriu- the, et ce travail fut commence du temps de Neron, bien qu’on ne fut pas assure de l’egalite du niveau entre les deux mers. A l’endroit choisi, les terrains a percer n’ont pas meme une lar- geur de 6 kilometres et s’elevent des deux cotes en pente douce jusqu ? a un seuil de 80 metres de hauteur. En tenant compte des petites dimensions necessaires a un canal destine aux gale- res grecques et romaines, ce travail de creusement n’offrirait aujourd’hui rien d’extraordinaire ; mais les difficultes en pa- rurent insurmontables aux ingenieurs de l’antiquite, et les embarcations qui se rendaient d’un golfe a F autre golfe durent continuer de faire le grand circuit autour des promontoires et des lies du Peloponnese, assaillis par les dots de la haute mer. On parle toujours de reprendre Foeuvre de percement ; d’apres le nouveau projet, le canal aura 7 metres et demi de profondeur. Le canal de navigation creuse par le Pharaon Nechao, il j a pres de vingt-cinq siecles, entre le cours du Nil et le golfe de Suez, etait plus facile a mener a bonne fin que la percee de Fisthme de Corinthe, car il s’agissait uniquement de tracer, a travers des terres basses, plus populeuses et plus fertiles qu’elles ne le sont aujourd’hui, une rigole de derivation, apportant a la mer Rouge les eaux douces du fleuve. Darius rouvrit le canal oblitere. Ptolemee II Philadelphe reprit cette oeuvre, long- temps abandonnee, puis a son tour Adrien fit recreuser le canal ; apres quelques siecles d’interruption, le calife Omar le fit retablir par son lieutenant Amrou, et, pendant plus de cent annees, cette voie d’eau facilita les echanges entre le delta du Nil et les villes de l’Arabie. De nos jours, ce canal d’eau 5 10 15 20 25 30 192 douce, recreuse sans peine par les ingenieurs francs, sert non seulement au transport des denrees entre le bassin fluvial et la mer Rouge, il alimente aussi d’eaupure laville de Suez, exposee a mourir de soif a cause du manque de fontaines et de pluies, 5 et renouvelle Fancienne fecondite dans les terres, naguere depourvues de toute vegetation, qui bordent ses deux rives. Mais ce canal, plus utile et certainement plus durable que nos ancetres n’avaient su le faire, n’est qu’un simple detail dans F oeuvre grandiose commencee en 1854. Le grand canal, auquel 10 on a travaille pendant seize annees, est un veritable bras de mer de 164 kilometres de longueur, qui retablit entre la Me- diterranee et Focean Indien Fancienne communication detruite peu a peu pendant le cours des ages geologiques. Le canal, assez profond pour recevoir les navires d’un tres fort tirant d’eau, assez large pour que les convois de batiments puissent s’e viter, est en outre pourvu de vastes ports interieurs, ou peu- vent remiser des flottes entieres, et de deux magnifiques ports Extremes, dont Tun, celui de Port-Said, est devenu Tun des plus commodes et des plus surs de toute la Mediterranee. La 2 o masse de terre qu’il a fallu deplacer pour ouvrir la route aux navires et creuser le canal d’eau douce n’est pas moindre de 83 millions de metres cubes, c’est-a-dire que, si Ton entassait tous ces deblais, ils se dresseraient en une pyramide d’un kilometre de cote a la base et de 250 metres de hauteur. En outre, il a 25 fallu verser par la mer Rouge dans les lacs Amers deux mil- liards de metres cubes d J eau. Par suite de Fattraction que Fimmense chan tier ne pouvait manquer d’exercer sur les popu- lations de Ffigypte et de FEurope, le desert s’est peuple et parseme de jardins et d’oasis ; deux villes, Port-Said et 30 Ismailia, ont surgi des sables ; pres de cinquante mille habi- 193 tants se sont etablis a„ demeure dans ces plaines ou jadis le voyageur ne s’aventurait point sans danger. Port-Said et Suez ont deja detourne a leur profit plus de la moitie de cet enorme trafic de 6 millions de tonnes qui contournait annuelle- ment le cap de Bonne-Esperance, en allongeant ainsi sa route 5 normale de 12,000 kilometres par traversee. L’ouverture du canal de Suez doit naturellement se comple- ter tot ou tard par la coupure de Fun des isthmes de l’Ameri- que centrale. En 1528 deja, Cortez, apres avoir constate qu’il n’existe point de detroit entre le golfe du Mexique et la mer du 10 Sud, s’occupait des moyens de le creer en per^ant Fisthme de Tehuantepec par un canal de navigation. Depuis que les an- ciennes colonies americaines, devenues independantes, sont degagees des entraves commerciales qui en faisaient le fief de quelques maisons de Seville et de Cadiz, les projets de perce- 15 ment se sont succede en foule, les uns rediges au hasard par des ignorants ou des aventuriers sur des cartes de fantaisie, les autres etudies avec tout le soin que permettait d’y apporter la connaissance du pays, et presentes par des hommes d’une valeur scientifique. Les parties de l’Amerique centrale a 20 travers lesquelles les ingenieurs et les simples faiseurs de pro- jets ont fait ainsi passer a Fenv i leurs divers traces de canaux, a ecluses ou sans ecluses, comprennent sans exception tous les etranglements de la grande terre de jonction entre le Mexique et la Colombie : on ne compte pas moins d’une quarantaine de 25 ces projets de percement. Le projet auquel s’est arrete la convention de Paris, le 15 mai 1879, est celui de MM. Wyse et A. Reclus, qui traver- sera Fisthme dans le voisinage du chemin de fer, entre les deux ports de Colon et de Panama. Le canal a niveau qu’il 30 194 faudra construire aura 73 kilometres de longueur et traversera le faite de passage par un tunnel de 1870 metres de long et de 34 metres de hauteur au-dessus du plan d’eau. La depense a faire est evaluee diversement de 500 a 850 millions de francs. 5 C’est la peu de chose, compare aux tresors qui se depensent chaque annee pour acheter des armes de guerre et fondre des balles et des boulets ; mais c’est beaucoup pour une oeuvre d’interet universe! dont le resultat serait de rapprocher les con- tinents les uns des autres et de hater le jour de la grande 10 reconciliation. VI. Des statisticiens ont calcule qu’en l’annee 1860 toutes les machines travaillant dans la Grande-Bretagne au profit de In- dustrie representaient une somme d’activite egale a celle de 1200 millions d’hommes valides : c’est beaucoup plus que la 15 force collective de l’humanite tout entiere, car parmi les 1400 millions d’etres humains, les trois quarts sont trop faibles, trop jeunes ou trop ages pour fournir un travail soutenu. Et pour- tant cette enorme puissance industrielle de l’Angleterre s’accroit chaque annee d’une force equivalente a celle de plusieurs 20 dizaines de millions de u bras en France, en Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis, dans l’Amerique du Sud, en Hindoustan, en Chine, au Japon, en Egypte, dans tous les pays ou la civili- sation importe ses machines, l’accroissement des moteurs appliques au travail s’accomplit suivant une proportion analo- 25 gue ou plus rapide encore. Grace au souffle de l’air, aux courants d’eau, a la vapeur et aux autres agents naturels que 1’homme a charges de son prqpre labeur, l industrie acheve 195 chaque annee une besogne de plus en plus grande et contribue sans cesse plus activement a modifier l’aspect de la planete. Et que sont les merveilles d’aujourd’hui, comparees a celles que la science nous fournira un jour les moyens d’accomplir? Quand nous pourrons saisir et lier, pour la faire travailler a 5 notre service, la puissance que le souffle continu d’un ouragan des Antilles exerce dans un espace restreint ; quand nous pour- rons nous emparer de la force d’impulsion developpee par les vagues qui se brisent pendant un biver orageux sur la digue de Cherbourg, ou bien encore des flots de maree qui recouvrent 10 chaque mois les plages de la baie de Fundy ; quand nous saurons enlever leur terreur aux volcans et nous concilier ces forces redoutables des laves et des gaz comprimes qui s’agitent dans les profondeurs, quelles oeuvres seront assez colossales pour que notre siecle de travail et d’audace recule devant elles? 15 Ce que les hommes ont fait jusqu’a maintenant n’est qu’unjeu, nous pouvons l’affirmer sans crainte, en proportion de ce qu’ils pourront faire dans Tavenir, lorsque leurs forces, au lieu de se neutraliser les unes les autres, s’uniront pour travailler de con- cert. Si nos rudes ancetres qui habitaient les cavernes a 20 Tepoque de l’age de pierre revenaient parmi nous, ils seraient sans aucun doute trop ignorants pour comprendre, ou meme pour admirer les immenses progres accomplis depuis les ages de barbarie. Et nous, sommes-nous assez avances aujourd’hui pour nous faire seulement une idee de ce que sera la surface de 25 la planete quand l’homme l’aura, pour ainsi dire, recreee a son gre, avec les moyens, de plus en plus puissants, que lui fournit la connaissance de la nature et de ses phenomenes ? Parmi les conquetes industrielles de la science moderne, celle qui peut nous donner la plus haute esperance relativement aux SO 196 progres futurs de Fhumanite est la telegraphie electrique. Par cette invention, Fhomme cesse d’etre attache a la partie de la glebe sur laquelle il rampe si lentement, il degage sa liberte des obstacles que lui imposait la distance et devient present sur 5 tous les points de l’espace que le fil conducteur met en rapport avec sa pensee. A la puissance de ses machines, que l’on pourrait comparer a la force musculaire, il ajoute la force ner- veuse que lui donnent ces fibres tendues dans tous les sens ; les nouvelles, transmises de cellule en cellule, arrivent a son cer- 10 veau de toutes les extremites du monde, et ses volontes repar- tent aussitot pour traverser les continents et se transformer en actes de 1’ autre cote de la planete. La construction des telegraphes electriques n’a commence qu’une dizaine d’annees apres celle des premiers chemins de 15 fer ; mais, grace a la simplicity relative qu’offrent les travaux d’etablissement des fils, la longueur totale des lignes de tele- graphes depasse deja de beaucoup celle des voies ferrees. Moyennant une depense d’environ un milliard de francs, on a pu tendre entre les diverses stations plus de 1,500,000 kilome- 20 tres de fils, bien plus de trois millions de kilometres, si Ton compte tous les fils doubles ou multiples de lignes importantes : c’est une longueur egale a celle d’une helice qui entourerait trente fois la Terre a Tequateur. Chaque annee, les nouveaux fils qui se deroulent suffiraient a completer un nouveau tour 25 d’helice sur la rondeur de la planete : c’est la portee de la volonte humaine qui se prolonge d’autant sur le domaine qifelle a fait sien par l’industrie. Ce n’est pas seulement a la surface des continents, c’est aussi dans les profondeurs des mers que le fluide electrique transmet 30 la pensee humaine autour du globe. Par une vingtaine de fils 197 qui reposent sur le lit de la Manche et de la mer da Nord, la Grande-Bretagne est rattachee aux cotes de France, de Belgi- que, de Hollande ; la Scandinavie est reliee dkectement a rAllemagne a travers la Baltique ; la Sicile, la Sardaigne, sont devenues terres italiennes en depit de la Mediterranee ; la Corse, l’Algerie, la Tunisie tiennent par la France au continent d’Eu- rope. On se rappelle encore avec quelle emotion furent accueillis, en 1858, les premiers echanges de pensees dardes d’une rive de l’Atlantique a F autre, sous Fimmense couche d’eau, profonde de 4000 metres et large d’un kuitieme de la cir- conference terrestre. Ces premieres paroles que Fancien monde envoyait au nouveau etaient des paroles de paix et de bonne volonte ; tous comprenaient que la grande fraternite humaine yenait de s’affirmer d’une maniere solennelle ; en depit des ob- stacles de toute nature, en depit des continents, des mers et de Fespace, les peuples epars commen^aient a se sentir une ame commune. Apres avoir transmis ces mots de salut, puis griffbnne quelques syllabes indistinctes, le cable transatlanti- que, comme epuise par ce premier effort et cessant de vivre, pour ainsi dire, refusa tout service aux electriciens qui le sol- licitaient des deux cotes de l’Ocean : le silence reprit son empire a travers Fetendue des eaux. Mais les perseverants Anglo- Saxons ne sont pas restes sous le coup de la defaite ; de nou- veau ils fabriquerent des milliers de kilometres de fil, de nou- veau ils chargerent leurs ingenieurs et leurs marins les plus habiles de le deposer au fond de FOcean : puis, avec une anxiete plus grande qu’a la veille d’une bataille decisive, ils viren t leur plus beau vaisseau s’eloigner en deroulant le cable qui devait les unir a leurs freres d’Amerique. Nouvel insucces : le fil se rompit en pleine mer. N’importe, ils en posent un troisieme, 5 10 15 20 25 30 198 et le puissant Great-Eastern accompli! la traversee de FAtlan- tique, sans cesser un instant de communiquer avec les cotes de / l’lrlande, comme s’il eut laisse derriere lui un long sillage elec- trique. Actuellement six telegraphes sous-marins rejoignent 5 les continents opposes, et Ton s’occupe d’en placer d’autres encore ; le plus long, qui descend en meme temps dans les plus grandes profondeurs marines, est celui qui rattache Brest a Tile de Saint-Pierre, pres de Terre-Neuve : il a 4783 kilome- tres de longueur et repose sur des fonds de plus de 5000 me- 10 tres. En revanche, des lignes assez courtes n’ont pu etre eta- blies d’une maniere permanente ; celles de la Mediterranee orientale, de la mer Rouge, de l’ocean Indien, ont ete aussi fre- quemment brisees. Une longueur totale de 140,000 kilometres de fils telegraphiques, divisee en plus de 600 cables distincts, 15 a ete posee au fond de la mer entre les diverses parties du monde, leurs lies et leurs presqu’iles ; mais il n’existe pas encore une seule ligne continue qui ceigne en entier la ron- deur de la planete a travers les masses continentales et les pro- fondeurs oceaniques. La ligne de San -Francisco a la Nouvelle- 20 Zelande par New-York, Londres, Yienne, Constantinople, Bagdad, Calcutta, Singapore, Sidney, n’a pas moins de 32,500 kilometres. Les grandes choses accomplies deja sur les bords et dans les gouffres de l’Ocean permettent de dire que I’liomme en a 25 pris possession. La mer n’est plus aujourd’hui u l’infranchis- sable abune,’’ et le marin peut Fexplorer dans presque toute son etendue. Pres de deux cent mille navires parcourent les eaux entre les rivages des continents et des lies ; en certains detroits, comme celui de Gibraltar, passent dans l’annee jus- 30 qu’a 10 et 15 millions de tonneaux de marchandises ; plus d’un 199 million de matelots ont fait leur patrie des vagues redoutees, et la moitie de leur vie se passe loin des cotes sur des embar- cations que balance le dot, que secoue la tempete. Les traver- sees maritimes deviennent de plus en plus frequentes, et c’est maintenant par centaines de mille que l’on compte le nombre des voyageurs qui se deplacent cbaque annee de l’un a l’autre bord de l’Atlantique. Un fait qui contribue singulierement a bater la prise de pos- session des mers, c’est que les vents et les terribles ouragans eux-memes ont perdu de leur pouvoir sur l’homme. Grace a la prevision que la science donne aux marins, ces meteores de- vieunent de moins en moins effrayants, et leur action bienfai- sante pour le melange des masses aeriennes n’est plus accoin- pagnee comme autrefois d’un si grand nombre de desastres locaux. Instruit par l’aspect du ciel et de la mer aussi bien que par les oscillations du barometre, le capitaine voit au dela de l’horizon la tempete qui s’approclie et, sans crainte, il prend ses mesures pour s’eloigner a temps des redoutables spirales qui vont se derouler sur la mer. Pour le navire a vapeur bien com- mande, u il n’est plus d’ouragan possible le cyclone n’est qu’une trombe ordinaire, autour de laquelle le batiment peut tourner a son aise, s’en eloignant s’il y a danger d’etre entraine dans le tourbillon, s’en approchant au contraire si les vents de la tempete peuvent etre utiles a sa course. L’ouragan, terreur des navigateurs d’autrefois, peut devenir ainsi de nos jours un puissant auxiliaire. Dans le voisinage des cotes, il est vrai, le danger est toujours tres grand, puisque le navire n’a pas l’es- pace libre devant lui : aussi, quand la tempete s’annonce, les marins doivent-ils s’elancer au plus tot vers la pleine mer. Environ trois mille phares eclairent le littoral des pays eivi- 5 10 15 20 25 30 200 lises et facilitent aux marins les manoeuvres d’atterrissage ou de fuite. Les rivages, que longeaient servilement les anciens navi- gateurs, dans la crainte d’affronter le terrible Neptune, sont 5 evites aujourd’hui par les marins, car c’est le long des cotes, et principalement sur les plages basses qu’ont lieu presque tous les naufrages. Les cartes figuratives que les societes de sauve- tage dressent pour representer la proportion des sinistres sur- venus en divers parages des cotes de la Grande-Bretagne et de 10 la France temoignent de ces redoutables dangers : sur cent na- vires, deux en moyenne ont a subir un desastre dans l’annee. Bien peu nombreuses sont les mers assez tranquilles et assez profondes pour que les embhrcations puissent toujours voguer sans crainte a proximite du rivage : le littoral de la Mediterra- 15 nee n’est pas moins parseme de debris que celui de l’Ocean, et certains de ses parages, notamment la partie de la courbe qui se developpe entre Cette et Marseille, sont tout particulierement redoutes. Pour diminuer le nombre des naufrages, on s’occupe, avec juste raison, d’ameliorer les ports, d’ouvrir des havres de 20 refuge, d’eclairer les cotes par des pbares visibles a une grande distance en mer, de signaler les ecueils par des bouees et des balises, de converser avec les marins par la telegraphie des semaphores ; mais c’est avant tout par la connaissance precise des mouvements de l’atmosphere et par la prevision de plus en 25 plus claire des phenomenes du temps que les desastres pourront etre evites. Lorsque l’equipage saura louvoyer entre les tem- petes et que chaque batiment sera devenu un observatoire flottant, ainsi que le demandait l’illustre Americain Maury, la navigation, surtout la navigation a vapeur, qui dispose de rim- 30 mense privilege de la vitesse, n’aurait plus a braver que bien 201 peu de dangers, si un bas esprit de speculation ne lan9ait fre- quemment sur la mer des navires deteriores, d’avance voues au naufrage. A toute epoque de l’histoire, les hommes se sont occupes de la prevision du temps. Grace aux avantages si nombreux que 5 nous donne la civilisation, Putilite pratique de connaitre d’avance les cbangements meteorologiques prochains est de- venue moins pressante, car de nos jours nous pouvons nous 'soustraire partiellement a l’influence de ces variations par nos vetements, nos demeures, notre nourriture ; ainsi que le dit un 10 proverbe americain, le charbon est devenu un 44 climat portatif.” Certaines personnes, par une vie tout a fait artificielle, en arri- vent a ignorer la plupart des meteores de P atmosphere. II n’en etait pas ainsi pour les peuples antiques. Vivant en plein air ou dans des huttes mal closes, demandant leur existence a la 15^ chasse, a la p£che, a Pagriculture ou a Peleve des bestiaux^ ils devaient sans cesse interroger Phorizon pour y decouvrir les si- gnes precurseurs des vents, des orages et des pluies. Par un exa- men constant du ciel, les observateurs les plus habiles en etaient arrives a decouvrir d’une maniere plus ou moins approximative 20 un grand nombre de faits qui leur permettaient de pressentir le temps ; surtout dans les contrees ou les phenomenes de Pat- mosphere s’accomplissent avec une assez grande regularity, comme en figypte et dans les Indes, ceux que Pon appelait les 44 sages,” a cause de leur connaissance des temps et des saisons, 25 apprenaient a pronostiquer avec bonheur des changements pro- chains de temperature, que rien n’indiquait encore a la foule. Transformees en proverbes qui se repetaient de bouche en bou- che, ces predictions sont en grande partie parvenues jusqu’a nous, et Pon peut juger maintenant du degre de verite qu’elles 30 202 offraient dans les differents lieux ou elles ont ete formulees. Bien des faits mal connus sont constates depnis des milliers d’annees par ces dictons populaires, et ce serait rendre un grand service a la science des climats qne de faire un recueil complet 5 de ces paroles eparses de Tenfance des peuples. Bien que les ressources de la civilisation nous aient rendus plus independants que nos ancetres des variations atmospheri- ques, cependant les interets constamment menaces par des mo- difications imprevues de la temperature sont immenses, surtout 10 pour les agriculteurs et les marins ; en outre, les cbercheurs ont, pour les animer dans leurs etudes, Tattrait puissant qu’ofire la contemplation des lois de la nature. II est beau de retrouver Tordre et le rytlime dans ce qui semblait un pur caprice des elements, de tracer d’avance dans les airs le chemin de ces for- 15 ces invisibles dont le conflit incessant produit toutes les varia- tions du temps. Telle est l’ambition que Ton peut avoir desor- mais. Recemment encore, Arago doutait que Thomme put en arriver ainsi a voir d’avance les alternatives de la temperature et des meteores ; mais de nos jours presque tous les savants, 20 enhardis par les grandes decouvertes des dernieres annees, sont au contraire pleins de confiance et se voient deja, dans un ave- nir procbain, maitres des secrets du temps. Des l’annee 1808, Lamarck proposait la fondation d’un etablissement central de correspondance meteorologique afin d'arriver a la connaissance 25 et a la prevision des meteores ; mais, denonce au maitre despo- tique de la France et trouve coupable d’etre 64 sorti de sa spe- cialite,” il dut renoncer a son plan d’observations comparees. Depuis, Fitz-Roy, en Angleterre, Buys-Ballot et Andrau, en Hollande, Hoffmeyer en Danemark, Marie-Davy, Ch. Sainte- 30 Claire Deville et d’autres meteorologistes en France, ont pu, 203 grace a Fetude attentive des indices de F atmosphere et des phenomenes meteorologiques, se hasarder a predire le temps deux jours a Favance, et Fon peut dire qu’en moyenne sur cinq previsions, affichees dans les ports du littoral, quatre se trou- vent justifiees. En 1875, le nombre des previsions vraies dues au Signal- Office des £)tats-Unis etait de 76 pour 100, de plus des trois quarts. En Angleterre, la moyenne des avertisse- ments suivis d’effet s’est elevee successivement de 68 a 80 pour 100 pendant les trois annees 1870, 1871 et 1872. La compa- raison de Fevenement avec la prediction ne peut laisser aucun doute dans les esprits : car c’est bien en suivant les cbemins des meteores dans Fespace, que Fobservateur arrive a signaler d’a- vance les points et les heures ou se rencontreront les courants d’air, ou se formeront les nuages, ou se precipitera l’humidite, ou se developpera le tourbillon. Lorsque, dans leurs compa- raisons journalieres, les meteorologistes pourront se servir libre- ment, non seulement de tout le reseau des telegraphes europe. ens, mais aussi de tous les fils de la Terre, lorsqu’ils connai- tront les divers phenomenes journaliers des stations americai- nes, et que leurs observatoires, sortes de sentinelles avancees, seront etablis aux Bermudes, aux A 9 ores, a Saint-Thomas, a la Havane, au cap Nord, a la Novaya-Zemlia, c’est-a-dire a Forigine des courants, des vents, des cyclones, des anticyclones qui se developpent obliquement a travers FAtlantique et le con- tinent d’Europe, alors la prevision du temps pourra se faire a coup sur. Le savant lira d’avance dans les cieux, le marin saura quand il doit rester au port, et Fagriculteur connaitra le jour de sa recolte. Peut-etre meme qu’unjouron saura pre- dire le retour des periodes du climat comme celui des saisons et que, mille ans a Favance, le meteorologiste annoncera les 5 10 15 20 25 30 204 orages, de meme que l’astronome annonce aujourd’hui les eclipses. Un triomphe plus grand encore que celui de prevoir la suc- cession des phenoinenes meteorologiques est celui de modifier 5 les climats. De tout temps, l’homme n’a cesse de les changer * V^v WvkvC'V par ses travaux de culture et d’amenagement du sol ; m&is cette oeuvre, il l’accomplissait d’une maniere inconsciente, et trop souvent, c’est a vicier l’atmosphere ou bien a rendre plus brus- ques et plus desagreables les alternatives de chaleur et de froid 10 qu’il employait son activite. Ainsi les villes dont la tempera- ture se trouve toujours elevee de 1 a 2 degres par la cohabita- tion d’un grand nombre d’hommes, sont en meme temps trans- formees en des foyers de pestilence, ou les gaz empoisonnes passent de poumon en poumon. Un immense brouillard de 15 poussiere et de miasmes impurs pese toujours sur les cites ; en temps ordinaire, l’aeronaute doit s’elever au moins de 500 me- tres au-dessus de Paris avant de respirer un air pur. Jusqu’a nos jours, le probleme que se sont propose les architectes n’est pas de procurer aux habitants des villes autant d’air, de soleil, 2o d’hygiene et de confort qu’il est possible de leur en fournir ; au contraire, on s’est demande combien d’hommes il serait possible d’entasser les uns sur les autres dans les espaces les plus petits et les plus sombres. Les grandes cites, somptueuses en appa- rence, doivent etre reconstruites en entier. h „ } 25 De meme dans la campagne, les deboisements a outrance ont eu pour resultat en plusieurs contrees de troubler Tharmonie premiere de la nature. Par ce fait seul que le pionnier defriche un sol vierge, il change le reseau des isothermes, isotheres, isochiinenes qui passent au-dessus du pays. Dans plusieurs 30 districts de la Suede dont les forets ont ete recemment coupees, 205 les printemps de la periode actuelle commenceraient, d’apres Ab- sjiornsen, environ qninze jours plus tard que ceux du siecle der- nier. Aux fitats-Unis, les defrichements considerables des versants alleghaniens semblent avoir rendu la temperature plus inconstante et avoir fait empieter l’automne sur l’hiver, l’hiver sur le printemps. On peut dire d’une maniere generale que les forets, comparables a la mer par leur influence, attenuent les differences naturelles de temperature entre les diverses sai- sons, tandis que le deboisement ecarte les extremes de froidure et de chaleur, donne une plus grande violence aux courants at- mospheriques et aux pluies torrentielles, une plus longue duree aux secheresses. En revanche, le reboisement a produit d’excellents effets pour la regularisation du debit fluvial dans tous les bassins ou il a pu etre opere d’une maniere generale. En beaucoup de con- trees trop arides, parait-il aussi, les plantations ont eu pour re- sultat d’accroitre utilement la proportion des pluies. Ainsi, en flgypte, les grandes cultures modernes auraient, en empietant sur le sol nu, augmente la precipitation de Thumidite. De meme, a Sainte-Helene, la chute d’eau annuelle aurait ete doublee par le reboisement depuis 1815. i kAJ 1 ' L’homme se rend compte maintenant de Tinfluence que son travail a exercee sur les climats, soit pour les ameliorer, soit pour les aggraver ; le mal qu’il a fait, il peut le defaire. II sait que par le reboisement il a le pouvoir de rapprocher les extre- mes de temperature et d’egaliser les pluies ; il sait qu’il peut accroitre la precipitation de Thumidite en developpant le sys- teme des irrigations, ainsi que le prouvent les observations faites en Lombardie depuis un siecle ; enfin il peut assainir le territoire en dessechant les marecages, en confiant a diverses 5 10 15 20 25 30 206 plantes, comme le tournesol, le topinambour, l’eucalyptus, le soin Ces services rendus a la grande cause paraissent n’avoir laisse qu’un souvenir bien fugitif dans la memoire d’une certaine portion de la population de Paris, car aux derniers jours de la 25 Commune ce fut par miracle et grace a l’indomptable energie des employes que Tushie put echapper a la folie des incendiaires. rar. LE ROLE DE LA FORET. PAR EUGENE MULLER. J’ai la un livre, tres joliment imprime a Lyon en 1605, por- tant pour titre : u Histoire admirable des plantes et herbes esmerveillables et miraculeuses en nature, par M. Claude Duret, president a Moulins en Bourbonnois.” A la page 208 de ce livre, en regard d’une naive gravure representant un arbre dont le pied repose dans une espece d’auge, et dont les gran des feuilles lanceolees repandent de longues larmes, voici ce que je lis : u Les navigateurs et cosmograplies font mention en leurs escrits que l’isle de Fer est une des sept isles Canaries. En ceste isle il y a, sur le penchant d’une montagne, un arbre estrange et merveilleux, qui porte tant d’eau en ses feuilles que seul il en fournit tous les habitants de la dite isle de Fer. Et non-seulement ces eaux suffisent aux insulaires, mais encore elles pourroient fournir a beaucoup plus grand nombre de gens. Cet arbre est d’une moyenne hauteur, ayant les feuilles comme celles du noyer, mais un peu plus grandes ; et est iceluy arbre environne d’un grand bassin de pierre ou tombent et se recueil- lent ces eaux. u II n’y a point d’autres eaux en toute l’isle que celle-la. 305 5 10 15 20 306 Cet arbre est toujours couvert d’une petite bruine, laquelle s’evanouit peu a peu, selon que le soleil se monstre cbaud et ardent an long du jour. u Du commencement que les Espagnols prirent possession 5 de ceste isle, ils se trouverent presque confus, n’y trouvant point de puits, fontaines et rivieres ; et s’enquerant des insulaires d’ou ils recouvroient des eaux, iceux leur respondoient n’en avoir autres que celles qui provenoient des pluies ; et cependant (pendant cela) ils tenoient leur arbre couvert de roseaux, bois 10 et autres cboses, esperant par ceste ruse chasser les Espagnols hors de leur isle ; mais une de leurs femmes s’entretenant avec un Espagnol, luy descouvrit l’arbre et la merveille d’iceluy. Ce que le capitaine tenoit pour fable, mais en ay ant fait faire recherche par ses gens, luy et les Espagnols ayant cogneu 15 (connu) la verite de cela, demeurerent ravis d’un tel miracle ; et les insulaires ayant descouvert la trahison de ceste femme, la firent mourir ” Or si le president Duret s’exprime ainsi sur le compte de V arbre a eau , de File de Fer, il a soin de declarer qu’il ne fait 20 que repeter ce qu’il a trouve dans les auteurs ses devanciers ; et d’ailleurs il ne fut pas le seul a conter cette merveilleuse histoire. Quelques annees avant lui, Livius Sanuto, le g6ographe venitien, avait attire l’attention sur cet arbre qui fait qu'une 25 lie ou il n’y a ni fleuve, ni lac, m fontaine, soit cependant ha- bitee. Quelques annees plus tard, Bethencourt en France, Abren Galendo en Espagne, dans leur Histoire de la conquete des sept lies, et L. Jackson en Angleterre, parlerent avec le' meme etonnement de l’arbre saint, — car ainsi avait-on sur- 30 nomme le providentiel vegetal. 307 Deja le mystique docteur Jerome Carden et Bacon, le chan- celier, s’en etaient occupes, le premier pour y voir un des mi- racles de la nature, le second pour nier la veracite d’un pheno- mene dont il ne trouvait pas F explication. Quoi qu’il en fut des opinions emises, vers la fin du XVII e siecle, une tempete detruisit l’arbre fameux. Et depuis, quand les savants voulurent tacher de ramener aux donnees positives de la science les vertus evidemment legendaires de cet arbre, dont ils ne connaissaient d’ailleurs ni la famille, ni le genre, ils songerent surtout a le rapprocher de certaines plantes connues pour posseder la faculte distillatoire ; mais ce ne furent jamais que des hypotheses entees sur des doutes, et la legende de l’arbre saint, pourvoyeur mysterieux de File de Fer, survivait avec toutes ses miraculeuses obscu- rites . . . II y a une quarantaine d’annees, Ch. Darwin, celui-la meme dont les doctrines scientifiques ont donne lieu de nos jours a taut d’ar dentes discussions, alors simple voyageur en quete des curiosites naturelles, s’en allait, lui aussi, a l’aventure sur cette meme u lointaine mer oceane !” Le vaisseau qui le portait ayant aborde certain rocher qui emerge entre Fequateur et le tropique austral, a Foccident du grand continent africain, le naturaliste ecrivit ceci sur le jour- nal de son voyage : u Nous avons touche a FAscension. u Ceux qui out vu une lie volcanique, situee sous un ciel de feu, pourront aisement se figurer ce qu’est ce pays. 44 Ils se representeront des collines coniques, rouge vif, aux sommets ordinairement tronques et qui s’elevent separement d’un plateau de lave noire, et rugueuse. Une montagne prin- 5 10 15 20 25 30 308 cipale, situee au milieu de Tile, semble la mere des cones plus petits. On l’appelle la Colline verte. Elle a ret^u ce nom en raison d’un peu de verdure qui la recouvre, mais qu’on aper- ^oit a peine, pendant cette saison, du port ou nous avons jete 5 l’ancre. 44 Rien ne pousse aupres de la cote. Plus loin, a Finterieur, on rencontre, de temps en temps, un plant de ricin et quelques sauterelles, ces amies du desert. 44 Sur le plateau central on trouve